« apparently »
with Esther
©️jidb
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« Apparemment » nous dit le titre de l’image, nous plongeant en quelque sorte dans un genre d’ambiguïté, d’imprécision qui, sans doute, se veulent volontaires. Par simple liaison, au motif d’un « esprit de famille », nous passerons « d’apparemment » à « apparence » car, déjà, quelque chose pourra s’éclaircir de l’ordre d’une compréhension. Nous lisons dans le dictionnaire :
« Manière dont quelqu'un ou quelque chose se manifeste aux sens. Synon. aspect, physionomie. »
Puis, aussitôt, nous laissons la parole à André Gide dans « Les Nourritures terrestres » :
« J'ai vu, sur les chotts pleins de mirages, la croûte de sel blanc prendre l'apparence de l'eau. − Que l'azur du ciel s'y reflète, je le comprends − chotts azurés comme la mer − mais pourquoi − touffes de joncs, et plus loin falaises de schiste en ruine − pourquoi ces apparences flottantes de barque et plus loin ces apparences de palais ? »
Le lexique de Gide, volontaire lui aussi, se fait essentiellement flou, comme si une irisation devait monter des mots, comme si une métamorphose ou un mirage atteignant les choses, tout se confondait en une vision étrange, « joncs » devenant « barques » ; « falaises » devenant « palais ». Un genre de vertige se donne à nous dont nous aurons bien du mal à nous remettre, à la façon dont un regard poudré de brouillard perd la valeur même de son acuité, contours si peu définis des objets, Existants hallucinés qui, d’un instant à l’autre, dépossédés de leur substance, flotteraient dans les taches huileuses d’un illisible marigot. Et c’est bien un identique sentiment d’aberration, d’illusion, de divagation qui nous saisit comme s’il nous déportait hors de nous en des contrées de texture diaphane, sinon en des sites qui nous demeureraient totalement hermétiques, sentiment donc que cette photographie instille en nous à la manière d’un venin ou, à tout le moins, d’une drogue perturbant les perceptions de notre conscience.
Å défaut d’être une barque ou une touffe de joncs, « Esseulée » cependant ne se livre à nous que sur le mode du retrait, peut-être même de l’absence. « Esseulée de vous », formulation énigmatique dont, toutefois, un sens vient à surgir dès l’instant où nous voulons bien prêter attention à ce qui s’y dessine en creux. En réalité, c’est une assertion à elle adressée, le Modèle de l’image, si bien que, paradoxalement, elle nous apparaît esseulée d’elle-même, c’est-à-dire n’arrivant nullement à rejoindre le contenu même de son essence, demeurant extérieure à qui elle est, girant tout autour de sa propre esquisse sans possibilité aucune de s’y adosser, de camper son personnage à partir de ses propres fondements. Redoublement de la solitude, en quelque sorte, puisque même cette solitude ne lui appartient pas, lui ôte l’illusion qu’elle pourrait faire s’élever de Soi, certes une existence éphémère mais qui vaudrait mieux que le fait de ne pas exister du tout. Quelque chose d’indéfinissable monte de ce corps, qui le prive de quelque fortune dont il pourrait être le lieu, le reconduisant à l’imprécise et tragique nuée du néant, le projetant au lieu précédant sa naissance, ce non-savoir des choses et du Monde.
Malgré tout, nous ne renoncerons nullement à en décrire la présence, cette dernière fût-elle tissée de minces fils de trame. Mais quel est donc ce local de facture bizarre ? Entrepôt, atelier désaffecté, décor surréaliste pour un film fantastique ? Provenant d’une brèche du toit, une lumière zénithale crue s’écoule en direction de Celle qui la reçoit sur un corps lumineux, tel un vase d’albâtre éclairé de l’intérieur. En réalité, nous ne savons si nous avons affaire à une Dormeuse pliée au sein de son rêve, s’il ne s’agirait plutôt d’une Ophélie sans vie dont le corps surnagerait entre deux lames d’air, tellement l’impression de flottement est visible, tellement tout ce qui est autour est éthéré, subtil, vaporeux, sensation presque palpable de vagues oniriques arrêtées en plein flux, clouées là pour l’éternité. Cette anatomie en sa fixité nous convoque aussitôt auprès de ces poupées en porcelaine dont l’artifice n’avait d’égal que la blême rigidité des visages des Mimes. Eh bien, oui, il nous faut nous l’avouer, de cette image bien qu’esthétique, de cette image bien qu’exactement composée exsude un sentiment tragique sans pareil. Située au point focal de la représentation, Esseulée certes nous fascine, mais de quelle manière ? Heureuse ? Triste ? Nous incline-t-elle vers quelque nostalgie, affecte-t-elle le lieu d’une mémoire ancienne comme si, devant nous, se rejouait la scène de quelque rencontre d’insigne faveur dont nous aurions eu à connaître jadis ? Nous sentons bien ici qu’à décrire Allongée, nous sombrons, peu à peu, dans la mare d’une troublante ambiguïté.
Paradoxe de cette vision
qui nous attriste et
nous charme
en même temps.
Car ce sont bien des sentiments mêlés qui nous assaillent dès l’instant où nous cherchons à décrypter dans l’image, nullement sa surface, mais ce qui s’y inscrit dans la profondeur. C’est d’abord le corps en sa « confusion » qui nous pose problème. Ce corps qui nous paraît inanimé, privé de vie, voici qu’il se révèle à nous sous les traits d’une Méditante s’adonnant au repos et, dans ce repos, à une contemplation qui pourrait être de pure joie. La tête, calme, reposée, se niche au creux du bras gauche, anse naturelle où trouver paix et détente. L’autre bras, souple, fait une sorte de V évasé qui semble nous dire l’accueil de ce qui est extérieur, de ce qui pourrait rejoindre et se donner en tant que pure grâce. La robe est courte, à fleurs, identique à un champ de Mai semé du luxe rouge des coquelicots. La jambe droite est tendue, légèrement incurvée, comme pour mieux prendre la lumière. La jambe gauche est relevée, elle dit la pure beauté d’un corps fier de lui-même, un don fait aux yeux de ceux qui, en leur âme, cherchent quelque réconfort, quelque certitude. Voyez-vous, combien la réalité est plurielle, polymorphe, tantôt teintée de l’ombre des abysses, tantôt éclairée d’un soleil printanier, il s’en faudrait de peu qu’il ne soit taquin, primesautier. En un rien de temps, nous sommes passés de la mauve mélancolie à la rubescence d’une félicité tout intérieure. Ce qui nous plongeait dans une sombre rumeur se lève maintenant avec les larges attributs d’une oriflamme, avec le lumineux éventail d’un arc-en-ciel.
Alors voici venu le moment de décaler notre regard, de le métamorphoser en une signification ouverte sur un large horizon, voici le moment venu de faire éclater la bogue des soucis, de semer le corail à tous vents, de prononcer le dépli de la joie lorsque cette dernière, loin des satisfactions naïves, s’ourle de la nécessité de lire, partout où ils veulent bien se présenter, les signes pareils à des sourires d’enfants, pareils à de hauts sémaphores agitant la gaieté spontanée de leurs bras de métal. C’est du corps même de Contemplative que la lumière rayonne et se diffuse à l’ensemble de la scène. Corps certes marmoréen mais habité en son intérieur du désir de gagner l’espace, d’y semer les gemmes d’un toujours possible bonheur, d’y insuffler cet élan vital au terme duquel tout reçoit sens et s’accomplit dans la marche attentive des heures. Avions-nous seulement aperçu, dans notre premier égarement, cette coulée de lave rouge, ce flux qui brûle du sein de lui-même, cette onde magnétique qui vient irriguer la sombre remise des lueurs du plus vif espoir ? Du reste, il est significatif que cette coulée, entre Alizarine et Vermillon, vienne effleurer la tête de Méditante, ce lieu de pure émergence de l’imaginaire, ce site remarquable entre tous du déploiement de la pensée, ce point d’incandescence qui nous fait Hommes, Femmes parmi l’inextricable jungle de l’exister. Ce rouge, cette nappe de braise vient sauver Ophélie de la noyade et, par la même occasion, vient nous dispenser de ce naufrage qui menaçait de nous emporter corps et bien au-delà de notre présence, du moins celle que nous nous attribuons en tant que manière d’être. Nous voici donc rassurés à peu de frais.
Et comment, ceci ? Simplement au prix d’une translation de notre vision qui est, tout autant, spatiale que qualitative. Le projet que nous faisons quant à Celle-qui-est-regardée ne diffère en rien de celui que nous nous destinons, ouverture, appui sur la blancheur d’un corps offert en sa simplicité, ascension en direction de ce jour qui traverse le toit de la remise et nous convoque à la fête d’un au-delà de nous, d’un au-delà d’Elle, l’Inconnue. Celle qui, par la faveur d’un regard, devient la Connue, fusion de deux étrangetés dans la sphère unitive de leur présence, efflorescence d’une identique volonté, être Soi, être l’Autre, être ce Monde au gré duquel nous ne serons plus orphelins, ni de Nous, ni de Celle qui, enfin rencontrée, vient nous dire que toute Solitude ne résulte que d’une manière erronée d’envisager le réel. Aussi, après avoir éprouvé les affres d’une immédiate disparition, pouvons-nous nous consoler d’apercevoir, dans notre champ de vision, la graine germinative dont, jusqu’ici, nous étions privés. Dans le défaut de qui-nous-étions ! Esseulé de Soi, ce paradoxe que nous pensions définitif, pareil à une toile têtue tendue devant nos yeux, vient manifestement de recevoir une nouvelle dimension, au travers de la déchirure un jour se lève qui, encore, pour un long temps, illuminera la bannière de notre front !