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11 juin 2022 6 11 /06 /juin /2022 13:28
Elle, Rêveuse en son retrait

 

Peinture : François Dupuis

 

***

   [Avant-texte

 

Quelle forme d’expression destiner à la Peinture ?

 

   Regarder une peinture n’est pas simple affaire de vision, de perception, comme si l’on observait une chose puis on l’abandonnait à son être de chose sans plus s’en soucier. Regarder une Peinture, en une certaine façon, c’est accepter de s’y immerger, de s’y immoler, de faire que notre être rejoigne son être. Car, identiquement à nous les Hommes, nous les Femmes, les choses ont un être dont jamais elles n’abdiquent qu’à l’aune d’un regard inadéquat les visant et les laissant tels de vulgaires objets. Le problème d’un langage dédié à l’Art est toujours celui de son adéquation à l’objet dont il traite. Ou bien l’on s’engage dans une prose dite « savante » et l’on bâtit des hypothèses sur l’œuvre, créant, en quelque sorte, une œuvre au second degré dont la pertinence, parfois, laisse à désirer. Ou bien l’on se contente d’énoncés prosaïques, quotidiens, si l’on veut, mais alors on risque de sombrer dans la première immanence venue. Ou bien encore, et c’est le parti-pris du texte ci-dessous, l’on s’essaie à « poétiser » et l’on risque, tout simplement, de se situer à côté de l’œuvre, d’en réaliser une copie qui ne soit nullement conforme à son essence. On voit combien ici, se pose une difficulté dont les termes sont de nature métaphysique. « Métaphysique » au sens d’un « au-delà », d’un « en-dehors » de ce qui est à considérer, telle Toile, qui ne pourra plus reconnaître son portrait dans les traits qui seront censés en représenter la réalité.

   La « réalité », voici où le bât blesse, car comment pourrions-nous parler de « réel » pour une œuvre qui, précisément, tâche de s’éloigner d’une simple mimèsis, d’une reproduction du visible pour témoigner de l’invisible. Oui, de l’invisible car si cette Peinture se donne à nous au terme d’un procès de visibilité, (il faut bien que la « chose » fasse phénomène afin que nous en apercevions le motif), elle ne peut pour autant prétendre demeurer dans ce statut qui la ramènerait à la condition d’une existentialité, par exemple à la fonction d’un outil et de sa mesure utilitaire. « L’Art est inutile », disait Ben en son temps, et c’est bien cette « inutilité » qui désigne sa grandeur et l’exception qu’elle est pour un œil qui sait voir.

   Mais revenons au langage et à sa forme. Un texte d’allure « poétique » convient-il pour rendre compte d’une forme plastique ? N’y a-t-il décalage, usurpation d’identité ? La soi-disant « poésie » se donnant en lieu et place de la Peinture dont elle est censée faire apparaître la nature ? Certes, sans doute la voie « poétique » paraît n’être pas la voie la plus indiquée. Mais, en vrai, nul commentaire d’une œuvre ne nous assure de sa parfaite cohérence. Et même un langage intérieur, né d’une contemplation de l’œuvre, est déjà interprétation, est déjà cette manière d’irisation, de tremblement, d’écho qui miment la Chose de l’Art sans en bien respecter la sincérité, la vérité.

Penser est déjà déformer

Ecrire est déjà métamorphoser

 

   Tout ceci pose le problème des « correspondances », si bien évoqué par Baudelaire. Les Choses se répondent-elles vraiment ou bien est-ce seulement une vue de l'esprit ?

 

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

 

   Je ne sais si « Rêveuse » répond et à quoi elle répond, comment elle répond. En tout cas, pour moi, en ce matin estival, « Rêveuse » se donnait sous le vague intitulé de « poétiser ». Je ne sais si les Lectrices et Lecteurs répondront à ceci qui est pure subjectivité, affinité avec ce qui se présente et qui, au cours des jours, selon les inclinations du moment, se décline de telle ou de telle manière. Merci en tout cas à François Dupuis de m’avoir confié sa belle Peinture. Puisse-t-elle trouver un écho quelque part.]

 

***

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Elle ne pourrait nous laisser indifférents

Il en est ainsi des êtres de mystère

Ils nous interrogent bien au-delà

De nos minces effigies

Elle Rêveuse en sa discrétion

Comment pourrions-nous rester en silence

Ne pas lui faire face 

Elle est Elle à seulement nous mettre

Dans l’embarras de qui nous sommes

Elle est Elle au gré de sa simple présence

De l’immobile en Elle advenu

Elle est Elle, qu’un aimable Destin

A placée sur notre chemin afin que

De la Beauté nous connaissions la venue

Nous admirions l’irrémissible don

Alors nous visiterait à jamais

Une image dont notre mémoire

Ne pourrait se distraire

Qui se placerait au foyer

De notre juste souci

Bien des événements se présentent à nous

Dont nous ignorons la subtile valeur

Le plus souvent nous cheminons

Å la pointe de nos êtres

Insoucieux de ce qui autour de nous

Porte le signe de l’ineffable.

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Hommes distraits nous le sommes

Depuis notre naissance

Nos perceptions ne sont qu’illusions

Dont la Mort seule biffera la trace

Méconnaître la Beauté reviendrait

Pour les Antiques à ignorer les dieux

Mais peut-on longtemps

Se détourner de l’Empyrée

Et poursuivre sa route

L’esprit serein, l’âme tranquille 

Nous voyons bien qu’à ignorer ce qui fait Sens

C’est nous-mêmes que nous condamnons

Å nous égarer dans l’erreur

Å nous détourner de la Vérité

La seule Lumière qui allume au fond de nos yeux

La lucidité, la nécessité de vivre en accord

Avec notre conscience, nullement de la renier

 

Alors, sûrs de ceci

De l’impérieuse loi du regard juste

Nous nous attardons longuement

Sur Celle que nous nommerons « Rêveuse »

Car il semble bien que ceci se donne

Comme sa possibilité immédiate d’être

De faire face au Monde, de tracer son sillon

Parmi les vagues toujours renouvelées de l’altérité

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Nous nommions les Antiques il y a peu

Et ceci n’est nul hasard tellement Rêveuse

Paraît Trouver son écho dans ce portrait dit du « Fayoum »

Comme si Elle et son Antique Modèle illustraient

Ces « Demoiselles d’Antinoé », ces mythes féminins

Ces pures beautés dont on pense

Qu’elles sont issues du rêve

Que si nous voulions les approcher

Elles s’évanouiraient tels les fils d’un songe

C’est bien en ceci que la Beauté

Est rayonnante

C’est bien en ceci que la Femme

Est l’Inaccessible

Qui nous regarde depuis

Le plus loin de son énigme

Combien cette Toile est belle

Å l’allure d’encaustique

Cette matière si pleine, si chaude

Si rassurante, si maternelle

Elle a le lustre d’une patine ancienne

La lueur d’une résine, la douceur d’une argile

Elle vient à nous pareille au semis d’un pollen

Et l’air se tisse de soie et les mots improférés

Résonnent à nos oreilles

Å la manière d’une généreuse confidence

D’un secret à nous destiné

 

Oui, Rêveuse parle en Elle

Comment pourrait-il en être autrement 

Les êtres de pure intériorité

Ne peuvent entretenir qu’avec eux-mêmes

Ce colloque dont ils s’abreuvent

Comme l’abeille le nectar

Parler haut serait consentir

Å détruire ce trésor, cette richesse

Parfois les choses gagnent-elles

Å être dissimulées

Et les flammes mouchées

En disent bien plus

Que les impétueux brasiers

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Le lit de sa chevelure est une cendre légère

Å peine une ondée sur un chemin de poussière

Le front est haut, lisse, bombé

Lui qui recueille les chastes pensées

Certes nous pouvons y lire l’inquiètude d’exister

Mais loin d’être une retenue, une menace

C’est l’enclin métaphysique qui l’habite

Qui fait son murmure de source

Comme si son origine même était

Sur le point de sourdre, de se révéler

L’arc des sourcils est une parenthèse

En laquelle les yeux s’enchâssent

Deux billes d’obsidienne

Qui disent la nuit du regard

Ce pur domaine d’un onirisme

Il est une nervure qui prépare le jour

Attend la lumière, suppose l’intelligence

Nullement un coup de fouet

Le témoignage d’une profondeur

 

Le nez est droit qu’effleure

Une ligne de clarté

La bouche est discrète

Les lèvres à peine visibles

Elles disent le silence

Le précieux qu’il renferme

La douce poésie qu’il recèle

Une joue reflète un jour économe

L’autre s’allume d’un délicat clair-obscur

Ici les minces reflets nous disent

La joie qu’il y a à vivre dans le simple

Dans l’immédiatement éprouvé

Dans la sensation alanguie

 

Une perle orne l’oreille gauche

Presque inaperçue

Métaphore de Rêveuse

En sa native modestie

Le cou s’orne d’une dernière

Vague de douceur

Un fin chemisier entre Coquelicot

Et Nacarat clot le portrait

Coquelicot, cette fleur si discrète, si éphémère

Nacarat, une touche de velours, une empreinte de satin

Ces souples étoffes, en une certaine façon

Parlent le langage de Rêveuse

 

Une brise court sur l’eau sans la toucher

Pas de deux de gerridé, vol de libellule

Ce qui, léger paraît, a une inoubliabe saveur

Å peine le goût en effleure-t-il le palais

Il n’en demeure qu’une illisible trace

Une présence a été

Pareille à la nuée

D’une encre sympathique

Nul effacement n’en guidera le destin

Ce qui, une fois seulement

A prononcé le mot « Beauté »

Se teinte d’éternité

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

 

***

Épilogue

Elle, Rêveuse en son retrait

                                      « Rêveuse »                        « Portrait du Fayoum »

                                  François Dupuis                        Source : Odysseum

  

 

   Ici, comme indiqué dans la chair vive du « poème », j’ai mis en relation « Rêveuse » de François Dupuis et « Portrait du Fayoum » tel qu’apparu au IIe siècle après J.-C dans les parages de la cité antique « d’Antinoé ». Je crois à une évidence des « correspondances » faisant se rejoindre, au-delà du temps, au-delà de l’espace, deux œuvres fécondées d’une identique empreinte. L’encaustique sur bois de cèdre et doré, de la représentation antique, vient confluer avec l’huile tout en douceur, tout en nuance que nous livre dans son somptueux écrin la délicatesse habituelle de François Dupuis. Même texture, même palette de tons chauds, terriens, lustrés, pareils à l’argile d’un vase millénaire, même douceur songeuse du regard, même interrogation qui traverse les Siècles, traverse les Toiles et nous bouleverse dans notre essence d’Hommes, de Femmes.

    Ici se dit, en quelques touches savantes, une part d’éternité. Si l’Art a bien une fonction, nous conduire à notre propre oubli, transcender l’espace et le temps, nous déposer ailleurs que là où nous sommes sur une Terre de pure Idéalité, alors voici son but atteint, nous en sentons la magnétique puissance au creux même de notre chair.

 

Y aurait-il plus belle lumière que celle-ci ?

Qui donc répondra en premier ?

Qui donc répondra en Vérité ?

 

   Nous sommes ici si près d’une Origine, nous percevons son bruit de source, nous nous abreuvons à sa claire évidence. C’est là qu’il nous faut demeurer, immobiles tels des Gisants, mais des Gisants atteints de Passion, sans doute la plus belle chose qui soit sous ce Ciel sans limites, sur cette Terre dont un jour nous avons émergé pour dire quelques paroles et retourner au silence.

 

Ce qui dit le plus : le Silence,

à condition qu’il soit habité.

Silence

 

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7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 21:26
Lichtung

"Lichtung", lavis, Pontivy 2009

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

                                                                                             Le 10 Mars 2018

 

 

 

                            Ma Lumineuse.

 

 

   Que je te dise, aujourd’hui est le premier jour après ces rigueurs hivernales où la lumière me visite avec une belle et nouvelle ardeur. Lorsque, ce matin, j’ai poussé mes volets, j’en sentais déjà le flux vibrant tout contre les vitres. C’est un luxe à nul autre pareil que de sortir de l’ombre, de sentir la nature partout présente, disponible, vouée à toutes les floraisons possibles. Eh bien je crois même que les pierres qui parsèment le Causse de leurs éclats blancs se dilataient de l’intérieur. Il me semblait entendre leurs craquements, leurs subites élongations et ceci était d’autant plus réjouissant qu’il semblait n’y avoir nulle limite à leur sortie dans le monde. Oui, elles consentaient à franchir leur propre paroi, à ouvrir leur être, à se mêler à l’arbre, au ruisseau, au vent qui essaime ses écailles  dans ce pays du peu, du rien, souvent de l’inapparent, sauf aux yeux des indigènes qui en connaissent la courbure, parfois les sautes d’humeur lorsque l’orage s’annonce et que le ciel vire au gris. C’est dans ce pli singulier du temps météorologique que trouvent place les photographies les plus esthétiques, les dessins au graphite les plus exacts, les natures mortes à l’encre avec leurs sublimes hachures, leur quadrillages, leurs taches. Vois-tu c’est cette ouverture de l’espace à la manifestation artistique qui constitue l’un des phénomènes les plus émouvants de la rencontre de l’homme avec ceci qui l’accueille afin que, des choses, une parole soit dite. Connais-tu, toi aussi, ce genre de frémissement devant la pullulation des signes ? Car, oui, tout est signe et singulièrement les traces de la lumière au milieu des grains d’argent, les traits du crayon, les arborescences de l’encre qui viennent à nous afin que nous en saisissions la fragile réalité.

   L’arrivée du jour ce matin : une flaque claire dans la nuit, un grésillement presque inaperçu, une vibration à l’orée du bois de chênes-rouvres. C’était comme si, du sein de l’ombreux mystère, un cercle de présence s’était levé qui élargissait son onde, écartait les balais des ajoncs, poussait les épines des genévriers, ménageait sa place dans le concert à peine affirmé du tableau. Sans doute auras-tu pensé à cet espace privilégié de la clairière qui déploie son être au sein de la confusion. Et combien tu auras raison. Tout espace qu’enclot une végétation, qu’enserre une barrière, que délimite un pli de terrain et voici que se donne à voir un lieu de tension des opposés. Tout ce qui contraint et cloître apparaît sous la figure d’une servitude. Tout ce qui tâche de s’en distraire revêt aussitôt le beau visage de la liberté. Constamment, existentiellement, nous vivons sous le régime de cette double contrainte. Où bien nous connaissons l’enfermement, ou bien nous transgressons les obstacles et débouchons dans le vif de l’heure comme si, depuis l’éternité, il nous attendait de manière à ce que nos yeux soient fécondés, ne demeurent infertiles.

   « Clairière », à n’en pas douter l’un des plus beaux mots de notre langue. Et combien l’usage métaphorique de ce terme prend une majestueuse ampleur sous la plume  de Jules Renard dans son Journal : « Penser, c'est chercher des clairières dans une forêt ». Magnifique proximité de notions confluentes, pour ne pas dire synonymes : « Clairière », « Pensée », « Être ». Si être est penser, comment penser sans l’éclaircie ? Ceci est une telle évidence. Sortir de l’ombre et tracer une voie. La sienne propre par laquelle seulement on devient homme afin de correspondre à son destin. Sans doute en es-tu consciente, Solveig, toi qui chemines, solaire - le secret de ton beau prénom -, certains mots portent en eux la marque d’une insigne beauté.

   Ainsi « Lichtung » - qu’on traduit habituellement par « clairière » -,  qui rayonne de lui-même, d’abord en raison de sa consonance germanique, ensuite à la force de ses deux syllabes claires, sans doute devrions-nous dire « cristallines », tellement une pureté s’en dégage, une légèreté y paraît. Mais quelle légèreté, sinon celle de l’être-même, des marcheurs que nous sommes qui, en forêt, ne cherchent jamais que l’espace ouvert de la clairière, le « lieu où se libère, où s'affranchit », nous précise Heidegger dans la Conférence « L'affaire de la pensée »,

« elle octroie la présence-même », précise le philosophe à propos, précisément, de la clairière. Une signification multiple s’y inscrit, celle de lumière, celle de légèreté, d’ouvert surtout dont on peut retrouver le pouvoir de fascination dans les pages de Rainer Maria Rilke. Ouverts en quête d’être sauf que la démarche rilkéenne est d’ordre subjectif, genre de forme « mythopoétique du narcissime moderne », selon les propos de Jean-François Mattéi, alors que pour Heidegger elle est plutôt d’ordre « objectif », l’être étant toujours déjà ouvert, ce qui suppose l’économie d’un passage du dedans à un hypothétique dehors. L’être est toujours auprès des choses, d’autrui, du monde. Mais nous n’épiloguerons nullement sur des notions, à proprement parler, « abyssales ».

   Nous nous en tiendrons à cette idée générale d’ouverture, d’éclaircie, de clairière, de lumière aussi qui en émane, qui s’y déploie, là où seulement il y a de l’être qui se laisse approcher. Non se rendre visible puisque seul l’étant supporte le phénomène en tant que se montrant au regard.  Le Dasein en l’homme se définit en tant que son ouverture aux choses comme telles. Et rien n’en sollicite plus la présence, du Dasein,  que l’œuvre d’art qui, instituant un monde,  fait séjourner dans l’Ouvert de l’étant. Le monde, en tant que clairière, s’ouvre, faisant « ek-sister » le Dasein, c'est-à-dire le tirant hors du néant, de l’obscur, d’une aporie constitutive même  de sa condition.

   Mais tu te seras aperçue combien la pensée circule sur une mince ligne de crête dès l’instant où la lisière même entre la forêt et la trouée devient ce fil ténu qui, à tout instant, menacerait de se rompre. Tout ce long et exigeant prologue pour amener une œuvre de Marcel Dupertuis dont le titre, précisément « Lichtung », contient en sa réserve tout ce qui vient d’être évoqué. Alors la question légitime à se poser maintenant : de quel type d’Ouvert s’agit-il ? Rilkéen, heideggérien ou bien sous la vision d’Henry Maldiney, tant cette notion d’obédience phénoménologique a fait florès. Il en est ainsi des mots dotés d’une certaine originarité - des mots de « naissance » en réalité -, que leur destin se décline nécessairement sous l’amplitude du « poly » : polyphonie, polyrithmie, polymorphie et la liste serait infinie des variations sur le mode du « multi », du « pluri », du « nombreux».

   Sans doute sera-t-il utile de s’orienter également vers une conception maldinienne de ce concept forcément vague. La nature même du mot « ouvrir », son empreinte étymologique dont je citerai trois occurrences suffiront à pointer son infinie polysémie : «faire que ce qui était fermé ne le soit plus» ; «déplacer ce qui empêche le libre passage» ; «donner accès à». Nul commentaire ne pourrait en préciser davantage l’évidente vastitude. A partir d’ici, il conviendra d’emprunter de larges citations d’un article de Jean-Pierre Charcosset, ancien élève de Maldiney, afin de décrypter une pensée majeure dans le domaine de l’art. Qui ne saurait être que le domaine de l’Ouvert.

   Oui, Solveig, certains sujets méritent que l’on s’y penche, puisque parlant de nous, nous ne parlons, de facto, que d’ouverture, d’art, cette dimension quintessenciée en laquelle l’homme-artiste trace la voie d’une possible rencontre : de l’être-homme, de l’être-œuvre. Tout confluant dans le même sens d’une compréhension du monde. Mon propos, immédiatement, fera de l’ouvert cette étendue infiniment plurivoque se déclinant sous quantité de facettes. Tout comme un quartz que la lumière traverse, se diffractant en des milliers de signes dont nous serions bien en peine de faire l’inventaire. Le problème avec de telles notions soumises au « grand écart » conceptuel, c’est de se perdre soi-même dans des corridors qui, plutôt que d’être éclairés, se vêtent d’ombre à mesure qu’on en parcourt les dédales. Ici se pose la question sans doute fondamentale de la manière dont on doit aborder de tels sujets sans courir le risque d’un éparpillement, d’une production d’hypothèses invérifiables.

   Doit-on parler de l’Ouvert selon Rilke, Heidegger, Maldiney, ou bien selon soi ? Peut-être s’agit-il d’en réaliser une synthèse, d’adopter une attitude syncrétique qui emprunte ici une image, là une idée, plus loin une visée esthétique ou bien la pente d’une « vision du monde » ? Lorsque nous émettons un avis, développons une théorie, nécessairement elle ne peut être que nôtre. Qu’elle soit réaménagement d’une conception ancienne, nouvelle mouture provenant d’anciens matériaux recyclés, ceci importe peu. L’essentiel : que ce dépliement de l’Ouvert s’inscrive telle une vérité qui nous est propre, suite d’une intuition authentique, manifestation de ceci même qui nous concerne au plus proche et épouse les contours de notre être. Le plus souvent, et en toute solitude, mes écrits se placent sous le sceau d’une « libre méditation », seule empreinte sous laquelle je puisse  apporter une ouverture qui me soit propre

   Commençons donc, Sol,  par quelques phrases de Matisse (citées par Jean-Pierre Charcosset), relatives à la peinture de Turner :

   « Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets, et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

   Mais, afin de ne demeurer dans l’abstrait, reportons-nous à une toile de Turner, « Tempête de neige en mer ». Comment y inscrire les mots de Matisse, sinon à se livrer à leur commentaire, à entreprendre une brève description phénoménologique ? Pour l’auteur de « La Joie de vivre », l’Ouvert est initialement désocclusion de l’ombre, surgissement dans la lumière. Comme un phénomène d’abord optique, resserrement de la pupille en sa myose, puis brusque éclatement en sa mydriase. Autrement dit Ouverture est d’abord « éblouissement ». Pas seulement physiologique, lié à la sensation mais, sans doute, révélation subite d’une surréalité qui viendrait à la rencontre de l’artiste, phénomène mystérieux, inexplicable, dont le pinceau aurait à connaître de façon à ce que cette lumière vienne frapper la toile, la doter de ce rayonnement sans lequel elle ne serait qu’une anecdote.

Lichtung

« Tempête de neige en mer »

Joseph Mallord William Turner

Source : Wikipédia

 

 

      C’est bien là, du centre de clarté diffusant son onde, que tout s’ordonne et prend sens. L’Ouvert est pareil à un œil qui se trouverait dans l’épaisseur du médium, spiritualisant l’œuvre, l’amenant au paraître alors que tout autour girent des nappes d’ombre aux allures menaçantes. Donc ce phénomène de surgissement est lié à une inquiétude première, à une néantisation toujours possible dont les ténèbres seraient investies depuis la nuit des temps. Immémoriale polémique de l’être et du non-être. La toile ne tient ses ressources que de l’Ouvert, y déploie sa mesure, y inscrit son espace et son temps. « L’incandescence » dont parle Matisse est sustentation de l’œuvre au-dessus de ce qui pourrait bien être sa négation, à savoir que nul regard humain n’en visite la parution. Car voir, fondamentalement, est ouvrir, amener à la présence, connaître ce qui fait face au travers de sa manifestation. Quant à la « joaillerie », Sol, une gemme ne peut briller que délivrée de son obscur filon de terre.

   Mais suivons le décryptage de l’auteur de l’article. Dans « l’ouverture », il aperçoit ce qu’autrefois Maldiney communiquait sous le terme générique de « naissance », qu’il éprouvait selon « les directions significatives de l’habiter », notamment dans le mouvement que suggère le verbe « é-clore » (sortir du clos, du fermé). C’est ce que la poésie de Rilke montrait sous les espèces de la floraison de la rose, dans le chant de l’oiseau comme sortie au plein jour d’une mélodie intérieure. Regardons un extrait du poème « Les Roses » avec la juste vision qui convient à leur ouverture et accentuons-y ce qui est à retenir :

 

« Été: être pour quelques jours

le contemporain des roses ;

respirer ce qui flotte autour

de leurs âmes écloses. »

 

« C’est toi qui prépares en toi

plus que toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,

c’est ta danse. »

 

   Le mouvement de l’éclosion est danse, mais quelle danse ? « L’ultime essence », « âmes écloses ». Comment pourrait-on mieux signifier l’essentiel en son indicible, l’être en sa pureté originaire ? Ce qui en atteste la présence, non une chose, un pétale, une corolle, mais une mobilité, un geste, l’orbe d’un déploiement. L’être est ceci qui accorde son ton à même son retrait. Jamais nous n’en pouvons saisir que le reflet, l’évanouissement, l’effacement dont tout étant n’est que le visible et préhensible écho.

   L’article, ensuite, cite un texte de Maldiney consacré à la peinture de Tal Coat : « Quand l’épaisseur de la forêt s’entrouvre comme une déchirure de l’espace, l’espace bien tissé de notre attente se déchire aussi en nous. C’est l’instant de la Réalité ».

   Merveilleuses notes du philosophe en charge de nous dire la singulière et inimitable rencontre d’une peinture (d’une œuvre au sens large), avec le Regardant. Sans doute, dans un premier mouvement de notre observation la figure de la toile ne nous fait signe que depuis l’énigme de son opacité. Toute relation est, d’emblée, chargée de cette non-manifestation, tout s’y tient en réserve, rien ne s’y décèle qu’une surface qui, aussi bien, pourrait réverbérer notre être, le renvoyer à « l’in-signifiant », autrement dit à quelque chose privé de langage. Métaphoriquement le sombre de la forêt qui ne livre de sa nature qu’un indéchiffrable hiéroglyphe. Il faudra l’éclair, la déchirure, un genre de foudroiement au terme desquels notre attente (notre angoisse de n’être point comblés), se dissoudra sous le frémissement de la clairière. Quelle clairière, est-on en droit de se demander ? Celle de « la Réalité ». La Majuscule à l’Initiale doit nous alerter. Nous ne sommes nullement en présence d’un simple fait contingent, lequel, en sa nature, aurait pu se produire ou non. Ici est la lumière d’une transcendance, la légèreté (les deux sens de l’ouverture sont présents), au terme desquelles confluent l’être-de-l’homme et l’être-de-l’œuvre. C’est là, au point de fusion que se situe l’évènement-ouvrant. Il n’y en a pas d’autre. L’homme s’ouvre par l’œuvre et ouvre l’œuvre à même sa destinée de Dasein. Être-le-là, c’est fondamentalement être ouvert. Hors ceci la réalité n’est plus humaine, seulement organisme vivant dénué de conscience.

   Alors, sais-tu, Solveig, pour terminer ce tour d’horizon philosophique, une fois encore, nous donnerons la parole à Henri Maldiney dans un de ses plus beaux textes, des plus significatifs sur l’entrecroisement de l’homme et de l’art, là où se donne l’Être sans doute dans une de ses plus hautes acceptions :

   «L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle. Elle nous ouvre l’Ouvert, qu’à connaître avec elle nous reconnaissons en nous. De l’Ouvert nous sommes passibles. (…) L’être-œuvre d’une œuvre d’art est une auto-genèse qui ouvre le où de son avoir-lieu. Elle ne s’énonce pas. Elle se montre. Sa signifiance est une avec son apparition. Son épiphanie ne va pas sans l’autophanie de celui en présence duquel elle « s’apparaît ». Surgissant en co-présence, cette œuvre et moi, tous deux uniques, nous nous rencontrons dans le où dont son moment apparitionnel est la révélation… »    (« Ouvrir le Rien »).

   Sans doute l’une des plus belles anthologies au sujet de l’œuvre qu’il nous ait été donné de lire. Tout part de l’œuvre, tout part de l’homme comme si une rencontre au sommet (Henri Maldiney était un alpiniste pratiquant) devait inévitablement avoir lieu. Concomitance des surrections. L’œuvre n’assure sa propre transcendance qu’à faire s’épanouir celle du Regardant. Hommes, nous avons à soutenir l’Ouvert, il en va de « notre salut ». Maldiney, ici, emploie à dessein ce lexique juridique de « passible », lequel semble résonner de consonances théologiques tellement le sens de « peine », de « châtiment » s’y dessine en filigrane. L’être de l’homme « riche en monde » ne saurait se dérober à cette haute tâche de l’Ouvert qu’à y perdre son âme. Il est le seul parmi la multitude qui en connaisse le prix. Ni l’animal, ni la plante ne déclosent leur être avec cette conscience aiguë en vue d’une fin à accomplir. Combien, aussi, ce concept « d’auto-genèse » appliqué à l’œuvre trouve de belles résonances. L’œuvre concourt à sa propre manifestation et c’est seulement en cela qu’elle peut rejoindre le projet d’ouverture de l’homme. Serait-elle inerte, dépourvue de faculté auto-réalisatrice et alors elle demeurerait en silence, au fond de sa terrestre matière sans pouvoir prétendre s’arrimer au ciel qui, seul, peut la délivrer de son originelle pesanteur.

   Superbe intuition dont la force  communique à la chose d’art son exceptionnelle valeur. « Son moment apparitionnel » coïncide avec celui de l’homme toujours déjà ouvert à ce zénith où deux épiphanies se reconnaissent en tant qu’entrée en présence de ce qui toujours se retient, ce ruissellement de l’être dont la « co-présence » témoigne à même cette fusion. L’ombre du matériau a soudain cédé sous la survenue de la clairière. Elle est devenue lumière légère, onde à peine visible mais qui rayonne depuis son intérieur. Un « où » s’est levé qui est cet espace sans lieu mais cependant ontologiquement révélé. Là où il y a art, il y a être. Sans doute ceci est ce qui se rend le plus visible dans le phénomène du face à face. Chaque épiphanie se dévoilant rend possible l’autre. Peut-être le Rien et nullement autre chose. Puisque l’Être est le Rien.

  « Une œuvre, dit Malevitch, doit sortir de rien. Elle ne procède d’aucun étant, même d’un néant étant, mais du rien qu’elle ouvre. Sa manifestation a lieu dans l’ouvert pour autant qu’elle s’ouvre en elle sous la forme du rien. »

   « Ouvrir le rien, l’art nu », tel est le titre de l’un des derniers ouvrages d’Henri Maldiney. « Ouvrir le rien », combien cette formule est ambiguë. Mais comment faire coïncider les mots du langage avec cette impalpable « réalité » de l’art. Toujours se pose le problème de l’adéquation du langage à l’objet auquel il s’applique. Il n’y a nul fac-similé possible qui ferait que l’ordonnancement des mots se superposerait avec exactitude à cette constante fuite de ce qui est à décrire, à penser. Alors, le plus souvent, nous nous saisissons d’un « rien », nous en faisons un sujet sur lequel dissiper notre angoisse. « La nature a horreur du vide » disait Aristote. A « nature » nous pourrions substituer « homme » sans que pour autant notre propos soit celui d’un sophiste. Une incontournable vérité. A voir avec quelle ardeur les plus grands artistes se sont précipités sur les œuvres à réaliser, nous pouvons comprendre combien ils meublaient de « rien » leur solitude existentielle. Œuvrer est méditer sur le rien puisque l’art ne saurait être un objet. Œuvrer : chercher l’éclaircie parmi les ombres. Y aurait-il une autre alternative à cette errance infinie ?

   Sol, tu te demanderas avec raison ce qu’est devenue l’œuvre de Marcel Dupertuis dans ce taillis qui s’est métamorphosé en forêt. Où la clairière ? Où la trouée par laquelle connaître ce simple et beau lavis autrement que parmi des layons qui nous égarent plutôt qu’ils ne conduiraient à la demeure ouverte du sens ? Certes. Le sens est toujours au bout du chemin. Ici peut commencer à s’annoncer avec quelque clarté un lieu signifiant.

 

Lichtung

   Cette œuvre, portons-là à nouveau au regard. Nous ne la verrons plus de la même manière pour la simple raison que toute une constellation de sens est venue en poser le soubassement. A nouveau il faut interroger, se questionner sur cette mystérieuse « Lichtung » dont nous avons fait le centre de notre vision. Une première approche consisterait à en réaliser une lecture formelle, à y deviner, par exemple, un cercle d’arbres en périphérie, lesquels cerneraient une clairière parcourue de sentiers. Une seconde approche y verrait des déclinaisons sur le mode plastique, la densité d’une encre que trouerait un aplat de jaune. Une troisième y inclurait des déterminations visuelles, une zone claire venant buter contre une zone foncée, le tout jouant à la façon de simples contrastes.

   Certes  aucun de ces points de vue ne serait faux, seulement inadéquat à rendre compte de l’œuvre en son essence même. Toutes ces démarches fondées sur la représentation d’une supposée réalité échouent à en saisir la nature. Tracer les traits d’une clairière, celle-ci en devînt-elle évidente, ne suffit pas à délivrer d’emblée sa Lichtung. Car la Lichtung n’est nullement une chose, mais un être. Alors comment faire paraître l’être puisque celui-ci ne saurait se montrer ? Ricocher par l’étant qui, seul peut en dévoiler la présence. La Lichtung ne relève pas d’une simple entreprise de monstration, elle ne peut trouver son fondement qu’à la lumière d’une ontologie. Ce qui veut dire qu’au travers d’un signifiant, ces traits, ces couleurs, ces formes, leurs rapports, leurs dimensions respectives, leur aspect en définitive, se lèvera, soudain, le signifié, l’être dont toutes ces nervures sont les différentes donations dans le monde des apparences, des prédicats concrets.

  

Lichtung

La Montagne Sainte-Victoire

Paul Cézanne

Kunsthaus de Zurich

Source : Wikipédia

 

 

    J’en conviens, Sol, il faut procéder par analogies afin que les choses s’éclairent mutuellement. Prenons le célèbre exemple de la « Montagne Sainte-Victoire » peinte par Cézanne, laquelle a donné  lieu à de savantes herméneutiques. Notre propos sera nécessairement plus modeste. Mais pourquoi donc le peintre a-t-il réalisé près de quatre-vingts œuvres de ce sujet ? Tu auras compris que la thèse psychologique obsessionnelle ne tient guère. L’art n’est jamais obsession mais « mise en œuvre de la vérité », selon la belle expression de Martin Heidegger. Or de lieu de vérité, il n’y a que celui de l’être. Tout le reste n’est qu’affabulation. La Lichtung, dont les déterminations essentielles se rapportent à « lumière, légèreté, ouverture », en quoi est-elle présente dans ce tableau de Cézanne ?

   Reprenons la formule d’Henri Maldiney, dont je reconnais qu’elle sonne à la façon d’une supposée énigme : « L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle ».  Cependant l’énigme n’est patente que pour celui aux yeux desquels une ouverture fait défaut. Ceci fait signe en direction du trait éminemment subjectif  qui nous place dans l’œuvre ou bien nous y soustrait. Sans doute est-il nécessaire d’une longue fréquentation  des œuvres de manière à ce que notre familiarité nous ouvre le plain-pied de son accès. Ici nulle intellection ne saurait remplacer l’expérience esthétique unique en son essence.

   « Se laisser saisir par l’œuvre », voici, sans doute, la formulation la plus exacte qui soit. On ne décide nullement de son rayonnement auprès de nous. Elle rayonne ou non. Il n’y a d’autre subterfuge qui y conduirait. Eprouver en son être la Montagne c’est dire ce qu’en nous elle trace, les sillons qu’elle ouvre, l’espace qu’elle introduit dans notre propre chair. Efflorescence à la manière dont l’anémone de mer déplie ses tentacules, la rose épanouit la corolle de ses pétales. Seul le langage métaphorique peut nous tirer de ce mauvais pas car il possède l’épaisseur et le rayonnement de l’image dont notre langage est dépourvu. L’image, en quelque sorte, emplit les interstices laissés vacants par les mots. Tout le monde a éprouvé, un jour où l’autre, la difficulté de rendre compte de la rencontre avec une belle toile, une sculpture, la richesse d’une fresque.

   Dire la Montagne. Les nuages sont hauts, levés dans le ciel. Le ciel glisse derrière les nuages, infinie vibration qui les soutient, les porte au devant d’eux. Où s’arrête le ciel, où commence la montagne ? Tout est si léger dans la confluence des choses, dans l’emmêlement des êtres. Et la lumière, où est-elle la lumière ? Elle naît des choses mêmes, elle est leur nuance, leur dire au plus près d’une naissance, la voix de la nature. Oui, tout naît de soi et y retourne dans la simplicité d’une harmonie. Les boqueteaux, les maisons, les taillis sont tissés d’une identique texture. Tout est à soi et à l’autre. Rien ne se distingue de rien et l’unité partout présente est comme l’intime ruissellement de ce qui est. Une réverbération, un écho, une trille de notes claires qui se donnent sans affairement, sans brisure. Les motifs s’enchâssent les uns les autres et nul ne finit qui ne s’attache à la présence contiguë, la demande, l’attire comme sa propre effusion.

   Appliquer son regard, c’est déjà être soi-même partie prenante, c’est avoir fait le saut de son être à celui de l’œuvre. C’est nous qui espaçons, amenons les blancs, ménageons l’ouverture au gré de laquelle, de la Montagne à Nous, de Nous à la Montagne, la fluence sera inaperçue, simplement une mutuelle diction du monde. Alors le sans-distance s’établit. Dans la parole silencieuse du musée espace et temps ont basculé et les hommes sont loin qui font leur bruit d’orage. Ici est le temps en son origine, l’espace en son épiphanie la plus réelle. Car il y a deux espaces-temps : de la quotidienneté et du hors-mesure. Face à la toile nous produisons un temps singulier, nous déployons un lieu unique. Être-soi, être-œuvre, comment faire la différence ? La ferions-nous et nous serions évincés de la terre de l’œuvre, de son ciel aussi, des polarités au gré desquelles elle se manifeste.

   « Comprendre » l’œuvre c’est au sens premier la « prendre en soi » et la porter au lieu de son être, c'est-à-dire là où, brillant de son pur éclat, nous saisissons soudain ce que veut dire « ouvert, « clairière », « Lichtung », un ultime éblouissement au-delà duquel le Rien reprend en soi cela même qui lui avait échappé, cet être que nous invoquons désespérant de jamais pouvoir en étreindre l’illisible présence. Jamais aussi actuel qu’au moment de son retrait. Nous sommes nous-mêmes des êtres du peu et du tout. Nous sommes oscillations tout comme la Sainte-Victoire se donne dans l’effacement de sa profusion. Toute donation est perte au moment de son geste. Ceci se nomme « beauté ». N’est beau en soi que le rare, le disparaissant, l’ineffable. Quelques éclairs dans le profond des yeux.

  

Lichtung

« Lichtung » de Marcel Dupertuis, en termes plus abstraits, n’en pose pas moins les mêmes exigences que la Sainte-Victoire. L’abstraction n’est que l’affalement de la voile du réel dont il ne demeure que les lignes essentielles à sa compréhension. S’ouvrir en l’œuvre ne consiste nullement à se placer en vis-à-vis dans une relation sujet/objet. Cette attitude trop entachée d’objectité ne fait que réifier, raidir la représentation et la poser en tant qu’un inatteignable possédant son corps propre, son espace/temps, son lexique nécessairement fermé. Regarder « Lichtung » en lui demandant de nous faire le don de sa présence revient à l’investir du centre même de sa clairière, de sa pulpe originaire, ce signifié qu’elle est en son propre, dont elle ne porte au-devant d’elle que son signifiant.

   Pour chacun des Regardants le sens est toujours à redécouvrir à neuf. Chaque jour qui passe. Chaque fois que l’oeuvre est à nouveau rencontrée. Pour la simple raison que le sens est mouvement éternellement recommencé. Toute tentative, telle la lecture de la Thora par les religieux juifs, est réaménagement des significations dans un constant progrès qui en justifie la connaissance. Rien ne se donne d’emblée comme la chose qu’elle est. Tout est infiniment disponible à l’Ouvert, lequel se nomme « liberté ».

 

   Avoue, Solveig, qu’il ne saurait y avoir plus belle « clairière » au terme de notre cheminement.

                                                    

                                                                  Que tes journées soient claires.

 

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23 février 2022 3 23 /02 /février /2022 10:16
Carl André : l’Art et le Réel

« La Voie Est et Sud » - 1975

3 blocs de cèdre rouge de l'Ouest,

2 horizontaux pointant respectivement

vers l'est et le sud,

adjacents à la base de 1 vertical

artnet

***

   L’art de Carl André est déroutant à plus d’un titre. Un rapide survol de son œuvre indique avec la plus grande fermeté que cet art sera sans concession, qu’il serrera au plus près une intention de se référer à quelques principes initiaux qu’il conviendra de respecter à la lettre, comme si une parole édictée ne pouvait trouver son lieu à même son actualisation qu’à la stricte condition de n’en pas différer. Ceci est tout à fait remarquable, s’en tenir à une énonciation première. C’est la marque, à la fois, d’une personnalité bien trempée, mais aussi l’empreinte d’une œuvre qui se dira dans l’unité, dans la fidélité à quelques formes simples, infiniment répétées. A cette aune d’une constante répétition, nombre d’Artistes pourraient se voir affectés du prédicat de « monomaniaque » mais, outre que cette remarque fait signe en direction d’une négativité, elle manque la profondeur du geste artistique. Ce qui, lors d’un premier examen, pourrait se lire en creux, en déficit, en renoncement, est bien plus le témoin d’une source vive qui anime celui qui l’a conçue en tant que nécessaire. Car il faut bien percevoir que le décret d’une forme itérative est bien plus que le fait d’un simple hasard, il est la condition même d’une manifestation artistique qui, sans elle, la répétition, serait demeurée au bord de l’abîme sans possibilité aucune de jamais pouvoir le franchir. Or créer est enjamber l’abîme du non-sens pour se retrouver au-delà, là où un sens se donne à la manière d’un réel indépassable.

    Sans ces processions de dalles à l’infini, sans ces rubans de bois qui montent vers l’horizon, sans ces rythmes de métal suivant d’autres rythmes de métal, Carl André n’eût jamais été Carl André et le Réel eût été affecté d’un vrai déficit. C’est bien le Réel en toute sa puissance qui est la cible même sur laquelle cet Artiste joue, lui appliquant seulement (mais le « seulement » est geste positif) un art de la mise en place, de la situation, de l’installation, une juste estimation des rapports des éléments entre eux, un art de l’architecture de manière à synthétiser ceci qui vient à nous dans ce pur bonheur d’être. Si le Réel est bien ce qui nous fait face dans la pureté de son évidence, alors André est celui qui s’est colleté au réel, lui a imposé sa force créatrice, l’a organisé selon les lignes de force de sa conscience intentionnelle. Rien, ici, n’est laissé au hasard. On peut même parler de rigueur mathématique, de souci arithmétique, de postulat géométrique. Pour cette simple raison, à ceux qui poseraient la question naïve de savoir ce qui différencie un espace urbain de dalles alternées et les dalles de Carl André posées à même le sol d’un musée, eh bien, c’est évidemment le musée qui fait toute la différence, ce lieu qui consacre forme d’art tout ce qui en pénètre le site. Si les dalles urbaines ont une fonction bien précise, permettre aux passants d’avancer en toute sécurité, les dalles de l’Artiste américain se donnent dans le cadre infiniment libre d’un jeu gratuit. En d’autres termes « l’art pour l’art », c’est là que s’établit, en profondeur la dialectique du réel qui porte en lui-même, à la fois les conditions d’existence et les conditions d’essence. L’art : condition d’essence. Les dalles du trottoir : conditions d’existence. La ligne de partage est bien celle-ci : d’un côté la forme contingente qui eût pu advenir ou bien demeurer en-deçà de son être, de l’autre côté la forme nécessaire, cette forme artistique par laquelle l’homme affirme sa propre essence et l’attribue aux choses selon la valeur respective qu’il leur attribue. Or ceci est pure évidence, en dehors d’une vague homologie formelle, trottoir et assemblage des éléments de « Voltaglyph 26 » n’ont nulle parenté, ici la césure est nette qui scinde le réel en deux aires non miscibles : le fonctionnel et le ludique. Oui, nous annonçons l’art en tant que forme ludique puisque le jeu des formes est la fin en soi et se clôture à cette seule exigence. L’art se doit d’être autonome sinon il n’est que la variante d’une factualité, l’ombre projetée d’un objet, un simple simulacre, une silhouette floue de la Caverne platonicienne.

 

Carl André : l’Art et le Réel

« STILLANOVEL (page 63) » -1972

Estampes et multiples, épreuve livre,

 impression offset sur papier, recto-verso

artnet

***

    Si l’on porte le regard sur l’une de ses premières œuvres précédant les grandes installations, « STILLANOVEL » de 1972, déjà s’affirme le profil profondément architecturé qui sera celui de l’œuvre future. Dans cette très belle estampe, le graphisme constitué de pavés de lettres (X-W-F…) plus ou moins accentués selon leur encrage, ceci anticipe, avec la plus grande exactitude, les géométries modulaires qui se donneront à voir dans l’exploration horizontale de l’espace, pavés de cuivre et zinc dans « Voltaglyph 26 » de 1997, mais aussi dans la spatialité verticale telle que proposée dans les 3 blocs de cèdre rouge de « La Voie Est et Sud » qui ouvrent cet article. On l’aura compris, c’est bien la mesure de l’art spatialisant les lieux et, au-delà, l’étendue infinie du monde qui interroge cet Artiste matiériste, tant la matière, reconnue en tant que telle, bien plus qu’esthétisée, est le centre de cette préoccupation, redonner aux choses, dans le sens le plus tactile, visuel du terme, leurs lettres de noblesse qu’un consumérisme pressé, indifférent à la poésie du réel avait reléguées à l’arrière-plan du visible.

    En effet il y a une inépuisable beauté à reconnaître, dans l’ordonnancement des choses simples, la dimension d’une harmonie qui, sans nul doute, reflète cet inaccessible cosmos dont nous provenons mais auquel nous opposons une surdi-mutité-cécité native. Comme si nous étions des sortes d’embryons baignés dans un océan primordial, vivant au rythme d’un balancement interne qui nous priverait d’aller voir au-dehors ce qui se passe. Tout le « travail » que nous avons à effectuer en matière d’art, c’est bien cette percée herméneutique au sein même des choses que nous rencontrons, de manière à les faire nôtres, à les placer sous le regard de notre intelligence, sous la loupe de notre entendement. Toute forme d’art, pour être correctement saisie, implique une longue tâche en amont des œuvres. La fleur n’éclot jamais qu’après un long temps d’incubation. Voici ce que semble avoir oublié l’humain dans sa course en avant. Bien plutôt que de les voir en leur essence de choses, les choses, il les dépasse et ne s’interroge jamais sur leur être. Parfois l’inconscient précède-t-il le conscient !

Carl André : l’Art et le Réel

« Voltaglyph 26 » -1997

Cuivre et plaques de zinc

artnet

***

   Nous allons bientôt voir en quoi le paradigme de l’art s’enrichit, avec l’œuvre de Carl André, d’une nouvelle perspective aussi féconde qu’étonnante. Ce qui, traditionnellement relevait du domaine de l’artisanat et de l’industrie, ceci se trouve fertilisé de telle manière que nous ne pouvons plus douter un seul instant que nous sommes bien, avec ces installations, au sein même du propos artistique. De la même façon que les estampes de STILLANOVEL laissaient apparaître un alphabet primaire, simple, élémentaire, la disposition strictement rationnelle de « Voltaglyph » (nul lyrisme ici, nul pathos : le réel en tant que réel), avec ses alternances de plaques de cuivre et de zinc, détermine une sorte de langage premier, tout comme à la naissance, à l’émergence d’un monde. Il s’agit bien d’une naissance, d’un travail de parturition dont le sol (la terre-mère) nous livre un nouveau-venu, le surgissement d’une forme dont, jusqu’ici, nous n'étions nullement avertis, dont le moindre mérite est de nous imposer sa naturelle évidence, si bien que nous pourrions dire que cette forme, nous l’attendions de toute éternité, qu’un génial Passeur a conduit au-devant de nous, emplissant, en un seul geste, notre attente esthétique.

Carl André : l’Art et le Réel

« Cyprigene Sum » - 1994

Sculpture, 36 unités en cuivre

Artnet

***

   Maintenant un point important est à évoquer afin de pénétrer la genèse de l’œuvre, de percevoir d’où elle vient. L’Artiste Carl André s’est toujours revendiqué tel un disciple de Constantin Brâncuși. Ce qu’il faut faire, mettre en perspective la célèbre « Colonne sans fin » de l’artiste roumain et les œuvres d’André. Sitôt une évidence saute aux yeux qui touche le traitement de la spatialité. Ce que Brâncuși dressait bien au-dessus de l’horizon, André le rabat au sol dans un geste qui pourrait paraître sacrilège sinon sacrificiel. La « Colonne sans fin » qui, par définition, se proposait de tutoyer l’infini, voici qu’elle connaît brusquement la base, la fondation à partir desquelles elle s’élançait, bien au-delà d’elle-même, dans un essai de dépassement des audaces artistiques. Ce que la « Colonne » trouvait au plan élémental, au rythme de sa surrection, la légèreté de l’air, la touche de feu du soleil, l’eau des nuages, le natif du Massachusetts en replie la vive prétention, ne retenant de la chute que la stricte dimension de la terre, laquelle se donne symboliquement sous la forme récurrente du carré.

   Une interprétation de style hölderlinien nous permettra de mieux saisir l’essence du parti-pris de Carl André qui, s’il est minimal, n’en est pas moins foncièrement agro-racinaire. Au vu de l’élévation de la « Colonne », au vu de sa perte dans l’indétermination d’un ciel vide et c’est l’idée même d’exil qui surgit et s’impose à nous de manière indubitable. Cette « Colonne » n’a plus de réelle attache, elle n’est, pour employer le titre d’une œuvre de romain Gary, que « racine du ciel », elle a perdu son socle, elle flotte dans l’éther sans possibilité aucune de retour. Par la radicalité de son geste, le Sculpteur américain ramène la forme à ses attaches terrestres, contact direct de la matière avec ce sol qui l’attire et la réclame tel son dû. Si l’existence du Poète Hölderlin est l’histoire d’un exil, aussi bien que sa poésie, l’on sait le motif permanent, dans son écriture, du retour au sol natal comme destin de Celui qui, toujours, a vécu à l’étranger. Il faut avoir connu l’exil afin que le natal retrouvé parle avec la force des choses essentielles. Dans cette perspective, le travail du créateur de « Cyprigene Sum », ces plaques de cuivre intimement mêlées à leur support, ce travail donc est de nature hestiologique, il chante le retour au foyer, il restitue l’être-de-l’œuvre à un fondement originaire,

   On aura remarqué que les matériaux, bois, cuivre, briques, dalles de pierre, de métal sont les matériaux ordinaires avec lesquels s’élève la maison. Alors, comment ne pas comprendre que le langage formel élémentaire utilisé par cet Artiste fait signe en direction de la maison, du « domestique » tel que défini par le Dictionnaire de l’Académie : « Emprunté du latin domesticus, « de la maison, de la famille », de domus, « maison ». Oui, au sens strict, il s’agit bien d’un « art domestique » et ceci n’a nulle valeur péjorative. Du reste, les installations in situ, dans de grandes salles aux parquets cirés, sur des pelouses jouxtant des musées ou des centres d’art contemporain, tout ceci nous indique avec certitude que la maison est au centre du jeu, que, tous les jours, nous foulons des dalles identiques, rencontrons les mêmes matériaux, les mêmes configurations. Seulement ce réel est épars, disséminé au hasard des constructions, il n’est nullement aménagé, ordonnancé par un jugement esthétique, si bien qu’il n’apparaît pas, qu’il demeure celé en sa naturelle réserve.

Carl André : l’Art et le Réel

« 3-PART WOOD INVENTION » - 2016

Sculpture, 2 unités verticales sur 1 unité horizontale,

affleurant aux deux extrémités, au sol

artnet

***

   A l’instant nous parlions d’esthétique domestique et ce n’est pas « PART WOOD INVENTION » de 2016 qui viendrait contredire notre propos. Combien cette forme en bois pourrait trouver sa place heureuse dans le cadre de nos maisons. En tant que piètement d’une table contemporaine, peut-être support d’une assise, élément de décoration pouvant supporter quelque objet artisanal, une théière en raku, un bol en céramique, quelques simples fleurs d’un ikebana. Si nous parlons d’ikebana, il ne s’agit nullement de hasard. Wikipédia nous dit :    « L'ikebana (生け花), également connu sous le nom de kadō (華道/花道), « la voie des fleurs » ou « l'art de faire vivre les fleurs », est un art traditionnel .. ». Ce que l’ikebana est au fleurs, l’art de Carl André l’est aux matériaux de la maison, un arrangement, un ordonnancement, une « voie » selon laquelle leur donner « voix », aux choses, et les faire sortir de leur habituel mutisme. L’on en revient toujours à la même remarque : l’esthétique est l’art du regard, autrement dit nous avons à éduquer nos yeux afin qu’ils voient ce fascinant Réel, il contient en lui toutes les richesses du monde.

   S’il fallait, sous forme de « litanie », dresser un bref lexique des attributs des œuvres de Carl André, nous dirions que son art est celui de la pure horizontalité, de l’immanence radicale, de la densité formelle. Nous dirions qu’il se limite à ses propres frontières, qu’il est strictement focal, autonome. Nous dirions encore qu’il est un art qui quitte les hautes cimaises pour rejoindre le sol accueillant du musée, qu’il est un art que l’on foule aux pieds, qu’il est encore un art somato-sensoriel dans le sens où chaque Voyeur des œuvres est en étroit contact avec elles, peut les toucher, en sentir la vibration interne. Nous évoquerions ce bel alphabet modulaire-élémentaire pour lequel nulle herméneutique savante n’est à convoquer. Chaque module est un mot, chaque assemblage de modules une phrase, chaque assemblage d’ensemble de modules un texte. Nous dirions encore que cette œuvre, à elle seule, fait monde, un monde concret, rassurant, à la juste mesure de l’homme.

  

 

Carl André : l’Art et le Réel

Dessin de biface en silex de Saint-Acheul

Wikipédia

***

  Ce que Carl André parvient à réaliser, à nous faire remonter tout en amont de l’art, bien avant même qu’il ne soit objet de réflexion. Il nous invite à découvrir l’en-deçà des œuvres, lorsque le geste artisanal (celui qui s’exerce sur la pierre, la brique, le métal), et le geste artistique (celui qui fait d’une brique une œuvre), n’étaient nullement distincts, qu’ils se confondaient en une seule et même unité. Les gestes de nos ancêtres, ceux des Homo faber, des Habilis, des Sapiens taillant le silex biface ou la pointe de flèche, déposaient sur les parois fuligineuses des grottes les signes symboliques de la chasse, les arcs, les bisons à abattre, nos ancêtres donc ne faisaient rien de moins que confondre l’art (voyez la pure beauté des silex taillés, des premières ébauches rupestres), avec un « art » que l’on peut qualifier d’instinctuel ou d’artisanal. Là, la fonction rejoignait la signification artistique. Là, la pointe de flèche désignait l’animal et, à travers la représentation de ce dernier, donnait figure aux premières esquisses de l’art.

   Car, à l’origine, et c’est bien là sa vertu, tout était lié dans l’espace d’un identique creuset. L’esprit rationnel n’avait encore divisé le réel en verticales et horizontales, en forme et matière, en extérieur et intérieur. La forme encore vaguement anthropologique était la seule visible et perceptible en ces temps archaïques, la seule qui valait et s’imposait à la réalité. La grotte était le « domesticus », le sol pavé de pierres, le « domus » où, nous, futurs humains attendions que vienne le langage du monde avec ses « Colonnes sans fin », ses dalles carrées, ses briques superposées, ses rythmes de gueuses de plomb. Assurément nous venons de loin, oui, de très loin !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 février 2022 6 12 /02 /février /2022 09:22
Manzoni, du destin de la ligne

Achrome - 1958

Artnet

 

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   Présentation générale de l’œuvre - « Piero Manzoni – Achrome » - Catalogue d’exposition -Hazan Editeur :

  

   « Sa pratique se radicalise après avoir vu les monochromes bleus d'Yves Klein qui le fascinent, mais qu'il rejette aussitôt en proposant une approche plus radicale : l'absence même de couleur. (…) Mais les Achromes, ces œuvres monochromes blanches auxquelles il travaille pendant les sept années de sa carrière (1957-1963), constituent le cœur de son œuvre, poussant plus loin encore les expériences de la monochromie en choisissant l'a-chromie, l’absence même de couleur. Dans une volonté de remise en cause de la surface picturale et de la gestualité psychologique, qui domine dans la peinture informelle et lyrique de l’après-guerre, Piero Manzoni évacue de l’œuvre couleur et dessin. Ce rejet de la tradition picturale passe par un refus du pinceau et de la peinture au profit de matériaux étrangers à la tradition picturale : kaolin, coton industriel, fausse fourrure, polystyrène, petits pains, cailloux, etc. Lorsqu’il utilise la toile, l’artiste y applique une gestualité minimale : plissage, traçage, couture, badigeonnage, le tout donnant lieu à des formes approximatives : plis, quadrillages, lignes, etc. Les surfaces sont rarement lisses et mettent en avant les irrégularités aléatoires de la matière. (…) Depuis les très célèbres toiles plissées jusqu’aux dernières œuvres en polystyrène, accompagnées d’essais permettant d’appréhender sous des angles inédits l’une des recherches majeures de l’art de la fin des années 1950 et du début des années 1960. »

 

   Cet article du catalogue est suffisamment explicite pour qu’il n’y ait rien à y rejouter. Il constitue une rapide synthèse du travail de cet Artiste singulier. Ce que nous voudrions tenter ici, au cours de cet article, repérer dans la courte vie de Manzoni, disparu à l’âge de 29 ans, la marque insigne d’un fulgurant destin dont les lignes du doigt, mais aussi bien les lignes graphiques déposées sur les supports, tracent à leur manière une existence en sa finitude. Dans les reproductions d’œuvres ci-dessous il n’a nullement été tenu compte d’un ordre chronologique, seulement d’un ordre « ontologique », pourrait-on dire, selon le mode de donation particulier de l’être en ses diverses et souvent surprenantes manifestations. L’investigation, loin d’être plastique et picturale, sera bien plus psycho-philosophique, orientée vers les circonstances de la vie, lesquelles à défaut d’être de simples hasards, suivent bien peut-être une ligne tracée de toute éternité. Mais ceci est, avant tout, affaire d’intuition, donc de mise en œuvre d’un jeu qui détermine ses mouvements comme sur le damier d’un échiquier : de rapides décisions dont, jamais, nous ne pouvons saisir ni le lieu ni le temps de leur provenance pas plus que le mystère qui semble en gouverner les constantes oscillations, les retraits puis, soudain, l’effacement à jamais. Entrelacement de liberté et de censure dont nul ne sait qui prévaut en cette existence toujours à recommencer chaque jour qui passe. Nous évoquerons d’une manière générale le « dessin » que propose toute existence, en tant que symbolisation d’un « dessein » bien plus vaste qui est le lot de toute humanité confrontée aux limites qui en balisent le trajet.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Empreinte du doigt de l’Artiste - 1960

Artnet

 

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   Comment ne pas voir, dans cette forme spiralée, dans ce genre de représentation en vortex, les lignes de la vie soumises aux polarités d’une étrange aimantation ? Vortex-vertige. Vortex-tourbillon. Vortex-béance comme si, sous les pas de l’Homme s’ouvrait la trappe par laquelle connaître l’inconnaissable, connaître son propre fond abyssal. Bien évidement ceci dessine les contours d’une sourde et itérative angoisse. Rien ne semble tenir et l’on songe à ces sables mouvants qui happent les Errants et les engloutissent sous une nappe d’éternel silence. Retour au Néant en quelque sorte. Extinction du langage qui avait habité la cimaise des fronts, avait tressé les lèvres des fleurs signifiantes en leur magique éclosion. Apposant son doigt sur la plaine blanche de la toile ou du papier, l’Artiste avait-il au moins éprouvé cette prémonition tragique d’une Ligne qui, un jour, s’interromprait ? En bas, à droite de l’image, trois lignes rompent l’harmonie d’un bel enroulement. Interprétation d’une rupture, d’une scission, d’une coupure taillant à vif la chair humaine vaincue sous la puissance de forces qui la dépassent.  Interprétations digitales : lignes de Vie, lignes de Mort. Cette empreinte, paradoxalement affectée d’une forme d’œuf, donc de naissance, donc d’ouverture, semble refermer en elle les signes de sa propre condamnation. Œuf rompu, il ne demeurera sur la toile qu’un sang blanc traversé de linéaments d’encre. Une écriture portant en sa signature le motif même qui la détruit. Genre d’encre sympathique, elle a besoin d’un révélateur chimique afin d’apparaître à nouveau. Qui, le révélateur ? Où, le révélateur ? Dieu ? Un Ange ? Un Être indéfinissable ? L’Art lui-même en sa fonction cathartique ? Oui, cette simple forme donne à penser. Oui, cette forme questionne et questionnant, elle nous entraîne bien plus loin que nous, dans quelque site étrange dont nous attendons qu’il nous réconcilie avec nous -mêmes et nous fournisse la clé de notre possible éternité. Toute forme est émouvante dès l’instant où elle pose les contours de l’humain. L’esquisse anthropologique est inscrite en nous depuis des temps immémoriaux et ce n’est nullement un hasard si, devant des taches pareilles à un Test de Rorschach, nous projetons toujours sur elles l’image d’Adam, l’image d’Ève, et partant la nôtre puisque nous ne sommes qu’un écho d’Images Primordiales.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Achrome , vers 1958

Artnet

 

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   Survenant immédiatement après cette figuration cyclonique, cet océan blanc uni « d’Achrome 58 », cette eau dormante sont pur ressourcement de soi à de claires et lénifiantes fontaines. Comme si, après la traversée de signes noirs pareils aux sombres présages d’oiseaux hitchcockiens, succédait le vol libre et souple da quelque colombe de la paix. Tout ce qui était funeste, tout ce qui dessinait de fuligineux horizons, voici que cela s’éclaire et fait signe, sinon en direction d’une pure joie, du moins dans l’orbe d’une accalmie, d’un allègement. Ces plis sont apaisants, ces plis sont empreints d’une onctuosité toute maternelle. Une réminiscence anténatale nous installe au sein du royaume amniotique, là où les mouvements sont diffus, où les sons sont filtrés et harmonieux, où la température se donne sous les caresses d’un doux alizé. Rien d’autre à faire que de se laisser flotter dans une manière de « luxe, calme et volupté ». Enduisant sa toile de kaolin et de colle, lui imprimant de douces et somptueuses oscillations, Manzoni a su rendre à la matière sa part de quiétude, sa disposition à l’accueil. Achrome-conque. Achrome-silence. Achrome-pré-verbal en son pli recueilli. Ce geste si simple, si compréhensif est générateur d’une grande et touchante beauté. Il est pareil à l’ouverture des bras de l’Aimée. Pareil au jeu léger de l’enfant. Pareil au vol du papillon dans l’air poudré de clair pollen. Mais nulle métaphore ne suffirait à en parachever le sens pour la simple raison que le sens naît immédiatement du visible, sans apprêt, sans parole préalable qui en annoncerait la venue. Ce tableau est libre de lui au titre de sa pure immanence. Bien entendu, nous les Hommes, y amenons des sèmes qui lui sont extérieurs, mais ceci n’entame nullement sa vérité, y tresse seulement quelques commentaires sans doute superflus mais nous ne pouvons demeurer inertes face à ce qui est, pour nous, un baume, un motif qui éclairera notre conscience, lui donnera un espoir, l’exhumera pour un temps, de toute cette gangue de suie qui, parfois, exsude de la sourde matérialité de l’exister.

  

 

Manzoni, du destin de la ligne

Achrome - 1962

Artnet

 

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   Comme cette pluie de signes blancs, comme cette neige doucement surgissante est un réconfort pour l’âme ! Alentour se montre une plaine lisse, dense, identique à la joue que nous tend la page d’un cahier d’écolier. Nous sommes un peu intimidés par tant de blancheur donatrice de plénitude. Le tissage est d’essence boréale. A tout instant nous pouvons nous attendre à rencontrer le frisson blanc des bouleaux dans la brume du septentrion, ou bien la mesure presque invisible de la perdrix des neiges, ou bien la parution de l’ours à la fourrure duveteuse. Au centre de tout ce silence, une granulation de blanc, elle nous fait penser au passage de quelque Petit Poucet qui aurait semé sur son chemin des théories de cailloux blancs car, en toute circonstance, il s’agit de retrouver son logis et, partant, de se retrouver, soi, parmi l’éparpillement de la mutité d’aube, un sillage à peine conscient de sa nuée si légère. Assurément cette œuvre est empreinte d’un bonheur simple, immédiat et nous présumons que l’Artiste s’y est adonné avec une sorte d’impatience enfantine, de jeu grâcieux. Au milieu donc, le gravier s’est assemblé sous la figure de la ligne. L’œil se dirige vers sa douce éminence. L’esprit s’y rassemble afin d’y rejoindre son propre souci d’unité. L’équilibre est parfait qui distribue un champ disséminé de présences discrètes et un champ plus affirmé d’un relief qui trace sa voie avec une tranquille assurance.

 

 

Manzoni, du destin de la ligne

 

Linea (frammento) , 1959 -1961

Artnet

 

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   Si, jusqu’ici, les œuvres proposées se donnaient selon de souples horizontales, selon la figure spiralée de l’empreinte digitale, voici que le plan de vision s’inverse, qu’il devient brusquement vertical. Surrection qui étonne, surgissement à la manière d’un geyser et cette Ligne paraît tracer la forme d’un destin assuré de lui-même, fier de son prestige, tout entier voué à affirmer son être, à se lever parmi la haute clameur du jour. « Frammento », « fragment », comme si une saison particulière de la vie avait à se montrer pour ce qu’elle est, une lutte contre le Néant, une marche debout face aux apories du monde. Âge de la maturité atteint par Manzoni avant même qu’il n’ait eu à se manifester. Sa peinture à la facture si étonnante, la diversité de ses créations, l’invention pareille à une braise rouge, tout ceci témoigne, en lui, de la présence d’un génie qui le brûle et le consumera bientôt. Cette brusque ascension, cette haute turgescence, ce rebond de tout l’être en direction de plus hautes valeurs nous font irrésistiblement penser au « Zarathoustra » de Nietzsche, à sa séquence, belle entre toutes du « Grand Midi ». Nous citons ce « fragment » d’exception :

   « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhumain, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène au couchant : car ce sera le chemin qui mène à un nouveau matin.

   Alors celui qui disparaît se bénira lui-même, afin de passer de l’autre côté ; et le soleil de sa connaissance sera dans son midi.

   Tous les dieux sont morts : maintenant, vive le Surhumain ! » Que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière volonté ! »

    Si, par un simple effet de l’imagination, nous faisons de ces paroles les paroles-mêmes que l’Artiste aurait pu prophétiquement adresser à l’humanité, n’y verrait-on, à la fois, le déclin de cette humanité, le déclin aussi de qui il est, l’Artiste, en route vers sa chute purement occidentale ? En effet, il y aurait bien un dernier soir, un couchant mais dont nul levant ne serait venu relever la chute. Il n’y aurait de « nouveau matin ». Manzoni est trop tôt arrivé « au milieu de sa route » et son « grand midi », bien plutôt que de lui ouvrir la voie du Surhomme, l’a précipité en plein ciel, tel l’infortuné Icare ne connaissant de sa « volonté de puissance » que son épilogue, la fin tragique d’un rêve. Nous faisons la thèse que Manzoni était cet homme d’exception que Nietzsche nomme le « Surhomme » au regard de sa novation picturale, de sa personnalité atypique qui n’hésitait nullement à offrir ses substances les plus intimes à ses « Adorateurs ». Mais écoutons les propos de Gilbert Merlio dans « Le surhomme nietzschéen : un être singulier ou un exemple pour tous ? » :

   « Le surhomme est en fin de compte moins l’image arrêtée d’un type nouveau qu’une métaphore appellative ou performative qui invite l’homme, chaque homme, à davantage de créativité, d’authenticité et de singularité, le convie à conférer un style original ou singulier à tout ce qu’il entreprend et d’abord à sa propre personnalité, à en faire une œuvre d’art. »

   Or Manzoni n’a nullement hésité à faire de sa propre personne le lieu inattendu d’oeuvres que l’on peut qualifier de « performatives », le simple fait de vivre son corps, de faire de son souffle, de ses empreintes, de ses propres déchets des prétextes artistiques, ceci s’inscrivait dans cette visée nietzschéenne déconcertante à bien des titres mais redoutablement efficace sur le plan théorique.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Linea , 1959 - 1961

Artnet

 

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   Mais qu’est-ce donc qui ne peut manquer d’advenir après une montée si haute, si vertigineuse ? On ne tutoie les cimes sans réel danger pour soi. Avec la précédente image de « Linea », la dimension verticale, autrement dit « céleste » avait été atteinte. En quelque sorte, l’Art au sommet de sa vocation. Et maintenant, cette autre « Linea » nous ramène à des considérations bien plus terrestres, offusquées en quelque sorte de pesanteur, de matérialité. La Ligne est tremblante, comme peu assurée d’elle-même. La ligne est l’horizon humain avec ses turbulences, ses éclipses parfois, ses brusques évanouissements et nul ne sait plus y repérer l’empreinte lisible de son propre destin. Cependant un espoir se fait encore jour. La teinte de la toile est lumineuse, solaire, rayonnante. Est-elle de la nature des grands flamboiements qui d’abord fascinent puis une fumée monte insensiblement et l’astre du jour disparaît derrière ce voile ? Cette fulgurance de la couleur est-elle prémonition de plus funestes heures ? Nul ne peut le savoir, pas plus que Manzoni lui-même ne pouvait en être alerté. Cette écriture a posteriori possède des éléments d’information, des significations qui, en 1961, ne pouvaient encore y figurer. Aussi notre méditation sur cette œuvre s’alimente-t-elle à une source que l’Artiste ne pouvait soupçonner.

   Nous avons conscience que nos projections sur le chemin accompli par Manzoni ne sont que de pures interprétations semblables à celles du Thérapeute qui essaie de lire, dans le dessin d’enfant, la réalité d’une existence, sa vérité. Toujours la tâche d’interprétation se situe sur ce versant escarpé sur lequel ne peut faire fond nulle certitude, seulement quelques impressions, seulement quelques floculations dans un paysage existentiel, quelques rapides visions, quelques pas sur la pointe des pieds et le sentiment de n’avoir qu’effleuré une vie, en avoir perçu quelques harmoniques à défaut d’en saisir le ton fondamental. Alors que choisir, du silence ou de la parole ? Peut-être dire simplement dans l’authenticité, dans l’immédiat ressenti.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Sa dernière ligne - 1963

artnet

 

***

 

   L’intitulé de la toile  « Sa dernière ligne », (le commentaire du Site qui diffuse les œuvres de l’Artiste) est bien plus qu’une simple évocation, il est, à proprement parler, une « mise à mort ». « Mise à mort » veut dire ici, bien plus qu’une sommaire exécution, « la remise à la mort » d’une œuvre en son ultime donation. La Ligne s’exténue, elle est un mince fil qui, bientôt, se rompra. La couleur a chuté dans une manière de crépuscule, dernière touche occidentale dont nul orient ne viendra assurer la relève. Ironie du sort ou bien geste de préscience, cette toile, parmi toutes celles présentées est la seule qui porte la signature de l’Artiste ? Dernière projection d’une matière intime, dernière empreinte digitale, dernier souffle dont nul « Ballon blanc » ne nous dira la tragique vérité. Le sort de tout ballon, remis à sa montée dans le ciel, donc à son propre destin, n’est-il celui de la chute ?

Manzoni, du destin de la ligne

« Corpo d'aria »  - 1959 -1960

artnet

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9 février 2022 3 09 /02 /février /2022 11:07
Ryman : l’art et la Matière

« Untitled » - 1964

 

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« Après avoir préféré à la nature les formes qu'on en peut dégager ou qu'on y peut créer, l'art en viendra à leur préférer la matière picturale. »

 

Huyghe - « Dialogue avec le visible »

 

*

  

   Certes, l’Art revient de loin. Comment, en effet, mesurer la distance qui se creuse entre un paysage romantique d’un John Constable et cette toile de Robert Ryman, « Untitled » de 1964 ? Le vide est abyssal qu’une toile d’Henri Matisse « Les toits de Collioure » nous permet peut-être de combler en partie. La touche fragmentée du fauvisme établit une médiation entre le classicisme et l’horizon contemporain. Toujours il y a dans toute œuvre peinte un résidu naturel, telle forme humaine ou animale ou végétale qui s’impose à nous comme le cadre de nos perceptions, lesquelles cherchent constamment à établir des relations, à trouver des points de repère. Car ce qui désarçonne le plus les Voyeurs des productions artistiques contemporaines, c’est bien leur formalisme abstrait, leur matière qui semble avoir perdu toute consistance réelle pour n’être plus que de vagues théories, des pétitions de principe dont la picturalité, autrement dit l’essentialité, est la seule signification qui peut en émerger. Non seulement le désarroi des Voyeurs est patent, mais il est constitutif des œuvres mêmes, il les traduit en énigmes, donc en Art. L’Art a vocation, en son essence, à s’opposer à la Nature, à défier les lois de la physique, à perturber les formules de la chimie, à dresser contre tout rationalisme la dimension de l’imprévu, de l’illogique, à effacer du langage les mots ordinaires, à les remplacer par ce lexique formel et matériel qui anime en profondeur leur raison d’être. Certes, jamais l’art contemporain n’est un site sur lequel déboucher de plain-pied. Il nécessite ce que l’on nommait autrefois une « propédeutique », une initiation et le chemin qu’il faut emprunter pour le rejoindre est, le plus souvent, escarpé. L’Artiste majeur de la scène actuelle, en la personne de Robert Ryman, constitue sans doute l’une des entreprises les plus difficiles à percevoir. Ce que René Huyghe désigne sous l’expression de « matière picturale », le Peintre Américain en fait le lexique commun de tous ses essais plastiques. Et, ici, le terme de « plastique » n’est nullement surfait, mot dont il convient de reprendre la définition canonique : « Qui est apte à donner ou qui donne des formes et des volumes une représentation esthétique. » Donc, ci-après, nous allons tâcher de dresser le portrait d’une esthétique rymanienne telle qu’elle se donne à nous en tant que paradigme majeur d’une approche artistique « moderne », certains diraient « post-moderne », mais la distinction ne pourrait donner lieu qu’à des luttes de chapelle qui sont toujours stériles.

Ryman : l’art et la Matière

CC/Paul Keller

Source : En attendant Nadeau

 

***

  

   Nous aborderons cette œuvre exigeante par une toile exigeante, ce qui semble aller de soi. Qu’un Quidam demeure muet devant cette réalité-ci, qu’un Critique d’art entoure cette œuvre d’un illisible jargon, nous en comprenons parfaitement les raisons. Ni le Voyeur, ni le Critique n’ont plus d’orient stable sur lequel faire porter leur regard et exercer la pointe de leur intellect. Si chacun reste muet face à cette émergence du vide, alors l’Artiste aura atteint son but : nous interroger sur l’Art, et conséquemment, sur-qui-nous-sommes. Bien évidemment, chacun comprendra qu’une description mot à mot de la toile n’aurait guère de sens car, en matière de langage usuel, l’on épuiserait vite le lexique à disposition. Or si la Forme-Matière se voile derrière sa mutité, nous n’avons guère d’autre possibilité que de la faire parler en ayant recours à des ressources situées hors d’elles, confluentes cependant. Et puisque cette œuvre fait le pari du registre soutenu, il nous faut directement aller à la prose poétique et au poème. Là seront les passerelles qui pratiqueront une ouverture dans la nuit conceptuelle qui ne peut manquer de nous étreindre à la vision de ce « champ blanc », ainsi le nommerons-nous, d’une manière suffisamment abstraite afin de ne nullement lui ôter ses intimes prédicats, d’une manière suffisamment métaphorique selon la notion aussi bien spatiale que contingente de « champ ». Tout le monde a fait l’expérience d’un champ, de neige, d’argile, d’une distance mesurée jusqu’à l’horizon terminal du regard.

   D’emblée, ce champ nous le déterminerons à la hauteur de sa blancheur. Cette blancheur est diffuse, irisée, en même temps que rayonnante à la façon d’une écume, à la manière du plumage du cygne. Et voici que le réel paraît à nouveau, mais un réel qui sert à prédiquer cette œuvre-ci, non le mur de notre maison, non le vase en porcelaine posé sur notre table. Nous avons changé nos coordonnées, d’ontiques qu’elles auraient pu être, telle ou telle chose, elles se métamorphosent en polarités ontologiques, cette Chose-Ci qui vient du domaine de l’Art. « Conversion du regard » pour utiliser l’un des mots d’ordre de la phénoménologie. Le titre original, en anglais est le suivant « Robert Ryman : Large-Small, Thick-Thin, Light Reflecting, Light Aborbing 23 », qu’une traduction en français, au plus près, nous conduit à découvrir cette étrangeté : « Grand-petit, épais-mince, réfléchissant la lumière, absorbant la lumière. » On mesure ici toute la difficulté de greffer des mots sur de pures formes, sur une matière apparemment inerte. Le commentaire échoue à dire la vérité de cette œuvre. Il est « du mécanique plaqué sur du vivant » pour employer une expression bergsonienne à propos du rire. Et cette expression si malhabile prêterait bien sûr à sourire. Comme quoi le lexique pictural possède son autonomie que notre langage coutumier ne parvient nullement à cerner. Les constatations sont aussi décevantes que peu informatives, elles ne traduisent que des qualités strictement physiques, nullement artistiques. Toujours mettre en relation des énoncés de même niveau, sinon l’assemblage boîte et « ne tient pas » en termes cézaniens.

    Alors, d’emblée, c’est le « champ mallarméen » que nous investirons car il est le seul qui nous paraisse apte à servir de commentaire à cette œuvre de Ryman, comme pour toutes les autres du reste, car le geste de cet Artiste en peinture et le geste de Mallarmé en poésie coïncident parfaitement, échangent leurs belles et exactes correspondances.

   « Le blanc n'est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration. »

   Oui, aussi bien le poème que l’œuvre peinte naissent du blanc. Blanc, Texte-Peinture de l’origine. Blanc, Texte-Peinture naissant à sa propre épiphanie. Le Blanc engendre le Blanc. Le Silence naît du Silence. Le Blanc de l’œuvre-Texte, le Blanc de l’œuvre-Toile : matrice primordiale, la juste et seule mesure à partir de laquelle quelque chose comme un mot, une trace pourront se lever et faire sens. C’est toujours sur du Blanc que les significations s’enlèvent, sur le fond de l’être que l’exister vient au jour. Lettres noires sur le Blanc. Empreintes de pinceau sur le Blanc. Loi du fond et de la forme, de la graphie et de son support. Toujours il faut faire fond sur quelque chose : la voix sur du silence, le vol de l’oiseau sur la toile libre du ciel, l’amour sur la joue de l’Aimée. Mais, avant que ces signes ne se lèvent de ce qui les appelle, seul l’appel se rend visible qui est la Blancheur en sa native fondation. Nul cri d’amour ne pourrait surgir du tissu serré d’une foule, seulement une clameur jointe à d’autres clameurs, autrement dit le chiffre de « l’in-signifiant », de ce qui jamais n’advient qu’au titre du confusionnel et de l’absurde. Comme nous le précise l’Auteur du « coup de dés », le blanc est la vie, le blanc est la respiration. L’ôter serait asphyxie, serait mort.

   La suite du cheminement mallarméen appellera « Brise marine » en ses deux vers dédiés à la blancheur :

« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend »             

 

   mais nous n’en ferons nullement un commentaire classique pointant l’angoisse de l’écrivain devant « la page blanche ». Cette page blanche, il nous faut l’investir de significations plus amples. Ici « le vide papier », « la blancheur » ne témoignent nullement d’une tonalité psychologique mais bien de la tonalité fondamentale artistique dont le vide et le blanc sont porteurs, à savoir la condition même de toute création. L’œuvre entière de Robert Ryman est cette ode à la blancheur, ce nécessaire rayonnement d’un silence sur lequel se greffe toute parole. Mais formulons à nouveau : si la « blancheur défend le vide papier », si la blancheur défend la silencieuse toile, c’est bien au motif de faire surgir cet indicible dont l’œuvre constitue le point d’orgue. Il faut considérer le Blanc comme la couleur native, la couleur source, une manière de « degré zéro de la peinture » qui, à l’évidence,  précède toute praxis artistique (avant le geste, la toile est entièrement étendue dans sa plaine blanche), et c’est bien là la force du natif de Nashville, d’avoir construit la totalité de ses propositions plastiques sur du vide, de la blancheur, du silence  comme si le tout de l’Art pouvait se résumer à un geste avant le geste, à une intention si l’on veut, ou mieux, à une rêverie. Ryman, en une certaine façon, bien plutôt que d’avoir peint des œuvres, lesquelles sont tangibles, affectées de prédicats divers, formes affirmées, couleurs, composition, Ryman donc a osé, dans une sorte de défi, peindre l’Art en son Essence, peindre le Rien, car, à tout bien considérer, l’Art n’est Rien, pas plus que l’Être ou la Nature ne sont quoi que ce soit de visible, seulement des mots que l’espace reprend en son sein. L’Art est une Idée et c’est en ceci qu’il nous questionne et, en même temps, nous désarçonne. Nous voudrions pouvoir dire : « l’Art, c’est ceci ou bien cela » et nos angoisses, pour le coup les bien nommées, s’apaiseraient au travers de la résolution d’une énigme depuis longtemps levée. Mais quel est donc ce mystère qui se nomme Art ? La pure beauté de L’Apollon du Belvédère, la visitation d’un Ange dans un tableau de Piero della Francesca, une nuit de Soulages traversée de zébrures, les blancs « Sans titre » qui courent à profusion dans la genèse rymanienne ?

   Et si nous nommons la « genèse » ceci n’est purement gratuit mais reconduit à cette volonté de l’Artiste de tout ramener à un genre d’aube, de primitivité, de pureté, de grâce avant même que les formes ne se précisent, que la matière ne bourgeonne. C’est bien cette manière de candeur, de réserve, d’attente qui traversent les toiles de Ryman. Il nous semble que les belles remarques de Charles Péguy dans « Le Porche du mystère de la deuxième vertu » puissent servir d’incipit à ce travail de nature si originelle : « Tout ce qui commence a une vertu qui ne se retrouve jamais plus. Une force, une nouveauté, une fraîcheur comme l'aube. Une jeunesse, une ardeur. Un élan. Une naïveté. Une naissance qui ne se trouve jamais plus. » Autrement dit une Nostalgie des Origines pareille à l’innocence des falaises de la « Blanche Albion », à peine une traînée de cendre sur le fil de l’horizon, une simple trace de craie posée sur l’invisible destin du monde. Un simple fil pareil à celui qui, à l’insu de la toile « Untitled 2000 », dessine le trajet de son absence.

 

 

Ryman : l’art et la Matière

« Untitled - 2000 »

Artnet

 

   Et maintenant, poursuivons l’entrelacement du poétique et du pictural, l’un éclairant l’autre, l’autre se donnant en l’un. « Le nénuphar blanc » de Mallarmé viendra apporter sa précieuse contribution. Mais écoutons la parole du « Dictionnaire des symboles » au sujet de ce nénuphar qui se confond avec nymphéa et lotus : « Un grand lotus sorti des eaux primordiales est le berceau du soleil au premier matin. Ouvrant leur corolle à l'aube et la refermant le soir, les nymphéas, pour les Égyptiens, concrétisaient la naissance du monde à partir de l'humide." 

   Oui, il s’agit bien de « naissance du monde », tout comme l’œuvre est naissance de l’Art. Ecoutons Mallarmé : « Résumer d'un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en mémoire d'un site, l'un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n'aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d'une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu sans du heurt briser l'illusion ni que le clapotis de la bulle visible d'écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur. »

    Nous disons d’abord que commenter la poésie mallarméenne mot à mot ne peut être que la plus évidente aberration. C’est traiter un poème tel un objet auquel l’on peut affecter des causes et des conséquences, lui trouver des justifications, des attaches avec le réel. La Poésie, loin de refléter le réel, est pur jeu de langage et rejoint en ceci la nécessaire autonomie de « l’art pour l’art ». Rien n’est vrai que ce qui est « clos » pour reprendre le terme utilisé par le Poète dans l’extrait ci-dessus. Pour notre recherche, nous nous bornerons à accentuer les mots qui vont dans le sens de la thèse que nous développons, laquelle dit le Rien et le Non-dit, d’où s’élève l’œuvre en sa plus effective pureté. Souci de primitivité. Souci de radicalité. Donc nous relèverons ceci : « la vierge absence », « leur creuse blancheur », « souffle ici retenu », « la ressemblance transparente ». Ce que nous disons, c’est que toutes ces assertions poétiques pourraient se dupliquer en l’oeuvre de Ryman, sans qu’une seule lettre en soit changée. L’intuition créatrice du Poète comme répondant à l’intuition créatrice du Peintre. Tout ceci est émouvant au titre de ces étonnantes relations tendant leur arche au-dessus de l’abîme du temps et de l’espace. En effet, le « vierge », le « creux », la « retenue », la « transparence » voici de quoi tendre un miroir dans lequel Ryman, l’amateur de Rothko (cet autre Peintre du silence), aurait pu trouver l’épiphanie de son propre visage en tant qu’Artiste.

Ryman : l’art et la Matière

« Untitled » - 1961

artnet

 

      Une œuvre telle « Untitled » de 1961 illustre à merveille les prédicats choisis par Mallarmé. Le « vierge » est ce blanc qui rutile depuis son intérieur même. Le « creux » nait des sillons tracés dans la pâte picturale en même temps qu’il se donne en nous dans le genre d’une inanition (sans doute y a-t-il toujours frustration des Voyeurs face à l’économie, à l’indigence de ce qui fait face). La « retenue » naît de cet angle infiniment pudique qui s’affirme tout en se retirant. La « transparence » est aperçue dans ces taches indigentes de vert amande qui se disent et se retiennent à la fois, se dissimulent derrière un voile.

 

   Les rapports du Minimal et du Structuré

 

   A parcourir le travail de Ryman l’on se rend très vite compte que sa manière joue soit dans un minimalisme sans faille où l’œuvre se donne en tant qu’œuvre et rien au-dehors, aucune mansuétude, aucune faveur qui feraient signe en direction d’une possible forme, d’une éventuelle matière qui dirait son nom au-dessus d’un murmure. Puis une autre déclinaison qui semblerait plus ouverte aux « concessions » : pleine pâte de la matière picturale, apparition de la couleur, exposition de la texture de la toile. Cependant ceci ne correspond à nulle période qui succèderait à une autre. Il y a, entre les deux façons de monter au visible, un constant entrelacement, une manière de syntaxe croisée qui, bien plutôt que d’affirmer quelque contraste, nous livre le sens profond d’une réelle unité.

 

Ryman : l’art et la Matière

 

A gauche : « Test #3 » - 1990 - Aquatinte

 

A droite : « Untitled » , vers 1964

 

**

 

   Les images mises côte à côte rendent visibles les différences. Si « Aquatinte » se livre selon un phénomène discret, « Untitled » ouvre la dimension d’un phénomène ostensible. La constatation pourrait en demeurer là, le Voyeur de ces œuvres en tirant la conclusion d’un genre de dysharmonie, peut-être de rupture. Une rapide analyse nous permettra de voir qu’il n’en est rien et qu’une profonde unité est le signe sous lequel Ryman a placé l’ensemble de son univers plastique. Nous verrons que c’est bien la Blancheur (il eût été plus adéquat de dire la « Blanchéité » en tant que révélation de l’Essence), qui se révèle comme celle au gré de qui tout s’ordonne. Le Blanc en tant que Blanc est le lexique originel qui ne trouve nulle scission, nulle remise en question. Seulement des variations, des modulations de ce subtil vocabulaire pareil à un brouillard, à une nuée, au mur blanchi à la chaux d’une cellule monastique.

    Ce qui pourrait apparaître comme une fuite du Blanc, un retrait, une soumission à quelque décision venue du fond grège de la toile n’est, en fait, que pure illusion. A l’évidence se montre un damier et l’on pourrait ici penser à quelque fonction ludique, à la tentation d’une figuration. Nullement. Bien loin d’affaiblir la valeur du Blanc, le « damier » en renforce la présence en accroît la germination. Le Voyeur s’absorbant en l’œuvre est très vite happé par la force projective du Blanc, par sa puissance de magnétisation. Le Blanc dissout tout ce qui n’est lui, si bien qu’en quelques instants, les empâtements demeurent les seuls à proférer un langage. On ne voit plus que leur somptueuse émergence, leur mystérieux et fascinant tressage. Le peu de rouge qui se laisse apercevoir reçoit le même traitement que l’écru de la toile, il s’ordonne au Blanc et en sert l’évidente surrection.

    Le fond constitue cette réserve éminemment ontique, il ne fait que parler sur le mode prosaïque du « On », il n’est que prose utilitaire, chose plongée dans sa constitutive indétermination, il est Terre-d’Ombre, il ne joue qu’à porter au regard cette Texture-Clairière qui est le site de la Poésie, lui attribuant la totalité de la lumière qui émane de cette vigoureuse pâte, il n'est, ce fond, qu’un prétexte, un support, un prête-nom. Il est effacement et retrait en soi afin qu’advienne ce qui a à advenir : une œuvre d’Art. Il n’est fond qu’à procéder à sa propre chute et s’oppose en ceci au fond des œuvres classiques qui dialoguait avec le reste de la figuration. Il est fond POUR la Matière, POUR la Forme. Il est l’informel qui amène au visible la seule chose qui vaille : le sens en son accomplissement le plus décisif.

   L’épilogue de cet article ne saurait trouver son lieu qu’à citer une nouvelle fois ce que nous considérons comme l’écho mallarméen de la picturalité rymanienne :

 

« Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté

Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté

Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées

Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées »

 

   « La fée au chapeau de clarté » n’est autre que l’Art en sa sublime venue. Ces « blancs bouquets d’étoiles parfumées » sont la lumière et la fragrance mêmes qui montent de l’œuvre, telle que conçue par Robert Ryman. Est-ce un hasard si ce poème s’intitule « Apparition » ? Toute œuvre d’art est épiphanie, phénomène se donnant de soi depuis le pli de sa réserve. Apparition est toujours beauté. Apparition est toujours vérité. Faute de ceci, seulement apparences et fragments « cousus de fil blanc ».  « blanc », La minuscule est ici de rigueur !

 

 

 

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5 février 2022 6 05 /02 /février /2022 10:56
Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

« La terre de Grenade XIV » - 1985

artnet

 

***

 

 

« O prodige! (...) elle [la Sibylle] rompt les barrières du temps et de l'espace,

 et par intuition connaît ce que ses sens et sa raison ignorent... »

 

 Barrès - « Mystère »

 

*

 

“Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

 Le poète se fait voyant par un long, immense

et raisonné dérèglement de tous les sens.”

 

Arthur Rimbaud

« Lettre à Paul Demeny »

 

*

 

  

   « L’œuvre de Richard Tuttle est, depuis les années 1960, protéiforme, multiple, hétérogène, passant de petites constructions sur toile à des dessins au fil de fer, à des assemblages primitivistes en bois, à des sculptures de toiles libres et de tasseaux… dans une grande liberté dans l’approche des matériaux, de la couleur, des dimensions ou des modes techniques. Aussi, aborder, une pièce en particulier pour évoquer ce travail peut sembler un peu boiteux tant cette œuvre est difficilement réductible ne serait-ce qu’à un parcours logique et une globalité lisible. »

   Telle est la perception de l’œuvre multiforme, foisonnante et déconcertante à ce titre qu’en recueille le regard d’Eric Suchère, critique d’art, à propos d’une exposition de l’Artiste dans le cadre du FRAC d’Auvergne. Oui, le regard se perd volontiers parmi l’immense diversité des figures, des fonds, des formes, des supports. L’impression première consiste en ceci que l’ensemble du réel semble interrogé et plus particulièrement, en ce qui concerne notre approche, les objets et matières les plus simples, les bouts de bois, le carton ondulé, le tissu, le papier libre ou imprimé, du vinyle et tous les badigeons, peintures, résines et solvants qui se puissent imaginer. Rarement Artiste a exploré et questionné avec autant de profondeur ce monde qui l’entoure, cette palpable existentialité, cette profusion matérielle, cette densité qui est la trame même de la vie.

    Dans cet article, nous ne chercherons nullement à questionner les motivations conscientes ou inconscientes qui traversent l’œuvre en filigrane, mais à nous situer dans la perspective d’une interprétation de ce vaste Alphabet Formel qui semble pouvoir qualifier avec assez d’exactitude ce travail tout au long d’une féconde carrière d’Artiste. Car, pour tâcher de nous y retrouver dans cette multitude, c’est à l’extraction de quelques significations que nous procèderons, tout comme l’on interroge le rapport des mots dans une œuvre littéraire poétique ou en prose. En quelque manière, les relations des formes entre elles, la sémantique à laquelle elles aboutissent nécessairement.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Untitled (blue/orange) » -  artnet

 

A droite : « Sand tree 5 , 1988 » - artnet

 

 

   Afin de mettre en exergue l’une des facettes de la pluralité agissante de Richard Tuttle, nous plaçons en regard « Untitled (blue/orange) » et « Sand tree 5 », nous apercevant qu’ici, il s’agit, à proprement parler d’un « grand écart » esthétique et plastique dont nous penserions qu’à son fondement se trouvent deux Artistes différents. En effet, tout est fait pour nous égarer. Si « Untitled » ne recourt qu’à un vocabulaire simple, voire minimal, « Sand tree » privilégie les volumes imbriqués, les tonalités opposées, le surgissement à partir du plan. Passage sans transition du bi-dimensionnel au tri-dimensionnel. Et ceci est si fortement accentué que, dans un premier ressenti, nous avons un peu de mal à saisir en quoi de telles formes peuvent entretenir un réel dialogue, sinon celui d’une confrontation. Et, précisément, notre tâche de Voyeur consistera à nous immiscer dans l’intervalle situé entre ces deux propositions picturales pour en saisir le motif purement syntaxique.

   Mais ici, il nous faut recourir au fonctionnement de tout langage et le mettre en perspective avec cet autre langage qu’est le jeu formel, lequel nous met au défi de le comprendre. Prenons deux mots simples : « craie », puis « blanche ». « craie », isolément considéré, ne nous apporte rien d’autre que son enveloppe phonétique [k R E], c’est-à-dire une suite de phonèmes indifférenciés. Maintenant considérons le mot « blanche », [b l a~ S], ce mot également demeure en sa posture phonétique. Un genre de mutité, de barrière matérielle que nous ne pouvons franchir. Introduisons ces deux mots dans une phrase du type « la craie est blanche ». Soudain tout s’éclaire. La liaison des mots opère le passage de la phonétique à la sémantique, ce qui veut dire qu’un sens se dégage immédiatement de leur proximité. Le langage pictural lui-même n’a d’autre façon de se donner que de mettre en relation la diversité de ses termes. Ce qui est passionnant, faire résonner un écho entre les œuvres, les situer parfois dans un rapprochement, d’autres fois dans un éloignement. Ceci est le mouvement naturel de la vie dont Tuttle nous dit qu’il est « plus important que l’Art », mais, ajouterons-nous, dissocier Art et Vie ne se pourrait qu’au prix d’une perte aussi bien de l’un que de l’autre car la parole du Monde est faite de tous ces accords, mais aussi de tous ces discords.

   Mais alors qu’y a-t-il de si mystérieux qui s’installe entre « craie » et « blanche », identiquement entre « Untitled (blue/orange) » et « Sand tree 5» ? Une seule et unique chose : le SENS qui est la forme accomplie de toute intuition. Sans intuition, sans saisie immédiate de ce qui se donne à la conscience, jamais les significations ne se montreraient, simplement des signifiants orphelins de signifiés. Là est la grande beauté de tout langage, qu’il soit humain, pictural, naturel car la Nature aussi parle, qu’un sens soit contenu partout où une chose peut se rencontrer. « TOUT EST LANGAGE », ainsi peut se déterminer le motif qui nous traverse nécessairement, nous hommes de paroles, nous qui adressons aux divers étants les prédicats qui les portent à l’être. L’acte de prédiquer, de nommer, est le geste éminent par lequel les choses sortent de leur pli obscur pour connaître le dépli unique de la lumière, sa puissance d’éclairement. Merveille des merveilles, que le Monde signifie !

   Si « tout est langage » ceci ne s’actualise qu’à proférer, « tout est passage, intervalles, relations ». Tout est dynamique qui institue la matière même des choses. Rien n’est inerte à la simple raison de l’efficience de notre visée intentionnelle de ceci qui nous fait face. Non, nous ne laissons rien en repos, non nous n’abandonnons nullement le divers à sa mutité. Nous le provoquons et le conduisons à se dire de telle ou de telle manière. Tout comme cela parle en nous, cela bouge en nous, cela s’impatiente en nous, c’est le propre même de notre existence facticielle. Chaque fait rencontré est une question à nous posée, à laquelle nous trouvons ou non une réponse. L’essentiel ne consiste pas nécessairement à donner une réponse mais à poser l’énigme et la laisser en sa qualité d’énigme avec cette tension qu’elle crée en nous, elle n’est jamais que laisser sourdre les linéaments secrets de notre présence ici et maintenant, un sens ultime à donner à qui-nous-sommes, à qui-nous avons été, à qui-nous-devenons.

   Il faut revenir aux « intervalles », ne pas les laisser au repos. Les intervalles entre les mots du langage, les intervalles entre les œuvres de la picturalité. Deux écarts entre deux essentialités. En différer la venue est simplement renoncer à comprendre ce qui, quotidiennement, nous affecte et demande qu’une disposition de notre psyché veuille bien faire halte, prendre le temps d’une méditation. Ici doit se faire jour, avec de plus en plus de clarté, cette intuition sans laquelle rien ne s’élève de rien.  Qu’est donc l’espace entre deux œuvres de cet Artiste au génie pluriforme, s’il n’est déterminé par notre propre emplissement intuitif ? Car, nécessairement, si nous voulons pénétrer plus avant l’œuvre de l’Artiste, notre propre intuition doit rejoindre la sienne.

   Le trajet que nous accomplissons d’une forme à l’autre, qu’il soit su ou insu, s’inscrit au plus singulier de notre être au titre de ce-sens-qui-est-pour-nous, indissolublement et inéluctablement nôtre, dont nul ne pourrait s’approprier, couleur de notre inclination, climatique de nos affinités, irisations de nos tonalités essentielles, cette musique de fond, ces résonances qui nous accordent aux choses et au monde. Toute intuition est particulière, indivisible, elle signe, en quelque façon, notre portrait, elle trace les contours de notre identité. Sa singularité explique en quoi cette forme nous touche particulièrement, alors qu’elle laisse indifférent cet Autre qui, peut-être, ne la perçoit même pas.

 

   Ce qui se donne comme intuitionné

 

 

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

Image du haut : Objets trouvés sur la Colline de Mormont

Image du bas : divers mediums dans l’atelier de Richard Tuttle

 

***

 

   Ce que tente ici le rapprochement de ces deux images, se donner en tant que métaphore du travail intuitif de l’Artiste à partir des deux signifiants que constituent aussi bien les objets à sa disposition que les tubes de couleurs et autres matières dont il fait l’usage, le but ultime étant le signifié comme fusion des deux réalités antécédentes L’essence du processus artistique consiste en ceci, partir du cadre matériel ontique en vue d’aboutir à l’entité purement ontologique qui se lève de toute œuvre accomplie en totalité. Translation d’un étant en direction de son être. Maintenant, si nous regardons de près la nature même de la métamorphose qui affecte ces étants, nous nous apercevrons que tout était inscrit dans les choses à titre même de destin. (Nombre de mes écrits sur le geste artistique proposent la thèse suivante : toute Forme est en attente de sa réalisation. Dans cette optique l’Artiste est un Passeur, un Médiateur, il est celui qui permet le passage du signifiant au signifié).

   Donc les objets sont là dans l’atelier, posés-devant, inertes, opaques, seulement animés, en toute hypothèse, de virtualités internes qui n’ont encore trouvé le chemin de leur épanouissement. L’Artiste, lui, se situe dans une position méditative, intuitive, dont on pensera qu’elle dépasse le simple regard de surface porté sur l’objet, pour rejoindre, précisément, ces virtualités, ces puissances, ces énergies en sommeil gisant dans la nuit de la matière. Intuitionner est ceci : se détourner de l’apparence première afin de faire surgir ce qu’elle dissimule. Intuitionner est ceci : porter au langage ce qui semblait voué au pur silence. Intuitionner est ceci : trouver les accords, les résonances entre les supports matériels, les mediums de manière qu’à leur jonction naisse un sens, se déploie une sorte de révélation. Intuitionner est ceci : porter sa vision au-delà des objets, méditer, initier un jeu conceptuel au terme duquel, en vertu d’un simple retour vers l’objet, ce dernier se verra métamorphosé de ce que nous pourrions nommer « l’illusion créatrice », laquelle modifiera son champ spatial, dilatera sa forme au-delà de sa simple contingence. Passage du factuel à l’artistique.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

« Z 13 » - 1981

 

***

 

   Ce qu’assurément il y a à percevoir afin de ne nullement demeurer en-deçà du geste artistique, l’essence de quatre réalités qui s’installent au cœur même de la création artistique : le Recel et l’Attente ; le Décel et la Surprise. Le Recel est celui de la chose auquel correspond l’Attente de l’Artiste. Le Décel est l’éclosion de la chose artistique, la Surprise celle de l’Artiste confronté à la pure phénoménalité. Cette expérience, rapportée au langage, situe le Recel en tant que Silence, le Décel en tant que Parole. L’Attente et la Surprise pourraient trouver leur équivalent dans la dynamique du Couple Parents/Enfant, l’Attente étant « l’illusion anticipatrice » des Parents (voir « l’illusion créatrice » évoquée ci-dessus) telle que décrite par le psychiatre René Diatkine avant que l’enfant ne naisse ; la Surprise, les premiers mots émis par l’enfant, autrement dit ses premières créations, ses signifiants originels qui sont en même temps des signifiés s’actualisant dans le monde, que les Parents reprennent comme de pures merveilles, des actes quasiment magiques.

    Instruits de tout ceci, du champ des significations et des signifiés toujours à l’œuvre dans tout acte humain et singulièrement dans le geste transcendant de l’Artiste, sans doute le titre commencera-t-il à s’éclairer à l’aune de l’explication suivante. « Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée » veut montrer l’exceptionnelle disposition de l’Artiste à intuitionner le réel le plus prosaïque, à procéder bien plus par « esprit de finesse » que par « esprit de géométrie », à pénétrer l’essence des choses jusqu’en leur intime subtilité, à débusquer le moindre détail pouvant être porteur de signification, en un mot trouver, sous la touffeur de la cendre, l’étincelle qui y vit de son Attente et de l’espoir de son Décel.

 

   De quelques projections de l’intuition

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Lumière d’hiver » - 1985

 

A droite : « Manières secrètes de rester heureux II » - 1986

 

***

 

    Pour nous, ces deux œuvres entretiennent un dialogue doué d’une pure évidence, si bien qu’évoquer l’une sans l’autre reviendrait à manquer la sémantique qui les traverse. Ces deux œuvres sont co-présentes tout comme sont donnés ensemble les deux membres d’une gémellité. L’une appelle l’autre. L’autre répond à l’une. Alors, si l’on rapproche les dates, 1986 suivant de près 1985, l’on peut supposer une énonciation débutée en un temps qu’un autre temps vient confirmer sous la forme d’une réponse. Comme s’il y avait entre elles, Appel et Réponse, Simple position d’évidence de la « Lumière d’hiver » que viendraient rasséréner des « manières secrètes de rester heureux ». Ce qui se donnait sous la forme d’un Plein, la Lumière, trouve sa résonance dans cette dentelle Heureuse tressée autour d’un Vide. Y a-t-il là l’énonciation d’un art de vivre qui jouerait la légèreté contre une pesanteur relative ? Certes la Lumière est toujours associée à l’idée de Plénitude. Alors le bonheur serait-il une simple hypostase de la Lumière, une forme ne se montrant qu’à être requise sous un principe qui la dépasse et, parfois, projette quelque ombre, ce qui voudrait dire que « rester heureux » serait de l’ordre d’un pur travail d’équilibriste, ces formes somme toute arachnéennes en étant le symbole, l’actualisation graphique ? Ici, nous voyons bien que l’intuitif, plutôt que de demeurer sur le plan de surface d’une compréhension lui préfère le risque d’une interprétation. Autrement dit la voie ésotérique préférée à l’exotérique. Sans doute tout geste en direction de la saisie d’une œuvre consiste-t-il en une tâche herméneutique qui, pour autant, ne saurait être qualifiée de « vraie » ou de « fausse » puisqu’elle est le résultat de la présentation de la chose artistique en son pur jaillissement pour la conscience. Or le pur jailli n’a ni règles, ni morale, seulement la vie faisant subitement effraction dans le réel.

 

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Ceci est une étude pour le noir et blanc » - 1971

 

A droite : « Sans titre » - 1970

 

***

 

   Ici, deux gestes graphiques confluent, tout en s’opposant. Vertu de toute dialectique portant au jour le tissu serré de ses apparentes contradictions. Ce que « Noir et blanc » affirme dans la toute-puissance de ses traits, « Sans titre » semble vouloir en effacer la tellurique effervescence. Les signes viennent dans la discrétion, l’espace alentour est libéré des contraintes inévitables que lui impose l’écriture. En réalité deux Alphabets Formels strictement complémentaires car dire au moyen du trait suppose la variété, genre de Babel hiéroglyphique dans laquelle chacun puisera les motifs qui lui parlent. Ces deux œuvres témoignent du geste immémorial de l’écriture. Elles ne sont nullement des indices gratuits, de simples fantaisies imaginaires. Toute empreinte porte en elle bien plus que son étique figure ne le laisse paraître. Toujours, dans le filigrane du papier le murmure des peuples anciens qui ont tracé la voie pour l’éclosion du langage. Les traces de l’araméen, du cananéen, ces langues sémitiques sur lesquelles nous reposons sans en avoir une nette conscience. Or, si le conscient n’y a nullement accès, c’est seulement au gré de l’intuition que ces essentialités nous seront accordées telles nos propres fondations. Ce que fait Richard Tuttle ici, c’est un travail d’archéologue (un travail intuitif car l’illusion de la découverte anticipe toujours l’acte de la fouille), il porte devant nos yeux ce qui s’est ensablé depuis des millénaires, il vivifie la racine même de notre essence humaine. Å la seule empreinte de son pinceau, il nous restitue cette belle écriture semblable à la phénicienne qui nous demeure aussi étrangère que fascinante. Il nous installe au cœur du mystère de l’écriture, tout aussi bien, ici, au mystère de la peinture, du geste graphique.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée
Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Ocre » - 1988

 

A droite : « Sans titre » (Blanc gris pour lumière artificielle) - 1986

 

   Toujours le blanc est la marque du silence, du silence où jaillit la parole. « Ocre », deux obliques comme deux phrases qui s’énoncent clairement, qui viennent se superposer au blanc, au blanc dans son essentielle réserve : distance, intervalle, écart afin qu’une voix soit audible, qu’une prose du monde se dise et, bien plus, qu’une poésie se lève. En contrepoint, « Sans titre », pareil à l’effacement de ceci qui voulait se dire et se troue des points du silence. Le gris s’oblitère de silence, la parole s’espacie, se dilue au risque de sa propre disparition. Splendides variations sur l’essence de la langue. Une fois, la langue fait fond sur le silence, une autre fois le silence se vêt de parole. Qui est originaire, du silence, de la parole ? Qui fonde l’autre ? Ou bien naissent-ils l’un de l’autre, la parole du silence, le silence de la parole, chacun, dans ce croisement chiasmatique, venant à la rencontre de qui l’attend et le porte au-devant de soi ?

   Ce que la parole énonce en mots, la peinture le dit en signes, traces, empreintes. Le verbal rejoint le pictural. Sans doute faut-il supputer que le Sapiens, inclus dans le long silence précédant le mouvement de l’Histoire, émit son premier langage, des signes de morse en réalité, en découvrant la magie de ses premières esquisses sur la paroi de la grotte. La paroi était muette, comme toute paroi et voici qu’elle devenait parlante, que les signes de l’humain inscrivaient à leur nocturne cimaise, d’un seul et même trait de charbon ou de sanguine, la lumière du Langage, la lumière de l’Art.

    En ces temps de fuligineuse mémoire le silence était noir, la parole blanche, elle qui éclairait les bosses sus-orbitales des premiers porteurs de Verbe. Nous aimons à croire qu’une telle intuition a habité, l’espace d’un éclair, le front de l’Artiste, que les points, les traits étaient bien les mots par lesquels il donnait à dire ce qui, de tous temps, habite les hommes au sein même de leur conscience : qu’un mot surgisse, un seul et la peur recule. Oui, la peur recule. L’Art est magie ou bien n’est rien. Or nous voulons croire à la magie. Tels des enfants qui applaudissent des deux mains en regardant les facéties de Guignol, tant qu’il y aura une scène, un décor, de la peinture, des mots, nous serons des Voyeurs comblés. Oui, comblés !

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2 février 2022 3 02 /02 /février /2022 10:45
« 10 empreintes de pinceau No 50 -1973 » Artnet

« 10 empreintes de pinceau No 50 -1973 » Artnet

   Au sein du mouvement polyphonique, parmi le fourmillement polychrome de la peinture contemporaine, Niele Toroni fait figure d’ascète égaré en plein désert et c’est bien en ceci que son parcours force l’admiration. Répéter inlassablement, depuis l’année 1967, un identique geste plastique paraîtrait confiner à une sourde obsession. Mais placer l’acte de cet infatigable créateur au plan d’une simple pathologie serait totalement erroné. Bien loin de ceci, c’est un genre d’exigence héroïque qui déclenche l’acte, une façon éthique de se situer dans le monde. Éloigné de tout mouvement de mode, à l’écart de quelque influence que ce soit, Toroni poursuit son chemin sereinement, s’affirmant bien plutôt « Peintre » qu’Artiste, renvoyant l’Art, au motif de cette attitude, ailleurs qu’en son propre geste, lequel en effet, dans son application, son amour du travail bien fait, peut faire penser au souci de l’Artisan de réaliser un meuble à sa convenance de meuble, de tourner une terre en la portant à la mesure exacte de qui elle doit être.

   Cependant il n’en faudrait nullement tirer de hâtives conclusions qui placeraient ce travail de longue haleine au seul plan d’une praxis, d’une pragmatique trouvant en elle-même les ressources de son acte, loin s’en faut. Si le geste est simple, la théorie qui l’alimente est complexe et s’inscrit entièrement dans une profonde méditation quant à l’événement de l’instauration de toute Forme. Apercevoir une seule fois ces « Empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm » et l’on ne peut ni les effacer de sa mémoire, ni feindre de les croire jeu gratuit. La radicalité du projet, non seulement saute aux yeux, mais étonne, interroge, remet en question les certitudes que chacun croyait pouvoir appliquer au domaine de l’Art.

  

   Le Mouvement BMPT

 

   Comprendre les « carrés » (il faut bien se résoudre, faute de mieux, à les nommer ainsi), ou les « empreintes du pinceau n° 50 », ceci ne peut se réaliser qu’à situer la tâche de Toroni dans le contexte des années 1966 -1967, date de la création, en même temps que de la dissolution du Groupe BMPT (Daniel Buren ; Olivier Mosset ; Michel Parmentier ; Niele Toroni). Existence éphémère certes mais dont la fécondité artistique s’est révélée inversement proportionnelle à sa durée. De grandes et belles choses sont nées de ce Mouvement.

   Les « Manifestations » du Groupe BMPT se déclineront selon l’unique horizon d’un parti-pris géométrique, chacun cependant conservant son originalité propre. Chez Daniel Buren une alternance de rayures verticales rouges et blanches ; chez Olivier Mosset un damier bleu et blanc de losanges superposés ; chez Michel Parmentier de larges strates horizontales bleues et blanches ; chez Niele Toroni, déjà et pour toujours, « les empreintes de pinceau de 50 millimètres, intervalle de 30 centimètres ». Si, chez les Artistes du Groupe, l’évolution de leur peinture les a conduits à sortir plus ou moins de la grille théorique initiale, seul Niele Toroni demeurera fidèle à son premier principe, lequel ne fluctuera que d’une manière infinitésimale autour de ce qu’il convient de qualifier de « picturalité », autrement dit la recherche sans fin de cette « essentialité » (le terme est de Totoni), essence que la Forme répétera jusqu’à l’extrême rigueur, dans une manière de souci hautement récurrent. Comme si les fondements de cette Forme reposaient sur une angoisse constitutive qu’il s’agissait d’interroger jusqu’à son hypothétique épuisement. Bien entendu, cette répétitivité sans fin n’est pas sans faire penser au labeur ininterrompu d’un Claude Viallat, posant sur les supports les plus divers, cette Forme de « Haricot » ou « d’Osselet » qui l’identifiera tel l’Artiste singulier qu’il est, tout comme une marque, un logo dessinent l’image de leurs créateurs. Toutefois le parallèle se limitera à l’intention plutôt qu’à la réalité des formes artistiques, Toroni limitant ses empreintes à des supports bien plus circonscrits.  

 

   D’un titre qui nomme les choses

 

   Le titre « La peinture au carré » est investi, le Lecteur, la Lectrice l’auront compris, d’un double sens évident, d’une part il dit la géométrie, son assimilation sans plus à cette figure immédiate et toujours perçue d’emblée du « Carré »,  d’autre part il dit la Forme élevée à la puissance deux, dans le sens d’un exhaussement en direction de cette essentialité-picturalité car ici, nous sommes bien dans la zone où tout converge dans une manière d’irrésistible aventure de l’Art, de l’Art porté au plus haut de son flamboiement, de son rayonnement. La forme en soi au plus près de soi, la modeste, l’inaperçue, devient l’inévitable, le nécessaire, ce par quoi nous interrogeons et trouvons, au moins provisoirement, un soulagement à nos intimes perditions. Car oui, la Forme est thérapeutique, la Forme a des vertus cathartiques qui, le plus souvent, agissent au niveau de notre inconscient, si bien que, parfois, nous ne pouvons mettre de mots sur un subtil bonheur alors que nous en avons oublié la source : telle Forme que nous avons rencontrée puis métabolisée et qui ressort à l’air libre, simple résurgence d’une expérience passée.

   Bien que la dénégation de l’Artiste de reconnaître comme résultat de son geste quelque figure géométrique que ce soit, lui préférant la signification de « trace », « d’empreinte », sans doute dans un souci de creuser au plus profond jusqu’à la racine première de ce qui vient à la manifestation, nous ne pouvons nous inscrire dans ce motif abstractif qu’à nous référer à cette forme universelle du Carré qui est bien celle qui surgit dans notre conscience dès l’instant où nous visons sa pure émergence. Il s’agit d’une procédure simplement phénoménologique en sa spontanéité, identique au geste d’un enfant, le seul à même de saisir ce qui vient à soi dans une manière d’irrémédiable présence. De toute façon, nul ne saurait affirmer qu’il s’agit d’un cercle. La posture toronienne résulte bien plus d’une allégeance au concept sous-jacent des œuvres qu’au pur surgissement qui se donne à la vue du Voyeur selon un geste immédiat de préhension, de captation. Et ceci introduit cette idée infiniment matérielle de l’Objet-Peinture, cette Forme qui s’affirme à la manière d’une simple chose du quotidien que chacun pourrait faire sienne à seulement en rencontrer l’évidence.

  

   L’empreinte « Carré-Terre » comme assise du réel

 « 63 Empreintes de pinceau No 50 (63 works) -1979 » artnet

« 63 Empreintes de pinceau No 50 (63 works) -1979 » artnet

Carré blanc sur fond blanc de Malévitch / 1918  Crédits : Malévitch Source : France culture

Carré blanc sur fond blanc de Malévitch / 1918 Crédits : Malévitch Source : France culture

 

   Le Carré, par nature, est profondément terrestre, ancré dans la plus effective matérialité. Ainsi l’empreinte de pinceau qui le rend visible, nous reconduit en même temps aux valeurs véhiculées par cet archétype constitutif de notre psyché. Si nous tâchons de décrire seulement l’une de ces « 63 empreintes », voici ce qui s’en détachera à titre de signification. Le fond blanc uni du papier, son Ciel si vous voulez, trouve ses cordonnées géodésiques, son immuable par la seule présence de la Forme-Terre.  Cette unique densité qui, s’extrayant du néant, reçoit sa présence réelle, sa factualité telle une chose qui se donnerait à nous pour nous distraire de notre souci métaphysique d’être. Cette Forme nous rassure, son aspect quadrangulaire nous fixe, en même temps qu’elle s’arrime elle-même, la Forme, et pose avec certitude les quatre orients de notre habitat sur Terre. Car, oui, la Forme en sa plus effective énergie, fixe les polarités. Il y a un Nord, un Sud, un Est, un Ouest. Et c’est bien le rôle de tout motif géométrique surgissant au cœur du vide que de nous délivrer les repères au gré desquels nous orientons nos pas, faisons progresser notre être vers ce futur qui, lui aussi, est un amer, une ligne sur laquelle faire converger nos yeux afin qu’un sens se profère, qu’une existence ait lieu.

  

   Les rapports Forme/Espace

 

   Si les supports varient selon triangles, cercles, si les teintes du fond se font moins discrètes, toutefois c’est la Forme « qui a la main », c’est la Forme qui décide de l’être du fond, le ramène à de plus exactes proportions. La Forme est originaire, elle détermine l’Espace et non l’inverse, elle impose son Temps plutôt que ce soit le Temps qui en réalise l’actualité. C’est bien par sa prégnance, par son caractère foncier, irrévocable en quelque sorte, qu’elle dicte le chemin à suivre selon sa propre manifestation. Ôterait-on le fond et rien ne se passerait. Ôterait-on la Forme et le fond, seul surgissant, reconduirait le tout à l’anonymat d’un absolu n’admettant que silence et blancheur. Pas même un gris qui serait de trop, qui trouerait de sa parole cette neigeuse immensité.

   L’Espace-Ciel, considéré en son autarcie la plus évidente, est doué d’une immense énergie, il file à la vitesse des comètes, il n’a nul repos, ce qui seulement convient à ceci même qui est sans limites. Mais les Formes sont là. Mais les Formes se donnent selon la figure éminemment terrestre du Carré, certes du Carré « Empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm », mais cette précision, cette nomination à la limite de l’énonciation monomaniaque, bien plutôt que d’en atténuer les effets en renforce la puissance même. Car, déterminées à ce point, insérées dans le réel le plus dense, le plus étroit, ces Formes colonisent l’œil, le capturent et dès lors le fond, l’Espace-Ciel est assujetti, cloué à son propre Destin, il n’est plus qu’une vague buée à l’horizon du Monde. Les Empreintes nous parlent leur langage d’Empreintes, elles nous assènent, en quelque façon, leur rythme singulier, une pulsation cardiaque diastole-systole, elle nous disent la mesure elle-même de cette chair infiniment terrestre, pulpeuse à la manière d’une pêche, elles nous susurrent, nous distillent leur cadence respiratoire, elles scandent leur battement sexuel, leur tempo est foncièrement existentiel, réverbération de l’image des hommes telle que reflétée par un art soucieux de leur nature, inquiet de leur avenir.  Oui, ces Traces sont vivantes, infiniment vivantes. En elles la marque vive du pinceau. En elles la persistance de la couleur. En elles, le geste de l’Artiste, ce geste quintessencié qui est la façon d’une immense générosité à l’œuvre. Oui, il faut être généreux, oui il faut avoir la foi en l’homme, la croyance que l’art peut nous métamorphoser pour consacrer l’entièreté d’une existence à donner la voix à ces formes uniques, anonymes mais tellement douées de sens à qui sait les entendre.

« Empreintes de pinceau N° 50 Répétées à intervalles réguliers de 30 cms 1987 Artnet

« Empreintes de pinceau N° 50 Répétées à intervalles réguliers de 30 cms 1987 Artnet

   Cet art est aussi subtil que doué de puissance. Cet art est fascinant car c’est de nous dont il s’agit lorsque, regardant ces formes, nous confiant à elles, en quelque manière, nous remettons notre sort entre leurs mains. Nous étrécissons à la taille du carré, nous nous immisçons en leur modestie, nous devenons, comme elles, un simple souci de cet étonnant verbe conceptuel-minimaliste.  Il nous conduit à nous enclore toujours plus en cette Forme primitive du Monde, comme si le Tout du Monde, précisément, pouvait se dire à partir de ce lexique si singulier. Nous avons nous-mêmes à cheminer en leur direction, à les rejoindre, à assumer une nécessaire co-présence, elle seule nous permet, nous arrachant à l’impérialisme de notre ego, de nous rendre disponible à ce qui murmure, s’enclot en soi et pourtant irradie tout ce qui vient à elle.

 

 

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30 janvier 2022 7 30 /01 /janvier /2022 09:38
« 67-F-8 » - 1967 Source : artnet

« 67-F-8 » - 1967 Source : artnet

 

   Au XX° siècle, l’œuvre de Martin Barré est singulière à plus d’un titre. L’expression plastique est tout à fait inusitée, les outils qui y conduisent sortent des « sentiers battus » : utilisation du manche du pinceau, peinture directe au sortir du tube, usage de la bombe aérosol et de pochoirs. Mais ceci serait simplement anecdotique si cette pratique ne conduisait en réalité à un renouvellement complet de la sémantique artistique. Si les médiums utilisés, toile, papier, demeurent classiques, c’est leur mise en œuvre sur le support qui se trouve bouleversée au motif qu’espace, forme, ligne se recomposent d’une manière originale, comme si la notion de hasard les distribuait selon sa bonne volonté ou, mieux encore, si ces projections sur la toile s’auto-affectaient d’un genre d’autonomie qui les ferait surgir d’elles-mêmes sans que quiconque n’ait pu en décider le sort. Une totale liberté en quelque façon, traduisant au plus près leur étonnante essence. Si, à l’évidence, un Artiste est à l’œuvre, si c’est bien son geste qui imprime sur la surface de lin sa marque, la pratique barrienne est si discrète, si volontairement abstraite de toute volonté qu’une manière de grâce émane de ses « esquisses », une sorte de naissance dissimulant à peine la trace de son originarité. Ce sont ses œuvres les plus dépouillées qui témoignent de ceci, à savoir d’une pureté dont cet article s’essaiera à recenser les affleurements. Il ne s’agira nullement de parcourir chronologiquement la peinture de Barré (en partie cependant, de sorte que puisse se manifester une logique temporelle d’accomplissement de l’œuvre), mais de chercher à éprouver une puissante tendance de fond qui, toujours, conduit d’une présence effective à une absence ou ce qui y ressemble, la trace de quelque silence au travers duquel peut-être, une œuvre dit encore mieux son être que lors des excès de l’Art qui versent parfois dans la polyphonie des formes ou le recours à une gamme chromatique bavarde.

   Nous essaierons de progresser au travers des motifs selon trois niveaux mettant en exergue leur constante décroissance graphique pour aboutir à ce fameux « degré zéro de la peinture » dont Martin Barré semblait avoir fait le but de sa quête. En fait, ce seront trois stades de cet accomplissement qui se déclineront selon : « L’expansion de la Forme », « La dissolution de la Forme », « Le parcours de la Ligne ». Si l’on voulait synthétiser et établir quelque analogie avec les représentations de l’architecture au cours de l’Histoire, nous affecterions « L’expansion de la Forme » au Gothique Flamboyant, « La dissolution de la Forme » aux épures des Abbayes Cisterciennes, enfin « Le tracé de la Ligne » à la rigueur de la Cellule Monacale telle que Le Corbusier nous l’a donnée au couvent Sainte-Marie de La Tourette. Bien évidemment ces points de repère n’ont en soi de valeur qu’au regard des amers immédiatement visibles qu’ils nous procurent, non d’une mise en rapport terme à terme, laquelle n’aurait nul sens.

  

   Expansion de la Forme

« Sans titre » - 1956 artnet

« Sans titre » - 1956 artnet

 

   Nous sommes encore, ici, dans une facture assez classique. Une composition y établit des diagonales, des horizontales, des verticales. Il y a encore un souci de rejoindre, du moins en quelques motifs essentiels, les références canoniques sur lesquelles repose l’Art en ses plus constantes manifestations. Si ce tableau est loin de faire école, s’il ne peut rejoindre nul courant antérieur, cependant sa manière générale, bien que s’affranchissant de quelques conventions, semble pouvoir rejoindre les grandes tendances des créations contemporaines. Cependant on notera l’économie des moyens picturaux, la gamme de ton peu étendue et, déjà, une certaine rigueur qui se retrouvera et s’affirmera tout au long du travail de Barré.

« Huile sur toile » - 1957 artnet

« Huile sur toile » - 1957 artnet

   Si cette « Huile sur toile » de 1957 semble reposer sur des soucis esthétiques identiques, on s’apercevra vite qu’il s’agit ici d’une radicalisation de « Sans Titre » de 1956. Globalement, des formes de même inspiration s’y retrouvent mais y subissent des modifications dans le sens d’une quasi absence. On y repère un subtil effacement de la couleur, les formes se simplifient au point que certaines se trouvent prolongées par un simple trait, anticipation évidente de ce qui fera Ligne, comme dans cette œuvre « 60-T-51 » de 1960 sur laquelle nous reviendrons. Ici, dans la partie basse du tableau, les aplats de peinture délimitent, par leur arrêt, un carré de couleur neutre qui n’est pas sans évoquer le « Carré blanc sur fond blanc » de Kasimir Malevitch, ceci inscrivant, d’une manière décidée, les vues de Martin Barré dans la sphère unique et exigeante des créations abstraites.

   Et, maintenant, il nous faut citer les propos du Peintre, tels que rapportés par Michel Gauthier, Commissaire de l’exposition Martin Barré au Centre Pompidou :

   « Je ne peins pas des Vénus ou des pommes ou mon dernier rêve ou celui que je pourrais faire, je peins des peintures, des propositions picturales, des questions sur, à la peinture.»

   Les propos de l’Artiste sont clairs et éliminent toute source de confusion, tout paradoxe. Ces propos ne sont rien moins qu’un manifeste du geste artistique tel que considéré par un Artiste qui se veut « engagé » au sein même de sa peinture. En une seule phrase il congédie les Vénus et l’Art Renaissant, il fossilise les natures mortes, il cloue au pilori les tentations oniriques ou surréalistes, pointant seulement l’index en direction de la peinture en tant que peinture, autrement dit une recherche des fondements, des assises de l’acte de peindre et c’est bien en ceci que son parcours est tout-à-fait admirable.

   Si, en un seul empan du regard, l’on parcourt la totalité de l’œuvre, alors se montre avec évidence une pratique en tout point semblable au processus de « réduction phénoménologique », cette très remarquable découverte qui, dépouillant toutes choses des points de vue erronés que l’on porte sur elles, éliminant idées reçues et fausses conceptions, pétitions de principe, ne s’intéresse qu’à la chose en tant que chose, autrement dit à sa donation « en chair et en os » pour reprendre l’un des axiomes majeurs de cette philosophie si féconde. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi au motif que dénuement et dépouillement affectant la Forme la ramènent au sein de son phénomène premier, de son apparaître en tant que source à laquelle s’alimente tout Art dès l’instant où, à l’initiale de son nom, il revendique une Majuscule et seulement une Majuscule !

« Sans titre » - 1959 artnet

« Sans titre » - 1959 artnet

   Ici, manifestement, si notre parcours ne se voulait nullement chronologique, le voici soumis à la logique de la temporalité. 1956 pour la première toile, 1957 pour la seconde, 1959 pour la troisième. Ceci suffit à assurer qu’un projet dans le temps trouvait bien le processus de son accomplissement. « Sans titre », peut-être est-ce là, de façon consciente ou bien inconsciente, un essai de dépouillement du lexique pictural qui, subitement, devient anonyme, abstrait puisque innommé, une manière de naissance à venir dont le Peintre assurera la présence dans un acte à proprement parler « maïeutique », faire venir à soi la Forme qui était dissimulée dans les coursives de l’Espace/Temps, laquelle Forme devait advenir, surgir d’elle-même au prix du retrait de l’Artiste, de sa discrétion. Or il est bien connu que Martin Barré voulait toujours tenir sa toile à distance, peignant du bout de ses tubes, projetant une simple buée au moyen de ses bombes aérosol, dessinant ses « Flèches » au travers d’un pochoir si grand et imprécis qu’il ne pouvait nullement anticiper le lieu où la Forme prendrait sens. En quelque sorte l’intentionnalité est mise entre parenthèses, presque totalement occultée, métamorphosant en ceci le geste plastique de l’Artiste lequel, bien plus que d’être l’ordonnateur, l’exécutant de la Forme, en devient le simple médiateur. De cette façon le versant anthropologique régresse, la prétention humaine s’efface devant la Forme qui s’affirme et devient l’élément moteur, la puissance dynamique qui envahit la toile et la détermine en ce qu’elle est : une surrection de l’invisible qui se rend visible.

   Dissolution de la Forme

 

   Cette toile de 1959 est en tous points remarquable car elle se donne à la manière d’un point de basculement de ce qui constituera la saillie même de l’action barienne à venir. La Forme qui, jusqu’ici, paraissait se nourrir encore d’une matière indispensable à sa venue en présence, se gomme à tel point que n’en demeure qu’un genre de ligne hachurée, de taches successives étroites, lesquelles se montrent sous l’évidente espèce de la Ligne. Mais cette Ligne ne vient pas de nulle part. Déjà elle s’annonce dans les propositions plastiques précédentes, en tant que lisière effectuant les contours des œuvres. Percevoir cette lisière ne peut s’obtenir que par un recul et une manière d’inversion du regard. Habituellement, le geste visuel procède par agrandissements successifs du champ phénoménal, partant de la Forme pour découvrir l’espace qui l’enveloppe et la limite. En un processus inverse, se porter dans l’espace et venir à la Forme, voici le mouvement par lequel les yeux rencontreront ce simple liseré, ce seuil à partir duquel prendre en compte les prédicats de couleur, d’intensité, du rapport des plans entre eux, du lexique interne qui constitue la parole singulière de l’événement pictural. Ici, nous sommes entrés dans le dénuement cistercien avant que de connaître l’ascétisme et la rigueur monacales de La Tourette.

« 67-Z-12 » -1967 artnet

« 67-Z-12 » -1967 artnet

Avec « 67-Z-12 » de 1967, nous prenons conscience que s’ouvre un monde encore plus originel que celui évoqué par « Sans titre ». Car, ici, le titre est bien présent mais à la manière d’une équation mathématique dont chacun sait qu’elle tutoie bien plutôt l’Intelligible qu’elle ne s’élève du Sensible. Toute prétention de l’œuvre à se dire sous des mots encore tissés de lin ou de coton, de pigments et de traces de brosse, tout s’évanouit dans une sorte d’irisation, de flou que le trait tremblant sortant de la bombe contribue à accentuer sur le mode d’une pure évanescence. Et cette impression d’irréalité affecte les Formes-Traits d’une apparence se fondant à même l’espace, comme si, au terme d’une identique configuration, une indistinction, une fusion mêlaient dans une sorte de confusion native Forme et Espace dont nul ne pourrait plus savoir qui détermine l’autre, qui est fondement, qui est levée à partir de ce fondement. Le phénomène donc en sa mystérieuse parution. La confondante montée au visible de ce qui n’était que néantisation, voilement, occultation. Une métaphore (qui est apparue dans mes textes à plusieurs reprises), pourrait précisément rendre visible, sans l’expliquer cependant, la venue à l’image d’une Forme photographique montant insensiblement du bain révélateur dans lequel elle est plongée. Nul photographe ne saurait se lasser de ce prodigieux phénomène. Peut-être tout Artiste suffisamment immergé dans le processus de mise à jour des Formes qu’il délivre de leur néant, éprouve-t-il ce frisson délicieux si proche de l’émotion liée à la survenue du numineux !

 

« 64-I-3 » - 1964 artnet

« 64-I-3 » - 1964 artnet

Si le cheminement entrepris par Martin Barré peut s’inscrire tout entier dans cette « peinture à la limite », dont cet article s’essaie à montrer la pure beauté en même temps que la rigueur, alors « 64-I-3 » de 1964 semble constituer, au titre de son retrait, de l’économie ultime des moyens convoqués, le point d’acmé de la recherche, la limite dont aucune postérité ne pourrait assurer le possible. Chez tout Artiste en recherche de ce que nous pourrions nommer par défaut une « figuration de l’Absolu » (bien évidement, il y a contradiction entre les termes), arrive toujours un moment où les Formes ne parviennent plus à assurer l’émergence de leur être, où l’Espace n’espacie plus que lui-même sous une non-apparence, sous un Vide, un Silence infinis. Cet arc-de-cercle, cette boucle en fuite de la toile, cette lettre qui aurait renoncé à être entière, ce hiéroglyphe qui se biffe, cette présence qui est déjà absence, comment leur donner prolongement, si ce n’est à renoncer aux Formes, à détruire l’Espace, à peindre l’Invisible sous les traits d’une toile monochrome sans variation aucune, évocation de l’Être en tant qu’Être, autrement dit simple dentelle entourant le Rien.

   Cette attitude prodigieuse qui affecte l’être-même de l’Artiste, le reconduit dans d’illisibles marges dans lesquelles bien peu peuvent s’inscrire sans dommage. Car, toujours, la folie guette celui qui, parvenu au sein même de la matière autistique-artistique s’y fond, s’y confond au péril de qui il est. Dialoguer avec le Silence exige une force hors du commun, une détermination sans faille. Mais le Réel est là qui appelle et convoque à vivre parmi les hommes. La plupart des Artistes cèdent à l’appel des Sirènes et retrouveront leur point d’appui au prix d’un retour à la figuration, ce que fera Barré, certes avec une grande économie de moyens, quelques figures géométriques se disposant, dans la pudeur, à la cimaise de ses toiles, à la façon d’une « remarque marginale », d’une note en de bas de page, d’un astérisque indiquant qu’encore, il y a du sens à trouver, un chemin à parcourir.

 

  Le Tracé de la Ligne

« 60-T-51 » - 1960 artnet

« 60-T-51 » - 1960 artnet

   Ici, ce travail sur la Ligne redouble en quelque façon celui qui était initié dans les Barres définies par la nébulosité des tracés a l’aérosol. Il n’y a nulle différence d’intention, seulement le choix de vecteurs différents pour parvenir à une identique conclusion : seul le monacal en sa blanche cellule s’enquiert des prédicats minima qui permettent de cerner l’essence de la peinture. En la matière il s’agit d’une attitude profondément « religieuse » dans le sens de « religare », se relier. Se relier à quoi ? Mais simplement et de manière exacte à un sens qui fasse de l’existence autre chose qu’un unique égarement. Certes, ce bouquet minimal de Lignes ne constitue ni un essai de reproduire mimétiquement ou bien une Vénus ou bien une pomme. Le geste est performatif tout au long de l’acte qu’il accomplit. Ce que vise et énonce le Peintre dans son monde intérieur s’actualise sans délai sur la plaine uniforme de la toile. Spontanéité. Saisie de l’instant en quelques Traits réuni. C’est, en quelque sorte, comme si l’Art lui-même inscrivait sur le registre existentiel les motifs de ses secrets essentiels.

   Cependant une essence ne se livrant jamais sur le mode d’une chose subsistante, ce seront prioritairement des couleurs qui viendront se poser face aux yeux des Voyeurs, des directions, une chute enfin par laquelle s’achève toujours tout monde fini, toute finitude humaine. Si cette toile nous fascine (et sans doute le fait-elle aux yeux des Voyeurs attentifs), c’est bien au motif de cette picturalité apparente qui est la face visible, le geste porté en son ultime dont l’écho premier, la donation initiales demeurent celés, tout comme l’événement historique se confond avec les requisits qui sont à son fondement, tout comme l’amour dissimule toujours en ses plis les mobiles qui lui ont donné le jour.

   Ce rassemblement de lignes est étonnamment doué d’une réelle énergie et notre regard aboutit inévitablement à ce nœud, à cette pelote ocre jaune qui est son point focal, comme si cette condensation des lignes, leur cristallisation se donnant en tant que dernier mot avant que l’œuvre ne disparaisse à même son énigme. Qu’est en réalité la quête de Martin Barré, si ce n’est l’acte homologue de l’écrivain cherchant dans un seul mot à rencontrer enfin l’essence du langage ? L’acte du musicien aboutissant à une seule note, laquelle dirait le tout de la musique ? L’acte de l’artisan potier voulant enfermer dans le vide du vase toutes les formes possibles de l’argile ? L’on comprend aisément que ce parcours initiatique ne puisse se donner qu’à la mesure de cette « réduction phénoménologique » dont il a été déjà parlé. Mouvement de réduction qui porte en soi tout autre mouvement de réduction, en abyme, cet abyme étant un sans-fond car il ne saurait y avoir, au bout du chemin, de réponse à l’énigme. Y en aurait-il une et, alors, tout s’effondrerait de ce qui fait la force de l’Histoire, la puissance des Religions, le rayonnement de l’Art. Ceci, tout chercheur d’absolu le sait et c’est bien parce qu’il en a une vive conscience qu’il poursuit la voie entreprise. « Le vrai voyageur n'a pas de plan établi et n'a pas l'intention d'arriver », précise Lao Tseu dans le Tao Te King. Sans nul doute Barré était-il un « Voyageur » au sens le plus strict ! « n’a pas de plan établi » fait signe en direction de la pure intuition. « pas l’intention d’arriver » indique la pure gratuité du geste artistique lorsqu’il se porte aux confins de ses possibles.

 

« 61-t-19 » - 1961 artnet

« 61-t-19 » - 1961 artnet

   Cet article, tout comme l’œuvre de Martin Barré évoquée ici, trouvera sa clôture avec cette œuvre qui pourrait se lire à la manière d’un geste prophétique en même temps que testamentaire. « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable », avait décrit Romain Gary en son temps, cette œuvre précédant de peu sa tragique disparition. Oui, nous pouvons affirmer qu’une telle toile, parvenue à l’acmé de son dépouillement, porte en elle les signes de la Mort et ceux d’un nécessaire deuil qui s’ensuit. L’Artiste est conscient d’être arrivé au terme d’une aventure qui n’aura, par essence, nul lendemain. L’exposition de l’Art à nu est une tâche non seulement harassante mais constitue l’une des plus vives apories que l’homme puisse connaître. Tel Icare, l’Artiste tutoie le Soleil, avant même que sa chute ne le ramène brutalement aux réalités terrestres. Peindre (mais s’agit-il bien encore de « peindre » ?), « 61-t-19 » de 1961 résonne à la manière du chant du cygne. Et cette fin qui se profile à l’horizon de la toile, ce drame qui se lève de la mutité du tableau, nous les pensons sacrificiels, si bien que surgit en nous l’idée de la fin brutale de l’écrivain Japonais Yukio Mishima se donnant la mort par le geste traditionnel du seppuku, peut-être avait-il atteint un point de non-retour après la publication du quatrième tome de sa tétralogie, « La Mer de la fertilité » ?

   La toile, dénuée jusqu’à l’extinction, indigente sur le plan apparitionnel, le phénomène en son resserrement le plus radical, font plus que nous interroger, ils nous mettent face au défi d’en soutenir l’évidente présence. Sur le fond paraissent, à titre de simple réminiscence, quelques traces jaunes à peine visibles. Retrait en soi du pictural, effacement de l’empreinte humaine. L’abstraction à son plus haut degré. Bien évidemment, à titre de commentaire nous pourrions risquer les interprétations suivantes. La Ligne de gauche correspond au passé, celle du milieu au présent et celle de droite à l’avenir. Mais disant ceci, nous serions entrés dans le domaine des conventions symboliques et des gratuités verbales car rien n’autorise quelque anecdote que ce soit. A la rigueur nous aurions pu hasarder que ces trois lignes dans leur étique parution étaient les restes des trois lettres du mot F I N, tel qu’il se projette sur l’écran du cinéma à l’issue d’une séance. Alors les Voyeurs sont décontenancés, comme si le réel menaçant les extrayait, soudain, d’un rêve.

   Les dernières paroles seront prononcées par Aron Kibedi-Varga, dans « un métadiscours indirect : le discours poétique sur la peinture », ses propos résumant d’une manière synthétique bien des points précédemment évoqués :

   « Pourquoi le dessin plutôt que la couleur, pourquoi la ligne plutôt que le dessin ? La ligne s’inscrit à la fois dans le temps et l’espace, mais elle est sans substance et sans couleur, sans ombre et sans vide, c’est-à-dire qu’elle n’est ni temps ni espace. Elle se situe strictement à la limite comme la poésie d’André du Bouchet. A la limite de l’expérience et des catégories de la perception. La ligne figure sur la page la réduction à l’extrême des caractères imprimés, la page avec la ligne étant le reflet direct de « paroles en l’air. »   (C’est nous qui soulignons)

 

 

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26 janvier 2022 3 26 /01 /janvier /2022 10:23
Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   [Cet article s’essaiera, prenant appui sur l’exposition “DESTROY THE PICTURE : PAINTING THE VOID, 1949 -1962” au  MOCA de LOS ANGELES, titre dont la traduction en français est « Détruire l'image : peindre le vide », s’essaiera donc à faire ressortir en quoi le Vide est bien, précisément, le fond sur lequel s’enlèvent ces nouvelles et audacieuses innovations plastiques.

    Synthèse de l’exposition telle que pensée par le MOCA : « Détruire l'image : Peindre le vide, 1949 -1962 se concentre sur l'une des conséquences les plus significatives de la montée de l'abstraction dans la peinture du XXe siècle : l'assaut littéral des artistes sur le plan de l'image. Répondant au climat social et politique de l'après-guerre, en particulier à la crise de l'humanité qui a résulté de la bombe atomique, des artistes aux États-Unis et à l'étranger ont déchiré, coupé, brûlé ou apposé des objets sur la toile traditionnellement bidimensionnelle. Peindre le vide marque la première fois que ces stratégies sont réussies comme mode cohérent de production artistique. L'exposition est l'occasion de revenir sur les répercussions profondes de cette démarche dans le domaine de la peinture : premières expériences avec la matérialité du geste, jusqu'à l'expansion du médium pour incorporer des stratégies de performance, temporelles et d'assemblage. L'exposition se concentre en particulier sur bon nombre des premières expériences d'artistes qui ont déplacé le médium bidimensionnel de la peinture vers la tridimensionnalité de la sculpture. »]

 

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   Bien plutôt que de donner une définition abstraite du vide, nous tâcherons de le rencontrer sous les différentes occurrences dont ces œuvres sont le support. Ce qui, d’emblée est à noter, c’est que la succession des œuvres ci-dessous proposées se fera selon des degrés successifs, de la non émergence du vide à partir de « Sacco et oro » de Burri, jusqu’à la saturation du vide tel que manifesté par « Untitled » d’Otto Muehl, en passant par les formes intermédiaires du début de fusion de Klein et des incisions de Fontana. Ainsi se dessinera, progressivement, un effacement de la matière au profit d’une non-matière qui est son contrepoint. Là où se donnait le plein d’une substance, quelque chose fait trou, lequel trou ne saurait apparaître sans nous interroger. En toile d’arrière-fond, le Lecteur, la Lectrice se souviendront que tous ces essais plastiques ne font que s’élever sur le tas de ruines laissé par la Seconde Guerre Mondiale, avec toutes les apories que suppose la barbarie qui en a été le moteur. Notre souci premier se portera sur le triptyque Forme/Matière/Vide et sur les significations sous-jacentes qui y sont associées. Donc le contexte esthétique plutôt que la dimension civilisationnelle et les conséquences sociales d’une immense convulsion de l’Histoire. Chacun, chacune, à sa manière, pourra reporter ces « accidents » picturaux aux événements temporels qui les ont suscités.

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Ici, si l’on voulait se référer à la dimension historique, bien évidemment, cette toile de Burri ferait signe en direction de cette terre meurtrie telle qu’abandonnée à elle-même à Verdun à la suite des terribles combats qui s’y sont déroulés. Mais observons la Matière. Si, longtemps, le paradigme de la création artistique s’est fondé sur le lisse et la planéité de la toile, sur l’exactitude d’un cadre donnant ses assises à l’œuvre, l’on se rendra vite compte que le terme de « révolution » conviendrait bien mieux que celui « d’évolution ». C’est, à proprement parler, d’une « révolution copernicienne » dont il s’agit, d’une recomposition du champ sémantique pictural. Certes le vocabulaire est simple, en quelque manière minimal dans sa répétition, si bien qu’une possible monotonie pourrait se lever de ces sacs uniformément couleur terre de Sienne. Seule la texture vient rythmer l’espace, lui donner du corps, nous le rendre visible telle une réalité dont nous ne percevrions guère la nature. Le « tissage » est serré, les empiècements venant renforcer cette impression de densité. Le Vide n’est là présent qu’à titre de simple théorie, de « condition de possibilité », laissant son effectuation pour plus tard, ou bien demeurant en soi tel un paradoxe qui n’aurait nullement déterminé la forme future de son être. A observer cette surface, nulle inquiétude ne surgit, pas plus qu’elle ne pourrait se présenter à la vue d’un sac gisant sur le sol de quelque minoterie. Ce sac est en lui-même tel qu’il est, il ne déborde nullement de soi, les mots qu’il profère sont des mots de sac ne nécessitant nulle compréhension particulière, ne demandant nul appel à une quelconque herméneutique. Le sac en tant que sac pour en résumer l’évidente simplicité.

Kazuo Shiraga, Work BB 45   1962  (MOCA)

Kazuo Shiraga, Work BB 45 1962 (MOCA)

Avec l’œuvre de Shiraga, nous voyons bien que nous avons changé de point de vue, que l’expression picturale s’est emparée de moyens d’énonciation plus « classiques ». On y observe des couleurs, certes sourdes, des rouges carmin, des jaunes chamois, des teintes indéfinies résultant du mélange des nuances. On y repère la trace de la brosse au plein même des vigoureux empâtements. L’effet de Matière est immédiat. L’effet de Forme s’y dévoile avec l’impression d’une rare énergie. Des éclaboussures sur la toile témoignent de la vivacité du geste pictural. Alors, tant que nous restons dans la logique de cette picturalité, peut-être sommes-nous décontenancés par toute cette profusion verbale. Mais en réalité, cet apparent bavardage est une strate qui vient dissimuler un blanc silence. Ce que la Matière occulte, ce Vide dont elle semble provenir, paraissant lutter afin de s’en arracher. Etonnante force d’attraction du Vide, en un seul geste de sa puissance il pourrait réduire à merci tous les efforts de l’Artiste, le déposséder de ses brosses, le laisser muet devant le mystère infini de cet espace vierge. Il serait alors pareil à un étrange Voyageur égaré parmi les sables sans fin du Désert avec, à l’horizon, le tremblement des mirages. Déjà se lève une inquiétude. Déjà s’initie un jeu mortel de questions/réponses, la réponse s’écroulant, en quelque façon, sous la puissance de la question. Si, immédiatement l’œuvre découverte, l’on nous interrogeait sur les impressions que nous ressentons à son contact, il y a fort à parier que notre mutité serait la seule réponse que nous pourrions proposer à ce qui apparaît bien à la façon d’une énigme.

Yves Klein,  Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

Yves Klein, Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

 

   Avec Yves Klein c’est encore un degré supplémentaire qui vient d’être franchi, aussi bien en direction d’une radicale abstraction que d’une audace créatrice. La toile qui sert de support devient totalement inconnaissable. Ce n’est plus le subjectile qui s’adresse à nous depuis sa nature même, c’est bien la combustion que se porte devant le regard, le fascine, l’oblitère. Nous ne sommes plus guère assurés de la réalité de notre vision. Tous les a priori sur lesquels se fondait notre acte perceptif s’effondrent, laissant la place à ce Vide inhérent aux questions métaphysiques. Mais qu’a donc fait la flamme pour ainsi provoquer la déroute de nos élémentaires sensations ? Elle a franchi un seuil, elle a traversé un écran.

   Soudain, l’acte de fusion a reconduit la physique des choses à n’être plus qu’une fumée qui passe derrière la toile du réel, nous apercevant avec une sorte d’effroi que plus rien ne tient, que les habituelles polarités se sont effacées, que les amers vacillent, que la logique se dilue, que les certitudes tremblent, que le souverain Principe de Raison oscille sur ses fondations. Ce qui, ici s’est accompli, n’est rien de moins que le dévoilement de la Métaphysique, l’enfilade de ses miroirs, chaque miroir reflétant à l’Infini, toutes les images des autres miroirs, avec des irisations d’Absolu, des flottements d’Eternité, des spirales d’Être.

Lucio Fontana   Concetto spaziale Attese 58 T 2  (MOCA)

Lucio Fontana Concetto spaziale Attese 58 T 2 (MOCA)

   Ces essais de combustion, ces tentatives de faire effraction au travers de la toile, voici que Fontana les accomplit à la hauteur de son geste iconoclaste. Ce qu’il a déchiré de l’icône artistique, ce qu’elle a de plus précieux : le visage qu’elle nous offre, le regard qu’elle nous adresse. En guise d’épiphanie il ne demeure que ces entailles par où nous sommes convoqués hors de nous, dans un étrange domaine qui ne parle nullement notre langue, où les « objets » se sont dépouillés de leurs corps, où l’illisible même est la texture qui nous rencontre et nous soumet à la question. Mais quel surgissement Fontana a-t-il cherché à la mesure de ses vigoureux coups de cutter ? Est-ce sa peau d’Artiste qu’il a incisée ? Ou bien la peau du Monde ? Sans doute un peu des deux car l’on ne saurait aller si loin dans l’élaboration picturale sans faire s’effondrer quelque cathédrale, sans abattre quelques solides arcs-boutants. Ce qui en réalité s’effectue : un passage du dedans au dehors, la perte d’un en-deçà des choses pour leur au-delà, la métamorphose des postures conscientes en leur revers inconscient.

   La coupure fontanienne est l’équivalent plastique des herses de Soulages labourant la pâte noire, y creusant de puissants sillons où ricoche la lumière, simple émanation de ce que la main traçante a décidé du destin de l’œuvre. Ainsi est né ce fabuleux « Outre-Noir » qui est bien un Outre-Monde, une expulsion du senti et de la pensée ailleurs qu’en leur site habituel. Chez Fontana, par la fente se révèlent, mais dans la réserve, mais dans le recul nécessaire, les habituelles figures de la Métaphysique : l’Esprit, mais aussi bien l’Histoire, l’Art, l’Infini, l’Absolu, l’Être et bien d’autres idoles d’une inquiétante illisibilité. Oui, tout ceci sur le mode des Intelligibles. Si l’on peut aisément saisir de petites histoires, de minces événements du quotidien, du sensible donc, jamais il n’est laissé à notre discrétion de porter devant nous la grande Histoire, pas plus qu’il n’est possible d’envisager l’Art en sa totalité, quelques fragments seulement, ici une toile, là une sculpture, ailleurs une encre ou un monotype. C’est donc un essai de sonder l’Art jusqu’en sa plus originaire fondation qui se laisse lire. Le Vide, qu’en une certaine manière, dans les œuvres précédemment évoquées, l’on pouvait qualifier « d’existentiel » en raison de ses attaches encore mondaines, change de nature, s’allège si l’on peut dire, brille à l’horizon à la façon d’une Essence, il devient donc « essentiel ».

 

 Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

 

   Et nous voici revenus aux impertinences burriennes, lesquelles s’accroissent d’une pratique artistique encore plus subversive. Ce qu’il est demandé à l’Art, de rendre raison de qui il est, de se dévêtir de ses habituels atours, de nous montrer ses coutures en quelque sorte, de se mettre à nu afin que notre curiosité enfin comblée nous puissions nourrir quelque certitude sur son être véritable et, conséquemment, sur le nôtre, toujours questionnant et tremblant. (Sans nul doute, afin d’introduire une brève réminiscence historique, cette « Combustion Plastica », reflète-t-elle le déluge de feu de Verdun, les trous profonds creusant « Le Chemin des Dames »), mais ce qui est essentiel, de forer plus avant l’intention artistique, d’en déceler la volonté à l’œuvre et de déboucher sur ce sentiment de désarroi qui touche l’Artiste, lorsque, dans le calme et le silence de son atelier, il prend conscience que son geste bouleverse jusqu’en son tréfonds les fragiles vérités humaines.

   Ce qui est déroutant pour le Voyeur de cette œuvre, c’est que le regard hésite, qu’il ne sait où aller, que partout où il se pose, c’est le chaos qui surgit et menace de le détruire, lui l’Observateur passif des apories universelles. Ici, le Vide, bien plutôt que de se donner à nous dans sa positivité, nous le rencontrons dans sa négativité, son absence, laquelle est d’autant plus menaçante qu’à tout instant il peut faire fond sur cette tache noire, dans les plis de la matière convulsive, dans le subjectile chauffé à blanc, enfin dans quelque trou, tous signes avant-coureurs de l’Absurde dans son plus urticant jaillissement. Se donnent à voir, entre les trous, les boursoufflures de la matière, les contorsions épileptiques du réel, notre propre corruption, antichambre de notre singulière disparition. Cette peinture est, en quelque sorte, sacrificielle : son sacrifice est aussi le nôtre, en quoi nous rejoignons le sort commun des choses périssables.

 

 

 

 John Latham, Untitled 1958  (MOCA)

John Latham, Untitled 1958 (MOCA)

   C’est maintenant l’étonnante toile de John Latham sur laquelle nous nous arrêterons. Comme il a déjà été précisé dans le commentaire du MOCA, il y a passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité, autrement dit la peinture se fait sculpture. Mais bien plus qu’une simple translation de formes à l’intérieur de l’œuvre, ce qui est à considérer avec attention, c’est que cette tentative définit sans doute un nouveau paradigme esthétique mais aussi l’un des ultimes essais de profération de la toile en direction de ce qui en dissout la matière même, ce Vide ici si apparent qu’il se donne dans le genre d’une bonde d’évier au sein de laquelle un vortex entraînerait toute manifestation située à l’extérieur de ce Néant. Oui, ce Trou violente la toile. Oui, ce Trou est bien le Néant lui-même en sa plus efficiente vacuité. Sa blancheur détruit tout ce qui n’est nullement lui. Comment une chose pourrait-elle se sauver du Néant ? Alors nous pensons à l’essai « d’ontologie phénoménologique » (en clair : faire apparaître l’être) intitulé « L’Être et le Néant » de Jean-Paul Sartre. La conjonction « et », réunissant les deux mots, semble les poser nettement à part l’un de l’autre. Mais, à notre tour, tentons un geste philosophique iconoclaste et, en quelque manière, changeons la relation de ces deux termes en écrivant « L’Être EST le Néant ». Or chacun pourra s’accorder à reconnaître que si nous saisissons des fragments de l’exister, jamais nous ne pouvons atteindre l’Être lui-même, sauf à spéculer à son sujet.

   Mais revenons au tableau-sculpture. Que nous dit-il au travers de ses formes ? Le Trou nous dit le Vide, le Néant, l’Être, toutes nominations strictement équivalentes au motif que ces Entités portent en elles le tissage de leur propre déconstruction, de leur total absentement. Que nous disent les Reliefs forcément existentiels : le chiffon plié en boule, les livres, la pipe ? Le Chiffon nous dit la complexité du Réel. Les Livres nous disent la faveur de la Culture. La Pipe nous dit nos addictions aux narcotiques, autrement dit notre allégeance au Principe de Plaisir. Et maintenant, si nous mettons en relation le Trou, d’une manière singulièrement dialectique, avec le Chiffon, les Livres, la Pipe, nous voyons aussitôt que ce que nous indique le Vortex, c’est l’annulation pure et simple du Réel, de la Culture, du Plaisir. Autrement dit le champ de bataille est ouvert qui apure les comptes existentiels, au terme du combat rien ne subsistera que le Néant, que l’Être, une seule et même chose pour dire la clôture définitive du Sens si l’on prend soin d’interroger radicalement l’esquisse de notre présence sur Terre.

   Tout, en définitive, est soumis au rythme de la contingence, aux nervures de la factualité et, pour citer le lexique princeps de Sartre, tout est voué à la « déréliction », à la solitude. Oui, nous sommes « condamnés à être libre », le premier terme annulant cependant et paradoxalement la valeur du dernier. Nous sommes libres-pour-la-Mort et c’est en ceci que se détermine le destin de notre Dasein. Ce qui veut dire que, regardant les motifs existentiels de l’œuvre de Latham, Chiffon-Réel, Livres-Culture, Pipe-Plaisir, nous sommes aussi regardés par ce Vide-Être-Néant dont en dernière analyse nous sommes l’œuvre toujours-déjà en voie de disparition. Ceci n’est nullement triste. Ceci n’est nullement l’énoncé d’un supposé pathos. S’il en était ainsi, il faudrait dire que le Réel aussi est triste. Or il n’est jamais que ce qu’il est et, « contre » lui, nous ne pouvons strictement rien, sinon le laisser glisser en nous selon la pente de sa propre logique.

  

Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   C’est l’œuvre placée au début de cet article qui en constituera l’épilogue. Cette œuvre est à la fois belle en son dénuement, synthétique en ce qu’elle résume les points forts de la déconstruction picturale initiée par les Artistes de « Détruire l’image ». C’est évident, le champ spatial que Latham impose à notre vision n’est rien moins qu’un acte de sédition, de rébellion à l’encontre des archétypes qui hantent l’Art depuis des millénaires. Ici, plus rien ne tient : plus de composition, plus de règle d’or, plus de perspective, plus de gamme chromatique. Tout se donne visiblement à part de l’aire esthétique, dans une perspective qu’on pourrait dire « éthique », compte tenu des soubassements existentiels-événementiels qui en traversent la réalité. Nombreux seront ceux, celles qui, face à cette œuvre, se poseront le problème de sa signification, de l’éventuel rapport qu’elle peut entretenir avec le domaine de l’Art. Et si, en effet, ils se posent ces questions, si au sortir de l’exposition ils ressentent quelque trouble, quelque gêne, si leur regard en a été légèrement modifié, alors « Destroy the picture » aura atteint son but : interroger le réel jusqu’en son versant invisible. Peut-être n’y a-t-il guère d’autre conduite à tenir que d’en être troublé sans en repérer clairement l’origine. Jamais les choses ne nous apparaissent dans la clarté d’un donné-une-fois-pour-toutes. Constamment notre existence s’édifie sur les précédentes déconstructions, sur les ruines que, derrière nous, nous laissons toujours fumantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 janvier 2022 7 23 /01 /janvier /2022 09:44
Buraglio : « materia prima »

Agrafage -1966

Source : Centre Pompidou

 

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   Lecture selon l’Objet Déchu

 

   Si l’on considère l’œuvre de Pierre Buraglio déjà ancienne, prenant essentiellement en compte ses « agrafages », les caviardages de ses « carnets »,  ses « Gauloises bleues », ses « Plaques de Métro della robbia », ses « portes », « paravents », « cadres de fenêtres », l’on s’apercevra bien vite que la relation au thème de l’Objet Déchu, non seulement doit être établie, mais que ces divers objets constituent le vocabulaire premier de l’objet déclassé, abandonné, placé, le plus souvent hors de l’attention des Existants, tel que cet Artiste les met en perspective. Comme si la Chose, subitement privée de tous ses attributs fonctionnels, n’existait plus que par défaut, sinon remise à quelque néant qui l’ôterait du champ de la visibilité. Mais bien évidemment, c’est cette non-visibilité, cette quasi-disparition, cette pauvreté qui, sous l’œil esthétique de l’Artiste en font l’essentielle valeur. De ces objets en quelque sorte reniés, de ce dénuement foncier, de cette manière de retour au statut d’une primitivité, Buraglio saura tirer toute la quintessence. Alors naîtra de ces « simples » de ces « modestes » une singulière « esthétique » qui fera de l’indigence, de la pénurie, de la privation, les ressources mêmes au gré desquelles faire surgir, dans le cadre d’une beauté simple, immédiate (pensons à la grâce juvénile du tout jeune enfant, au bourgeon en son éclosion native), l’image qui, par sa spontanéité, comblera ceux parmi les Voyeurs des œuvres qui seront touchés par cette émergence du modeste à fleur de peau de la Chose. Il suffira alors que le Peintre (ne nommait-on à cette époque de son parcours, cet Artiste « le peintre sans pinceau » ?), s’inscrive dans une démarche d’économie picturale, laquelle, n’offensant nullement l’Objet, ne le dissimulant sous quelque fard qui viendrait en altérer la vérité, le restitue telle  la rare et méritante apparition d’une prose du quotidien qui, la plupart du temps, échappe à nos yeux citadins bien trop recouverts d’un vernis culturel biffant les vertus rayonnantes du Simple. L’erreur eût consisté à « embellir » ces Objets, à les recouvrir d’une touche « beaux-arts », à convoquer quelque virtuosité picturale qui en eût détruit le caractère foncièrement « naturel », au sens d’un « retour à la nature ». L’erreur eût été d’inscrire ces riens usés, écaillés, poncés dans une sorte de pseudo-poésie, de lyrisme inadéquat, de passion inutile qui n’eût concouru qu’à leur perte pour le champ de l’art.

Buraglio : « materia prima »

« Assemblage de Gauloises Bleues

et chutes de toiles » - 1982,

Source : Auction.fr

 

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   « Assemblage de Gauloises Bleues et chutes de toiles » de 1982 résume assez bien, à lui seul, la philosophie de l’Artiste. Les choses sont laissées en leur état de choses. Les Gauloises sont des Gauloises. Les Chutes sont des Chutes. Nul débord hors d’elles, nul appel à un principe d’esthétisation obérant leur être. La chose se donne en tant qu’elle-même, dans son évidence première. La chose ne fait appel à rien, elle demeure en soi, en sa pleine autarcie. Elle est chose en tant que chose et seule cette tautologie confirme son être en sa plus effective réalité-vérité. Les choses abandonnées à elles-mêmes sont au plein de leur signification interne, c’est nous les hommes au regard biaisé qui y introduisons valeurs et prédicats dont elles n’ont nulle connaissance pour la simple raison que rien ne s’élève d’elles qui ne serait pas elles. Ici, il s’agit de pure immanence et notre présence est tellement loin de leur « préoccupation » que la transcendance que nous leur offrons à la manière d’un présent ne les affecte guère. Elles ont seulement à être, pour le temps des temps, ces choses remises à une quasi-nullité dont elles tirent tout leur « mérite » et la modestie heureuse de leur étendue circonscrite au cercle de leur propre aura. Leur liberté est à ce prix, la nôtre à la hauteur du regard juste que nous leur adressons, chacun demeurant en soi dans le territoire qui est le sien. Jamais cette Forme ne nous rejoindra que, corrélativement, nous ne pourrons réellement rencontrer. C’est dans le geste d’une réserve vis-à-vis d’elles, d’une pudeur élémentaire que se situera notre conduite qui ne sera vraiment éthique qu’aux prix de cette sincérité de la vision. C’est bien pour cette essentielle raison que Pierre Buraglio se tient à distance, ne modifiant qu’à la marge ces objets, agissant avec parcimonie sur leurs limites, leur aspect, le caractère qui les détermine en propre.  

Buraglio : « materia prima »

Plaque de métro

Source : Galerie Hélène Trintignan

 

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   Regardez donc cette « Plaque de métro ». Belle en sa nature. Déjà arrivée au lieu recueilli de son être. Forme d’emblée présente parmi les formes artistiques. La couleur bleu émail est déjà parvenue « à sa richesse », pour employer la célèbre formule cézanienne. Et sa « richesse » c’est bien ce qu’elle est en son fond : cette couleur inimitable, cette ligne blanche en « L » qui la parcourt et dit le chiffre de sa géométrie, ces écailles qui énoncent la souffrance, l’âge de la matière. Comment, ici, ne nullement faire le rapprochement, mais dans la nécessaire distance, mais dans l’inévitable altérité, avec les rides de la personne âgée, les tavelures qui tachent sa peau ? Il y a une émotion « existentielle » à constater ceci, cependant nul pathos qui inclinerait tout dans la dimension ego-anthropologique. L’art de l’objet déchu doit demeurer art de la distance, touche à « fleurets mouchetés », vol de colibri devant le nectar, démarche de caméléon dont chaque nouveau pas annule le précédent. Faute de cette réserve, nous n’instillerions en l’objet des attributs qu’il ne possède pas, nous en altérerions l’exacte mesure et donc nous le ferions sortir du site de l’art.

 

Buraglio : « materia prima »

Source : pierreburaglio.com

 

C’est à l’ensemble des œuvres incluses dans ce motif de l’objet pauvre (pensez au mouvement de « l’Arte povera »), que l’Artiste appliquera ce que nous pourrions nommer une « morale de l’indigence ». Ainsi les portes récupérées sur des chantiers de démolition, les paravents sauvés de la destruction et de l’oubli, les châssis de fenêtres se verront appliquer d’identiques procédures minimales, seules à même de sauver ce qui peut l’être, à savoir l’authentique en sa singulière donation. Exemple des « cadres de fenêtres » : l’ascétisme y est si présent que n’en pas percevoir la dimension serait geste de pure inconscience ou bien d’un réel désintérêt. Le bois y apparaît naturellement décapé, poncé à vif par l’âge et l’usure. Les chevilles sont apparentes ainsi que les trous laissés par celles qui sont absentes. Ici, nul procédé de « réhabilitation », nul embellissement de ce qui, par nature, confirme sa beauté. Quelque ajout n’apporterait que confusion et ferait ricocher le langage de l’objet en direction d’un verbe qui n’est nullement le sien. Parole au plus près d’une parole devenue originaire par l’intermédiaire des stigmates du temps. La fenêtre usée, du reste son fragment suffit à évoquer sa totalité, demeure en elle-même, il s’agit d’un Objet « tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change » en énonciation mallarméenne. La chose en soi au centre même de son autonome effectuation.

   Chacun comprendra, au motif de cette rigueur, qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une recherche d’absoluité, de réduction d’une présence à sa forme la plus épurée, la plus radicale. Immense beauté de ce geste qui, par essence, devient geste originel. Originarité du geste artistique coïncidant avec l’originarité de l’objet limité à son propre soi. C’est seulement de cette correspondance entre la chose oeuvrée et l’acte qui en détermine la venue que ce qui est à voir se donne en tant que ceci, une Forme et non en tant que cela, une forme parmi les formes de l’ustensilité ou de l’usage. Donc « l’intervention » de l’Artiste, bien plutôt que d’une volonté appliquée à même l’objet, constitue une aide à sa montée dans le visible artistique. Une simple bordure de mastic non peint, l’odeur d’huile, pour un peu, parviendrait à nos narines. La découpe d’une vitre noire légèrement arquée vient se positionner tout en haut du cadre, dont l’autre vitre claire s’inscrit à titre de complément à l’intérieur du châssis.

   Devant une telle profération sur le bout des lèvres, l’on demeure soi-même silencieux, comme si l’on se trouvait devant un vitrail de Soulages dans l’Abbatiale de Conques, ce lieu de hautes significations, cette surrection spirituelle au sein du sanctuaire sacré. Ces deux types de démarches s’inscrivent dans le cadre d’un même concept des formes artistiques : laisser les formes venir au paraître depuis l’intime creuset qui est le leur, d’où elles trouveront le site de leur déploiement. Ceci est la marque insigne de l’Artiste au service de l’Art et non l’inverse. Une brève citation de Pierre Buraglio : « C’est la peinture qui fait le peintre, non le peintre qui fait la peinture ». Cette phrase est suffisamment admirable pour qu’elle ouvre l’espace d’une méditation où chacun trouvera sa place à sa juste mesure. Elle appellera un écho significatif dans cette autre phrase énonçant : « C’est le Langage qui fait l’Homme, non l’Homme qui fait le Langage ». Biffer la subjectivité d’un trait de crayon et lui substituer ce caractère d’objectivité qui, seul, peut témoigner de sa vérité.

   Toujours dans ce champ de l’objet déchu ou bien de l’objet passant inaperçu à force de quotidienneté, il convient de relever, avec une attention particulière, le travail effectué sur « deux feuilles de journal "Le Monde", assemblées bord à bord par une bande de papier et collées sur carton », telle est la description que nous en propose Beaubourg. Ce qui est à noter ici, qui saute aux yeux d’une manière très visible, c’est que l’Artiste qui jusqu’alors, dans les œuvres précédemment évoquées, n’avait procédé qu’à de rares ajouts, « Les très riches heures » paraissent s’exonérer de cette dette due à l’objet initial : en maintenir l’être avec des moyens si pauvres qu’ils finissent par disparaître à même le cadre de fenêtre, la porte ou bien le paravent. Mais ceci n’est qu’apparent car l’intention demeure identique, laisser la chose « en son état de nature ». Si, par essence, fenêtre, porte, paravent se donnaient sous la forme d’un lexique minimal, le bois, le verre ne parlent guère, par contre la feuille de journal est le lieu éminent où le langage apparaît comme le vecteur essentiel de ce qui nous rencontre. Alors, pour l’Artiste, comment résoudre le paradoxe qui énonce : « plus de langage, moins de chose » ? Comme si en effet le verbe du journal constituait une strate sous laquelle la chose même disparaîtrait. Et certes, il en est bien ainsi. Or, si l’objet veut demeurer objet avant tout, quoi de plus logique que de réaliser ces nombreux caviardages, ces camouflages au gré d’un ruban noir, tous gestes qui reconduisent la chose à son état de chose. Dès lors, le regard ne cherche plus à lire le texte, dès lors, le regard se focalise en son entier sur ces graphismes, lesquels à défaut de créer une esthétique, s’inscrivent entièrement dans cette belle démarche de reconduire l’objet à sa mutité originelle, à sa passivité, à la part nocturne qu’il diffuse par sa seule présence. Cet habile procédé doit moins être interprété comme un ajout, mais bien plutôt en tant qu’annulation, que régression en direction de quelque site d’origine. C’est en quelque sorte la cible directrice, l’injonction radicale de l’intention husserlienne qui est ici affirmée : « retour aux choses mêmes ».

Buraglio : « materia prima »

Caviardage : "Les très riches heures de P.B." – 1982

Source : Centre Pompidou

 

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   Enfin, nous essaierons de suivre le fil rouge de la Chose en citant une œuvre bien plus récente, « Sans titre » de 2019, laquelle met en scène un mur de briques rouges qu’entoure, à la façon d’un cadre, une bordure constituée d’une simple variation de gris, d’argent à ardoise. A l’évidence, le motif est minimal. Les teintes sont si assourdies qu’elles n’entraînent nulle narration, qu’elles sont l’opposé du bavardage. La Chose-mur vient à nous dans sa plus manifeste nudité. Plus la dépouiller reviendrait à obtenir son effacement même. Ce que le bois de la fenêtre, la transparence de la vitre, nous présentaient, ce que le monochrome de la plaque de métro nous livrait, ce que le rythme répétitif et unitaire des Gauloises nous offrait, voici que tout ceci trouve confirmation dans cette peinture qui est bien plus esquisse que le produit final d’une œuvre qui se fût voulue exigeante sur le plan de sa réalisation plastique. C’est une grande beauté dont il nous est fait le don au travers de ces picturalités élémentaires.

 

Buraglio : « materia prima »

"Sans-Titre" Encre et gouache

sur papier 39.5x30cm,2019

Source : pierreburaglio.com

 

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   En quelque manière, le Peintre procède à son propre sacrifice. Il se retire, s’efface derrière la toile, il réalise une « épochè », (qu’on traduit par « arrêt, interruption, cessation », suspension de la thèse du monde, concept phénoménologique s’il en est !), donc une mise entre parenthèses de son propre ego, il recule d’un pas devant ses œuvres, leur laisse la parole mais sur le mode restreint, à la limite d’un silence ou bien d’une profération qui se voudrait première, si proche d’une origine qu’elle se confondrait avec elle. L’Artiste est renoncement, pure humilité. Bien plus que ce soit lui qui porte témoignage d’un événement, c’est l’œuvre qui s’en charge, qui décline son identité avec des noms qui seraient des fondements, des assises, tels « chose », « objet », « matière » « forme », dans la retenue, car faire venir d’autres prédicats conduirait à une sortie de sa propre essence, ce que ne saurait accepter une toile, une proposition plastique accomplies du sein même de leur propre vérité. La Chose artistique n’a rien à justifier, n’explique nullement le monde qui l’entoure, vit parce qu’elle vit, à la manière de la Rose d’Angelus Silesius qui ne croît que pour croître, dont la réalité est entièrement contenue dans le déploiement de sa corolle, tout essai de profération hors ceci n’est que pure gratuité, geste d’affabulation.

   Il y a, entre les œuvres, comme une complicité, un dialogue feutré, un lien d’amitié, peut-être quelques amours clandestines. Ceci est heureux au motif que, nous les hommes, nous les femmes, sommes hors-jeu, simples témoins d’une phénoménalité qui conserve en soi tous ses secrets. Et c’est bien là leur richesse que de nous étonner, de nous questionner, nous qui sommes des êtres-de-l’abîme, des êtres qui pensons pouvoir nous sauver en ôtant du réel le vernis qui en recouvre l’admirable présence. Mais c’est bien en demeurant au bord de l’abîme de la finitude que nous octroyons aux Choses leur essentielle valeur. Nous sachant Mortels, nous interrogeons, nous nous étonnons, c’est-à-dire que nous dressons le lit sur lequel l’Art peut éclore en ses plus authentiques figures.

 

   Lecture selon la « materia prima »

 

   Si, à nouveau, nous parcourons les œuvres aperçues, nous nous apercevrons que seule une énonciation strictement circonscrite à l’Objet sera conforme à sa nature. De cette manière nous obtiendrons une série de couples analogiques indissociables

 

Agrafages = Toile

Gauloises = Papier

Plaque de métro = Métal

Cadre de fenêtre = Bois/Vitre

Journal = Papier/Encre

Mur = Brique

 

   Ici, ce lexique extrêmement serré est en tous points remarquable au simple motif qu’à sa seule lecture, c’est l’essence même des choses qui se laisse dévoiler et se présente à nous dans cette merveilleuse nudité sans fard. Ce qui se donne en entier, avant tout, se décline sous les auspices d’une évidente et prégnante matérialité. Tout est Matière qui nous livre son être de Toile, de Papier, de Métal, de Bois/Vitre, de Papier/Encre, de Brique. Tout ce qui n’est pas matière est, d’emblée, mis hors circuit. Notre vision de ces œuvres devient elle-même matérielle, saisissant la matière en tant que matière en quelque sorte. Et la nature de cette matière est dense, opaque, condensée. Elle ne laisse passer en soi, de la quaternaire élémentale, ni l’eau qui en est absente, ni l’air qui n’y trouve nulle place, ni la combustion de quelque feu, elle est arrimée à l’élément-Terre dont elle émerge à peine tellement son mode de parution est racinaire, lié à l’humus, attaché à la densité de la glaise. Agrafes, Fenêtres, Portes, Paravents, Mur sont totalement terrestres, terriens, de l’ordre du sillon, de la consistance du pli d’argile au sein même de son silence. Bien évidemment, affirmer que Bois, Papier, Toile sont Matière paraît un simple truisme. Mais il faut conduire plus avant notre méditation afin de lui donner des assises plus affirmées.

   Et, pour ce faire, il est nécessaire de se référer à deux éléments de la biographie de Pierre Buraglio qui seront éclairants à plus d’un titre. Première citation : le père de l’Artiste était architecte. Seconde citation : Pierre Buraglio, au cours d’une interview, confie son appartenance étroite à son terroir, son enracinement dans ce Val de Marne qu’il compare à l’attachement de son ami Vincent Bioulès à son Languedoc. Alors, si l’on évoque cette symbiose avec son milieu de vie, il faut bien que ce dernier ressorte en quelque endroit, montre les nervures de son être.

   Donc, afin de bien pénétrer l’esprit de cette œuvre raffinée, il faut partir du sol, d’une Terre donatrice de présence. Les premières intuitions artistiques sont des radicelles, de fins rhizomes qui cherchent à l’aveugle leur être dans la densité profuse de la matière. Tout est charnel, corporel, en quelque manière, une corporéité de glèbe dont l’Artiste, à la façon dont un papillon s’extrait de sa tunique de fibre, procède à son propre déploiement. C’est un lent travail d’extraction dont le mur de brique est l’élément premier, à la fois fondation de l’édifice architecturé, à la fois fondement de l’œuvre en ses assises les plus matérielles. Pour Buraglio,  créer en peinture est un geste de nature profondément architectonique, artisanal, il s’agit d’assembler, d’agrafer, d’ajuster des cadres, de faire naître des espaces selon la limite d’un ruban, d’organiser la distribution des lieux selon le rythme des Gauloises Bleues. Ne nullement percevoir cette tâche structurelle conduit nécessairement à passer à côté de l’œuvre, à n’en repérer que la figuration « esthétique. » Mais il y a bien plus, avant même de « faire style » (comme il le précise lui-même, mais style non intentionnel, style seulement par l’accumulation de motifs identiques dans un travail au long cours), la façon d’être de ses œuvres se présente sur un mode que, sans doute, il convient de qualifier « d’existentiel » ! Il y va du salut de l’Artiste, il y va du salut de l’Homme. Ce qui, ici, se montre avec le plus d’acuité, c’est l’urgence à habiter la Terre avec le sentiment d’un geste éthique. Jamais l’on ne peut habiter en toute innocence. C’est à l’édification patiente de notre Maison même que nous devons consacrer une partie de notre énergie. L’on ne se construit soi-même qu’en façonnant, pièce à pièce, son immédiat milieu de vie. Forme éminemment osmotique de l’Homme-Maison, de la Maison-Homme. C’est à ce prix, et seulement à ce prix d’une juste habitation que l’Existant peut connaître son propre cosmos et rayonner à partir de lui.

   Donc travail d’Architecte-Bâtisseur. Partir du Mur, de la densité rouge de la brique, édifier une Porte (elle sera refuge en même temps que communication avec l’extérieur de la tâche artistique), poser un Paravent (symboliquement il abrite d’une nudité et l’agir de l’Artiste est une mise à nu des choses qu’il convient de dissimuler avant que les regards des Voyeurs n’en explorent les esquisses), ouvrir une Fenêtre (car l’Art ne peut nullement vivre en autarcie, il a besoin d’une altérité, d’une conscience extérieure qui le vise afin de faire sens). Là, dans la Tour babélienne-picturale, là au sein même du bâti architecturé, la réalité buraglienne trouvera les ressources singulières qui amèneront ses formes au paraître. Là pourront vivre les Toiles Agrafées (un chaos, une fois encore, se lève selon un cosmos), là pourront trouver le lieu de leur expansion ces Gauloises Bleues, ces effigies de papier ramassées un jour au hasard des trottoirs, donc comme des prolongements de la Terre qui en supporte la présence.

   Là se montre le soubassement des œuvres que nous avons synthétisé sous le prédicat de « materia prima ». Cette « materia prima », est la première étape du processus alchimique qui se détermine telle l’épreuve de la Terre. Ce que nous avons voulu montrer, à l’aune de ces termes, une manière de retour aux sources (une « terreité » si ce néologisme peut en saisir l’essence), un naturel attachement, une évidente liaison de tout Homme avec le sol qui l’a porté, matière singulière avec laquelle l’Artiste est en constant débat, parfois en polémique, toujours situé au sein d’une tension. Sous le lexique nécessairement polyphonique de « Terre », il convient d’entendre les divers médiums auxquels celui-qui-crée a recours, aussi bien la Toile, mais aussi le Bois, le Métal, le Verre, le Papier qui constituent les briques élémentaires du jeu pictural dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les motifs de surface, telle couleur, telle harmonie, tel rythme, confondant en ceci la Forme et le Fond.

   Notre psyché est fondamentalement enracinée dans cette tonalité binaire dont la perception privilégie toujours la strate de surface, cette forme qui nous éblouit et dissimule à nos yeux les fondements de toutes choses, leur Terre primitive, leur Glaise ductile qui renferme en elle tous les sens de la manifestation des phénomènes. Si l’œuvre de cet Artiste peut se définir en tant que « radicale » (et sans doute l’est-elle en son exigence sans rupture), alors il nous faut privilégier dans ce mot sa valeur étymologique « de la racine, appartenant à la racine ». Or le destin de la racine est de tracer son blanc chemin parmi les sentiers nocturnes de la Terre. Pierre Buraglio est l’un de ces guides qui nous invite à une découverte rhizomatique du monde. Peut-être n’existe-t-il d’autre voie que celle d’une immersion au profond des choses, geste précédant toute mise à jour d’un langage qui nous soit accessible.

 

 

 

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