« Histoire brève »
Barbara Kroll
***
[Mon écriture : une histoire toujours à recommencer
Exister, c’est toujours exister la même histoire
Aimer, c’est toujours aimer une unique Amante
Écrire, c’est toujours écrire les mêmes mots
Ma postulation est-elle au moins exacte, fondée en vérité ? Ou bien est-elle, au contraire, pure fantaisie ? Nombreux Ceux, Celles qui se ruent avec délice sur la première expérience venue, en épuisent le sujet et meureut à eux, à elles, afin que, rénovés, ressourcés, ils puissent expérimenter à nouveau, mais sous d’autres latitudes, sous d’autres horizons, privilégiant la surprise, le changement, l’innovation, la fraicheur, enfin tout ce qui présente visage inconnu et sature jusqu’à l’excès leur désir d’emplissement de Soi. Toujours une nouvelle épiphanie, toujours un nouveau continent qu’ils n’auront de cesse de défricher jusqu’à la prochaine et excitante exploration. Question de tempérament sans doute, question de ressenti, de vitesse de Soi par rapport au rythme du Monde. Car à vouloir posséder le tout du Monde, l’altérité en son visage pluriforme, on ne parvient qu’à dessiner le cadre d’une utopie, on s’oublie soi-même, on s’annule en quelque sorte à même la multiplicité, la dispersion, à même une scintillation qui nous conduit bien plutôt à la cécité qu’à l’exercice de la lucidité.
Notre Monde contemporain est trop pressé, trop fasciné par les fragments polychromes d’un kaléidoscope fou. Le très bel Écrivain qu’est Milan Kundera, faisant « L’éloge de la lenteur » dans le roman-essai éponyme, ne trace-t-il la voie d’une certaine sagesse qui se donne sur le mode de la retenue, du silence, d’un recueil en Soi, d’une nécessaire modestie qui, faisant le choix de tracer toujours le même chemin, nous invitent à la profondeur, à l’intime exploration de Soi (cette joie sans pareille), rejetant l’éparpillement qui, correctement analysé, n’est que le symptôme d’une fuite éperdue devant le tragique de notre Finitude. Une citation, extraite de son livre, situera la mesure exacte d’un mérite qui, aujourd’hui, se trouve enseveli sous les strates d’intérêts multiples, de rituels nombreux, pléthoriques dont notre civilisation est le miroir, mais un miroir sans tain qui ne parvient plus à refléter sa propre image. Sous sa phrase :
« la discrétion qui, de toutes les vertus, est la vertu suprême »,
entendons l’écho d’une manière d’exister qui, loin de s’abreuver à mille sources, n’en privilégie qu’une seule, préférant une eau pure et simple à une boisson frelatée au motif que les mille usages que l’on en fait lui ôtent l’essence dont elle bénéficiait originellement. Bien plutôt que de s’éparpiller dans la fascination de mille sillons, en tracer un seul et l’approfondir afin qu’une vérité se révélant, celle-ci pût nous convoquer aux purs délices d’un creusement de Soi, du Monde, de l’Autre. Sans doute existe-t-il une ivresse de l’éparpillement, de l’éclat scintillant, de la multitude. Sans doute existe-t-il une profonde joie à tracer son propre sillon dans l’Unique, à en parcourir mille fois la glèbe lisse, lumineuse, à faire fructifier le grain que nous logeons en son sein, la belle moisson est au bout qui nous dit le lieu intime de notre être. Bien plutôt dans le sobre de l’unité que dans l’excès de l’éparpillement.
Mais ici, il convient de reprendre le titre de ce paragraphe : « Mon écriture : une histoire toujours à recommencer ». Oui, je crois profondément que nous, Hommes, Femmes, ne faisons que tracer inlassablement la même ornière, tout comme notre respiration, notre alimentation réitèrent leur trajet physiologique. Toujours nous enfonçons le coutre de notre conscience dans le derme têtu du réel, tâchant d’en extraire, sinon une vérité définitive, du moins quelque nourriture pour le corps et l’esprit, du moins quelque certitude qui rougeoiera tout au bout de notre vision, qui sera un fanal brasillant à l’extrémité du tunnel ténébreux dont, parfois, souvent, notre existence est le cruel symbole. Car avancer sur le chemin de l’exister, bien loin de s’émietter sur mille voies multiples, nécessite, je crois, la manifestation d’un unique Orient selon lequel diriger l’hésitation de nos pas.
Ceux, Celles qui parcourent les lignes de mon écriture y retrouveront, dans le silence de la glaise, le plus souvent, d’identiques ferments. Des thèmes y reviennent. Des obsessions s’y déploient. Des manies s’y illustrent. Car l’écriture, si elle possède bien quelques vertus a ceci de précieux, qu’elle trace la voie de notre Être, pose, au hasard des chemins, mille cailloux blancs qui disent notre aventure, si peu étrangère aux pas que fait, dans l’exister, le Petit Poucet. Par définition, nous sommes des êtres de la multitude, du morcellement, aussi cherchons-nous la voie qui nous recentrerait sur une unique tâche, nous connaître nous-même en tant que possible unité.
Alors, que faire d’autre, pour rassembler les tessons épars de la poterie que, métaphoriquement, nous sommes, si ce n’est de s’abreuver continûment à la même source, de manière à ce que notre être, enfin rassemblé, puisse connaître sa propre logique interne et progresser sur un unique chemin. J’ai la conscience aiguë, mais nullement désespérée cependant, que mon écriture, pareille à une eau de pluie, ruisselle toujours dans les mêmes gorges étroites, s’épuise à poursuive d’identiques chemins de poussière. Qu’en reste-t-il au final, si ce n'est une résurgence, ici et là, au hasard des consciences qui s’y arrêtent un instant, y papillonnent, y butinent, ici et là, une phrase, un mot, puis volent vers d’autres nectars, les sources auxquelles s’abreuver sont tellement multiples, tellement chatoyantes. Nul ne s’arrête jamais longtemps sur une provende, il y a profusion et La Vie bat la chamade qui n’aime ni les haltes, ni les visions trop prolongées, l’aiguillon est là qui fore la chair et demande son dû d’autres nourritures terrestres, il y a tant de fruits à cueillir à portée de la main, à portée de l’acuité du désir.
Aussi, tout Lecteur, toute Lectrice qui s’aventureront dans la lecture du texte qui suit, fouleront certainement des terres connues, reconnaîtront des paysages déjà rencontrés, peut-être des êtres familiers. Pour ce qui est de la tâche d’écrire, laquelle est de nature quasiment obsessionnelle, le soc fouille et retourne constamment la même glaise, parfois selon des images qui ne se renouvellent qu’à évoquer d’identiques sources. Une même eau de fontaine coule à laquelle s’abreuve Celui, Celle qui consentant à la tâche de lire. Oui, car lire est une tâche, une épreuve et c’est bien en raison de ce motif que la plupart des textes disparaissent sous les images qui les annoncent puisqu’en notre contemporaine « culture », nul écrit ne saurait s’exonérer du « spectacle » qui le porte et le justifie, ce dont les Réseaux Sociaux sont friands à l’excès. L’image se donne comme la pointe avancé de la création, le texte ne venant à sa suite qu’à titre de décoration. Aussi le Langage, le sublime Langage est-il en grand danger de ne plus reconnaître, dans le visage qu'il tend au Monde, que l’artefact déformé de son essence, donc un produit consommable et jetable comme tout autre objet de consommation.
Bien évidemment cette vision étroite du Langage, en pervertit la fonction, en travestit la nature même qui est du ressort de l’Être, nullement d’un produit qui trouverait, ici et là, au hasard des événements, les lois de sa manifestation, à savoir la réification d’une Idée, la cristallisation de ce qui ne saurait l’être, les motifs de la pensée ne pouvant jamais se réduire à l’objet qui en tiendrait lieu. Mais qu’attribuer en tant que prédicat à l’Écriture dans ce monde foisonnant qui défait chaque jour ce que le jour précédant avait élevé au mérite d’une vérité ? Les choses de la Pensée, de l’Art, de la Raison semblent n’avoir plus de centre et volent ici et là, tels des phalènes fous de n’être point reconnus. Paraphrasant le mot de Martin Heidegger, substituant au mot « Pensée » placé à l’initiale de la phrase, lui substituant le mot « Écrire », ne conviendrait-il pas de dire :
« Écrire, c'est se limiter
à une unique idée,
qui un jour demeurera comme
une étoile au ciel du monde. »
*
[De l’Écriture et d’elle seule,
dépouillée de tous ses colifichets
libre de toute image
qui en soustrait le sens
bien plutôt que d’en augmenter
la ressource.]
*
Sur l’image de Barbara Kroll,
s’il faut, parfois, céder aux Sirènes
des Réseaux Sociaux,
là où la fonction iconique
supplante le Langage
et en tient lieu le plus souvent.
Une « révolution Copernicienne »
dont sans doute il convient de penser
qu’un pan entier de la Culture
s’effondre sous nos yeux,
tel un attristant « Château de cartes »
dont, bientôt, il ne subsistera plus
que des cendres. si cependant
une « renaissance »
est encore possible.
Quel Phénix en renaîtra
en notre siècle
préoccupé bien plus
de Matière que d’Esprit ?
Ceci, cette « braderie
du Langage »
au profit de ce qui
n’est nul Langage,
qui en atténue le sens,
en pervertit la forme.
Il faudrait le graver
en lettres de feu
à la cimaise du Monde
sur l’écorce des arbres
sur la peau encore disponible
des Enfants
eux qui tiennent l’avenir
au plein de leur Conscience
de leur CONSCIENCE :
Le Langage est une exception
Le lieu de la manifestation
D’une Pure Essence
Ou bien il n’est
RIEN
*
(Donc à partir de l’Image,
Non en tant qu’Image, seulement
Comme motif prétexte à écriture
Nullement en tant que fondement
Le Langage est à lui-même
Son seul et unique fondement.)
*
Que faut-il pour arriver à l’Être ?
Il faut une grande pièce blanche.
Mais blanche d’une pure Blancheur.
Aucune trace n’y doit être visible.
Une manière de Zone Boréale
qui vivrait en Soi,
uniquement en Soi.
Pièce semblable
à la cellule du Moine.
Rien n’y arrive qu’atténué.
Rien ne s’y montre qu’à l’aune
d’une mince persistance.
Rien n’y fait signe
qu’à s’absenter de Soi.
Au travers de l’étroit guichet
de la fenêtre (plutôt une meurtrière)
le tremblement inaperçu de fins bouleaux.
Ils se dissolvent dans la rigueur du blanc frimas.
La Grande Bâtisse est une falaise de craie.
Rien ne s’y imprime que la fuite du vent,
la course libre de la lumière.
On est au centre de la
minuscule pièce,
immergé dans sa propre chair.
On est dans l’étroitesse du jour.
On est dans le pli immatériel de l’heure.
On est dans la faille intime de Soi.
On respire à peine, deux fuseaux blancs
partent de Soi, retournent à Soi.
Le sang est alangui, il dort
dans ses stases blanches.
Les nerfs sont de fines
nervures blanches.
Les ongles, dessin de
simples lunules blanches.
Tout est BLANC
qui dit le retrait
en son originelle nudité.
On est assis sur une
simple planche de bois.
On est assis en Soi,
dans la position
native de l’œuf,
dans l’allure à peine tracée
d’une étroite matrice,
on est Naissance
avant la Naissance.
On est venue à Soi
dans une longue attente.
On est Soi hors-de-Soi,
dans l’attente d’Être.
D’Être au jour, à l’instant,
à la dérive
inaperçue du Temps.
On est le temps
du Sablier, écoulement blanc
dans la gorge étroite de la seconde.
Que faut-il pour
arriver à l’Être ?
Il faut se maintenir sur
la lisière blanche du Néant.
Il faut longer les voiles blanches
du Langage avant qu’il ne s’élève.
Il faut se fondre dans
l’écume du Silence.
Il faut s’annuler et renoncer
à la tyrannie des Idées.
Il faut ne rien vouloir d’autre
que ce frémissement
d’aube sur la rive blanche du lac.
Les Mots, les divins
Mots se taisent,
se dissimulent quelque part
dans l’étrave du corps.
Leurs museaux fouissent
la chair et la chair
se rebelle de ne pouvoir
les porter au jour,
de ne pouvoir les
métamorphoser
en feu de Bengale.
On appuie sur le
corps des Mots,
on les flatte à l’encolure,
on les retient de piaffer,
de caracoler, de ruer dans
l’espace libre des agoras.
On les enveloppe
de sa ouate de chair,
on les tient à
distance du Monde.
Arriver à l’Être,
c’est arriver au Langage.
Dans le retirement
même de son corps
on écrit le sublime postulat :
ÊTRE = LANGAGE
LANGAGE = ÊTRE
En une mystérieuse formule
en forme de chiasme
qui dit le Tout de ce que
nous pouvons Être,
il ne saurait y avoir
d’autre Vérité.
On est là, sur
le banc de bois,
dans la pure
immobilité,
on est attente
d’une Venue,
d’une Parution.
Parution de Soi
dans le poudroiement,
le nectar des Mots,
l’éblouissement
des Mots.
Qui n’a jamais éprouvé l’impatience des Mots à se manifester, ce prurit qui ronge tel un acide, n’a rien vécu de l’urgence du Langage, ce pur motif qui nous façonne du-dedans et nous dit le Lieu même de notre présence parmi les Mers, les Plaines, les Déserts de vaste amplitude. Nous qui avons oublié la terre de notre provenance, nous ne sommes que des Êtres de blancheur qui naissent à eux-mêmes dans l’étonnement du paraître. Le blanc est comme traversé d’infimes mouvements, des manières d’invisibles points, de tirets, de parenthèses qui s’illustrent, au plus profond, de quelque chose qui pourrait ressembler à l’initiale d’un sourire sur les lèvres d’un Enfant se surprenant à vivre.
C’est ceci même l’Être,
l’impatience sereine de figurer
en quelque endroit
de pure faveur,
d’y lire, comme sur la
face brillante du lac,
le reflet de la pure lumière,
d’y surprendre le vol
libre de l’Oiseau,
les étincelles du Soleil,
l’empreinte d’une brume
sur la dentelle du jour.
L’Être, c’est de
nature invisible,
c’est caché au plus
profond de nous,
cela fait son doux chant,
un à peine ébruitement,
cela vit de Soi,
cela se sustente de solitude,
cela s’abreuve à la source
la plus limpide,
cela brasille mais dans
la plus haute discrétion.
Ce sont les Mots,
les sublimes Mots
qui traduisent le mieux l’Être,
le portent à la manifestation,
étrange parousie de l’invisible
qui, un instant, s’éclaire,
puis retourne
à la blancheur
qui est leur fondement,
la matière dont ils tissent
les contours de leur présence.
Je dis « Vent » et je
donne acte au Vent
qui fait son doux zéphir puis,
se retire en Soi au plus mystérieux
de son arachnéenne substance.
Å l’Être, au Mot,
il faut cette enveloppe,
cette peau qui les abritent
des trop vives lumières,
des gestes désordonnés,
des syncopes d’un Monde
trop occupé de Soi,
d’un Monde trop installé dans
les manigances de tous ordres.
Les Mots, l’Être,
sitôt évoqués,
il faut les inviter
à regagner sans délai
l’écrin de silence
dont, un instant,
ils se sont distraits
pour dire aux Hommes
la beauté que le plus
souvent ils ignorent,
la douceur de la pêche,
la profondeur d’un regard,
le velouté des lèvres
de l’Amante.
Oui, Mots, Être sont
des actes d’Amour
et c’est pour ce motif
qu’il faut prendre
garde à ne pas les ignorer,
à assurer les conditions mêmes
de leur rayonnement,
du merveilleux
déploiement du réel
qu’ils permettent.
Sans EUX, rien ne serait dit
des merveilles du Monde.
Sans Eux, rien n’arriverait
entre les Existants.
Sans Eux, rien
ne ferait signe
qu’une longue
et infinie désolation.
Que faut-il pour arriver à l’Être ?
Il faut une grande pièce blanche.
Mais blanche d’une pure Blancheur.
Aucune trace n’y doit être visible.
On est là sur la traverse de bois,
bras croisés en signe
de recueillement.
Face à Soi dans le blanc
réduit monastique,
un fauteuil que n’habite
nulle présence.
Face à l’Être,
face aux Mots,
face à Soi.
La ronde est infinie,
la giration est belle
qui convoque,
tour à tour,
dans la justesse
du Silence,
l’Être,
le Mot,
le Soi.