Esquisse : Barbara Kroll
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[Incise : une écriture du flottement – Parfois, les choses sont-elles stables, notre avancée sur les chemins de glaise, assurée de ses pas. Nos assises sont concrètes, notre profonde nature amarrée au socle de la terre. Nous sommes semblables à ces rochers diluviens qui n’ont cure ni des ans, ni des siècles et vivent leur vie de rocher à l’abri de quelque servitude que ce soit. Parfois, au contraire, nos pas sont-ils fragiles, légers, à la limite d’être dénués de sens. Nous devenons alors ces êtres de l’incertitude, de l’irisation, livrés pieds et poings liés au caprice du Noroît, aux sombres humeurs de l’Harmattan, aux coups de boutoir du Ponant. Mais si nous devenons diaphanes, ceci n’incline guère en direction d’une ataraxie qui nous indiquerait le lieu atteint de quelque sérénité. Nous devenons, à notre grand désespoir, de célestes courants, certes, mais infiniment ballotés, livrés aux mouvements divers, perdus en quelque sorte à eux-mêmes, manières de ballons captifs dont les amarres soudain rompues, les livreraient aux affres d’une errance sans fin. C’est toujours un sentiment de perte, l’écueil qui nous livre, hagards au vertige d’un abandonnisme. Notre être est fragmenté, notre esprit délié de lui-même, notre intellect aux abois et nos percepts deviennent si flous que rien ne nous rencontre plus qu'un "vide sidéral" comme il est dit dans le texte qui suit.
Alors, comment continuer à se dire alors que l’œil du cyclone se rapproche et menace de nous engloutir ? Les pouvoirs du langage, par essence, sont immenses mais il arrive que les mots s’effraient, se retirent sur la pointe des pieds et nous laissent en plein Désert, les yeux vides, les mains ne traçant plus, sur le papier, que des pleins et des déliés sans réelle consistance. Malgré tout on veut écrire à l’aune de ce fourmillement intérieur qui nous étreint et menacerait de métamorphoser notre horizon en un simple raz-de-marée lexical dont nous aurions bien du mal à émerger encore, n’assemblant des phrases que de pur hasard, convoquant les mots d’une armée en déroute. Et cependant nous ne nous résolvons nullement à demeurer en silence. Nous écrivons, tantôt en prose, tantôt sur le mode poétique. Nous sentons bien qu’il y a un flottement, que la « logique » du langage est malmenée, que bien plutôt que de s’enchaîner selon une naturelle inclination, les mots glissent, sortent de leurs coques, poudroient l’espace en une manière d’illisible frimas. Mais renoncer serait pire et les phrases, peu à peu, titubant et claudicant, sortent de leur étui d’étoupe afin de témoigner. Mais témoigner de quoi ? Non du langage mais de la torsion que nous lui faisons subir, des contraintes et des déformations que nous lui imposons. Certes, en arrière-plan de notre pensée, nous savons qu’il faudrait avoir recours à un paralangage, à un métalangage mais alors nous serions seul à nous comprendre et nos essais se solderaient par des énonciations surréalistes sans signification pertinente.
Tout langage structuré repose sur les principes indépassables de la dialectique dont le fondement ultime est la Raison et seulement la Raison. Sans doute, lors des périodes de plus grand tangage, conviendrait-il de créer la catégorie de « l’ir-raison » afin que le langage, coïncidant enfin avec notre état d’âme, les mots que nous jetons sur le clavier soient autre chose que des coquilles vides, bien plutôt des sécrétions immédiates de notre esprit dont la Folie, un instant maîtrisée, se donnerait de telle ou de telle manière, sans doute un sabir pour le Lecteur, mais une jouissance intime pour nous, Écriveur. Dès lors, pourrait-il y avoir liaison Lecteur/Écriveur au travers de phrases qui tanguent et oscillent ? Ceci pose le redoutable problème de la compréhension/interprétation d’un texte, ce processus n’étant jamais doté d’une naturelle évidence, loin s’en faut.
Ce que je dis là, dans mon texte, comme dirait Marguerite Duras en substance : « ce que j’écris là, j’ai mis vingt ans à l’écrire ». Oui, nous ne sommes jamais que des Insulaires qui tâchent de rencontrer d’autres Insulaires et le projet est aussi périlleux qu’incertain. Quand bien même, adeptes de l’introspection, nous nous connaîtrions « sur le bout des doigts », comment l’Autre, l’Étranger, par définition, pourrait-il sculpter notre propre statue autrement qu’au prix d’hypothèses nécessairement fallacieuses, dentelles infinies d’approximations, plans sur la comète dont le palimpseste usé ne révèlerait plus que quelques traces diluées aux confins du temps ?
Ce dont il faut convenir,
c’est que toute Écriture
demeure un mystère,
que le Lecteur lui-même
est mystère,
que l’Écriveur
est mystère
et que cette abrupte tautologie ne saurait trouver d’explication hors d’elle-même. Tout langage, par destination, décrit toujours un large cercle herméneutique, éparpillant, ici et là, quantité de sèmes dont même l’analyse scrupuleuse du plus habile Investigateur d’une antique Babel ne parviendrait nullement à traduire le hiéroglyphe. Il nous faut nous l’avouer, et je crois déjà avoir écrit ceci quelque part, nous sommes des Champollion aux mains vides. Chers Lecteurs, Lectrices, les hiéroglyphes vous attendent ! ]
*
Cela vient du fond des âges.
Cela vient du fond du temps.
C’est au plus loin de l’espace,
en quelque endroit qui ne dit
nullement son nom.
C’est une simple lueur.
C’est un signe
avant-coureur
de la lumière.
Cela n’a pas de parole.
Cela se vêt de silence.
Et c’est précieux ainsi,
de se retenir
au bord des choses,
de ne nullement
en offenser la forme.
Et c’est ce qui confirme
le tragique de notre condition.
Sa possible joie aussi
qui en est le revers.
Nous, les Vivants sur Terre,
que faisons-nous,
sinon attendre un signe
qui nous dise le lieu
de notre être ?
Il y a tellement de brume
au large des yeux !
Il y a tellement d’étoupe
au large du corps !
Il y a tellement de doute
quant au fait d’exister !
Du Néant nous sentons
le souffle livide,
du Néant nous dessinons
les contours à même
le tissu sidéré de notre peau.
Mais nulle réponse.
Ni de ce qui vient de loin,
ni de ce qui n’a nul visage,
ne saurait en avoir.
Car exister est ceci
qui nous fixe à la toile de la vie
sans qu’il ne nous soit possible
d’en évoquer la mesure.
Tout est toujours en fuite de soi.
Tout est toujours ce nuage léger,
ce vent qui se distrait de lui-même,
ce flocon perdu parmi les lames du blizzard.
Alors, afin de ne nullement désespérer, nous tressons, tout au creux de notre imaginaire, des images qui toujours se dissolvent comme sur la cendre des ardoises magiques. Tantôt, sur cette nappe de gris infini, nous sommes de Blancs Pierrot, d’impalpables Colombine mais le jour nous rattrape qui efface nos songes, les reconduit à l’abîme, dans un gouffre si profond qu’il semble privé de fond, que ses parois flottent dans quelque infini dont nous ne possédons nullement le chiffre, seulement la vibration d’une fugue quelque part bien au-delà de nos pathétiques figures.
Ce que nous aurions voulu :
déborder de nos êtres,
posséder un corps léger
doué d’ubiquité,
ici sur les sillons de glaise,
là-bas en de célestes altitudes,
là-bas encore avec notre
corps démultiplié,
dédoublé en écho,
amarré à Soi avec l’ardeur
de quelque certitude.
Nous aurions voulu, au terme d’une profonde méditation, nous révéler tels qu’en nous-mêmes nous nous éprouvions depuis la margelle luxueuse de notre espoir. Mais, rêvant les yeux ouverts, nous savions, depuis la nuit des temps, que nous ne serions jamais qu’un flottement, un esquif sur des flots tumultueux, une simple girouette avec laquelle le Noroît jouerait, en réalité nous serions sans attache réelle, livré à qui-nous-sommes, sans que nous ne puissions tracer le premier mot de notre propre histoire. Un genre de mutité, de parole sourde à ses propres incantations, de formule alchimique creuse, infiniment creuse.
Alors, parfois, depuis l’événement indicible qui nous étreint, à défaut de parole, en l’absence de tout geste qui en évoquerait le galbe, nous nous livrons, sans délai, à quelque fantasmagorie dont nous sommes, tout à la fois, le centre et la périphérie. Appuyé sur le vide, c’est à peine si nous émergeons de l’indistinct, c’est tout juste si notre image se maintient au-dessus des grands fonds, si un flux aussi soudain que violent ne nous enjoindrait de rejoindre l’obscurité des abysses. Cette forme humaine plus qu’humaine, dont nous eussions souhaité qu’elle fût notre emblème, voici qu’elle paraît se dissoudre en une manière d’étrange gémellité sans consistance.
Nous nous hallucinions entiers, finis en quelque sorte, même doubles si c’était le prix à payer, mais d’un double logique, possédant ses abscisses et ses ordonnées, sa position dans l’espace, son caractère aisément déterminable, son objectité en quelque sorte et nous n’étions jamais que le résultat provisoire d’une genèse douloureuse, un corps glauque non encore séparé de la blanche résine qui le portait au jour. Cette existence que nous projetions unique, singulière, insolite à plusieurs titres, elle ne faisait que se confondre en un bien étrange maelstrom avec une Forme Homologue, véritable bégaiement du vivant cherchant à s’extraire de sa douloureuse tunique.
Tout à la fois, nous étions
et n’étions pas.
Tout à la fois nous pensions
et ne pensions pas.
Nous étions en dehors de toute syntaxe, absents d’une sémantique qui eût pu traduire en nous les sentiments que nous ne pouvions exprimer. Quelqu’un au Monde imagine-t-il plus grande aberration, mal plus incurable que le fait de ne nullement s’appartenir,
d’être une simple Esquisse,
une Forme double,
une Aberration,
un Être nullement
parvenu à l’Être ?
Mais comment donc exister sous les fourches caudines d’une Réalité Siamoise : être, en un seul et même mouvement, Soi et l’Autre ; l’Autre et Soi, l’Unité et le Multiple, le Multiple et l’Unité sans même qu’il y ait de césure, de virgule pour séparer les Deux Mots de cette phrase elliptique ? Une manière d’énonciation aphasique girant tout autour du Verbe sans en reconnaître la riche texture, le tissu sans pareil.
Décrire suffirait-il à donner du sens ? Un sens peut-il émerger du non-sens ? Mais qui donc pourrait le savoir ? Il faut plonger au cœur de l’événement et attendre que ce dernier, de lui-même, vienne jusqu’à nous et nous tienne quelque langage qui nous placerait au cœur de qui-nous-sommes, cette Étrangeté d’Être dont nul, jamais, ne parviendra à décrypter le secret. Alors, parlant de cette image qui a servi de prétexte (pré-texte), à mon texte, je ne sais de qui je parle vraiment.
Si c’est de Vous.
Si c’est d’un Homme
abstrait en son essence.
Si c’est de moi, du pli
dolent de ma conscience.
Le Réel est si multiforme, si imprécis parfois que l’on ne sait plus si c’est lui qui nous visite, si c’est nous qui le visons à l’aune d’une vision trouble, si même il possède une substance tangible, si l’on peut l’étreindre et le placer dans l’écrin de quelque certitude. Alors, il n’est pas rare que l’on progresse à l’estime, que l’on se place sur le mât du Hunier, tout en haut de la goélette, que l’on visse la lunette au bout de ses yeux et que l’on décrive, dans une sorte de vertige, ce qui nous provoque et nous met au défi, sinon de le comprendre, du moins de le dire selon essais et approximations, selon tâtonnements et hypothèses hasardeuses. Parfois, le langage, le subtil langage hésite-t-il à se prononcer tellement la tâche de décrire le Réel semble être une entreprise sans fin, nul mot ne coïncidant avec ce qu’il souhaiterait évoquer. Et même le langage intérieur tourne à vide et les mots sont de grosses boules d’ouate qui, faute d’être entendus, s’abîment dans une illisible parole, coups de gong inaperçus qui se dissolvent à même leur chute dans la citadelle étroite du corps. Mais il faut bien proférer, n’est-ce pas ? Ne le ferait-on et les mots retourneraient contre nous leurs salves soudain devenues meurtrières et nous pourrions mourir de n’avoir point reconnu notre essence, de l’avoir conduite dans une voie sans issue.
Forme blanche
contre Forme blanche.
Deux opalescences en miroir,
deux reflets l’un en l’autre confondus.
C’est la Blancheur qui domine
en tant que nature même
de l’effacement.
Mais qui sont donc
ces mystérieuses Formes ?
Est-ce simplement NOUS,
notre statuaire autistique,
un redoublement de Soi,
un enfermement cellulaire,
une prison sans murs,
ni barreaux, ni fenêtres ?
Le Vide est absolument sidéral.
Le Vide meurt de
n’être point nommé.
Le Vide réclame sa part
et voudrait nous manduquer,
afin que de cette appropriation
naisse, en lui,
l’amorce d’une plénitude.
Car, savez-vous,
rien n’est pire,
pour le Vide,
pour Soi,
que d’éprouver,
dans l’espace libre
de son corps, une faille,
l’immense vacuité
que rien n’habite si ce n’est
la rigueur de quelque vent hivernal
avec ses breloques de givre,
avec ses boules de gel
et alors on est réduit
au moins que Rien,
alors on connaît
l’effroi de ne plus vivre,
de hanter de sombres coursives
où hurle un infini silence.
Mais Qui est Qui dans cette approximation visuelle ? Dans cette mare de Blanc qui nous égare et nous ne sentons plus ni les contours de notre corps, ni la consistance de notre esprit ni la légèreté de cristal de notre âme. Partout est la nappe sourde de neige qui nous ensevelit. Partout sont les congères qui obturent nos oreilles, emplissent la libre cavité de nos yeux, scellent notre bouche comme si nous étions de simples Gisants dans la lumière avare d’une crypte. Certes, il y a bien l’ébauche d’yeux. Mais que peuvent donc voir des yeux qui ne sont pas finis, qui n’ont ni cristallin, ni pupille, des yeux aveugles qui ne verraient même plus l’intérieur du corps, cet impénétrable cachot livré aux seules rumeurs du sang, aux déflagrations ossuaires ?
Certes, il y a une amorce de bouche. Mais c’est bien d’une longue balafre dont il s’agit, d’un meurtre, d’une fête sanguinaire et barbare. Mais que pourraient donc articuler ces lèvres, si ce ne sont de terribles imprécations, sinon proférer des condamnations à mort ? Et l’épiphanie de ces visages, n’est-elle qu’une représentation minimaliste du Néant, lequel toujours rôde et nous menace continûment du meurtre auquel ses couleuvrines sont, par essence, destinées ? Et les deux corps soudés, sont-ils encore des corps ? Ne seraient-ils plutôt de simples linges fantomatiques qui auraient pour seul but de nous immoler dans leurs rets, d’annuler notre incompréhensible prétention à vivre ? Certes, au bas de ce qui pourrait être des corps, comme des jambes repliées qu’enserre un étroit fourreau de laine noire. Mais ce n’est pas la « laine » qui nous interroge, mais c’est le « noire », cette dimension d’un deuil à peine avoué, chuchoté du bout des lèvres.
Le Blanc est Néant.
Le Noir est Deuil.
Comment sortir de cette aporie, sauf à s’y précipiter tête la première et renoncer enfin à Être, puisque, cette image nous le dit,
nous ne sommes qu’un Zéro
avant la suite des nombres,
qu’un silence avant la parole,
qu’une blanche méditation
avant la pensée,
qu’un souffle avant
le saut dans l’amour.
Nous ne sommes,
et ceci pour l’infini
des temps à venir,
de bien Étranges Esquisses
et notre Être supposé se dissout
dans cette mare de blanc,
dans ce marigot de cendre,
seul espace possible pour
une impossible présence.