"Sans titre", 1999, eau-forte, aquatinte
et pointe sèche, cm 74x141
Œuvre : Marcel Dupertuis
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« C'est en 1944 qu'isolé dans le nord de la France, j'eus tout à coup, à la suite de la lecture d'un ouvrage d'Edward Crankshaw, la révélation que la peinture, pour exister, n'avait pas besoin de représenter. Et c'est donc à partir d'une réflexion sur l'esthétique que je décidai d'entrer en non-figuration, non par les chemins formels, mais par la voie spirituelle. »
(G. Mathieu, Au-delà du tachisme, Paris, Julliard, 1963, p.12).
Cherche le chien
Combien d’enfants, autrefois, ont joué avec délice à ce jeu perceptif qui leur était proposé dans leur magazine favori. Un paysage avec nuages, arbres, haies, suffisait à dresser la scène propice au divertissement. « Cherche le chien qui se cache dans l’image ». La plupart du temps il fallait mettre la représentation cul par-dessus tête, exercer son œil à retrouver parmi le fouillis ambiant ce qui était à découvrir. Bientôt se montrait ce fameux chien qui émergeait du chaos, un assemblage de feuilles en guise de museau, quelques branches pour les pattes, un rameau pour la queue. A l’exception de la confusion initiale où l’emmêlement des choses ne livrait guère son être, le résultat était vite obtenu, le sujet rapidement repéré. On accédait au signifié (l’idée de chien) par l’intermédiaire des signifiants (feuilles, branches, rameau) sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à la médiation d’un discours intellectif. Le tout se donnait dans ses parties selon une facile évidence. C’était en toute innocence que le dessin dévoilait ses secrets.
« Sans titre » de Marcel Dupertuis
Il en va tout autrement avec la peinture dont il est ici question. Pour la simple raison que ni le signifiant n’apparaît clairement, ni a fortiori, le signifié. D’emblée, le Voyeur est placé dans une sorte d’aporie dont le malaise est la réponse la plus immédiate. L’un des premiers réflexes consiste à s’adonner au jeu cité plus haut, à savoir tirer de la représentation suffisamment d’éléments formels identifiables de manière à ce qu’un sens émerge qui ne laisse dans l’indécision. Cependant rien ne vient au secours qui pourrait poser un cadre, y inclure une figuration familière. Tout demeure obstinément occlus.
Alors l’esprit humain fait appel au principe des analogies car, dans ce domaine, les ressources sont inépuisables, notamment dans la catégorie de la nature et des paysages ou bien des effigies humaines et animales. On convoquera, indifféremment, la posture d’un corps de femme allongé sur un fauteuil de repos, la silhouette de quelque reptile en déplacement, un lacet dans la neige qu’entourent de curieux flocons rouges. Ici rien ne s’oppose à la fantaisie de l’imaginaire. On percevra aisément qu’aucune de ces justifications ne puisse rendre compte du réel car elles ne reposent que sur de vagues hypothèses. Infondées, elles demeurent en suspens, ne trouvant d’aire où reposer. Le problème vient en droite ligne du fait que, privés de signifiants stables (un arbre, un corps, un objet), aucun signifié (le sens manifesté par un signe) ne puisse émerger de ces tracés qui semblent vouloir affirmer la gratuité de leur parution.
Il en est ainsi de l’abstraction qui ne dit rien de précis du propos qu’elle tient. Elle se présente telle l’énigme. Aussi bien pour l’Emetteur lui-même (le Peintre s’est-il peut-être laissé guider par son imaginaire ou son inconscient ?), que pour le Receveur dont le désarroi patent s’exprime, le plus souvent, par une incompréhension de l’œuvre. Le pouvoir de l’image excède ses propres capacités de conceptualisation.
La difficulté, avec la proposition informelle, trouve sa source dans l’exigence de saisir le signifié en l’absence de signifiant stables, identifiés comme tels. L’être de l’œuvre est à percevoir immédiatement, sans recours à quelque substance, à quelque prédicat qui en cernerait la nature. Autrement dit l’essence ici posée vient à notre encontre dans le mouvement même de notre regard qui, en l’occurrence, est plus conceptuel, intellectif que lié aux habituels percepts avec lesquels on bâtit l’architecture du réel.
« Entrer en non-figuration, non par les chemins formels, mais par la voie spirituelle», nous précise Georges Mathieu. C’est donc ici travail de l’esprit et de lui seul. Toute démarche sensorielle est largement dépassée car nous n’avons plus d’appui sur les objets auxquels nous nous référons. Sans doute, comprendre une œuvre abstraite, ceci s’inscrit-il davantage dans la genèse de cet art qui, de l’imitation de la nature jusqu’aux figurations contemporaines en passant par les règles de la perspective renaissante a subi une lente et profonde maturation qui en a déplacé sensiblement le centre de gravité.
Toujours en arrière-plan du tableau que nous visons se glissent à bas bruit les paradigmes éternels au travers desquels toute esquisse plastique s’annonce selon des canons bien établis : règles de composition, lois perceptives, références à la nature et à son imitation, motivations du goût et racines classiques du beau, inscription inévitable au panthéon des références culturelles. Au sens strict nos attitudes esthétiques sont « formatées », ce qu’il convient d’entendre, non dans le sens frelaté actuel, seulement en tant que « normativité » dont nos jugements sont affectés dès l’instant où une forme se présente à notre entendement. Nous lui attribuons, consciemment ou non, les prescriptions qui hantent nos mémoires à la mesure de leur prépotence. Nous ne sommes apparemment libres que de nous inféoder à leur régime, se crût-on à l’abri de leur toute puissance.
En direction de l’abstraction
Percevoir le propre de l’abstraction ne saurait résulter de l’examen d’une seule œuvre pour la raison plus haut citée de la présence diffuse de son signifié. La seule ressource pour en approcher la complexité se trouve dans l’examen de sa genèse au cours de l’histoire récente de la peinture. Dans ce domaine, d’une façon éminente, il est tout d’abord question de regard. Rien ne nous renseignera mieux que d’en saisir les émergences successives, lesquelles seront autant de critères explicatifs du schème qui en traverse l’évolution, en trace le sinueux parcours. « Ligne flexueuse » eut dit Léonard de Vinci qui, en son époque, s’adonnait au réel avec un rare génie. Sans doute plusieurs de ses œuvres, observées à la loupe, nous mettraient déjà sur la voie de ce non-figuratif qui pose tant de questions à notre époque en quête de sens. Pour les plus curieux des Regardeurs tout au moins.
Monet ou le regard prismatique
Le Bassin aux nymphéas
Musée d'art de Chichū (Japon)
Source : Wikipédia
Pour les habitués des tableaux réalistes, un saut est à effectuer qui ouvre la dimension d’un autre monde. Prendre acte, par exemple, « Des Glaneuses » de Jean-François millet, ne nécessite aucune « conversion du regard ». Tout se donne dans le naturel qui convient à cette scène champêtre. Les personnages sont clairement identifiables, les plans sont étagés et différenciés. Les meules de paille sont des meules, le ciel un ciel, la terre cette matière que l’on pourrait toucher du bout des doigts. Ici la familiarité délivre une scène telle que l’on s’attendrait à la trouver au détour d’un chemin. Le regard est déployé dans toute son acuité, l’étendue est logiquement spatialisée, aucune zone ne relève d’un strabisme ou d’un quelconque défaut de vision. Le réalisme est cette configuration tellement en osmose avec ce que nous sommes, ce que le paysage nous offre que, d’emblée, nous nous trouvons de plain-pied avec son évidente formulation.
Alors combien la picturalité initiée par Monet est troublante en son double sens d’astigmatisme et d’égarement introduits dans nos âmes. Nous sommes comme des enfants perdus en pleine forêt, bombardés d’ocelles mouvants dont nous craignons qu’ils ne menacent notre être. L’impressionnisme vertigineux du maître de Giverny nous arrache au réel rassurant du quotidien pour nous projeter dans un univers étrange où rien ne tient plus que cette infinie vibration qui gire autour de nous tel un essaim vibrionnant de couleurs, de matière diluée, à la limite, parfois de la fusion. De ce regard prismatique que nous adressons au tableau ressort comme une « inquiétante étrangeté ». Nous ne savons plus si nous sommes au monde selon les lois conventionnelles de la physique au bien si nos sens abusés ne nous ont pas déportés hors de notre raison en quelque lieu de magie opérante.
Le plus troublant, sans doute, est ce décalage du point focal qui n’habite plus le subjectile lui-même mais son en-deçà ou bien son au-delà. En avant, en arrière, dans une spatialisation sans espace. Les nymphéas sont en sustentation. Ils sont ici et là-bas en une téméraire simultanéité. Ils créent une nouvelle profondeur. Ils décuplent la vision qui éclate selon des milliers de prismes dont aucun n’est tangiblement saisissable. Constatant ceci nous ne faisons qu’énoncer l’une des lois fondamentales de l’abstraction : l’entrelacs de ses signifiants, le brouillage des lignes, le gain de la couleur au détriment du dessin. Non avertis devant les « Nymphéas », pointant notre regard en un endroit précis sans autre référence que cette irisation des formes nous sommes sans amers, sans loi optique qui nous guiderait dans le sens d’une compréhension. Nous divaguons. Cette manière erratique est coalescente à la modernité. L’œuvre contemporaine nous dessaisit de nos fondations. En elle nous ne pouvons que nous perdre. Monet en a initié le prodigieux vocabulaire.
Cézanne ou le regard kaléidoscopique
La Montagne Sainte-Victoire
Musée de l'Ermitage - Saint-Pétersbourg
Source : Wikipédia
Il suffit d’observer l’une des nombreuses variations au sujet de La Montagne Sainte-Victoire pour y déceler le bond qualitatif qui, depuis Monet, a été accompli dans le traitement du motif paysager. Ici ce ne sont plus des éclats colorés sortis d’un prisme diffractant la lumière mais d’infinies facettes se reconstituant selon l’angle de vision du Spectateur. Un œil collé à l’étroit orifice d’un kaléidoscope délivre de telles images d’une décomposition du réel qui, toujours en voie de ressourcement, n’épuise jamais la guise infinie de ses esquisses. Les détails du paysage s’effacent sous les traits du pinceau dont l’incision, la sûreté du geste plastique, substituent au relief la touche qui en constitue à la fois l’analyse intellectuelle et la synthèse représentative.
Déjà se laissent deviner des réserves de blanc qui annoncent les non-couleurs de Mondrian. A la brosse tremblante de Monet qui fonctionne à la manière d’un sismographe, le Maître d’Aix substitue une brosse qui procède à de brefs attouchements comme si les coups de pinceau tout droit venus d’un électroencéphalogramme voulaient déposer sur la toile, au plus près, l’intériorité mentale convertie en cette profusion sourde de sensations rehaussées des ressources d’un intellect aux aguets. L’inscription dans l’œuvre se donne à voir telle une tectonique cérébrale qui voudrait projeter au-dehors toute la richesse qui convulse et ne rêve que de fuser tel un magma hors du corset de la terre. Cette peinture est éruptive au sens où elle témoigne de forces internes se disant sous ces milliers de brèves impulsions colorées qui dessinent davantage un paysage mental qu’elles ne tracent la trame de la nature.
La simplification des formes, les teintes contiguës que ne délimite nulle ligne, la souple continuité des motifs, la liberté de traitement, tout ceci configure les tendances de ce qui, plus tard, se nommera « informel », cet art qui exprime « des états de sensibilité » hors toute convention préalable. Ce sera au Regardant de construire dans le cadre de sa propre subjectivité ce pseudo-réel que l’artiste lui aura proposé comme possibilité à partir d’un traitement plastique situé en dehors de tout a priori.
Le cubisme ou le regard polymorphe
Le joueur de guitare
Pablo Picasso 1910
Source : Pinterest
Tirant de Cézanne bien des leçons mais s’inspirant aussi essentiellement de l’art nègre, Picasso, créateur du cubisme, initie la révolution fondamentale qui bouleversera toute la conception des formes en peinture et en sculpture. Les célèbres « Demoiselles d’Avignon », les nombreuses esquisses qui en ont précédé l’émergence, constituent ce prodigieux laboratoire à partir duquel une vision du réel sera totalement métamorphosée. C’est comme si le regard, continuellement bombardé, devenait le lieu de constantes déformations, de ruptures, d’imbrications d’objets multiples, souvent indifférenciés, se posant tel un nouvel univers à déchiffrer. « Le joueur de guitare » de 1910 devient ce simple jeu de volumes, cet amalgame de figures géométriques, cette étrange mosaïque où la couleur devenue presque monochrome tend encore davantage à cette dissolution du visible, à cet entrecroisement dans lequel le signe devient quasiment indéchiffrable.
Certes encore quelques physionomies d’objets apparaissent, vague tracé de la guitare que des éléments humains (bras, visage) entourent sans pour autant qu’une claire identité se dégage de cette représentation. Confronté à une telle image le regard se remodèle en permanence, devenant à son tour configurateur de formes à l’infini. Le prodige de cette peinture est son pouvoir de monstration qui ne semble guère avoir de limites. Une rotation de l’image d’un quart de tour dextrogyre livre un paysage où s’emmêlent des toits, où se dessine une sorte de village avec sa complexité architecturale.
Le joueur de guitare
Application d’un quart de tour dextrogyre
Le polymorphisme de l’œuvre est évident. Il contient en puissance une sémantique si étendue qu’elle peut s’illustrer dans quantité de registres différents. Si le Regardeur est décontenancé, il n’est nul besoin de chercher ailleurs la nature de son trouble. Multiplicité des mondes qui se croisent et tirent de leur rencontre une prolifération sensorielle proche du vertige. Grâce au cubisme analytique, à sa capacité d’éclatement, de dispersion, de pullulation, de fourmillement, Picasso ouvre la voie de ce que nous pourrions nommer « méta-figuration », voulant indiquer par là son inépuisable potentiel de ressourcement qui se situe autant dans le cadre de référence de l’œuvre qu’en dehors puisqu’un simple basculement de son espace ouvre de nouveaux horizons. L’on perçoit bien que l’abstraction est proche, que le terrain de son apparition est préparé, le Malaguène se défendant cependant de faire porter son regard dans cette direction, lui le génie à la formation initiale si classique, académique. De toute façon le sol est ensemencé. Les graines muriront, germeront, les épis se dresseront qui sauront reconnaître l’endroit de leur provenance.
S’il fallait apporter une preuve, une seule, aux Sceptiques, de la présence de l’informel, il suffirait de leur montrer cette Guitare du printemps 1913 peinte à Céret. Priver cette œuvre de son titre serait en montrer son caractère totalement abstrait.
Source : Pinterest
Robert Delaunay ou le regard rythmologique
C’est à partir de ce qu’il est convenu de nommer « post-cubisme » que l’inflexion vers l’abstraction se caractérise de façon décisive. Comme s’il était nécessaire de se défaire du pouvoir d’attraction magnétique, du halo de fascination que le mouvement cubiste avait puissamment initié dans les sillages conjoints de Braque et de Picasso. Car si l’objet, la figure, le paysage demeuraient apparents dans ces œuvres, fût-ce à titre de trace, il convenait d’en abolir toute forme persistante afin de parvenir à une radicalité plastique qui ne s’affiliât à aucune source identificatoire. C’est souvent par un sursaut d’orgueil, une volonté de farouche autarcie que l’homme, s’arrachant à une trop lourde généalogie, trouve la voie d’une nouvelle liberté au terme de laquelle se fondent les voies novatrices d’un nouveau langage.
Robert Delaunay est l’un des premiers jalons qui balisent cette voie exigeante. Considéré en tant que peintre cubiste, il n’aura de cesse de s’affranchir de ce pesant regard au cours de ses multiples expériences successives. Cependant son trajet en direction de l’informel fera l’objet de nombreux allers et retours, comme, du reste, tout artiste cherchant à s’extraire de ses propres recherches pour déboucher dans la pleine lumière d’un renouveau.
Robert Delaunay
L'Équipe de Cardiff (1913)
Source : Wikipédia
L’empreinte est encore visible d’un réalisme à l’œuvre dans des toiles comme celle de 1913, « L’équipe de Cardiff » ou bien ses « Tour Eiffel » de 1911 qui ne parviennent encore à se dégager de thèmes dont la vie fourmille et qu’il est tentant de transposer en peinture. Cependant un incontournable lyrisme s’y inscrit qui dit la puissance des joueurs, l’élévation majestueuse de la Tour qu’encadrent des immeubles aux allures bien trop « photographiques ». Or, pour bien comprendre de quoi il s’agit dans cette entreprise à haute valeur ajoutée intellectuelle, il faut s’enquérir de l’étymologie du terme « abstraction » dans son acception la plus matérielle, chirurgicale, donnée en tant que : « action d'extraire un corps étranger d'une blessure ». Or, dans le domaine plastique qui nous occupe, que s’agit-il donc d’extraire qui serait ce fameux « corps étranger » ? La réponse nous est donnée par l’Inventeur du simultanéisme qui se définissait tel un « hérésiarque du cubisme », le terme est assez vigoureusement connoté pour percevoir qu’il fallait du passé faire table rase afin que s’ouvre une ère nouvelle. Il devenait nécessaire d’abolir toute référence iconique, de poser à nouveaux frais une « perspective » radicalement différente en son essence. Le corps étranger était le réel lui-même. Dont acte !
Delaunay accomplira cette tâche en deux directions significatives avec ses « Formes circulaires » et sa toile « Disque simultané », puis plus tardivement avec « Rythmes et rythmes sans fin » où rien ne paraîtra plus qu’une variation colorée en de multiples recherches chromatiques, où ne se montrera plus qu’une effusion de la lumière dont il traquera la moindre empreinte. Autant dire de l’ascétique, de l’impalpable, des grains de phosphène à l’état pur. Combien alors le Cubisme s’efface dans les brumes lointaines d’une figuration qui n’avait encore su faire son deuil de la représentation des catégories ordinaires de l’exister ! L’art procède par bonds. En voici un dont la nature essentielle ne saurait être remise en question. Le geste pictural a transité de la pâte lourde du réel pour se faire rythme, rayonnement de la couleur, fulguration de la lumière.
Rythme (1932)
Source : Wikipédia
Une habile synthèse nous est donnée de cet accomplissement qualitatif par Sonia Delaunay dans son Journal : " J'ai fini le livre de Dorival. À la fin de son livre il résume son premier volume en démontrant que toute la peinture de cette époque annonce une peinture s'éloignant du Réalisme, une peinture inobjective, toutes les peintures que nous connaissons ne sont que des balbutiements. Il est étonnant de compréhension et comme il est près de nous ! C'est la première fois que je vois quelqu'un de si loin et de si près. Dommage que Delaunay ne l'ait pas connu."
« Peinture inobjective », la formule est décisive qui fait de l’objet un intrus, de la forme à l’état brut le lieu réel dont l’art doit se saisir afin de coïncider avec son essence.
Vassily Kandinsky ou le regard cosmologique
Il n’est que d’observer une des premières œuvres « abstraites » de Kandinsky pour deviner encore présents en elle des schèmes du réel dont tout créateur a bien du mal à venir à bout, tant les choses dont nous sommes entourées conspirent à nous rabattre sur l’environnement qui nous est familier.
« Avec l’arc noir » - 1912
Source : Le Spirituel dans l’art
Certes ce tableau pourrait prêter à une savante argumentation sur la composition, les valeurs respectives des couleurs, l’architecture des formes, les correspondances musicales, les arrière-plans débouchant sur une optique spiritualiste de la peinture. Cependant, afin de retrouver l’une des évocations du début de cet article, jouons à nouveau à y découvrir quelque figuration signifiante. L’une des premières manifestations les plus visibles, comme bien souvent, consiste à décrypter des formes humaines. Ici, en rouge, un personnage dont l’arc noir représente la visière d’une casquette. Plus bas, à gauche, une autre silhouette coiffée d’un béret, qui pourrait nous faire penser à quelqu’un de craintif s’abritant derrière l’éventail de sa main. Son corps, dans le mouvement de la fuite ne pourrait que corroborer nos hâtives hypothèses. Quant au cercle rouge, comment ne pas y voir le soleil dans sa phase d’ascension zénithale ?
Rotation du tableau à 180 degrés
Une simple rotation de l’œuvre nous en aurait livré encore de multiples fantasmagories, à savoir deux faces aussi hilares qu’inquiétantes. Une colorée de bleu, diabolique, l’autre teintée de rouge sang délivrant la physionomie d’un pensionnaire échappé de quelque asile d’aliénés. Deux images d’une folie corrosive dont, bien vite, nous détournerons nos regards de manière à approcher l’œuvre de ce grand créateur avec un peu plus de profondeur.
« Sur Blanc II » - 1923
Source : Centre Pompidou
« Sur Blanc II » : Sans doute le titre doit-il en premier nous alerter. « Sur » indique une position par rapport à « Blanc » qui lui sert de support. Donc une résurgence de la vieille antinomie du fond et d’une présence qui y prend appui. Puis, de la toile, se montrent des forces à l’œuvre, des directions géométriques, des énergies telles celle cosmique ou bien de nature équivalente, ce désir si souvent mis en exergue par Kandinsky lui-même. Mais convoquer le cosmos ou bien le désir revient à convoquer le monde, ses figures physiques aussi bien que sexuelles ou spirituelles. Si l’effort du Maître du Bauhaus est évident quant à sa volonté de s’arracher à la force d’attraction terrestre, l’œuvre, quoiqu’exigeante, demeure en orbite, un œil rivé sur cette réalité qui partout lance ses filins et finit par dissoudre l’esprit dans une manière d’irrésistible fascination. L’abstraction est proche mais sa pureté demeure encore entachée de quelques règles « académiques », quelques canons anciens, quelques dogmes qui la retiennent de livrer l’entièreté de son être.
Mondrian ou le regard essentialiste
«Composition en losange avec deux lignes»
Source : Le Temps
Ce que les autres peintres - Monet ; Cézanne et les Cubistes ; Delaunay ; Kandinsky -, avaient porté sur les fonts baptismaux de l’abstraction, Mondrian en accomplit la synthèse et en réalise la quintessence. Chez tous ses prédécesseurs dans l’ordre de l’informel, si l’intention était de dépasser tous les reliquats initiés par le naturalisme, l’imitation, la vraisemblance, l’esprit sans concession qui se nomme Mondrian le porte à son acmé. Dès lors plus de trace, fût-ce à titre infinitésimal de la courbe à connotation paysagère, de la teinte faisant signe vers la chair, du trait initiant un possible contour, pas même la tache de couleur pure, laquelle, interprétée à l’extrême, pourrait toujours rejoindre le rouge d’une lèvre, le vert végétal, le bleu céleste. Il faut donc partir de ce qui existait à titre d’essence - la vibration colorée des Nymphéas ; les motifs allusifs de la Sainte-Victoire ; la géométrisation du Joueur de guitare ; les Cercles rythmiques de Delaunay ; la cosmo-esthétique de Sur Blanc II -, afin de déboucher sur ce pur esprit qui dit la tension à la limite de l’épreuve picturale. Un autre pas eût été franchi et l’on aurait abouti à une œuvre peut-être encore plus radicale que « Carré blanc sur fond blanc » de Malévitch où encore, à titre d’empreinte, le jeu figure/fond joue, certes a minima, mais joue tout de même.
Forme pour la forme
«Composition en losange avec deux lignes» est cette épure de la vision qui a renoncé à tout type de représentation autre que la représentation elle-même, autrement dit la forme pour la forme. Comment mieux dire l’absoluité qu’à l’aune de cette exigeante et indépassable tautologie. Bien des principes philosophiques situés à la cimaise d’une pensée exigeante se résolvent par ce qui paraît n’être qu’une aporie, un tour de passe-passe, mais ne résulte jamais que des méandres d’une longue et fructueuse méditation. Car, avant de pouvoir formuler cette surabondance qu’est toute tautologie il est nécessaire d’en avoir étayé solidement les conditions de possibilité.
Ascétique rhétorique
« Losange » est cette pointe acérée tel l’Absolu qu’elle vise sans ambiguïté. Le carré repose sur l’extrémité de l’un de ses angles, subtil équilibre qu’un simple souffle pourrait compromettre. Le fond est ce blanc pur qui, loin d’attirer le spectateur à soi, le tient à distance. Le rapport des couleurs est cette dialectique sans concession qui n’admet nulle autre valeur que celle des opposés. Quant à la forme - si l’on peut encore l’évoquer sous ce vocable ambigu, chargé d’ordinaire de polysémie -, réduite à sa plus simple expression, ne figure que sous l’espèce de deux segments dont la jonction si périphérique disparaît presque dans son ascétique rhétorique. Tout ici est évacué des paradigmes qui fondent l’habituel pivot de toute picturalité. Nul recours au rassurant portrait, aux épanchements floraux de la nature morte, à la familiarité animalière, aux personnages mythologiques ou allégoriques, aux scènes historiques, aux concrétions de l’imaginaire.
Univers monadique
Tout ici est en tout sans qu’il soit besoin d’un addendum, d’une explication extérieure, d’une main étrangère agissant à titre de complément. Ici la complétude est atteinte d’emblée, ce qui veut dire que la forme est réalisatrice de son autogenèse (concept maldinien productif s’il en est), que nul regard venu d’ailleurs ne lui apporterait ou ne lui soustrairait quoi que ce soit. De quoi donc aurait en effet besoin la simple intersection de deux lignes, sa présence (non « sur » ce fond, qui serait encore spatialiser la perception, lui donner un point d’appui), mais « en » ce fond qui ne lui est ni support, ni réceptacle mais qui joue au même titre que ce qui vient en présence simultanément (nullement avant ni après, ce qui serait encore temporaliser, c'est-à-dire doter d’une existence alors qu’il ne s’agit que d’essences). Cette simple et rapide énonciation au sujet de l’œuvre lui attribue aussitôt une position singulière, la dote d’un univers monadique au sein duquel tout s’équivaut, tout tient en suspens, rien ne se crée ou ne dépérit, nul phénomène de corruption ne saurait s’y inscrire. On croirait avoir affaire au ciel des Idées Platoniciennes où la règle du fixe l’emporte sur celle du variable, du fortuit, du toujours renouvelé.
Totalité close sur elle-même
Evoquant cette superbe autonomie, de facto nous postulons une infinie liberté puisque chaque élément de la « composition » ou plutôt de la « manifestation » est un pur avènement de soi, donc inaltérable, inaliénable, son enceinte monadique la mettant à l’abri de toute hypostase qui en ruinerait l’essence. Totalité close sur elle-même elle ne nécessite nulle autre « conscience » que la sienne pour se connaître et rayonner à partir de son être. Pour cette seule raison, visée ou non par quelque regard elle n’en demeure pas moins identique à ce qu’elle est : une pure forme jouissant de soi. Elle a définitivement aboli le Tout Autre que soi puisque son principe autosuffisant lui assure sa propre éclosion, le surgissement de son épiphanie.
Une manière d’autisme
Si la notion de « cadre » s’avérait essentielle pour les œuvres dites classiques, isolant le sujet des tentatives de dissolution dans le réel proche (rejoindre le portrait, le paysage, le thème mythologique), rien dans l’abstraction ne court le risque d’une confusion par contiguïté en raison même d’une singularité qui les confinerait à une manière d’autisme. Peut-être, seul le sujet autiste est-il libre au seul motif que le Monde est Son Monde. Il n’y a nulle séparation mais seulement osmose, fusion, intégration simultanée des parties dans le tout. Il suffit de voir un artiste schizophrène à l’œuvre pour comprendre immédiatement que l’environnement proche sur lequel il agit, ses objets de prédilection, font partie de lui tout comme il fait partie d’eux. Bien évidemment, dans ce contexte, le terme de « « liberté » devra s’entendre sous sa connotation hautement ontologique, à savoir manière d’être et non position sur une échelle éthique.
L’abstraction visée à l’aune de l’œuvre réaliste
Des Glaneuses, Musée d'Orsay
Jean-François Millet
Source : Wikipédia
Violence faite à la forme
L’une des caractéristiques du tableau réaliste, c’est bien évidemment de se référer au réel. Et comment s’y réfère-t-on ? Tout simplement en sortant du cadre de l’œuvre et en rejoignant par le biais des motifs qui y figurent des équivalents situés dans l’expérience. Si la démarche de l’art abstrait se donne telle une pure intellection, un appel au concept, une épreuve d’idéation, le mouvement initié par le réalisme, tout imprégné d’empirisme plonge ses racines dans la plus entière concrétude. Complétude contre concrétude. On saisira ici combien ces démarches s’opposent dans leur esprit. L’in-formel (accentuons-en le sens grâce à l’interposition d’un tiret) est nécessairement une violence faite à la forme. Il faut imprimer une torsion à ce qui est connu, faire basculer ce qui tenait de soi sous la loi de la pesanteur, de la logique de l’horizon, des relations entre les choses, puis, à la faveur d’un chiasme introduire de l’inconnu, de l’étonnant, du déconcertant. Les polarités habituelles disparaissent, les ensembles signifiants éclatent en mille fragments, le spectre se décolore, les relations figurales se réalisent selon de nouveaux schèmes. C’est tout un univers qui se déploie avec sa mécanique propre, ses lois perceptives, ses rythmes et ses tempos jusqu’ici ignorés.
Réalisme : solution de continuité
Mais considérons le tableau réaliste de Millet. Il se donne à voir telle une scène de théâtre dont on aurait installé les tréteaux, ici, devant nous. Aussi bien nous pourrions, à titre de glaneurs, y figurer sans que cette irruption pose problème car nous serions les égaux de ces femmes occupées à leur tâche. Le tableau réaliste est, par définition, ouvert. Il n’est nullement retranché dans une autarcie qui l’isolerait du monde ambiant. Tout fait sens qui peut être rapporté au monde extérieur et c’est bien pour cette raison que sa facture est « réaliste ».
Nous voyons ces glaneuses et nous pensons à la demeure qui, bientôt, sera leur havre de paix. Nous saisissons les épis et déjà le froment se présente, la farine douce, le pain chaud à peine sorti du four. Nous observons les meules de paille au loin et ce sont les hommes qui apparaissent, « les travaux et les jours » qui se laissent deviner. Ainsi du paysage s’ouvrant sur d’autres paysages. Ainsi des ouvrages, du ciel, de la terre, de l’eau sans doute présente à proximité. Ce monde-ci de la toile, ce monde-là de la vie sont en étroite correspondance ; l’un appelle, l’autre qui lui répond. Un peu à la manière des poupées gigognes, un fragment de réel s’emboîtant en abîme dans un autre fragment. Jamais le tableau réaliste ne nous déconcerte. En quelque sorte il est notre naturel prolongement. Tant et si bien que la toile pourrait se confondre avec le réel à la manière d’un trompe-l’œil que nous ne nous en serions même pas aperçus. L’homme, l’œuvre : une solution de continuité, deux sites communiquant de plain-pied.
« Sans titre » de Marcel Dupertuis - Seconde approche
Si, à l’évidence, l’effort de cet article s’est préférentiellement porté sur les différences de nature opposant réalisme à informel, il convient maintenant d’en renforcer la compréhension à partir d’un parallèle établi entre « Des Glaneuses » et « Sans Titre ». (NB : « Sans Titre », combien ce « défaut » de nomination nous introduit, d’emblée, dans l’espace libre des inatteignables, ce qu’est toute abstraction en son essence).
Ordre rhizomatique du réel.
Chez Millet les significations sont données d’emblée à partir de la scène du tableau qui diffuse son être à l’ensemble des communautés homologues qui parcourent le quotidien. Nous avons déjà montré comment transite, de linéament en linéament, un contenu en direction de son analogon : l’épi, la farine, le pain et par voie directement extensive, le foyer, la famille, l’inclusion dans une vie sociale, l’appartenance à une présence universelle. Le sens, ici, progresse à la manière dont un tapis est tissé de l’entrecroisement de ses fils, une réalité entraînant une réalité contiguë. Jamais de rupture, jamais de hiatus, les sèmes s’enchaînent avec la même souplesse que met un glacis à unifier les éléments épars d’une composition.
Cette constatation calquée sur le mode langagier nous oriente à y reconnaître l’effectuation même de la parole. Les motifs de l’œuvre communiquent sans césure, créant par leur rythme propre la fluence du discours verbal, lequel déroule sans interruption les associations lexicales qui relèvent de la pure logique syntagmatique. Observant « Des Glaneuses » nous pouvons facilement initier le parcours d’une fable prenant sa source dans le sol nourricier de la toile puis la transposer en d’autres lieux, en d’autres temps, sans qu’aucune contradiction ne vienne perturber la trame de notre fiction. Le recours à la métaphore végétale nous aidera à saisir ce fonctionnement interne.
Les diverses textures de la toile se lient et se déplacent selon le mode du rhizome, à savoir ce réseau souterrain horizontal qui éploie son règne à même une profération continue. Il y aurait comme une symphonie mondaine initiée par la réalité même de la peinture, chaque point local trouvant sa correspondance dans un point d’univers qui constituerait, en quelque sorte, son équivalence. Ainsi de la glaneuse qui, par-delà l’espace et le temps, rejoindrait la longue cohorte des travaux de la terre par lesquels l’homme se porte en avant de son être. Ce qui est à percevoir dans l’amplitude de ce mouvement ininterrompu, c’est la participation du singulier à l’universel. La toile ne demeure nullement dans son cadre mais l’excède toujours par un continuel élan qui la déporte de soi et ne l’accomplit qu’en raison de cette transitivité. Le réalisme justifie le réel qui, en retour, l’autorise à paraître. Autrement dit, c’est parce qu’il y a du réel que le réalisme peut se montrer en sa plus exacte manifestation.
0rdre arborescent de l’abstraction.
Le mode d’être de l’informel prend le total contrepied de cette donation mondaine dont le tissu paraît pouvoir s’étendre infiniment sans qu’aucune limite ne lui soit jamais imposée. Sans doute un problème de fond porterait sur le degré de liberté du réalisme toujours inféodé à une esquisse avec laquelle il jouerait en écho. Poser le problème de cette façon revient à faire surgir la question majeure de l’autonomie. Vue sous cet angle, l’œuvre de Marcel Dupertuis s’affranchit de toute contrainte - ce qui est le propre de l’abstraction -, et ne réfère à rien d’autre qu’elle-même. Son énergie, son vocabulaire plastique, ses décisions formelles, la manière dont elle se donne à voir, tout ceci rompt avec l’idée d’aliénation, tout ceci profère la dissolution de quelque entrave que ce soit. L’abstraction est jouissance de soi ou bien n’est pas.
Si la parole était l’aspect langagier du réalisme, ici c’est la voix qui s’impose, par brèves émissions, par interjections, onomatopées, coups de cymbales résonnant dans le pur espace de l’accompli. Chaque son suffit à établir le cercle de sa profération. Chaque forme procède à sa désocclusion. Nul besoin d’une cantate à plusieurs voix, nul besoin d’une polyphonie. Chaque émission vocalique, une brève dans cet éclat rouge suspendu dans l’absolu, une longue pour ce fragment en forme de sinusoïde et tout est offert comme cet unique libre de soi, cette décision n’appelant nulle altérité, ce noyau de franc autisme affirmant la puissance de sa royauté.
C’est bien pour cette raison intensément monadique qu’une œuvre abstraite ne se peut jamais comparer à telle autre œuvre abstraite. Viendrait-il à l’idée de mettre en relation le premier cri de l’homo sapiens (cette pure abstraction) et celui poussé aujourd’hui (cette autre abstraction) par l’homme archaïque du bush australien ? Comme s’il s’agissait uniquement de communication, de message lancé au-dehors de soi par ces concrétions minérales non encore totalement investies d’un mode de relation sociale ? Non. Chez le primitif le cri est pur cri de soi, extase de son être hors de la gangue matérielle dont il émerge à grand peine. Le cri pour le cri comme chez Munch. L’in-formel franchissant la barrière de chair, le son fendant la coque du réel, y traçant l’espace du tragique.
Oui du tragique dont, à son corps consentant, toute œuvre non-figurative est le vivant et terrible emblème. Regardant « Losange avec deux lignes » ou bien « Sans Titre » à quoi donc se rattacher sinon à l’immense solitude humaine qui sonne le glas de l’être ? Orphelins de toute forme directement signifiante nous avançons dans la nuit de l’angoisse, nous progressons le long de l’abîme, autrement dit nous assurons notre liberté. Toute liberté est lutte, combat éthique contre soi, dépassement de cette bestialité originelle qui, encore, s’agite sous la ligne de flottaison avec ses assauts limbiques, ses entailles reptiliennes.
Ce que l’œuvre réaliste nous tend à foison, cette terre, ce ciel, cet homme, cet objet, voici que l’abstrait nous le retire nous laissant seuls face à nous, face au monde, cet horizon de l’incompréhensible en son mystérieux foisonnement. Ce qui est paradoxal ici, c’est que nous sommes démunis en même temps que comblés puisqu’il ne dépend que de nous d’avoir les cartes en mains : c’est là le devoir de l’homme face à sa propre liberté. Il est SEUL à être en cause. Il est cri, il est forme, il est jet de soi en direction de l’être.
Mais nous parlions d’arborescence. Oui, cri, forme, éléments cellulaires sans vocation particulière, sans horizon différencié (le réel, lui, est toujours différencié), tout s’élève de soi dans le ciel vide de l’œuvre telles ces flammes, ces torches gagnant l’espace, tels les fiers peupliers, tels les cyprès-chandelles (ces dagues de la Mort - une abstraction de plus), tels ces menhirs aux décisions verticales, ces indéfectibles et singulières présences qui ne vivent que d’elles-mêmes, pour elles-mêmes en relation sans doute lointaine, par nature, mais non en pensée, avec les cercles de Delaunay, les explosions cosmiques de Kandinsky, les éclatements blancs de Cézanne, les arêtes vives du Cubisme, les lignes orphelines de Mondrian.
Tout ce qui transcende le réel est nécessairement affecté d’une rigueur abstractive, d’un ascétisme formel puisque le ciel qui attend est cet invisible tutoyant la massive concrétude terrestre. Si le réalisme pouvait envisager dans le champ de sa présence la lourdeur, la massivité du dolmen, l’abstraction elle, en apesanteur, ne pouvait que faire se dresser le mégalithe poussant son cri en direction des étoiles. En mode linguistique, tout ce qui faisait sens à se situer dans le syntagmatique du réel, s’allège ici de toute pesanteur pour gagner la spontanéité du paradigmatique. La phrase réaliste à l’ample période cédant la place à la cavalerie légère du mot isolé, chacun d’eux traçant dans le derme de l’œuvre ce sillon pareil aux cercles initiés par la chute d’une pierre dans l’eau.
« Sans Titre » joue cette subtile et unique partition du surgissement paradigmatique, mot à mot, coup de cymbale après coups de cymbale, gouttes infiniment suspendues dans le cercle d’un puits. Ce n’est bien sûr que par défaut que nous convoquons ces métaphores sensibles qui ne feraient que nous égarer sur le chemin semé d’embûches du réel, lequel en raison de ses solutions toujours visibles, cette meule de foin, ces jupes brunes, ce ciel taché de blanc sursoit à nos propres décisions et nous installe dans l’infini verbiage du monde.
Seul le silence peut proférer à l’aune d’une liberté puisqu’il est gros de réserves latentes que notre conscience actualisera afin de se connaître et de se porter dans le chemin de l’ouvert. Or, à le frayer, nous sommes SEULS, ce qui en fait la beauté et constitue une redoutable épreuve. L’existence est cette tension, cette position de non-repos qui nous met au danger de nous-mêmes si nous ne nous mettons en quête d’en déchiffrer la constante énigme.
Position de « Sans Titre » dans la galaxie picturale.
« Sans Titre » ne convoque ni le prisme visuel des nymphéas où les motifs floraux jouent en mode complémentaire ; ni la vision victorienne de Cézanne dont les motifs dissociés visuellement finissent par s’imbriquer ; ni l’éparpillent spatial du Cubisme au terme duquel un objet se donne comme la forme à recevoir ; ni le concept circulaire d’un Delaunay qui contient à titre de trace l’évocation de quelque réalité ; pas plus que la perception cosmique de Kandinsky allusive du microcosme humain.
« Sans Titre » est foncièrement IN-FORMEL, c'est-à-dire détaché du réel sensible. A l’instar de Mondrian et peut-être d’une façon encore plus radicale il vise un essentialisme dont la traduction plastique est ce qui émerge de l’idée, du concept, de la sphère intellective dès l’instant où le pinceau appose sur la matière du subjectile ces empreintes, ces mots qu’il faut bien consentir à prononcer - ils ne sont que des atténuations du cri -, si l’on veut donner à la liberté de créer quelque assise au terme de laquelle elle se rendra visible. Nous regardons « Sans Titre » et nous demeurons face à NOUS. Rien qu’à NOUS.