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5 avril 2019 5 05 /04 /avril /2019 09:24
IN-FINITUDE

                               « Pado »

                                Bronze

                        Marcel Dupertuis

 

***

 

 

   « Finitude » : le drame de l’homme se résume en cet unique mot. « Finitude », et tout est dit du berceau à la tombe. Ce mot est lourd de sens au regard du paradigme existentialiste qui en réalise l’insoutenable tension. Rarement nous l’énonçons mais il fait sa manière d’écho, en catimini, au revers de notre être. Il est un miroir où, Narcisse accompli, nous ne voulons voir que notre propre beauté, nullement la dalle de suie qu’il nous tend, que notre lucidité s’ingénie à congédier. Pourtant que serions-nous hors cette réalité crépusculaire qui définit notre essence et nous place au lieu exact que le destin nous a attribué depuis l’aube de la naissance ? Pourrions-nous jamais nous échapper de cette geôle si étroite que nous en sentons les grilles de fer plaquées à même notre âme ? De cette dernière l’on prétend l’envol, mais comment le pourrait-elle, elle l’enchaînée au corps, elle qui ne rêve que de déserter notre site afin de connaître l’ivresse de la liberté ? Est-elle infinie hors notre citadelle ? Dans cette cruelle hypothèse nous ne serions libres qu’après-vie. Sans doute l’affirmation la plus exacte.

   Finitude : certes nous ne sommes pas seul à en éprouver la chape de plomb. Les pierres meurent et aussi les oiseaux au blanc sillage et aussi l’arbre à la lourde toison, aux racines complexes qui se fondent dans la terre nourricière pour en connaître les secrets. Mais la finitude attachée aux choses nous l’acceptons telle une détermination de la nature à la farouche volonté. Elle nous révolte lorsqu’elle se penche sur les fronts aimés, les joues accueillantes, les yeux que nous appelons afin d’exister. C’est cette finitude d’une altérité qui nous est proche qui crée notre deuil le plus immédiat. A côté, notre propre finitude n’est qu’un détail dans un tableau, sans doute une anomalie, un accroc dans la toile. Mourant chaque jour à nous-même le ravage s’accomplit sans même que nous en percevions le lent procès. C’est à bas bruit que tout ceci se déroule dont nous ne percevons nullement la rumeur. Cependant la simple idée qu’un jour nous ne verrons plus l’amie, l’aimée, l’enfant, creuse en nous d’inaltérables et vertigineux sillons. C’est notre absence qui nous préoccupe, notre absence au monde, comme si, fragment d’un puzzle, notre disparition laissait un trou jamais comblé, un sens qui, dans le futur, ne s’achèverait.

   Mais que fait donc l’art pour s’opposer à cette aporie qui nous traverse et nous cloue sur la planche de dissection sans que nous puissions, en quoi que ce soit, nous exonérer de sa cruelle décision ? Eh bien l’art ruse, emprunte des formes insolites, parle son curieux langage, déréalise en quelque sorte notre vécu et nous illumine de sa charge d’efficiente utopie. L’art ne serait-il, seulement, poudre aux yeux, tour de passe-passe, astuce de prestidigitateur et nous feindrions d’en accepter la parole au premier degré renonçant, parfois, à l’usage de notre esprit critique ? Oui, l’art prend en charge nos rêves les plus fous et les fond dans le bronze, les grave dans la pierre, les mêle aux hautes pâtes ou bien au lavis légers. Ainsi « Pado » qui nous arrache à notre être et en propose un qui sied à nos convenances. Car, avec toute œuvre, la projection de notre ego en sa matière est patente, incontournable. L’instant de la contemplation est pure fusion. Il n’y a plus, dès lors, un sujet visant un objet mais une entité unique qui vibre à l’aune d’un identique diapason.

   Donc « Pado ». Qui pense pour nous et nous fait être différents de qui nous sommes. Qu’y voit-on qui pourrait tenir le langage inouï dont, depuis toujours, nous étions en attente ? Nous y voyons l’image fascinante de L’INFINITUDE. Oui, je sais, asséné ainsi, ceci ressemble à une pétition de principe ou a un énoncé apodictique qui n’aurait nul besoin de quelque démonstration que ce soit, vérité en sa plus haute teneur. Dans ce curieux emmêlement de cercles, en un premier regard, nous avons du mal à reconnaître une figure humaine. Et pourtant c’est d’elle uniquement dont il s’agit, qui nous convoque au lieu même de son être. Qui n’est que le nôtre puisque nous nous y projetons.

 

IN-FINITUDE

   Dans le visage, un affleurement du métal laisse supposer un sourire généreux. Certes dans une apparence torturée, mais le réel est profondément oxymorique. Bronze heureux en quelque sorte. Image de la plénitude - elle rime avec infinitude -, quand cette dernière se pose sur l’être avec la même grâce que délivre l’esquisse enfantine dans son ouverture confiante, spontanée, au monde. Tout, ici, transgresse les règles élémentaires de la logique, autrement dit sort du cadre étroit de la déréliction et se porte en direction d’une possible joie, fût-elle hypothétique, irréelle, faisant son orbe dans de nébuleux lointains. Toute joie est de cet ordre, immatérielle, fragile, résonnant comme un cristal, située dans un incommensurable qui brasille au-delà du corps, au-delà des yeux.

IN-FINITUDE

   Dans l’enceinte déployée des bras - ils n’ont ni fin ni commencement : INFINITUDE -, se creuse la dimension d’une clairière. Ici il ne s’agit nullement de la métaphore dont l’index serait cette brèche ouverte dans la forêt en tant que paysage. Ce qu’il faut y entendre, c’est bien plutôt le sens d’un allègement, d’un dégagement, d’une libération. Suivons Martin Heidegger dans « L’affaire de la pensée » : « Si la Lichtung en forêt [la clairière] est ce qu'elle est, ce n'est pas en raison de la clarté et de la lumière qui peuvent y luire; elle existe même de nuit. Elle veut dire : la forêt, à cet endroit, s'ouvre au marcheur. » Or, « s’ouvrir au marcheur », veut dire pour le marcheur - le Dasein humain -,  s’ouvrir au jeu de l’être qui, toujours, se dissimule dans la touffeur insondable du monde et des choses. De l’étant-bronze ainsi amené devant nous, nous faisons autre chose que ce qu’il est, une résistance de matière, pour que surgisse l’invisible offrande à laquelle nous sommes toujours conviés, le plus clair du temps, à notre insu. Nous sommes, d’un seul élan, le cercle qui gire infiniment et le centre qui lui confie son merveilleux rayonnement.

IN-FINITUDE

      L de Vinci - Source : Wikipédia       « Pado » M. Dupertuis

  

   « Pado » fonctionne sur le registre d’une constellation de figures qui irradient en écho, respire selon la musique des sphères, convoque Parménide et ses cercles concentriques de l’univers, s’inscrit dans le dessin de Vitruve de Léonard de Vinci, assemblant ainsi en son lieu unique la perfection humaine dont l’humanisme et la Renaissance ont fait le foyer de leur réflexion, manifestation du rationalisme en sa belle exactitude.

   Mais il y a encore d’autres sèmes dans cette œuvre riche de multiples émergences. Ces dernières apparaissent dans le corps même de la matière qui vibre et exulte. Le bronze est travaillé au doigt, vigoureusement, car, en lui, il faut mettre le bondissement de la vie, sa prodigieuse exubérance.

 

IN-FINITUDE

   Le cercle qui représente l’univers, loin d’être l’image d’une  cosmogonie assagie est le lieu de bien des bouleversements, de bien des métamorphoses à l’œuvre. Le fer est travaillé au plus près de sa fusion, de sa malléabilité. Le fer se tord et souffre. Le fer parle et se dit en lexique formel parcouru d’assauts et de retraits, de tensions et de repos, de silences et de cris. Non, la matière n’est nullement paisible. Voyez Bachelard, cette matière qui se cabre et s’insurge, cette lutte des éléments pour arriver à leur figuration la plus propre. Le bronze, que précède souvent la terre, est le creuset où la main de l’artiste - son esprit - grave les décisions les plus avancées de l’être, les stigmates au gré desquels il fait phénomène.

   A vrai dire l’artiste se rend visible à même la trace du geste qui subsiste comme la forme ultime de sa substance. C’est toujours cette empreinte de l’homme-créateur, de l’homme-travail qui nous émeut et nous conduit au cœur vivant des choses. C’est bien évidemment un combat, au sens du « polemos » des anciens Grecs, qui se joue et trouve, dans le matériau, un espace mais aussi un temps d’actualisation. « Polemos » ne veut uniquement signifier l’intention belliqueuse, le conflit armé. « Polemos » renferme l’idée d’antagonisme, de différend, de collision. Cette dure réalité est la voie selon laquelle l’être se donne, qui n’est nullement accord et union avec le même mais affrontement de l’identique et du différent. Toujours ce qui est, est affaire de tension, de combat à résoudre, de conflit à dépasser.

   La nuit n’est nuit qu’à s’opposer au jour. Dans le secret de son atelier, le sculpteur s’affronte à la matière, la discipline, la plie à la farouche volonté de son désir. Car c’est de lui dont il est question avant tout puisque l’œuvre sera bien la résultante de son action. Corps à corps. Il est nécessaire, en un certain sens, que la matière soit vaincue, que l’esprit y ait déposé l’hiéroglyphe dont il est gros, qui doit être libéré, reçu par un support qui témoignera de cette douleur, de cette souffrance. Il n’y a d’œuvre réelle que rougie au fer d’un tourment. C’est ceci même que nous dit Emma Merabet dans « Rêver l’intimité de la matière » :

   « Ces dernières années ont vu germer des formes inventives dans le sillon creusé par la rêverie bachelardienne, composant avec les métamorphoses et la résistance de la matière. Une résistance au sens fort, impliquant que l’artiste participe de tout son être à l’acte créateur afin de jouer ou de déjouer les contraintes des états transitoires et des figures éphémères ».

« Etats transitoires, figures éphémères », demeureraient-elles, elles signeraient l’échec du sculpteur, annonceraient son renoncement, avoueraient son impuissance face à des forces qui l’anéantiraient.

   Ce qui, à proprement parler, est fascinant dans « Pado », c’est ce rythme qui s’y imprime. Fait d’allers et de retours, de rétentions et d’expulsions, de contractions et de dilatations, de retenues et d’élans. Toute une belle et subtile dialectique qui n’est jamais que l’exister en son flux et son reflux. Balancement somptueux du geste de l’amour. Dedans-dehors du mouvement respiratoire. Diastole-systole qui signe l’inépuisable fonctionnement de la machine humaine. Ici, l’esthétique n’est nullement de l’ordre du concept, elle est la simple effusion de la dimension sensorielle, de la pulsion organique, du tellurisme du corps. Et ce qui est vrai de la sculpture est également pertinent pour la peinture, le dessin, tous ces arts qui engagent l’anatomie humaine dans un combat qui la dépasse. En ceci consiste sa grandeur. En ceci reposent sa puissance, son énergie. Merci, « Pado », de nous incliner à penser la matière. Seulement à partir d’elle qui nous constitue en notre fond l’élan pourra être entrepris. L’élan pour ce domaine de l’insaisissable qui toujours nous questionne. Quelque part brille le beau qu’il nous faut rejoindre.

 

 

 

 

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