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9 juin 2018 6 09 /06 /juin /2018 08:44
De quels lieux nos rêves sont-ils la couleur ?

Couleur de rêve

Œuvre : Dongni Hou

***

 

 

 

                                                      Le 8 Juin 2018

 

 

 

          A Toi, Soleil du Nord

 

 

   Comme chaque jour je suis allé faire ma promenade matinale sur le Causse. Le Soleil était cette nébuleuse blanche postée à l’infini qui diffusait sur la Terre une faible clarté. Les hommes dormaient encore dans leurs demeures de pierre. Pour moi, sais-tu, c’est l’heure du questionnement. Je ne sais si Dieu existe, s’il a, en quelque mystérieux empyrée, le lieu de son règne. Mais, assurément, s’il faut en bâtir l’hypothèse, alors oui, le Soleil est cet absolu indépassable, inconnaissable tant sa puissance s’affirme sans limite. Nous, les hommes, sommes-nous de blanches projections, des gouttes de phosphène qui témoigneraient d’un destin solaire dont notre conscience ne pourrait prendre acte qu’à l’éblouissement qu’il nous inflige ? Il est bien dit que nul ne peut regarder Dieu. Mais qui donc s’aventurerait à fixer la boule incandescente qui roule ses feux d’un horizon à l’autre ? Certes ceci n’est nul début de preuve, seulement la prise en compte de notre insignifiance dont l’ombre se dissout sous les coups de boutoir d’une énergie sans fin. Il paraît inépuisable. Nous sommes immensément friables.

   Ou bien l’astre du jour n’est-il qu’un fantasme de virilité que nous déploierions au plus haut des cieux, une manière de rêve incandescent adressé aux autres, à la nature, à l’ensemble de ce qui vit et cherche protection ? Un rêve, Sol, oui, un rêve. Cette nuit tu es venue hanter mes songes. Ah, la consistance de ces brumes, de ces buées qui se défont à mesure qu’elles nous visitent ! Eh bien, figure-toi, tu n’étais qu’assemblage de lignes, lesquelles entouraient trois valeurs fondamentales : Blanc, Noir, Gris. Sans doute est-ce ma marotte de l’insaisissable - tu sais mon attrait pour les poètes orphiques -, du toujours fuyant au lointain de l’être qui a présidé à cet assemblage minimal de formes et de teintes. Tu sais aussi ces non-couleurs que sont ces tonalités. On pourrait davantage les rapporter au Jour, à la Nuit, à l’Aube ou bien au Crépuscule et tout serait dit de l’existence en ses scansions temporelles. Mais je reconnais volontiers, ces assertions te paraîtront tout intellectuelles et n’éclaireront guère ta lanterne.  

   Je viens de prendre connaissance d’Onirique, cette pure diaphanéité émergeant à peine du fond gris de la toile. Comme si cette non-couleur l’avait fécondée, portée sur les fonts du paraître avec cette immense douceur des choses tout juste révélées. L’inscription sur le bas du cadre de cette mystérieuse présence hiéroglyphique nommée « couleur de rêve » semble venir confirmer mes intuitions. Le rêve se détache du sommeil qui lui sert de reposoir à la façon dont un invisible feu s’élève d’un tapis de cendres, dont une pluie intangible monte des nattes de sphaignes au pays d’Irlande, dont encore un frimas flotte au-dessus des rizières en terrasse du côté du lointain Sichuan.

   Vois-tu, le corps du rêve intimement mêlé au lieu de sa provenance, à savoir cette ténèbre sourde qui lui donne élan et le porte à nos yeux nocturnes avec la délicatesse que met une larve à s’extraire de son cocon de fibre. En réalité il n’y a nulle séparation entre la substance du songe et le sommeil qui lui est coalescent. En serait-il autrement, et nos visions nocturnes, au lieu d’être de simples chimères, des illusions, des châteaux de cartes, des décors en trompe-l’œil ne seraient, en fait, que des bouts de réalité détachés de nos corps, des objets d’expérience, des matières malléables dont nous pourrions faire usage comme d’un simple outil. Il n’y aurait plus cette floculation, cet éparpillement, ce flou, toutes traces témoignant d’une ressource invisible et impalpable du secret tissé en d’énigmatiques contrées. Celles-ci doivent demeurer inconnues, absentes de géographie, privées de repères, sans quadrature aucune qui nous permettrait de nous orienter. S’il n’en était ainsi, cette imprécision fondamentale, cette dispersion à jamais, cette ductilité, cette malléabilité sans faille, comment pourrait-on expliquer les phénomènes de déplacements, de condensations, de substitutions, ces cathédrales complexes du temps, ces strates infinies de l’espace ?

   Ô bonheur et supplice emmêlés du rêve. Sans doute en as-tu éprouvé les soudaines félicités, les brusques vertiges ? Telle qu’on croyait disparue, voici qu’elle revit et se penche comme une fée sur nos fronts emplis de lueurs. Tantôt dans le rayonnement d’une chevelure blonde, puis l’instant d’après avec un casque brun, très court, à la garçonne. Puis vêtue d’un sérieux sarrau d’écolier à la coupe austère, puis voluptueuse dans une robe qui virevolte et éblouit : l’éclair de ses jambes gainées de soie sur la scène d’un cabaret. Puis la pose appliquée de l’étudiante que l’opaline éclaire de sa tache diffuse. Puis la femme mûre entourée d’une ribambelle d’enfants joyeux. Puis la tête chenue, le sourire éteint, les commissures des lèvres attestant la fatigue de vivre. On n’en finirait jamais, on n’épuiserait tous les lieux, les situations, les repos, les rapides emballements, les gavottes soudaines, les marches alanguies, les cortèges infinis du temps, les joies et les blessures. Le rêve en son essence est cette libre disposition à la métamorphose, au renouveau, à l’inattendu, au revirement, à la volte-face, à la surprise qui surgissent toujours là où on ne les attendait pas.

   C’est pour cette raison d’un perpétuel ressourcement des formes et des êtres que les couleurs affirmées - rouge, vert, bleu, jaune -,  n’ont nullement le temps de faire effraction. Usées avant que de paraître elles demeurent dans cet état premier - Blanc, Noir, Gris -, dans l’indistinction de leur être, disponibles à un constant réaménagement de leur nature propre. C’est seulement à partir de ces tons cardinaux que les thèmes oniriques apparaîtront sur la toile de l’inconscient. Il leur faut cette sorte de réserve alchimique dans laquelle ils puiseront les matériaux de la pierre philosophale car ils ont pour mission de tutoyer l’absolu, de féconder le merveilleux mais, aussi bien parfois, de déployer le linceul du tragique. Tout songe est grand écart, corde de funambule, cornue de magicien, souffle de catacombes, salle d’écorchés et de suppliciés, poupées gigognes, puzzle gigantesque, facettes de cristal, fragments de kaléidoscope, éclats solaires, deuils lunaires. Et si, souvent, nous sommes hagards, comme égarés au sortir d’un rêve c’est bien pour sa capacité à nous retourner de fond en comble, à révéler la boîte de Pandore ou à ouvrir ces portes qu’évoquait si énigmatiquement le Poète Gérard de Nerval :

   « Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »

   Peut-être la folie consiste-t-elle simplement à franchir ces frontières du monde invisible. Ne sommes-nous pas fous l’espace de chaque nuit lorsque, pris dans l’œil du cyclone, nous sommes assaillis de ces images à la fois si irréelles et si vraies qu’elles nous enchantent et nous sidèrent en un même empan du temps imaginaire. Ecartelés, pris en tenaille, séparés, nous vivons en schizophrénie, nous sommes là et ne sommes pas là, nous sommes nous et ne sommes pas nous, nous sommes vivants et déjà au-delà de nos esquisses ordinaires. Nous sommes immergés dans ce grand bain cosmique au travers duquel se devinent encore les borborygmes et soubresauts du chaos. Nous sommes dieu et le diable, le bien et le mal, la beauté souveraine et la laideur totale, nous dérivons longuement dans nos voiles de peau dont nous ne savons plus si nous leur sommes extérieurs ou s’ils concourent à notre enveloppement. Le dedans s’enchevêtre au dehors, le sentiment s’enroule autour de la raison, la passion diffuse son feu, l’amour lance ses banderilles, l’ombre se mêle à la lumière dans cette étrange climatique que l’on nomme « clair-obscur », peut-être la « couleur » la plus patente de ce site qui n’a nulle assise où reposer. Nécessairement le rêve fait appel à cette confusion initiale, à cette réalité en forme d’oxymore qui profère la lumière en même temps que sa dissolution. Ô grande beauté des espaces intermédiaires, des passages, des transitions. Tout comme entre les lettres d’un mot, les silences, les blancs en éclairent le sens.

   As-tu remarqué, Sol, combien cette fillette de l’image nous interroge en son étonnante présence-absence ? Elle est là et se retire déjà du monde. Elle oscille constamment entre le fond nocturne qui la reprend en soi et le demi-jour - le demi-deuil ? -, qui l’accueille avec cette obscure injonction « Rejoins le lieu de ta naissance ». Ce lieu, évidement, nous ne le saurons jamais. Le saurions-nous et le songe n’aurait plus aucune consistance. Ce dont il nous faut faire notre nectar : cette advenue fantomatique dans l’ordre des choses qui n’est jamais que l’effacement même de la couleur, autrement dit du réel en sa plus vive manifestation. Ici la « couleur » est privative de l’être, elle le soustrait à l’orbe de nos conceptualisations, elle le remet au ténébreux, à l’hermétique, à l’aire du questionnement infini. Nous n’en saurons guère plus qu’à l’aune de cette palette à la vibration étroite, aux modulations si faibles que tout pourrait rejoindre le nul et non advenu sans que nous n’y prenions garde.

   Mais qu’aurait donc amené le carrousel des couleurs, sinon l’étrave aiguë et incisive de la seule réalité ? Cette insistance frôlant le banal à force de proférations récurrentes. Un bleu aigue-marine aurait fait signe en direction de l’eau. Un bleu maya se serait confondu avec les mailles de l’air. Un jaune mastic, chamois ou ocre auraient dévoilé les teintes de la terre. Un rouge cinabre ou incarnat auraient évoqué le feu en ses crépitements. Ce qui se serait donné à notre vision : eau, air, terre, feu, soit les quatre éléments du réel en leur incontournable densité. Loin aurait été le rêve personnifié par Onirique.

   La coiffe est d’étoupe, le visage de brume, la vêture d’écume. Seules les mains, ces postes avancés de la lucidité, émergent de la nuit de l’inconscient. En leur nature exploratrice elles commencent à se colorer dans une teinte de nacarat. De la rose elles possèdent la capacité d’effeuillement, de la cerise le suc inondant le palais de sa belle saveur. Osmose de l’irréel et du réel, limite à partir de laquelle le rêve abandonne sa demeure de sable et de cendre pour se vêtir des habits chamarrés, multicolores, du jour qui vient.

 

Il sera, Sol, ce que tu en feras, ce que j’en ferai.

Que bientôt vienne la nuit avec ses beaux reflets d’argent.

Déjà ton image s’y imprime dans des teintes de « corne et d’ivoire ».

Une joie m’étreint qui ne me quittera !

 

 

 

 

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