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7 août 2018 2 07 /08 /août /2018 08:07
Comment dire Agrigente ?

Agrigente 1954

Nicolas De Staêl

Source : Journal d’esprit 2

 

 

 

***

 

 

   Agrigente ne serait-il qu’un nom accroché quelque part dans l’espace et le temps ? Une manière de rêve coloré ? Le titre d’un poème antique ? Une cité imaginaire perdue quelque part dans la tête brumeuse d’un romancier ? Agrigente : certains mots invitent au songe à seulement évoquer  leurs sons. Pourquoi donc ? Il y a un mystère des mots comme il y a un mystère des lieux. Peut-être ces derniers naissent-ils des premiers ?

   Agrigente, comment l’écrire ? En deux mots, en un seul, en détachant ses syllabes, en accentuant ses valeurs toniques ? Comment l’écrire ?

 

AGRIGENTE - AGRIGENTE - AGRIGENTE ?

 

   Non, aucun caractère typographique ne lui convient. Ce ne sont ici que des fantaisies qui ne dévoilent en rien l’âme de cette ville, l’essence de cette région. En réalité il faudrait inventer une forme tissée de graphies multiples, varier à l’infini l’aspect de l’apparition. Comme ceci, dans une manière de baroque censé prononcer la pluralité de son être, en brosser la luxuriante polychromie, en donner la haute mesure méditerranéenne :

 

AGRIGENTE

 

   Puis encore se livrer à une rapide exégèse vocalique, dire l’ouverture amplement sonore du A, l’attaque gutturale du G, la rocaille et le roulement du  R, le sifflement aigu du I, la nasale ouverte du EN, l’accroche dentale du T, le souffle du E pareil au vent Grec qui sème la pluie sur les versants exposés aux sillons de la mer. Serait-ce là pure fantaisie de phonéticien ou bien y a-t-il quelque vraisemblance, quelque justification à habiller ce nom des atours de la chimère ? Plus que de phonétique, de souci technique de la langue, de placement des sons, c’est de poésie dont il s’agit, de peinture, autrement dit d’existentialisme en sa plus haute portée. A savoir s’extraire du néant et faire de la vie ce constant numéro d’équilibriste avec la longue perche de bois oscillant une fois vers l’adret, une fois vers l’ubac, ce conflit des lumières qu’est tout parcours humain métaphoriquement abordé.

   Jusqu’ici, tout a été approché de manière à éviter le sujet trop brûlant du tragique. Le scalpel est toujours là qui attend dans l’ombre. En différer l’apparition est peut-être simple manœuvre de contournement. Toute vérité d’expérience brille toujours de son feu, c’est pourquoi tout retard apporté à son dévoilement en accroît la possibilité expressive. Brodant autour d’Agrigente, je n’ai fait que repousser le nocturne qui toujours habite la meute claire des jours. On ne peut parler d’Agrigente et ignorer la vie de Nicolas de Staël, son impétuosité, sa hâte à s’oublier en maculant ses toiles des mots les plus colorés, des traits les plus vigoureux, des stigmates les plus visibles de l’acte de créer.

   Nulle création n’est repos. Nul poème simple jeu de rimes, nulle écriture délassement au bord du dictionnaire. On ne porte quelque chose au jour de l’être - un récit, une toile, une suite de vers, - qu’à exhumer de sa chair le potentiel de langage qui y vit dans le silence dru de l’abîme. Ecrire un mot, poser une touche de couleur, faire se lever une harmonie et voilà que quelque chose sort de l’inavoué pour se donner comme rencontre, lanière de sens, étincelle dans la caravane étroite du doute.

   Ce qu’Arthur Rimbaud criait en voyelles longuement tenues, ces « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, ces mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs cruelles », ces gemmes qui brillent sur le charnier de l’absurdité, Nicolas de Staël le profère en vigoureux aplats où la vibration chromatique le dispute à la noirceur des destins ourlés d’inquiétude, de mélancolie, de tristesse fichée au cœur du tangible. « Il faut se faire voyant » nous dit l’auteur des « Illuminations ». « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

   Par « poète », entendons l’Artiste. Par « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », entendons AGRIGENTE, la trituration jusqu’à l’inconcevable du réel, sa domestication, son aliénation. Quitte à épouser soi-même le parti de la démence, que ce qui résiste dans le monde participe à cette immense duperie. Jamais l’œuvre ne sera éloignée de cette violence à communiquer au paysage, à l’homme, de cette puissance à instiller dans la trame même du subjectile. Le fond, ce sur quoi l’Artiste pose sa fureur, ce n’est que le fond de l’exister qui se cabre, se révolte. Le réel ne veut se donner que dans un unique mouvement dont il ne faut nullement contrarier la pure logique. Les dés ont été jetés une fois pour toutes.  Ici, en Sicile, n’est-on pas au pays du fatum, cet indépassable qui, telle la nuance  du ciel et de la mer, n’a qu’une seule valeur, « O bleu », dont il faut faire son profit comme d’un don octroyé pour l’éternité.

   Mais l’Homme du séjour au Harar, nous met en garde, ce bleu que symbolise  « O, suprême Clairon plein des strideurs étranges » est précisément cet indocile qui rue dans la clameur d’une folie hauturière. Nul ne peut exciper de cette fatalité. Créer est donner son âme au Diable et errer telles les figures fantomatiques de Dante dans les cercles de l’Enfer. La création n’est-elle d’origine divine ? Alors pourquoi lui opposer ces tentatives humaines qui ne sont que simagrées, essais d’imitation du Démiurge ? A trop vouloir ressembler à Dieu, l’Artiste ouvre les limbes dans lesquels son âme comburera jusqu’à sa complète dissolution.

   Agrigente 1954, cette toile est si belle que tout commentaire en constitue l’inévitable euphémisation. Comment dire en mots, cette ressource infiniment temporelle, marquée au sceau d’un long cours,  ce que la peinture dévoile dans l’instant même de sa présence ? Symphonie s’opposant à la fugue. Longue période le cédant à la fulgurance de l’interjection. Il y a toujours hiatus entre ce qui se dit et ce qui se voit. Dire est succession, voir est simultanéité. Et pourtant, il faut tenter des passerelles, jeter des ponts au seul souci du principe d’unité, de cohérence des éléments du divers dont il faut bien synthétiser le sens. Il ne saurait y avoir, au regard de la conscience, de territoires séparés, de diasporas réalisant la condition d’une in-signifiance.

   Tout porter dans un même creuset de compréhension, peut-être le don le plus précieux remis aux hommes. Ils en sont comptables s’ils veulent que leur aventure s’éclaire de l’ouverture de la connaissance. Oui, Rimbaud, De Staël, des sentiers différents mais qui conduisent en des terres communes, infiniment confluentes. La tragédie est latente tout comme la naissance des voyelles qui portent dans leurs « corsets velus » les germes mêmes de leur corruption. Si le langage est éternel, si l’art est éternel, les hommes qui en ont soutenu la vibrante épreuve, eux, sont mortels. Chaque jour, les mots qu’ils burinent, les pâtes qu’ils travaillent conspirent à leur perte. Ironie du sort qui porte la matière à sa plénitude alors que celui qui en a décidé meurt d’en avoir fomenté le cours obscur. Toute œuvre est sacrifice qui dérobe au corps sa texture fragile. Tout mot est brodé de cette perte, toute couleur est irisée d’une blancheur qui en gomme le subtil éclat.

   Agrigente 1954. Une dernière explosion colorée, une ultime fulguration avant que la mort ne s’annonce comme la seule issue possible. 1955 : le dernier voyage, la clôture d’une œuvre pourtant parvenue à son acmé. La mort comme site indépassable où l’absolu se donne d’un seul trait. Il n’y a plus rien à rajouter, la totalité est enfin atteinte. Sans reste. Ni le rouge carmin, ni le  jaune solaire, ni le blanc de titane, ni l’orangé des Tournesols ne viendront concurrencer le saut indéfectible dans le vide fondateur d’une insondable liberté. Voyage de concert avec Vincent d’Arles, avec Arthur des mots quintessenciés. Faut-il en conclure que toute mort est le sommet de l’art, la forme accomplie du langage ? Certes il est tentant de le penser mais nul n’a vécu jusqu’à son terme la quête de l’absolu pour en faire la recension du plus loin d’une absence couronnée de la neige du silence. Le blanc en tant qu’épilogue d’une aventure humaine seulement inscriptible en termes de transcendance. L’art est cet inatteignable qui nous fascine et nous enjoint de nous taire. Alors l’immanence est là qui nous tend les bras du quotidien et du directement accessible. Il est encore temps d’y puiser la mesure de la joie ! Arthur, Nicolas vous en êtes les sources vives, les oriflammes qui dispensent dans la nuit serrée l’étoile ouvrante de la confiance. Tout art est constellation qui jamais ne s’éteint !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 09:04
In-formel

"Sans titre", 1999, eau-forte, aquatinte

et pointe sèche, cm 74x141

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

   « C'est en 1944 qu'isolé dans le nord de la France, j'eus tout à coup, à la suite de la lecture d'un ouvrage d'Edward Crankshaw, la révélation que la peinture, pour exister, n'avait pas besoin de représenter. Et c'est donc à partir d'une réflexion sur l'esthétique que je décidai d'entrer en non-figuration, non par les chemins formels, mais par la voie spirituelle. »

 

(G. Mathieu, Au-delà du tachisme, Paris, Julliard, 1963, p.12).

 

 

 

   Cherche le chien

 

   Combien d’enfants, autrefois, ont joué avec délice à ce jeu perceptif qui leur était proposé dans leur magazine favori. Un paysage avec nuages, arbres, haies, suffisait à dresser la scène propice au divertissement. « Cherche le chien qui se cache dans l’image ». La plupart du temps il fallait mettre la représentation cul par-dessus tête, exercer son œil à retrouver parmi le fouillis ambiant ce qui était à découvrir. Bientôt se montrait ce fameux chien qui émergeait du chaos, un assemblage de feuilles en guise de museau, quelques branches pour les pattes, un rameau pour la queue. A l’exception de la confusion initiale où l’emmêlement des choses ne livrait guère son être, le résultat était vite obtenu, le sujet rapidement repéré. On accédait au signifié (l’idée de chien) par l’intermédiaire des signifiants (feuilles, branches, rameau) sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à la médiation d’un discours intellectif. Le tout se donnait dans ses parties selon une facile évidence. C’était en toute innocence que le dessin dévoilait ses secrets.

 

   « Sans titre » de Marcel Dupertuis

 

   Il en va tout autrement avec la peinture dont il est ici question. Pour la simple raison que ni le signifiant n’apparaît clairement, ni a fortiori, le signifié. D’emblée, le Voyeur est placé dans une sorte d’aporie dont le malaise est la réponse la plus immédiate. L’un des premiers réflexes consiste à s’adonner au jeu cité plus haut, à savoir tirer de la représentation suffisamment d’éléments formels identifiables de manière à ce qu’un sens émerge qui ne laisse dans l’indécision. Cependant rien ne vient au secours qui pourrait poser un cadre, y inclure une figuration familière. Tout demeure obstinément occlus.

   Alors l’esprit humain fait appel au principe des analogies car, dans ce domaine, les ressources sont inépuisables, notamment dans la catégorie de la nature et des paysages ou bien des effigies humaines et animales. On convoquera, indifféremment, la posture d’un corps de femme allongé sur un fauteuil de repos, la silhouette de quelque reptile en déplacement, un lacet dans la neige qu’entourent de curieux flocons rouges. Ici rien ne s’oppose à la fantaisie de l’imaginaire. On percevra aisément qu’aucune de ces justifications ne puisse rendre compte du réel car elles ne reposent que sur de vagues hypothèses. Infondées, elles demeurent en suspens, ne trouvant d’aire où reposer. Le problème vient en droite ligne du fait que, privés de signifiants stables (un arbre, un corps, un objet), aucun signifié (le sens manifesté par un signe) ne puisse émerger de ces tracés qui semblent vouloir affirmer la gratuité de leur parution.

   Il en est ainsi de l’abstraction qui ne dit rien de précis du propos qu’elle tient. Elle se présente telle l’énigme. Aussi bien pour l’Emetteur lui-même (le Peintre s’est-il peut-être laissé guider par son imaginaire ou son inconscient ?), que pour le Receveur dont le désarroi patent s’exprime, le plus souvent, par une incompréhension de l’œuvre. Le pouvoir de l’image excède ses propres capacités de conceptualisation.

    La difficulté, avec la proposition informelle, trouve sa source dans l’exigence de saisir le signifié en l’absence de signifiant stables, identifiés comme tels. L’être de l’œuvre est à percevoir immédiatement, sans recours à quelque substance, à quelque prédicat qui en cernerait la nature. Autrement dit l’essence ici posée vient à notre encontre dans le mouvement même de notre regard qui, en l’occurrence, est plus conceptuel, intellectif que lié aux habituels percepts avec lesquels on bâtit l’architecture du réel.

    « Entrer en non-figuration, non par les chemins formels, mais par la voie spirituelle», nous précise Georges Mathieu. C’est donc ici travail de l’esprit et de lui seul. Toute démarche sensorielle est largement dépassée car nous n’avons plus d’appui sur les objets auxquels nous nous référons. Sans doute, comprendre une œuvre abstraite, ceci s’inscrit-il davantage dans la genèse de cet art qui, de l’imitation de la nature jusqu’aux figurations contemporaines en passant par les règles de la perspective renaissante a subi une lente et profonde maturation qui en a déplacé sensiblement le centre de gravité.

   Toujours en arrière-plan du tableau que nous visons se glissent à bas bruit les paradigmes éternels au travers desquels toute esquisse plastique s’annonce selon des canons bien établis : règles de composition, lois perceptives, références à la nature et à son imitation, motivations du goût et racines classiques du beau, inscription inévitable au panthéon des références culturelles. Au sens strict nos attitudes esthétiques sont « formatées », ce qu’il convient d’entendre, non dans le sens frelaté actuel, seulement  en tant que « normativité » dont nos jugements sont affectés dès l’instant où une forme se présente à notre entendement. Nous lui attribuons, consciemment ou non, les prescriptions qui hantent nos mémoires à la mesure de leur prépotence. Nous ne sommes apparemment libres que de nous inféoder à leur régime, se crût-on à l’abri de leur toute puissance.

  

   En direction de l’abstraction

 

   Percevoir le propre de l’abstraction ne saurait résulter de l’examen d’une seule œuvre pour la raison plus haut citée de la présence diffuse de son signifié. La seule ressource pour en approcher la complexité se trouve dans l’examen de sa genèse au cours de l’histoire récente de la peinture. Dans ce domaine, d’une façon éminente, il est tout d’abord question de regard. Rien ne nous renseignera mieux que d’en saisir les émergences successives, lesquelles seront autant de critères explicatifs du schème qui en traverse l’évolution, en trace le sinueux parcours. « Ligne flexueuse » eut dit Léonard de Vinci qui, en son époque, s’adonnait au réel avec un rare génie. Sans doute plusieurs de ses œuvres, observées à la loupe, nous mettraient déjà sur la voie de ce non-figuratif qui pose tant de questions à notre époque en quête de sens. Pour les plus curieux des Regardeurs tout au moins.

 

   Monet ou le regard prismatique

In-formel

Le Bassin aux nymphéas

Musée d'art de Chichū (Japon)

Source : Wikipédia

 

      Pour les habitués des tableaux réalistes, un saut est à effectuer qui ouvre la dimension d’un autre monde. Prendre acte, par exemple, « Des Glaneuses » de Jean-François millet, ne nécessite aucune « conversion du regard ». Tout se donne dans le naturel qui convient à cette scène champêtre. Les personnages sont clairement identifiables, les plans sont étagés et différenciés. Les meules de paille sont des meules, le ciel un ciel, la terre cette matière que l’on pourrait toucher du bout des doigts. Ici la familiarité délivre une scène telle que l’on s’attendrait à la trouver au détour d’un chemin. Le regard est déployé dans toute son acuité, l’étendue est logiquement spatialisée, aucune zone ne relève d’un strabisme ou d’un quelconque défaut de vision. Le réalisme est cette configuration tellement en osmose avec ce que nous sommes, ce que le paysage nous offre que, d’emblée, nous nous trouvons de plain-pied avec son évidente formulation.

   Alors combien la picturalité initiée par Monet est troublante en son double sens d’astigmatisme et d’égarement introduits dans nos âmes. Nous sommes comme des enfants perdus en pleine forêt, bombardés d’ocelles mouvants dont nous craignons qu’ils ne menacent notre être. L’impressionnisme vertigineux du maître de Giverny nous arrache au réel rassurant du quotidien pour nous projeter dans un univers étrange où rien ne tient plus que cette infinie vibration qui gire autour de nous tel un essaim vibrionnant de couleurs, de matière diluée, à la limite, parfois de la fusion. De ce regard prismatique que nous adressons au tableau ressort comme une « inquiétante étrangeté ». Nous ne savons plus si nous sommes au monde selon les lois conventionnelles de la physique au bien si nos sens abusés ne nous ont pas déportés hors de notre raison en quelque lieu de magie opérante.

   Le plus troublant, sans doute, est ce décalage du point focal qui n’habite plus le subjectile lui-même mais son en-deçà ou bien son au-delà. En avant, en arrière, dans une spatialisation sans espace. Les nymphéas sont en sustentation. Ils sont ici et là-bas en une téméraire simultanéité. Ils créent une nouvelle profondeur. Ils décuplent la vision qui éclate selon des milliers de prismes dont aucun n’est tangiblement saisissable. Constatant ceci nous ne faisons qu’énoncer l’une des lois fondamentales de l’abstraction : l’entrelacs de ses signifiants, le brouillage des lignes, le gain de la couleur au détriment du dessin. Non avertis devant les « Nymphéas », pointant notre regard en un endroit précis sans autre référence que cette irisation des formes nous sommes sans amers, sans loi optique qui nous guiderait dans le sens d’une compréhension. Nous divaguons. Cette manière erratique est coalescente à la modernité. L’œuvre contemporaine nous dessaisit de nos fondations. En elle nous ne pouvons que nous perdre. Monet en a initié le prodigieux vocabulaire.

 

   Cézanne ou le regard kaléidoscopique

 

In-formel

La Montagne Sainte-Victoire

Musée de l'Ermitage - Saint-Pétersbourg

Source : Wikipédia

 

 

   Il suffit d’observer l’une des nombreuses variations au sujet de La Montagne Sainte-Victoire pour y déceler le bond qualitatif qui, depuis Monet, a été accompli dans le traitement du motif paysager. Ici ce ne sont plus des éclats colorés sortis d’un prisme diffractant la lumière mais d’infinies facettes se reconstituant selon l’angle de vision du Spectateur. Un œil collé à l’étroit orifice d’un kaléidoscope délivre de telles images d’une décomposition du réel qui, toujours en voie de ressourcement, n’épuise jamais la guise infinie de ses esquisses. Les détails du paysage s’effacent sous les traits du pinceau dont l’incision, la sûreté du geste plastique, substituent au relief la touche qui en constitue à la fois l’analyse intellectuelle et la synthèse représentative.

   Déjà se laissent deviner des réserves de blanc qui annoncent les non-couleurs de Mondrian. A la brosse tremblante de Monet qui fonctionne à la manière d’un sismographe, le Maître d’Aix substitue une brosse qui procède à de brefs attouchements  comme si les coups de pinceau tout droit venus d’un électroencéphalogramme voulaient déposer sur la toile, au plus près, l’intériorité mentale convertie en cette profusion sourde de sensations rehaussées des ressources d’un intellect aux aguets. L’inscription dans l’œuvre se donne à voir telle une tectonique cérébrale qui voudrait projeter au-dehors toute la richesse qui convulse et ne rêve que de fuser tel un magma hors du corset de la terre. Cette peinture est éruptive au sens où elle témoigne de forces internes se disant sous ces milliers de brèves impulsions colorées qui dessinent davantage un paysage mental qu’elles ne tracent la trame de la nature.

   La simplification des formes, les teintes contiguës que ne délimite nulle ligne, la souple continuité des motifs, la liberté de traitement, tout ceci configure les tendances de ce qui, plus tard, se nommera « informel », cet art qui exprime « des états de sensibilité » hors toute convention préalable. Ce sera au Regardant de construire dans le cadre de sa propre subjectivité ce pseudo-réel que l’artiste lui aura proposé comme possibilité à partir d’un traitement plastique situé en dehors de tout a priori.

 

   Le cubisme ou le regard polymorphe

 

 

In-formel

Le joueur de guitare

Pablo Picasso 1910

Source : Pinterest

 

 

   Tirant de Cézanne bien des leçons mais s’inspirant aussi essentiellement de l’art nègre, Picasso, créateur du cubisme, initie la révolution fondamentale qui bouleversera toute la conception des formes en peinture et en sculpture. Les célèbres « Demoiselles d’Avignon », les nombreuses esquisses qui en ont précédé l’émergence, constituent ce prodigieux laboratoire à partir duquel une vision du réel sera totalement métamorphosée. C’est comme si le regard, continuellement bombardé, devenait le lieu de constantes déformations, de ruptures, d’imbrications d’objets multiples, souvent indifférenciés, se posant tel un nouvel univers à déchiffrer. « Le joueur de guitare » de 1910 devient ce simple jeu de volumes, cet amalgame de figures géométriques, cette étrange mosaïque où la couleur devenue presque monochrome tend encore davantage à cette dissolution du visible, à cet entrecroisement dans lequel le signe devient quasiment indéchiffrable.

   Certes encore quelques physionomies d’objets apparaissent, vague tracé de la guitare que des éléments humains (bras, visage) entourent sans pour autant qu’une claire identité se dégage de cette représentation. Confronté à une telle image le regard se remodèle en permanence, devenant à son tour configurateur de formes à l’infini. Le prodige de cette peinture est son pouvoir de monstration qui ne semble guère avoir de limites. Une rotation de l’image d’un quart de tour dextrogyre livre un paysage où s’emmêlent des toits, où se dessine une sorte de village avec sa complexité architecturale.

 

In-formel

Le joueur de guitare

Application d’un quart de tour dextrogyre

 

   Le polymorphisme de l’œuvre est évident. Il contient en puissance une sémantique si étendue qu’elle peut s’illustrer dans quantité de registres différents. Si le Regardeur est décontenancé, il n’est nul besoin de chercher ailleurs la nature de son trouble. Multiplicité des mondes qui se croisent et tirent de leur rencontre une prolifération sensorielle proche du vertige. Grâce au cubisme analytique, à sa capacité d’éclatement, de dispersion, de pullulation, de fourmillement, Picasso ouvre la voie de ce que nous pourrions nommer « méta-figuration », voulant indiquer par là son inépuisable potentiel de ressourcement qui se situe autant dans le cadre de référence de l’œuvre qu’en dehors puisqu’un simple basculement de son espace ouvre de nouveaux horizons.  L’on perçoit bien que l’abstraction est proche, que le terrain de son apparition est préparé, le Malaguène se défendant cependant de faire porter son regard dans cette direction, lui le génie à la formation initiale si classique, académique. De toute façon le sol est ensemencé. Les graines muriront, germeront, les épis se dresseront qui sauront reconnaître l’endroit de leur provenance.

   S’il fallait apporter une preuve, une seule, aux Sceptiques, de la présence de l’informel, il suffirait de leur montrer cette Guitare du printemps 1913 peinte à Céret. Priver cette œuvre de son titre serait en montrer son caractère totalement abstrait.

 

In-formel

Source : Pinterest

  

   Robert Delaunay ou le regard rythmologique

 

   C’est à partir de ce qu’il est convenu de nommer « post-cubisme » que l’inflexion vers l’abstraction se caractérise de façon décisive. Comme s’il était nécessaire de se défaire du pouvoir d’attraction magnétique, du halo de fascination que le mouvement cubiste avait puissamment initié dans les sillages conjoints de Braque et de Picasso. Car si l’objet, la figure, le paysage demeuraient apparents dans ces œuvres, fût-ce à titre de trace, il convenait d’en abolir toute forme persistante afin de parvenir à une radicalité plastique qui ne s’affiliât à aucune source identificatoire. C’est souvent par un sursaut d’orgueil, une volonté de farouche autarcie que l’homme, s’arrachant à une trop lourde généalogie, trouve la voie d’une nouvelle liberté au terme de laquelle se fondent les voies novatrices d’un nouveau langage.

   Robert Delaunay est l’un des premiers jalons qui balisent cette voie exigeante. Considéré en tant que peintre cubiste, il n’aura de cesse de s’affranchir de ce pesant regard au cours de ses multiples expériences successives. Cependant son trajet en direction de l’informel fera l’objet de nombreux allers et retours, comme, du reste, tout artiste cherchant à s’extraire de ses propres recherches pour déboucher dans la pleine lumière d’un renouveau.

In-formel

Robert Delaunay

L'Équipe de Cardiff (1913)

Source : Wikipédia

 

 

   L’empreinte est encore visible d’un réalisme à l’œuvre dans des toiles comme celle de 1913, « L’équipe de Cardiff » ou bien ses « Tour Eiffel » de 1911 qui ne parviennent encore à se dégager de thèmes dont la vie fourmille et qu’il est tentant de transposer en peinture. Cependant un incontournable lyrisme s’y inscrit qui dit la puissance des joueurs, l’élévation majestueuse de la Tour qu’encadrent des immeubles aux allures bien trop « photographiques ». Or, pour bien comprendre de quoi il s’agit dans cette entreprise à haute valeur ajoutée intellectuelle, il faut s’enquérir de l’étymologie du terme « abstraction » dans son acception la plus matérielle, chirurgicale, donnée en tant que : « action d'extraire un corps étranger d'une blessure ». Or, dans le domaine plastique qui nous occupe, que s’agit-il donc d’extraire qui serait ce fameux « corps étranger » ? La réponse nous est donnée par l’Inventeur du simultanéisme qui se définissait tel un « hérésiarque du cubisme », le terme est assez vigoureusement connoté pour percevoir qu’il fallait du passé faire table rase afin que s’ouvre une ère nouvelle. Il devenait nécessaire d’abolir toute référence iconique, de poser à nouveaux frais une « perspective » radicalement différente en son essence. Le corps étranger était le réel lui-même. Dont acte !

   Delaunay accomplira cette tâche en deux directions significatives avec ses « Formes circulaires » et sa toile « Disque simultané », puis plus tardivement avec « Rythmes et rythmes sans fin » où rien ne paraîtra plus qu’une variation colorée en de multiples recherches chromatiques, où ne se montrera plus qu’une effusion de la lumière dont il traquera la moindre empreinte. Autant dire de l’ascétique, de l’impalpable, des grains de phosphène à l’état pur. Combien alors le Cubisme s’efface dans les brumes lointaines d’une figuration qui n’avait encore su faire son deuil de la représentation des catégories ordinaires de l’exister ! L’art procède par bonds. En voici un dont la nature essentielle ne saurait être remise en question. Le geste pictural a transité de la pâte lourde du réel pour se faire rythme, rayonnement de la couleur, fulguration de la lumière.

In-formel

 

Rythme (1932)

Source : Wikipédia

 

 

   Une habile synthèse nous est donnée de cet accomplissement qualitatif par Sonia Delaunay dans son Journal : " J'ai fini le livre de Dorival. À la fin de son livre il résume son premier volume en démontrant que toute la peinture de cette époque annonce une peinture s'éloignant du Réalisme, une peinture inobjective, toutes les peintures que nous connaissons ne sont que des balbutiements. Il est étonnant de compréhension et comme il est près de nous ! C'est la première fois que je vois quelqu'un de si loin et de si près. Dommage que Delaunay ne l'ait pas connu."

   « Peinture inobjective », la formule est décisive qui fait de l’objet un intrus, de la forme à l’état brut le lieu réel dont l’art doit se saisir afin de coïncider avec son essence.

 

   Vassily Kandinsky ou le regard cosmologique

 

   Il n’est que d’observer une des premières œuvres « abstraites » de Kandinsky pour deviner encore présents en elle des schèmes du réel dont tout créateur a bien du mal à venir à bout, tant les choses dont nous sommes entourées conspirent à nous rabattre sur l’environnement  qui nous est familier.

In-formel

« Avec l’arc noir » - 1912

Source : Le Spirituel dans l’art

 

   Certes ce tableau pourrait prêter à une savante argumentation sur la composition, les valeurs respectives des couleurs, l’architecture des formes, les correspondances musicales, les arrière-plans débouchant sur une optique spiritualiste de la peinture. Cependant, afin de retrouver l’une des évocations du début de cet article, jouons à nouveau à y découvrir quelque figuration signifiante. L’une des premières manifestations les plus visibles, comme bien souvent, consiste à décrypter des formes humaines. Ici, en rouge, un personnage dont l’arc noir représente la visière d’une casquette. Plus bas, à gauche, une autre silhouette coiffée d’un béret, qui pourrait nous faire penser à quelqu’un de craintif s’abritant derrière l’éventail de sa main. Son corps, dans le mouvement de la fuite ne pourrait que corroborer nos hâtives hypothèses. Quant au cercle rouge, comment ne pas y voir le soleil dans sa phase d’ascension zénithale ?

 

In-formel

Rotation du tableau à 180 degrés

 

  Une simple rotation de l’œuvre nous en aurait livré encore de multiples fantasmagories, à savoir deux faces aussi hilares qu’inquiétantes. Une colorée de bleu, diabolique, l’autre teintée de rouge sang délivrant la physionomie d’un pensionnaire échappé de quelque asile d’aliénés. Deux images d’une folie corrosive dont, bien vite, nous détournerons nos regards de manière à approcher l’œuvre de ce grand créateur avec un peu plus de profondeur.

 

In-formel

« Sur Blanc II » - 1923

Source : Centre Pompidou

 

 

   « Sur Blanc II » : Sans doute le titre doit-il en premier nous alerter. « Sur » indique une position par rapport à « Blanc » qui lui sert de support. Donc une résurgence de la vieille antinomie du fond et d’une présence qui y prend appui. Puis, de la toile, se montrent des forces à l’œuvre, des directions géométriques, des énergies telles celle cosmique ou bien de nature équivalente, ce désir si souvent mis en exergue par Kandinsky lui-même. Mais convoquer le cosmos ou bien le désir revient à convoquer le monde, ses figures physiques aussi bien que sexuelles ou spirituelles. Si l’effort du Maître du Bauhaus est évident quant à sa volonté de s’arracher à la force d’attraction terrestre, l’œuvre, quoiqu’exigeante, demeure en orbite, un œil rivé sur cette réalité qui partout lance ses filins et finit par dissoudre l’esprit dans une manière d’irrésistible fascination. L’abstraction est proche mais sa pureté demeure encore entachée de quelques règles « académiques », quelques canons anciens, quelques dogmes  qui la  retiennent de livrer l’entièreté de son être.

 

   Mondrian ou le regard essentialiste

 

In-formel

«Composition en losange avec deux lignes»

Source : Le Temps

 

   Ce que les autres peintres - Monet ; Cézanne et les Cubistes ; Delaunay ; Kandinsky -, avaient porté sur les fonts baptismaux de l’abstraction, Mondrian en accomplit la synthèse et en réalise la quintessence. Chez tous ses prédécesseurs dans l’ordre de l’informel, si l’intention était de dépasser tous les reliquats initiés par le naturalisme, l’imitation, la vraisemblance, l’esprit sans concession qui se nomme Mondrian le porte à son acmé. Dès lors plus de trace, fût-ce à titre infinitésimal de la courbe à connotation paysagère, de la teinte faisant signe vers la chair, du trait initiant un possible contour, pas même la tache de couleur pure, laquelle, interprétée à l’extrême, pourrait toujours rejoindre le rouge d’une lèvre, le vert végétal, le bleu céleste. Il faut donc partir de ce qui existait à titre d’essence - la vibration colorée des Nymphéas ; les motifs allusifs de la Sainte-Victoire ; la géométrisation du Joueur de guitare ; les Cercles rythmiques de Delaunay ; la cosmo-esthétique de Sur Blanc II -, afin de déboucher sur ce pur esprit qui dit la tension à la limite de l’épreuve picturale. Un autre pas eût été franchi et l’on aurait abouti à une œuvre peut-être encore plus radicale que « Carré blanc sur fond blanc » de Malévitch où encore, à titre d’empreinte, le jeu figure/fond joue, certes a minima, mais joue tout de même.

  

   Forme pour la forme

 

   «Composition en losange avec deux lignes» est cette épure de la vision qui a renoncé à tout type de représentation autre que la représentation elle-même, autrement dit la forme pour la forme. Comment mieux dire l’absoluité qu’à l’aune de cette exigeante et indépassable tautologie. Bien des principes philosophiques situés à la cimaise d’une pensée exigeante se résolvent par ce qui paraît n’être qu’une aporie, un tour de passe-passe, mais ne résulte jamais que des méandres d’une longue et fructueuse méditation. Car, avant de pouvoir formuler cette surabondance qu’est toute tautologie il est nécessaire d’en avoir étayé solidement les conditions de possibilité.

  

   Ascétique rhétorique

 

   « Losange » est cette pointe acérée tel l’Absolu qu’elle vise sans ambiguïté. Le carré repose sur l’extrémité de l’un de ses angles, subtil équilibre qu’un simple souffle pourrait compromettre. Le fond est ce blanc pur qui, loin d’attirer le spectateur à soi, le tient à distance. Le rapport des couleurs est cette dialectique sans concession qui n’admet nulle autre valeur que celle des opposés. Quant à la forme - si l’on peut encore l’évoquer sous ce vocable ambigu, chargé d’ordinaire de polysémie -, réduite à sa plus simple expression, ne figure que sous l’espèce de deux segments dont la jonction si périphérique disparaît presque dans son ascétique rhétorique. Tout ici est évacué des paradigmes qui fondent l’habituel pivot de toute picturalité. Nul recours au rassurant portrait, aux épanchements floraux de la nature morte, à la familiarité animalière, aux personnages mythologiques ou allégoriques, aux scènes historiques, aux concrétions de l’imaginaire.

  

   Univers monadique

 

   Tout ici est en tout sans qu’il soit besoin d’un addendum, d’une explication extérieure, d’une main étrangère agissant à titre de complément. Ici la complétude est atteinte d’emblée, ce qui veut dire que la forme est réalisatrice de son autogenèse (concept maldinien productif s’il en est), que nul regard venu d’ailleurs ne lui apporterait ou ne lui soustrairait quoi que ce soit. De quoi donc aurait en effet besoin la simple intersection de deux lignes, sa présence (non « sur » ce fond, qui serait encore spatialiser la perception, lui donner un point d’appui), mais « en » ce fond qui ne lui est ni support, ni réceptacle mais qui joue au même titre que ce qui vient en présence simultanément (nullement avant ni après, ce qui serait encore temporaliser, c'est-à-dire doter d’une existence alors qu’il ne s’agit que d’essences). Cette simple et rapide énonciation au sujet de l’œuvre lui attribue aussitôt une position singulière, la dote d’un univers monadique au sein duquel tout s’équivaut, tout tient en suspens, rien ne se crée ou ne dépérit, nul phénomène de corruption ne saurait s’y inscrire. On croirait avoir affaire au ciel des Idées Platoniciennes où la règle du fixe l’emporte sur celle du variable, du fortuit, du toujours renouvelé.

 

   Totalité close sur elle-même

 

    Evoquant cette superbe autonomie, de facto nous postulons une infinie liberté puisque chaque élément de la « composition » ou plutôt de la « manifestation » est un pur avènement de soi, donc inaltérable, inaliénable, son enceinte monadique la mettant à l’abri de toute hypostase qui en ruinerait l’essence. Totalité close sur elle-même elle ne nécessite nulle autre « conscience » que la sienne pour se connaître et rayonner à partir de son être. Pour cette seule raison, visée ou non par quelque regard elle n’en demeure pas moins identique à ce qu’elle est : une pure forme jouissant de soi. Elle a définitivement aboli le Tout Autre que soi puisque son principe autosuffisant lui assure sa propre éclosion, le surgissement de son épiphanie.

  

   Une manière d’autisme

 

   Si la notion de « cadre » s’avérait essentielle pour les œuvres dites classiques, isolant le sujet des tentatives de dissolution dans le réel proche (rejoindre le portrait, le paysage, le thème mythologique), rien dans l’abstraction ne court le risque d’une confusion par contiguïté en raison même d’une singularité qui les confinerait à une manière d’autisme. Peut-être, seul le sujet autiste est-il libre au seul motif que le Monde est Son Monde. Il n’y a nulle séparation mais seulement osmose, fusion, intégration simultanée des parties dans le tout. Il suffit de voir un artiste schizophrène à l’œuvre pour comprendre immédiatement que l’environnement proche sur lequel il agit, ses objets de prédilection, font partie de lui tout comme il fait partie d’eux. Bien évidemment, dans ce contexte, le terme de « « liberté » devra s’entendre sous sa connotation hautement ontologique, à savoir manière d’être et non position sur une échelle éthique.

 

   L’abstraction visée à l’aune de l’œuvre réaliste

 

 

In-formel

Des Glaneuses, Musée d'Orsay

Jean-François Millet

Source : Wikipédia

  

   Violence faite à la forme

 

   L’une des caractéristiques du tableau réaliste, c’est bien évidemment de se référer au réel. Et comment s’y réfère-t-on ? Tout simplement en sortant du cadre de l’œuvre et en rejoignant par le biais des motifs qui y figurent des équivalents situés dans l’expérience. Si la démarche de l’art abstrait se donne telle une pure intellection, un appel au concept, une épreuve d’idéation, le mouvement initié par le réalisme, tout imprégné d’empirisme plonge ses racines dans la plus entière concrétude. Complétude contre concrétude. On saisira ici combien ces démarches s’opposent dans leur esprit. L’in-formel (accentuons-en le sens grâce à l’interposition d’un tiret) est nécessairement une violence faite à la forme. Il faut imprimer une torsion à ce qui est connu, faire basculer ce qui tenait de soi sous la loi de la pesanteur, de la logique de l’horizon, des relations entre les choses, puis, à la faveur d’un chiasme introduire de l’inconnu, de l’étonnant, du déconcertant. Les polarités habituelles disparaissent, les ensembles signifiants éclatent en mille fragments, le spectre se décolore, les relations figurales se réalisent selon de nouveaux schèmes. C’est tout un univers qui se déploie avec sa mécanique propre, ses lois perceptives, ses rythmes et ses tempos jusqu’ici ignorés.

  

   Réalisme : solution de continuité

 

   Mais considérons le tableau réaliste de Millet. Il se donne à voir telle une scène de théâtre dont on aurait installé les tréteaux, ici,  devant nous. Aussi bien nous pourrions, à titre de glaneurs, y figurer sans que cette irruption pose problème car nous serions les égaux de ces femmes occupées à leur tâche. Le tableau réaliste est, par définition, ouvert. Il n’est nullement retranché dans une autarcie qui l’isolerait du monde ambiant. Tout fait sens qui peut être rapporté au monde extérieur et c’est bien pour cette raison que sa facture est « réaliste ».

   Nous voyons ces glaneuses et nous pensons à la demeure qui, bientôt, sera leur havre de paix. Nous saisissons les épis et déjà le froment se présente, la farine douce, le pain chaud à peine sorti du four. Nous observons les meules de paille au loin et ce sont les hommes qui apparaissent, « les travaux et les jours » qui se laissent deviner. Ainsi du paysage s’ouvrant sur d’autres paysages. Ainsi des ouvrages, du ciel, de la terre, de l’eau sans doute présente à proximité. Ce monde-ci de la toile, ce monde-là de la vie sont en étroite correspondance ; l’un appelle, l’autre qui lui répond. Un peu à la manière des poupées gigognes, un fragment de réel s’emboîtant en abîme dans un autre fragment. Jamais le tableau réaliste ne nous déconcerte. En quelque sorte il est notre naturel prolongement. Tant et si bien que la toile pourrait se confondre avec le réel à la manière d’un trompe-l’œil que nous ne nous en serions même pas aperçus. L’homme, l’œuvre : une solution de continuité, deux sites communiquant de plain-pied.

 

   « Sans titre » de Marcel Dupertuis - Seconde approche

 

   Si, à l’évidence, l’effort de cet article s’est préférentiellement porté sur les différences de nature opposant réalisme à informel, il convient maintenant d’en renforcer la compréhension à partir d’un parallèle établi entre « Des Glaneuses » et « Sans Titre ». (NB : « Sans Titre », combien ce « défaut » de nomination nous introduit, d’emblée, dans l’espace libre des inatteignables, ce qu’est toute abstraction en son essence).

  

   Ordre rhizomatique du réel.

  

   Chez Millet les significations sont données d’emblée à partir de la scène du tableau qui diffuse son être à l’ensemble des communautés homologues qui parcourent le quotidien. Nous avons déjà montré comment transite, de linéament en linéament, un contenu en direction de son analogon : l’épi, la farine, le pain et par voie directement extensive, le foyer, la famille, l’inclusion dans une vie sociale, l’appartenance à une présence universelle. Le sens, ici, progresse à la manière dont un tapis est tissé de l’entrecroisement de ses fils, une réalité entraînant une réalité contiguë. Jamais de rupture, jamais de hiatus, les sèmes s’enchaînent avec la même souplesse que met un glacis à unifier les éléments épars d’une composition.

   Cette constatation calquée sur le mode langagier nous oriente à y reconnaître l’effectuation même de la parole. Les motifs de l’œuvre communiquent sans césure, créant par leur rythme propre la fluence du discours verbal, lequel déroule sans interruption les associations lexicales qui relèvent de la pure logique syntagmatique. Observant « Des Glaneuses » nous pouvons facilement initier le parcours d’une fable prenant sa source dans le sol nourricier de la toile puis la transposer en d’autres lieux, en d’autres temps, sans qu’aucune contradiction ne vienne perturber la trame de notre fiction. Le recours à la métaphore végétale nous aidera à saisir ce fonctionnement interne.

   Les diverses textures de la toile se lient et se déplacent selon le mode du rhizome, à savoir ce réseau souterrain horizontal qui éploie son règne à même une profération continue. Il y aurait comme une symphonie mondaine initiée par la réalité même de la peinture, chaque point local trouvant sa correspondance dans un point d’univers qui constituerait, en quelque sorte, son équivalence.  Ainsi de la glaneuse qui, par-delà l’espace et le temps, rejoindrait la longue cohorte des travaux de la terre par lesquels l’homme se porte en avant de son être. Ce qui est à percevoir dans l’amplitude de ce mouvement ininterrompu, c’est la participation du singulier à l’universel. La toile ne demeure nullement dans son cadre mais l’excède toujours par un continuel élan qui la déporte de soi et ne l’accomplit qu’en raison de cette transitivité. Le réalisme justifie le réel qui, en retour, l’autorise à paraître. Autrement dit, c’est parce qu’il y a du réel que le réalisme peut se montrer en sa plus exacte manifestation.

  

   0rdre arborescent de l’abstraction.

  

   Le mode d’être de l’informel prend le total contrepied de cette donation mondaine dont le tissu paraît pouvoir s’étendre infiniment sans qu’aucune limite ne lui soit jamais imposée. Sans doute un problème de fond porterait sur le degré de liberté du réalisme toujours inféodé à une esquisse avec laquelle il jouerait en écho. Poser le problème de cette façon revient à faire surgir la question majeure de l’autonomie. Vue sous cet angle, l’œuvre de Marcel Dupertuis s’affranchit de toute contrainte - ce qui est le propre de l’abstraction -, et ne réfère à rien d’autre qu’elle-même. Son énergie, son vocabulaire plastique, ses décisions formelles, la manière dont elle se donne à voir, tout ceci rompt avec l’idée d’aliénation, tout ceci profère la dissolution de quelque entrave que ce soit. L’abstraction est jouissance de soi ou bien n’est pas.

  Si la parole était l’aspect langagier du réalisme, ici c’est la voix qui s’impose, par brèves émissions, par interjections, onomatopées, coups de cymbales résonnant dans le pur espace de l’accompli. Chaque son suffit à établir le cercle de sa profération. Chaque forme procède à sa désocclusion. Nul besoin d’une cantate à plusieurs voix, nul besoin d’une polyphonie. Chaque émission vocalique, une brève dans cet éclat rouge suspendu dans l’absolu, une longue pour ce fragment en forme de sinusoïde et tout est offert comme cet unique libre de soi, cette décision n’appelant nulle altérité, ce noyau de franc autisme affirmant la puissance de sa royauté.

   C’est bien pour cette raison intensément monadique qu’une œuvre abstraite ne se peut jamais comparer à telle autre œuvre abstraite. Viendrait-il à l’idée de mettre en relation le premier cri de l’homo sapiens (cette pure abstraction) et celui poussé aujourd’hui (cette autre abstraction) par l’homme archaïque du bush australien ? Comme s’il s’agissait uniquement de communication, de message lancé au-dehors de soi par ces concrétions minérales non encore totalement investies d’un mode de relation sociale ? Non. Chez le primitif le cri est pur cri de soi, extase de son être hors de la gangue matérielle dont il émerge à grand peine. Le cri pour le cri comme chez Munch. L’in-formel franchissant la barrière de chair, le son fendant la coque du réel, y traçant l’espace du tragique.

    Oui du tragique dont, à son corps consentant, toute œuvre non-figurative est le vivant et terrible emblème. Regardant « Losange avec deux lignes » ou bien « Sans Titre » à quoi donc se rattacher sinon à l’immense solitude humaine qui sonne le glas de l’être ? Orphelins de toute forme directement signifiante nous avançons dans la nuit de l’angoisse, nous progressons le long de l’abîme, autrement dit nous assurons notre liberté. Toute liberté est lutte, combat éthique contre soi, dépassement de cette bestialité originelle qui, encore, s’agite sous la ligne de flottaison avec ses assauts limbiques, ses entailles reptiliennes.

   Ce que l’œuvre réaliste nous tend à foison, cette terre, ce ciel, cet homme, cet objet, voici que l’abstrait nous le retire nous laissant seuls face à nous, face au monde, cet horizon de l’incompréhensible en son mystérieux foisonnement. Ce qui est paradoxal ici, c’est que nous sommes démunis en même temps que comblés puisqu’il ne dépend que de nous d’avoir les cartes en mains : c’est là le devoir de l’homme face à sa propre liberté. Il est SEUL à être en cause. Il est cri, il est forme, il est jet de soi en direction de l’être.

   Mais nous parlions d’arborescence. Oui, cri, forme, éléments cellulaires sans vocation particulière, sans horizon différencié (le réel, lui, est toujours différencié), tout s’élève de soi dans le ciel vide de l’œuvre telles ces flammes, ces torches gagnant l’espace, tels les fiers peupliers, tels les cyprès-chandelles (ces dagues de la Mort - une abstraction de plus), tels ces menhirs aux décisions verticales, ces indéfectibles et singulières présences qui ne vivent que d’elles-mêmes, pour elles-mêmes en relation sans doute lointaine, par nature, mais non en pensée, avec les cercles de Delaunay, les explosions cosmiques de Kandinsky, les éclatements blancs de Cézanne, les arêtes vives du Cubisme, les lignes orphelines de Mondrian.

   Tout ce qui transcende le réel est nécessairement affecté d’une rigueur abstractive, d’un ascétisme formel puisque le ciel qui attend est cet invisible tutoyant la massive concrétude terrestre. Si le réalisme pouvait envisager dans le champ de sa présence la lourdeur, la massivité du dolmen, l’abstraction elle, en apesanteur, ne pouvait que faire se dresser le mégalithe poussant son cri en direction des étoiles. En mode linguistique, tout ce qui faisait sens à se situer dans le syntagmatique du réel, s’allège ici de toute pesanteur pour gagner la spontanéité du paradigmatique. La phrase réaliste à l’ample période cédant la place à la cavalerie légère du mot isolé, chacun d’eux traçant dans le derme de l’œuvre ce sillon pareil aux cercles initiés par la chute d’une pierre dans l’eau.

   « Sans Titre » joue cette subtile et unique partition du surgissement paradigmatique, mot à mot, coup de cymbale après coups de cymbale, gouttes infiniment suspendues dans le cercle d’un puits. Ce n’est bien sûr que par défaut que nous convoquons ces métaphores sensibles qui ne feraient que nous égarer sur le chemin semé d’embûches du réel, lequel en raison de ses solutions toujours visibles, cette meule de foin, ces jupes brunes, ce ciel taché de blanc sursoit à nos propres décisions et nous installe dans l’infini verbiage du monde.

   Seul le silence peut proférer à l’aune d’une liberté puisqu’il est gros de réserves latentes que notre conscience actualisera afin de se connaître et de se porter dans le chemin de l’ouvert. Or, à le frayer, nous sommes SEULS, ce qui en fait la beauté et constitue une redoutable épreuve. L’existence est cette tension, cette position de non-repos qui nous met au danger de nous-mêmes si nous ne nous mettons en quête d’en déchiffrer la constante énigme.

 

   Position de « Sans Titre » dans la galaxie picturale.

 

   « Sans Titre » ne convoque ni le prisme visuel des nymphéas où les motifs floraux jouent en mode complémentaire ; ni la vision victorienne de Cézanne dont les motifs dissociés visuellement finissent par s’imbriquer ; ni l’éparpillent spatial du Cubisme au terme duquel un objet se donne comme la forme à recevoir ; ni le concept circulaire d’un Delaunay qui contient à titre de trace l’évocation de quelque réalité ; pas plus que la perception cosmique de Kandinsky allusive du microcosme humain.

   « Sans Titre » est foncièrement IN-FORMEL, c'est-à-dire détaché du réel sensible. A  l’instar de Mondrian et peut-être d’une façon encore plus radicale il vise un essentialisme dont la traduction plastique est ce qui émerge de l’idée, du concept, de la sphère intellective dès l’instant où le pinceau appose sur la matière du subjectile ces empreintes, ces mots qu’il faut bien consentir à prononcer - ils ne sont que des atténuations du cri -, si l’on veut donner à la liberté de créer quelque assise au terme de laquelle elle se rendra visible. Nous regardons « Sans Titre » et nous demeurons face à NOUS. Rien qu’à NOUS.

 

 

 

 

 

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2 mai 2018 3 02 /05 /mai /2018 09:00
Saisissement du Rien

         « Life is nothing more than an illusion »

                               (Macbeth)

                       Œuvre : Dongni Hou

 

 

***

 

« La vie n’est autre qu’illusion »

 

***

 

 

 

   On dit vous verrez tout se passera bien. On dit ceci mais on se sait en territoire de non-vérité, en terre apatride, en monde où rien ne se donne qu’à l’aune d’un compromis. Il faut se dépouiller de sa peau, en faire l’offrande à l’existence qui, en retour, nous paie en monnaie de singe. En monnaie de dupe, clinquante, trébuchante,  dont le chiffre ne figure ni à l’avers ni au revers. Et la carnèle est cette mince vibration, ce fil singulier qui dit la ténuité de toute vérité. A peine une bulle à la face de l’eau. Tout est effacé qui faisait signe. Tout se dissout dans un grand bain de soude et d’acide sulfurique. Et il y a des solfatares à l’odeur perlante qui exsudent le long de votre anatomie et vous n’en pouvez chasser les tristes humeurs qui sont coalescentes à votre esquisse humaine, trop humaine.

   Enfin, maugréant,  soufflant et piaffant, vous faites avec, d’ailleurs vous n’avez nullement le choix. Décide-t-on de se débarrasser de son appendice nasal au prétexte qu’il partage la topographie de votre visage en deux ? Et, peut-être, la rend disgracieuse. L’humanité aurait bien pu se passer de cette éminence, la remplacer par deux trous, une simple dépression. Les décisions de la Nature sont parfois si déconcertantes !  Il faut souffrir, avoir enduré, avoir tendu ses bras décharnés au-dessus du vide afin que quelque chose de l’être-au-monde consente à dévoiler sa face de péripatéticienne. Oui, de Fille de Joie qui ne se donne qu’à mieux se retirer. La garce, la fieffée catin aux hanches volubiles, aux lèvres voluptueusement purpurines, à la robe envolée façon Marilyn Monroe ou bien manière flipper d’autrefois. La Pin-up on se l’envoyait à coups de vingt balles, à coups de reins vigoureux et il ne vous restait jamais, au final, que les poches vides et le furieux TILT inscrit au fronton de l’Allumeuse.

   Imaginez. On avance, sereins le long de la vie, sifflant, les mains dans les poches, le nez au vent. On se laisserait aussi bien butiner par le nuage, on confierait volontiers  son corps au vent, se ferait lustrer de soleil, emplir les yeux d’étoiles. Autrement dit on gamberge de-ci, de-là, avec l’insouciance qui sied aux amants ou aux idiots, mains en haut du guidon, air de bedeau ou de communiant. Mais on se réveille bien vite de cette bluette pour songe-creux. Soudain, au détour des rues, l’air est vif, les rafales coupantes et l’on enfouit ses mains au profond des poches de peur que le blizzard ne vous ampute des raquettes terminales qui font de vous un homme-debout qui peut, quand bon lui semble, se saisir d’une fleur, d’une main douce aux ongles vernis, s’emparer d’un livre aux feuilles doucement onctueuses avec leur senteur de papier d’Arménie.

   Imaginez. On avance dans le créneau de la rue. On aperçoit une vitrine avec, dedans, le plus bel objet qu’on n’ait jamais vu. Un splendide maroquin, un jade précieux, la plume d’un simorgh, enfin du sublime à portée de main. On tend les perches de ses bras, on déplie les boules de ses poings, on ouvre l’éventail des doigts et PFUITT, plus rien que le vide avec ses fanfreluches de Néant tout autour, ses boucles tellement évanescentes, blond platine, qu’elles se fondent avec la rumeur solaire, pareilles aux mèches soufrées de la Fille du flipper.

   On est quittes pour une belle désillusion. On en pleurerait de dépit. Avoir eu, si près, là, tout au bout de la braise de son regard ce dont, depuis toujours, on attendait la venue et nous voici dépouillés, plus nus que la nudité, ne sachant que faire de ces inutiles battoirs qui ne se sont emparés que d’une image fuyante, dérobée sitôt qu’aperçue. Il en est parfois ainsi des amours, fussent-elles roturières, qui font trois p’tits tours et puis s’en vont. La Belle n’est plus là, il ne demeure que la fragrance de son passage, le geste primesautier de sa main gantée, le tournis de sa jupe à festons, la promesse d’une caresse et la dague de la détresse plantée dans le bleu opaque des sentiments. On n’en meurt que lentement, à petit feu, on mijote dans la mauve mélancolie, on a le regard vitreux, l’âme empâtée, l’esprit embué. Et, de nos idées, il ne demeure guère que quelques escarbilles que le vent aura tôt fait de dissiper dans le premier Mistral venu.

   Alors on erre infiniment. Tout au bord du monde. Tout au bord des autres. Tout au bord de soi.  Imaginez. On avance,  hagards, tels des somnambules dans le couloir livide qui ne débouche que sur d’autres couloirs livides avec, parfois, des intersections identiques à des nœuds de verre, à des transparences de labyrinthes, des convulsions de Ruban de Möbius. Une fois en haut, une fois en bas, cul par-dessus tête, continuels allers-retours comme dans les Scénic-railways, on s’accroche au vertige, on lance les grappins de ses pouces et de ses index qui ne happent que brume et ouate. On ne voit ni n’entend. Du reste cela n’a guère d’importance. On s’est brusquement décillés, là tout au fond du Grand Tonneau des Danaïdes dans lequel on versait des pelletées d’espoir, on jetait des luxes de croyance. Le fond est sans-fond on s’en est aperçus avec l’égarement des innocents et la stupeur de ceux dont les yeux perclus de plaies ne regardent que l’envers de leurs paupières et la meute ferrugineuse du Mal.

   Maintenant on SAIT la grande duperie du monde, le jeu sans billet gagnant, la loterie qui tourne à vide, la tombola avec pour seul numéro gagnant le ZERO. Tout cela on le sait depuis le tumulte de son corps, les bubons de ses yeux, les serres de ses mains qui ne serrent que des nèfles dont on ne pourra même pas faire le moindre nutriment tellement leur chair est fade, inconsistante, urticante. Elle est là la VERITE VRAIE : miroir aux alouettes, lapin sorti du chapeau, des clous et des fifrelins comme aurait dit mon Oncle grand consommateur des fruits du réel, ceux qui craquent sous la dent, inondent votre palais de bonheur et vous décident à enfiler un jour après l’autre, tant que le fil durera, que le bout n’est que virtuel, les perles de la vie, les sonnantes et trébuchantes, celles sur lesquelles on peut compter tant qu’on a des yeux pour voir et des tiges digitales pour palper ce qui vient à nous.

      Imaginez. On avance, on recule, on fait du surplace, on se regarde de loin comme dans un miroir, dans une glace déformante qui, en réalité, vous revoie la seule image qui vaille, celle de votre intime déformation. On se croyait beaux tels des éphèbes, à la fière allure apollinienne et voici qu’on s’aperçoit tels que l’on est, des genres de Quasimodo avec bosse et gambettes déformées et toutes les Esméralda du monde peuvent bien se consoler, jamais on ne les rattrapera, leur virginité sera sauve, on est bien trop nigauds, empêtrés en soi pour occuper un autre espace que celui de son corps martyrisé, pour penser ailleurs qu’en la maigre citadelle de sa propre tête, cette grenade obtuse qui, même dégoupillée, ne ferait de mal à un moucheron.

      Imaginez. On avance et l’on s’aperçoit que tout est faux, clinquant, brinquebalant, emprunté, aux risibles contorsions d’amuseurs de foire, aux boniments inénarrables de camelots en goguette, de bateleurs perdus dans l’écume mousseuse de leur propre verbiage. Partout ça volubile et caquète, partout sont les borborygmes et les galimatias de la bêtise plurielle. Partout on se trémousse, se pavane, gonfle son jabot de piètres onomatopées.  Oui, on vous le dit, tout ne vit et ne croît qu’à enduire sa face de fausseté, qu’à exhiber du tréfonds de son âme quelque mièvrerie bien rythmée qui n’impressionne que son émetteur, nullement son destinataire. C’est ainsi la destinée humaine est pavée de bonnes intentions, seulement les pavés sont mal équarris, les nids de poule légion, les bosses multiples et nul ne longe le chemin de l’exister sans chuter dans quelque ornière dont il ne se relève qu’avec contusions et hématomes, la foi vacillante, la croyance entamée, l’optimisme de guingois. Parfois, comme le proférait mon Oncle à la cantonade, il faut prendre une gamelle, après on apprend à marcher droit !

       Imaginez. On avance et on s’aperçoit qu’il n’y a, le long des rues, que des décors de carton-pâte, des personnages de la commedia dell’arte, des Polichinelle bossus, des Arlequin balourds, des Sganarelle fourbes, des Signora entremetteuses, des Pantalone avares et bougons. Et du côté de la Comédie Humaine du bon Balzac on trouverait encore quelques spécimens mettant en exergue les travers des Existants selon bien des déclinaisons.

   Alors, tout ceci bien pesé on comprend pourquoi le Père Cézanne d’Aix-en-Provence peignait sans relâche sa Montagne Sainte-Victoire. Il voulait lui arracher sa vérité, en peindre l’essence la plus raffinée, la plus subtile. Mais, dites-moi, l’essence, vous en avez vu, vous,  en chair et en os, tout au moins le début d’une manifestation ? Moi pas, pas plus que le créateur des « Joueurs de cartes » n’en pouvait saisir le fin brouillard, en happer le mince filet de fumée se fondant dans le ciel ingrat de Provence. Il faisait quoi, peignant et repeignant sans cesse le motif de la Sainte ? Il cherchait à porter au jour l’âme même des choses, à commencer par la sienne, l’évidence est si manifeste que dire ceci est un truisme. Enfin.

   Vous avez remarqué combien la touche est fuyante, aquarellée, finement aérienne ? Vous avez vu l’esquisse à peine légère, ce mince trait mauve qui court le long des arêtes pour en dire la fuite éternelle ? Vous avez observé l’obsession récurrente des blancs que laissent paraître les nombreuses réserves opérés dans la trame du papier ? Tout ceci est tout sauf gratuit. Les teintes si fluides, les contours si peu précis, cette manière d’éléments glissant le long des autres, s’effaçant à mesure de leur parution, cette représentation qu’on croirait celle d’un peintre si peu sûr de lui, tâtonnant, hésitant à imprimer dans l’œuvre le sceau d’une volonté bien trempée est, en fait, le sommet de la rhétorique picturale. Quelques attouchements, quelques vibrations, une économie de couleurs et tout se montre comme l’indicible dépliant son secret, juste un liseré au bord de l’être de la Sainte-Victoire.

   Mais dire ceci ne saurait suffire à témoigner de l’épreuve humaine face à ce qui la dépasse de la dimension proprement effarante du sublime. Ce dernier plonge dans la catalepsie, ôte la parole, retient le pinceau comme en suspens. Ce que nous montre Cézanne dans les eaux mouvantes de son évocation n’est rien de moins que la fugue de l’espace, cette imprenable dimension ; que la fuite du temps, cette mesure excédant les capacités perceptives de tout individu normalement constitué. Mais ce qu’il dévoile à nos yeux incrédules, à nos sclérotiques tachées de cataracte est identique à la formulation shakespearienne : « La vie n’est autre qu’illusion ». Oui, la vie est constamment en fuite, en écoulement permanent et, ici, bien naturellement, nous pensons à la sentence d’Héraclite : "On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve", énonçant en ceci l’impermanence des choses. A peine se baisse-t-on pour cueillir le brin de muguet que celui-ci se penche vers le sol dans l’attente de sa proche flétrissure.

  

Saisissement du Rien

La Montagne Sainte-Victoire

Paul Cézanne

Source : Wikipédia

 

    Cézanne donc n’avait d’autre choix que de se confronter à la Montagne à la lumière de la fragilité humaine. Peindre inlassablement, une illusion faisant suite à une autre illusion. Peut-être la vérité qui nous est accessible n’est-elle que cette manière de clignotement qui dit une fois la crête de cette façon-ci, une autre fois de cette façon-là. Une vérité polyphonique semblable à la vision fragmentée, en constant renouvellement, en continuel réaménagement des cristaux colorés dans les tubes magiques des kaléidoscopes. Tout dépendant du regard qui s’applique à en viser les formes, de l’inclinaison, de la qualité de la lumière, de sa réfraction sur les mosaïques infiniment animées.

   Une croyance commune atteste volontiers l’analogie entre réalité et vérité, un genre d’adéquation dont on ne pourrait douter. Un cogito qui affirmerait : « Je vois donc je connais ». Certes cette assertion aurait quelque chance de se voir valider si la vision humaine était absolument objective, si l’espace n’avait qu’une dimension, le temps qu’une seule extase, à savoir celle du présent. Or le réel existe, certes, mais n’est pas. Et la nuance est d’importance au seul motif qu’exister consiste à constamment transcender le Néant, alors qu’être est se confondre avec ce même Néant. Jamais de l’être pur ne saurait être convoqué afin de rendre compte d’une présence. Être c’est être, autrement dit nous ne pouvons avoir recours qu’à la tautologie pour échapper à cette aporie.

   La vérité de la Montagne est le recel constant que son être suppose, ne nous livrant que des fragments, des esquisses mouvantes, des dérobades, des évanouissements. Pour cette raison les êtres que nous sommes en profondeur, qui existent sur le mode tragique de la finitude, sont pris de vertige à la seule idée des arrière-plans de la métaphysique. Ce sont ceux-là même dont le Peintre majeur qu’était Cézanne tâchait de s’approprier au prix d’un labeur exténuant. La vérité est à ce prix.

   Imaginez. On avance et l’on rencontre la belle œuvre de Dongni Hou dont le titre est révélateur d’un souci de dépasser les formes pour parvenir à leurs fondements. Conservons-lui sa guise en langue anglaise de manière à ce qu’une étrangeté soit ajoutée à sa dimension allusive :

 

« Life is nothing more than an illusion ».

  

   Shakespeare s’empare avec habileté de cette cécité humaine qui confond volontiers apparences et réalité, fait en priorité confiance aux signaux émis par les sens, attribue au surnaturel la valeur d’une intuition exacte des choses. Êtres fantomatiques, sorcières aux propos ambigus plongent le spectateur dans l’inquiétante zone du mystère au sein de laquelle toute approximation est préférée au discours rationnel et aux opérations logiques de l’entendement. Autrement dit l’illusion devient la règle et l’être de ce qui apparaît demeure constamment voilé, comme s’il y avait danger à s’approprier d’une vision authentique du réel et des événements dont il est porteur.

   La posture picturale de Dongni est l’analogue de celle du dramaturge anglais. Elle en est en quelque sorte l’écho, le redoublement, la mise en scène optique de cette imposture en quoi consiste toute existence confrontée aux habituelles chausse-trappes qui jalonnent le chemin des Errants. Toujours à l’horizon un nuage, une ombre au tableau, l’orage qui gronde et menace.

   Première illusion : Le  Modèle du tableau, tout d’abord, est ambigu. Pour une raison évidente : il ne nous présente que son dos et c’est encore revenir à la métaphore de la pièce de monnaie dont nous ne dévisagerons pas la face, celle qualitative que délivre son épiphanie, mais simplement son revers quantitatif, un chiffre se perdant parmi les milliers de chiffres qui sillonnent l’univers. Le nombre est le versant prédicatif de l’illusion par excellence puisque, aussi bien, jamais nous n’en percerons l’être parmi le fourmillement infini d’une numération qui échappe toujours à tout jugement.

   Deuxième illusion : doit-on LE percevoir ou LA percevoir et selon quels critères déterminants ? Si la coiffure court taillée, le dos musculeux, le massif des fesses fuyant font pencher pour un corps d’homme, le mirage peut persister comme dans ces anatomies androgynes qui disent une fois le masculin, une fois le féminin et nous laissent au milieu du gué, dans l’incertitude d’un savoir clair et assuré. De cette indécision résulte un sentiment de malaise dont l’auteur tragique fait le fond de sa pièce, le peintre la consistance fantasmatique de sa toile.

   Troisième illusion : cette chair à la couleur troublante qui nous placerait face aux salles de dissection des facultés de médecine nous met-elle en présence d’un corps en voie de dissection ou bien d’un organisme vivant phagocyté par une ombre au cannibalisme patent ? Regardez donc « La Leçon d'anatomie du professeur Tulp » de Rembrandt, vous y verrez cette même carnation de carton mâché, cet aspect caractéristique de la mort qui a accompli ses basses œuvres. Même lumière avare, identique teinte mastic d’un corps qui a terminé sa course terrestre, a renoncé à scintiller ici et là sur les allées toujours renouvelées du monde.

   Quatrième illusion : les quelques bulles transparentes sises au bas de l’image, à peine perceptibles, sonnent comme l’allégorie définitive nous appelant à l’ultime dramaturgie de l’effigie humaine. Monde de l’illusion, de l’éphémère, la bulle est le paradigme selon lequel l’homme, parfois, se sert pour jauger le réel. Voyant la belle boule irisée, tel l’enfant aux yeux écarquillés derrière la vitrine de Noël, il tend ses bras, pointe son index. Il ne reste jamais qu’une goutte d’eau et le souvenir d’un rêve qui n’a nullement voulu devenir réalité. Comme les bassins versants des fleuves, illusion et réel n’empruntent pas les mêmes pentes. Ils ont des valeurs ontologiques nettement différenciées. Sans doute, pour nous soustraire à cette troublante dichotomie, n’avons-nous d’autre voie que d’emprunter le chemin de crête qui sinue entre les deux. Celle que Pierre Reverdy définissait en éclairant les voies du surréalisme :

« Le poète est dans une position difficile et souvent périlleuse,

à l’intersection de deux plans au tranchant cruellement acéré,

celui du rêve et celui de la réalité ».

  

   Oui, si belle assertion qu’elle en deviendrait règle de vie manifeste pour qui en percerait l’essence, jusqu’à se confondre avec cette idée que l’auteur de « Plupart du temps » portait au plus haut, substituer au réel illusoire, prosaïque, le seul Réel qui vaille qui a pour nom Poésie et pour site la demeure incomparable de l’Art.

   Poésie, Art sont les deux voies d’accès à la vérité. Nulle dérobade lorsque, tel Reverdy, on écrit dans « Sable mouvant » :

 

« … Alors

Je prie le ciel

Que nul ne me regarde

Si ce n’est au travers d’un verre d’illusion … »

 

   Mais que serait cette illusion si elle n’était de montrer le réel de la poésie. Rien de plus exaltant pour qui vit en cette terre céleste que de donner au langage ses plus belles lettres de noblesse. Ecrivant ceci, je ne peux m’éviter de penser à cette autre illusion dont le psychiatre René Diatkine avait, en son temps, assuré la paternité, cette magnifique « illusion anticipatrice » dont toute mère est porteuse envers le fruit qu’elle tient en son sein, cet enfant qui, issu de l’amour, est à la lettre œuvre d’art, poème en son essence. Y aurait-il plus belle « rêverie » ?

  

 

 

 

 

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7 avril 2018 6 07 /04 /avril /2018 12:48
L’unique trait de couleur

   "Sans titre", acrylique sur toile, La Mézière 2003

                  Œuvre : Marcel Dupertuis

 

 

***

 

 

Trait rouge attend trait rouge

Trait rouge reçoit trait rouge

Unique trait couleur

Simple être-monde

 

*

 

 

   Une question de lexique

  

   Afin d’entrer de manière adéquate dans cette œuvre exigeante, il faut se dépouiller de soi. Ce qui suppose, corrélativement, de ramener le langage à sa « présence nue » (H. Maldiney). Or, qu’est donc cette mystérieuse présence, si ce n’est d’avoir affaire au langage en lui donnant pour appui le Plein et le Vide des mots ? Oui, car les mots, selon leur ordre, se relient à l’entière densité expressive ou bien s’en retirent. Le lexique, malgré son unité, n’est nullement monolithique, taillé dans une forme qui, partout, serait indivisible. Le lexique est polymorphe et pourrait se métaphoriser sous l’espèce d’un relief karstique avec ses meutes de rochers blancs, ses chaos de lapiés ruinés, ses émergences mais aussi ses dolines et ses avens, ses réductions. Toute une dialectique, du creux et de la saillie, de la présence et de l’absence, de la donation et du retrait. Comme si l’enjeu était de jouer en écho avec l’apparition et la disparition, l’être et le non-être,.

   Mais occupons-nous maintenant du minuscule quatrain placé à l’initiale de cet article et donnons-lui une ampleur énonciative dont, à première vue, il paraît privé. Une réécriture donnerait approximativement ceci :

 

Le trait rouge attend le trait rouge

Le trait rouge reçoit le trait rouge

Un unique trait de couleur

Comme simple être-au-monde

 

   Si les variations peuvent sembler infimes, pour autant elles ne doivent nullement nous abuser. Un simple réflexe logique attribuerait plus de sens à cette deuxième forme en raison d’un accroissement lexical. Mais, en réalité, y a-t-il gain sémantique corrélé à  la multiplicité des signes ? Loin s’en faut et il s’agit, ici, de démontrer en quoi l’économie langagière décuple la force du quatrain.

   Le vocabulaire peut se scinder en deux : d’une part les mots qui seront qualifiés de PLEINS (substantifs, verbes, adjectifs) et les mots VIDES (déterminants, prépositions, conjonctions de subordinations, le plus souvent désignés sous le terme de « mots-outils). Bien évidemment, avoir affaire au Trait, au Rouge, à l’Unique, au Simple, au Monde s’investit d’autres valeurs perceptives et conceptuelles que la rencontre avec Le, Un, De, Comme, Au. L’on sent bien, avec cette dernière catégorie des « mots-outils », combien le dénuement se fait sentir, l’expression demeure pauvre. Ce ne sont que des mots-orphelins qui appellent et font signe en direction de mots-parents, de mots-racines qui les irriguent de toute la puissance de leur nomination. A eux seuls, les mots vides ne prédiquent le réel que par défaut. Ils sont dans « l’in-signifiance ».

 

   Une question de retrait en direction de l’essence

 

   Ce détour par le langage était nécessaire de manière à saisir le geste pictural en son essentielle décision. Entourons-le d’une fiction dont il pourra tirer le principe de son fondement. Le jour est à peine levé, enveloppé dans sa parure d’aube. L’atelier est ce plein mystère au sein duquel rien encore n’émerge. Sauf des virtualités logées au sein de l’ombre. Sauf des lignes potentielles celées dans le clair-obscur. L’artiste s’est habillé d’un vêtement dont la simplicité, l’austérité, font volontiers penser à la vêture du moine ou bien de l’adepte de quelque art martial, cintré dans son kimono blanc. Il n’y a pas de bruit encore, ils sont dans la réserve du monde, quelque part au loin, bleuissement d’une longue attente. La toile blanche est posée au sol, traversée d’une lueur originelle. Elle émerge tout juste de la terre qui la retient en son opacité, en son illisible rumeur. La pièce où va naître ce qui est en attente, ce qui depuis toujours existe et va faire effraction, la pièce est au secret, réservant son dire, retenant sa parole dans la teneur de son germe. Rien ne s’y anime que l’esprit du peintre cherchant l’esprit de l’œuvre.

La couleur est en attente.

Le pinceau est en attente.

Le geste est en attente.

 

  Triple suspens qui actualise un ancestral désir, celui d’être-au-monde dans la plus grande exactitude, dans l’authentique venue à soi du phénomène qui encore s’obscurcit, cherche la voie au terme duquel il sera objet singulier parmi les objets de la mondéité. Ce qui vient dans le recueil est toujours nimbé de sacré. Le poète, le peintre, l’aède en sont les intercesseurs. Cela vient de si loin, bien au-delà de l’Histoire, bien au-delà des civilisations fussent-elles égyptienne ou mésopotamienne, cela vient de la mince lueur pariétale qui fait sa vibration à Pech-Merle ou à Lascaux.

 

C’est un simple trait de sanguine qui porte en sa trace

l’éveil de la première conscience humaine.

C’est un trait d’ocre qui dit le combat pour la vie.

Ce sont des points au charbon qui sont les prémisses de l’art.

 

   Tout créateur réactualise l’entièreté de cette étonnante genèse dans le geste qui va maculer la toile, y poser le destin de l’être-humain ici, en ce lieu unique, en ce temps non reconductible, en cet acte qui sera pareil à une nouvelle naissance des choses.

 

Toute picturalité est éclosion :

 

d’elle-même d’abord en son surgissement,

de l’artiste ensuite qui en est l’initiateur,

du regardant qui la portera à sa complétude,

du monde enfin qui la recevra

 

   en tant que ce signe éminent qu’est toute empreinte décisionnelle, cette ouverture dans la nuit du néant. C’est seulement cela et tout cela. C’est l’humain en sa plus haute signification, en son mouvement touché de transcendance. Effusion de la chose muette en son éclaircie. Exhaussement de l’être de l’homme vers l’absolu. Réel qui pare sa cimaise d’un éclat nouveau venu.

  

Là, au foyer de ce qui va advenir, tout a procédé par effacements successifs.

 

La nature n’est plus,

la société une vague brume à l’horizon,

les compagnons de route des effigies sans nom,

les allées et venues des vivants une manière d’exténuation.

Le lointain est loin.

Le proche est loin.

Le sujet est loin dont la pierre de touche

s’est dissoute à même son projet.

 

   Là, au centre de la pièce nue, seule la rencontre d’un Da-sein avec son propre, avec sa plus haute possibilité, faire advenir ce qui demeurait voilé, autrement dit déceler l’hermétique, lui donner sens, y inscrire la lumière d’une vérité. Toute entreprise hors de cette exigence n’est qu’une façon d’anecdote, dispersion d’une existence renouant avec le crépuscule de l’indicible.

 

   Courir après un spectre.

  

  Être humain c’est parler-lire-écrire. C’est tout aussi bien peindre, façonner un vase, dresser un mégalithe qui regarde le ciel. Non avec les yeux vides des moaïs, ces étranges énigmes de pierre dont la vue se retourne vers le corps pour y connaître son sépulcre. Non, des yeux ouverts, immensément ouverts à la compréhension de ce qui est, à commencer par soi dont il faut sonder l’altérité - l’autreté selon Antonio Machado -, avant d’éprouver celle qui se déploie alentour et vous restitue l’entièreté de votre être. Quiconque a regardé son image dans un miroir - je pense au stade éponyme chez Lacan -, a vu son autreté et la poursuit comme cette ombre qui, constamment lui échappe, dont il voudrait qu’elle soit captive.

   Mais que font donc les artistes sinon courir après ce spectre ? L’actualisent-ils dans une œuvre qu’ils n’ont de cesse d’en éprouver à nouveau le saisissement dans une autre œuvre. Ils marchent sur un Ruban de Möbius, genre d’éternel retour du même où leur propre figure déroule son anneau tantôt de cette manière, tantôt de cette autre alors que l’unicité de leur être y est inscrite de toute éternité. Peut-être, nous les hommes, cherchons-nous ce qui depuis toujours nous a rencontré, cette énergie qui nous anime et vibre selon les changements du temps, les fantaisies de l’espace.

   Sans doute l’angoisse naît-elle de cette constante mouvementation qui nous fait perdre la face, qui nous « dé-visage » au sens strict, à tel point que notre image spéculaire se montre sous l’effet dévastateur d’un étrange clignotement. L’être qui nous habite est à demeure. C’est l’exister en sa facticité qui nous prive de sa perpétuelle « monstration ». Aussi nous enquerrons-nous d’en faire lever le phénomène dans ce qui, le plus souvent, ne sont que de pathétiques gesticulations. Parfois le Ruban fait-il halte pour nous délivrer l’éclat de son chiffre. Alors l’œuvre s’y dévoile en tant que marqueur insigne de toute présence, participant à l’emplissement de cette béance que nous pensions vacuité à jamais. Alors du Vide naît le Plein. Alors nous sommes comblés.

  

   Eclair de la donation.

 

   La lumière  est levée maintenant dans l’atelier, mais dans le rare, dans l’attentif. Elle est cette blancheur qui attend l’heure de sa délivrance. Car il faudra une couleur, car il faudra un signe qui inverseront l’ordre des choses. L’espace un instant clos trouvera son rythme. Le temps un moment suspendu se déplacera selon la scansion de l’œuvre. Ni localité, ni temporalité ne sauraient trouver l’aire où s’accomplir sans cette subtile métamorphose faisant basculer le quantitatif dans le qualitatif.

   Soudain l’éclair de la donation  est là qui frappe et inscrit dans la toile la marque indélébile de son destin. Trait rouge attend trait rouge - Trait rouge reçoit trait rouge - Unique trait couleur - Simple être-monde et voici une forme qui dévoile le monde selon l’une de ses nervures, jusque là inaperçue. Cette forme est maintenant autonome, concourant au soutien de son être dans la vastitude des choses. Cette forme est, à proprement parler, à soi, comme l’on dirait de sa propre voix qu’elle est à soi, voulant par là affirmer son double statut ambigu, d’identité avec elle-même, la voix est voix de soi ; d’altérité, la voix est autre, souvent ressentie comme une étrangeté car elle m’habite à mon insu sans que je puisse faire différer la nature de son être.   Parfois même, enregistrée, ma voix me revient-elle en écho sous le signe de l’insolite, de l’inouï au sens propre.

  

   Vibrato de l’être.

 

   Pour la simple raison que l’être est accordé au phénomène comme le revers de la pièce l’est à son avers, toute venue au jour porte en elle les traces d’une stupeur. L’être est toujours l’être de l’étant. Le vibrato d’une voix n’a d’autre explication que cette invisible présence. Au travers du chant, c’est l’être qui nous atteint en plein cœur, la modulation vocale n’est que le dévoilement de ce voilement. Nous sommes toujours à l’intersection des deux dont nous n’apercevons jamais que la partie émergée. L’essentiel se dissimule sous la ligne de flottaison de la conscience qui n’est nullement l’inconscient mais son contraire, la vigilance ouverte à ce qui doit être interrogé comme étant le plus digne d’intérêt, à savoir l’être.

   Ma voix me marque de sa singularité. M’en passer serait amputer mon exister de l’un de ses tons fondamentaux. Cet « à-soi » est le double visage qui fait tenir les choses debout. Je ne suis à moi-même que dans « l’à-soi » de ma propre parole qui vient y surgir et tracer la modalité qui me détermine. Car je suis langage par lequel rayonne l’essence de tout homme. La forme picturale, identiquement, se rend visible par la voix qu’elle profère alors que son être demeure en retrait. Occulté. C’est pour cette raison que son apparaître se donne tel l’éclair traversant et illuminant la nuée. Trait Rouge était en réserve de soi et  voici que son décèlement est cette surprise qui se nomme œuvre, qui se nomme art.

  

  

   Un trait du réel.

 

   Ce trait rouge n’est nullement une fiction, une projection de l’imaginaire mais un Trait du Réel avec sa propre consistance, sa tension par rapport à l’espace, son inscription dans le flux temporel, toutes significations au gré desquelles il dévoile les contours de son éclosion. Que des regards - du peintre, du regardeur, du quidam de passage - viennent s’y poser ou bien s’y soustraire n’en affecte nullement le coefficient de vérité puisqu’en son effectivité elle est cette indépassable évidence qui la tient à l’abri des vicissitudes de tous ordres. Elle est parce qu’elle est. Ainsi le recours à la tautologie, en dernière instance, vient nous sauver de bien des écueils. Comment, en effet qualifier ce qui, par nature, est inqualifiable ? Toujours sa valeur nous échappe à mesure que nous tentons d’en appréhender l’obscur phénomène.

   Son statut apparût-il contingent à des visions distraites, ce trait n’en conserverait pas moins le don d’une transcendance, cette beauté qui le fait rayonner à partir de sa propre assise. Le feu en détruirait-il la matérialité que rien ne serait changé quant à son degré de présence. Toute œuvre parvenue à son dénouement s’enquiert d’une irrépressible liberté. Elle demeure par le simple fait que son « événement-avènement » (H. Maldiney) est hors s’atteinte car aucune objectité n’en entame l’harmonie. Pas plus qu’une subjectivité - cet excès d’anthropocentrisme de la modernité -, ne pourrait en revendiquer la possession, en pratiquer le rapt. Elle est à elle indivisiblement. Tous les ustensiles de la vie quotidienne ont valeur d’usage, raison pour laquelle ils sont infiniment préhensibles. Bien évidemment Trait Rouge se situe ailleurs en une contrée où les entités se sustentent elles-mêmes, sans qu’aucune chose ne soit nécessaire à leur existence.

  

   D’une absence à une embellie de la présence.

 

   Il n’y avait rien à l’origine. Maintenant il y a, tout, simplement. Nul n’ignorera l’allusion à « l’unique trait de pinceau » dans la manière taoïste d’envisager l’univers, de lui donner forme. « Shitao ramène la peinture à sa forme la plus élémentaire et la plus humble un simple trait de pinceau ; mais un simple trait de pinceau est aussi l'Unique Trait de Pinceau, mesure universelle de l'infinité des formes, commun dénominateur et clé de toute création.» (Les textes chinois cités par Lacan).

L’unique trait de couleur

Shitao

Source : Wikipédia

 

 

   De Shitao à Marcel Dupertuis en passant par Pierre Soulages et Franz Kline, une seule et même exigence, tirer à soi ce Trait qui toujours se refuse et ne consent à paraître qu’au terme d’un combat. Le surgissement de l’œuvre est cet éclat qui déchire le monde, en modifie le flux tranquille, en perturbe la trame au long cours. Ne ferait-elle ceci, l’œuvre, procéder à un jaillissement, et alors son énonciation serait si basse, si voilée qu’elle se glisserait dans la cannelure du quotidien sans en affecter la trop immobile topique. C’est du sein même du Trait pensé en son essence que quelque chose de nouveau peut naître. Créer est introduire un coin soucieux dans les certitudes  paisibles de la matière mondaine. Créer, c’est se déranger soi-même et troubler l’ordonnancement des jours et des heures des autres, ceux qui verront et seront questionnés. L’art introduit une réalité distincte de l’arbre, de la colline à l’horizon, du nuage qui suit son cours dans la limpidité du ciel. Avoir rencontré une œuvre en son « avènement », c’est être marqué à jamais par sa présence.

  

   Incise confidente.

 

   Je me souviens avoir été atteint au plein de mon être par la toile de Picasso « Confidence » dans une salle du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Etrange présence, soudain, qui gagne le cœur de votre être. Je me sentais regardé par l’œuvre, en quelque sorte « possédé » par la force de ces yeux au travers desquels je devinais ceux de Picasso, ce regard noir du génie qui vous foudroie, dont jamais vous ne vous remettez. En évoquer le souvenir est encore, bien des années après, de l’ordre du « trouble », du « frisson » comme si un nouveau paradigme de l’espace-temps s’était immiscé en moi, atteignant le centre pathique où tout résonne à la hauteur d’un accroissement ontologique.

 

   Réduire l’œuvre au trait.

  

    L’unique trait de couleur, l’unique trait de pinceau, un cri jeté au-devant de soi afin que s’ouvre la brume et se déclose l’éternel mystère de l’exister. Ek-sister : « sortir du néant » étymologiquement. Il n’est jamais question que de cela. Tous les autres projets n’en sont que les hypostases les plus visibles, sinon les plus pathétiques. Réduire l’œuvre au trait c’est s’assurer de l’essentiel afin qu’il rayonne, ce trait,  et profère à la hauteur de ce que nous en attendons, être sauvés, au moins provisoirement. D’un naufrage.

 

Trois conditions sont nécessaires à cette recherche :

 

le silence,

la solitude,

le simple.

 

   Pierre Soulages, ce connaisseur des vastes plateaux immobiles et silencieux du causse, dans son atelier de Sète, a fait édifier un mur derrière lequel se dissimule le vaste horizon de la Méditerranée. Peignant dans le plus exact recueillement il donne forme au monde selon ces traits de lumière qui l’habitent, qu’il fait jaillir du noir avec la force d’une chose révélée. Le lexique est simple qui nous fait penser à « Unique trait couleur ; Simple être-monde ». Pour lui la couleur fondamentale est le noir qui est bien plus un « champ mental », selon sa belle expression, qu’une valeur colorée qui ferait signe en direction du réel, de son penchant à la  contingence.

 

C’est une énergie que libère la toile,

c’est un esprit qui s’y dessine en creux,

c’est une âme diffuse qui en parcourt les sillons.

 

   L’ouvrage de l’artiste est toujours animé par le souffle d’une spiritualité. Comment pourrait-il en être autrement ? Car, s’il n’y avait ce souffle, de quelle manière différencier l’œuvre d’art de la simple exécution artisanale, laquelle pour remarquable qu’elle est, s’abreuve à des qualités techniques, à des apprentissages, à des actes mimétiques infiniment recommencés ?

   Le simple, le discret, le modeste, tous termes synonymes sans lesquels l’œuvre risquerait de sombrer dans le convenu, le lieu commun, l’ordinaire d’une vision usée à force d’être confrontée aux mêmes scènes. Tous ces prédicats d’une économie des moyens transparaissent dans la plupart des parcours esthétiques. Lesquels s’originant dans le figuratif et la multiplicité des teintes, aboutissent à une austérité dont l’abstraction constitue, le plus souvent, l’ultime pointe du langage pictural.

  

   Expressionisme abstrait.

 

   Le travail de Franz Kline est exemplaire à ce titre lui qui, parvenu au faîte de son art, à ce qu’il est convenu de nommer « expressionnisme abstrait », ne se réfère plus qu’à des figures quasiment géométriques jouant sur le seul clavier du noir et du blanc. Combien ces sèmes fondamentaux jetés sur la toile sont convaincants. Combien ses expériences plus tardives, mêlant des couleurs à cette exigence d’une bichromie, perturbent l’image, la conduisant à un inutile bavardage. Ce que le minimal portait à son acmé, voici que l’ajout, la surimpression, le lui retirent et la toile perd son bel ascétisme, et la clameur colorée obère la rigueur conceptuelle à l’aune d’une extériorité qui lui est infiniment préjudiciable.

  

   La vérité d’une rencontre.

 

   Sans doute faut-il avoir atteint, dans l’espace de la création contemporaine, la profondeur de la méditation taoïste d’une Fabienne Verdier pour manifester cette sorte d’état de grâce au terme duquel le " principe qui régit toute chose" se montre dans le filigrane de la toile comme son phénomène le plus patent. Peinture-calligraphie qui porte en ses traces l’empreinte même de l’être de l’artiste, tellement le souffle vital qui y sinue ne saurait guère différer de celui de sa créatrice. L’énergie qui y est actuellement présente et qui y demeurera est celle d’un corps inclus dans son œuvre, immense Rorschach disant en encre la vérité d’une rencontre, l’originelle, subjectile imprégné d’humain, humain traversé de cette présence autant ineffable qu’ineffaçable. Témoin d’un temps qui n’eut lieu qu’à se prolonger à partir de l’instant qui en actualisa la forme vers un intemporel qui l’attend et en reçoit le don.

 

   Un cercle qui revient à Trait Rouge.

 

   Il y a là comme un « cercle herméneutique » pour utiliser un terme cher aux phénoménologues. Un cercle où se fondent en un même creuset les sens éparpillés du réel. Comme si les vécus pluriels des artistes, partis de la périphérie, trouvaient à se manifester en un sens commun, là, au centre, identique temporalité dont leurs œuvres seraient la mise en ordre. L’exister humain est si partagé par tous (c’est un truisme que d’énoncer ceci) qu’il semblerait toujours y avoir des points de convergence qui en assemblent les expériences multiples et parfois divergentes. Une manière de sol indivis à partir duquel rayonner, émettre des significations, donner au monde une sorte de vision unitaire. L’énonciation « Trait rouge attend trait rouge » laisserait supposer l’existence de deux traits distincts qui n’attendraient que l’instant de leur fusion. En réalité c’est d’un seul et unique trait dont il s’agit, dont on perçoit l’origine alors que sa fin nous échappe tout en haut du cadre.

   Serait-ce ici la métaphore du destin dont la première borne nous est connue - fût-elle floue et lointaine -, alors que la dernière n’est nullement en vue puisque nous en ignorons le terme. Si cette interprétation est l’une des possibilités de l’œuvre, il faut bien lui attribuer la puissance d’une question existentielle à la limite du dicible.

   Le seul trait de pinceau. Autrement dit, si nous consentons à en accentuer les forces latentes, l’unique en son retrait, le seul en sa sublime et inquiétante autarcie. A partir d’ici les substantifs ne désignent plus que des choses sans contour, les verbes perdent leur forme d’action, les déterminants fonctionnent à vide, les prépositions et conjonctions ne coordonnent plus rien. Il ne demeure plus, sur la vaste plaine de basalte de la vie, que : UN, UNE, l’Indéterminé en sa fuyante esquisse. Image en acte de la troublante déréliction : UN seul trait de pinceau, UN SEUL !

 

 

 

 

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8 mars 2018 4 08 /03 /mars /2018 09:57
Opercule du silence

    Zone sensible - Etude - plume, graphite

 Œuvre : Sandrine Blaisot

***

 

 

 

 

                                                                             Le 7 Mars 2018

 

 

 

 

                    A toi qui es en silence.

 

 

   Sais-tu, Solveig, au hasard de mes rencontres, à la confluence de mes rêves, ceci : une forme ovale, une ellipse parfaite, une lunule en laquelle inscrire plus d’une joie, plus d’une perte aussi. Je suis si sensible - mais je sais notre commune disposition -, au clin d’œil des affinités. Souvent bien peu s’en soucient alors qu’elles nous déterminent en notre fond le plus secret. Espace de la rencontre. Comment mieux l’éprouver que dans les salles claires d’un musée, comment en sentir la nécessité ailleurs que dans une œuvre d’art ? Nul ne peut éprouver la qualité d’une toile, d’un dessin,  qu’à y figurer en tant que l’hôte attendu, fêté. Ce qui coïncide avec notre être, ce qui en éploie la membrure, ce qui s’affirme à la façon d’une quintessence, c’est bien notre proximité avec les choses, notre souci d’immédiateté, le plain-pied qui se donne comme notre prolongement naturel. Alors c’est le sans-distance qui tisse les fils grâce auxquels nous sommes en osmose. L’œuvre fait partie de nous comme nous lui appartenons. L’œuvre nous appelle, nous requiert, nous participons d’elle et elle ne vit qu’à être placée sous le régime de notre regard.

   Oui, tu auras remarqué la connotation à dominante visuelle : « clin d’œil », « regard » et ce serait tout de même étrange qu’il n’en soit pas ainsi. D’autant plus que l’étude dont je te parle est une évidente métaphore de la sphère oculaire, Tout y est placé sous le signe de l’optique et de ses corrélats qui ne concernent pas tant le donné des phénomènes que le ton fondamental selon lequel le réel nous apparaît, dont notre « vision du monde » s’empare de nous, parfois à notre insu. Cependant nos comportements en attestent la trace, nos actions en découlent.  Nous sommes déterminés bien plus qu’on ne le croit et les soi-disant détenteurs d’une liberté devraient être plus circonspects.

   Ce qui est à prendre en considération, dans ce travail à la plume et au graphite, c’est d’abord une esthétique, ensuite y deviner une métaphore qui mélange, dans un minutieux tracé, notre propre présence en tant qu’hommes, mais aussi celle de la nature. Le titre « Zone sensible », délimite avec exactitude ce qui appartient à l’une et se retrouve en l’autre selon un genre d’écho. Tu le sais bien, Sol, nul ne peut se détacher d’un paysage : celui qui lui fait face, cet autre qui est le sien propre, à savoir les tonalités qui l’habitent et le font ce qu’il est.

   Ce que l’on remarque en premier, ce jaune qui hésite entre un Nankin et un Paille, en tout les cas une teinte chaude, solaire, qui vient vers nous, se donne avec la nuance d’un bonheur souple. On pourrait s’imaginer au bord d’un lac dans lequel se reflèterait une île de faible dimension que coifferait une végétation, arbres et arbustes, sortes de lianes arachnéennes, le tout figurant une paupière close sans doute attentive à ne pas déranger le destin harmonieux des choses. Donner un autre titre : « Luxe, calme et volupté », voici qui paraîtrait assez bien convenir. « Luxe » pour cette atmosphère raffinée. « Calme », comment imaginer une aire plus apaisée ? « Volupté » enfin car tout silence, tout repos, en sont les inévitables fondements.

   Mais il me faut te préciser ce qui se passe ici, sur ce si nécessaire Causse (« zone sensible » s’il en est !), l’équilibre dont, pour l’instant, il témoigne encore. Pour combien de temps ? Rien ne servirait de « jouer les Cassandre », mais toute attitude en retrait ne serait guère indiquée. Les terres maigres, calcaires, les buttes frappées par le vent, les affleurements de rochers partout présents, l’habitat fortement disséminé, la faible ressource agricole, tout ceci contribue à préserver ce patrimoine naturel. C’est une des raisons pour lesquelles je suis si attaché à ces terres du peu, arides, presque déroutantes, surtout pour un citadin, ces terres isolées qui ne vivent qu’à être oubliées. Vois-tu, il faudrait de nombreux conservatoires naturels (je veux dire simplement décrétés par la sagesse humaine), où, en toute quiétude, plantes et animaux pourraient retrouver une sorte de paradis perdu, un havre de paix dans lequel nulle décision arbitraire ne viendrait s’opposer à la vie en sa simplicité. Seulement du discret, seulement du disponible aux yeux de ceux qui savent trouver, dans la gariotte du berger, dans le muret de pierre sèche, la forme torse du chêne pubescent, l’empreinte même d’une exactitude de leur être. La beauté du Causse ou son équivalant méditerranéen, la garrigue : images d’une authenticité. Les choses y sont vraies, travaillées par le vent, brûlées par la lumière, trouées par le gel, portées à leur paraître sans qu’aucun artifice ne soit nécessaire.

   C’est un grand bonheur - mais je sais que tu l’imagines sans peine, toi la Fille du Nord -, que de cheminer sur le sentier semé de feuilles mortes, de cueillir ici une orchidée sauvage, là de découvrir un érable en feu, encore plus loin de se piquer aux tiges des prunelliers, de se baisser pour prélever une pierre usée dont on fera un presse-papier. Cependant, au milieu de ces remarques sans doute idylliques, commence à percer une inquiétude. Un des arbustes les plus communs de ces sols pauvres, le buis, est soumis depuis quelques années aux attaques de la pyrale, cette chenille vorace qui ne laisse, après son passage, que quelques tiges sèches pareilles aux brindilles d’un antique balai. Mais, me diras-tu, l’insecte rongeur est bien « naturel », il n’est pas invention de l’homme. Certes mais ce prédateur sème un genre de désolation à laquelle il faudrait bien trouver une solution satisfaisante. Je crois aux pouvoirs de la nature de se régénérer, de combattre ses fléaux, de faire succéder à la flétrissure une nouvelle efflorescence. Tout est en continuelle métamorphose sur terre. De cette constatation se lève un espoir. Sans doute la sagesse devrait-elle souffler aux hommes les vertus innées des choses, leur capacité à renaître, tel le Phénix, de leurs cendres.

   L’art porte en soi nombre de modalités thérapeutiques. S’arrêter devant une œuvre, c’est déjà consentir à se laisser transformer. C’est se confier à elle, en attendre une sorte de ressourcement. Autrement, à quoi servirait-il de fréquenter les toiles, de s’arrêter devant une sculpture, de chercher à deviner le langage caché du vitrail ? Ce à quoi nous nous livrons à porter les œuvres à notre regard, c’est bien à en décrypter, précisément, la « zone sensible », autrement dit le côté vulnérable, non immédiatement visible le plus souvent, ce genre de réserve qui ne s’ouvre qu’au prix d’un lent travail de la conscience. Jamais une proposition picturale ne se donne d’emblée telle la chose qui nous fait voir son être. La réalité de toute création est plus complexe. Comme sur les sites sauvages du Causse, la patience conduira le marcheur devant la racine tortueuse qui lui dira le lent et inexorable travail du temps ; face à la touffe de genévrier piqué de ses si belles baies, on dirait l’œil d’un lapis-lazuli ; le long du plateau de calcaire qu’entaille le profond d’un canyon. « Débusquer », est-ce sans doute l’attitude la plus conforme à cette quête du rare et du digne d’être préservé ? Une visite tout en effleurements, une surprise ménagée, l’attente au gré de laquelle cette doline semée de pelouse rare, parcourue de la laine bise des moutons, devient la clé d’un étonnement, d’un déchiffrement des choses et des êtres. Deux artistes semblent pouvoir contribuer, par la nature de leurs travaux, à notre recherche : Henri Michaux et Zao Wou-Ki.

 

Opercule du silence

Henri Michaux La Fuite, 1959

Source : Mearto

 

 

    Ce qui est le plus remarquable, dans l’encre de Michaux, c’est cette vibration, ce suspens, comme si les signes se tenaient seuls dans l’espace, à la seule force de leur énergie propre, genre de combustion interne invisible mais à la limite d’être saisis. On est immédiatement happés par cette étrange présence qui paraît sourdre du papier même, comme si, de sa chair, naissait une cohorte de signifiants pressés mais contenus, cependant, par le pinceau du maître. Sans doute une habileté pour que, d’une non-figuration, surgissent des entités animées dont on ne saurait dire si elles sont végétales, animales ou bien humaines. C’est bien là, cette fusion des genres, des espèces, ce en quoi se manifeste, le plus souvent, la notion de « zone sensible ». A la façon d’un subtil écosystème qui, pour assurer son destin, doit recourir à l’ensemble de ses ressources, ne nullement succomber à la rupture d’une chaîne qui en assure l’essentiel métabolisme.

   Le Causse ne saurait se concevoir sans ses murets de séparation, sans le cornouiller sanguin et les étoiles blanches de ses fleurs, sans ses « cayrous », ces amas de pierre si caractéristiques qui jalonnent, de loin en loin, son horizon, lui confèrent son âme. Pas plus que l’œuvre de Sandrine Blaisot, ce généreux paysage imaginaire - mi-humain, mi-végétal -, ne saurait laisser introduire dans son harmonie la faille qui en ruinerait l’équilibre. Ce qui est précieux, précisément, cette attention de l’homme qui transparaît dans le dessin, y introduit le souci d’une persévérance à être, d’une continuité du vivant, d’une logique qui en traverse la nature. Toute expérience du lien anthropologie-écologie ne se donne que sous les espèces d’une totalité. Chaque fragment ne signifie qu’à l’aune des autres, chaque fragment appelle et suppose l’autre. C’est toujours en quelque sorte d’holisme dont il s’agit, de vision globale hormis laquelle l’édifice ne saurait tenir qu’au prix de vains artifices.

Opercule du silence

Encre - 2000

Zao Wou-Ki

Source : CRAC

 

  

   L’encre de Zao Wou-Ki  s’inspire du même procédé. Dans le semis de l’abstraction, des formes se laissent deviner : humaines, végétales, paysagères. C’est de cette subtile irisation, de ce tremblement, de cette manière d’astigmatisme (il est ici aussi question de regard) que s’élève le « sensible » qui fait « zone », qui fait site pour les existants que nous sommes qui visons, fascinés, l’image du monde qui nous échoit sans que, parfois, il nous soit seulement possible de nous situer dans le concert des événements du monde. Cependant il nous est requis de le faire, de nous sentir reliés, de faire face au firmament criblé d’étoiles, à la galaxie qui file vertigineusement, au cosmos qui s’ouvre comme le lieu de notre habitation.

   Toute zone questionnante est ce constant poudroiement, cet habituel vertige qui nous conduit aux marges de l’abîme. Nous nous y tenons, tant bien que mal, agrippés à nos minces certitudes. Rien n’est plus apparent que l’inquiétude qui nous taraude lorsque nous perdons nos amers, que notre marche titube. C’est ainsi, nous transitons de « zone sensible » en « zone sensible » en serrant dans nos mains des perches de funambules. L’art, loin d’être « inutile » comme le proférait Ben avec un certain humour, est ce rassemblement des choses en un lieu où leur essence est sauvegardée. Nous avons à persévérer dans notre être, tout comme les œuvres ont à nous indiquer la voie sur laquelle cheminer avec le plus de justesse. Toujours le silence s’enclot de mystère. A nous de lever l’opercule qui libère la parole. Nous sommes comptables de ceci : dévoiler la vérité et la soutenir. Les œuvres sont là qui nous regardent !

 

 

 

 

 

 

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13 décembre 2017 3 13 /12 /décembre /2017 09:47
Endeuillement de soi

      « Rien n'est plus beau que notre propre agonie »

 

                         Œuvre : Dongni Hou.

 

***

 

 

 

On dit soi

On dit l’être

On dit l’être n’est pas

On dit le soi n’est pas

On dit le soi n’est pas sans l’être

On dit l’être n’est pas sans le soi

On dit tout ceci dans le Rien

On dit tout ceci et l’on est

Dans l’intervalle

Du jour

Dans le couloir

De la Nuit

Dans la dérive

Du Temps

On dit

Puis l’on se tait

 

***

 

Noire est la nuit

Sombre le rêve

Qui dérivent au-delà du corps

On en sent l’ineffable présence

La fuite à jamais

L’écume de suie

Qui colle à la peau

Cerne l’esprit

Englue l’âme

Le silence est là

Et la langue est crucifiée

La parole

Sise en son antre

La chair clouée

A son étroit destin

 

***

 

Comment sortir

De Soi

S’emplir d’être

Goûter l’ouverture du jour

Rencontrer l’Autre

On ne sait même pas s’il existe

Si sa silhouette n’est pure illusion

Si le Néant n’en est le contour

Le Silence la retenue de son dire

Cousu à jamais

Dans la toile froissée

Du corps

 

***

 

Comment être et demeurer

Là en ce lieu de visions subalternes

De discours mondains

D’irrémédiables fuites

Le long des caniveaux de l’envie

Des moirures droites du désir

Oh le vent est mauvais

Qui glisse entre les triangles aigus

Des épaules

Fore les os jusqu’en

Leur ultime demeure

Une pliure sans avenir

 

***

 

Dans le poème de la chair

Foulé aux pieds

Dans la prose hantée

De bien étranges compromissions

Dans la lame damoclétienne

Qui déjà entaille

Les grises scissures

De la pensée

Nous le sentons l’acide

Nous le soupesons le trébuchet

Qui décidera de nous

Etre soi

Ne pas être

 

***

 

Sur la peau entaillée de noir

Sur le cercle d’argent des cheveux

Sur l’épaule qu’avive une clarté d’étain

Sur l’anguleux visage que visite

La froide lucidité

Voici que se dit la Vérité

En sa chute la plus tragique

Trois mots résonnent

Dans le livide

Et l’inaccompli

Nos mains sont vides

Notre cœur glacé

Trois mots pareils

A des coups de gong

Dans le silence

D’une forêt pluviale

Trois mots

Qui disent et ne disent pas

Trois mots

Qui parlent

Et demeurent

En retrait

 

Négritude

Finitude

Solitude

 

***

 

Ils sont l’hymne

De la Vie

La résonance

De la Mort

Seule certitude

D’une profération

Verticale

O combien

Verticale

 

***

 

Ils sont le refrain

Logé au sein même

De l’acte d’amour

Cette lame plongée

Au plein du réel

Cette douleur

Ce cri par lequel

L’Homme

La Femme

Se disent

En leur cruelle

Absence

 

***

 

L’Être est là qui clignote

Le Soi est là qui demande

Sur les plaines que la Lune glace

L’Immobile s’est levé

Qui

Jamais

Ne s’arrêtera

Là est son refuge

Là est sa raison

D’être Soi

Et de nullement

Etre

Ainsi vit l’Enigme

De son propre souffle

Le vent est tombé

Qui balaie la plaine

Pour toujours

Oui

Pour

Toujours

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4 décembre 2017 1 04 /12 /décembre /2017 11:06
Figure pliée

Œuvre : Marcel Dupertuis

"Figure pliée", bronze,

Lugano 1996, coll. privée.

 

 

 

***

 

Figures droites

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Ainsi les heures claires

Les fêtes et leurs mâts de cocagne

Les geysers

Et leurs colonnes blanches

Appuyées au tumulte de l’air

Les feux rouges des volcans

Leurs bombes qui sifflent

Et tracent dans la nuit

Leurs sillages de beauté

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Ainsi la gloire des Hommes

L’élégance des Femmes

Le jeu des Enfants

Si près d’une innocence

Cette flèche dressée

Dans l’avenir qui chante

L’hymne qui déplie

Sa félicité dans l’immensité

De l’Être

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Aiguilles de cristal bleu

Glaciers

Crêtes enneigées

Montagnes

Hautes vagues

Sur lesquelles se dresse

La blanche voile

De la goélette

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Œuvres d’art

Toiles aux cimaises

Des Musées

Cariatides

Qui supportent les Temples

Poésie qui illumine

Les fronts

Les porte au Sublime

Gerbes transcendantes

Des Idées

Leur chatoiement

Leurs arêtes polychromes

Haute Parole

Des Prophètes

Voix tonnante

De Zeus

Supplication prémonitoire

De Zarathoustra

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

 

   Tout dans le droit, le vertical, l’élan vers le ciel qui accueille et reçoit tel un don le vol unique du milan noir, cette flèche à laquelle nulle résistance ne saurait s’opposer. Seulement le trajet d’une volonté dans l’espace qui vibre et frémit.

  Trace blanche du supersonique, il fend l’air de son étrave d’acier. Brillante. Aiguë. A l’inextinguible pouvoir de franchissement, de réduction de ce qui, là-bas, n’est encore qu’une vague tache sur la toile de l’imaginaire. Le loin qui fond sur le près. Porter l’Homme au-delà de ses propres contrées dans le district où rien n’a lieu que le silence de l’éther, le bleu profond, cette image de l’abysse céleste dont chacun est affecté en son plein, qu’il redoute et affectionne tout à la fois.

   Haute érection de l’aiguille du transept, cathédrale projetant dans l’infini le luxe de sa gloire, l’espoir des Existants en un monde de rédemption et de félicité. Peut-être … Image de la foi qui brûle la pierre, illumine le vitrail, travaille la conque de l’abside en pliures de clarté, cerne le déambulatoire des lueurs de ce qui pourrait apparaître si, soudain, la chair se transfigurait en esprit, si les mots dépliaient leurs germes fondateurs, si, depuis le silence, se donnait à connaître une Parole unique en laquelle les hommes se recueilleraient et, enfin, seraient les dépositaires de la Joie. Celle, la seule, Majuscule qui n’aurait nulle autre raison d’être que la pure présence, la réalité nue, l’évidence d’une voie atteinte et à atteindre encore et encore.

  Tour de verre et d’acier, stalagmite de diamant, cône tronqué, fulgurance de la technique, elle provoque les anges, assoit la royauté humaine, fomente des guerres à l’encontre du ciel. Le déchire de sa suffisance. Le violente de sa puissance éblouissante, le toise du haut de sa richesse. Tour-rayonnante et les dieux clignent des yeux longuement et l’empyrée se lézarde sous les coups de boutoir des Hauts-Levés sur Terre.

   Colonne sans fin de Brancusi aux faces pures, turgescence dans l’air du masculin qui veut le féminin, le déflore à l’aune de sa  force érectile, lutte d’Eros contre Thanatos, piliers funéraires de fonte à la mémoire des Morts, surgissement du sens contre le non-sens dans le ciel épuisé par l’aveuglement des Vivants. Losanges qui veulent dire la paix, réconcilier les forces opposées, abattre les divisions, dépasser les failles, combler les césures, obturer les abîmes.

   Torches jaunes des peupliers tout contre l’air d’automne. Ils s’élancent joyeusement dans la vaste prairie céleste, ils tressent le cantique souple de leurs feuillées, ils balaient les yeux de leur doux nectar. Ils sont une fête à être seulement regardés.

   Lances des cyprès-chandelles qui soutiennent dans la légèreté le verre translucide du ciel de Toscane, ce paysage du bonheur si près des Exceptions Renaissantes, ces Piero della Francesca, Vincenzo Foppa, Domenico Veneziano, toutes Hautes Figures de la peinture, peinture faite grâce, faite rachat de l’Homme, faite cristallisation du Génie en son éblouissante aura, sa magnificence. Comment parler encore après ceci, la Pure Beauté ? Verticalité des Verticalités, profusion de l’Art, Totalité éprouvée jusqu’au vertige. Vertige, ce somment de la connaissance qui se dit aussi Extase, Êtres en une même communauté de sens. Totalement arrivés. Cernés de plénitude. Emplis de nectar.  

  

 

***

 

Tout chute et sombre

Tout se retire dans le mutique

Tout dans l’horizontal

 

La peine des Hommes

Leur marche courbée

Leur descente aux Enfers

Divine Comédie

Dante en a soustrait

Les cercles de médiation

Le Purgatoire

Les cercles de plaisir

Le Paradis

Ne demeure

Qu’une ligne

De basse visibilité

Ne se montre

Qu’un rayon de poussière

Dans le bitume mortel

Ne se révèle

Qu’une ambroisie frelatée

Qu’une boisson maléfique

Par laquelle

Se dit le Tragique

De la Condition Humaine

Peut-être eût-il mieux convenu

D’en tracer la présence

En minuscules

En points de suspension

En simples tirets

Pour dire l’extinction

Du langage

Son incurie à annoncer

Les contes de la joie

A proférer le baume

Le rassurant

L’apaisant

Le digne

D’être entendu

Reçu à la façon

D’une obole divine

Les dieux sont loin

Qui ne jouent qu’entre eux

La partition du Rien

Qui n’ont d’effectuation

Que la risée du Néant

Dans la demeure vide

Du Ciel

Les Hommes les ont mis à

Mort

 

 

Figures pliées

 

 

   L’homme est courbé sous un faix dont la provenance lui demeure cachée. Il ne sait vraiment s’il subit le Péché qui l’a évincé du Paradis, si l’aporie de son sort est coalescente à la profération de la mort de Dieu, si sa mission face au Destin a été insuffisante, fautive, déficiente, si son engagement au regard des autres, du monde n’a été qu’un tissu lâche, une suite de coupables irrésolutions, une dérobade perpétuelle. En connaître la sûre origine, ceci suffirait-il à le réconcilier avec lui-même, à obturer les failles dont il se sent atteint en son fond, à redresser sa confondante silhouette ? Le dessein est si vaste, l’entreprise si difficile, l’avancée sur le chemin du retour à soi tellement ourdie de fils entremêlés, semée de buissons, visée d’étranges couleuvrines !

   L’homme de bronze que nous tend avec justesse de vue et habileté de production Marcel Dupertuis, cet homme (avec une minuscule à l’initiale, signe de son irréversible aliénation)   figure l’exact opposé, mais ô combien complémentaire, de « L’Homme qui marche » de Giacometti. Il en est l’esquisse rabattue, le plan vertical s’effondrant sous une charge qui le dépasse et ne dispose plus son regard qu’à voir la pierre, la poussière, à deviner la marche du bousier, à frayer son chemin parmi les tapis de cloportes et des lucanes à la robe noire,  à la cuirasse d’acier impénétrable. Un monde sans monde semblable à celui dont il est, maintenant, devenu l’observateur médusé, le pèlerin sans espoir, le chemineau sans logis. Mission de l’homme depuis l’origine : « Habiter en poète », seul signe d’une humanité accomplie.

Savoir chanter. Savoir danser. Savoir regarder. Savoir parler.

 

   Voici les quatre impératifs ontologiques selon lesquels demeurer homme et parvenir à la pointe extrême de son être. Faute d’initier une telle cérémonie chantante-dansante-voyante-parlante dans l’ordre du poème (ce qui veut dire aussi de la littérature, de la peinture, du théâtre, mais aussi de l’éthique puisque le beau sans le bien n’est qu’une coquille vide) et alors s’empare de vous la plus sombre des dérélictions et alors le nihilisme en personne frappe à la porte de votre âme et vous êtes un mort-vivant ou un vivant-mort (ce qui revient au même, c’est vous qui choisissez l’ordre selon lequel votre exécution aura lieu). Autrement dit il n’y a guère de voie de salut en dehors de sa propre empreinte d’homme, laquelle est une esthétique que redouble une éthique.

  

Figure pliée

« L’homme qui marche »

Giacometti

Source : Réflexions esthétiques

 

 

   Mais regardons « L’homme qui marche » de Giacometti

 

   Cet Homme en sa forme disante. L’Homme est élancé, visage haut qui tutoie le soleil, allume les étoiles, converse avec la forme libre du ciel, l’ouverture de cette clairière sans laquelle la matière demeure brute, sourde, infondée. Buste incliné vers l’avant du projet, la dimension accomplissante de l’avenir. Bras fragiles, certes, mais allure de quelqu’un muni d’un dessein, animé d’une conscience qui le précède et le tire vers un but au loin qu’il vise comme l’atteinte de ce qu’il doit être. Evidemment la finitude. Mais lorsque celle-ci est envisagée (dotée d’un visage humain) avec la sérénité et l’équanimité d’âme qui lui convient, alors celle-ci n’est nul retrait, donation seulement comme ultime possibilité de l’être d’être-au- monde. Les mains sont solides qui ont caressé, encouragé, trituré la matière, tendu le geste d’amitié, embrassé le cher et le rare. Mains qui sont la proue de Celui qui est dans l’exactitude de l’exister. Et le triangle des jambes amplement ouvert, décision en acte, progression vers l’avant de soi dans la mesure juste de ce qui se montre sans réserve, qui fait don sans retenue. Et la large spatule des pieds fermement rivée à son assise terrestre comme pour dire le sens aigu des réalités, la seule vérité, la marche du destin qui donne et reprend dans un même mouvement d’apparition. Cet Homme est infiniment vertical. Cet Homme est livré à son entièreté sans partage. A son essentiel.

 

   Mais regardons « Figure pliée » de Marcel Dupertuis

 

   Oui, le contraste est saisissant, à tel point que la vision de l’Artiste a dû être traversée de cette antinomie à réaliser en contrepoint de l’œuvre de Giacometti. Comme si un mouvement de transcendance, soudain, devait se plier aux fourches caudines d’une immanence étroite rivant le Sujet à sa plus étrange infortune, fatum des Latins pesant de tout son poids sur les épaules de l’Eprouvé, du Condamné à n’être que cette forme en avant de soi, mais cette fois-ci, non en tant que projet porteur d’une tâche, mais simple signe avant-coureur d’une inévitable chute. « Mais pour quand la chute ?», cette prosaïque question doit miner cet être de l’intérieur, forer en lui de sombres cavités, creuser fondrières et dresser oubliettes, tirer la membrure d’os, son architecture fragile en direction de son cénotaphe.

   La masse est grossière, modelée à doigts rapides, inquiets, ourdis de métaphysique, cherchant à imprimer dans la terre originelle les signes patents de l’angoisse humaine. Dépouillé de ses bras il perd son aptitude à façonner la monde, à saisir l’autre, à explorer jusqu’à la propre planète de son corps. Mais, ici, que l’on ne songe nullement à l’événement de Camus nommé « L’homme révolté ». Ici la révolte est dépassée, toute forme de rébellion abolie. On est bien au-delà d’une insurrection. On est sur le seuil de la dernière mouvance, de la dernière parole, au bord de l’éructation définitive au gré de laquelle connaître la Mort en tant que la Mort, en son effectivité la plus réelle, en sa densité incontournable, en sa grimace la plus grimaçante, en sa glaciation extrême.

   Certes il y a encore une esquisse de pas. Mais au bord du précipice. Mais en vue de l’abîme. Mais au contact du feu de l’Enfer. Un pied déjà dans l’au-delà. Un autre se retenant, s’agrippant à sa plaque de glaise et l’on entend déjà ce bruit de succion, cette musique mortelle du décollement quand plus rien ne tient, plus rien ne fait signe que la bouche édentée du Néant, son blizzard appelant à n’être plus qu’un genre de vent mauvais glissant de vie à trépas. Ici, les « sanglots longs des violons de l’automne » du bon Verlaine semblent une gentille bluette, une blague entre potaches, un pincement sans rire, sans autre fâcheuse conséquence que d’être les vers d’un poème qui s’en va parmi les tourbillons de l’existence, ces feuilles mortes que remplaceront, dans un cycle de l’éternel retour, de jeunes pousses verdissantes.

   Mais ici, rien ne servirait de forcer davantage le trait. Cette belle œuvre témoigne du souci de la modernité qui consiste à nous faire éprouver le frisson pur, nu, à nous faire tutoyer la vérité de la blanche racine qui s’enfonce dans la nuit d’ébène de la terre. Sa finitude à elle, au moins symboliquement, laquelle résonne en écho avec la nôtre, réellement présente à l’horizon de notre être. Ce qui prenait toute sa signification, instaurer une dialectique sans doute abrupte, sans concession : Vertical contre Horizontal, Projet contre Chute, Mouvement contre Repos et hyperboliquement, Vie cotre Mort, pareille à la dernière station du chemin de croix avant que tout ne sombre dans la totale incompréhension.

    D’Homme qui marche à Figure pliée, le chemin atterré de l’humaine condition. « Atterré » puisqu’il s’agit toujours de « terre », de limon, d’humus, l’originel, que reprend la matière artistique, le final que reprend l’existence en son dû. D’une forme l’autre. D’une lumière l’ombre. Du destin debout au destin couché : la courbe d’un Être-sur-Terre.

 

 

 

 

 

 

 

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7 septembre 2017 4 07 /09 /septembre /2017 08:25
Toute représentation n’est que de soi.

Un hommage à Norman Rockwell.

Livia Alessandrini.

Villeneuve 2009.

 

 

 

 

   [ En guise de préambule : ceux, celles qui sont familiers de mes textes auront déjà repéré la résurgence itérative de thèmes qui semblent agir à la manière de clés symboliques inscrites dans une « vision du monde ». Au titre de ces clés, par exemple, la référence fréquente à Rembrandt et à son clair-obscur (dialectique du blanc et du noir, de la vérité et du mensonge…) ; l’allusion à Léonard de Vinci et à son célèbre sfumato (ce flou qui s’annonce comme la marge imaginaire du réel) ; le concept lacanien du Stade du Miroir (comme saisie, par le tout jeune sujet, dans sa prime enfance, de sa propre présence au monde). Ces allers et retours, outre qu’ils s’enracinent dans une perception esthétique, se montrent en tant que schèmes fondamentaux qui traversent la psyché humaine, imprimant en cette dernière les arêtes d’un mode d’exister. Rarement pouvons-nous faire l’économie des fluences qui nous animent, leurs sources fussent-elles oubliées.

   Force des archétypes qui gravent en nous la nécessité d’un trajet, d’un cheminement dont nous pourrions penser qu’il ressortit à l’action impitoyable de la lame du destin. Sans doute les choses sont-elles plus simples qui attachent les ramures de notre subjectivité à telle ou telle expérience, telle ou telle affinité qui fait son cheminement dans l’ombre de notre inconscient sans que nous en sentions la force résolue. Donc, ici, se retrouvera sollicité ce qu’il faut bien nommer « paradigme d’une nouvelle connaissance » dans l’ordre de la psyché, ce Miroir qui nous attire, nous fascine et, paradoxalement, nous porte à notre être en même temps qu’il nous y soustrait. Car voyant notre image, aussitôt nous soustrayons à notre propre réalité l’artefact d’une représentation.]

 

 

Toute représentation n’est que de soi.

Johannes Gumpp Autoportrait 1646.

Premier exemple de triple autoportrait dans la peinture.

Source : Wikipédia.

 

 

   Commencer par Johannes Gummp.

 

   Si ce peintre nous intéresse c’est bien par la mise en scène de l’autoportrait qu’il inaugure sous l’étonnante figure du triptyque.

   * Premier volet : le reflet dans le miroir.

   * Deuxième volet : l’artiste vu de dos.

   * Troisième volet : l’image du visage de l’artiste posé sur la toile.

   Mais ce qui étonne n’est nullement l’originalité du traitement du portrait. Ce qui, au premier chef, interroge, sinon plonge le Regardant en position d’embarras, c’est bien le rapport que cette œuvre pose au fondement de la vérité. Du personnage Johannes Gummp nous ne saisirons jamais qu’une façon de clair-obscur (allusion à Rembrandt), un genre de sfumato (regard en direction de Léonard), un reflet (prise en garde de l’optique lacanienne). Ce qui revient à dire que le Peintre se dérobe, s’efface constamment au gré des divers plans de parution dont il nous fait l’offrande. Oblativité d’une main qui se hâte de se retirer de l’autre. Comme si un mystère ne pouvait être percé.

   * Qui est celui de la personne ?

   * De l’être qui en traverse la présence ?

   * De l’art qui est toujours cet ineffable qui fuit à mesure que l’on essaie de pénétrer en ses arcanes ?

   Une triple invisibilité, un triple effacement, une triple biffure qui viennent nous dire le tremblement de l’ineffable, l’impermanence du phénomène. En effet, tout instant dont on essaie de déplier les feuillets qui l’animent se métamorphose constamment en cette fugue d’éternité qui, toujours, nous échappe. La technique de mise en abyme, ici utilisée dans l’œuvre exposée au Musée des Offices, paraît jouer en écho avec le motif apparemment incontournable de la disparition. Et, au premier chef, avec celui de l’irréalité, de l’illusion, d’une manière de comédie que l’exister jouerait afin de se voiler alors même qu’il semble consentir à se dévoiler.

   * Le visage dans le miroir n’est qu’un halo qui se diffuse dans le tain de la glace.

   * Le visage réel est dissimulé par la forêt de cheveux.

  * Le visage de la toile n’est qu’un habile assemblage de pigments que la blancheur du subjectile nous renvoie sous l’espèce d’un mirage.

   Trois donations qui, en réalité, se réservent et n’écrivent que les mots impalpables d’une inatteignable fiction. Nous qui regardons, par un simple effet de participation ou de contagion  à la limite d’une dissolution, notre forme devient floue, « clair-obscure », si l’on peut dire, évanescente, aussi surprenante que la première impression du tout petit enfant observant la projection de son être sur la vitre magique qui lui adresse la parole virginale de qui il est, comment sa conscience s’informe, son corps se donne à voir, pareil à l’image émergeant de l’ombre dans la mystérieuse alchimie de la chambre noire, cette « camera obscura », la bien nommée, puisqu’elle ne se livre qu’à paraître sur fond d’obscurité.

 

   Poursuivre avec  Norman Rockwell.

 

Toute représentation n’est que de soi.

Norman Rockwell à l’œuvre.

Source : Histoire d’arts.

 

 

   Avant d’en arriver à la proposition picturale de Livia Eléna Alessandrini, il convient de regarder le modèle qui lui sert de trace, d’empreinte, de chemin pour se découvrir, elle-même,  en tant qu’œuvre. Nous ne nous attacherons nullement aux détails qui ne constituent qu’une mise en contexte, une simple constellation au centre de laquelle se déroule l’essentiel du propos plastique. C’est donc du visage de l’artiste dont il s’agit, de la tournure qu’il prend pour se porter au jour, se manifester en tant que cette singularité qui l’affecte en son fond comme une chose à nulle autre pareille.

   Traitement de Rockwell avec, en abyme,  la proposition de Johannes Gumpp. Si d’évidentes similitudes peuvent apparaître, dans la disposition topologique des sujets représentés, dans la mise en situation du personnage multiple du peintre, lequel se situe au centre géométrique de l’image, encadré qu’il est par ses avatars, ses incarnations dans la chair de l’œuvre, ses déclinaisons qui sont tout autant temporelles que spatiales. Il y a un avant du geste dans le regard qui scrute le miroir, un après du geste dans la forme qui se dépose sur la surface de la toile, ces mutations indiquant l’écoulement de l’instant, sa fluidité et, pour finir, sa fixation dans ces esquisses, ces couleurs, cette figure qui se donne à voir au plus près du réel qu’elle prétend représenter.

   Mais le réel qui vient à nous dans son évidence est-il si aisément reproductible au point que le facsimilé qu’il nous propose serait l’exacte duplication du modèle, son double ontologique en quelque sorte ? Mais ici l’on sent bien la limite du discours logique, son inadéquation  à faire du réel une identité qui serait reproductible dans sa vérité à l’aune d’un geste artisanal ou bien artistique. Ce que l’œuvre nous délivre, y compris dans les arts d’imitation les plus raffinés, ce n’est jamais CE visage de chair et de sang qui seul donne la mesure de l’humain, mais seulement UN artifice, un genre d’invention fantasmagorique jouant sur une autre scène que celle où fait fond l’immanence ordinaire des choses. C’est d’une tout autre réalité dont il est question sauf à prétendre qu’homme et art s’équivalent, sont le même, peuvent se confondre dans l’orbe d’une identique émergence existentielle.

 

   Fin de parcours avec  Livia Eléna Alessandrini.

 

   L’œuvre de Livia est donc un abyme au second degré, abyme de l’œuvre de Rockwell, laquelle se reflète dans cette autre œuvre qu’on pourrait qualifier « d’originaire » de Johannes Gumpp. Ainsi s’édifie toute culture qui procède par strates successives, sédimentations de faits anciens, recouvrements formels et sémantiques. Ce qui nous est donné à voir aujourd’hui est une fable dont l’histoire a commencé en des temps qui ne nous sont plus accessibles, sauf par le truchement d’œuvres ou de reproductions mécaniques. Cependant, si l’original s’est effacé, n’est plus visible, son propos nous parvient à la manière d’un écho assourdi chargé d’un sens que la modernité n’a pas altéré, mis en lumière selon d’autres canons, d’autres alphabets, d’autres comportements esthétiques.

   Alors, maintenant, comment mesurer l’écart de l’œuvre contemporaine par rapport à celle de l’artiste Américain ? D’une manière qui n’est nullement cryptée, qui se rend du reste immédiatement visible, nous percevons où se situe le décalage, où réside ce qui apparaît comme prise de liberté. Là où, chez Rockwell, l’image du miroir délivre un calque du visage de l’artiste aussi fidèle qu’on puisse l’imaginer, chez Livia le subterfuge est patent, la transgression affirmée, la sédition consommée. En lieu et place du visage qui devrait déplier son être sur le miroir, c’est l’ombre portée du corps qui surgit comme projetée par une étrange lumière d’outre-vie. Comme si la scène était regardée depuis un ailleurs, peut-être celui d’une méta-physique (autrement dit ceci qui outrepasse la physique, la nature), qui nous surprendrait, existant au monde sur le mode de l’étrangeté. Car si à l’intérieur de notre monde, celui que nous côtoyons quotidiennement, les choses semblent aller de soi, comment en irait-il d’arrières-mondes si, par extraordinaire ils existaient et pouvaient juger de notre bizarrerie, de nos confondants us et coutumes ? Rêve d’un dieu, mirage d’un prédicateur fou, hallucination qui portait en ses plis la juste mesure, idéale, parfaite, absolue qui n’est jamais que le rêve d’un enfant dans sa touchante puérilité, sa naïveté, sa confiance en définitive, sa croyance en une explication située hors de lui, qui prétendrait le sauver. Une terre transcendante en quelque façon.

   La projection ténébreuse sur la face hallucinée du miroir décrit l’exact trajet inverse de celui décrit par Lacan sous le beau vocable « d’assomption jubilatoire » lorsqu’il commente la pure joie de l’enfant prenant acte de sa présence et de son inaliénable identité à laquelle s’attache l’arche d’une liberté sans partage. Ici le processus est inversé qui pourrait recevoir le prédicat de « chute déceptive » pour ne pas dire « funeste », comme si se confronter à sa propre représentation confinait au geste du meurtre. Se voir afin de mieux se détruire. Bien évidemment, dans cette interprétation à la limite de l’autoportrait dans sa triple apparence, s’insinue plus qu’une insoumission, une pure et simple opération de déconstruction du sujet qui s’annihile à même l’ombre que sa présence produit, ou, plutôt, son absence. L’extrême est atteint en son aporie. Le ciel ouvert de l’être qu’aurait dû logiquement délivrer le reflet dans la glace se voit entièrement obéré par cette sourde cécité, par ce regard tronqué qui n’appelle que l’horizon de la terre de l’exister, sa fermeture, son irréversible contingence.

   Le déhanchement de l’artiste, son irrépressible tension, sa question au bord d’un vertige afin d’apercevoir qui elle est se solde par cette brutale énigme, cette réponse qui n’en est nullement une, genre de néant venant à l’encontre avec son caractère d’irrémédiable obturation. Un verrou est tiré qui scelle l’œuvre à n’être que cet appel dans le vide, comme Simon du désert prêchant une prophétie sans témoin au milieu du mirage des dunes et du souffle aride de l’harmattan. Oui, de l’harmattan, ce vent inhospitalier qui assèche le paysage et le noie dans une extrême invisibilité. Plus rien n’est alors reconnaissable, pas même le visage d’un monde pourtant familier. Tout est relégué au centre d’une ombre sous laquelle les choses ne se discernent plus, ne se distinguent plus les unes des autres, parole si confuse qu’elle confine à une aphasie en tant qu’événement prédictif d’une mort du langage. Le monde ne serait plus dicible !

  

 

 

 

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3 mai 2017 3 03 /05 /mai /2017 10:27
« La vie est un songe ».

Songe diaphane.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   Attestation de sa propre présence.

 

   Décontenancés, sans doute le sommes-nous à contempler cette existence fragile qui semble si démunie, si exposée aux yeux scrutateurs alors qu’elle-même ne saurait voir qui la regarde. C’est une telle privation de liberté que d’être livrée au monde sans que ce dernier se manifeste en retour. Toute vision suppose une réflexivité, un dialogue, une mise à distance qui soit, en même temps, relation, échange, colloque. Faute de ceci les choses tournent à vide et le silence qui entoure le corps est pareil à la vitre d’un labyrinthe qui réfléchit à l’infini l’écho d’une solitude. Être, c’est recevoir une attestation de sa propre présence. Or, ici, qui pourrait la fournir à cette figuration humaine qui semble en quête de son identité, mais aussi de celle de l’autre afin qu’une voix s’élève qui vienne rompre l’esseulement ? Tout énonce la perte de repères. Le fond rouge est comme un absolu sur lequel l’être ricoche, trouve son ultime empreinte, un dernier refuge mais qui n’est aucunement salvateur, néantisant seulement. Nul accueil dans ce dais de sang éteint, dans cette braise presque consumée qui attend de ne plus paraître, de devenir un passé, un langage privé de mots. Couleur de terre incendiée que ne pourrait coloniser ni une maigre savane, ni la végétation étique d’une garrigue. Terre sans espoir, terre de clôture ayant abdiqué sa promesse d’accueil de la graine, renoncé à la belle mission de la germination.

 

   Ici, en ce lieu, en ce temps.

 

   Certes le tableau ici dressé est bien sombre. Correspond-il seulement à une possible réalité ou bien est-il la projection du sentiment d’un drame à venir ? Comment pourrait-on donner une réponse objective à ce qui, par nature, n’en a pas ? L’œuvre d’art est toujours le lieu de réception d’une subjectivité, l’aire d’une singularité de la pensée, d’une particularité du ressenti. Il ne s’agit pas de s’enquérir d’une vérité infaillible mais d’éprouver seulement et d’enfouir en soi le résultat de cette attente. Car nous attendons. C’est le moins que l’on puisse faire face à une peinture. Nous attendons, en réalité, qu’elle nous révèle notre propre condition. Oui, regarder l’autre, l’interroger, est toujours faire de la question un début de réponse, tracer la prémisse qui nous dira qui nous sommes, ici en ce lieu, en ce temps. Guère d’autre alternative que de se situer au centre du jeu. D’en devenir l’un des protagonistes. D’en recevoir l’immense don. Vivants, nous sommes conviés à endosser un jeu de rôles, à être ce Fou, cette Reine, peut-être ce Pion dont l’humilité nous fera nous confondre avec la grande marée anonyme des déplacements sur le grand et souvent illisible échiquier du monde.

 

   Colin-maillard.

 

   Le jeu du Chasseur et du Chassé a toujours déjà commencé. Le prédateur guette la proie et la proie se dissimule aux yeux de celui qui la condamne depuis que le temps fait tourner ses horloges. Obsession de tous les instants de celui qui veut assouvir sa faim. Angoisse permanente de celui, celle qui se sentent en danger. Jamais le lérot ne dort en sécurité qui guette dans le ciel les cercles erratiques mais terriblement orientés du faucon. Tuer est une loi, mourir une fatalité. C’est ainsi la grand livre de la Nature est une suite d’illustrations de meurtres et de crimes, un cruel bestiaire avec ses rivières de sang pourpre et les feulements des assassins dans la bourrasque de neige. La mort arrive en catimini et plonge d’un seul coup ses dents aiguës dans le cou fragile qui se métamorphose en une mappemonde teintée de deuil. Puis tout retourne dans un ordre apparent alors que l’aube est rouge du sang que la nuit a abrité en son sein. La nuit prochaine relancera le cycle éternel du possesseur et du possédé, inscrivant dans le marbre l’inévitable dramaturgie existentielle.

 

   Transparente blancheur.

 

   Alors, pouvons-nous attribuer un destin si funeste à celle que l’Artiste a nommée « Songe diaphane » ? En effet, il semblerait qu’il y ait un évident hiatus entre la proposition figurative et l’interprétation sceptique, pour le moins, sinon tragique que nous en donnons. Un songe qualifié de « diaphane » ferait plutôt signe en direction d’une transparente blancheur qui serait alors synonyme de beauté, de délicatesse, sans doute associée à une joie tout intérieure qui se rendrait visible au dehors à même cette subtile retenue, ce murmure discret. Cette ambiance de sérénité, de calme, de pureté nous est offerte dans une belle phrase de Prosper Mérimée :

« Elle a l'air d'être en porcelaine, tant son teint est beau, transparent, diaphane ».

   Parlant avec tant de délicatesse du teint d’une personne qui demeure anonyme, comment en effet, pourrait-on en déduire que sa destinataire éprouve quelque douleur ou bien se trouve sous l’empire d’une souffrance ? Ici, tout rayonne et gravite autour de cette blancheur qui est, à l’évidence, le signe d’une pureté, l’appartenance au site d’une origine dont l’innocence naturelle ne peut qu’ouvrir les portes d’un bonheur à portée de l’âme. Et, à peine avons-nous évoqué ce beau mot de « diaphane » qu’il nous faut nous enquérir d’un autre qui n’a pas moins de séduction, sans doute de charme et d’ouverture à ce qu’un rêve évoque de liberté illimitée, de promesse, de don. Bien évidemment, c’est de « songe » dont il est question. De « songe diaphane » qui plus est. Ce dernier qualificatif réalisant l’amplitude déjà patente du signifiant qui en est la cible. Tous, sans doute, portons-nous en nos plus vifs désirs d’être visités par quelque chose qui serait sinon de l’ordre de la grâce, du moins d’une volupté, du dépliement de soi dans une sorte de connaissance extatique. De dépassement en tout cas du lest mondain qui fait en général injure à notre volonté d’atteindre ce cœur de la fleur où brille le nectar pareil à une sublime ambroisie. Partage du domaine des dieux, serait-ce dans l’éclair de l’instant.

 

   Poliphile ou Calderón ?

 

   Mais alors de quel songe nous parle donc l’Artiste ? Du songe de Poliphile ou bien de celui de Calderón ? Ou bien des deux à la fois ?

   Commençons par celui, très remarquable, de Poliphile dont le patronyme signifie « qui a de multiples objets d’amour ». Dès la nomination apparaît ce qui pourrait se donner comme une perversion morale mais qui ne témoigne que d’une volonté d’embrasser la beauté en ses multiples aspects. Une manière d’idéalité que contrecarrera, bien évidemment, la densité obtuse du réel. Poliphile, amoureux de Polia, voyage en songe dans un monde merveilleux que rythment des ruines antiques bordées de jardins édéniques et de buissons aux allures de sculptures ouvragées. Parvenu à l’île de Cythère, sous les auspices de Cupidon, dieu de l’amour, Poliphile au comble de la félicité, s’empresse de serrer sa maîtresse dans ses bras, mais ne demeure que le vide et les tresses d’air qui sont les attributs d’un rêve. Le songe de Poliphile avait la consistance de la chimère, non l’autorité du réel. Le voici orphelin de celle qui meublait ses pensées.

   Est-il tissé de cette illisible matière, le rêve de la Divine au regard oblitéré ? Une idée poursuivie dont on ne peut saisir la fuite ? Une offrande de soi que ne reçoit nul destinataire ? Un espoir qui se dilue dans les brumes d’un illusoire désir ?

 

   « Et les songes rien que des songes ».

 

   Après les déconvenues de Poliphile, voyons la lumière très particulière de la pièce de Calderón : « La vie est un songe ». Dans cette comédie baroque du XVII° siècle espagnol, Basile, roi de Pologne, vient de perdre son épouse en couches. Celle-ci venait de donner naissance à Sigismond. Parvenu à l’âge adulte, ce dernier que son père avait endormi à l’aide d’un narcotique, attendant un possible miracle de l’occultisme, Sigismond donc sort de son sommeil au terme d’une âpre lutte qui le conduira à une consternante prise de conscience : la réalité est-elle simplement une fiction ou bien est-ce le sommeil et le songe qui l’habite qui est une réalité ? On voit combien cette posture métaphysique demeure sans réponse à la seule puissance de son invocation et au trouble qu’elle entraîne à sa suite.

   Le prisonnier racontant son « rêve » finira par ces mots :

 

« Qu’est-ce que la vie ? Un délire.

Qu’est donc la vie ? Une illusion,

Une ombre, une fiction ;

Le plus grand bien est peu de chose,

Car toute la vie n’est qu’un songe,

Et les songes rien que des songes. »

 

   Est-elle ourdie de cette toile sombrement entrecroisée des fils funestes du destin cette Innocence en voie d’accomplissement ? A peine sortie de l’enfance, comme Sigismond confronté à l’incertaine lisière qui sépare le rêve de la réalité, elle erre en terre étrangère, séparée de soi puisque, encore, aucune complétude ne l’a atteinte pour en réaliser l’aventure humaine.

   

   Les épines du mal.

 

   Convenons-en, ces deux hypothèses tirées de chefs-d’œuvre de la littérature, portent les cruels stigmates d’une condition humaine régie par les ombres ténébreuses de l’illusion. Du monde, rien ne serait vrai que cette comédie, cette parodie qui nous ferait prendre la vie pour argent comptant alors qu’elle ne serait que roupie de sansonnet et bluette fredonnée dans un air printanier qui l’effacerait à mesure de son chant incertain. C’est bien souvent le rôle dévolu à la comédie que de comporter, en son envers, dans le retournement de ses basques chatoyantes les épines du mal, les inflexions de la désolation. Mais tout ceci, cette dramaturgie en sourdine est-elle au moins contenue dans l’œuvre ou bien toutes ces allégations ne seraient-elles que l’effet d’un « rêve éveillé » qui comporterait nécessairement sa marge d’erreur, sa part de doute ? Quelques symboles rapidement évoqués nous inclineront à penser qu’une métaphysique est opérante sous les aspects d’une peinture que l’on pourrait qualifier « d’austère » sans qu’aucune connotation péjorative ne vienne en ternir la beauté. Seulement une rigueur de l’analyse.

 

   Géographie du dénuement.

 

   Bien évidemment, l’obturation de la vue est déjà une perte irrémédiable. Ou bien involontaire et la liberté est atteinte. Ou bien acceptée et cette même liberté est entachée d’une sombre et incompréhensible complicité. Et ces épaules fuyantes qui semblent témoigner d’une lassitude à tout le moins, ou bien d’un renoncement à figurer parmi le monde avec la belle assurance de celle qui veut surmonter son destin et connaître la force d’exister. Quant aux deux bras pendant de chaque côté du corps, disent-ils l’abdication à agir, à imprimer dans le réel l’énergie de celle qui veut dominer la matière à la façon d’un démiurge, façonner un univers selon ses propres lois ? Et ces genoux dont l’étonnante sagesse en ferait presque oublier la présence ? Et ces pieds qui échappent au regard tant ils se confondent avec le sol qui les porte. Les aires visibles du corps paraissent en proie au plus vertical des dénuements. Quant au reste de l’anatomie, dissimulé dans cette ample robe blanche qui se déploie à la manière d’un blanc suaire, de quoi témoigne-t-il sinon d’une présence sur la pointe des pieds, d’une modestie si affirmée qu’elle menacerait d’être corrosive tel un bain d’acide rongeant la plaque de zinc ? Une ultime épreuve avant une disparition. Et s’il s’agit d’un jeu de Colin-maillard, où sont donc les Autres, où sont-ils donc ?

 

   Tragique beauté.

 

   Cette interprétation, marquée au sceau d’une négativité, ne manquera de surprendre de nombreux Voyeurs de cette belle œuvre. Oui, Belle, car beauté ne rime pas nécessairement avec piété comme si regarder une oeuvre revenait à énoncer un acte de foi en sa faveur. Parfois l’art convoque le tragique pour la simple raison que toute beauté accomplie est insoutenable. Elle nous fait faire l’épreuve du réel en sachant que ce dernier aura le dernier mot, effaçant même la cathartique figure du songe. Comment mieux dire la parenté de la beauté et du tragique qu’en évoquant la mort du Philosophe présocratique Empédocle ? Ce dernier, selon la légende, se serait précipité dans le fleuve de feu de l’Etna pour la simple raison que la vision du Beau est indissociable du sacrifice. Hölderlin, le Poète des Poètes avait trouvé l’étonnante formule de « drame-tragédie » pour qualifier le geste du Philosophe. Sans doute voulait-il signifier par-là l’acte sublime qui faisait d’Empédocle un humain rejoignant les dieux, l’essence du drame étant associée à la figure de l’homme, celle de la tragédie à celle d’une déité. Etonnante rencontre qui n’existe qu’au titre d’un renoncement à soi qui se présente en tant que le comble de l’amour. Là tout se fond dans l’Être sans distinction aucune. Être beau, pour l’homme, c’est toujours se confondre avec l’icône d’un dieu. Destin terrestre se fondant dans celui, céleste de la Beauté. Il reste à méditer longuement sur la beauté, sur les icônes qui en portent l’éclat, le regard de ceux qui contemplent qui en métamorphose inévitablement le sens. Bien évidemment l’épilogue ne signe jamais sa clôture tellement sont ouvertes toutes les hypothèses, tellement sont plurielles les perspectives selon lesquelles on considère ce qui nous interroge. Nombreux seront peut-être ceux qui projetteront sur cette belle image la lumière de la joie, comme si cette Jeune Vie en attente de son déploiement portait en elle toute la grâce qui nimbe ordinairement les fronts lisses et unis des jouvenceaux ? Il y a, en effet, une évidente fraîcheur, une innocence qui émane de ce subtil retrait du monde. Peut-être ne témoigne-t-il, en réalité, que de la nécessaire réserve qui précède toute sortie de soi parmi la multitude ? Nous demeurons disponibles à toutes les paroles de l’art dont l’essentielle valeur plonge dans l’authenticité. Assurément, ici, s’énonce une vérité. A chacun de la saisir selon ses propres affinités. Il faut, pour un instant, retrouver l’ingénuité de notre âge d’enfant et passer de l’autre côté de la toile. Devenir une attente. Peut-être pas de plus belle révélation que ce suspens. Il nous dit l’illisibilité de l’être en même temps que sa nécessité de le penser. Alors nous questionnons !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 décembre 2016 2 27 /12 /décembre /2016 16:59
Tache noire sur fond blanc.

« Hiver ».

Œuvre : André Maynet.

 

 

De quelle image s’agit-il ?

 

Avec les images, il en va toujours de notre compréhension à leur sujet. C’est un monde nouveau qui paraît et nous interroge. Comment pourrait-il en être autrement ? Par définition toute image est fascinante, c'est-à-dire qu’elle nous convoque bien au-delà du visible dont elle paraît constituer l’immédiate effigie. Plus nous regardons, plus nous nous heurtons au carrousel complexe de la polysémie. Pullulation du sens qui vibre tout contre la paroi de notre intellect avec l’insistance que met le bourdon à visiter le calice des fleurs. Que retenir de ce qui se montre qui ne soit pure décision de notre volonté ou bien fantaisie de notre activité fantasmatique ? L’objectivité n’existe pas. Seulement le marais indistinct des subjectivités, la brume diffuse des affinités. Alors nous disons l’icône sous des modes divers.

Nous disons le noir et le blanc, leur fondamentale opposition, leur valeur absolue comme si, hors d’elles, ces couleurs qui n’en sont pas, n’apparaissaient que le divers, le relatif et le chaos des contingences. Nous disons le noir associé aux ténèbres primordiales, confondu avec l’indifférenciation originelle. Aussitôt nous faisons jouer en mode contraire le blanc en tant qu’étrange parution du vide, tension insoutenable du silence. Puis, insatisfaits - comment pourrions-nous nous contenter de la première hypothèse venue ? -, nous nous réfugions dans une manière d’échappatoire qui convoque l’irreprésentable. Nous donnons à cette impression la consistance éthérée d’une proposition métaphysique comme si le Modèle ne surgissait provisoirement du néant qu’à y mieux retourner. Mais, là encore, nous demeurons sur notre faim. Notre irrésolution est grande qui réclame une esthétique, exige un mouvement de transcendance. C’est l’immédiat surgissement du tableau de Kasimir Malévitch de 1915 qui s’impose comme la réalité la plus vraisemblable. « Carré noir sur fond blanc », position extrême du suprématisme, où la forme pure se dégage comme la seule possible pour amener l’art à sa position la plus haute, la dimension spirituelle. Noir, blanc, carré deviennent des formes indépassables, abstraites, conceptuelles, donnant site à l’abstraction la plus verticale qui soit afin que l’esprit humain, amené devant le « degré zéro » de la peinture, ne s’esquive nullement dans un sentiment faussement complaisant ou bien un romantisme qui le détournerait du sens de l’œuvre. Malevitch nous met au pied du mur, afin que notre habituelle paresse intellectuelle, fouettée à vif, se loge dans la chair vive de l’œuvre plutôt que de se dissimuler dans des postures qui, la plupart du temps, ne sont que des faux-fuyants.

Tache noire sur fond blanc.

« Carré noir sur fond blanc ».

Kasimir Malévitch.

 

 

Et, maintenant, à bien considérer les choses, notre allusion au tableau du Maître Russe est-elle aussi gratuite qu’il y paraît ? Sans doute, à première vue. Mais à aiguiser son regard on devine les points de convergence, les analogies, les intentions congruentes. C’est la nécessité de toute œuvre vraie que de coïncider avec son essence, à savoir livrer d’elle-même la nervure la plus signifiante qui soit. Or, cette dernière ne fait signe qu’à se révéler dans une exigence formelle, une pureté, la simplicité qui détermine son unité et la porte à son accomplissement. Alors, que choisir de plus rigoureux que cette silhouette humaine ne jouant que sur un bi-chromatisme élémentaire, se fondant sur l’aridité aussi bien climatique que conceptuelle du thème hivernal ? Cette jeune apparition que nous nommerons Frimas, voyons en quoi elle possède toutes les qualités de ce qui, jouant avec les valeurs essentielles d’une figuration, porte, par là-même, l’intention qui l’anime à se révéler comme une proposition plastique adéquate, une œuvre dont nous ne pourrions différer qu’à en occulter les racines, à n’en percevoir qu’une prose sans objet réel.

La thématique hivernale est si bien choisie qu’il s’agit d’en percevoir la singularité vis-à-vis de toute énonciation artistique qui se veut exacte, authentique, sans détours. Les variations saisonnières (tout comme la méthode des variations phénoménologiques travaille à mettre à jour les esquisses plurielles des choses), les fluctuations donc feront apparaître dans quelle mesure nous aurons affaire à un langage de l’ordre du poème, non à une énonciation bavarde. Le printemps en tant que période du renouveau, de la turgescence de la sève, de l’agitation florale est bien trop mobile, trop soucieux de paraître sous de multiples silhouettes pour pouvoir retenir longtemps notre attention. C’est à l’instant où nous croyons saisir le bourgeon qu’il éclate et se déploie en une corolle capricieuse que le premier vent agite dans l’air primesautier. Ce que le printemps annonce, l’été le porte à son acmé. Temps de la feuillaison, des trajets multiples, de l’exubérance, comment faire confiance à ce tumulte incessant, à ce hourvari que se saisit du monde, à cette confusion qui, mêlant tout à tout, berne les sens, les abuse et les soumet aux mirages perpétuels ? Quant à l’automne, si un réel apaisement l’incline à devenir un temps plus apollinien, mesuré, faisant place à une relative sagesse, cette saison n’en demeure pas moins le lieu d’une ambiguïté, d’un paradoxe dans lesquels peuvent se lire, tout à la fois, le regret de l’été, l’impatience d’un printemps, cette insatisfaction permanente de l’âme se traduisant par cette inévitable mélancolie qui, souvent, est l’antichambre de la dépression, donc de l’instabilité, de la fuite en avant des choses.

 

Frimas : tache noire sur fond blanc.

 

Notre description de Frimas n’aura d’autre but que de faire apparaître en quoi consiste sa venue essentielle au monde, la simplicité qui en tresse la subtile croissance, la vérité dont elle est la source, à l’instar du blizzard qui ne souffle que pour souffler, n’ayant cure ni des gens ni des lieux qu’il traverse depuis la nécessité qui l’anime de l’intérieur. Ce qu’avec Frimas nous trouverons essentiellement : ce moi profond qui détermine l’être, non le moi superficiel qui ne sait s’orner que d’apparences. Frimas est debout dans le plus simple appareil. Frimas est enveloppée de blancheur, pareille au masque du mime qui dit en mode silencieux la tragédie humaine et la donne à lire aux Voyeurs selon leur propre perspective. Elle, qui est là dans la splendeur, fait corps sur un carré blanc qui la livre dans la plus sûre fidélité de qui elle est, une Divine que rien ne saurait atteindre sauf une vision exacte. Frimas ne demande rien. Frimas n’attend rien. Elle est là tout comme peut l’être la statue de marbre dans l’enceinte sacrée du Temple ou bien dans l’espace clos du Musée. Rien ne trouble. Rien ne divertit de soi. Luxe suprême d’une conformité avec sa propre essence.

Le froid est là, tout autour qui cerne et isole, cristallise et porte à la plus grande proximité d’une origine, d’une pureté. L’air, affuté comme la lame du silex, serre le front, ceint le visage, l’étrécit à la mesure d’une décision première. L’amygdale du cerveau est cette demeure de cristal dans laquelle les idées sont claires, étrangement spacieuses alors qu’on pourrait supputer tout le contraire. Seules les idées déliées, passées au filtre d’un impératif catégorique peuvent porter les jugements beaux et faire croître ce qui mérite de l’être afin que toute pensée digne d’être pensée trouve l’amplitude propice à son éclosion. Car il y a devoir à être, non seulement à vivre dans l’existence dénuée de valeurs. Regardez le beau regard de Frimas qui porte en lui la rectitude d’un savoir sans doute ancien, sans doute lié à la parution primitive du monde, cette manière d’Eden sans failles ni ombres, cette façon d’avancer dans son destin avec la belle confiance des âmes droites. Car, si la rigueur hivernale peut trouver motif à figurer dans les arcanes de la conscience humaine, c’est bien sous la forme de ce qui ne peut se donner et être décrypté qu’à l’aune de la loi la plus verticale, celle qui ne diffère ni de soi, ni de l’autre, mais cherche à réunir les vertus premières de ceux et celles qui s’y confient avec assiduité.

Combien les hésitations printanières, la démesure estivale, la chute automnale auraient été impuissantes à obtenir cette nécessité de s’accorder à soi dans la plénitude d’un devenir radieux. Cependant sans fausse naïveté, sans comportement feint ou bien marche de guingois. Les mailles de l’atmosphère hivernale sont si serrées que tout pas de travers, reçoit aussitôt son châtiment, sans délai. Certes, tout ceci, cet apparent corset imposé au corps, cette geôle dans laquelle semblent végéter les mœurs, ce carcan qui voudrait éteindre les passions naturelles tout ceci donc paraît faire signe en direction d’un affligeant ascétisme n’ayant de fin en soi que la sienne propre. Mais, ici, il convient de dépasser les connotations morales surgissant d’une vision inadéquate de l’œuvre. Ici est le lieu du symbolique, c'est-à-dire des significations apparentes qui se donnent à voir, nullement celui d’une éthique qui consisterait à régler sa propre conduite sur un indépassable parangon. Si « modèle » il y a et il y a bien Modèle, c’est d’abord en tant que Forme qui, tout naturellement, nous conduit à l’adoption d’une esthétique, à savoir d’une façon d’être face à la beauté et à ses multiples donations, à ses infinies présences.

Pour Frimas il y a beaucoup de joie ineffable à demeurer là, dans l’antre étroit du jour, à ne pas bouger, à goûter l’immobilité comme un don suprême, à immoler la braise rougeoyante de son désir, à en faire une gemme inapparente, une parole muette, un poème irrévélé, l’attente d’un secret qui, un jour peut-être, se dévoilera comme un inévitable dépliement existentiel dont elle fera son feu, tissera les fils enchevêtrés du temps. Pour l’instant, concrétion hivernale, immuable congère que rien ne semble pouvoir atteindre, pas même le brasillement discret d’une envie, elle choisit d’être simplement source au creux d’une roche, chant d’un étrange insecte dans la niche serrée d’une oublieuse chrysalide. Il n’y a que cela qui s’annonce : un carré de lumière blanche, une tache noire qui semble en être l’émanation, et, tout au bout de cette mystérieuse généalogie, Elle, Frimas qui hiberne longuement, ne pense à rien, ne profère rien, attend seulement que l’être veuille bien grésiller, poindre sous la cendre.

Être dans la vérité est ceci : respirer la réelle liberté de la solitude, sentir la tunique d’air frais glacer ses tempes, descendre le long de son plexus, névé si virginal qu’il ne peut accueillir que l’évidence de l’heure, contourner le bouton discret de l’ombilic, biffer la sourde entaille du sexe, glisser le long des colonnes doubles des jambes, se fondre enfin dans cette dalle noire, indistincte, qui semble jaillir du sol à la manière d’un indiscernable chaos fondateur. Frimas est une simple ligne, une forme ramenée à un lexique si minimal qu’il confine au silence. Peut-être, alors, n’est-elle qu’une abstraction, une architecture dont un jour, peut-être, s’élèvera ce beau suprématisme, cette toile si attirante, ce « Carré noir sur fond blanc ». Au fond, elle est peut-être, mais c’est déjà beaucoup, l’art dans l’une de ses fascinantes déclinaisons. Mais, en définitive, vous qui lisez, lui qui dessine, moi qui écris, ne serions-nous pas de cette nature des formes impalpables qui nous habitent sans que nous en percevions bien l’imperceptible courant ? Ne serions-nous pas uniquement cela, de frêles esquisses hivernales en attente d’être ? Mais d’être vraiment ?

 

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