[Écrire, tantôt l’Ombre, tantôt la Lumière
Parfois l’on se lève, les pensées mobiles, l’esprit alerte disposé à l’accueil de ce qui va venir. Le ciel est lumineux, infiniment tendu d’un horizon à l’autre, les bruits sont cristallins, pareils à une pluie libre s’égouttant sur le bord du Monde. Tout va de soi dans le pli du naturel, tout s’inscrit à merveille dans les lois de la logique, tout trouve sa place sans qu’il soit besoin d’en montrer le lieu. Les rouages, bien huilés, s’enchaînent avec harmonie sans même faire entendre leurs cliquetis. Le feraient-ils, ils nous raviraient, car il en est ainsi des Matins de Claire Lumière, ils sont une ambroisie dont chaque goutte est un ravissement, un exhaussement au plus haut de Soi. La crète des montagnes brille à la façon d’un acier poli. Les oiseaux sillonnent le ciel avec facilité et désinvolture. Les arbres en fleur distillent leur écume blanche à qui veut bien s’en saisir, orner sa boutonnière d’une once de joie. On gazouille aux terrasses des cafés. Les Hommes ont des chemises blanches ouvertes sur des torses puissants. Les Femmes sont des jambes de soie et leurs jupes sont de minces nuées. Dans les cours des écoles, les troupes d’enfants joyeux s’égaillent dans un jeu de marelle qui les conduit au Paradis, là où leurs rêves se déplient à la manière des pochettes-surprises. Le soleil est au plus haut et les visages sont hâlés qui profèrent en mode de félicité. On parcourt les larges avenues des villes avec légèreté. On écoute la musique qui s’échappe des fenêtres grand ouvertes. Ne le connaissant nullement, on aime le Quidam croisé au hasard de ses pas. Ses propres limites se sont dissoutes dans le matinal qui paraît s’ouvrir sur l’infini.
Parfois l’aube est teintée de gris et le regard bute sur ce qui devrait être visible et se dissimule dans la touffeur des arbres, glisse sous les vagues de bitume noir. On avance sur le trottoir de ciment et de poussière. On avance avec le pas lourd et hésitant de Ceux dont le destin bifurque à chaque instant, ne sachant quelle voie emprunter, quel chemin prendre, tout se fond identiquement dans une même glu, tout ne fait signe qu’à être immédiatement gommé. Dans le Village Blanc au bord de la mer, nul bruit ne s’élève qui dirait la vie. Le Grand Café est vide et ses verrières sont des yeux glauques, des surfaces qui réfléchissent le vide de l’heure. Parfois, pareilles aux effusions glacées de la Tramontane, de noires Silhouettes traversent rapidement la place, gravissent avec peine les lourdes plaques de schiste, bientôt effacées par le porche d’ombre et alors, plus rien ne subsiste que cette mortelle angoisse, que ce sulfureux ennui qui suintent des pores des murs avec des convulsions de résine blanche. On avance mais dans le mode du sur-place, de ses pieds on foule un éternel présent, on renvoie le passé aux oubliettes, on biffe toute possibilité d’avenir. La Traversée que l’on aurait pu faire, le voyage dans le Vaste Monde n’est plus qu’une Traversée de Soi à Soi, qu’un piétinement dans l’étroite geôle dont notre existence nous fait le don, tout s’étrécit soudain à la taille des confettis de Carnaval, un Carnaval si triste que sa fin et son début coïncident étrangement. Ceci se dit en Matin de Sombre Venue.
Ici donc s’enchaînent, Matins de Claire Lumière et Matins de Sombre Venue, comme si un ténébreux adagio succédait aux notes claires et cuivrées d’une cavatine. Ce que je nomme, dans le texte ci-après « Traversée » (qui est aussi le nom de la Mystérieuse qui y inscrit ses pas), c’est bien l’épreuve existentielle qui, de la Cavatine à l’Adagio, puis de l’Adagio à la Cavatine, nous fait penser à des temporalités aux registres opposés, ce que le Philosophe Allemand nomme du beau nom de « Stimmung », cette manière singulière d’être-au-monde, ce Ton Fondamental qui est le nôtre, qui nous définit et trace les limites de nos propres frontières. Si l’épreuve de la Stimmung est particulière, intime, déterminée au plus près du Sujet qui en est affecté, cependant son continuel bourgeonnement est d’essence universelle au motif que nul Existant ne saurait se distraire de cette nature foncièrement humaine dont l’aventure la plus fréquente consiste à cheminer par monts et par vaux, à s’élever au plus haut et au plus clair, puis, dans l’instant qui suit, de connaître les affres de l’abîme, de chevaucher de Charybde en Scylla, de pousser, tout en haut de la Montagne, la pierre de Sisyphe qui n’a de cesse de rejoindre l’abime qui, par nature, lui est destiné.
Ainsi, à la manière d’un diapason un peu fou qui vibrerait une fois dans le Haut d’une éclatante Félicité, une fois dans le Bas, dans une mutilante Affliction, Traversée en son cheminement connaît, successivement, aussi bien « la ligne lumineuse d’une allégie », aussi bien « la lourdeur de la terre, le creusement du sillon en son noir humus, la force incoercible du roc du Destin ». Ainsi se dessine sous nos yeux, au travers de Matins Lumineux, de Matins Sombres, la « Carte de Tendre » de nos errements les plus étonnants, manière de « Jeu de l’Oie », lequel, de villes en rivières, de rivières en mers, de mers en lacs, ferait de notre parcours sur Terre, la plus capricieuse des Traversées, la plus périlleuse, mais aussi la plus belle qui soit. Nous sommes des êtres en chemin.]
*
Sur Traversée :
Elle, dont la silhouette
est à peine visible
sur la courbe du Monde,
Elle discrète au plus haut point,
elle l’eau limpide de la Source,
elle l’Inapparente dont le
corps ressemble
à une simple risée de vent,
elle ne s’appartient guère,
elle diffère de soi, si bien que sa
forme pourrait se dédoubler,
se multiplier, image reflétée
dans des milliers de miroirs,
juste remuement à la
surface des choses,
poudre légère qu’un vent soulèverait,
brume montant de la surface unie de la mer.
Elle que, sans délai,
nous nommerons Traversée,
elle qui toujours nous sera distante,
elle en son infini glissement,
nous voulons la faire nôtre
et la loger en notre intime à la
façon d’une pensée secrète,
du rougeoiement d’un sentiment,
de la soie d’une caresse.
Savez-vous combien
ces Êtres de vapeur
et de frimas sont attachants ?
Les apercevoir au loin,
tout contre l’épaule du nuage
est déjà pur prodige et nous tendons
nos bras dans le geste du saisissement,
sachant en notre for intérieur
que nous n’en connaîtrons
que la fuite à jamais,
la brillante lisière
posée sur la frange de l’horizon.
Nous voudrions, qu’en un point
de notre regard, au foyer désirant
de qui-nous-sommes,
s’inscrivissent pour l’éternité
cette manière d’Elfe gracieux,
cet Ange tout droit venu du ciel,
Ce Chérubin, toute une
Procession Céleste
qui nous dirait la
lourdeur de la terre,
le creusement du sillon
en son noir humus,
la force incoercible
du roc de notre Destin.
Ce que nous souhaiterions,
au plus vif de notre chair,
que Traversée y traçât la ligne
lumineuse d’une allégie
au motif de laquelle,
ôtés à nous-même,
nous flotterions
entre deux eaux,
celles des abysses
lestés de Tragique,
celles de surface telle un
ondoiement de Bonheur.
Mais qui donc n’a jamais rêvé
de voler au plus haut de l’air,
de se confondre avec le
sûr trajet de l’hirondelle,
avec l’assurance de l’aigle à régner
sur toute cette mesure d’invisible,
à être le Maître que nul
autre n’oserait tutoyer,
sa royauté est hors de toute limite.
Car, oui, nous avons besoin, tout à la fois,
de cultiver les certitudes terrestres,
d’éprouver le doute céleste,
celui-là même qui, nous arrachant
à qui-nous-sommes,
nous portant hors nos propres limites,
nous apprendrait à percevoir
cette texture d’Infini qui nous habite,
dont cependant,
l’origine est si cachée,
si énigmatique,
que nous n’en ressentons parfois,
dans le jaillissement de l’instant,
que le vif et altier aiguillon,
il est déjà loin et nous sommes
orphelins de qui il a été,
que nous aurions pu rejoindre,
abandonnant notre peau
sur le sol de poussière,
rapide exuvie qui nous eût
métamorphosé
en cette Idée qui
parfois nous obsède
et nous conduit sur le bord
vertigineux d’une angoisse :
être Soi et Non-Soi,
être l’Existence même et
Le Néant qui en est
le brillant contretype.
Nous croyons que le SENS
est dans l’intervalle,
dans la subtile jonglerie
entre ÊTRE et NON-ÊTRE,
dans cette jointure,
cette étonnante liaison
qui un jour se donne
en tant que Parole,
au autre jour
en tant que Silence.
Mais rien ne sert de tirer des plans sur la comète tant que nous n’aurons pas touché du bout du doigt, de l’extrémité de l’âme, cette Évanescence de Traversée, tant que nous serons éloigné de son Essence. Oh, bien sûr, il ne s’agira que d’une approche, c’est la loi de tout Exister que de ne pas se confondre avec ce qui nous détermine en tant qu’Essence. Mais, c’est pareil à une touche à fleurets mouchetés dans l’art de l’escrime, passer au plus près d’une ultime signification sans risquer le naufrage dans le feu qui nous est tendu comme le plus grand péril. Car, oui, il y a péril à tenter de connaître ce qui est inconnaissable qui, certes, nous invite, nous fascine et nous conduit à la lisière de notre propre faille.
Ce qui habite le centre même
de notre interrogation,
ce qui habille nos nuits
de songes blancs,
ce qui sème nos jours de brusques
mais inquiétantes illuminations :
notre sentiment de dépossession.
Nous nous appartenons
sur le mode
du fragment,
de la division,
de l’éparpillement et
notre point d’équilibre
n’est qu’éternelle oscillation,
flottement ici et là,
comme si notre peau était
une voile tendue que le Noroit
ferait se gonfler d’une sourde violence.
En réalité, Traversée
ne s’appartient pas,
elle est constamment
dans la posture paradoxale
de répondre au désir du Monde,
puis de s’en affranchir.
Tantôt elle est immergée en elle
au point de ne plus voir
que son propre horizon,
puis elle sort de qui-elle-est,
traversée du rythme léger des étoiles,
traversée des houles et des vents,
traversée du sillage des comètes,
des marées solaires,
des lueurs vertes des aurores boréales,
traversée des arcs souples des barkhanes,
traversée de l’eau limpide des rizières,
traversée des herbes jaunes des steppes.
Traversée est tout ceci à la fois,
un tropique, un méridien,
de hautes latitudes,
de profonds abysses,
puis, parfois, PLUS RIEN,
une perte au large de Soi,
une musique ancienne,
une fugue qui s’éteint
dans les plis du silence.
Elle est Elle et
Non-Elle à la fois.
Nous regardons Traversée,
sa transparence de cristal,
son tissage de fin coutil,
son éphémère buée et,
ce que nous voudrions,
depuis que le Monde est nôtre
Être Nous, être l’Autre
Être qui-nous-sommes,
être Traversée en Soi
Être Présence, être Absence
Être Plénitude, être Vacuité
Être Recueillement,
être Dispersion
Ce que nous voudrions être
Le Mot et l’Intervalle
entre les mots
Le Mot nous rassure
L’Intervalle nous transit
La Parole nous fait tenir debout
Le Silence nous terrasse
Traversée qui est-elle, elle qui
nous met au défi de la comprendre ?
Traversée est l’Intervalle entre les Mots
Traversée n’est plus et déjà
est au-delà de toute saisie
Traversée est le mouvement
qui tisse le Temps
Elle est constant
aller-retour de navette
Traversée est l’espace plein
Entre L’Amant et l’Amante
L’espace discret
entre la Nuit et le Jour
L’espace indicible
entre la Vie et la Mort
Traversée est cette puissance
qui nous fait aller de l’avant
elle est cette halte qui nous maintient
longuement au-dessus des choses
dans leur inquiétant suspens
Traversée c’est Nous,
c’est l’au-delà de Nous
Traversée est cet innommé
que nous hélons depuis
la nuit qui parfois,
qui toujours
nous étreint.
Y a-t-il une lumière
quelque part
dans notre étrange Traversée ?
Parfois le corridor est si sombre
comme si les étoiles
éteintes l’une après l’autre
avaient écrit dans le Ciel
le Silence de leur propre désarroi.
Et le nôtre qui n’en est que le reflet
un écho se meurt qui ne dit son nom