Peinture : Barbara Kroll
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« Ici a commencé pour moi ce que j'appellerais
l'épanchement du songe dans la vie réelle. »
« Aurélia » - Gérard de Nerval
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[Avant-Propos – Cette longue poésie se donne en tant que poésie « métaphysique » et c’est sans doute pour cette raison qu’une inévitable distance se crée entre le Lecteur, la Lectrice et le texte. Est-ce le lieu et la mission de la poésie que de poser, d’interroger les postures existentielles ? Existe-t-il vraiment une nature de l’acte poétique selon laquelle il serait conforme à son être ? La poésie doit-elle être pur amour, fête de la mémoire, lieu de la réminiscence, avant-garde de l’écriture, site où se déploie la pensée, question de la question ? Tant que nous demeurerons dans le champ de l’interrogation concernant la modalité de sa parution relative à tel ou tel genre, nous n’aborderons la poésie que sous l’angle de sa périphérie, non en son essence réelle.
Si la poésie a quelque mérite c’est bien sous le visage d’un travail sur le langage, autrement dit d’un style. Et, ici, ce qui doit se laisser découvrir, c’est que l’appel à la métaphysique, donc à l’étonnement qui en constitue le fondement, donc à la philosophie qui en est le synonyme, constitue en soi la forme dont le poème est conduit. Ceci est son sens premier, sur lequel se dépose un sens second, lequel est compréhension de la parole. C’est bien à la jonction de ces deux sens que le poème est poème. Il dit en mode spéculatif ce qui est à entendre sous toute énonciation : la place que nous occupons dans l’univers, la question que nous lui destinons et qu’il nous destine en retour. Toujours, en relation avec notre essence humaine, nous sommes à la croisée des chemins. Le questionnement est notre dimension la plus proche, la plus essentielle qui soit pour tâcher de nous y retrouver avec qui nous sommes et tels que nous devenons.]
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Vous, La Bleue, pouvais-je vous regarder
plus qu’une seconde et retourner
en moi l’âme libre, le cœur apaisé ?
Non seulement je ne le pouvais,
mais souhaitais ardemment demeurer
auprès de vous, au plus près, me fondre en vous
si, du moins, une telle chose eût été possible.
Ne me dites l’impossible, car c’est lui que je veux,
car mon être ne tient qu’à la rencontre de vous,
la connaissance de vous, l’exploration de vous.
Oui, je sais, tout ceci est si malhabilement formulé,
plutôt un balbutiement de gamin
devant l’immense du jour,
l’abîme de l’exister.
Mais ai-je d’autre choix que d’être
moi-hors-de-moi en vous-même épanché ?
Vous me dites, aussitôt, la formule nervalienne
que je vous destine à la manière d’un fruit empoisonné.
Si, vous La Bleue, appelez cet Épanchement,
c’est que vous êtes la correspondante de ma Folie,
celle qui la reçoit et, en retour, me la destine à nouveau.
Car, vous le savez, je-suis-le-Songe.
Car vous le savez, vous-êtes-le-Réel.
C’est pour cette raison que mon esprit,
en vous, s’écoule,
en vous se manifeste,
en vous s’aliène
pour n’en jamais ressortir.
Voyez-vous, vous en êtes bien informée,
la Folie n’est jamais que ce
visage de Janus à double face,
d’un côté le Songe, Moi si vous préférez,
de l’autre, Vous, le Réel en sa bleue carnation.
Pouvez-vous cependant demeurer sur votre face,
être le Réel et vous y cantonner ?
Puis-je, cependant demeurer sur ma face,
être le Songe et y camper pour l’éternité ?
Certes ma formulation doit vous paraître bien étrange
et ces deux faces que j’invoque, si abstraites
que nul reflet ne parvient à votre conscience,
qu’une manière de lumière éteinte, glauque,
pareille à celle qui nappe de bleu-vert
le fond mystérieux des aquariums.
Oui, je sais, vous vous croyez
hors d’atteinte de mon Songe
qui est aussi ma Folie.
Oui, je sais, je me crois
hors d’atteinte du Réel
qui est votre certitude,
la pierre angulaire sur laquelle
vous vous êtes construite.
Vous vous croyez si éloignée du régime Onirique,
je veux dire celui qui se lève de l’herbe des nuits
et lance ses lianes invasives
sur cette pierre, cet arbre, ce ciel,
mais aussi, mais surtout,
tresse autour de votre corps
les barreaux de fer de votre geôle.
Mais je vais vous aider à comprendre
en quoi les choses ne sont nullement isolées,
en quoi la vie est un système de vases communicants,
de vases fonctionnant selon le Principe de l’Épanchement.
J’ai pris soin d’écrire le beau mot d’Épanchement
avec une majuscule à l’initiale.
Oui, car il est l’opérateur de toute relation,
c’est lui dont le flux relie le Songe, ma Folie,
et le Réel votre Raison.
Toutefois, voyez-vous, il n’y a
nulle rupture entre les choses,
nulle césure qui intimerait à l’Homme
de se situer Ici, bien plutôt que Là.
Qui pourrait, et de quel droit, déterminer en quoi
que ce soit l’Essence qui vous habitera :
l’Essence de la Folie et les Rêves
gireraient tout autour de vous, en vous
ou bien l’Essence du Réel et la Matière sûre
et palpable ornerait la cimaise de votre corps ?
Non, les choses ne sont pas si simples
et vous n’ignorez nullement que les catégories,
les divisions de tout ce qui vient à nous
sont une simple « Ruse de la Raison »,
un peu de poudre de perlimpinpin,
une pincée d’achillée mille-feuilles, astuces
qui n’ont pour but que de vous égarer, de vous faire
« prendre des vessies pour des lanternes ».
Sans doute, avez-vous maintes fois
éprouvé l’expérience de l’illusion.
Ce, qu’au loin, vous preniez
pour une forme humaine,
n’était en réalité qu’un spectre,
un arbre ou bien une haie,
que le brouillard nimbait
et métamorphosait
à vos yeux crédules.
Ainsi l’Arbre-Vérité
était l’équivalent
de l’Homme-Mensonge.
Apercevez-vous, La Bleue,
combien le fil est ténu qui sépare
une vision nette d’une vision erronée,
la Vérité de l’Erreur,
la Réalité du Songe ?
Toujours, vous avancez, nous avançons
sur cette mince ligne de crête qui,
tantôt se donne sous la Lumière de l’Adret,
tantôt sous l’Ombre de l’Ubac.
Oui, vous tressaillez,
oui, vous frémissez
et ce Bleu qui se décolore,
passe par toutes ses intimes nuances,
teinte qui décroît s’altère successivement
BARBEAU
COERULEUM
CIEL
DENIM
ÉLECTRIQUE
DE FRANCE
pour s’abîmer dans
la TURQUOISE
laquelle cède déjà au VERT
ce qui constituait sa nature,
sa forme première dont on pensait
qu’elle était fixe pour l’éternité.
Alors, La BLEUE,
quand êtes-vous la plus Réelle,
quand êtes-vous le plus dans votre Vérité,
quand êtes vous en vous sans débord,
sans compromission ?
Et cette teinte TURQUOISE
que vous arborez si fièrement,
n’est-ce déjà du SONGE, donc de la FOLIE
qui sinue parmi le lacis de votre cortex,
y allume ses feux de Bengale,
y tire ses salves de joyeux artifices
alors que vos bras et vos jambes sont pris
d’une épileptique dans se Saint-Guy ?
N’est-ce ceci que vous vous êtes
toujours refusée à admette,
sous la férule du souverain Principe de Raison ?
Il vous encageait, il soumettait votre esprit
aux vertus muriatiques d’une sacro-sainte Vérité
dont il ne vous fût jamais venu à l’esprit
de le remettre en question,
d’instiller en son derme
ce que vous considériez
tel le poison du doute.
Je pense, certainement à raison,
que vous vous considérez
en-deçà de l’Épanchement,
bien au chaud dans votre cocon douillet,
sorte de monade close qui vous met à l’abri
de bien des soucis, de bien des embarras.
Je pense, certainement à raison,
que vous me situez
au-delà de l’Épanchement,
plongé au sein de mon arbustive Folie.
Mais, postuler l’Essence de l’Autre
est toujours un risque, au simple motif
que nous aurions bien de la peine
à tracer les contours de la nôtre.
Mais ici, il faut sortir du discours rationnel,
du logos qui nous ligotent et nous imposent
des schémas de pensée sur-mesure,
il faut recourir à la métaphore,
seule capable de lever le voile
qui obture nos yeux,
contraint notre pensée,
obère nos jugements.
Vous, La BLEUE, imaginez ceci :
si vous le voulez bien,
nous allons nous livrer
à un petit examen numismatique.
Prenons une pièce de monnaie.
Vous êtes le Revers ou Pile,
ce côté qui porte la valeur numérique,
laquelle peut recevoir des prédicats précis,
se situer dans une hiérarchie,
occuper une position exacte,
ceci déterminant les qualités
essentielles de la Raison.
Je suis l’Avers ou Face, ce côté
qui porte l’épiphanie d’un visage,
visage qui, selon les fantaisies de la Nature,
peut se donner de telle ou
de telle manière indéterminée,
aussi bien l’image du Souverain en sa majesté,
aussi bien celle du Fou d’Érasme faisant
s’agiter son bonnet à clochettes.
Situons-là, cette face, du côté du Songe et de la Folie.
Et, me direz-vous, que faites-vous, métaphoriquement,
de ce fin liseré de la Carnèle qui sépare
la pièce de monnaie en deux versants distincts ?
Eh bien, ce liseré qui porte la « légende »
n'est rien moins que l’Épanchement
du Revers dans l’Avers
et, symétriquement,
de l’Avers dans le Revers.
Autrement dit l’effusion, l’expansion
d’un régime dans l’autre :
La Folie dans le Réel,
le Réel dans la Folie.
Si la Carnèle porte la Légende,
les mérites d’un Roi, par exemple,
cette Carnèle est avant tout
Langage, médiation, relation.
Or il me plaît et me convient
de dire, La BLEUE,
que le Langage témoigne du Rêve,
révèle le Songe, manifeste l’Imaginaire,
ce dernier si près de la « Folle du logis »,
que le Langage se fraie un chemin et,
sous la pression de la Norme sociale,
se canalise, se discipline,
sa figure ne portant plus trace de son origine.
De torrent impétueux qu’il était,
l’Orage du Dieu en quelque façon,
l’Éclair du Tonnant,
il devient cette simple docilité,
ce murmure inaperçu, ce silex poli
qui ploie sous les fourches caudines de la Raison.
Seul le Poème en sa haute venue
témoigne encore de ce Feu qui l’habite,
de cette Foudre dont il provient dont il ne demeure,
la plupart du temps, qu’un mince filet d’eau,
une prose pas plus haute
que le brin d’herbe dans la prairie.
La BLEUE,
que vienne donc la Folie,
que Tonne le Poème,
qu’Éclaire le Vers,
nous avons tellement besoin de Clarté
en ce siècle si éloigné de celui des LUMIÈRES.
Si éloigné. N’en demeure qu’une étincelle
sous la cendre. Oui, sous la cendre !
La Folie appelle le Réel.
Le Réel appelle la Folie.
Sortirons-nous jamais
de ce balancement
pareil à celui du nycthémère :
le Jour, la Nuit, le Jour, la Nuit ?
Est-ce possible ?
Est-ce seulement souhaitable ?
Est-ce envisageable sous le sceau de l’humain.
Toujours le SENS est donné par ce rythme
du mouvement d’un mot à l’autre,
d’une chose à l’autre.
Nul sens qui soit inerte, immuable.
Toujours un point qui se
déplace dans l’Univers
et ne trouve jamais son repos.
Où la Vérité ? Où le Réel ?
Où le Songe ? Où la Folie ?