Peinture : Barbara Kroll
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« …et que dure alors éternellement notre Nuit nuptiale. »
« Hymnes à la Nuit »
Novalis
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« Notre Nuit nuptiale » dit Novalis. Ne sortons-nous jamais de cette Nuit, cette Nuit Primitive, cette Nuit Originaire qui fut notre premier abri avant même que la Lumière ne nous visite et ne nous éveille au doux rythme de la Terre, à l’éblouissement immédiat du Monde ? Car il en est ainsi, nous, Êtres-des-lisières, regrettons toujours notre état antérieur, cette Nuit, comme si une violente nostalgie nous tirait en arrière, loin dans cet étrange taillis de ténèbres dont notre corps fit connaissance, s’en détachant à peine, gardant en son sein, au titre d’une étonnante réminiscence, ces voiles d’ombre, ces corridors de clair-obscur, ces coursives selon lesquelles se fondre en cet élément mystérieusement métaphysique qui ne supporte aucun contour, n’autorise nulle description, n’appelle nulle image, sauf celle, inaboutie, flottante, irréelle d’une manière de songe éveillé.
« Nuptiale », le mot est fort qui nous attache pour l’éternité au ventre de la Nuit. Et c’est bien notre dos sur lequel s’imprime ce spectre indélébile, cette obscurité native, cette illisible brume dont jamais notre regard ne pourra prendre acte puisque notre revers est la partie de nous-mêmes qui nous reste inaccessible. Ne s’agit-il là d’une vérité infiniment cruelle ? Si, selon le concept hégélien, « La Vérité c’est le Tout », alors il nous faut bien admettre que nous ne pouvons accéder qu’à une partie de qui nous sommes, à savoir vivre dans un genre de fausseté qui nous met constamment au défi d’en transgresser la forme sans que ceci soit possible en aucune façon. Nous sommes pareils à des tessons épars ne parvenant nullement à retrouver le vase initial qu’ils furent, portant en ceci la couleur du deuil, ce Noir qui signe notre Origine en même temps que notre Fin. Certes le constat est amer mais le réel n’a cure de nos états d’âme, ils ne sont que les reflets de notre condition mortelle.
Cette peinture de Barbara Kroll à partir de laquelle s’élèvent ces quelques mots est de cette nature foncière qui ne laisse guère de doute quant au motif de son aliénation, simple reflet de la nôtre. Tout comme nous, Elle ce Spectre Blanc n’a jamais formulé sa demande de venue au monde, pas plus qu’elle ne décidera ni de la cimaise sur laquelle elle figurera, ni du sombre réduit qui, un jour peut-être, sera sa dernière demeure. Son apparence torturée nous dit son renoncement à toute liberté, sa perte à même sa venue à l’œuvre. Elle est figée en soi, manière de congère définitive, de bloc de glace à lui-même sa propre justification :
une arrivée qui sonne tel un départ,
une parole qui se donne en silence,
une vue qui se retourne et regagne
le sombre massif de l’anatomie.
Au seuil d’un premier regard, elle pourrait nous apparaître tel le contretype de l’œuvre de Munch « Le Cri ». Mais un Cri plus tragique si l’on peut dire. Par rapport à la peinture de l’Artiste norvégien, les couleurs se sont métamorphosées en ces griffures de Noir dense, en ce Bleu Turquin qui tire vers Nuit, en cette pâte Blanc de Titane, à cet enduit chaulé qui, posant le corps, le détruit, l’annihile en même temps. Les yeux, quant à eux, sont biffés, totalement pris de cécité et le Cri, le Cri ardent de Munch a ici inversé son flux, il abrase de son irrépressible force ce monde intérieur qui peine à se connaître, attiré qu’il est par cette sorte de buisson Noir, de résille sourde constituant, en quelque sorte, l’oreiller ténébreux d’une tête entièrement dévastée, parcourue des vents mauvais du non-sens.
Cependant, alertés de ce sombre Destin, nous ne renoncerons nullement à en décrire quelques traits, à en crayonner quelques signes comme si ces derniers pouvaient insuffler à l’intérieur même du Modèle un semblant de vie. La toile se fond dans cette teinte Bleue qui ne semble en être une. Plutôt l’effusion d’une angoisse primordiale venant du plus loin du temps, sans doute du Chaos avant qu’il ne s’organise en Cosmos. Ici, aucune voix qui ferait signe en direction des balbutiements initiaux de l’humain. Tout est celé qui se retient en soi, simple margelle d’un puits avec l’éclat assourdi d’une eau morte, d’une eau fossile, d’une eau qui n’abreuvera nulle autre bouche que la sienne, la sienne adoubée au Néant.
Silence ?
Oui mais qui cogne sourdement
contre les parois du Vide,
qui résonne des clapotis du Rien,
qui fait rebond sur les murs
d’une éternelle Absence.
Sans doute, Lecteur, Lectrice, me direz-vous que mon écriture est noire, que ma plume est cernée de mort, que ma syntaxe se réverbère d’une rive du Styx à l’autre. Et vous aurez totalement raison. Et mon écriture sera dans un genre de vérité si vous éprouvez un frisson à me lire. Tout ceci n’est que le revers de la folie humaine qui connaît, de nos jours, un regain de violence comme jamais. Certes j’aurais pu prendre le parti de décrire de la beauté, de la joie, mais d’autres textes s’écrivent parallèlement, qui tournent autour d’une possible félicité. Ce qu’il faudrait, mettre les textes en regard les uns des autres afin que, de cette dialectique, naisse quelque chose comme un sens, puisque tout sens n’est que relation. Mais il est toujours difficile de faire se confronter les textes, les simples choses, les idées et les actes, les faits et les rêves, les souvenirs et les projets et c’est bien pour ce motif que la Totalité du Réel nous étant hors de portée, nous forons notre trou chaque jour qui passe à notre essentielle dimension, c’est-à-dire dans le champ d’orbes étroits en lequel le nouveau, l’admirable, l’étonnant ont bien du mal à figurer. Nous pensant géants, nous ne sommes qu’une infime partie du Monde, que goutte d’eau dans le vaste Océan, mais énoncer ceci est pur truisme.
Cette toile de l’Artiste allemande, je vous l’accorde, ceci est paradoxal, est belle à force de désespérance. Elle peut nous sauver de nous-mêmes, nous plaçant au sein de nos propres contradictions, de celles du réel afin que nous puissions en supporter l’épreuve et nous mettre en mesure d’en dépasser la radicale aporie. Non, nous ne vivons nullement dans un Monde de Bisounours. Partout la violence, partout les guerres, partout la folie distillée à chaque coin de rue. Cette image nous placerait-elle à l’épicentre de la barbarie humaine et elle aurait amplement atteint son but. Il y a, sur Terre, mille raisons de désespérer, mille façons de nous extraire de ce vortex, de faire reculer le Noir,
de faire venir le Blanc comme
empreinte de la Lumière,
diffusion de la Raison,
fleurissement de la Vérité.
Si le Poète Novalis, dans ses « Hymnes à la Nuit », nous invite à en célébrer les voiles de suie et d’incompréhension, c’est tout autant dans le but de nous ouvrir au chant poétique des choses plutôt qu’à leur fermeture. Pour clore cet article je citerai cette phrase extraite d’un article de Corinne Bayle dans « Pourquoi la nuit ? » :
« Novalis avait déjà postulé que c’est la nuit qui fait accéder à la connaissance, lieu aveugle du déchiffrement du hiéroglyphe du monde ».
Cette image du « hiéroglyphe » traverse un grand nombre de mes écrits. Je pense, en effet, que nous avons à être nos propres herméneutes, ainsi que les interprètes de toute altérité.
Le Noir appelle le Blanc,
lequel appelle le Noir en retour.
Ce mouvement de balancier scande
le rythme de toute existence.
Aussi, nul ne pourrait s’y soustraire
qu’au risque de Soi.