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De Christine Raison :
« Merci, Jean-paul d'avancer l'idée de la folie de Nietzsche.
Certains la réfutent en parlant des effets de la syphilis.
Comme vous, je pense qu’une relation sincère
et intime l’aurait protégé de son enfermement .… »
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Le problème de la folie est si redoutable à affronter, si difficile à cerner que le recours imageant à la métaphore (ici une pièce de monnaie), un pied dans le sensible, un pied déjà dans l’intelligible, nous la rendra plus « familière » si l’on peut s’exprimer ainsi. Le Génie m’apparaissant, par essence, un être du partage, du milieu, mais aussi et surtout un être de l’entre-deux (avant même de basculer hors de toute dimension humaine), c’est dans la figure étrange du Funambule, du Fildefériste, qu’il donnera le plein de sa réalité, scintillant parfois dans le pur rayonnement solaire, parfois chutant dans le cul-de-basse-fosse ténébreux du Néant.
Donc, métaphoriquement, plaçons l’activité du Génie (la pièce de monnaie en est le lieu) sur cette lisière étroite qui porte le joli nom de « carnèle », cette limite s’instaurant entre l’avers portant l’effigie (l’apparence sensible), et le revers portant la valeur (chiffre intelligible ou essence déterminant sa vraie nature).
Car ce qui est paradoxal au plus haut point, c’est bien la destination tragique du Génie qui n’accomplira son essence qu’au prix d’un saut dans cette folie dont il redoute les assauts mais dont il espère qu’elle tiendra allumée la vive étincelle de sa passion. Nul n’est un Génie au titre de sa propre volonté, c’est tout simplement la Nature qui a posé les conditions de son accomplissement. Par « Nature », il faut entendre le socle infrangible, le fondement à partir desquels un individu trace sa route, exception faite des déterminismes sociaux et autres influences sous le sceau desquelles il se trouverait placé. Ce que je veux exprimer par-là, c’est le caractère de nécessité qui fait du Génie un Génie.
Ayant posé ceci tel un incontournable postulat, l’on comprendra aisément que tout événement survenant dans la vie du Génie (rencontre fortuite, attrait amoureux, culte passager d’une passion adventice), tout événement donc n’agira qu’à titre de pure contingence, c’est-à-dire qu’il ne fera dévier en rien la flèche existentielle dont l’atteinte de la cible se trouve, par vocation, entièrement déterminée. Ces méditations, reportées au cas de Nietzsche, veulent dire que, ni les effets négatifs de la syphilis, ni l’impossibilité en laquelle se tiennent ses sentiments intimes de pouvoir rejoindre en quelque manière une Lou-Andrés Salomé ne peuvent justifier son basculement dans la démence. De la même façon, la perte de Suzette Gontard (la Diotima de son roman « Hypérion ») à elle seule, fût-elle douloureuse, ne peut suffire à expliquer la chute de Hölderlin, son refuge terminal dans l’enfermement de la tour du Menuisier Zimmer, à Tübingen, là où plus aucun sens ne vient entretenir un esprit en totale déroute. Pas plus que les succès on insuccès d’Artaud dans « Les Censi », sa pièce retirée de l’affiche, son « demi ratage », ne suffisent à bâtir les fondations de son internement à l’asile des Quatre-Mares ou à l’hôpital de Rodez. Et, en ce qui concerne Van Gogh, ni ses soucis financiers, ni son échec du projet d'établir un atelier à Arles, ne peuvent être les motifs suffisants qui le conduisent au geste irréversible de ce coup de révolver dans la poitrine qui signera l’épilogue de son destin.
Tous ces événements, aussi décisifs soient-ils, sont des actes de pure immanence, s’adressant bien plutôt à la personne humaine de l’Artiste en proie aux multiples soucis de l’existence, ils ne sont nullement des motifs du Génie, des fragments de son inatteignable essence. Ils témoignent de l’Homme, nullement de ses dons hors du commun, de ses facultés suressentielles, de son commerce avec ce qu’il nous faut bien nommer une transcendance, à savoir le plus haut de Soi aimanté par le Hors-de-Soi, ce danger, mais cette fascination, mais cet attrait de la brûlure, cette netteté scintillante de la Blancheur, cet orbe assourdissant du Silence, cet appel d’une absolue Solitude.
Et ici, il me faut citer la célèbre assertion hégélienne selon laquelle : « La philosophie est idéaliste, ou elle n'est pas. », que l’on pourrait aisément paraphraser selon la formule : « Le Génie est idéaliste, ou il n’est pas ». Car tous ceux cités jusqu’ici, aussi bien Nietzsche, qu’Hölderlin, qu’Artaud, que Van Gogh sont des Idéalistes, autrement dit leur esprit précède et justifie leurs corps, ces lourdeurs, ces boulets, ces empêchements à être. Le geste immanent ne prend sens qu’à la lumière du motif transcendant qui en a dicté la forme, a présidé à sa mise au jour. Il y a donc, chez l’homme de Génie, un constant jeu pervers qui met en tension son existence perpétuellement tiraillée entre les gestes du quotidien (ces entraves, cette aliénation) et cet essai de pure Liberté que constitue l’effectuation, au plus haut degré, du geste artistique, philosophique, philologique, tous domaines dans lesquels l’Esprit est à l’œuvre (au sens de l’œuvre se faisant), le corps étant au repos, en une certaine manière répudié, comme pourrait l’être une chose inutile et gênante, une servitude à proprement parler. Car il faut, au phénomène intellectif, imaginatif, inventif, la vitesse de la comète, le scintillement de l’éclair, l’éclat de la foudre. Il faut s’extraire du réel, telle l’indigente chrysalide qui s’arrache à sa tunique de fibre pour donner lieu au brillant imago.
Seulement, tout geste d’arrachement, d’effraction, de fracture est, de facto, geste de séparation, d’éloignement de Soi, geste schizoïde, unité se brisant en mille fragments qui, dès lors, ayant atteint un point de non-retour, signeront l’éparpillement d’une personnalité livrée au feu même de la disjonction, de l’écartèlement, de la diaspora sans fin. Sillage de la folie faisant ses mille brisures, beauté insoutenable, tel un miroir étincelant ; mariage antithétique de la Raison et de la déraison, laquelle déraison se donnera comme le signe irréversible d’une méta-réalité dont nul ne pourra percevoir que les contours externes, les feux de Bengale, les diaprures, à défaut d’en pouvoir connaître la subtile et non-reproductible genèse. Le Génie sait bien qu’il vit sur l’étroite margelle de la carnèle, cet espace si étroit, ce lieu innommable, ce fin liseré qui s’insinue entre le Corps et l’Esprit, la Physique et la Métaphysique, la Matière et le Néant, ce fléau oscillant en permanence d’une réalité à l’autre, le « juste milieu » constituant le seul site habitable pour l’homme. Mais ces Hautes Figures de la Pensée, de l’Art, ne sauraient accepter de se vêtir d’un corset si étroit au sein duquel leur puissance même échouerait à se donner pour ce qu’elle est : un nécessaire rayonnement à offrir au Monde, la délivrance de pures gemmes en lieu et place de substances viles, l’aboutissement, en quelque sorte, de l’entreprise alchimique, là où le réel quintessencié, devient diaphane, où l’opaque devient transparent, où la prose devient poésie.
Certes, tout ceci se déroule au risque de leur Folie, et ceci est gravé en eux, d’une façon infiniment visible, rubescente, braise illuminant la nuit de son regard magnétique. Observant la danse du feu, se fondant en son irrémissible beauté, qui donc est capable, sur cette Terre, de se soustraire à la fascination de ces mystérieux rayons de lumière paraissant se ressourcer à leur propre jaillissement ? Quidam, l’on n’échappe pas plus au sortilège du feu que le Génie ne peut se soustraire à l’efflorescence sans fin de ses étonnants pouvoirs. Question de vie ou de mort. Ou bien le Génie est pur Génie, ou bien il s’écroule sur lui-même, telles les murailles de Jéricho s’effondrant sous le souffle des trompettes. On l’aura compris, par « vocation », le Génie est condamné à la folie. On ne tutoie impunément ni les excès de Dionysos, ni la grandeur prophétique d’un Zarathoustra, pas plus que l’on n’affronte la redoutable Volonté de Puissance (autant de manifestations de la transcendance) sans courir le risque de Soi. Nietzsche, tout comme Hölderlin qui vit « sous les orages du dieu » ; tout comme Lautréamont parfois métamorphosé en son propre bestiaire ; tout comme Artaud qui se perd dans la fumée du peyotl des Indiens Tarahumaras ; tout comme Vincent qui succombe sous les assauts des faucilles noires des corbeaux sous le ciel incendié d’été, tous ces Génies donc ont connu « La traversée des apparences » (pour utiliser le beau titre de Virginia Woolf qui, elle aussi, connaîtra la fin tragique du suicide). Car, aux « apparences », à cette lourde réalité matérielle, au principe de la « pesanteur », ils préfèrent le principe de la « grâce » (allusion au beau titre de Simone Veil), au divers du sensible, ils substituent l’unité de l’intelligible ; à la gaucherie de l’acte, ils substituent la finesse de l’Idée ; aux mailles étroites de la raison, ils privilégient la désinvolture, l’élégance, le brio de la Folie. Seulement ce brio clôture définitivement un itinéraire qui, pour avoir été chaotique, parfois à la limite d’une visibilité, n’en a pas moins ouvert d’immenses clairières aux hommes du commun, clairières au sein desquelles un Soleil s’est levé qui, jamais ne s’éteindra, pareil à ces Tournesols d’un jaune lumineux qu’un Vincent a légués aux hommes de Provence comme le signe d’un destin hors du commun.
On ne conclut jamais quant aux quelques estimations que l’on destine aux Génies. Par définition ils sont hors de portée. Ils sont Universels, nous ne sommes que particuliers. Ici j’en reviens, Christine, à votre assertion : « je pense qu’une relation sincère et intime l’aurait protégé de son enfermement », ce que semblent contredire les thèses rapidement évoquées au cours de cet article. Nul, en effet, ne peut savoir, au motif que l’on ne refait pas l’Histoire, ce qu’eurent été les existences d’un Nietzsche ou d’un Rilke en compagnie de leur égérie, Lou-Andréas Salomé ; en quoi le destin d’un Hölderlin eût été métamorphosé si sa vie s’était déroulée dans la proximité étroite de Suzanne Gontard, le seul Amour qu’il ait connu. Au prix immense de leur désarroi, ces immenses Créateurs nous ont transmis les diamants de leurs pensées. Pouvaient-ils faire mieux ? Merci en tout cas pour vos belles remarques. Tout Génie est Génie malgré soi et, pourtant, paradoxe encore, sa volonté est infiniment tendue vers ce but qui est sa propre néantisation. De là la beauté infinie du Génie.