Peinture : Barbara Kroll
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Vraiment, je ne sais où je vous ai aperçue. Peut-être sur le quai d’une gare, dans un couloir d’hôtel, parmi les rayons d’un Grand Magasin, au hasard d’une rue. Mais qu’importe ! L’essentiel est bien ce qui reste de vous, comme lorsque, au détour d’un chemin de printemps, après avoir dépassé un bouquet de lilas, la fragrance généreuse vous suit longtemps sans que vous puissiez connaître, dans l’instant de votre souvenir, la cause qui en a produit la subtile efflorescence. Sans doute n’existe-t-il pas de plus grande joie que d’éprouver quelque gratitude face à la vie, que de sentir, en soi, ce bourgeonnement dont nul dessin ne pourrait tracer les contours. Il y a comme une divine excitation à situer son plaisir dans le flou, à obombrer son désir de quelque obscurité qui en accroît indéfiniment le charme. Alors on se croit sur le rivage lumineux d’un rêve avec, cependant, suffisamment de zones indistinctes pour qu’il n’apparaisse nullement à titre de facsimilé de la réalité, mais bien en son essence dont vous conviendrez avec moi, combien elle est fugitive, combien cette eau limpide qui s’écoule de vos doigts est le lieu d’un ineffable sentiment de Soi. Parfois faut-il instaurer quelque distance avec sa propre chair pour en sentir la texture nacrée, y deviner de larges rivières de sang qui charrient, en un seul flot pourpre, nos souhaits les plus intimes, nos secrets les plus anciens, ils dormaient dans la nuit d’une crypte, voici qu’ils brasillent dans le bleu de l’aube à la façon d’étoiles nocturnes mourant au seuil du jour. On est ébloui, on se sait plus quel est le lieu de son être, l’ubac dans lequel notre repos se dissolvait, l’adret qui nous convoquait à la fête des sens.
Ce qui m’apparaît, ici et maintenant, à la façon du plus grand mystère, la précision quasi-chirurgicale avec laquelle votre portrait se donne à moi, il pourrait être une toile posée sur le mur de ma chambre, qu’un premier rayon de soleil viendrait visiter de sa douce insistance, à la manière de ces lames de palmier qu’un harmattan discret fait osciller sans que nul n’en perçoive l’invisible flux. Ce qui, sans délai, s’imprime dans le creuset de ma volonté, restituer votre image telle que mon imaginaire la reçoit, un don infini que nul temps ne pourrait faire se dissoudre. C’est sur un fond Bleu de Nuit avec quelques traînées d’Azur et d’Électrique, un genre de marée océanique venue du plus loin du temps, une sorte de chaos liquide, de naissance vénusienne étonnée de surgir à même la peau agitée du Monde. Et je ne cite le chaos nullement en un sens de pure gratuité. Du chaos, en effet, vous semblez être l’effusion simple, votre visage témoignant à l’évidence d’un tumulte intérieur dont votre air sérieux ne parvient guère à dissimuler le charivari.
Savez-vous l’amplitude du trouble qui s’instille en mon âme lorsque je me mets en quête de découvrir la VRAIE nature d’un Être, que ce dernier fasse partie de mon horizon habituel, qu’il s’illustre à la manière d’une fiction, qu’il se lève des images d’un songe. C’est toujours un grand bouleversement, c’est identique au fait de pénétrer dans la « Cité Interdite », d’en franchir les multiples portes, d’en contourner les tours, de parvenir enfin au « Pavillon de la Pureté Céleste », d’y déchiffrer, dans d’énigmatiques sinogrammes, les Mystères du Monde. Mais je ne filerai davantage la métaphore car c’est de Vous dont il est question, uniquement de Vous.
Donc, sur ce bleu qui est votre nuit, vous émergez mais à presque vous y confondre tellement le nocturne parait vous habiter tout comme il définit la dame blanche, cet oiseau maléfique, funèbre, qui passait jadis pour le messager de la Mort, cette chouette effraie que l’on clouait sur les portes des granges pour se protéger du mauvais sort.
Oui, je dois bien l’avouer, ma description est noire, pessimiste, semée des flèches du plus pur effroi. Mais comment pourrait-il en être autrement, votre visage est si blafard, si lunaire, effigie de Colombine triste livrée aux affres d’un destin dont on suppute qu’il ne peut que vous être funeste, vous poinçonner à l’aune d’un irrémissible chagrin. Cet air penché que vous affectez, est-il le signe de quelque irrémédiable affliction dont vous seriez atteinte, dont, comme au fond d’un puits, il vous serait impossible de remonter au grand jour ? Et vos yeux, ces immenses soucoupes, cette aire dévastée que de violents cernes reconduisent à une mélancolie sans fond, à une perdition en voie de s’accomplir, peut-être de parvenir à son terme, autrement dit sur le point de vous conduire à trépas ou, à tout le moins, à vous précipiter dans de bien étranges et douloureuses douves. Rien en vous qui manifesterait le signe d’une possible joie. Face à la lumière de l’existence, vous êtes une braise qui gît sous la cendre, dont jamais vous ne pourrez ressortir.
La femme à la cravate noire »
Source : Le Spirituel dans l’art
Å vous observer depuis la meurtrière de mon imaginaire, voici que surgit en moi une pure évidence. Ne seriez-vous pas la réincarnation de cette « femme à la cravate noire » peinte par Modigliani ? Tellement d’analogies de Vous à Elle, si ce n’est que le Modèle du Peintre est bien plus coloré, rose aux joues, pulpe carmin des lèvres. Mais c’est moins de couleurs dont il s’agit que de cet incoercible penchant à se réfugier dans les fondrières d’une introspection ne tutoyant que le vide. Ceci, cette insondable incomplétude, est-elle liée à la perte d’un être cher ? A un chagrin d’amour inconsolable ? Ou, tout simplement, est-ce la tonalité de votre caractère qui vous place ainsi dans des rets dont il semble que nous ne puissiez vous en exonérer ? Peut-être même, est-ce vous qui en fixez les conditions d’apparition, liée que vous êtes par une manière de serment personnel à la dimension d’une angoisse, d’une inquiétude permanentes ? Comme si l’abîme de la tristesse était à jamais le seul endroit dont vous puissiez quotidiennement faire l’épreuve. Étincelle s’abreuvant à sa propre condition, en réalité un feu brasillant avant de s’éteindre définitivement, de connaître les rives étroites d’une ombre éternelle.
Il m’aurait été bien plus agréable de vous situer dans ces zones d’immédiate beauté, là où vivent les Êtres élus par le destin à la manière de brillantes comètes. Mais, la cruelle évidence est celle-ci, même un unique fil de cheveu lumineux ne vient nullement rehausser le portrait que j’ai tracé de Vous. Mais je crois qu’il ne vous faut nullement désespérer. Vous n’êtes pas la seule à être dans ce cas, à tutoyer ravins ombreux et combes humides, tout un peuple de Quidams y grouille et y persévère, tout comme moi, l’Écriveur de votre étrange dérive. Et si j’ai pris quelque plaisir à vous décrire, certes altéré par tant de tristesse vacante, c’est bien au motif de vous rejoindre en qui vous êtes, Vous l’Exilée, moi l’Apatride car nul sur Terre ne l’habite vraiment en sa forme pleine et entière. Tous, nous tâchons de plaquer notre territoire mouvant, selon les limites de tel Pays, de tel Continent, tous nous sommes à la recherche de nos propres tropiques, de méridiens clairs qui nous fixeraient de façon indubitable dans les limites de notre Humaine Condition.
Mais loin s’en faut que notre propre silhouette ne coïncide avec ce qu’elle devrait être, une ligne sûre d’elle, de son tracé, une ligne qui nous déterminerait selon nos vœux les plus chers. Condamnés nous sommes à errer dans de sinueux chemins longés de fondrières, assurant l’un de nos pieds sur un sol ferme, alors que l’autre ne connaît que la boue en son illisible retrait. Mais, si cela peut en quelque manière vous rassurer, le fait que j’ai pu me glisser en vous quelques instants, je suis moi-même un peu plus rasséréné de vous avoir connue aussi bien que je pouvais le faire à partir de cette image flottant parmi tant d’autres. Et s’il existe une possible réversibilité des situations, ce que je crois au plus profond de moi, sans doute pourrez-vous à votre tour disserter sur qui je suis, m’inclure dans vos rêves, me modeler au gré de votre imagination. Je ne doute guère alors que nous serons deux sosies, deux destinées communes naviguant de concert sur la même chaloupe pour une destination inconnue. N’est-ce pas là l’une des plus belles tâches qui incombe aux « Voyageurs de l’inutile » que, par définition, nous sommes Tous et Toutes ?