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3 février 2023 5 03 /02 /février /2023 08:37

   [Écrire, tantôt l’Ombre, tantôt la Lumière

 

   Parfois l’on se lève, les pensées mobiles, l’esprit alerte disposé à l’accueil de ce qui va venir. Le ciel est lumineux, infiniment tendu d’un horizon à l’autre, les bruits sont cristallins, pareils à une pluie libre s’égouttant sur le bord du Monde. Tout va de soi dans le pli du naturel, tout s’inscrit à merveille dans les lois de la logique, tout trouve sa place sans qu’il soit besoin d’en montrer le lieu. Les rouages, bien huilés, s’enchaînent avec harmonie sans même faire entendre leurs cliquetis. Le feraient-ils, ils nous raviraient, car il en est ainsi des Matins de Claire Lumière, ils sont une ambroisie dont chaque goutte est un ravissement, un exhaussement au plus haut de Soi. La crète des montagnes brille à la façon d’un acier poli. Les oiseaux sillonnent le ciel avec facilité et désinvolture. Les arbres en fleur distillent leur écume blanche à qui veut bien s’en saisir, orner sa boutonnière d’une once de joie. On gazouille aux terrasses des cafés. Les Hommes ont des chemises blanches ouvertes sur des torses puissants. Les Femmes sont des jambes de soie et leurs jupes sont de minces nuées. Dans les cours des écoles, les troupes d’enfants joyeux s’égaillent dans un jeu de marelle qui les conduit au Paradis, là où leurs rêves se déplient à la manière des pochettes-surprises. Le soleil est au plus haut et les visages sont hâlés qui profèrent en mode de félicité. On parcourt les larges avenues des villes avec légèreté. On écoute la musique qui s’échappe des fenêtres grand ouvertes. Ne le connaissant nullement, on aime le Quidam croisé au hasard de ses pas. Ses propres limites se sont dissoutes dans le matinal qui paraît s’ouvrir sur l’infini.

   Parfois l’aube est teintée de gris et le regard bute sur ce qui devrait être visible et se dissimule dans la touffeur des arbres, glisse sous les vagues de bitume noir. On avance sur le trottoir de ciment et de poussière. On avance avec le pas lourd et hésitant de Ceux dont le destin bifurque à chaque instant, ne sachant quelle voie emprunter, quel chemin prendre, tout se fond identiquement dans une même glu, tout ne fait signe qu’à être immédiatement gommé. Dans le Village Blanc au bord de la mer, nul bruit ne s’élève qui dirait la vie. Le Grand Café est vide et ses verrières sont des yeux glauques, des surfaces qui réfléchissent le vide de l’heure. Parfois, pareilles aux effusions glacées de la Tramontane, de noires Silhouettes traversent rapidement la place, gravissent avec peine les lourdes plaques de schiste, bientôt effacées par le porche d’ombre et alors, plus rien ne subsiste que cette mortelle angoisse, que ce sulfureux ennui qui suintent des pores des murs avec des convulsions de résine blanche. On avance mais dans le mode du sur-place, de ses pieds on foule un éternel présent, on renvoie le passé aux oubliettes, on biffe toute possibilité d’avenir. La Traversée que l’on aurait pu faire, le voyage dans le Vaste Monde n’est plus qu’une Traversée de Soi à Soi, qu’un piétinement dans l’étroite geôle dont notre existence nous fait le don, tout s’étrécit soudain à la taille des confettis de Carnaval, un Carnaval si triste que sa fin et son début coïncident étrangement. Ceci se dit en Matin de Sombre Venue.

   Ici donc s’enchaînent, Matins de Claire Lumière et Matins de Sombre Venue, comme si un ténébreux adagio succédait aux notes claires et cuivrées d’une cavatine. Ce que je nomme, dans le texte ci-après « Traversée » (qui est aussi le nom de la Mystérieuse qui y inscrit ses pas), c’est bien l’épreuve existentielle qui, de la Cavatine à l’Adagio, puis de l’Adagio à la Cavatine, nous fait penser à des temporalités aux registres opposés, ce que le Philosophe Allemand nomme du beau nom de « Stimmung », cette manière singulière d’être-au-monde, ce Ton Fondamental qui est le nôtre, qui nous définit et trace les limites de nos propres frontières. Si l’épreuve de la Stimmung est particulière, intime, déterminée au plus près du Sujet qui en est affecté, cependant son continuel bourgeonnement est d’essence universelle au motif que nul Existant ne saurait se distraire de cette nature foncièrement humaine dont l’aventure la plus fréquente consiste à cheminer par monts et par vaux, à s’élever au plus haut et au plus clair, puis, dans l’instant qui suit, de connaître les affres de l’abîme, de chevaucher de Charybde en Scylla, de pousser, tout en haut de la Montagne, la pierre de Sisyphe qui n’a de cesse de rejoindre l’abime qui, par nature, lui est destiné.

   Ainsi, à la manière d’un diapason un peu fou qui vibrerait une fois dans le Haut d’une éclatante Félicité, une fois dans le Bas, dans une mutilante Affliction, Traversée en son cheminement connaît, successivement, aussi bien « la ligne lumineuse d’une allégie », aussi bien « la lourdeur de la terre, le creusement du sillon en son noir humus, la force incoercible du roc du Destin ». Ainsi se dessine sous nos yeux, au travers de Matins Lumineux, de Matins Sombres, la « Carte de Tendre » de nos errements les plus étonnants, manière de « Jeu de l’Oie », lequel, de villes en rivières, de rivières en mers, de mers en lacs, ferait de notre parcours sur Terre, la plus capricieuse des Traversées, la plus périlleuse, mais aussi la plus belle qui soit. Nous sommes des êtres en chemin.]

 

*

 

Sur Traversée :

  

 

Elle, dont la silhouette

est à peine visible

sur la courbe du Monde,

Elle discrète au plus haut point,

elle l’eau limpide de la Source,

elle l’Inapparente dont le

corps ressemble

 à une simple risée de vent,

elle ne s’appartient guère,

elle diffère de soi, si bien que sa

 forme pourrait se dédoubler,

se multiplier, image reflétée

dans des milliers de miroirs,

juste remuement à la

surface des choses,

poudre légère qu’un vent soulèverait,

brume montant de la surface unie de la mer.

Elle que, sans délai,

 nous nommerons Traversée,

elle qui toujours nous sera distante,

elle en son infini glissement,

nous voulons la faire nôtre

et la loger en notre intime à la

façon d’une pensée secrète,

du rougeoiement d’un sentiment,

de la soie d’une caresse.

 

Savez-vous combien

ces Êtres de vapeur

et de frimas sont attachants ?

Les apercevoir au loin,

tout contre l’épaule du nuage

est déjà pur prodige et nous tendons

 nos bras dans le geste du saisissement,

sachant en notre for intérieur

que nous n’en connaîtrons

que la fuite à jamais,

la brillante lisière

 posée sur la frange de l’horizon.

Nous voudrions, qu’en un point

de notre regard, au foyer désirant

de qui-nous-sommes,

s’inscrivissent pour l’éternité

 cette manière d’Elfe gracieux,

cet Ange tout droit venu du ciel,

 Ce Chérubin, toute une

 Procession Céleste

qui nous dirait la

lourdeur de la terre,

le creusement du sillon

en son noir humus,

la force incoercible

du roc de notre Destin.

 

Ce que nous souhaiterions,

au plus vif de notre chair,

que Traversée y traçât la ligne

lumineuse d’une allégie

au motif de laquelle,

ôtés à nous-même,

nous flotterions

entre deux eaux,

celles des abysses

 lestés de Tragique,

celles de surface telle un

ondoiement de Bonheur.

Mais qui donc n’a jamais rêvé

de voler au plus haut de l’air,

de se confondre avec le

sûr trajet de l’hirondelle,

avec l’assurance de l’aigle à régner

sur toute cette mesure d’invisible,

à être le Maître que nul

autre n’oserait tutoyer,

sa royauté est hors de toute limite.

 Car, oui, nous avons besoin, tout à la fois,

de cultiver les certitudes terrestres,

d’éprouver le doute céleste,

celui-là même qui, nous arrachant

à qui-nous-sommes,

nous portant hors nos propres limites,

nous apprendrait à percevoir

cette texture d’Infini qui nous habite,

dont cependant,

l’origine est si cachée,

si énigmatique,

que nous n’en ressentons parfois,

dans le jaillissement de l’instant,

que le vif et altier aiguillon,

il est déjà loin et nous sommes

orphelins de qui il a été,

que nous aurions pu rejoindre,

 abandonnant notre peau

sur le sol de poussière,

rapide exuvie qui nous eût

métamorphosé

en cette Idée qui

parfois nous obsède

et nous conduit sur le bord

vertigineux d’une angoisse :

être Soi et Non-Soi,

être l’Existence même et

Le Néant qui en est

le brillant contretype.

Nous croyons que le SENS

est dans l’intervalle,

dans la subtile jonglerie

entre ÊTRE et NON-ÊTRE,

 dans cette jointure,

cette étonnante liaison

qui un jour se donne

en tant que Parole,

 au autre jour

en tant que Silence.

   Mais rien ne sert de tirer des plans sur la comète tant que nous n’aurons pas touché du bout du doigt, de l’extrémité de l’âme, cette Évanescence de Traversée, tant que nous serons éloigné de son Essence. Oh, bien sûr, il ne s’agira que d’une approche, c’est la loi de tout Exister que de ne pas se confondre avec ce qui nous détermine en tant qu’Essence. Mais, c’est pareil à une touche à fleurets mouchetés dans l’art de l’escrime, passer au plus près d’une ultime signification sans risquer le naufrage dans le feu qui nous est tendu comme le plus grand péril. Car, oui, il y a péril à tenter de connaître ce qui est inconnaissable qui, certes, nous invite, nous fascine et nous conduit à la lisière de notre propre faille.

 

Ce qui habite le centre même

de notre interrogation,

ce qui habille nos nuits

de songes blancs,

ce qui sème nos jours de brusques

mais inquiétantes illuminations :

notre sentiment de dépossession.

 

Nous nous appartenons

sur le mode

du fragment,

de la division,

de l’éparpillement et

notre point d’équilibre

n’est qu’éternelle oscillation,

flottement ici et là,

comme si notre peau était

une voile tendue que le Noroit

 ferait se gonfler d’une sourde violence.

 

 

En réalité, Traversée

ne s’appartient pas,

elle est constamment

dans la posture paradoxale

de répondre au désir du Monde,

puis de s’en affranchir.

Tantôt elle est immergée en elle

au point de ne plus voir

que son propre horizon,

puis elle sort de qui-elle-est,

traversée du rythme léger des étoiles,

 traversée des houles et des vents,

 traversée du sillage des comètes,

des marées solaires,

des lueurs vertes des aurores boréales,

traversée des arcs souples des barkhanes,

traversée de l’eau limpide des rizières,

traversée des herbes jaunes des steppes.

 

Traversée est tout ceci à la fois,

un tropique, un méridien,

de hautes latitudes,

de profonds abysses,

puis, parfois, PLUS RIEN,

une perte au large de Soi,

une musique ancienne,

 une fugue qui s’éteint

dans les plis du silence.

Elle est Elle et

Non-Elle à la fois.

 Nous regardons Traversée,

sa transparence de cristal,

 son tissage de fin coutil,

son éphémère buée et,

ce que nous voudrions,

depuis que le Monde est nôtre

Être Nous, être l’Autre

Être qui-nous-sommes,

être Traversée en Soi

Être Présence, être Absence

Être Plénitude, être Vacuité

Être Recueillement,

être Dispersion

 

Ce que nous voudrions être

Le Mot et l’Intervalle

entre les mots

Le Mot nous rassure

L’Intervalle nous transit

La Parole nous fait tenir debout

Le Silence nous terrasse

 

Traversée qui est-elle, elle qui

nous met au défi de la comprendre ?

Traversée est l’Intervalle entre les Mots

Traversée n’est plus et déjà

est au-delà de toute saisie

Traversée est le mouvement

qui tisse le Temps

Elle est constant

aller-retour de navette

 

Traversée est l’espace plein

Entre L’Amant et l’Amante

L’espace discret

entre la Nuit et le Jour

L’espace indicible

entre la Vie et la Mort

 

Traversée est cette puissance

 qui nous fait aller de l’avant

elle est cette halte qui nous maintient

longuement au-dessus des choses

dans leur inquiétant suspens

Traversée c’est Nous,

c’est l’au-delà de Nous

Traversée est cet innommé

que nous hélons depuis

la nuit qui parfois,

 qui toujours

nous étreint.

Y a-t-il une lumière

quelque part

dans notre étrange Traversée ?

Parfois le corridor est si sombre

comme si les étoiles

éteintes l’une après l’autre

avaient écrit dans le Ciel

le Silence de leur propre désarroi.

Et le nôtre qui n’en est que le reflet

un écho se meurt qui ne dit son nom

 

 

 

 

  

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