Peinture : Barbara Kroll
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Depuis mon Pays de Pierres Blanches, ce 1° Novembre 2023
Très chère Solveig,
Quelques nouvelles d’ici qui, je le reconnais avec quelque regret, ont été rares ces temps derniers. Å peine sortis d’un été caniculaire, nous voici de nouveau confinés au sein de nos maisons de façon à nous protéger des humeurs pluvieuses et venteuses d’un automne qui ne s’annonce guère sous les meilleurs auspices. Venues de l’ouest, côté vent dominant, de longues écharpes de brume ceinturent le Causse, lui donnent un air étrange comme s’il s’agissait de ces landes du Connemara, ces gaéliques altitudes exposées aux furies de la mer. Parfois, placé sous le croassement des noires corneilles, il ne m’étonnerait guère de découvrir, au-delà de mes buttes claires, le sommet de Diamond Hill usé par les lames d’air et, en contrebas, le glacis de ses baies que ferment de sombres ilots. Tu sais mon attachement à ces terres archaïques d’Irlande, aussi je n’en évoquerai guère d’autre image te sachant savante en cette matière.
Je joins à mon envoi une reproduction d’une œuvre de Barbara Kroll (oui, encore une : fascination que ces esquisses existentielles qui forent au plus intime de l’âme humaine), une œuvre en cours de construction dont il me plaît de penser que son inachèvement parlera bien plus que ne le ferait sa phase terminale.
Je crois que sa valeur essentielle, du moins pour moi, se tient entièrement dans cette vigoureuse ébauche qui, à l’évidence, joue sur le clavier d’un tragique aussi étroit que tranchant. Ici l’imaginaire ne saurait se livrer à son habituelle fantaisie, bien au contraire il est canalisé, il est confronté à une sourde réalité dont il ne pourra s’abstraire. Tu reconnaîtras avec moi, Sol, la brutalité de cette dialectique sans concession, le heurt qui résulte de ces deux surfaces colorées violemment antinomiques. Ce rouge Pourpre, ce rouge éteint teinté de Falun, ne te font-ils penser à une mare de sang coagulé, comme si, de meurtres commis, il ne demeurait que ce violent stigmate colorant les funestes coulisses de l’Histoire ? Et ces empâtements dilués, brossés vigoureusement au spalter, ces recouvrements successifs, bien plutôt qu’être blancs comme neige (ils virent au Lin léger, à l’Étain), ne t’inclinent-ils à éprouver, sinon une fluctuante mélancolie, du moins à ressentir en ton intime, une manière de désespérance, comme si ce blanc ne parvenait nullement à dissimuler le lac de sang qui le tutoie ? Oui, je sais combien mes mots peuvent soulever d’angoisse, fomenter d’aveugle révolte, faire battre au sein du cœur le fiel d’une amertume dont le temps aura bien du mal à effacer la trace indélébile. Mais peut-on toujours éviter de poser de tranchantes questions ? Peut-on reléguer le Mal dans des oubliettes où le jour, jamais, ne pénètre ? Je te sais si attentive aux enjeux du Monde contemporain et je sens, tout au fond de moi, ta secrète approbation.
De ce fond pareil au néant qui voudrait se déguiser en autre chose qu’une simple absence, de ce fond singulièrement inquiétant, se détache cette silhouette vaguement humaine, effigie de la Condition du même nom, laquelle énigme plus qu’énigme nous fait nous retourner avec effroi sur le destin qui est celui des Existants (pour combien de temps encore ?), il nous interroge au plus vif de qui nous sommes. Quant à moi, je suis persuadé que cette image vient en droite ligne de l’inconscient de l’Artiste, là où fourmillent les points sombres, irrévélés de la dimension existentielle, sans doute les lourds secrets qu’il est urgent de dissimuler sous des couches de plâtre, sous des pâtes de blanc de Titane ou de Céruse. Je ne sais, Solveig, ce que tu devineras sous ces figures impénétrables. J’y vois l’Humanité (sous les espèces d’une représentation abstraite), j’y vois l’allégorie de la Paix (sous le visage de cette Colombe à peine visible). J’y vois, essentiellement, une étreinte du Vivant voulant conserver en soi la promesse d’une joie. Mais cette félicité est si fragile, si éphémère, de l’ordre de l’insaisissable. D’une manière irrépressible mon esprit est attiré par ce beau et émouvant dessin de Picasso ayant pour nom « La colombe de la paix ».
La colombe de la paix
Pablo Picasso
Source : Paris Musées
Ce dessin est émouvant au titre de sa simplicité, de sa vérité, de sa générosité. Il nous dit le rameau d’olivier qui, toujours peut s’échapper du bec de la colombe et chuter sur un sol pour le moins frappé d’absurdité. Tracé en 1949, au lendemain de la grande tragédie humaine, il fait signe en direction d’une autre œuvre, comme s’il voulait en constituer le vivant antidote, « Guernica » de 1937, autre convulsion de l’Histoire en ses plus sombres desseins. D’un Dessin, une Peinture, l’espace irréductible de l’absurdité humaine, de la violence qui, périodiquement se déchaîne, arase les consciences, fait se lever immédiatement les promesses que jamais ces horreurs ne se reproduisent. Alors que pouvons-nous faire, nous les Humbles qui n’avons nul outil en main face à cette démesure ? Mais que peuvent donc faire les « Puissants », lesquels sont, eux aussi, broyés sous la brusque irruption de l’Inadmissible.
Car au-dessus des Hommes et de leurs volontés semble planer une toute-puissance, une omnipotence, peut-être figure de l’Être lorsqu’il se métamorphose en Non-Être. Car c’est bien de ceci dont il s’agit, du Nihilisme en sa forme la plus accomplie, lui qui moissonne les têtes, les intelligences, les consciences, sans l’ombre d’un remords. Il nous faut croire, Solveig, même si ceci nous choque au plus profond de nous, à l’existence d’une domination cachée, aveugle, d’une Force Malveillante qui s’impose contre vents et marées, au sein de laquelle l’Homme n’est qu’un faible ciron, un roseau certes pensant, mais un roseau toujours dépassé par un flux violent qui l’emporte au-delà de lui dans les fosses ténébreuses du destin irrémissible du Monde.
Ici, je pourrais décrire à l’envi, cependant la mort dans l’âme, toutes les apories qui frappent l’humain au cœur de qui il est : génocides, guerres fratricides, pandémies, maladies, injustices de tous ordres, inégalités, abominations en tous genres, exploitation de l’Homme par l’Homme, meurtre de la Raison et la liste ne serait nullement exhaustive qui ferait le compte des sombres ornières en lesquelles nous sombrons, nous les humains soudain frappés d’inhumanité. Vois-tu, parfois j’ai l’impression que l’Homo Habilis avait plus de grâce, de distinction que les hordes contemporaines prises dans l’ivresse du Mal. Non, Sol, je ne sombre nullement dans un simplisme manichéen mais, pour autant, pouvons-nous faire abstraction de ces funestes desseins qui traversent le champ dévasté de la conscience humaine ? Comment se situer face à ceci ? Comment témoigner ? Comment agir, la tâche est immense qui nous déborde et signe notre incapacité à inverser l’ordre des choses ?
Donc je prendrai le parti de gommer un tant soit peu les ombres afin d’y installer un brin de lumière. Décrire quelques formes que prend la Beauté, voici la meilleure façon de s’inscrire en faux contre les dérives actuelles, contre l’illucidité qui tient lieu de viatique à nombre de nos Commensaux. En connais-tu beaucoup qui ont changé leur comportement, remis en question leur façon de consommer, mis entre parenthèses leur goût immodéré des voyages lointains ? Sont-ils légion ceux, celles qui, se souciant du changement climatique, s’inquiètent des arbres, du brin d’herbe au creux du frais vallon, de la source qui tarit entre les lèvres des pierres ?
Pour ma part j’en connais peu et les doigts d’une seule main suffiraient à en comptabiliser le nombre dans l’horizon qui est le mien. Mais cessons toutes ces récriminations et ouvrons nos yeux sur l’existence d’une possible joie. Dans la perspective d’un court et sans doute illusoire bonheur, inscrivons donc les clartés que peuvent nous apporter aussi bien le Poème, la Littérature, l’Art, la Philosophie. Alors fuite du réel ? Refuge dans l’idéal ? Peut-être. Mais combien seraient inspirés tous ceux qui, en quête d’un « idéal pratique », en reviendraient à ce merveilleux « état de nature » cher à Jean-Jacques Rousseau ! Libre à nous de rêver, sans doute la seule autonomie qui nous soit accessible, la seule « activité » qui ne soit nullement utopie ! Et comme je viens d’évoquer la Nature, elle notre Mère, elle qui nous nourrit et nous abrite, c’est bien d’Elle dont il sera question dans les quelques évocations ci-après.
*
D’abord, au nom du Poème, cet extrait
de « Vieux Soulier » de François Coppée :
« En mai, par une pure et chaude après-midi,
Je cheminais au bord du doux fleuve attiédi
Où se réfléchissait la fuite d’un nuage.
Je suivais lentement le chemin de halage
Tout en fleurs, qui descend en pente vers les eaux.
Des peupliers à droite, à gauche des roseaux ;
Devant moi, les détours de la rivière en marche
Et, fermant l’horizon, un pont d’une seule arche.
Le courant murmurait, en inclinant les joncs… »
Sans doute, aujourd’hui, beaucoup de nos jeunes générations ne manqueraient de sourire à cette évocation si naïve, si empreinte de bons sentiments de ce Poète populaire que la vue d’un oiseau mort émouvait, cet homme du crépuscule qui n’aimait rien tant que la palme douce de la nostalgie. Ce Poète fait partie de mon panthéon littéraire, lui dont « Matin d’Automne » se situait à l’initiale du Souché, ce merveilleux manuel scolaire dans lequel j’ai trouvé, lors de mon enfance, les plus belles joies qui se puissent imaginer. Les trois derniers vers du poème cité :
« Une blonde lumière arrose
La nature, et dans l’air tout rose
On croirait qu’il neige de l’or. »
J’entends encore la belle voix grave de notre Instituteur, Monsieur Chaliès, rythmer ces mots, leur insuffler tout le suc que pouvait en tirer une âme simple, ouverte à la proximité signifiante du Monde. De nos jours la psychologie s’est raidie, traversée qu’elle est de la dimension orthogonale de la technologie, la fameuse « Intelligence Artificielle » étant supposée se substituer à la naturelle. Combien l’Homme actuel chute dans une paranoïa qui n’a d’égale que la prétention technique à balayer tout le champ du savoir, à se donner en lieu et place du sentiment, les rencontres devenant virtuelles bien plus que réelles. Mais il nous faut revenir au Poème, y puiser les richesses qui s’y révèlent si l’on a les yeux attentifs, le cœur prêt à s’agiter sous la simple risée de vent. Nous accentuerons seulement quelques mots essentiels à la compréhension de ce qui nous est suggéré, nullement imposé.
Le prélèvement lexical de « pure », « doux », « attiédi », « fuite », « lentement », « murmurait », ceci ne nous conduit-il hors de la sphère mécanique, ceci ne nous extrait-il des ornières d’une réification du réel, d’un fétichisme marchand, d’une logique du marché laquelle, loin d’être poétique en est son exact envers, manière de figure malveillante qui se dissimulerait sous les attraits de l’immédiate satisfaction des désirs, du comblement des plaisirs. La poésie de Coppée prend l’exact contrepied de la prose consumériste. Celle-ci est expression de la non-vérité, celle-là intimité avec l’authentique, révélation de ce qui a sens, ouverture à la lumière naturelle.
Oui, éclairement, dilatation de qui l’on est au contact « du doux fleuve », dépli de Soi sous l’aile attentive « d’un nuage », Soi en avant de Soi qu’appelle « le chemin de halage », miroitement « de la rivière » qui n’est autre que la confiance du Soi, son propre miroitement pris dans l’intervalle étroit mais multiplicateur des rives. Et encore, affinité du Soi avec le végétal « tout en fleurs », pure efflorescence, et encore pure arborescence de Soi le long des fûts élevés « des peupliers », souplesse de Soi dans la naturelle liaison avec les tuniques « des roseaux », avec la courbe grâcieuse des « joncs ».
Tu le sens tout comme moi, Sol, ce Soi qui est notre bien le plus accompli, vibre ici, se confond, s’osmose, se dilue au sein même de cette Nature dont plus personne ne parle aujourd’hui, remisée qu’elle est au rang des objets déchus, seulement rencontrée au hasard des illuminations, des fulgurances vives des écrans de toutes sortes. Mais, d’un simple geste de la volonté, d’une légère impulsion de la réminiscence de ce temps jadis qui nous sculpta, détermina notre voie, notre vie, nous pouvons franchir cette « arche » du poème de Coppée, nous regrouper au sein même de qui nous avons été, de qui nous sommes encore, mais immergés dans la douce clarté de l’enfance, de l’adolescence, ces effusions singulières d’un temps-promesse plus que d’un temps-subi. Mais, d’un jet de notre mémoire en direction de ce qui, en elle, demeure force vive, eau de source cristalline, tintement d’un subtil bonheur qu’il nous fut donné d’éprouver à apercevoir le tressaillement d’une futaie, la fuite cuivrée d’un écureuil dans le miel d’Automne, toujours il nous est possible de nous abreuver à cette « rivière en marche » qui est la métaphore de notre Destin, de porter notre être au-devant d’un réel fécondé par le passé, attiré par un futur, mais un futur raisonné, nullement un futur conditionné par d’invisibles et fatales puissances. Nous, Hommes, Femmes d’aujourd’hui, sommes livrés pieds et poings liés à un avenir sans nom ni forme si nous ne prenons soin d’en appeler à notre entendement afin de comprendre, à notre mémoire de manière à être reliés, à notre imaginaire en tant que tremplin hors de cette réalité qui nous corsète et nous réduira en esclavage si nous ne prenons soin de nous en exiler autant que nous le pouvons encore.
Et quoi convoquer d’autre, au fil de notre méditation, si ce n’est cette Merveilleuse Arcadie, telle que conçue dans la Mythologie Grecque, telle que représentée dans le tableau de Thomas Cole en 1834 ?
L'État arcadien (titre original :
The Course of Empire : The Arcadian or Pastoral State)
Thomas Cole, 1834.
Cette œuvre est si totalement sublime qu’une simple évocation de qui elle est suffira à nous réjouir, à nous ressourcer au contact du Beau, du Simple, ces valeurs qui, ici et maintenant, ne font guère office que de bluettes du temps jadis. Mais peu importe, Chacun, Chacune ne possède que le temps qu’il mérite ! Ce qui, d’un premier jet du regard saute aux yeux depuis le site de cette merveilleuse Arcadie, c’est bien sa dimension d’Idéal (que nous prenons le soin d’écrire avec une Majuscule à l’initiale), Idéal dont nous ne retiendrons d’emblée, que sa valeur étymologique telle qu’énoncée ci-après :
« Étymol. et Hist. a) 1551 formalité Ideale « qui participe à la nature des idées, et n'existe ou ne peut exister que dans l'intelligence ou dans l'imagination » (Du Parc Champenois, Trad. : L. Hébreu, Philosophie d'amour, 431-2 ds Quem. DDL t. 7) »
Oui, c’est bien ceci qui nous retiendra : les « idées », « l’intelligence », « l’imagination », toutes facultés dont le quotidien actuel semble faire une économie résolue, tu en conviendras, Solveig, toi l’Attentive qui, telle Nathalie Sarraute te tiens toujours prête à débusquer ces « tropismes », ces fins mouvements de l’âme qui constituent la part la plus précieuse de l’humain. Et au diable tous les cultes machiniques qui ne font qu’aliéner ceux qui s’y vouent avec la plus confondante naïveté qui soit. C’est bien l’Homme qui a créé la machine et non l’inverse comme tendraient à nous le faire croire les Transhumanistes et autres Officiants d’une religion mortelle. Ce que l’on attribue à la cybernétique, on le retire à l’humain, et ce faisant, l’on se fait les fossoyeurs de millénaires de civilisation.
Mais nous n’avons nullement évoqué l’Idéal pour le laisser choir en route. Comment se traduit-il ici, comment nous parle-t-il, comment s’inscrit-il dans le champ de notre vision ? Voici, à peu près, ce qu’il convient d’en dire. Tout d’abord, il est lumière, mais nullement clarté ordinaire, triste, celle qui peint l’ordinaire de nos jours. Non, une lumière dorée, souple à l’œil, une lumière toute poudrée d’un délicat nectar, pareille à ces frondaisons d’Automne qui font penser à quelque bronze antique patiné par le long passage du temps. Jamais Idéal ne peut résulter d’une exposition à l’immédiat, à l’instantané, seule une longue maturation, une patiente incubation conviennent à sa venue au jour, à sa diffusion auprès des choses présentes. Lumière, certes, mais l’Idéal est aussi la venue de la Ligne en sa plus effective entente, en son rayonnement, en sa vibration. Regardez la crète de la montagne, le fil qui court le long des sommets, lui qui ne verse ni dans l’adret, ni dans l’ubac, lui qui est le médiateur, la juste mesure entre deux réalités qui s’affrontent, se repoussent comme le font deux aimants d’identique polarité. C’est ceci, l’Idéal, maintenir le Juste Milieu, créer les conditions équidistantes des opposés, des contrariétés, des polémiques. Oui, Sol, l’Idéal est un baume, il possède des vertus cathartiques, il comble nos manques, nourrit nos béances, se loge au creux même de nos plus vives et douloureuses fissures.
Regardez la ligne sûre d’elle-même, elle qui enclot l’eau turquoise du lac, tutoie les rives émeraude des prairies d’herbe. C’est elle qui réunit, qui situe l’être des choses de part et d’autre de qui elle est. Les Lignes s’effaceraient-elles et le réel, pris de folie, sombrerait dans la confusion, le mélange inopportun des éléments, ne se donnerait que selon un illisible lexique. Regardez la clairière calmement posée devant un massif d’arbres, elle est, tout à la fois Lumière et Ligne, elle est, en quelque manière, Perfection, accomplissement de Soi, avec peut-être, pour les Voyeurs attentifs, le halo de l’Absolu à l’horizon de son épiphanie discrète mais si opératoire. Tu en es convaincue, Sol, le lyrisme est le seul mode d’expression qui puisse ici s’accorder à l’harmonie partout régnante. Et puis, parmi les prédicats qui s’appliquent à l’Idéal, comment ne pas citer la note fondamentale des Formes, elles qui, du sombre chaos font un lumineux cosmos ? Qu’elles soient de nature minérale, animale, végétale, humaine, toutes elles sont venues à la totalité de leur être, si bien que nul ajout, nul retranchement ne pourraient leur être imposé qu’au risque de les pervertir, de leur ôter la nature essentielle qui est la leur.
Toutes ces Formes jouent entre elles, toutes ces formes donnent leur âme à la peinture, tracent l’architectonique du paysage. Montagne, Lac, Temple, Bouquets d’Arbres, Clairière, Chemin, Moutons, Berger, Contemplatif, Promeneuses, toutes ces Entités sont les Notes Fondamentales qui tissent et font s’élever l’Hymne du tableau, lui confèrent son éclat, sa réverbération. L’esprit de celui qui s’applique à en percer le mystère ne tarde guère alors à se sentir le lieu d’une métamorphose, le site privilégié d’un agrandissement de la conscience au terme duquel, découvrant ce mode de vie antique teinté de poésie bucolique, se présente à lui, dans toute la majesté de son être, ce mythique Âge d’Or et il s’en faudrait de peu qu’il n’élève, tout autour du Regardant, les collines, boqueteaux, laquets et autres attributs d’une existence certes rêvée, certes songeuse, mais combien délicieuse pour qui, sensible au flottement onirique, ne sentirait plus son corps qu’à la façon d’une nuée ondoyant au plus haut du ciel. Ici, à partir de ces Lumières/Lignes/Formes se dessinent aussi bien la poésie « divine » d’un Virgile, aussi bien l’œuvre d’Ovide honorant le dieu Pan, dieu des troupeaux, dont chacun sait que son nom, pour ramassé qu’il soit, indique la notion de Totalité en laquelle la Nature fait figure de destin privilégié, de présence hors du commun. Tous, Toutes, le plus souvent sans le savoir, sommes les rejetons du dieu Pan, certes des fragments mais qui, telles les pièces de l’hologramme, jouons le relief entier qui est notre réverbération, le témoignage microcosme du macrocosme.
Le parti pris, ou bien le point de vue (c’est la même chose) concernant cette peinture de Thomas Cole, ont consisté, non en une approche esthétique de l’œuvre, plutôt dans un exercice de type herméneutique cherchant à décrypter, dans la représentation, quelques-unes des significations essentielles qui, selon nous, s’y trouvaient contenues. Cependant les esquisses sont toujours plurielles qui visent le réel ou bien sa figuration. Extraire des lignes de force était la démarche peut-être la plus opportune afin de coïncider avec le projet global du texte, à savoir nous situer dans la constante mouvance du Monde en y projetant quelques polarités, quelques points de repère, ces fanaux dont notre Monde d’aujourd’hui a tant besoin.
Après cette longue méditation sur la Nature, sur les rapports de l’Homme à qui elle est, nous clorons cet article sur un bref extrait du « Voyage dans le bleu » de Ludvig Tieck, l’une des figures les plus attachantes du Romantisme allemand dont le très savant Armel Guerne nous dit, dans son Anthologie consacrée à ces Écrivains :
« C’est le cordial du romantisme, qui a tout aimé, tout vu, tout pressenti, et beaucoup écrit. Inventeur du lyrisme musical et du drame d’atmosphère, il a semé ici et là dans ses œuvres (28 volumes) maintes choses qui le rattachent parfois à Edgar Poe ou à Baudelaire, à Pirandello ou aux Surréalistes de 1925. »
Tu en conviendras, Sol, l’on ne pouvait guère prononcer plus bel éloge de cet homme de lettres que fort peu connaissent, c’est là le destin des « grandes fortunes » littéraires. Le peuple des Lecteurs et Lectrices est toujours inversement proportionnel à la hauteur du génie des Grands Créateurs qui demeurent, leur vie durant, en leur tour d’ivoire, mais peut-être cette réclusion est-elle la marque insigne de ce bouillonnement intérieur qui les bouleverse et les rend si attachants aux yeux des Explorateurs du rare et du précieux ? Du moins nous plaît-il d’en émettre l’hypothèse ! Afin de situer brièvement le contexte des lignes qui vont suivre, lisons ces quelques mots dédiés à l’œuvre de Tieck dans un article intitulé : « Le thème de l’errance chez les Romantiques allemands » (cette même errance dont sont affectés la plupart de mes Sujets, notamment dans mes Nouvelles) : « Le récit le plus caractéristique de l’errance pure est peut-être Le Voyage dans le bleu de Ludvig Tieck. Il nous fait entendre ce qu’un jeune romantique entend par voyager. »
L’extrait de « Voyage dans le bleu »
« Oh, Frédéric, ce qui m’attire c’est la solitude, cette douceur de ton que prend la forêt ou la montagne pour nous parler, le secret qu’un ruisseau veut nous confier dans son murmure. Et j’ai pu remarquer aussi, tout au long de notre voyage, que toi, tu ne me comprends pas. »
« Non, dit Frédéric avec quelque surprise, je ne te saisis vraiment pas. Nous allons tantôt à droite, tantôt à gauche, nous passons la nuit à la belle étoile, tu escalades cette montagne ou cette autre, tu n’es jamais content, tu n’aspires qu’à aller plus loin et tu te fâches lorsque je veux te faire comprendre combien, finalement, il est nécessaire que nous rebroussions chemin. »
Nous n’argumenterons nullement ce passage en lequel transparaît, de manière évidente, cette incomplétude, cette insatisfaction plénières de l’âge adolescent, thème universel s’il en est de la difficulté de passer d’un âge à un autre, de renoncer à la douceur de son enfance, puis d’abandonner ses illusions adolescentes, puis de se dessaisir de ses certitudes de la maturité, puis…
Maintenant, pour la beauté du geste littéraire, Solveig, offrons-nous ce joyau d’écriture, il nous consolera de bien des déconvenues :
« Un instant après, ils arrivèrent au pied du bel et vieil arbre qui répandait autour de lui une ombre embaumée. Un chemin descendait en courbe molle des hauteurs sylvestres de la montagne et, de tous côtés, le paysage était vert et gracieux. Du sommet au pied des monts, les teintes de la forêt allaient s’assombrissant, et le bruissement des feuillages au long des pentes n’était, en cette heure méridienne, qu’un discret murmure. De la pelouse de gazon sous le tilleul, le regard plongeait au fond de la vallée dans un mélange de vastes bois, de verdoyantes collines isolées et de minuscules prairies. Les montagnes lointaines bouclaient à l’horizon une ceinture de neige étincelante. »
Certes la délicatesse de l’expression, la précision gourmande des descriptions, la vénération face à une Nature bienveillante, maternelle sont bien loin des codes actuels qui guident les conduites. Faut-il s’en réjouir ou bien en désespérer ? Tu sauras aisément de quel côté penche mon cœur ! Faisons un saut dans le texte et laissons la parole à Athesltan, accueillons ses confidences avec tout le sérieux qu’elles requièrent :
« - De quelle paix, de quel calme, de quel sentiment de doux assoupissement la nature, perdue dans ses rêves de solitude, ne nous enveloppe-t-elle pas ici ! dit enfin Athelstan. Que désire donc de plus l’homme insatisfait lorsque des moments, pareils à tant de ceux que j’ai vécus aujourd’hui, lui sont départis ? Je sais que ces effluves enchanteurs sont éphémères, et que les génies qui élèvent mon âme à la béatitude ne l’effleurent qu’en passant, mais parce qu’il a pénétré mon cœur tout entier, il est mien pour l’éternité. Ainsi, alors même que nous ne sommes que des créatures terrestres et périssables, nous rencontrons déjà cette félicité ; et la peine, la mélancolie que me cause la fugacité de ce ravissement augmente la joie qu’il me donne. Ce que cette contemplation m’a apporté est devenu mon bien impérissable. »
Bien évidemment il faudrait être sourd au langage pour ne pas saisir cette qualité rare qui métamorphose un texte en un fragment de pure anthologie. Å présent, bien plutôt que de nous livrer à un commentaire sur des événements intimes transparents, nous prendrons le parti, Sol, (je sais que tu m’accompagneras dans cette démarche), le parti donc, accentuant seulement quelques mots, de donner acte à cette félicité qui paraît en nos contemporaines latitudes bien difficiles à atteindre.
Si les Lumières, au XVIII° siècle
opposèrent la Raison au Sentiment,
aujourd’hui c’est bien le Désir
qui se trouve en butte à la Sensibilité.
Jamais le monde jusqu’ici n’a
été Désirant à ce point.
L’Amour en un seul clic
ou bien rien.
Certes la chute est violente dont on peut légitimement se demander si elle s’arrêtera un jour ou bien si c’est l’existence même des Civilisations qui est mise en question. Tu auras noté l’inclination de ma sélection, tout orientée vers la seule positivité, la clarté, le fait d’éprouver en Soi, dans le pli le plus intime, un sentiment ineffable, seulement exprimable « à fleurets mouchetés », cette belle expression qui ôte à une arme toute agressivité, traverse parfois mon écriture, simple étincelle brasillant dans la nuit de la confusion et de l’incompréhension. Donc, au prix d’une « errance lexicale », ces quelques termes parsèmeront ma prose afin qu’y puisse fleurir quelque touche d’espoir :
Paix - calme - assoupissement
effluves - béatitude - félicité
ravissement - contemplation
« Mon Pays de pierres blanches », ainsi commence ma missive, ainsi se dit le chant de mon âme parmi la complexité du Monde. Je sais que tu sais et ce redoublement tautologique apporte en moi une paix, un calme qui m’exilent du vacarme et de la fureur partout présentes. Toujours, à ma certitude d’être au plus près de l’Authentique, du Simple (ces belles notions ont, pour moi valeur d’Essences), conviennent le creux, le nid, la grotte où trouver refuge dans une manière d’assoupissement qui n’aurait d’égal que le sentiment que tu ressens en sa profondeur à errer romantiquement au milieu de la houle blanche de tes bouleaux. Depuis ici, depuis les massifs de buis et les piquants des genévriers qui étoilent mon Causse, j’en sens les inexprimables effluves, les senteurs identiques à ces papiers d’Arménie qui tissent, depuis longtemps, la toile diffuse d’une légère et impalpable mélancolie.
Beaucoup, de nos jours, n’éprouvent plus ni béatitude, ni ne se sentent habités de la félicité qui habitait le cœur des Anciens Grecs (tu connais mon admiration pour eux), eux qui éprouvaient l’immédiat vertige de la Nature, l’épousaient tel le gant qui épouse la main, si bien que l’on ne savait où l’une commençait, où l’autre finissait. Souvent, dans nos échanges épistolaires, au gré d’un enchantement, d’une formule lyrique il m’était donné de percevoir et de vivre au rythme de ce ravissement, haut lieu existentiel pour les Poètes, les Rêveurs d’Infini, les Chasseurs de Papillons, les Alchimistes, les Amants au plein de leur accomplissement amoureux, cette fusion ! Vois-tu, Fille du Grand Nord, combien le spectacle d’un Quidam en contemplation devant un beau paysage, face à une œuvre d’art, en regard de la pure beauté d’une Personne, combien cet Individu passerait pour un illuminé, un égaré parmi le jeu de la modernité, un simple témoignage des « Années folles », un fantôme hantant les coulisses de La Cigale, de L’Olympia ou du Moulin Rouge, édifices de carton-pâte dont il ne demeurerait plus qu’une sorte de brume diffuse, comme si tout ceci n’avait existé que dans la tête abîmée de quelque aliéné.
Voici, les quelques mots extraits du beau texte de Tieck ont été utilisés d’une manière qui est la mienne. Mille autres formes eussent aussi bien pu convenir. « Constat désabusé », diras-tu au terme de ma lettre. Nul abattement cependant. Lutte immémoriale de la Tradition et de la Modernité. Combat infini des générations dépassées par le mouvement même de l’Histoire, par le renouvellement des idées, par le réaménagement des conduites selon des motifs mystérieux qui planent bien plus haut que nos yeux ne sauraient porter. Il y a comme une force invincible qui habite le destin des Civilisations. Tous, Toutes autant que nous sommes, malgré nos agitations, l’importance que nous nous accordons, la croyance en notre propre ego, figurons telles ces feuilles que le vent tient sous son souffle et porte bien plus loin qu’elles ne l’auraient imaginé. Bientôt de simples nervures ayant oublié la consistance même de leur limbe !
« Ces colombes qu’on assassine » :
le langage, l’art,
la raison, la poésie
seraient-elles de la nature du phénix ?
Renaîtront-elles ?
Si oui, sous quelles formes ?
Questionner est toujours
une rude épreuve.
Dormir, demeurer éveillé :
telle est la question
Après des jours d’averses continues, du bleu vient de s’installer parmi la résille blanche des nuages. Bâton de marche en main, relié à toi par la pensée, j’arpenterai bientôt ces chemins qui, pour un temps, traceront mon avenir. Salue les bouleaux de ma part, ce sont des arbres à la grande sagesse.
Celui qui marche dans ses mots et,
sans doute,
les oublie aussitôt !
Écrire, est-ce tracer un chemin ?