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10 novembre 2015 2 10 /11 /novembre /2015 08:34

 

L'ombre de Lucia.

 

      fin de nuit1

  Photographie : à propos de Zoï.

 

 

   C'est juste une apparition avant l'aube, une simple esquisse sur le bord libre de la nuit. Si peu de choses sont présentes et l'on dirait un temps de l'origine alors que toute chose pourrait apparaître ou bien n'être pas. La lumière est partout posée comme pour dire le recueillement, l'heure native dont le corps ne se souviendra même plus. La grande bâtisse blanche de l'Amistad est tout entourée de pénombre, floconneuse dans l'incertitude du jour à venir. Il y a si peu de présence encore. Les choses flottent dans une manière de réserve. La mer est calme dans cette décroissance de l'ombre. L'eau, sur les galets, fait son glissement de feutre. Le vent est à peine une hypothèse qui traverse en un long écoulement les feuilles des oliviers, enveloppe les troncs boueux des chênes-lièges. Les barques teintées de bleu sont à l'ancre, les échoppes retirées derrière leurs rideaux de tôle.

  Lucia est abandonnée dans son rêve, bien loin de la rumeur du monde. Le songe l'habite avec un rythme de marée lente. Flux et reflux des pensées, brèves réminiscences, puis rapides fulgurations se disposant à ce qui, bientôt, surgira au plein du jour. Mais l'ombre est encore présente au sein de laquelle se ressourcer, méditer le subtil poème de la nuit. Alors on est enveloppée de mots pareils aux nuées d'abeilles qui font une résille dense parmi les enroulements de la chevelure. Alors on est livrée au doux murmure des phrases, à leur lancinante caresse et l'arrondi du front s'illumine de clarté, et l'arc des sourcils est une parenthèse enchantée, l'aplat des joues une conque ouverte aux cantilènes, l'ourlet des lèvres un refuge aux élégies, l'ovale du visage un recueil de fables.

  Et que dire de la blancheur lunaire du corps, du surgissement lumineux du dôme de l'épaule, de la chute presque inaperçue du dos, du repliement discret du bras sinon l'évidence d'une parole qui se retient, comme au bord d'une faille, tout près d'un abîme qui pourrait, d'un instant à l'autre, s'ouvrir, libérant toute la beauté des choses dissimulées à nos regards oblitérés et insoucieux d'une esthétique toujours disponible, il suffit de se déciller, d'ouvrir les yeux et de regarder, mais de regarder vraiment.

  Bientôt il sera trop tard. Bientôt Lucia abandonnera sa vêture d'ombre, se pliera dans des voiles blancs, sortira dans la lumière neuve du jour. Le haut fronton de l'Amistad sera une proue montant à l'assaut des collines alors que la garrigue émergera de son long sommeil et que les premières barques fendront l'eau de leur étrave bleue. Les voiles claqueront sous le vent. Les premières palabres des vieux hommes sous l'arbre aux feuilles aiguës feront comme un long bourdonnement. Les rideaux de tôle grinceront. Les joueurs de tarot, sous les arcades de pierre claire, feront claquer les longues lames portant les mystérieux arcanes. Du forn de pa sortiront des symphonies d'odeurs lustrées, des fragrances de mie souple et de croûte brûlée. L'étoile blanche, dans le ciel étonné, commencera sa longue giration. Lucia ne sera plus qu'une clarté anonyme parmi d'autres clartés, qu'un mouvement de liane parmi les convulsions de la foule. Longue sera l'attente qui la reconduira dans le lieu somptueux de l'ombre, son véritable domaine, l'outre féconde et disponible à laquelle s'abreuve la mouvance des choses, leur sens ultime. Il n'y a rien à chercher au-delà qu'un éternel silence.

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                

 

 

       

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