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20 décembre 2013 5 20 /12 /décembre /2013 10:23

 

Dire la biffure de l'être.

 

 

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 Œuvre de Barbara Kroll.

Self portrait at the evening.

 


  Cette oeuvre, si elle devait nous apprendre quelque chose de nous, ce serait simplement notre impossibilité de coïncider avec ce que nous sommes, à savoir notre être. Oui, énoncer cela sonne comme une imposture, sinon à la façon d'un glas, ou bien d'une sinistre pétition de principe.  Nous existons à même notre corps, dans l'intimité de notre lieu propre, sans aucun décalage par où s'introduirait le moindre doute à notre sujet.  Et notre identité, de ce fait,  apparaît comme une manière d'évidence. Soit, l'on peut s'accorder à reconnaître cette posture narcissique comme possédant quelque élément de réalité. Mais, à soumettre ceci à une réflexion plus avancée, l'on se rend vite compte que cette assertion n'est guère que le vœu pieux du Sophiste. Car, déduire de notre présence à nous-mêmes la certitude que ce que nous sommes pourrait s'assimiler  à l'énoncé d'une vérité, voici l'erreur dont il faut se préserver afin que la pensée demeure digne de confiance. Nous ne nous appartenons jamais comme vérité par une simple décision ou bien par la vertu d'un décret qui, de toute éternité, nous aurait fait l'offrande d'une révélation.

  Nous n'avons rien, métaphoriquement parlant, de ce roc incontournable sur lequel nous pourrions édifier la géométrie de notre existence avec la belle assurance de celui qui possède une science infuse. Donc nulle apodicticité nous concernant. Nous existons comme le territoire le plus difficile à définir, sinon à atteindre. Sans doute une "terra incognita" face à laquelle nos illusions se parent de mille fascinations. Le solipsisme renferme des possibilités inépuisables, lesquelles ne vivent leur terme qu'à l'orée de notre finitude. Cependant penser à soi est simplement une sorte de péché véniel, le mortel, en fin de parcours, se chargeant de clore tout type de discours, fût-il de Rhéteur ou bien de Philosophe rompu aux idées claires et rationnelles. Donc nous ne nous connaissons pas ou si peu, ceci laissant bien évidemment la porte ouverte à la belle maxime socratique inscrite sur le temple de Delphes : " Connais-toi toi-même". Mais cette injonction, n'en déplaise à Socrate, ne serait-elle pas entachée d'un vice originel de telle manière que, jamais, nous ne puissions la mettre en pratique ?

  Car, si nous existons, et faisons l'hypothèse qu'il en est ainsi, nous le réalisons d'abord par notre parution formelle sur la scène du monde, à savoir d'une manière essentiellement corporelle, incarnée, massif anthropologique que nous portons au-devant des autres et du monde afin que nous y figurions à titre de présence irréfutable. Et, sans aucun doute, les Autres nous perçoivent-ils sous nos traits habituels avec, attachée à notre identité, l'étiquette portant notre nom. Ceci est d'une telle évidence qu'il est inutile d'y insister.

  Mais, maintenant, substituons au regard d'autrui notre propre vision et essayons simplement de nous observer, avec attention et humilité, faisant cependant abstraction de cet orgueil qui caractérise la condition humaine. Que voyons-nous donc ? Nous apercevons nos bras au bout desquels nos mains pendent à la manière de dérisoires battoirs. Nous apercevons le tronc plus ou moins massif de nos jambes. Nous apercevons les ventouses de nos pieds, plus ou moins larges, faisant leurs étranges succions au contact de la terre. Mais apercevons-nous autre chose de cette silhouette censée poser au regard de l'univers l'équation de notre incontournable effigie ? Non, nous n'apercevons rien d'autre. Ni notre dos, pas plus que la cambrure de nos reins, ni le galbe altier de nos jambes, ni le massif plus ou moins étendu de nos fesses, ni les nervures de notre nuque.

  Mais encore nous n'avons rien dit. Ce que nous ne voyons vraiment pas, et ceci renferme à titre d'hypothèse une grande partie du tragique humain; ce que nous ne verrons jamais et que pourtant nous devrions appréhender comme le surgissement premier, originaire, nous fondant en raison, c'est rien de moins que notre VISAGE ! Mais a-ton jamais pris conscience de ce que cette aporie veut dire ! Eh bien, cette aporie, précisément NE VEUT RIEN DIRE. Rien dire de ce qui est notre emblème, rien dire de ce qui nous fait surgir sur la scène de la présence, rien dire de ce qu'une juste épiphanie de notre conscience dégage de force, de naturel, d'énergie, de passion, de sérieux, de convainquant, de triste, de pathétique, de soumission, de consentement, d'amour, de piété, de religieux, d'esthétique, de moral, de sublime, de jouissance, de désir, de pure joie, d'abjection, de jalousie, d'abnégation, de fourberie, de compromissions, de stupre, d'envies, de cupidité et de tout autre sentiment dont notre physionomie est la sublime dépositaire. 

  De cela nous devons être pénétrés de la même façon que la jarre contient l'huile qui en définit la fonction. De cela, de cette pléthore de sens attachée à la moindre de nos mimiques, il s'agit de prendre acte. Jusqu'à dissolution de l'aporie si, cependant, ceci est humainement possible. Le sourire est une véritéLes larmes sont une véritéL'étonnement est une vérité. Or, qu'est-ce qui en rend le mieux compte si ce n'est le visage, sa mobilité de nuage, sa fixité de réprobation, sa fugacité d'acquiescement ?  Lexique infini du visage; sémantique illimitée des expressions, sens toujours recommencé de l'alphabet des mimiques. La vérité sourd du visage comme la source du flanc de la colline. La vérité est ce qui illumine ou bien attriste les yeux, cerne les paumières, brille sur l'arc mobile des pommettes, creuse la fossette dans la falaise du menton; la vérité est ce qui dessine sur la bouche les signes de l'humain, ce qui tire les sourcils vers le haut, incline le front à la méditation, libère l'énergie des maxillaires, fait se plisser la membrane souple de la peau.

  Or cette vérité ne nous appartient pas, nous en sommes dépossédés, nous en percevons seulement l'écho reflété par l'épiphanie de Celui, de Celle qui nous fait face. Mais illustrons ceci par une situation existentielle dont la vie possède le merveilleux secret. Imaginons. Vous exprimez votre amour en direction de l'AiméeL'Aimée, à son tour vous renvoie un sourire de plaisir. Ici nous voyons bien qu'il n'y nulle homologie des situations d'énonciation expressives chez les locuteurs mis en présence. A notre amour-véritél'Autre aura répondu par une vérité-plaisir. La signification se sera métamorphosée, passant de l'amour au plaisir. Donc le sentiment perçu en retour aura subi une euphémisation. Ce qui revient à dire que votre vérité, jamais vous ne pourrez l'apercevoir "de visu", seul l'Autre le peut qui, déjà pervertit le sens du message. Mais, peut-être la démonstration est-elle encore plus évidente lorsqu'il s'agit de sentiments négatifs. Imaginons à nouveau. Vous destinez une mimique de haine à l'encontre d'un partenaire antagoniste. Ce dernier vous renverra, inévitablement, le miroir de l'étonnement, non la haine initiale dont votre volonté était pénétrée. Etonnement contre haine et, encore ici, la vérité s'empreint d'une manière de fausseté. Votre haine aura simplement été un volcan intérieur que rien ne sera venu vous révéler à partir du site d'une autre conscience. La vérité qui vous revient sera tronquée de cette adéquation dont l'Autre aurait dû vous faire l'offrande afin que la coïncidence des intentions accomplisse le sens en son entier. Jamais vérité ne saurait se décréter par le truchement d'une simple perception subjective. Un autre regard doit s'y appliquer afin qu'un élément d'objectivité vienne clore le travail entamé depuis votre sensation initiale.

  Certes, l'on pourrait objecter que le visage, à lui seul, ne saurait recueillir l'entièreté d'un sens à formuler. Sans doute les mainsle corps, chacun à leur manière tiennent un langage authentique mais qui est toujours second, dérivé par rapport au langage du visage ; souvent un simple accompagnement, assentiment ou bien dénégation. Rien ne saurait se substituer à la précellence du visage, lequel porte en lui la presque totalité des organes dédiés à la perception: vueouïegoûtodorat. Seul le toucher s'exonère de cette obligation. Comme une vérité anatomique venant renforcer le sentiment interne d'un vécu focalisé sur cette face qui est l'insigne de l'humaine condition.

  Et, maintenant, que reste-t-il à l'Artiste en matière de langage pictural, après que les mots ont tracé l'essentiel du discours sur la vérité ? Que reste-t-il, sinon à s'emparer de la matière ductile de la pâte et de la porter au dire esthétique, aussi bien qu'à l'expression éthique, car l'une ne saurait aller sans l'autre. Ce qu'il faut faire, c'est simplement ceci : prendre son pinceau et, avec application, tracer sur la toile l'empreinte du corps, y déployer les harmoniques du visage jusqu'en leurs plus infimes tropismes, en leurs infinies variations. Représenter la joie, le plaisir, les stigmates du malheur, les rides de l'espérance, y déposer les comédons de la misère. Enfin toute la gamme des heurs et malheurs de l'épiphanie humaine. Et, une fois que le tableau aura pris sens, qu'il sera informé de façon signifiante, recouvrir le tout d'une couche grasse, épaisse, de peinture, de préférence une huile aux essences fortes. Alors le corps devient phosphoreux, l'esprit laisse couler sa partition  pareillement à une glaire, l'âme livre sa teinte cireuse, la peau son écorce de résine. Tout dans un immense maelstrom où se  noient les significations qui, il y a un instant encore, dessinaient la gloire de l'homme, posaient les traits lisibles de sa royauté - ("L'homme mesure de toutes choses", aimait à dire Protagoras) -.

 

  Et voici que l'exister, après quelques coups de pinceaux, a soudain disparu, ne laissant plus la place qu'à une étonnante concrétion pareille à une argile souillée. Comme un confondant "éternel retour du même", comme un jeu recommencé, une argile à modeler afin que surgisse la figure anthropologique. Tout, de l'homme a été biffé, à savoir l'entièreté de son corps, mais surtout, l'effacement du visage a plongé le tout dans l'anonymat; tout a basculé dans l'absurde, tout l'être a été annulé par le geste artistique. Il fallait cette destruction, cette tension, ce paradoxe afin que quelque chose de l'ordre d'une compréhension s'éclaire. Notre vérité, c'est notre visage qui en est porteur, jusqu'au paroxysme. C'est pour cette raison que, jamais, les Amants ne montreront le visage de la jouissance. Il y a trop à voir, il y a trop à affronter car ici, c'est bien La Mort qui fait ployer Éros jusqu'à l'amener aux limites de la disparition. Comme un signe avant-coureur de ce néant jamais représentable, sauf peut-être dans la tension extrême de la toile, lorsque l'être-biffé est promis à une proche dissolution. S'il y avait quelque chose à élaborer à partir de cette belle œuvre graphique, c'est bien celle d'une vérité en œuvre dont notre visage est porteur mais que, par nature, nous ne pouvons jamais percevoir. Notre épiphanie, toujours nous l'apercevons dans le reflet sur l'eau, dans la vitre, sur l'aire lisse et mensongère du miroir, dans les yeux de l'Autre, mais jamais nous faisant FACE, - (au sens le plus radical du terme) - ce que toujours doit faire une vérité à défaut de n'être qu'apparence et mensonge, ce qui, bien évidemment, nous situe dans le vide ontologique. Toute biffure de l'être fût-elle partielle est toujours une vive brûlure. Cela nous le savons d'expérience depuis le moindre pouce de notre peau, mais nous hésitons toujours à en faire l'annonce. Notre sérénité est à ce prix !  

 

 

 

  

 

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