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9 septembre 2020 3 09 /09 /septembre /2020 14:16

 

   Axel Ménésian n’avait vraiment pas de chance. Sa première Compagne l’avait quitté après dix ans de vie commune, la seconde après cinq ans, la dernière avait laissé, comme souvenir, son écharpe de soi nouée au dossier d’une chaise après un séjour d’environ une année. A cette vitesse, Ménésian estimait que chaque trimestre verrait un ballet de Jeunes Femmes plus ou moins pressées de quitter l’appartement de la Rue Visconti qu’il habitait depuis déjà de nombreuses années. Le départ de Sabine lui avait causé quelque désagrément, celui de Chantal de l’inquiétude, celui enfin de Joan l’avait précipité dans une dépression dont il avait du mal à ressortir. Si, avec ses premières conquêtes, il y avait eu quelques aimables confluences, avec Joan, c’étaient des ‘affinités électives’ qui s’étaient manifestées dont il ne parvenait nullement à comprendre que, du jour au lendemain, elles se fussent écroulées tel un château de sable. Il en déduisait, en toute logique, soit que la gent féminine était instable, soit que lui, Axel, ne savait nullement lui apporter ce qui lui manquait. Il lui fallait méditer longuement, mettre sur le compte de ses compagnes successives la part de décision immotivée, et, du sien, la part, peut-être, de déficit d’empressement, sinon d’égoïsme foncier. Il pensait que la condition humaine était bien complexe, difficile à cerner, et il se promettait, quant à sa prochaine liaison, de mettre toutes les chances de son côté, c'est-à-dire de devenir un peu plus objectif, un peu plus attentionné.

  

   Septembre 2000 - Après-midi

 

   Ménésian a pris quinze jours de congés afin de créer une césure dans son emploi du temps, de se ressourcer, de consacrer un peu plus de place à la psychanalyse qu’il suit depuis plus d’une année, suite au départ de Joan. Parfois, au lieu de ‘départ’, il préfère utiliser le terme de ‘trahison’, la désignant en ceci comme la seule coupable. Cependant, en son for intérieur, Axel sait bien que son attitude a rarement été exemplaire, que si Joan est partie, c’est sans doute qu’il y avait des motifs sérieux, et non simplement un coup de tête. Entreprendre une psychanalyse, c’est, tout à la fois, tâcher de comprendre tout ceci, c’est aussi amender son comportement, c’est repartir dans l’existence sur une nouvelle voie. Le temps est au beau fixe aujourd’hui. Une journée lumineuse de fin d’été. Les tenues sont encore estivales, tout comme les attitudes des gens, détendues, ivres d’un dernier soleil avant que l’hiver ne vienne effacer tout dans un manteau de pluie et de brumes.

   Ménésian remonte la Rue Bonaparte, musarde devant les vitrines des libraires, flâne longuement dans les allées ombragées du Jardin du Luxembourg, gagne Port-Royal puis la Rue de la Santé pour franchir l’entrée de l’Hôpital Sainte-Anne, Rue Cabanis. Il a rendez-vous avec le Professeur Claire Dutilleux, psychiatre-psychanalyste. Etrangement, cette Psy lui rappelle Joan. Mêmes cheveux courts, même galbe élancé, même élégance dans l’attitude, même voix chaude un brin voilée. Il pense au fameux phénomène du ‘transfert’ qui demande au moins quelques mois. Pour lui, une seule séance a suffi, ‘l’objet Psy’ a été investi de tous les sentiments positifs qui se puissent imaginer. Il est même fort possible que Ménésian, bien qu’il ne se l’avoue point, soit tombé amoureux de sa Thérapeute. Pour le moment, il s’agit sans doute d’un état de latence mais Axel sait en tout état de cause, qu’il sera nécessairement de courte durée. Le ‘coup de foudre’ est l’un de ses modes de fonctionnement favoris.

   « Aujourd’hui, Axel, nous allons faire le point sur votre cure. De toute manière il faut que je vous donne quelques précisions sur votre état de santé, sur les séquelles toujours possibles, sur le mode de vie qui sera le vôtre si vous voulez apercevoir le bout du tunnel. Comment vous sentez-vous ? »

   « Fort bien. Je crois que la cure commence à produire son effet. Je parviens à prendre plus de recul par rapport aux choses. J’essaie d’anticiper les événements, ce qui, jusqu’ici, ne m’était guère arrivé. Un seul problème m’inquiète : la mémoire. J’ai l’impression que tout s’efface plutôt que de persister. C’est une sensation bizarre. Tout comme ces encres sympathiques, invisibles à l’œil nu, qu’il faut réactiver à l’aide d’un révélateur chimique. J’ai l’impression de posséder l’encre, nullement le révélateur. Rien ne s’imprime. Tout disparaît à même l’événement. »

   « N’ayez crainte, Axel, ce phénomène sera transitoire et vous recouvrerez l’ensemble de vos facultés une fois la cure terminée. Suite à votre trauma psychique vous êtes affecté d’une amnésie rétrograde, tout ce qui s’est manifesté depuis votre séparation d’avec votre Compagne, se dissout à la manière d’un morceau de craie trempé dans un bain d’acide. Mais ceci s’estompera avec le temps et vous retrouverez l’entièreté de vos facultés mentales, c’est affaire de patience. Persévérez dans votre désir de dépasser votre problème. N’oubliez jamais ce que je vous ai dit plusieurs fois en analyse, le patient est toujours son plus grand ennemi. Si vous voulez bien, nous nous revoyons dans une petite semaine. A bientôt Axel. »

 

   Fin d’après-midi, début de soirée

 

   Ménésian a décidé de faire un détour par la Place Denfert-Rochereau, puis regagnera la Rue Visconti par le Boulevard Raspail. Il marche à petits pas, histoire de faire durer le plaisir. Il repense au Professeur Dutilleux. Il la voit nettement placée derrière lui lors des séances d’analyse. Il entend sa respiration souple, il observe le gonflement de sa poitrine qui se reflète sur la lampe en cuivre de son bureau : deux magnifiques globes, deux Jupiter dans le ciel lumineux d’été. Il voit le croisement de ses longues jambes gainées de soie, le golfe de ses hanches, la plaine douce de son ventre. Tout ceci il le voit d’une manière distincte, quasi-magique. Il n’y a qu’une chose qu’il ne ‘voit’ pas, les paroles qu’elle a proférées qui évoquaient sa santé, ses probables séquelles. Tout a été gommé soudain, une vitre embuée sur laquelle passe un chiffon tueur de signes. En réalité Ménésian ne peut se souvenir de son amnésie puisqu’il est amnésique. C’est un peu une double peine, un genre de parole jetée en écho qui ne trouverait de paroi pour la réverbérer. Tout ce qui s’approche, se présente, insiste dans son être est irrémédiablement jeté au plus profond de vastes et sombres oubliettes. Ménésian est à nouveau dans la Rue Cabanis, puis dans le Passage Dareau, puis Rue de la Tombe-Issoire. Mais aucune rue ne subsiste dont il pourrait se souvenir du nom. Et, au titre de cette fuite à jamais des noms, il déambule et déambule à nouveau, parcourant derechef ces rues, comme si elles étaient inconnues, qu’elles conduisaient en direction de territoires encore indéchiffrés. C’est tout de même curieux cette perte de soi à même le labyrinthe des rues. C’est Thésée mais sans le fil d’Ariane. C’est Thésée prisonnier pour toujours dans une manière de face à face éternel dont nul ne peut connaître l’épreuve qu’au risque de sa propre folie.

   Maintenant, après un périple toujours recommencé, Axel avance dans la nuit profonde. Seuls les réverbères et les étoiles piquées au ciel sont les témoins de sa progression. Curieusement, il avance à petits pas, à la façon des Mimes qui moulinent leur marche sur place, un pied venant buter sur l’autre pied. Il se satisfait de cette marche qui lui donne l’impression de fouler des lieues et des lieues en un temps limité. Sans bien s’en rendre compte, il est arrivé Place Denfert-Rochereau. Le Lion de Belfort dort dans ses plaques de cuivre repoussé. Quelques personnes en rang d’oignon qui semblent attendre on ne sait quoi dans cet étrange clair-obscur. Ménésian s’infiltre parmi eux. Le groupe franchit une porte métallique. Des piliers décorés de motifs géométriques blancs sur fond noir. Sur le linteau, au-dessus des têtes, un avertissement qui fait froid dans le dos : « Arrête ! C'est ici l'empire de la mort. ». Tout le monde frissonne y compris Axel, mais les frissons désertent vite le Visiteur au motif que lorsqu’on est amnésique, rien ne demeure qui pourrait encombrer la mémoire. Cette dernière est une pierre lisse, un silex poli sur lequel rien ne s’arrête longtemps, un éclat, puis une faible lueur, une étincelle, puis la nuit, la longue nuit aux rives infinies.

   Axel joue des coudes, se fraie un passage parmi la meute des curieux. Bientôt il est dans une petite pièce sombre qu’éclaire la blancheur de talc d’une lampe acétylène. Il saisit la lampe et commence son exploration. Devant lui, à quelques pas, une échelle métallique s’enfonce dans un puits profond. Il en descend lentement les degrés. Des gouttes d’eau suintent sur les parois, tombent plus bas avec un bruit d’étrange clapotis. Ménésian est heureux, indiscutablement. C’est un peu comme s’il franchissait les portes de sa conscience, débouchait dans le royaume ténébreux de l’inconscient, pouvait y retrouver des figures connues, des événements anciens. Oui, il est sur le seuil de son psychisme abyssal. Oui, il voit des ombres. Oui, il voit des mouvements. Mais il ne reconnaît ni les êtres qui y figurent, ni les messages mystérieux qu’ils sont supposés lui adresser puisque l’amnésie fait barrage, sorte de porte obscure dressée par son inaptitude à fixer quoi que ce soit dans le massif déserté de sa tête. Cependant il n’en éprouve nul dépit, tout centré qu’il est sur les événements qui sont en train de se dérouler. Arrivé au fond du puits, il doit passer par une étroite chatière qu’il ne peut franchir qu’en rampant.

   Maintenant, c’est une longue galerie de pierres maçonnées qu’il longe. Les éclats de l’acétylène bondissent sur les parois, y allument de rapides spectres qui s’éteignent sitôt le Visiteur passé. De part et d’autre, d’étranges dessins, des motifs colorés, des formes surréalistes, hallucinées, que la demi-nuit amplifie au gré du flou qu’elle entretient. Dire que Ménésian est surpris serait un pur euphémisme. Bien plus que cela il est aux anges, lui l’amateur de peinture et de graphismes. Tout est si loin pour lui. Ses anciennes Compagnes sont des traînées de poudre qui se dissolvent dans le passé, Joan une simple étape dans un processus de métamorphose, Claire Dutilleux un génie brûlant derrière l’écran fuligineux de sa lampe.

   De lourdes marches taillées dans le roc conduisent à un genre de rotonde habitée par une large fresque. Il reconnaît tout de suite l’œuvre qui y a été imitée, sans doute par un artiste habile. Il s’agit de « L’Île des Morts » de Böcklin. Il y découvre clairement les motifs de la toile. Le ciel chargé de suie, les larges et hautes bâtisses que l’on confondrait volontiers avec des blocs de rochers, le peuple des cyprès noirs au milieu de la composition, le mur d’enceinte, l’Officiant blanc en prières, l’eau plombée qui court tout autour de l’île. Axel trouve que cette représentation s’accorde parfaitement avec ces lieux souterrains, avec son humeur aquatique, ses remous d’argile lourde, ses bancs de sable pareils à des photophores dans la longue obscurité du monde crypté, sans doute inaccessible au commun des Mortels. Un peu plus loin, logée dans l’encoignure des murs, une ‘Librairie’, c’est du moins ce qu’indiquent quelques lettres gravées à même la pierre, certaines à demi effacées. De beaux ouvrages dans des niches aménagées dans les parois de calcaire. ‘L’Aleph’ de Borgès ; ‘Aurélia’ de Nerval ; ‘Nouvelles histoires extraordinaires’ de Poe. Ménésian en feuillette quelques pages, lit certains passages. Bien entendu il se souvient les avoir déjà lus, c’était avant la séparation, et sa mémoire des faits d’alors reste vive, claire. Il aurait même pu en réciter des extraits à haute voix. Surgissaient en son esprit des pans entiers de l’histoire trouvant place dans ‘Manuscrit trouvé dans une bouteille’ :

   « Par quel miracle échappai-je à la mort, il m’est impossible de le dire. Étourdi par le choc de l’eau, je me trouvai pris, quand je revins à moi, entre l’étambot et le gouvernail. Ce fut à grand’peine que je me remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je fus d’abord frappé de l’idée que nous étions sur des brisants, tant était effrayant, au-delà de toute imagination, le tourbillon de cette mer énorme et écumante dans laquelle nous étions engouffrés. »

   « Le choc de l’eau », « regardant vertigineusement autour de moi », « nous étions engouffrés ». Finalement, tout dans cet extrait, faisait signe en direction d’une situation étrangement actuelle. Ménésian trouva que la mémoire à long terme avait de curieuses accointances avec les événements présents. Il prit le parti de s’en amuser. Certes, il était étonnant qu’une telle dysharmonie existât entre son ancienne et sa nouvelle mémoire. C’est Joan qui s’était immiscée entre les deux, y avait enfoncé un coin, les rendant si éloignées l’une de l’autre que plus aucune communication ne pouvait avoir lieu, seulement cette immense faille qui faisait d’Axel un genre de tronc d’arbre coupé en son milieu à la suite d’un foudroiement.

   L’Explorateur continuait à avancer avec une belle vigueur, cette dernière reposant en toute hypothèse sur une insatiable curiosité. Il vit successivement, après avoir escaladé de longs couloirs, avoir traversé des nappes d’eau claire, s’être infiltré dans de minuscules boyaux tapissés de calcite, il vit donc de grandes sculptures taillées à même le roc ; la reproduction à l’identique d’un château-fort avec ses merlons et ses créneaux, ses mâchicoulis, sa herse de fer dressée devant le pont-levis, son donjon où flottait la bannière vivement colorée de son hôte ; il vit un bassin d’eau verte et bleue qui s’enfonçait dans la profondeur d’une cavité insondable ; il vit de somptueuses galeries qui partaient en tous sens, comme il aurait pu voir le lacis infini, inextricable, des voies de chemin de fer aux abords d’une gare de triage ; il se vit même reflété par le miroir de l’onde surgissant d’une vasque circulaire. Son image, loin de l’accabler, le rasséréna. Il se retrouvait tel qu’en lui-même il avait toujours été. Un homme libre de lui, à l’imagination débordante.

   Il longea des coursives emplies d’ossuaires phosphorescents. Il put se distraire à observer des empilements de tibias, des monticules de tarses et de métatarses, des dentelles d’astragales, des pièces montées de crânes patinés par le temps, Cela faisait un étrange empire des Morts mais qui n’était nullement inquiétant. C’étaient, bien plutôt, de belles mises en scène, d’esthétiques installations, des expositions humaines que la vie avait délaissées mais non mutilées en les rendant hideuses. Il y avait une réelle harmonie à apercevoir tous ces amoncellements. Ils ressemblaient à des marbres, à des tuffeaux, à des blancs de Carrare, à des granits, des grès, enfin à toute matière qui se prêtait volontiers à obéir au ciseau de l’artisan ou de l’artiste.

  Un peu harassé par son long périple, la lumière de sa lampe commençant à vaciller, Axel se disposa à faire un somme. Il s’allongea sur une pierre ovale en forme d’œuf. Peut-être était-ce un signe de sa possible ‘re-naissance’ ? Il ne fut guère long à s’endormir. Bientôt il rêva à des chérubins qui le frôlaient de leurs ailes d’écume. Axel souriait aux anges comme un nourrisson heureux. Au plein de son sommeil il entendit une voix dont il reconnaissait les harmoniques chauds, veloutés. Il hésitait à y reconnaître l’empreinte de son ancienne Maîtresse, à moins qu’il ne s’agît de son actuelle Thérapeute, tant les ressemblances étaient frappantes.

   « Axel, réveillez-vous, vous avez assez dormi, il est temps maintenant de revenir à vous ! »

La voix était suave et portait l’empreinte d’une bienveillante attention. Ménésian battit lentement des paupières. Un jour blafard venait jusqu’à lui qui l’éblouissait. Il aperçut, dans le demi-jour de sa conscience, sur un linteau, une formule dont il se souvenait avec une étonnante précision : « Arrête ! C'est ici l'empire de la mort. » Il cligna des yeux, devina dans un halo de clarté, une tête qui lui était familière et s’écria :

   "Mais, ou suis-je ? Et comment suis-je arrivé là ? "

   « Mais, cher Axel, vous êtes dans les Catacombes ou plutôt en train d’en sortir. Mais, tout d’abord me reconnaissez-vous et pouvez-vous au moins mettre un nom sur mon visage ? »

   « Bien sûr, je vous reconnais, vous êtes Claire Dutilleux, ma Thérapeute », s’écria Ménésian avec un réel enthousiasme.

   « Axel, j’ai deux bonnes nouvelles pour vous. La première : votre cure prend fin, vous avez retrouvé la mémoire, vous êtes tiré d’affaire ! »

   Un peu de temps passa qu’Axel prit pour une éternité.

   « Et la seconde bonne nouvelle ? », articula-t-il, avec un brin d’émotion dans la voix.

   « Si vous l’acceptez, Axel, je veux bien être votre nouvelle Compagne.»

 

   Sur la Place Denfert-Rochereau le Lion de Belfort rugissait d’aise, les oiseaux batifolaient dans le Jardin du Luxembourg, le bitume brillait dans la Rue Visconti. Un nouveau jour commençait. Rien, désormais, ne serait plus comme avant ! Rien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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