Source : Photos en noir et blanc
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Ceci, que je savais, vous ne pouviez le savoir. Eussiez-vous simplement été alertée de mon existence qu’un sentiment d’étrangeté vous eût saisie en l’instant même de votre découverte. En réalité, je pouvais, à vos yeux, aussi bien à votre cœur, n’être qu’une manière de Néant, tout au plus une brume se dissipant dans les froides rumeurs des fragrances hivernales. Tout comme vous, chaque matin qui passait me découvrait dans ce cône d’ombre si discret, genre d’encoignure du « Café du Nord », à l’opposé de la place que vous y occupiez. Sorte de Passager clandestin (mais n’étiez-vous, simplement, mon écho ?), je me livrais à mon jeu favori, celui qui, depuis toujours, poinçonnait ma nature discrète à l’aune d’un regard caché, dérobé à l’attention des Autres ; si vous voulez, une vision en boucle, partant de Soi, retournant à Soi, dans l’image approchante de ces superbes Rubans de Moebius qui, depuis l’enfance, m’avaient tellement fasciné. Je crois qu’aucune autre alternative ne s’offrait à moi que cette manière d’architecture courbe, pareille à celle de ces merveilleux nautiles fossiles, rainures dans lesquelles, parfois, se perdait mon regard rêveur à l’affût d’y découvrir quelque mot mystérieux qui manquait à mon écriture. Ainsi, lové au sein de qui j’étais (et que je suis encore), j’assimilais toute chose rencontrée au hasard de mes errances, bien plutôt que je ne cherchais à m’y accommoder en quelque manière : le Monde était trop vaste que mon monde intérieur n’aurait pu découvrir qu’au risque de lui-même. Il me fallait, il me faut toujours cette réserve, cette boucle d’eau m’entourant, il me faut cette géographie insulaire, elle seule me maintient en ma propre nécessité.
Cependant, depuis l’orbe de mon inclination interne, rien ne m’interdit de venir jusqu’à vous, de tracer votre portrait sur l’ardoise de ma mémoire, lignes que viendront bientôt effacer les mille événements quotidiens dont l’insistance dissout jusqu’aux plus belles images, délave jusqu’aux plus belles pensées. Entre vous et moi, une sorte de paravent discret orné de signes, ils me font penser aux peintures rupestres, à ces relevés polychromes aux teintes de sanguine, soigneusement archivés par de consciencieux Archéologues. Si bien que ces panneaux de toile ne révèlent de vous que la partie droite de votre corps, alors que le mien disparaît totalement à votre vue et que je n’essaie nullement de le rendre davantage visible. Une demi-présence pour une totale absence. C’est comme si vous étiez un livre à demi ouvert et moi, un illisible palimpseste se dissipant dans l’intime floculation du temps. Je suis celui qui vous observe à votre insu, celui qui se livre à un inventaire certes partiel, mais combien précieux pour ce que mon imaginaire peut archiver qui le rend vivant, animé de couleurs claires.
Je ne sais pas, pour vous, puisque je ne vous connais pas, mais pour moi toute vie se déroule sous l’action des Moires fileuses du Destin. Non, nous ne sommes là nullement au hasard. Notre présence à l’insu de l’Autre devait, de toute éternité, trouver le lieu et le temps de son effectuation. Tels les brandebourgs illustrant les plastrons des Hussards, nous vivons chacun notre vie de dentelle, la partie supérieure ignorant l’inférieure, comme si, univers totalement différents, nous cheminions de concert dans la plus profonde indifférence de ce qui n’était nullement nous. Un itinéraire singulier, nullement une rencontre. Voue êtes l’opposé au gré duquel je trouve ma propre justification. Dans le crépuscule de la pièce, dans la lenteur du jour, dans le silence cotonneux des secondes, la broussaille diffuse de votre visage, votre chandail couleur de bitume sécrètent un dolent mystère, impriment au présent une venue qui, en même temps, est retrait.
Votre avant-bras est partiellement dénudé que prolonge l’éclat de porcelaine de vos doigts. Une tasse blanche est posée sur le miroir de la table. Une sous-tasse, blanche elle aussi, sur laquelle se dessine le trait mince d’une cuillère en argent. Certes votre portrait est étroit comme s’il n’était que la partie visible d’une miniature qu’une ombre soustrairait à sa propre manifestation. Et c’est bien ceci qui me plaît, pour encore user d’une métaphore ornementale, vous ne livrez de vous que ce galon relié, je n’en doute guère, à quelque rideau faseyant dans la soie, à quelque tenture de précieux cachemire, de troublant organdi. Sans nul doute, la partie de vous que vous dissimulez à mon regard est semblable à ces terres vierges pourvues des plus fascinants pouvoirs. Vous le savez bien, rien n’est autant convoité que le sibyllin, le dissimulé, ce qui, hors de portée, crible nos doigts des mille démangeaisons d’un possible bonheur.
Donc je ne peux vous déduire que de ce que vous me donnez à voir sur le mode de l’opaque, de l’équivoque. La mousse onctueuse qui flotte tout en haut de votre tasse, je la suppute issue de l’un de ces mokas d’Éthiopie dont le caractère unique, notes florales de jasmin, de fruits, d'agrumes, d'abricot, le désigne parmi les plus subtils breuvages qui se puissent imaginer. Et, voyez-vous, c’est le geste même d’une sensualité épanouie, bien que se donnant dans la réserve, qui, pour moi, vous relie à ce choix d’une boisson aussi riche que généreuse. L’arôme musqué vient jusqu’à moi, invitation, peut-être, à un voyage exotique en direction de ces baies rouges que vous semblez particulièrement affectionner, chaque jour en reconduisant l’indispensable cérémonial. Alors, comparé à cette gerbe infinie de saveurs, que représente ma tasse de Darjeeling, avec ses notes légères de pêche mûre et d'amande ? Je me sens si aérien, que le moindre vent pourrait disperser, alors que votre belle assise terrestre paraît vous rendre réelle, plus que réelle, incarnée en quelque manière, me reléguant au motif de simple Voyeur de qui vous êtes. Voyeur d’un fragment dans lequel, à l’évidence, se reflète l’entièreté de votre être.
J’aime ces situations ambiguës, ces indécisions, ces flous en lesquels mon esprit se perd. Imaginons un instant qu’une vraie rencontre entre nous ait eu lieu. Quels événements plausibles s’en fussent suivis ? Une aimable conversation mêlant les touches fruitées de moka et de Darjeeling ? Un dîner autour d’une bonne table ? Des échanges d’affinités ? Une nuit dans un de ces modestes hôtels jouxtant le « Café du Nord » ? Somme toute, de la pure contingence, la reconduction de rendez-vous, la réitération de gestes amoureux. Puis, bientôt, inévitablement, existentiellement, si je puis dire, l’installation dans la routine, la reproduction de conventions sociales et, au terme de tout ceci, rampant à bas bruit, le sombre marigot de l’ennui, les liens qui s’y diluent, les passions qui s’y abîment. Peut-on s’exonérer de suivre ces sentiers « humains, trop humains » qui tracent dans la glaise du quotidien ces irrémissibles empreintes, elles disent notre dette vis-à-vis du temps qui passe, la fragilité de tout sentiment, l’usure dont ce temps a le secret, ces suites d’instants qui, bientôt, insensiblement, nous font nous incliner vers notre sort terrestre, pour ne pas dire terrien, chargé d’un humus primitif dont notre mémoire s’est ingénié à effacer l’origine, à biffer la genèse ? Nous avançons sur le chemin de la vie, sans jamais vraiment sentir que le sol se dérobe sous nos pieds, que la poussière soulevée par nos pas est, en quelque sorte, notre propre poussière, ce pollen que nous distribuons à l’envi sans même savoir qu’il s’agit de notre propre substance, de sa dissolution parmi les gouttes de pluie et les blizzards venus du Nord, ceux dont la lucidité ne laisse rien dans l’ombre.
Fragmentée, privée d’entièreté, c’est en réalité pur don de votre personne, pure offrande en direction de l’Exilé que je suis, de l’incurable Solitaire, oui, c’est ceci que vous effectuez bien malgré vous, certes, mais s’appartient-on jamais ? N’est-on, constamment, l’objet d’un rapt ? Les Autres ne nous saisissent-ils selon la forme et l’humeur qui déterminent leur propre trajet ? D’être dans la coulisse vous met bien plus en scène que vous ne pourriez jamais l’imaginer. En quelque façon, depuis le repli d’ombre de la pièce, je suis, tout à la fois, le Régisseur de vos actes, le Metteur en scène qui vous dicte votre rôle, le Chorégraphe qui inscrit dans l’espace, le moindre de vos déplacements. Oui, je le reconnais, c’est un peu contre nature, je me substitue à l’action des Moires toutes puissantes, je m’inscris en Démiurge de votre destin en même temps que je calque le mien sur celui que je vous attribue. Un peu comme ces Hommes des ténèbres, ces éminences grises qui disent aux Puissants l’essence même de leurs actions et orientent, en seconde main, l’aventure de ceux qui en dépendent. De cette manière et successivement, puis-je vous halluciner sous les traits les plus divers, et voici les possibles silhouettes que je me plais à vous attribuer, comme ceci, pure fantaisie heureuse de soi.
Tantôt sous les traits de Jane Eyre, elle qui se grandit sans cesse au mépris des multiples humiliations qui lui sont infligées.
Tantôt simple halo de « Boule de Suif », cette Prostituée qui hante les chambres de « La Maison Tellier ».
Tantôt imaginée telle « Lady Susan », femme sujette à plonger sa vie dans les intrigues les plus audacieuses.
Tantôt vous dissimulant sous la conduite d’une Bourgeoise romantique, telle Madame Bovary.
Tantôt, telle la belle Consuelo, courageuse et attachante, préférant les rigueurs de la vérité aux fastes de la gloire.
Tantôt femme libre de Soi, fière, indépendante, Petite Fadette annonçant la mouvance féministe.
Tantôt adolescente amoureuse faisant signe vers la belle Graziella.
Et, voyez-vous, précieuse Icône de l’image, encore eussiez-vous pu figurer sous mille visages différents, tellement la variété humaine est riche, tellement elle possède de facettes insues, tellement ses ressources infinies peuvent se décliner selon tel ou tel mode dont même une imagination fertile eût peiné à dresser les possibles esquisses.
« De l’Autre, quel fragment ? »,
interrogeait le titre de ce texte.
Oui, seulement un fragment,
mais combien ouvert
aux délices de la rêverie !
Oui, aux délices.