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7 juin 2023 3 07 /06 /juin /2023 08:47
Cette douce inclination à l’Être

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Vous, que l’Artiste a nommée « Esquisse », il me plaît de vous envisager sous la forme encore vacante, encore inaccomplie d’un Être-en-voie-de-devenir, à moins que cette forme « extra-humaine » que, me semble-t-il vous nous présentez, ne soit en réalité celle du parfait accomplissement, nous avons tellement de mal à imaginer ce qui, hors-de-Nous, nous pose problème, sinon énigme. Nous, êtres de chair, sommes si intimement reliés à la concrétude de notre roc biologique que nous nous trouvons bien en peine d’imaginer quelque « existence » qui nous déborderait, dont l’excès, la puissance nous réduiraient à Néant en quelque sorte. Vous aurez remarqué la Majuscule à l’initiale de « Néant », ce qui veut signifier le Non-Être, la pure Vacuité, le Silence avant l’émission de quelque parole. Comme je l’évoquais à l’instant, c’est bien notre chair qui fait de nous des présences terrestres plus que terrestres, manières de berniques soudées à l’assurance de leur rocher sans qu’il soit envisageable, en quelque manière de s’en détacher, comme si Bernique était une partie de Rocher, comme si Rocher n’existait qu’à supporter la présence de Bernique. Tout un enchaînement de causes et de conséquences, tout un emboîtement de logiques successives affiliées aux logiques contiguës. Si vous voulez, une aliénation naissant et produisant une autre aliénation.  Certes le paysage n’est guère réjouissant mais jamais la Vie ne nous a demandé notre avis sur les raisons mêmes de notre présence, sur les qualités de cette dernière, sur les multiples souhaits que nous pourrions formuler à son égard. Ceci se nomme Destin et les Moires nous toisent du haut de leur inflexible volonté.

   Mais il nous faut parcourir cette image, lui donner sens si possible et, en son revers, chercher, peut-être, les stigmates du non-sens, encore qu’il nous serait possible, entre ces deux possibilités extrêmes de ce qui signifie et de son autre, d’inventer une catégorie intermédiaire qui serait un genre de méta-réalité en laquelle nous pourrions, selon notre fantaisie et nos caprices, loger nos fantasmes, nos souhaits les plus chers, les bigarrures de notre imaginaire, les pliures infinies de nos rêves. Cette « ontologie » d’un nouveau genre signerait-elle notre liberté ou son contraire ? Il ne nous appartient nullement d’en décider au motif que c’est de l’Inconnu, de l’Impalpable, de l’Invisible de l’Informulable que nous appellerions au chevet d’une conscience torturée. Oui, « torturée » car il faut être sous les fourches caudines d’un feu intérieur pour aller porter sur de nouveaux fonts baptismaux ce genre de « songe-creux » qui n’aurait d’effectivité que son flou, de certitude que les sables mouvants sur lesquels il s’édifierait.

   Mais  un genre de Vérité médiane - peut-être la seule qui soit -, nous installerait-elle à mi-distance des Choses, dans une sorte d’irisation à la Turner, de floculation impressionniste, de brume diaphane qui, en réalité, seraient de même nature, de même tissage que notre corps devenu éphémère, flottant dans un éther sans nom ni consistance, dans une nébulosité qui serait, tout à la fois, notre intime réalité et cet extérieur qui, par un effet de simple porosité, nous rejoindrait à la façon d’une naturelle gémellité. Épreuve d’une neuve Temporalité, nous serions, tout à la fois, cette réminiscence de souvenirs anciens venant s’entrecroiser avec les mailles d’un Présent sans contours, venant s’emmêler avec les vapeurs d’un Futur indéfini. Quant à notre Espace, il n’aurait guère de coordonnées fixes, conventionnelles, nous situant en la même seconde, aussi bien sous la touffeur des Tropiques que sous les frimas de la vastitude Boréale. Comment alors définir l’Indéfinissable qui serait la ligne de notre nouvel horizon ? Comment cerner ce qui, par définition, n’aurait ni début, ni fin et dont les limites seraient, précisément, le sans-limites ?

   Å cette fin nous n’avons que le Langage qui découpe le réel de telle et de telle manière mais pour autant ne peut que rarement coïncider avec lui. C’est ici l’irréductible différence entre la Parole et ce qui est posé là devant nous, qui résiste, se cabre et parfois refuse qu’un acte de nomination en définisse l’être. Alors nous avons recours aux images, aux métaphores, aux analogies et nous sentons bien l’inadéquation entre ce que le regard perçoit et ce que les mots disent de ceci même qui est vu. Il y a donc un inévitable hiatus entre cette Montagne (qu’elle soit Mont-Blanc, Sainte-Victoire ou Kailash) qui s’inscrit dans le champ de notre vision et l’acte de nomination qui tente d’en rendre compte. Or, « hiatus », étymologiquement, veut dire « s'entr'ouvrir, être béant », donc dessiner la faille qui est intimement nôtre puisque c’est bien nous qui essayons de parler de la Montagne, de la faire venir en présence, de réaliser son irréalité même. Car, si dans notre esprit le réel se livre en l’entièreté de son être, ceci n’est que pure affabulation, songe de Grand Enfant, comportement magique qui postule l’évidente performativité de son Langage : « je dis La Montagne = j’existe la Montagne ». Comme si de l’une, la Parole, à l’autre, la Montagne, il y avait naturelle liaison, homologie en quelque sorte. Or si l’énonciation a bien pour tâche de convoquer devant la conscience la chose qu’elle nomme, il y a cependant « loin de la coupe aux lèvres » et la Montagne dont nous proférons le nom n’est nullement le calque de nos mots.

   Entre ces deux réalités, une faille, un abîme dont notre Condition Humaine est l’évidente réplique. C’est bien en nous et seulement en nous que bourgeonne et finit par se sédimenter l’aporie constitutive qui installe une franche et définitive ligne de césure entre ce-qui-est-nous et ce-qui-n’est-pas-nous. C’est l’indication de notre finitude, tout comme la finitude des Choses : nous sommes des êtres dont le péril de vivre connaît, un jour ou l’autre son épilogue. Et puisque nous sommes des êtres de l’intervalle : intervalle entre nous et le Monde, intervalle entre l’aube et le crépuscule, intervalle entre notre Naissance et notre Mort, nous ne pouvons nous recommander que de cette continuelle indécision, de cette consistance de lisière, de cette vacillation de clair-obscur, de cet écart entre les mots qui, s’il est condition de tout sens, est aussi la figure d’un vertige qui s’installe dans les trous du Langage et nous place face à la contradiction que nous sommes nous-mêmes, une irrésolution qui cherche le lieu de sa résolution, une indétermination qui est en quête de son processus de déterminité.

Nous sommes toujours

en voie de…,

en chemin pour…,

en attente de…,

   nous ne sommes que points de suspension et le suspens est le rythme diastolique-systolique, le battement ontologique, un inspir que suit un expir, un inspir que suit un expir, comme si cette antienne récurrente, obstinée, était constitutive de notre paradoxale et clignotante présence.

    Et ici, tel que le suggère le titre, nous sommes toujours en instance d’être, jamais totalement accomplis, bien plutôt porteurs d’une « douce inclination à l’Être » que possesseurs de cet Être qui toujours annonce son nom à la mesure de son infini voilement. Il nous faut donc nous contenter, tel le Colibri devant le pistil chargé de pollen, de voleter, de vibrer, d’approcher, de poudrer son bec d’un sublime nectar à défaut d’en faire notre bien définitif. C’est la relativité qui nous habite, non ce mystérieux Absolu dont, parfois, au cours d’une promenade dans la Nature, à la lecture d’un Poème, à la contemplation d’une Œuvre d’Art, nous percevons le rapide flamboiement, puis tout s’évanouit, l’Absolu se retire de la même façon que nous nous retirons en nous, au plus profond de cette chair qui est le don unique qui nous a été fait, mais de manière provisoire.

   Å regarder « Esquisse », à nous regarder au plein même de notre authenticité, à extraire du réel sa charge de sens, il nous faudrait inventer les conditions, non d’une ontologie (l’Être sera pour plus tard), mais d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Autrement dit, se situer à la jointure de l’Être et du ne pas Être, tel qu’énoncé dans la tirade d’Hamlet, autrement dit affronter ou bien esquiver le tragique qui, toujours, se donne comme l’espace constitutif de l’Homme. Car il s’agit bien d’une équivalence :

ou bien notre Être n’est pas

et demeurer hors existence,

pris dans les mâchoires du Néant,

c’est Tragédie.

Ou bien notre Être est

venu au jour de la présence

et la factualité, l’immanence,

l’absurde de l’existence

sur le mode du « On »,

et c’est Tragédie.

Ce qui revient à énoncer

l’équivalence signifiante

de l’Être et du Non-Être.

   Il faudrait donc, en quelque manière, s’adonner à l’Étrange en sa plus grande verticalité, se tenir sur le bord de la margelle, vivant à-demi dans la clarté, à-demi dans l’obscur au fond du puits. Ce qui, précédemment s’énonçait sous la forme métaphorique de l’Intervalle, du Clair-Obscur, de la Lisière, du Suspens.

Intervalle entre Origine et Destination.

Clair-Obscur, une fois Positivité, une fois Négativité.

Lisière tel un songe, tel l’onirisme, entre Éveil et Torpeur.

Suspens entre Extase et Enstase.

   Ce qui ici est décrit est une intenable position entre ne pas exister et exister. Bien plutôt une posture théorétique, une figure Métaphysique dont nul portrait ne pourrait être tracé qu’au risque d’en défaire la fragile trame. Car, en vérité, il s’agit bien d’un genre d’ébriété, d’illucidité, de vertige, de tremblement, d’opalescence impossibles à définir, à cerner, une sorte de reflet à l’infini dont nul prédicat ne pourrait rendre compte. N’Être nullement Soi, mais plutôt, d’une façon irrésolue, en-deçà, au-delà, dans le mouvement même, dans le passage d’un état à l’autre. Bien évidemment ceci se situe au mieux dans une zone pré-logique, dans une perspective archaïque où les fonctions limbiques et reptiliennes n’arrivent pas encore aux premières lueurs du néocortex. Manière de transition entre l’Erectus et le Sapiens, entre l’anatomique-physiologique et le concept.  Entre la Pierre et la Plante. Entre la Plante et l’Animal. Entre l’Animal et l’Homme. Lieu du « Entre », qui indique cet espace innommé de l’oscillation située dans l’intervalle du Profane et du Sacré. Entre l’Animalité et l’Humanité.  

   D’une façon strictement concrète, nul ne pourrait rencontrer cette bizarrerie, manière de fléau de la balance : sur un plateau le Non-Être, sur l’autre, lui faisant face, l’Être. La logique y « perdrait son Latin ». Or, le réel, parfois faut-il l’halluciner, se déporter de lui, prendre de la distance afin que, de ce recul, puisse surgir quelque question innommée. Nous pensions nous être absentés de l’image, avoir laissé « Esquisse » à son propre sort, quelque part en un lieu de pure nullité.

   Mais il nous faut prendre appui sur qui-elle-est ou bien, plus modestement, tente d’être, cherchant à la relier au parcours théorique jusqu’ici tracé. Déjà, au premier regard, le massif de la tête est énigme, la forêt de la chevelure évoquant une Nuit initiale, un Néant dont elle pourrait provenir. Et le visage, le porte-emblème de l’Être, l’épiphanie humaine en sa plus belle et évidente monstration, voici qu’il se retient comme si, venant au monde, il s’en absentait aussitôt. Bien plus que visage, nous le rencontrons tels ces masques de carnaval qui sont le mystère même de la Ville des Doges. Ces masques, jamais il ne faut les regarder telle la fantaisie d’un Carnaval où tout un chacun se rendant anonyme, le Pauvre comme le Nanti, quelque miracle de la rencontre peut s’accomplir et déboucher sur une légende contemporaine. Il y a bien plus et ceci même se rend visible dans l’interprétation qu’en donne l’Artiste Allemande. Ici, d’une manière évidente, l’Être-en-voie-de-devenir, l’Être sur le point de se jeter dans les remous de l’existence, l’Être donc hésite et se « retire sur la pointe des pieds » si l’on peut oser cette métaphore aussi indigente qu’éclairante. Car, comme il a été exprimé précédemment, l’Être est toujours en retrait de l’exister, dans cette zone floue où il nous fait signe tel un étonnant sémaphore, seul son mouvement apparaît, nullement qui-il-pourrait-être s’il décidait jamais de surgir à même le monde, de s’y abîmer en quelque sorte.

   Tout, dans cette œuvre, est de l’ordre de l’esquisse, c’est-à-dire que tout se retient sur le bord d’une possible signification, quelques sèmes s’allument ici et là qui fouettent notre curiosité mais s’arrêtent toujours avant même d’être clairement identifiés. Tout y est toujours en réserve. Tout y est en pré-formulation. Tout y est amorcé dans la suspension de son propre processus. Et c’est cette constante donation en retrait qui est la véritable nature de cette toile que l’on nomme en anglais « work in progress », « travaux en cours » selon la traduction littérale. Ce qui suppose un genre d’activité sans but encore clairement déterminé, une tâche infiniment recommencée qui semblerait correspondre au statut même de l’Être en constant réaménagement selon les multiples et infinies guises dont son essence est constituée.  L’Être est bien du genre de cette indétermination qui se nourrit de son propre procès car tout achèvement supposerait son effacement à jamais. Observant l’épanouissement de la rose, son être, autrement dit sa floraison, son éclosion, seul ce mouvement de venue à la Chose est perceptible, autrement dit l’étant-Rose dissimule en ses formes et pétales le secret qui anime le dépliement de sa corolle. De même « Esquisse » ne peut en aucune manière être saisie d’une façon nominale, comme si le fait de prononcer son nom nous la livrait dans la totalité de-qui-elle-est. « Esquisse » en tant que « work in progress », est seulement assimilable à la forme verbale, autrement dit nous la saisissons dans le présent de l’image, nous y devinons son passé, nous supputons ce que pourrait être son futur. Donc des stances successives, des stations dans l’être, des postures, des effectuations, jamais ce total accomplissement qui nous l’offrirait sans reste.

   Tout ceci que nous dit l’image. Les bras esquissent une ébauche de geste, nullement la fin d’une action qui trouverait confirmation de son être. Et cette robe à la teinte pastellisée, aquarellée, elle est si peu visible, une consistance d’eau de lagune (comme à Venise), un ciel d’aube non encore venu à lui, une teinte qui se cherche à défaut de se trouver, un bleu qui grésille d’Aigue Marine à Dragée avec quelques applications légères d’Azuré, enfin un chemin de native irrésolution qui laisse « Esquisse » au destin qui est le sien, à savoir devenir et devenir encore jusqu’au point dernier de sa finitude. Et ces jambes qui évoquent bien plus l’écoulement d’un fleuve anonyme plus qu’une chair humaine qui se livrerait au soin de la marche ou au jeu de la séduction. C’est bien l’en-voie-de, dont il a été parlé qui se montre ici tel le seul chiffre lisible de cette œuvre en cet instant de son énigmatique parole.

Après cette rapide évocation formelle, que dire sinon méditer à nouveau sur cette « méta-réalité », sur cette « ontologie d’un nouveau genre », sur ces « irisations-floculations » dont nous souhaiterions qu’elles ouvrent l’espace d’un nouveau regard sur les Choses qui viennent à nous avec leur opacité alors que nous les souhaiterions transparentes tel le verre, translucides telles les ailes de tulle des Demoiselles, ces magnifiques insectes dont l’être si diaphane se confond avec la trame invisible de l’air, avec l’inconsistance de l’eau, avec le cristal du songe dont on les penserait constitués.

   Il y a, chez « Esquisse », un flottement exquis qui nous la rend précieuse, ce que n’aurait pu faire la certitude nettement affirmée de sa présence. C’est de cette vacillation, de cet ondoiement qu’elle tire son entier coefficient de fascination. Et, paradoxalement, par simple effet d’aimantation, nous la rejoignons en sa posture translucide comme si, notre évanouissement rejoignant le sien, nous étions devenus, nous aussi, des Êtres-se-constituant, des Êtres-en-chemin observant la Vie depuis l’illisible figure d’un promontoire cerné de nuages. Elle, « Esquisse », « Nous-les-Quidams », avons la souple, éphémère et fragile texture de ces nuées qui se confondent avec le ciel, comme si notre destin le plus apparent était de sombrer à même ce qui nous fait face, buée se dissolvant à la surface du miroir.

    Nous, en tant que Voyeurs aux yeux ourlés d’incertitude, Elle « Esquisse » qui ne fait sens qu’à s’absenter, nous sommes sur le seuil d’une compréhension nouvelle de-qui-nous-sommes ou peut-être de-qui-nous-ne sommes-pas, étrange équivalence de la parution et de son contraire. Y a-t-il quelque motif tragique à se situer en cet étrange entre-deux, à ne se sentir exister que par défaut, simple image se formant et se déformant dans le bain révélateur du bain photographique ? Simples sels d’argent que les caprices de la lumière façonnent selon leur propre volonté, simple clignotement qui, une fois nous fait Être, une autre fois nous fait Néant. Eh bien non, nous sommes à des lieues et des lieues du tragique, nous en habitons même le revers à l’aune d’une neuve liberté. Nous parlions, il y a peu, quant à la venue des Choses et des êtres au Monde, d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Eh bien c’est ceci qu’il nous faut expérimenter sans délai, le fait d’être totalement accomplis en raison même de notre nul accomplissement, ou bien, dit de façon plus précise, de nous éprouver en tant que forme du gérondif, avançant, cheminant, hésitant, sur la voie de l’étance et sur la voie uniquement. En réalité une simple Forme Verbale éprouvant de son intérieur même, ce mouvement de l’Être toujours inapparent et pourtant le seul qui puisse nous conduire au mystère de la Présence.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, c’est être sur-le-bord, avant même que quelque chose comme notre Destin nous fixe à demeure en telle ou telle Chose déterminée qui nous ôterait toute liberté.

  Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, n’être qu’un être de l’Aube, un être d’avant la franche et redoutable Lumière, n’être qu’une simple déclinaison de la Clarté, non la Clarté elle-même en son aveuglante figure.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, demeurer sur la lisière, à la limite, là où se dessine ce cercle lumineux qui délimite la forêt, ouvre la clairière où dansent les flots apaisés d’un sublime clair-obscur.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, nullement le vaste Océan (il y a trop de flux et de reflux, trop de tempêtes en gestation, trop de naufrages, trop d’abysses à la gueule de suie), ce que nous voulons, ni l’Estuaire aux larges rives, ni le Fleuve au cours impétueux, ni la rivière où bondissent les truites, ni le Ruisseau aux écailles d’argent, ni la Fontaine avec son bec de métal qui crache l’eau par intermittences, mais nous voulons être au creux même de notre avenance, la Source en sa venue, la goutte en son émiettement cristallin, la poussière d’eau inaperçue qui contient en son microcosme toute la beauté du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, la graine, la modeste graine, elle qui dort dans le secret de la Terre et se prépare silencieusement au sublime motif de l’éclosion, à la levée, à la croissance, toutes nominations de l’Être en son déploiement.

       Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, juste la Rose avant même sa maturité, ce superbe Bouton qui pourrait être la métaphore de toute Origine. Avant lui, rien n’était que le Néant. Après lui, rien ne sera que le Néant encore. Être Bouton veut dire assister depuis son pli le plus secret au mystère de la Vie se faisant, de la Vie se déployant en l’échelle des tons, mais dans l’invisible mouvement de l’Être, à peine l’appui des pattes des gerridés sur le miroir de l’eau.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non le texte (il est trop bavard), non la phrase (sa période est infinie), non le mot (sa présence est encore trop visible), non la lettre (elle est déjà affectée de trop de significations, support de trop de prédicats), seulement, dans le motif de l’avenance, l’écart entre les lettres, le silence avant que les lèvres n’articulent l’une des formes nominales du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, certainement pas le brasier qui dévore tout, pas plus que le haut feu qui incendie le ventre du poêle, et non plus la danse des flammes dans la cheminée, mais bien plus modestement la merveilleuse étincelle, elle qui tient encore d’une nuit primitive, elle qui ouvre l’espace de toute clarté.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, ni le Noir qui abolit toute parole, éteint toute vision, ni le Blanc qui néantise tout, se retire en son naturel autisme, mais le Gris, le superbe Gris, lui le Messager entre ce qui n’est pas encore venu et ce qui va venir, lui le point de passage du Nocturne au Diurne, lui qui profère à fleurets mouchetés ce qui, plus tard, viendra à la parole afin qu’un Monde se déplie et devienne possible.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, remonter en direction de l’aurore de l’humanité, nous abreuver à la source Grecque, la seule encore capable de nous dire d’où nous venons, cette mesure Orientale, cette Lumière encore bourgeonnante avec, en arrière-plan l’admirable Olympe et le panthéon polychrome de ses dieux et les chapiteaux de ses Temples sacrés.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être sans délai logés au cœur même de l’antique épopée, être les Héros de l’Iliade et de l’Odyssée, être Ulysse et son légendaire courage, celui qui, incessamment cherche à rejoindre son Sol Natal, autrement dit son berceau, son nid, l’Origine dont il tire ses faveurs et ses mérites.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être Pénélope, cette admirable mesure hestiologique, la Gardienne du Foyer, celle qui veille sur le feu, sur l’Être, celle qui tisse le jour, ce qu’elle détisse la Nuit, métier sur lequel s’ourdissent les fils de chaîne et de trame  des Hommes et des Femmes : le Destin.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non être l’Arbre, il est trop haut, trop majestueux, non être les branches, elles sont multiples et s’égaillent dans l’aire libre de l’espace, non être le tronc, il est trop rugueux, trop semé de failles et d’entailles, non être la blanche racine qui se perd dans le sol nocturne, non être la confusion des tapis de rhizomes, mais être la Feuille, la simple et belle Feuille, elle la Médiatrice de l’air, de l’eau, du vent, elle qui ne chute qu’à mieux renaître lorsque la saison l’invité à la fête de l’Être.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être au Seuil de-qui-nous-avons-à-être, être sur ce mince liseré qui, tout à la fois dit le lieu de notre détermination et encore, en nos refuges les plus humbles, cette indétermination qui nous habite, nous traverse encore comme si, en un instant, tout Espace pouvait être aboli, tout Temps annulé, toute Genèse mise entre parenthèse.

Temps sans temps.

Espace sans espace.

Devenir sans passé ni présent.

   Car, avant d’être Hommes et Femmes en nos essences, nous sommes des êtres du paradoxe, de simples volètements dans la nuit du Monde, de simples brasillements dans le Jour qui se lève et décline, qui sera bientôt Nuit.

Une Nuit se clôt

qu’un nouveau Jour attend.

« Attendre » dans la Sérénité,

tel le mot Fin s’écrivant

à la cimaise de notre front,

nous les Existants

qui ne sommes

qu’à avancer sur l’infini

chemin de l’Être.

  

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