Mise en image : Léa Ciari
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Cette image n’est pas seulement belle d’être belle, de rayonner du plein de son exacte esthétique. Cette image est belle au seul rythme de ses multiples significations. Imaginez donc quelqu’un, peu importe qui, au centre d’un labyrinthe de cristal où mille miroirs brillant tel le soleil recevraient et amplifieraient la silhouette dont ils seraient les seuls et uniques témoins. C’est troublant, tout de même, de pouvoir saisir d’un seul geste de la vision, aussi bien la figure multiple d’une spatialisation que les phases successives de la temporalité. Bien évidemment, ici, nous faisons immédiatement signe en direction de cette représentation cinétique de Marcel Duchamp, « Nu descendant l'escalier », lequel, dans un étonnant saisissement du réel, nous remet d’emblée à un vertical vertige ontologique. Ainsi l’existence, condensée à la pointe de l’instant, en un site formel immédiatement accessible, se donne avec tant de spontanéité que nous nous interrogeons sur le lieu véritable de notre être et de son hypothétique vérité.
Par un effet de simple projection de notre propre identité, regardant « Nu », ou bien l’image proposée par Léa Ciari, nous devenons, inévitablement, l’une de ces esquisses temporelles, si bien que c’est notre passé qui surgit en nous et nous demande quelle fut la position la plus essentielle qui nous visita. Reformulée au présent, l’interrogation consiste en ceci : Quand arrivons-nous à l’acmé de qui nous sommes, à savoir dans la manifestation absolue de notre essence ? Jeune enfant dans notre innocence native ? Adulte dans la « force de l’âge » dont Simone de Beauvoir parle si bien dans le livre éponyme ? Dans la sagesse de la vieillesse qui blanchit nos tempes, y grave les rides du souci de vivre ? Voyez combien ces deux images ploient sous une charge sémantique qui les déborde et les accomplit en même temps. En effet, elles ne sont signifiantes qu’à la mesure de l’excès dont elles constituent le socle.
Il y a, dans ce clair-obscur, comme un glissement continu de la chorégraphie existentielle. Non seulement les personnages existent au centuple mais ils le font d’une manière subtilement dialectisée. Procès d’une négativité constante qui efface l’antécédent pour mieux révéler, donner lieu au subséquent. Négativité donc qui se métamorphose en la plus précieuse des positivités. On croirait, ici, soudain naviguer en régime de toute puissance, l’être se multipliant à volonté selon l’heure et le temps qui passe, sinon sous l’appui léger de quelque frivolité, de quelque insouciant caprice. Voici que l’existence contingente, aporétique, se dépouille de ses vêtures étroites pour gagner la demeure d’une libre exposition au carrousel du monde. Telle ou tel qui se croyaient disparus, les voici qui surgissent là où l’on ne les attendait nullement, doués d’une énergie vitale qui gommerait les ombres, ferait briller une mince lumière d’éternité. Assurément, il y a là l’exposition d’une joie tout intime, d’une félicité agissant à bas bruit, d’une latitude de l’être portée au degré le plus haut de sa longitude. Tout ce qui était nadir se donne en tant que zénith. Merveilleuse faculté de fécondation de l’image lorsqu’elle se dote de l’apparence du beau, de ce qui ouvre le sens et le maintient sur quelque promontoire où il brille, la nuit soit-elle venue.
Si cette représentation, comme il a été précisé plus haut, s’envisage sous les traits de la double figure canonique de l’espace/temps, c’est bien son coefficient de moment, de durée qui retiendra prioritairement notre attention. Combien Eve, Adam (nommons-les ainsi au seul souci d’une nécessaire universalité), s’adonnent à parcourir leur chemin de vie. Ils sont, tout à la fois dans leur ici-présent et dans leur avoir-été, dans ce lieu génétique qui les crée et les recrée au rythme de leurs figures successives. Pourrait-on alors s’abstraire d’évoquer le devoir de souvenance et le bonheur qui lui est coalescent, de rapprocher ainsi des événements autrefois vécus que le songe réactive afin que, de cette synthèse, un présent soit possible se ressourçant aux résurgences qui furent, aux jaillissements qui seront. Cette belle photographie est porteuse d’une délicate réminiscence proustienne. Elle glisse du maintenant de Paris à l’autrefois de Combray, elle installe le « Temps retrouvé », celui de la « Petite Madeleine » qui efface le « Temps perdu », celui des mondanités dont la tâche artistique était absente. Sublime fusion du temps de l’enfance, « Swann », « Guermantes », avec celui de l’âge de la maturité où s’élabore l’une des œuvres majeures du XX° siècle. Oui, c’est ceci le prodige de la mémoire reconstructrice, assembler les fragments épars du temps, porter à la conscience les événements sans lesquels elle ne serait qu’un corps privé de mains, qu’un outil sans tranchant, qu’un ruisseau connaissant la douleur de son étiage.
« Etonnante pluralité de l’être-au-monde ». A partir d’ici se justifie ce titre qui pouvait se donner en tant qu’énigme. Nous ne sommes au monde que totalement munis des textures et des fils qui ont tissé notre passé, que le présent reprend, que le futur portera en avant de nous. Comme si l’entièreté de notre existence pouvait défiler sur l’écran du réel autrement qu’à l’aune de ruptures, de biffures, de retraits. Comme si, l’œil rivé à la boîte d’un kaléidoscope, se montraient à nous, non seulement notre esquisse mais les milliers de fragments colorés qui en dressent la trame complexe, toujours en dette ou en excès d’elle-même. Oui, nous sommes des êtres de l’ombre et de la lumière, du miroitement et de l’obscur, de la présence et de l’absence. Bien plus qu’un long et savant discours, cette œuvre métaphorise notre sensation d’incomplétude, de manque, de désirs qui, parfois, s’actualisent uniquement sous le sceau de la privation, du dénuement, de la chose dont nous eussions souhaité qu’elle fût à portée de notre main alors que nos yeux n’en fixaient que la fuite à jamais sous l’horizon des incertitudes.
Nous sommes des êtres du divers et du chamarré, notre vie n’est qu’habit d’Arlequin avec ses risibles empiècements, nous sommes, tout à tour, des Zanni, oiseaux à la cervelle creuse ; des Pantalon au fort caractère ; des valets bouffons à la Brighella ; des Pierrot candides aux yeux tristes ; nous sommes des Pedrolino comiques ; de touchantes et amoureuses Colombine. Nul repos, nul répit, notre trajet existentiel est le lieu de mille modifications, de mille retours, de mille sauts de carpe, les acteurs de facétieuses et étonnantes dramaturgies. Nous empruntons à tous les personnages de « La Comédie Humaine », nous rejoignons les ambitions d’un Rastignac, nous prenons les mille visages d’un Vautrin qui, à notre façon, se dissimule sous une foule de noms d’emprunt, nous marchons dans les traces d’un Père Goriot assoiffé de possessions, nous nous glissons dans la peau d’une Félicité des Touches visitée par la grâce de la réussite.
Nous sommes des êtres composites, des alliages complexes, nous sommes des produits alchimiques mêlant la materia prima à la pierre philosophale, nous pratiquons, aussi bien et simultanément, l’œuvre au noir, au blanc, au rouge. Nous sommes des arcs-en-ciel. Jamais nous ne connaissons ni le lieu exact de notre être, ni sa destination et nous serions bien en peine de dire à quel degré de l’échelle des tons psychiques nous nous situons, de décrire la couleur de nos états d’âme, d’anticiper la terre de notre destination. Ce qui se joue dans l’individuel se reflète identiquement dans l’universel. L’histoire personnelle joue en écho avec la Grande Histoire. Nos êtres, si infimes, si insignifiants, rejoignent la cohorte sans fin des hommes célèbres et méritants qui ont essaimé le long de toutes les Civilisations. Nous faisons tous partie de la même « humaine condition », Montaigne dans ses sublimes « Essais » en a suffisamment assuré la belle mise en musique.
Nous sommes traversés des feux des orages multiples, puis surviennent de soudaines accalmies. Nous sommes des Sujets semblables à ces girouettes que le Noroît, l’Autan ou le Mistral font tourner à leur guise selon telle ou telle direction. Notre substance de SUJETS est atteinte de ce vertige, désorientée par ce constant et infrangible tourneboulis. Voyez l’image ouvrant ce texte. Elle dit en mouvements suspendus, en réitérations de présences, en clignotements ontologiques ce que les mots, ici, s’essaient à traduire avec hésitation, maladresse. Rarement y a-t-il coïncidence de la phrase, du texte, avec la réalité qu’il s’agit de montrer. Peut-être la manifestation visuelle, en certain cas, lui est-elle préférable, elle qui montre en un seul empan la totalité de ce qu’elle a à dire.
Regardons maintenant, avec Michel Serres, dans « Eloge de la philosophie en langue française », l’apparition, au cours des âges, de ces moirures, de ces diapreries, de ces subtiles et infinies nuances qui jalonnent notre nature et l’affectent continûment, sans cependant altérer notre essence. Nous sommes nés hommes, femmes et le demeurerons. Donc le Philosophe dit ceci à propos de la métamorphose de l’idée de SUJET dans l’histoire de la philosophie : (un calque pourrait être appliqué au devenir particulier de chaque homme, de chaque femme) :
« Chaque siècle, en France, réinvente et campe la conscience ou l’identité forte de cet individu singulier, canonisées par la philosophie : Montaigne, moi ; Descartes, ego ; Rousseau juge de Jean-Jacques, sans exemple et sans imitateur ; Auguste Comte, le mécanicien, le naturaliste, le grand prêtre, moi positiviste en trois personnes ; Bergson, ma durée intérieure ; Sartre, ma liberté située… »
Or, s’il s’agit toujours de cette même subjectivité, véritable pivot intérieur de la conscience, les contenus, loin de se fondre dans le même creuset, s’écartent sensiblement au regard de leurs significations internes.
Ce qui est le plus remarquable dans « Les Essais », c’est cette pensée novatrice du moi qui le pose en tant que centre d’une fiction, mêlant hardiment deux notions pourtant infiniment contradictoires, l’imaginaire d’un côté, le réel et le vrai de l’autre. Ceci, le lecteur le sait et ne fait que s’en réjouir. Le moi de Montaigne est donc résolument moderne, lui que le roman contemporain copie sans vergogne afin de confectionner des vies pourtant bien moins passionnantes que celle de l’humaniste bordelais.
Chez Descartes, philosophe rationaliste s’il en est, le moi ne se relie plus à la fantaisie qui règne chez Montaigne. Si Montaigne joue, Descartes se veut sérieux. Si de ce cogito qui lui crée quelques insomnies, il veut venir à bout, il lui faudra s’appuyer sur des certitudes, étayer son raisonnement, donner au Sujet souverain le sol nécessaire de la Vérité. Pour ce faire il s’appuiera sur le doute, son propre doute dont il déduira que c’est lui qui le pense et, le pensant, il ne peut qu’exister lui-même. Ensuite faisant l’hypothèse d’un malin génie qui se joue de lui et le trompe, il développera une hypothèse semblable, suspendant son jugement, donc prouvant sa propre existence au seul motif de son vouloir. On s’apercevra ici, combien le moi de Montaigne et l’ego de Descartes se situent dans des perspectives radicalement différentes.
Quant à « Rousseau juge de Jean-Jacques », l’on perçoit aussitôt sans peine l’irruption de la psyché dans le moi et des ravages qu’elle peut y créer. Rousseau se pense la victime d’un complot qui aurait été fomenté à son encontre. Ceci l’angoisse si fort qu’il arrive tout au bord de la dépersonnalisation. Il se réfugie derrière un pseudonyme : « Monsieur Renou ». Dès lors, « je est un autre », la formule rimbaldienne ne semble avoir été écrite que pour lui. Le moi n’est plus ce jeu de Montaigne, ce concept cartésien, le moi est moi-pathos, moi-assiégé, moi-aliéné.
Avec Auguste Comte s’opère une révolution copernicienne. Les anciennes relations du moi avec la métaphysique sont soldées. Le moi n’est plus cette intimité avec soi, pas plus que cette étrange constellation qui le mettrait en relation avec le fictif ou l’imaginaire. Ce sont le réel, le palpable qui se substituent aux errances intellectuelles et aux plans sur la comète. De son statut étroitement singulier, l’ego se voit revêtu de l’auréole de l’universalité. L’idée d’individu, donc de sujet, se dissout dans un grand être social qui abolit tous les particularismes.
Bergson, lui, prend le contrepied de Comte dont il critique le positivisme matérialiste. Dès lors il s’agit de se distancier du réel, de laisser ploace aux « données immédiates de la conscience », de privilégier l’intuition. Le moi s’adonne avec confiance et sérénité au phénomène de la durée pure qui est en même temps liberté au motif qu’elle congédie les conventions sociales, les automatismes, les conditionnements de tous ordres. Le moi est libre de lui-même dans la durée qui est sienne.
Chez Sartre, à l’opposé de Bergson qui fait de l’intuition le moteur de la liberté, c’est l’existence elle-même qui est la substance à partir de laquelle se donne, pour l’homme, la possibilité d’être libre, de choisir, de s’engager. Le moi humain se construit au milieu des choses, en situation, c’est lui qui imprime sa marque, impose son sceau à l’ordre du monde. Nulle essence ne précède l’existence. L’existence a à se constituer au centre de cette pâte visqueuse et racinaire de la contingence.
Cette brève histoire de la philosophie, telle que proposée lapidairement par Michel Serres, est à l’image de ce que nous sommes nous-mêmes en tant qu’individus, sujets, consciences. Nos cogitos successifs sont pareils à ces gemmes qui dorment dans l’ombre de la terre, gemmes aux mille et changeants reflets dès l’instant où la lumière de la conscience tâche d’en découvrir la plasticité, l’infinie modulation. Notre moi est tantôt intimiste à la Montaigne, tantôt rationnel à la Descartes, confit d’angoisse à la Rousseau, horloger à l’Auguste Comte, ineffablement intuitif à la Bergson, volontairement libre à la Sartre. Si la philosophie est le macrocosme, nous sommes le microcosme en lequel se reflètent toutes les parures, les cosmétiques, les vêtures chamarrées selon lesquelles notre vie s’ordonne, notre existence se crée au gré des courants marins, des vents alizés, des circulations de surface ou de hauts fonds. Nous sommes des océans en miniature agités au rythme de leurs propres marées, flux et reflux incessants. Ne le serions-nous et alors notre condition d’homme nous échapperait, notre moi se dissoudrait et nous n’aurions même plus le recours à la magie de l’intuition pour nous soustraire aux funestes desseins de Charybde et Scylla !