Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:50
Temps exact de l’être

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »

 

Dongni Hou

 

***

 

 

   Cette peinture d’une Jeune Femme inconnue est à proprement parler « prodigieuse ». « Prodige » veut dire étymologiquement : «événement extraordinaire, de caractère magique ou surnaturel». Oui, ici, il s’agit bien de magie, de surnaturel, comme si ce jeune être ne pouvait naître que de lui-même et déployer son essence aussi longtemps que durerait le monde. Comment, en effet, à contempler cette pure beauté, n’être pas immédiatement saisi d’un sentiment d’éternité ? C’est comme une aube radieuse qui se lève, comme une saison originaire, un Printemps ivre de sa propre profusion. Elle, que nous ne connaissons pas, dont nous ne savons rien au-delà de sa simple apparence, nommons-là « Aurore », et entrons dans la belle poésie de Ronsard déclarant :

 

« Ces liens d'or, ceste bouche vermeille,

... Et ceste joue à l'Aurore pareille ...

Feirent nicher Amour dedans mon sein.»

 

   Amour est là qui veille, Amour est là qui fait son doux murmure et nos yeux ne pourront se détacher de Celle qui inspire cette effusion qu’avec regret, sinon au prix d’un sacrifice, si ce n’est d’un deuil. La tresse des cheveux est fluviale, dans la couleur réconfortante de la châtaigne et de la cendre, elle cascade jusqu’à la plaine du dos et nous la supposons infinie car l’image s’arrête là même où nous aurions voulu la suivre, flotter en quelque rêve aquatique. Certes, nous pensons à Ophélie, mais il est encore trop tôt pour ouvrir la porte de la tragédie. Le front est une faïence doucement bombée qui abrite les somptueuses idées, les projets clairs, on dirait un cristal, les souvenirs, cette résurgence qui vêt la mémoire de ses plus beaux atours. Le visage est un talc doucement nimbé d’une juste lumière, suffisamment afin qu’il soit rendu visible dans une manière d’approche discrète, dans la réserve, pour qu’il conserve son air de mystère, sa fragilité songeuse.

   Les yeux sont des aigues-marines, des billes d’eau levées vers le dôme souple du jour. La bouche est une fraise assourdie, un repos, une entrouverture qui dit le silence, qui retient la divine parole. On devine le gonflement des lèvres, on devine une comptine de vie qui se dit dans l’intime, qui rougeoie tout contre le massif de la langue. L’oreille reproduit la teinte du lien qui court dans les cheveux, une manière de braise endormie attendant l’onction du jour, le poudroiement de la lumière.

   L’expression est toute de candeur, d’attention ouverte à ce qui pourrait surgir, de disponibilité à l’accueil de l’exister, de confiance naturelle, de disposition vigilante, un brin soucieuse, mais dans la retenue, dans la pudeur qui est la vêture des âmes droites, des esprits sincères. Qu’une inquiétude perce, sous-jacente à cette équanimité, ceci est non seulement évident, ceci est nécessaire. On n’est un être touché par la grâce qu’à en apprécier le juste prix, celui qui consisterait à la voir fuir en-dehors de soi, d’en connaître le douloureux étiage, d’en éprouver le manque absolu, comme un amour qui se perd dans les oubliettes invisibles du temps sans possibilité aucune de retour, sans même qu’une réminiscence ait lieu qui pourrait se donner comme substitut, don différé, baume encore disponible afin que l’affliction décroisse, devienne supportable.

   Seulement toute beauté, toute grâce ont, par nature, le douloureux privilège de ne durer que le temps que durent les roses. Plus la félicité a connu de hauts sommets, plus douloureuse sera la chute dans l’abîme. « N’attendez pas qu’il soit trop tard », nous prévient l’Artiste, en tant que commentaire de son œuvre. Et il nous faut à nouveau citer le « Prince des poètes et poète des princes », l’auteur de « À Cassandre », énonçant les vers immortels :

 

« Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté. »

 

   C’est bien en ces vers magnifiquement rythmés que se dit le tragique, que s’annonce la finitude. Tout ceci, ce savoir de « l’être-pour-la-mort », selon le mot du Philosophe, est toujours présent, il ne fait que se dissimuler, éviter de paraître en pleine lumière car la souffrance serait trop grande et l’existence un chemin de croix. Alors nous rusons, nous feignons de nous croire éternels, nous pensons la maladie comme le fardeau de l’Autre, la mort comme ce si grand éloignement qu’il pourrait bien s’agir de quelque invention diabolique, irréelle, inconsistante, éparpillée au large des hommes comme le sont les myriades d’étoiles dans le lointain cosmos. Nous savons qu’elles existent, qu’elles ont pour nom Sirius, Cassiopée, Andromède, mais leur sillage se confond avec la voie lactée, mais leur présence finit par devenir une fable.

   Oui, cette peinture, son commentaire, sont bien le lieu d’une méditation sur le temps. Le temps, cette entité métaphysique par excellence. Toujours nous le cherchons, en arrière de nous dans le passé ; en avant de nous, dans le futur, et ne nous apercevons même pas qu’il se donne dans le présent comme notre seule possibilité d’exister, de porter témoignage de notre passage sur Terre. Alors nous questionnons avec quelque impertinence, car nous savons bien que nul ne pourrait avoir de réponse, mais l’inquiétude pointe et nous disons :

 

Avons-nous un temps exact, un temps de plénitude

 où nous sommes à l’apogée de notre essence ?

S’il existe, quel est donc cet instant fabuleux

qui nous ferait coïncider avec notre propre vérité ?

Peut-être ne le rencontrons-nous jamais,

au motif que nous ne vivons

que des moments ordinaires,

brodés de sourdes contingences ?

Ne serions-nous victimes

d’un genre « d’éternel retour du même »

qui rebattrait constamment les cartes,

notre jeu dans le monde n’étant

que la réitération d’habitudes,

la récurrence de conduites stéréotypées ?

 

   Nous tendons l’oreille, nous affutons notre esprit mais rien ne paraît que le vide et la solitude. Le temps questionné, c’est nous-mêmes que nous questionnons et le jeu tourne en rond, à la manière d’un étrange cercle herméneutique s’alimentant à sa sempiternelle giration. Nous sommes en pleine existentialité alors qu’il nous faudrait être en totale essentialité, à savoir définir les contours de notre être et en tirer quelque longue quiétude.

   Mais revenons à la peinture et tâchons de la faire se projeter dans le temps, de connaître son futur. Nous allons nous livrer à un saut qui ne sera uniquement temporel mais d’intensité hautement métaphysique, en un mot nous surgirons à même la condition tragique de notre propre nature. Ici, nous voulons faire jouer en un écho, certes mortifère, Aurore avec sa possibilité la plus propre, nous voulons dire celle de sa mort.

 

Temps exact de l’être

 

                                        Dongni Hou                                      Anne-Louis Girodet

                                                                                                 « Atala au tombeau »

                                                                                                          Fragment

                                                                                                    Source : Wikipédia

 

   Nous plaçons en vis-à-vis, Aurore et Atala, cette dernière issue d’«Atala au tombeau » de Girodet. Il ne s’agit nullement d’un jeu gratuit, d’une association conduite sous le sceau de quelque fantaisie. A l’évidence, il y a des homologies formelles, à commencer par la pureté des formes, cet ovale parfait du visage, cet air d’abandon, certes inquiet chez Aurore, repos éternel chez Atala, ces épaules parfaites où joue la lumière, une identique vêture qui dévoile, sans les trahir, des corps dont on ne peut deviner le secret, que l’on suppose toutefois atteints d’une belle harmonie. S’il y a des homologies, il y a aussi des différences et si fortes que l’on peut parler d’une verticalité dialectique qui oppose les deux images pour l’unique raison qu’Aurore est douée de vie, qu’Atala est livrée à la mort. S’il faut trouver une manière de « logique » mettant ces deux œuvres en présence, il convient de la relier à la fois à l’assertion de l’Artiste :

 

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »,

 

   Et d’accoler à ce conseil les quelques vers de Ronsard qui témoignent de ce non-dit, de cette pensée sous-jacente qui s’y articule :

 

« Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautés laissé choir!

Ô vraiment marâtre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir ! »

 

   « Du matin jusques au soir ! » : Aurore, le Matin ; Atala, le Soir. Et, bien entendu, non seulement dans cette évocation d’un début et d’une fin peuvent paraître le Sujet brossé par  Dongni Hou, celui créé par Girodet, mais aussi bien Nous-les-Vivants, Nous-les-futurs-morts, chacun de Nous qui, fatalement, connaissons la lumière, qui connaîtrons l’ombre. Nous regardons la représentation claire, légère, printanière d’Aurore, nous nous sentons envahis d’un sentiment de bien-être comme si nous contemplions la scène heureuse du « Printemps » de Botticelli, avec ses figures mythologiques si grâcieuses, cet allègement de l’air, sur fond d’orangers fleuris, le chatoiement des couleurs.

   Cependant, comme surgi des ténèbres, Zéphyr souffle sur Flore, crée un trouble en elle dont on nous dit qu’il lui révèle sa féminité, dont plutôt nous voudrions apercevoir sa féminitude, dont la finale rime avec finitude. Si le tableau du peintre de la Renaissance se manifeste à la façon d’une fête haute en couleurs, la présence inquiétante du dieu du vent, à l’extrême droite de la composition, comme s’il se dissimulait dans les coulisses du théâtre humain, vient créer une sorte de dysharmonie, tout comme en sont porteuses la maladie et la mort.

   Si l’ange Cupidon, l’autre nom d’Eros, se situe dans une place centrale, prêt à décocher la flèche d’Amour, n’oublions jamais l’intime liaison d’Eros et de Thanatos, leur œuvre commune. Ce que crée Eros dans la beauté de son geste, Thanatos le défait sans cesse, travail de sape qui déconstruit l’humain, inversion du tissage, genre de Pénélope mortifère annulant la nuit ce qu’elle a porté à la visibilité le jour. N’oublions nullement que le travail de Thanatos est nocturne, ténébreux, tissé de desseins secrets dont jamais nous n’apercevons clairement les motifs, seulement les conséquences qui néantisent tout ce qui vient à la vie et lutte pour survivre.

 

Temps exact de l’être

   L’œuvre de Dongni Hou, belle s’il en est, ne saurait être regardée seulement à l’aune de sa face lumineuse, éclairée, rayonnante. Du reste, si l’on se focalise sur le regard d’Aurore, certes il y a bien une lunule de clarté sur le dôme de l’iris, mais l’acte de vision est déporté hors de soi, comme, précisément, pour questionner et la pupille noire plonge dans cette sorte de marécage dense qui habite nécessairement notre intérieur. Il semble bien que ce soit cette distorsion, cette tension entre un supposé dedans et un supposé dehors qui symbolisent le drame de toute vie humaine, ce que nous projetons hors de nous nous revient avec la force d’un reflux lors des marées d’équinoxe. Cette dernière semble vouloir nous dire, en une manière de vibrante allégorie :

 

« Ne cherche nullement hors de toi, ce qui n’est qu’en toi.

 En toi le germe de vie, en toi celui de la mort.

Voilà la vérité ultime dont ton existence

te fera l’offrande au moment de t’absenter.

Sois présent, tant que tu le peux,

 en ta plus singulière plénitude.

Là est la loi de ton être,

Nulle part ailleurs. »

Partager cet article
Repost0
27 mars 2020 5 27 /03 /mars /2020 09:05
« Si avant dans le néant ».

  Tempera acrylique fusain sur toile

   Œuvre : Dongni Hou

***

 « Jamais créature vivante n'avait été engagée

   si avant dans le néant. »

Victor Hugo

*

   Comme peut l’être une icône

   Vous voir dans cette posture si dénuée d’intention, livrée à la contemplation comme seulement peut l’être une icône, abandonnée en une certaine manière au souffle de l’air, au lisse de la lumière, au luxe de cette chatoyante teinte de pêche suffisait à emplir mon esprit du bonheur de qui se livre en sa vérité. Nulle affèterie, nulle pose qui eût fait de vous un être livré à quelque commerce séditieux, à quelque entreprise située hors d’une naturelle évidence. Il en est ainsi des êtres simples qu’ils se dévoilent entièrement, qu’il n’est point besoin de chercher ailleurs qu’en eux la définition qui les révèle en ce qu’ils sont : des formes immédiatement saisissables dont, cependant, une indispensable réserve les retient sur le bord d’une révélation qui en déflorerait le mystère. Car jamais paysage n’est plus désiré qu’à se dissimuler derrière la courbe d’une colline, la touffe d’un boqueteau, la résille d’un rideau d’arbres qui en accentue la sublime beauté.

   Cette immatérielle coiffe

  Cette immatérielle coiffe qui flottait sur votre visage comme s’il coulait d’une pluie d’étoiles, combien son teint était rassurant, reposant, si bien qu’on l’eût volontiers inscrit dans le cadre d’un boudoir romantique, clarté flottant à l’entour des choses avec la subtilité que met une rose-thé à illuminer le céladon qui l’accueille. Vous voir était sérénité. Vous voir était plénitude. Demeurer là, ne point différer de soi, sentir en son âme le fluide souple de la joie se fût annoncé comme la seule voie possible. Seulement le temps fait tourner le sablier, fuir les gouttes d’eau dans l’écoulement imperceptible de la clepsydre. Seulement il faut consentir à exister à défaut d’être une image dans un volume dont les pages seraient immobiles, unique poudroiement dans un lieu invisible.

   Passion bretonne

« Si avant dans le néant ».

Charles-François Daubigny

Le village de Kérity en Bretagne

Source : Wikipédia

*

  Voyez-vous, les associations d’idées sont curieuses. L’harmonie dont vous étiez le centre de rayonnement, instinctivement, je la rapprochais de cette belle toile de Charles-François Daubigny qui peignait le village de Kérity en Bretagne. Le Peintre de l’Ecole de Barbizon, l’aviez-vous inspiré, lui qui avait imprimé dans sa toile la même couleur élégante, un genre de flottement infini, une façon qu’avait le paysage de traduire l’équanimité d’un état d’âme ? Pâte de la peinture jouant en écho avec cet air de gravité mélancolique que vous affectiez avec, il faut en convenir, une certaine noblesse. Oui, je sais, mon discours, au risque de vous heurter, paraîtra contradictoire. Comment conjuguer, dans un même espace, joie et son contraire ? Sérénité et sa valeur opposée, cette sourde inquiétude qui ourle les traits les plus accomplis d’un voile mystérieux ? Mais c’est bien là la valeur d’un être que d’apparaître en son retrait et de demeurer dans une ombre salvatrice. Car un jour trop vif en effacerait la belle présence. Car une nuit hâtive en détruirait le si doux spectacle.

  Si étrangement lointaine

  Être : demeurer. Prise dans l’efflorescence de la toile si semblable à un nectar, vous étiez cette demeure dans la confusion des heures. Vous étiez à peine dissociée de ce fond dont vous émergiez insensiblement comme si quelque chose vous retenait en arrière de vous. Un souvenir dont vous ne pouviez vous détacher ? Une réminiscence enfantine qui vous clouait à des temps de nostalgie ? La silhouette de l’Aimé qui s’imprimait en creux dans la niche secrète des sentiments ? Vous étiez là sans y être vraiment. Vous étiez présente à même votre absence. Etrange dramaturgie qui vous rendait si étrangement lointaine. Vous étiez, peut-être, une simple créature de roman, un vers échappé d’un poème, une méditation si évanescente, si fluide que l’on ne pouvait faire l’économie de la méditation de Victor Hugo : « Jamais créature vivante n'avait été engagée si avant dans le néant». Comme si le néant, soudain, différait de sa cruelle abstraction pour livrer la forme d’une énigme. Insoluble, évidemment.

  Au loin, la mer

  Y avait-il autre chose à faire, alors, afin de tâcher de vous approcher en quelque façon que de décrire l’œuvre de ce précurseur de l’impressionnisme ? « Impression clarté naissante », telle était l’assertion en clair-obscur que me dictait votre surprenante présence. Etiez-vous différente de ce paysage qui figurait tel un calque ? De ces demeures confondues avec la ligne d’horizon ? Je me plaisais à vous imaginer semblable à un territoire dont j’eus pu faire ma possession à seulement le regarder. Le ciel est cet airain que féconde la lumière venue d’un illisible nadir. Les nuages s’y posent avec la légèreté d’une écume. Les maisons sont basses qui disent l’amour de la terre, l’abandon aux racines, la fixation au socle qui amarre et attache les hommes à leur destin. Au loin la mer et ses meutes de vagues sombres, leur couleur de feuilles d’automne, leur tonalité éteinte partant au loin, là où plus rien ne se montre que l’illimité, le hors de toute mesure, le texte-palimpseste mêlant les eaux des abysses, les courants, les dérives. Au plus près les rochers tels des masses antédiluviennes dont on devine le lourd passé, dont on sent encore les confluences de lave et les écoulements pris dans la convulsion de l’écorce refroidie, bientôt une masse obscure trouée de bulles. Tout ceci est si immobile que toute progression s’y illustrerait à la manière d’une intrusion. Temps géologique qui gèle le temps humain, le rend dérisoire.

   Dentelle à peine esquissée

  Mais il faut s’éveiller de cette lourde léthargie. Mais il faut voir plus loin et trouver des idées nomades, des déplacements, des raisons d’entreprendre quelque voyage qui soit en mesure de nous soustraire à cette emprise bigoudène comme si ces rochers étaient le bout du monde, l’aboutissement d’un périple, l’accomplissement d’une vie conduite à son terme. C’est la dentelle à peine esquissée de votre coiffe qui m’a conduit en ce lieu de finistère qui résonne à la manière d’un espace prompt à accueillir l’idée d’une finitude proche. Il convient de différer de cette pensée minérale à la sombre beauté qui aliènerait si l’on se laissait aller à ses accents tragiques. Demander à une autre représentation de l’art de nous hisser un pied au-dessus de notre détresse.

  Une autre coiffe

  Une autre coiffe se dessine au loin dans les brumes de la poésie flamande. Celle, précise, exacte, belle comme un acte de piété que nous donne à voir Rogier van der Weyden, primitif né à Tournai aux alentours de l’an 1400. Non seulement les coiffes sont dans un subtil rapport d’homologie mais, détail bien plus frappant, les attitudes des deux portraiturées se montrent dans un geste identique de méditation profonde, hiératisme nous conduisant aux portes du sacré. Si tout art est d’essence religieuse et l’Histoire nous en rend raison, alors ici la trame est visible qui fait de la peinture l’acte transcendant par excellence. Et qu’est donc la transcendance si ce n’est la sortie hors de soi en direction de cette mystérieuse altérité qui nous dépasse, nous interroge et nous maintient en suspens ?

 

 

« Si avant dans le néant ».

Illustration de gauche :

Portrait d'une dame

Rogier van der Weyden

Source : Wikipédia

*

  Même inclinaison de la tête. Même front bombé où gonfle la lumière. Le rêve semble intense qui fait ses arabesques dans le sanctuaire invisible où, peut-être, habite un dieu ? Comment jamais savoir ce qui se dissimule dans une pensée, se dissout dans le labyrinthe de la mémoire ? Si beau de seulement imaginer, de s’immiscer sous le glacis brillant de l’huile, de traverser les apparences, de connaître de l’intérieur ce qui, jamais, ne nous appartiendra comme une réalité. Seulement l’écart d’un songe, l’abîme d’une intuition. Être l’autre et demeurer en soi comme si un sublime don d’ubiquité nous habitait, lieu inimitable d’un alter ego réversible. Je-suis-l’autre-qui-est-moi. D’un seul empan de la conscience. Comme un acte d’amour en miroir. Alors il n’y a plus de différence. Alors mon langage est le tien. Je vois par tes yeux. Tu sens par mon âme. Je viens à toi par mes jambes. Tu es ce que je suis avant que je ne m’appartienne. Je suis ta vision du monde dont tu me fais l’offrande comme d’une parole ultime.

  Ton image double

  Voici ce que je ressens à ton image double, à ton apparence siamoise. Où commences-tu ? Où finit l’autre, cette réplique venue à ta rencontre du plus loin du temps ? Et le temps quel est-il ? Existe-t-il encore, vu sous le prisme de l’art ? Magnifique osmose qui confond en une même arche brillante cette Dame de la Renaissance flamande et cette Bigoudène que Dongni Hou transporte bien au-delà des contingences contemporaines. C’est une si belle impression de franchir des espaces que l’on pensait non miscibles, des durées que l’on croyait étanches, inconciliables. L’authenticité d’une œuvre se mesure seulement à ceci : la dissolution des catégories spatio-temporelles qui sont les paradigmes grâce auxquels l’homme indique sa terrestre présence. Regarder une œuvre et s’y effacer, s’y noyer comme si, tout autour le monde s’était évanoui, ceci est la marque du rare et du généreux.

   Oui, immense marque de générosité, de don de soi qui définit le lieu où habite l’Artiste. Esquissant, traçant les signes originels de son dire sur la toile, rêvant à son projet fou (l’art est une folie ou bien n’st pas !), posant les premiers mots de sa fable, ici une nuance couleur de chair, là la courbure rose d’une pommette, là encore la douce pulpe des lèvres, plus loin l’ovale précieux du menton, la fuite du cou qu’estompe le nuage d’une inaccessible présence, Celle qui crée nous installe bien au-delà du monde ordinaire où règnent les soucis et bourdonnent les contrariétés. Tout s’ouvre. Tout se dilate et s’orne des lumières infinies d’une allégresse. C’est une ardeur qui fait sa rubescence au creux de l’âme et plus rien ne compte que cette levée du sens parmi les ténébreux corridors qui courent d’un horizon l’autre.

  Bonheur infini du regard

  Comment ne pas être fascinés par tant de grâce, par tant de simplicité, cette empreinte des choses justes ? Face à nous, dans le plus grand dépouillement qui soit (qui, paradoxalement est l’idée du luxe portée à son acmé), jouent en écho deux grâces infinies. Toutes deux nous disent en mode pictural le bonheur entier du regard lorsqu’il sait se faire l’exact découvreur de ce qui est à connaître. Regarder n’est nullement le fait d’une perception, fût-elle habile, entraînée à faire naître des sensations. Regarder c’est, contemplant jusqu’en sa chair ultime la beauté partout apparente, la porter au devant de soi et l’y maintenir le temps de sa propre métamorphose. Oui car l’art est le médiateur par lequel monter dans l’échelle des tons et découvrir le sien, le ton fondamental avec lequel nous avons à nous entendre.

  Ces deux personnages à la douce carnation sont l’exact contraire des visages de cire d’un musée Grévin. Ils sont la vraie chair, plus vivante, plus réelle encore que celle que l’on rencontre habituellement dans la pente habituelle des jours, dans l’agonie de l’heure. Ceux-ci sont touchés par la corruption, ils se fanent, s’altèrent et sont marqués par l’irréversible force de l’âge. Ceux-là dont l’art est la révélation sont intemporels, inaltérables. Ils sont la chair du monde. Ils sont notre propre chair quintessenciée. La chair de l’amour lorsque, allégé de ses fardeaux de soucis et de peines il devient si diaphane qu’on peut le comparer à la belle œuvre d’Antonio Canova, l’Amour et Psyché dont le marbre transcendé flotte à une immémoriale hauteur. Ici est atteint l’empyrée et le dieu devient invisible.

« Si avant dans le néant ».

Antonio CANOVA
(1757 - 1822)
Psyché ranimée par
le baiser de l’Amour
(vue de dos)
Marbre

© 2010 Musée du Louvre / Raphaël Chipault.

Partager cet article
Repost0
26 mars 2020 4 26 /03 /mars /2020 08:48
Enigme d’un visage.

Visage.
Œuvre : François Dupuis.

 

 

 

 

D’abord il n’y a rien.

 

   D’abord il n’y a rien. Il y a la nuit seulement et nulle autre présence. C’est de cette illisibilité native dont il faut partir et progresser sommation après sommation afin de faire émerger ce qui, de la peinture, doit devenir visible. Comme on le ferait des eaux d’une sombre lagune dont se hisserait, petit à petit, l’éternelle Cité flottant sur le dôme liquide. C’est toujours de leur propre fond que les choses apparaissent. Un socle est présent sur lequel le sens dépose ses ineffables nervures. Jamais de lecture simple, immédiate du réel. Ce dernier est seulement une levée s’actualisant au feu de notre imaginaire, une invitation aux subtiles associations des sèmes symboliques qui nous traversent sous la ligne de flottaison de la conscience. Ce qui nous fait face se soustrait toujours au surgissement d’une donation directe qui, dans sa promptitude même, annulerait son mystère et nous reconduirait à la vision d’un objet privé de ses fondements. Chaque touche appliquée par l’Artiste est un peu de sa propre chair qui se fait jour à même la trame du subjectile. Elle est son lexique existentiel, sa forme singulière selon laquelle sa rhétorique se sépare de lui pour nous rejoindre, nous les Voyeurs, qui n’avons nullement à faire effraction dans l’œuvre, à la brusquer, mais à en prendre acte comme d’une chose essentielle, vivante, un souffle, une palpitation, un frisson courant sur la toile de la peau. Celle, externe toujours préhensible, visible, mais aussi, mais surtout celle interne, impalpable, cette âme qui brûle en secret de connaître, de se faire connaître. Or qu’y a-t-il de plus précieux que l’œuvre d’art pour nous inviter à cette subtile liaison ? La peinture comme médiation entre une conscience unique et la pluralité d’autres qui s’appliqueront à regarder. Oui, à un REGARDER Majuscule, qui s’efforce, au travers de la texture opaque du réel, de repérer quelques fils de trame qui en révéleront le sublime ordonnancement.

 

Glisser sous la lame d’un glacis.

 

   Nous disions partir du fond. Partir du noir, de l’ombre et remonter vers la lumière, donc vers la compréhension. Rideau infiniment nocturne duquel émerge une forme. Un ovale d’abord, pareil au dessin de l’ellipse d’une comète. Cheveux fondus dans le substrat qui les a fait naître. Subtile indistinction qui ourle de secret cet indicible de l’essence humaine. Se révélerait-il, cet indicible, et l’on aurait, devant soi, l’exister et l’immanence dont il est affecté, lesté à la manière d’une irréversible destinée. Et l’on aurait n’importe quelle manifestation d’une contingence déroulant ses confondants anneaux. Peut-être une simple broussaille à l’orée d’un champ, la découpe d’un nuage sur un ciel d’orage, un bouquet d’algues flottant entre deux eaux dans la confusion. Nous n’aurions nullement cette coiffe abritant les traits d’une présence humaine. Alors il faut noyer les choses dans la matière qui les fait être, les situer aux limites, aux franges, aux lisières, estomper, glisser sous la lame illisible d’un glacis, lisser la pâte jusqu’à l’extrême pointe de sa diffusion, de son inapparence. Visage se disant à même sa fuite, son retrait, son voilement. Le visage est toujours empreinte de l’âme se montrant sous la pellicule de peau. Pour cette raison il lui faut cette réserve, cette presque dissimilation, ce voile qui l’amène au jour dans une manière d’aube ou bien de crépuscule. Les lumières zénithales sont trop tranchantes, scalpels entaillant le territoire d’un secret toujours préférable au discours disert, à la faconde volubile qui ne s’accorde qu’à la comédie, à son burlesque, à ses facéties.

 

Esthétique de l’effacement.

 

   Ici, en mode discret, se dit la constante tragédie dont le visage est le plus visible sémaphore. Succession de joies et de peines qui ne sont que les harmoniques d’une finitude annoncée puisqu’il en est ainsi de la condition humaine, mortelle en priorité. D’un bonheur l’on n’est jamais sûr. D’un malheur l’on craint toujours la lame damoclétienne. De la mort nous connaissons la cruelle vérité qui toujours affleure tel l’incompréhensible qu’elle est. Pour cette raison l’épiphanie d’un visage, dans sa profondeur, est porteuse de cette lourde et angoissante sémantique. De cette ombre qui étend ses ramures sur la plaine des joues et cerne le front d’étranges lueurs. Tracer un portrait qui envisage (au sens strict de mettre en visage) la réalité de notre devenir ne saurait s’actualiser qu’au regard d’une esthétique de la disparition, de l’effacement, de la plongée dans des eaux abyssales. Figuration humaine dans la plus exacte densité qui soit : esquisse d’une palme refermant ses rémiges à la façon d’un envol amorçant son point de chute. Nulle négativité dans une telle représentation. Nul pessimisme qui tutoierait quelque désir de faire apparaître les noirceurs de l’existence. Simplement la venue au jour d’une image qui fait sens à concevoir un espace métaphysique et non seulement le confort rassurant de la quotidienneté. Peindre le visage n’est pas seulement en livrer ses qualités formelles, fussent-elles remarquables. C’est franchir le pas en direction du Rubicon, c’est dépouiller les certitudes de vivre et les ramener à de plus justes proportions. C’est oser fouiller le sol à la recherche de vestiges archéologiques. Souvent sont des tessons épars, plus rarement la belle poterie avec ses formes généreuses, la plénitude de ses couleurs, le chiffre de la joie dont elle est supposée être le contenant.

 

Visage insulaire.

 

   Donc un ovale émergeant d’un fond. Donc une chevelure absente. Les sourcils sont deux arcs charbonneux qui, avec l’arête du nez, la joue droite ombrée, le cou en partie dissimulé jouent en mode de réserve la partition d’une possible fuite. A moins qu’il ne s’agisse d’une présence non encore venue à sa totale profération. Tout est dans le blanc cerné de cendres, tout est crépusculaire qui annonce la nuit proche, sans doute le chant des étoiles, les songes gris, le marécage de l’inconscient où grouille l’indistinct pareil à une lourde menace. La bouche, ce monticule d’un rubescent désir, cette porte où brillent les mots du langage, voici qu’elle ne se livre que dans sa forme atténuée, ce rouge éteint qui semble annoncer la survenue d’un éternel silence. Visage éminemment insulaire flottant sur les eaux noires de l’incertitude.

   Visage étonnamment lumineux, éclairé de l’intérieur, pareil à un photophore, ce porte-lumière qui voudrait dire le luxe intérieur, la richesse confrontée au dénuement du dehors, à son agitation perpétuelle, à son inévitable légèreté. Et les yeux sans éclat, sans la moindre lunule, sans la plus petite faille ouverte vers le dedans, sans le crépitement de l’étincelle qui dirait la proximité de l’âme dont ces yeux, précisément, sont censés ouvrir la fenêtre. Non, tout est en réserve, tout est lexique retourné vers le massif de chair, tout est reflux en direction des plis de la conscience, des circonvolutions de l’esprit. Echappée soudaine d’une lueur vers le bas du corps comme pour dire son luxe, son incroyable présence, le lieu de la pure joie dont il peut être le centre d’irradiation. Mais, aussitôt découvert, voici la chemise sombre qui en referme la scène, sorte de praticable où le jeu du monde ne peut avoir lieu que dans l’occlusion, l’esquive, la mutité. Un spectacle prend fin qui nous arrache à nous-mêmes car, l’intervalle d’une vision, ni l’espace, ni le temps n’auront fait leur incessant bourdonnement, leur tumulte d’enfants agités dans quelque cour de récréation. Ceci signant, à l’évidence, la qualité d’une œuvre belle.

 

D’énigmatiques visages.

 

   Cette peinture, si elle mérite amplement notre attention, nous qui la regardons avec fascination, ne saurait trouver son complet achèvement qu’à être envisagée dans l’absolu d’une chambre noire, sans clarté aucune, à la manière d’un processus uniquement symbolique. Bien évidemment nul ne la verrait, ni le dormeur occupé à rêver, ni les possibles Voyeurs que nous sommes. Cependant nul doute que son rayonnement discret ferait sa tache subtile quelque part sur l’anonymat d’un mur. Peut-être même son Modèle nous apercevrait-il, nous les Curieux, penchés sur un mystère qui nous interroge ? Ne s’est-on jamais posé la question de savoir ce que deviennent ces étranges personnages de pigments lumineux et d’ombres denses dans le calme d’un Musée lorsque celui-ci, vidé de ses Visiteurs, sommeille pour la nuit ? Peut-être alors y a-t-il d’étranges présences qui flottent entre ses murs blancs, d’énigmatiques visages qui consentent à livrer quelques unes de leurs esquisses ? Peut-être ! Ceci, cette vision hallucinée d’un monde absent comme un signe avant-coureur d’un univers sans forme, sans contenu. Mais aussi le rêve illimité qu’il est permis de poursuivre lorsque, confrontés à l’art questionnant, nous ne pouvons nous soustraire à son pouvoir étrange de séduction, d’illumination. Il suffit, une fois, une seule, d’avoir croisé l’un de ces regards aux pouvoirs illimités, en avoir éprouvé l’ivresse, rencontré le visage au détour d’une salle blanche emplie de la douce coulée du jour pour porter au-dedans de soi les stigmates de la beauté. Jamais douloureux. Epreuve seulement d’être dans le monde aux magiques confluences. Nous sommes prêts à recevoir. Oui, à recevoir avec la piété nécessaire. Car toute œuvre en son destin est d’essence religieuse. A savoir elle nous relie à ce qui est notre manque, l’altérité, sans laquelle nous ne serions même pas présents à nous-mêmes. Regardons jusqu’à l’épuisement de l’être de l’oeuvre. Là seulement est l’accomplissement d’un chemin.

Partager cet article
Repost0
20 mars 2020 5 20 /03 /mars /2020 11:46
Inquiétude du temps

« La tête »

Gravure

François Dupuis

 

***

 

    Nul ne peut regarder cette gravure sans être troublé jusqu’en son intime, sans être affecté d’une vive inquiétude quant au fait de vivre. En réalité nous ne savons nullement d’où vient cette brusque immersion qui nous conduit en quelque endroit métaphysique dont nous ne soupçonnions pas l’existence avant même cette rencontre. Nous sommes émus, aussitôt placés dans une manière d’écho, pathos contre pathos. Celui de cette Jeune Fille sans doute à l’âge prépubère, le nôtre qui ne sait la nature du temps qui l’affecte en propre et ne se donne jamais qu’à la façon d’une eau invisible qui chute du ciel sans que nous nous avisions d’en questionner plus avant, ni la provenance, ni la destination. Ce qui nous désarçonne le plus, dans la conscience que nous avons de notre exister, cette fluidité à jamais, ce long flux immémorial qui nous traverse, cette avancée qui jamais ne s’arrête. Ce qui nous préoccupe c’est bien la mesure temporelle, elle qui ne se donne que dans le retrait, la fuite, la dissolution de son essence.

   A peine une seconde vient-elle de bourgeonner, qu’une autre la recouvre de son insistante scansion et, nous, au milieu de cette incessante chorégraphie, qui ne savons plus où faire porter notre regard : vers ce passé qui n’est plus, vers ce présent qui s’écoule, vers ce futur qui vient vers nous mais dont nous ne percevons jamais qu’un lointain brasillement, un feu ondoyant, une gerbe d’étincelles ? A côté de ceci, l’espace est un don immédiat que nous pouvons décrire, enclore dans l’empan d’une vision, contempler poétiquement ou bien seulement dans l’horizon d’une pure immanence. Ce que le temps soustrait à notre regard, l’espace le comble dans la prodigalité de son être.

   Mais, puisqu’il y a interrogation, puisqu’il y a champ livré à son propre secret, il ne nous reste plus qu’à décrire, peut-être les mots dévoileront-ils une pensée ? Le crêpe des cheveux est haut placé qui découvre un large front où s’impriment des rais de lumière. Les sourcils sont arqués, fournis, ils nous font songer à ces lumineux portraits de Frida Kahlo auprès desquels nous ne savons si nous avons affaire à une enfant ou à une femme, à moins qu’il ne s’agisse d’un être hybride empruntant à ces deux âges de la vie. Les cils sont longs, les yeux deux taches noires qui s’effacent presque dans un geste grâcieux de pudeur. L’arête du nez, l’aplat des joues sont visités d’une belle clarté. L’ovale du menton se perd dans l’évocation rapide du cou. Tout ceci qui compose cette nature ne se révèle pleinement qu’à l’aune du tracé de la gravure, mille lignes, mille patiences entrelacées, mille incisions disant ce qui, ici, se dévoile, qui est certes l’inquiétude du temps, comme l’annonçait le titre.

   Or, si le temps est toujours affecté d’inquiétude, s’il est l’oriflamme du souci humain, ici, il se rend visible à la manière dont un filigrane fait apparaître la texture d’un billet, ce que nous pourrions nommer « son devenir », rendu visible à la hauteur de ce pur artifice. Mais il faut maintenant dire en quoi, sous la gravure, perce une ontologie, une donation du principe temporel, en quoi aussi cette technique se différencie radicalement de la peinture. A cette fin et choisissant de mettre en opposition deux temporalités différentes en leur nature, identiques en leur finalité, nous ferons appel à un autre portrait de facture certes bien éloignée, mais qui annonce ce tourment humain plus qu’humain, il s’agira d’un « Autoportrait » de Van Gogh.

 

Inquiétude du temps

"Autoportait" de Vincent Van Gogh

 Agostini/Getty Images

Source : « L’Express »

 

 

   Sur cette toile, l’inquiétude donc, se donne avec une évidence radicale. Nul espace qui viendrait distraire en fixant les lignes de fuite et les perspectives d’un paysage, fût-il provençal ou bien nordique. Non, ici, tout fond sur le sujet pourrait-on dire, comme le rapace fond sur sa proie. Vincent est un tourmenté et comme tout candidat existentiellement assiégé par sa propre angoisse, c’est de temporalité dont il est question, qui n’est que le redoublement de la finitude. Qu’y a-t-il à remarquer sur le plan strictement formel ? Les lignes sont longues, flexueuses, le fond est un genre de végétalisation, d’efflorescence qui dit le temps de la germination, donc celui de la durée. Certes les coups de brosse sont visibles mais entre les touches de pleine pâte, nulle césure, nulle scission qui donneraient à voir la trame des choses. Une seule et unique continuité qui court le long de la peau, tresse les fils de barbe. Nulle interruption et l’on croirait apercevoir une manière d’onde, de mouvement aquatique qui parcourt toute l’œuvre et pourrait, aussi bien, dépasser le cadre, rejoindre quelque coefficient d’immuabilité dont nous ne saurions deviner les contours. L’inquiétude est sans repos qui se cherche une hypothétique éternité. L’angoisse vangoghienne est-elle liée à ce défaut de futur, de certitude qu’il y aurait à dépasser sa sombre condition pour connaître les longs rivages d’une vie éternelle ? Ceci nous le croyons et d’autant plus que Vincent a étudié la théologie en ses jeunes années, qu’il a voulu devenir pasteur. Doivent bien demeurer, en quelque coin de la psyché, des traces de cette possible vocation dont chacun sait bien qu’elle n’est, au final, que cette recherche d’une existence infinie que la foi nous donnerait, que nous refuse notre vie commune, ordinaire.

   Mais il faut revenir à « La tête » gravée par François Dupuis et, par contraste, y deviner les motifs profonds qui en traversent le graphisme scandé par la venue du noir, les retraits du blanc.

Ce que le pinceau lisse, étale, installe dans la durée, fragment d’éternité, la gravure à coups rapides de burin qui incisent le métal, fait surgir les esquisses successives de l’instant. Ici et encore, d’une manière récurrente dans nos écrits, il nous faut citer ce beau et inimitable « kairos » des anciens Grecs, cet « instant décisif » au gré duquel quelque chose comme un jaillissement de l’être-des-choses nous serait donné, dans la brusquerie de l’éclair, dans le coup de fouet de l’intuition, pareil à ces météores venus du plus loin du cosmos qui brillent d’une rare intensité puis s’évanouissent dans la nuit de l’espace après qu’ils nous ont marqué de l’expérience d’un temps irréductible à son apparence, marque insigne du destin venant poser sur nos fronts le sceau de l’illimité et de l’inexplicable. Sans doute, au cours de notre vie, chercherons-nous à réactualiser la venue de l’illumination, mais ces instants ne brillent qu’à être rares et singuliers, aussi nous marquent-ils du rougeoiement d’une braise.

   La brosse est plus douce que la gravure, elle étire les couleurs, applique les nuances, fond le tout dans un chromatisme des quatre saisons : parmes printaniers, lumière solaire estivale, teinte rousse de l’automne, vert Véronèse ou malachite se perdant déjà dans les torpeurs hivernales. La gravure, elle, est bien plus incisive, mordante, ne jouant que sur une temporalité binaire comme si l’on devait passer, sans interruption, sans délai, des hautes lumières de l’été, au froid déchirement des glaciations de décembre. Surgissement de l’instant et de lui seul dans la figure retirée en soi comme si, à chaque coup de scalpel, de burin, correspondaient la brusque prise de conscience de l’éphémère, le basculement de la seconde dans l’abîme, le moment parcellisé, source d’angoisse au seul motif de sa brièveté.

   Si le regard de Vincent, sombrement tragique, semble fixer quelque chose au loin, peut-être l’image hallucinée de quelque Paradis espéré ou bien perdu (ce qui, en définitive, revient au même), celui de « Tête », sans doute plus mélancolique, plus méditatif, ne semble guère se focaliser que sur le site proche qu’elle occupe, peut-être se limiter au territoire de son propre corps. Comme quoi, en seconde instance, la qualité de l’espace varierait selon la nature de la temporalité : distale pour les préoccupations éternelles, proximale pour celles, plus étroites, de l’instant, de l’immédiateté. On le voit bien, les variations formelles entraînent avec elles des changements sémantiques qui ne sont nullement de l’ordre d’une cosmétique mais touchent aux profondeurs les plus substantielles de l’âme. Ainsi les techniques artistiques, isolées de leur contexte simplement matériel, porteraient en leur sein même des valeurs essentielles fondatrices d’une singulière et toujours renouvelée vision du monde.

   Pour nous qui sommes les Voyeurs, percevons-nous une différence dans les tourments respectifs de ces deux visages ? Il faut faire le pari que nous n’en voyons aucune, si ce n’est sur le plan du traitement de l’image. L’une est colorée dans une espèce de continuité, alors que l’autre joue sur un vacillement, un tremblement du noir et du blanc, nous disant une fois la présence (le noir), une fois l’absence (le blanc), comme des notes de musique sur une portée musicale, comme des mots inscrits sur la neige de la page, le mot comme sens, la séparation comme non-sens ou, plutôt, comme médiateur de ce dernier car il ne saurait y avoir de signification en l’absence d’une altérité. Prendre conscience de l’éternité de l’instant ou de l’instant d’éternité, sans doute est-ce là notre tâche d’homme la plus exaltante. Une fois dans la touche lisse, l’effleurement de la brosse, une autre fois dans le geste pointilliste, scarificateur, qui taille, entame la matière afin que, soustraite à notre regard, en éprouvant le manque, nous nous mettions en quête de son être. Oui, en quête ! De son être. Eternel instant. Instant éternel !

  

 

Partager cet article
Repost0
16 mars 2020 1 16 /03 /mars /2020 20:18
Ciel de profusion

Huile.

Œuvre : Elsa Gurrieri

 

 

 

 

      

   D’abord la nuit de l’œuvre

 

    D’abord il faut partir de la nuit de l’œuvre, se réfugier dans cette zone d’ombre qui est comme un accueil, une aire de repos, mais douée d’inquiétude, doublée d’une sourde angoisse. Il faut éprouver le retrait du langage dans un silence d’obsidienne, sentir la perte des couleurs où paraissent s’abolir les significations du jour, où les chemins du songe s’enfoncent dans la lourde étrangeté des ténèbres, où la densité des choses est telle que tout se confond en une teinte unique, celle d’un néant originaire non encore parvenu aux premiers mots d’une phrase. Pas même un balbutiement. Seulement une attente longue, un ennui s’abreuvant à sa propre source, une cécité qui ferme les yeux à la beauté du monde. Ici, dans cette primitivité confusionnelle, on est ramenés à la pesanteur de la terre, à l’empreinte grasse du limon, au resserrement de la glaise autour des tiges séculaires des racines.

  

   Lacet de la finitude

 

   L’espace est un non-espace. Le temps est un non-temps. Le temps est profondément soudé, reclus dans sa cosse. Il ne dit rien, ne sait rien de lui-même, n’a même pas accès à ce qui en constitue l’essence, ces trois extases passé-présent-futur par lesquelles il se manifeste comme cette infinie mobilité qui en traverse le corps immatériel. A la rigueur il pourrait se donner à la façon d’un éternel présent qui, encore, n’aurait nullement décidé de paraître, demeurerait en réserve, se dissimulerait, disparaîtrait à soi-même en quelque manière dans la faille d’une obscure nature. Temps d’ubac et de ravine. Temps de grotte et de douve. Temps de latence et de suspens. Temps de rien dont rien ne se déploie que le lacet encerclant de la finitude.

 

     Conscience ouvrante de sens

 

   Humains juste issus du limon originel nous avançons dans cette zone convulsive qui semblerait fermée à jamais. Les cataractes d’ombre, les enveloppements de suie, les souricières de bitume nous en sentons les lianes arbustives enlacées à notre anatomie d’aliénés. Il est si difficile, si éprouvant, d’avancer dans ce quadrillage de tourbières, de tâcher de se frayer un passage dans le dédale des mottes et des fondrières. Est-ce là le premier sacrifice existentiel que de se dégager de cette masse informe afin que, libérés de la matière, nous puissions figurer au monde tels des Sujets pourvus d’une indispensable liberté ?

   Sans doute, être des individus conscients d’eux-mêmes, est-ce, en premier lieu, s’arracher à cette gangue de mystère qui nous attache, nous lie à l’ombilic de la Terre, nous rive à une immobilité avant-courrière d’un possible essor, le seul à même de nous affranchir de l’enchantement fondamental, de la dépendance organique, de la soumission au sol qui nous tient en otage.

   Sans doute la materia prima est-elle celle qui nous retient en-deçà de la création, dans un illisible giron, c’est de cette prime essence dont il nous faut nous extraire soit à la façon des alchimistes en recherchant la pierre philosophale, soit par l’exercice de la poésie (cette sublime création), soit en façonnant un pot de terre qui, symboliquement interprété, ne sera que la manière de se modeler soi-même, de se mettre en forme, condition préalable à toute épiphanie. Nous ne sommes jamais au monde qu’à la mesure d’une extraction volontaire. L’art, toujours, nous invite à transcender la nuit primitive pour gagner la clarté de la conscience ouvrante de sens.

 

   Ce ciel lumineux

 

   Donc, après le voyage nocturne, que voyons-nous qui pourrait nous faire tenir debout, nous projeter en direction de notre singulier destin ? Nous étions, jusqu’ici, dans une sombre veine, tels les haveurs d’Emile Zola dans « Germinal », allongés dans le lit de houille noire, attaquant le schiste, dégageant les blocs avant de parvenir au bout du long tunnel qui les livrerait, hagards, à la lumière violente du jour. Qu’apercevons-nous au sortir de l’obscur, si ce n’est ce ciel lumineux que des générations de peintres appliqués ont mis des siècles à nous livrer de façon qu’à leur contact, un signe de feu entre en nous, nous exonérant, soudain, de la ténébreuse angoisse qui nous étreignait ? Le Ciel jouant avec la Terre sa partition alternée. Le Ciel jouant avec la Terre ce dialogue nous ouvrant au langage de l’exister. Terre rétrocédant, mourant pour que s’éploie le Ciel en sa radiance, son effusion illimitée, la promesse d’un futur emplissant les yeux des hommes.

 

   Sortir de la nuit

 

   Là est le déploiement de soi dans la draperie colorée qui nous convoque au plus haut de nous-mêmes. Sortir de la nuit, jaillir en plein jour, voici que tout se donne avec l’assurance d’une immédiate félicité.  Non à conquérir mais à cueillir dans le récipient ouvert de nos mains. L’offrande est si teintée d’une juste oblativité que l’effort ne sera que de courte durée. Seulement le temps d’un décillement. Le temps d’une accommodation. Sortir de la Caverne mythique est toujours lié à un éblouissement. Soudain délivrés de nos chaînes, la liberté est immense qui nous emplit d’une inévitable ivresse. Haut est le Soleil qui nous tire à lui de toute la force de son énergie vitale. Le Bien est soudain si visible que toute possibilité d’effroi est radicalement évincée, que les ombres funestes, les ombres captatrices de vie s’effondrent à la manière d’un château de cartes. Voir ceci n’aura lieu qu’en creusant le site d’une analogie avec « L'éruption du Vésuve » de Pierre-Jacques Volaire, datant de 1802.

 

Ciel de profusion

L'éruption du Vésuve

Pierre-Jacques Volaire

Source : Chercheurs de vérités

 

 

  La partie droite du tableau, comme dans l’œuvre d’Elsa Gurrieri, est la figure nocturne d’où tout provient avant que d’émerger dans le champ libre des souverainetés célestes. Les hommes se tenant face au volcan sont ceux issus de la Caverne platonicienne, ces anciens prisonniers libérés du carcan des illusions, de la parodie des apparences, heureux d’accéder enfin à la vraie connaissance, ce réel qui se manifeste dans toute sa splendeur sans qu’il soit besoin de simulacres, d’agitateurs de marionnettes aux ombres trompeuses. Le Ciel d’Elsa est enflammé, parcouru de rivières mouvantes, doué de virtualités fascinantes, comme si Héphaïstos en personne s’y livrait à la forge des prépotences démoniques, tirant de son enclume le foudre de Zeus qui incendiera l’univers tout entier.

  

   Continuel rayonnement

 

   Ciel de braise et de soufre. Ciel qui dit le prodige de sa présence alors même que nous, les hommes, subissons sa loi, le craignons mais ne rêvons que d’attirer ses faveurs. C’est une grande beauté que cette huile lumineuse qui ruisselle, appelle à elle et, dans un même mouvement, tient à distance, dans un éloignement respectueux. Voir le Bien à l’œil nu est un tel prodige que nous sommes envoûtés, cloués sur la face de la Terre, que nous nous laissons pénétrer par cette lumière étincelante teintée de spiritualité, empreinte de mysticisme, toute tissée de crainte admirative. Les dieux sont si étrangement captivants, magnétiques, pulsants, que notre corps lui-même en ressent les vibrations, en éprouve les tensions, en demande le continuel rayonnement.

  

   Battements internes

 

   Certes on pourra objecter que dans le tableau contemporain ne figure nul personnage, pas plus que ne s’enlève du fond l’image d’un volcan. Et l’on aura raison au regard de la stricte discursivité logique. Mais l’art nous donne toujours bien plus à voir que ce qui se montre sous l’autorité d’une activité déductivo-logique. Toujours, sous la surface, des forces latentes sont à l’œuvre, elles œuvrent à même la matière , à même la couleur qui est travaillée dans sa texture même, dans sa chair vive, traversée de courants d’énergie, de battements internes qui en disent la vérité. Regarder adéquatement une toile n’est jamais le travail d’un habile géomètre qui en tracerait l’exacte topographie, en dresserait les méridiens et les tropiques. C’est bien plutôt question de regard qui fore le réel jusqu’en ses soubassements, vision de Poète, vision souvent d’écartèlement, seule condition d’accès au ravissement. Car il faut abattre nos idées reçues, gommer nos poncifs, enrayer nos jugements trop tôt formulés. Il faut se rendre libres, en un mot. Ecoutons l’injonction de Rimbaud :

 

« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.»

 

   Sensation vive

 

   Oui un « dérèglement de tous les sens » qui, de la pure perception sensorielle brute transite vers cette inouïe et inépuisable fluence de la sensation vive, cette écorchure à vif sans laquelle il ne peut y avoir de sentiment esthétique, de passion éprouvée et a fortiori d’ouverture à l’art. Certes dans le beau travail d’Elsa on peut se contenter de l’aspect simplement coloré, de la composition, de la forme climatique du sujet traité et n’y voir qu’une aimable diversion d’une Nature mise en image. Mais on peut aussi y voir naître toutes sortes de manifestations, depuis la sombre et énigmatique présence des dieux jusqu’à la fournaise de la vérité en passant par l’activité volcanique qui n’est que l’archétype de notre propre effervescence. Sans doute plus qu’une longue argumentation inopérante, vaut-il mieux citer ces quelques phrases de J.M.G. Le Clézio en quatrième de couverture de « La Fièvre » :

 

   « Ces neuf histoires de petite folie sont des fictions; et pourtant, elles n'ont pas été inventées. Leur matière est puisée dans une expérience familière. Tous les jours, nous perdons la tête à cause d'un peu de température, d'une rage de dents, d'un vertige passager. Nous nous mettons en colère. Nous jouissons. Nous sommes ivres. Cela ne dure pas longtemps, mais cela suffit. Nos peaux, nos yeux, nos oreilles, nos nez, nos langues emmagasinent tous les jours des millions de sensations dont pas une n'est oubliée. Voilà le danger. Nous sommes de vrais volcans. »

 

   En plein orage

 

   Ce court morceau d’anthologie pour dire la nécessaire folie dont nous sommes quotidiennement traversés. Vertiges, colères, jouissances trament en nous le lexique troublant se disant tel le paradigme d’une connaissance intime de soi, laquelle est le sésame d’une approche véritative de cette étrange altérité que constitue l’œuvre d’art. L’aborder n’est nullement question d’une saisie heureuse et détachée des choses. Seulement une immersion en plein orage, un saut à même la gueule béante et soufrée du volcan. La lave dit toujours infiniment plus que cette croûte refroidie qui étale devant nos yeux le fleuve mort de son ancienne fulgurance. Oui, nous voulons nous abreuver à l’ambroisie divine, elle seule peut étancher notre soif. Elle seule !

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
12 mars 2020 4 12 /03 /mars /2020 10:38
Formes en relation

                                            « Corde à nœuds »                       « Socle et Plaque »

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

 

  (Note :  L’œuvre, ici située à gauche, a déjà fait l’objet d’un précédent article intitulé « Pure gratuité du don ». Ce que nous souhaiterions aborder maintenant, c’est un genre de dialogue à établir entre deux formes de nature proche, d’en faire surgir identités et différences. Nul ne s’étonnera que notre thèse confirme ou infirme celles initialement établies, pour la simple raison que le contexte d’énonciation se donnera selon une perspective toute différente que celle qui avait cours lors d’une autre méditation. Car il en est ainsi d’un essai de penser, qu’il lui faut nécessairement se vêtir des atours du caméléon afin que de nouvelles perspectives s’ouvrant, un domaine caché puisse se révéler selon quelques unes de ses esquisses signifiantes. Pour la commodité de l’exposé et répondant à la logique habituelle de la représentation, nous avons nommé ces œuvres « Corde à nœuds » ; « Socle et Plaque », dans un souci de pure appréhension visuelle immédiate.)

 

*

 

   Analyse successive des deux figures.

 

   « Corde à nœuds » - Ce qui est en premier lieu remarquable, c’est la simplicité de sa forme, son « évidence naturelle » pourrions-nous dire s’il s’agissait effectivement d’une production de la Nature. Elle vient immédiatement à nous dans la confiance, elle est dépouillée de tout artifice qui en obèrerait la présence. Avec elle, nous sommes de plain-pied. Non seulement nous n’avons nulle énigme à résoudre mais c’est nous qui avons visage d’énigme à l’aune du regard qu’elle pourrait porter si, d’aventure, elle se donnait comme une chose vivante douée de conscience. Elle est si unitairement visible qu’elle en devient transparente, manière de sublime chorégraphie autour de ce vide qui en soutient l’être. Elle ne convoque nul abri où se dissimuler, elle se livre dans l’éclat même de sa propre nudité. Affirmant ceci, nous ne faisons qu’énoncer cette vérité dont elle est tissée, dont elle rayonne à la façon dont une icône peut diffuser à partir de son cadre éclatant, lumineux, débordant de spiritualité. « Corde à nœuds », est-ce le fait d’un pur hasard ?, dessine dans l’espace ce beau signe de l’infini, ce signe de la libre circulation, ce signe du retour sur soi qui semble constituer le motif de son propre ressourcement.

   Ce qui est tout à fait remarquable, c’est l’autonomie de cette forme, sa présence plénière, la juste mesure dont son être semble avoir reçu le don sans que rien n’en puisse altérer l’exacte manifestation. C’est bien un sentiment de paix et de complétude qui vient à nous dans la tâche heureuse de notre contemplation. Imaginez seulement son luxueux dépliement dans la salle blanche, immense, d’un musée, avec la douce pluie d’une lumière zénithale, avec un éclairage ponctuel qui l’isolerait de tout ce qui, alentour, voudrait en atténuer la force d’aimantation. Vous auriez alors accès, chose rare parmi toutes, à la confidence de son essence. Entre vous et l’œuvre, dans la cathédrale de silence, dans la blancheur native, rien d’autre n’aurait lieu que la confluence de deux essences, celle de « corde à nœuds » (sa « cordéité »), la vôtre (cet irremplaçable Dasein), en ce lieu unique du flamboiement de la convergence, de l’union.  

   Une essence féconde l’autre, une essence s’espacie du contenu de l’autre, une essence se temporalise de la dimension inouïe de la rencontre. Pour cette raison d’une soudaine et souveraine fusion, il ne peut y avoir que deux êtres en présence, le vôtre qui regarde, celui de l’œuvre qui est regardée. Toute autre réalité qui viendrait ici s’interposer au sein de la dyade en exténuerait le sens. La solitude de soi face à la solitude de l’œuvre : la seule topique qui puisse se donner comme la justesse d’une vision.

   Toute idée de foule ou bien même de rassemblement, de mouvements, de paroles serait une offense faite à l’œuvre, un amoindrissement de son essence, une atteinte à ce que la chose en soi a de précieux, qu’elle ne peut délivrer qu’au regard d’une pure compréhension de qui elle est. Or ceci ne peut avoir lieu que dans la réciprocité d’une réelle et inentamée donation. Je te donne ce que tu m’adresses et que tu dois recevoir en retour. Ce qui est rare : le mouvement unique d’une altérité à deux faces, lesquelles s’oubliant, l’une se connaissant par l’autre, nulle place ne subsiste pour le doute, pour l’espace fondateur de partage et de trouble. Comme deux yeux confondus dans la rainure d’une seule vision.

   Observons maintenant les forces qui structurent la belle architecture de « Corde à nœuds ».  Certes il y a des élévations, des retraits, certes il y a variation de la forme, mais si légère, si infinitésimale que ce mouvement est purement interne, une sorte de mince tellurisme, de bulle presque inapparente faisant se dilater une eau lourde au large d’une lagune. Ce que nous voulons dire, c’est que son mouvement est de pure autonomie, qu’il ne déploie nullement sa puissance de quelque altérité qui en aurait influencé le comportement. Autoposition qui tire d’elle-même son énergie, ses mouvances, ses fluctuations. La demeure de son être est son contour dans lequel se meut ce néant qui en nervure l’apparition. Il y a comme un jeu d’écho entre être et néant, vide et plein, ombre et lumière, fondement et élévation. Et c’est ceci, cette fugue à mi-mots qui la délivre de toute dette à la matière, qui nous libère tout autant des charges lourdes qui encombrent notre esprit et en corsètent l’entendement. Il faut la libre circulation entre les êtres afin que, portés au seuil de leur propre génie, quelque chose s’accomplisse de l’ordre d’une grâce. « Grâce », l’autre nom de l’Art.

 

   « Socle et Plaque » - Y a-t-il coalescence des formes ou bien sont-elles si distantes l’une de l’autre que nulle analogie ne pourrait les réunir en un identique endroit ? Si l’on se place sur le plan strictement formel des apparences, alors, certes, ce qui apparaît n’est pas de facture strictement identique. D’abord le schéma apparitionnel de la seconde œuvre est plus complexe, volontairement plus labyrinthique, faisant signe vers un possible emmêlement, une profusion, alors que son vis-à-vis se dépouillait de tout ce qui aurait pu en alourdir le visage. Si « corde à nœuds » se donnait tel l’aérien, le célestiel, voici que « Socle » fait signe en direction du terrestre, du terrien, enfin une manière de poétique du sol qui ne tire son être que de son enracinement dans le concret, la glaise, la densité limoneuse de l’exister.

   Entre les deux œuvres, et ceci de façon la plus apparente qui soit, des tensions existent qui, en première instance, semblent initier une polémique entre essence et existence. Deux autres motivations, deux autres contraintes, symboliquement affiliées à une incontournable réalité, le socle qui est fondation, la plaque qui sépare, clive les trajets de la forme, tout ceci attache, du moins visuellement ce bronze à des prédicats sensibles qui paraissent les conditions mêmes de son apparition. Pour autant, cette belle figuration plastique renonce-t-elle à sa prétention à être une essence ? Pour la saisir, en d’autres termes, avons-nous besoin de la mettre en relation avec autre chose que sa présence ? Ce socle gris, cette plaque rouge-orangé constituent-ils les déterminations qui la justifient et l’expliquent en raison, au gré d’un enchaînement de causes et de conséquences, ces qualités non essentielles et permutables lui barrent-ils l’accès à la lumière du musée, comme si l’œuvre était un simple objet décoratif, une chose parmi les choses contingentes, un artifice qui trouverait sa place plutôt sur le poli d’une commode et demeurerait donc dans l’enceinte d’une dépendance, d’une sourde ustensilité ?

   Volontairement le propos demeure à la surface des choses, comme si une forme plutôt qu’une autre, une simple corde opposée à cette même corde assortie de valeurs adjectivales supplémentaires, ce socle, cette plaque, changeaient en profondeur la nature de ce qui nous est donné à voir et à comprendre. Non, il n’y a nulle hiérarchie dans les formes et toute forme, dès l’instant où elle est suffisamment exigeante pour correspondre aux motifs de l’art, parvient à l’extrémité même de son être. De la même façon toute œuvre est équivalente à telle autre. Il n’y a pas de « grande œuvre » et de « petite œuvre » (sinon il y aurait Grand Art et petit art), de telles assertions sont marquées au sceau de l’utilitaire, fonctionnent en termes de valeurs, autrement dit dans un vocable d’économie et d’échanges, ce que l’Art ne saurait admettre lui qui est, selon le mot du philosophe, « mise en œuvre de la vérité. » Oui, l’œuvre d’art n’est que ceci, vérité totale qui ne peut que rencontrer la nôtre. Une fausseté ne saurait dialoguer avec une vérité, il y a, dans cette idée l’inavouable trace d’un échange contre nature.

    Si nous avons rapproché ces deux œuvres dont le coefficient de vérité n’est plus à démontrer : justesse des formes, valeur esthétique éminente, harmonie, singularité, parole simple et immédiate, donation sans retrait, alors ceci ne pouvait avoir lieu qu’au regard d’une spéculation, une œuvre éclairant l’autre, une œuvre communiquant sa propre essence, l’offrant à l’autre, comme deux beautés se font face sans qu’il ne soit aucunement besoin de les expliquer, de les fonder en raison. Bien évidemment ici se montre, en filigrane, le problème insoluble du goût. Le bon goût de l’un étant le mauvais goût de l’autre. Mais ceci est un problème trop complexe qui ne pourrait trouver sa place dans ce rapide article. Si notre appréciation d’une œuvre, si le juge de paix n’est ni notre entendement, ni notre rationalité, ni nos connaissances, qu’en est-il alors de notre décision de dire telle œuvre belle, telle autre insignifiante ? Sans doute pouvons-nous avancer que notre sensibilité, notre intuition sont les deux fondements au gré desquels saisir une œuvre et la faire sienne en tant qu’œuvre d’art.

   Cette digression ne nous empêchera nullement de nous mettre à la tâche afin de montrer ce qui chemine dans cette mise en perspective qui, pour ne demeurer pur jeu gratuit, nécessite qu’une explication soit donnée, puisqu’aussi bien se mettre en quête de l’être des choses n’est rien moins que se disposer à en recevoir le SENS, ce mot simple qui, sans doute, contient l’entièreté des autres. Expliquons : A l’intérieur de la seconde œuvre analysée, « Socle » fonde « Corde », « Plaque » est le tremplin à partir duquel « Corde » peut trouver à s’accomplir, à rayonner de soi, à conquérir un espace de jeu qui soit celui d’une chose éclairée à même son cœur vivant. En réalité, rien ne se distrait de la scène de sa « représentation », tout, d’emblée y est contenu à titre de signifiant. De signifiant indispensable car l’on ne saurait retrancher, par une opération de l’esprit, un élément de la figuration sans que s’ensuive un déséquilibre et, partant, une hypostase de la forme, une réduction au sens quasiment d’élément qui se priverait de plusieurs de ses entités constitutives au risque de se perdre et de n’être plus forme mais divers éparpillé parmi le désordre du monde.

   Cette permanence, cette nécessité de présence à parts égales de « Corde », « Socle », « Plaque » trace le schème de sa composition unitaire, en même temps qu’elle assure le cadre de sa propre liberté.  Cette œuvre, si l’on croit à l’authenticité du geste donateur de forme qui l’a portée au jour, cette œuvre donc ne pouvait faire phénomène qu’à la mesure de cette juste triade, en « cet ordre assemblée », en cette subtile topologie qui la fait tenir debout contre vents et marées, lui fait faire l’épreuve de la vérité. Comment alors l’expliquer autrement que par une pirouette intellectuelle, sinon par une pure décision de sa propre subjectivité ou bien par un geste de singulier caprice qui consiste à décréter cette œuvre belle, donc vraie, donc appelée par l’Art lui-même à témoigner de son être ? Ceci nous renvoie à l’énoncé performatif faisant de sa propre parole un actant qui ne saurait être contredit par quelque fait que ce soit : « Je déclare cette œuvre belle » et celle-ci, l’œuvre, est, de facto, belle et remise à la cimaise de l’Art. Certes et partant du principe d’une subjectivité qui se veut souveraine, toute appréciation, quand bien même elle serait contraire, est logiquement tout aussi recevable. Mais rien ne servirait d’argumenter au-delà, sauf à choisir la voie des Sophistes.

  

   D’une œuvre l’autre.

 

   « Formes en relation » ne trouve donc sa justification qu’à manier quelque concept et essayer de mettre de l’ordre dans ce divers qui vient au-devant de nous avec son étrange coefficient d’énigme. Si nous nous questionnons prioritairement en termes canoniques « d’essence » et « d’existence », ne sachant plus lesquels peuvent s’appliquer de préférence à telle réalité plutôt qu’à telle autre, c’est bien au motif que notre jugement ordinaire  est trop tiré en direction de l’étant (ce socle-ci, cette plaque-là, cette corde encore), que nous sommes abusés par sa massive présence, que nous lui attribuons toujours en priorité une valeur fondatrice, originaire, comme si l’étant-donné en sa fulguration nous enjoignait de ne considérer que les apparitions multiples et variées, les apparences, les métamorphoses à portée de nos yeux, de nos mains, au détriment des significations que l’être nous adresse (être, signification = le même), mais sur le mode du voilement/dévoilement, car ce que nous voyons n’est que la buée de ce qui, au profond des choses, nous délivre son secret, mais dans la discrétion, si ce n’est dans le silence ou la quasi-mutité.

   Car l’être a cette retenue fondamentale, cette réserve qui fait aussi bien sa fragilité que sa puissance illimitée. L’erreur, ici, serait de substantiver cet être, de lui attribuer une Majuscule, d’en produire une icône devant laquelle nous ne pourrions que faire révérence, nous agenouiller et prier. L’être est simplement et hautement verbal, comme dans la phrase « le soleil est brillant », la copule dit le sujet que le prédicat délimite, cerne et porte à sa réalité, fait signe vers un état de soleil, son être-possible, en quelque sorte, son être-charnellement incarné, son être-visible. Grande beauté de l’être qui donne sens aux choses, car comment autrement les connaître si elles étaient dépourvues de cette constance que le « est » fait apparaître, illumine de l’énergie vitale dont il déborde, qui magnifie le tout du monde. Se déferait-on de cette copule, y compris à sa seule hauteur langagière « soleil brille » et quelque chose serait ôté à l’homme de cette souple et inimitable articulation, passage, transitivité qui sont ce qui fonde le discernement en sa plus profonde motivation.

   « Motivation » en sa signification originaire de « se mouvoir », se mouvoir qui n’est autre que la vie se faisant, que le temps passant au travers de la chair des choses, les ouvrant à la force-même de leur destin. Enonçant cette simple phrase : « le soleil est brillant », nous sentons bien cette flexion sur le « est », cette douce insistance, cette onctuosité, comme un instant suspendu, mais un instant illimité qui demande d’autres présences, d’autres actualisations de l’être, d’autres manifestations, la levée d’autres phénomènes. Nous les hommes, nous les porteurs du merveilleux Dasein avons à être, éminemment, constamment, et en ceci l’Art peut nous aider, lui qui porte haut la parole de la beauté, l’incessante recherche de ce qui, parmi le multiple peut en être extrait comme l’esquisse la plus précise, la plus heureuse qui puisse nous rencontrer en assumant notre pleine et entière harmonie. Car nous ne pouvons réellement exister qu’à titre de cosmos, non dans l’état du continuel chaos, de la sourde provenance inexpliquée, du doute qui vibrionne à l’entour et obscurcit nos yeux, de l’absurde partout présent, du sombre nihilisme qui sape les fondements mêmes de l’humain.

    Comprendre une chose en sa dimension la plus intime, en sa pliure la plus exacte, c’est porter à la lumière la trame de sa signifiance sans laquelle le monde serait un illisible manuscrit et, souvent, l’est-il par nature. Nulle compétition entre l’être et l’étant, nulle rixe au terme de laquelle se distingueraient un vainqueur et un vaincu. L’être est toujours l’être de l’étant. L’étant porte toujours la trace de l’être. Or c’est bien parce qu’il y a de l’étant et de l’étant profus, polymorphe, envahissant, inextricable parfois en sa luxuriance, que nous questionnons en direction de l’être. Pour le Dasein que nous sommes, nous les hommes, être est, avant tout, être qui questionne et, questionnant, veut éprouver la certitude de quelque réponse vraie.

   Il ne dépend que de nous, de notre exigence, de notre conscience intentionnelle que l’œuvre d’art ne soit un étant comme les autres, affecté de la même obscurité, mais aussi que cet étant, éclairé de l’intérieur, se révèle telle cette route lumineuse qui nous appellera afin de témoigner de la beauté. Nul doute que la position éminente et transcendante de l’Art ne le désigne comme celui dont le privilège est de faire apparaître cette mystérieuse différence ontologique qui, d’un côté place l’être, de l’autre l’étant, et singulièrement l’être-de-l’œuvre, de l’autre l’étant intramondain, ce qu’est en première approximation tout subjectile, bloc de pierre, coulée de fonte, toile de lin, feuille de Vergé, tous supports que nous avons à féconder à l’aune de notre regard qui ne peut qu’être patience et persévérance.

   Prestiges, clartés dans la longue nuit des événements, « Corde », « Socle », « Plaque » n’attendent que la rosée du jour, la levée de l’aube dans le froid qui étreint et transit les hommes. Toujours l’aube se lève !  Toujours suit l’aurore aux mille couleurs. « La Forme a existé, existe et existera de tout temps. » Tel était l’un des leitmotive de notre précédent article sur « Corde à nœuds » de Marcel Dupertuis. Très insuffisante appellation qui ne laisse guère place qu’à la face qui vient à nous alors que nous voudrions sonder, l’inconnue, celle qui nous fait réellement hommes à simplement interroger. Oui, interroger !

Partager cet article
Repost0
23 février 2020 7 23 /02 /février /2020 10:13
Chute ou sous le fardeau

Œuvre : Sylvie Cliche

 

***

 

   L’image de l’homme portefaix est toujours un problème. Instinctivement nous avons un mouvement de recul, et c’est une manière d’angoisse interne qui nous envahit. Sans doute au titre d’une identification : c’est nous qui pourrions porter le fardeau et ceci constituerait une lourde concrétude qui, jusqu’ici, n’avait connu d’existence qu’à titre de symbole, autrement dit la consistance d’un songe au loin de notre regard, au loin de notre conscience. C’est toujours ainsi, l’inconcevable, l’irrémédiable, le tragique, nous les postulons telles des hypothèses si floues que, jamais, nous penserions en rencontrer la verticale réalité. Car l’essence de la condition humaine, nous n’en voulons assurer le rayonnement qu’à la mesure de la gloire dont elle est porteuse en son fond. Nous sommes dépossédés dès qu’il s’agit d’affronter les ombres, de progresser à tâtons dans les ténèbres, d’entendre, près de nous, dans quelque corridor étroit, le souffle vide du néant. Notre aventure est toujours le lieu d’une joie, mais aussi bien d’une étrange errance, passages de la lumière à l’ombre, chute de Charybde en Scylla. Ceci nous le savons, au moins inconsciemment, et nous occultons le dôme de nos yeux afin qu’il ne connaisse de la vérité que ses scintillements, non ses ondes fuligineuses.

    Cet homme de l’œuvre - mais s’agit-il d’un homme vraiment ? -, nous le devinons, nous en supputons la forme générale à défaut de pouvoir en dresser l’exact portrait. Son visage, cette épiphanie singulière qui le pose en tant que ce nécessaire Existant, son visage vient à nous comme s’il était issu du cauchemar le plus nébuleux. Visage de terre lourde, visage de pierre, visage d’inconsistante matière, sorte de viscosité en chemin vers on ne sait quel destin ambigu, vers quelle tragédie imminente. Visage, ce signe éminent qui appelle l’altérité afin de trouver confirmation de son être, n’est-il en situation de telle déshérence que seule une immense solitude répondra à son appel silencieux ? « Silencieux », oui car tout drame est tissé de ce sans-voix, de cet élan dans le désert qui ne saurait recevoir d’accusé de réception.

   Les orbites sont vides, les yeux, ces sentinelles avancées de la personne, se sont absentés, peut-être ont-ils reflué dans un endroit du corps seulement accessible aux humeurs, aux rumeurs aussi d’illisible facture ? Le nez, où devrait se poser le rythme subtil des fragrances, le voici réduit à n’être qu’un vague tubercule que nulle réminiscence olfactive, émotive, ne sauraient visiter. Antre innommé, cloué à sa propre et inconcevable vacuité. Et la bouche, elle qui porte haut le merveilleux langage, elle qui dit les mots d’amour, aussi bien de compassion, elle qui est le bien le plus précieux des Amants, elle qui distille l’ambroisie des pures sensations, elle s’est retournée à la façon d’un gant, elle s’est invaginée dans cette pâte existentielle anonyme, elle a fondu, phagocytée par une chair qui demande son dû et ne veut être que matière au sein d’une pesante matière.

   Le motif est entendu, on ne saurait aller plus loin au titre de la désespérance. Dire l’aporie humaine est ceci : inciser dans la matière les griffures, les excoriations, les stigmates de la vie lorsqu’elle n’est que bourgeon occlus, substance pareille à une sourde résine, trame fibreuse tissée des fils de l’inquiétude. Mais ici le motif outrepasse le cadre de la simple représentation, ici, le motif est spectral comme s’il était éclairé de l’intérieur, exposé à la faible lueur d’une crypte. La vie n’a plus de possibilité de débattement, d’effusion pour plus loin que soi. La vie est profondément enkystée, identique à un bubon rongeant le corps. Mais que reste-t-il à l’extérieur qui soit visible, compréhensible, traduisible en un lexique immédiatement saisissable ? Rien que ces superbes haillons qu’il nous faut nommer selon la figure de l’oxymore. C’est bien là le miracle de l’art, nous faire aimer ce qui pourtant ne devrait l’être et nous conduit aux portes de la finitude, cette élégance pour dire la Souveraine Mort, le dernier et le plus fastueux don dont chacun, un jour, sera comptable, à son corps consentant. « Consentant » puisque aucun choix ne pourrait être différé, aucun faux-fuyant appelé à notre secours, la trappe est ouverte qui fait son bruit immémorial de rhombe dans l’air dévasté de souci.

   Cette image de la ruine devrait nous désespérer et pourtant elle ne le fait, elle nous procure même une sorte de jouissance à bas bruit, elle fait lever en nous la source prolifique du sens, elle n’éteint nullement notre volonté de vivre, elle en décuple la possibilité. Certes il y a toujours fascination de la souffrance, de la mort, en ce sens que, placées sur un versant inconnu, un ubac envahi de ténèbres, nous souhaitons en percer le mystère. S’il y avait un sens après le sens ordinaire, quotidien, familier ? Non nécessairement religieux ou bien mystique, mais anthropologique au sens strict, une autre dimension insue couvant sous la cendre. L’homme, par nature, est toujours en quête de cette pierre philosophale qu’il hallucine en permanence pensant qu’un jour elle trouvera le lieu de son surgissement.

   « Portefaix » est saupoudré, talqué de cette étrange beauté qui nous visite lorsqu’une chose soudain issue du néant fait figure nouvelle dans l’espace de notre vision. Combien ces fers qu’il porte sur l’épaule sont les vrilles mêmes d’une simple et heureuse esthétique ! Toujours la simplicité, le dénuement, doivent être à l’œuvre afin de signifier dans l’exactitude, de ne tomber dans le piège des apparences faciles qui occultent notre désir de savoir avec justesse ce qui fait phénomène, questionnement sans quoi nous ne serions que des machines, des ombres agitées par le vent.

   Car nous voulons savoir. Savoir la vie aussi bien que la mort, l’espoir aussi bien que son envers, le plaisir aussi bien que son antonyme. L’existence est hautement dialectique, elle nous tire à hue et à dia, elle nous hisse tout en haut des Montagnes Russes puis nous précipite, la seconde d’après, dans la gorge profonde de l’abîme. Ce qui est sans doute à considérer, ceci : la figure de la joie dont une peinture serait objectivement porteuse n’est nullement la garantie que notre bonheur en résulte. L’image du désarroi peut aussi bien nous élever que l’image de la félicité. Il n’est nullement en notre pouvoir d’éclipser telle partie du réel au profit d’une autre dont nous jugerions qu’elle est plus satisfaisante. L’avers d’une pièce ne saurait être détaché de son revers, que leur séparation, cette fine carnèle, dit aussi bien la face que l’inscription de sa valeur.

   Que dire ensuite de ce fourreau végétal qui lui sert de vêture, si ce n’est que la condition de « Portefaix » est éminemment racinaire, affiliée à l’espèce des tubercules qui dorment sous la terre, assignable à une posture chtonienne qui semble disparaître dans la confusion de quelque sol de tourbe, parmi le chaos des sphaignes et les plissements du brouillard ? Ce que le haut du corps ne profère qu’à l’aune d’un approximatif visage, le bas l’accomplit en quelque manière à la hauteur de sa confusion. L’assemblage des matières, leur rusticité organique, leur indigence foncière, le dernier degré auquel elles semblent puiser leurs sources, tout ceci concourt à doter l’espace d’une tension qui ne pourra éventuellement trouver sa résolution qu’à l’abri de tout regard, dans le lacis complexe de l’inconscient, dans la mouvance labyrinthique des archétypes. Le sens ne pourra donc qu’être médiatisé par une instance qui nous dépasse et nous enjoint d’être homme parmi les hommes. Et c’est bien parce que le sens n’est nullement perceptible d’emblée que nous avons à le chercher dans cette chair des choses qui toujours nous échappe et nous dit en ceci le précieux de son être.

  

  

  

 

Partager cet article
Repost0
23 janvier 2020 4 23 /01 /janvier /2020 09:30
Visitations

« Cahiers »

André Maynet

 

***

 

 

   « Cahiers », c’est juste un mot lâché en l’air qu’on oublie sitôt qu’il a été prononcé. « Cahiers », ce pourrait aussi bien être une image de notre propre enfance, et nous nous apercevrions comme au travers d’un voile léger, penché studieusement sur ces pages blanches qu’il fallait emplir de ces pleins et déliés qui, autrefois, faisaient la fierté des élèves, mais aussi des maîtres qui étaient soucieux aussi bien de la forme d’une typographie, que d’un contenu qu’elle révélait. « Cahiers », ce serait encore ces feuillets de l’adolescence sur lesquels nous consignions, dans une manière d’impatience, les premiers émois de la passion, tracions d’une écriture fiévreuse les manifestations virginales de l’amour ou ce qui en tenait lieu, le sourire de cette Passante dans le silence de la rue, le regard appuyé de cette Inconnue au travers d’une vitrine, les yeux de cette Familière cernés de noir. « Cahiers », plus tard, dans la lumière de la maturité, peut-être ces lignes journalières posées à l’abri des regards, annotations multiples, infiniment renouvelées de sentiments dépliant leurs somptueuses corolles, de sensations au bord de l’ivresse dans le fleurissement du printemps, de notes sur tel paysage rencontré au cours d’un voyage, d’impressions suivant la visite d’un musée, d’états d’âme consécutifs à la lecture d’un livre. « Cahiers », c’est tout ceci et encore bien d’autres choses, ces carnets d’écrivains parcourus des mille signes lumineux de la littérature.

   Mais « cahiers », c’est aussi le lieu de projection de ces indices de la création artistique qui trouvent là l’un des premiers sites de leur effectuation. La bâtisse aux pierres lourdes est comme plongée dans un demi sommeil, si bien que l’on ne sait plus si c’est le crépuscule qui s’annonce ou bien l’aube qui ne tardera à se lever. C’est un espace de nuit qu’il faut meubler de lumière, c’est un ciel sans fond ni contour à habiller de la clarté des étoiles. Le silence est grand qui habite le paysage endormi. A cette heure que ne marque nulle horloge, nul visiteur ne s’annoncera. Les visites seront celles dont le dessin tracera les lignes, dont les crayons dresseront le portrait, dont les ombres témoigneront. Ce sera alors un grand mystère que de voir surgir de l’écume de la feuille ces formes qui y étaient inscrites de tout temps. Oui, de tout temps. Car une forme n’est jamais le fait d’un simple hasard, d’une capricieuse contingence qui aurait trouvé l’endroit exact de sa parution. Une forme est éternelle, elle vogue depuis la nuit des temps dans la vaste pensée du Monde, elle est pareille à une âme qui chercherait à s’incarner dans tel ou tel corps. Mais qui ne serait nullement son tombeau. Bien à l’opposé, là où serait son accueil serait aussi l’apparition de la beauté. Et le cahier qui en contenait l’image brûlerait-il qu’encore elle aurait une vie se prolongeant indéfiniment, odyssée sans fin puisque, ayant atteint l’univers des essences, elle y demeurerait identique au flamboiement attaché à la grande étoile blanche qui incendie le zénith. Bien entendu, pour nous les humains cernés de finitude, le concept d’infini est difficile à embrasser. Peut-être suffit-il de penser à cet amour maternel qui, nous ayant touché un jour, jamais ne s’effacera, à cet autre amour destiné à une Adolescente qui demeure gravé en nous à la façon d’une braise vive. L’amour, s’il est vrai, et il ne peut qu’être ceci, sinon il n’est que vulgaire parodie, est un absolu, il est donc gratifié d’une éternité à laquelle, par nature, il ne saurait renoncer.

   La nuit est donc posée sur toute chose et c’est là au cœur d’une manière de néant que l’Artiste vit, dans cette tour d’ivoire qui caractérise si bien son état. De solitaire. De destinataire de ceci qui vient à lui, qu’il attend de tout temps, ces Muses de papier, ces Inspiratrices sans lesquelles il ne connaîtrait ni bonheur, ni repos, seulement un désert semant son vent et son sable sur des contrées arides, illisibles. L’Artiste, tout Artiste naît de cette rencontre entre ce qu’il est en son fond, un chercheur d’impossible et ce possible qui s’actualise sous le crissement de la pointe de graphite ouvrant le domaine du rêve, de l’imaginaire, ces voies royales au gré desquelles l’être révèle les lignes de sa propre esquisse. L’être-de-l’œuvre, l’être-de-l’Artiste devenant une simple et même chose à l’instant même de la création. Cette dyade, ce fusionnel sans véritable espace sont les seuls qui puissent témoigner de la présence d’un indice véritablement artistique. Pour la simple raison que cette rencontre unique est foyer de vérité et seulement cela. Alors le temps n’a plus d’attaches. Alors l’espace flotte infiniment sans qu’il puisse recevoir les moindres coordonnées.

   Car, pour donner place à la forme, il est nécessaire d’annuler les habituelles catégories qui disent les assises du monde et en tracer de nouvelles, autonomes, affranchies, seule la liberté pouvant se donner comme la notion fondamentale qui demeurera visible. Ainsi ces figures féminines qui animent ces cahiers sont libres, infiniment libres. Une fois créées elles vivent leurs propres vies. Certes on pourra les nommer, les affecter de noms tels « Attentive », « Egarée », « Inquiète » ou quelque autre patronyme, mais en réalité leur qualité première sera celle d’exister en-soi et pour-soi, tout comme l’Art qui est le domaine de leur visitation. « Visitations », titre donné à ce texte, est volontairement chargé de connotations religieuses, sacrées, tout comme l’Art relève de ce souci de dispenser un message transcendant, lequel nous délivrant de la quotidienneté nous invite à regarder du côté de l’absolu. L’œuvre est toujours de nature « spirituelle » puisque, aussi bien, c’est l’esprit qui l’a convoquée et que son substrat matériel n’est que la manifestation d’une réalité supérieure, difficilement traduisible en mots, en images et représentations.

   Certes, l’atelier n’est ni un temple, ni une cellule monastique, encore que cette dernière, par son retrait du monde, pourrait constituer un modèle au gré duquel faire émerger des œuvres que l’on pourrait dire en suspens, des œuvres portant, tout à la fois, lourdeur terrestre et légèreté céleste. Combien il est rassurant pour notre psychologie d’hommes contemporains pressés de nous introduire dans la clarté apaisante, presque irréelle de l’Atelier. « L’Atelier », mot magique pour qui est sensible aux perspectives de l’esthétique. Nous disons « atelier » et déjà nous sentons le frisson anticipateur d’une émotion iriser la plaine de notre peau. Ici est le lieu alchimique par excellence où se déploient les énergies, où les éléments se transmutent en autre chose qu’en une nature bornée, opaque, où la métamorphose, la quintessence des choses ordinaires font signe en direction de ces Apparitions qui illuminent nos yeux, plaquent sur nos visages la douceur d’une joie. La plupart du temps nous sommes des observateurs distraits qui, regardant une œuvre, ne faisons que demeurer à la surface glacée de l’image sans bien en apercevoir la richesse. Mais comme la partie émergée de l’iceberg n’est nullement l’iceberg, la forme visible, telle Belle Jeune Femme, n’est simplement un reflet, une apparence, elle est née de l’amour de l’Artiste pour son œuvre. L’atelier est le lieu de leur union. Faisons silence !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
5 décembre 2019 4 05 /12 /décembre /2019 17:04
Toute la douceur du monde

   Paysage du Beaujolais. Monotype couleur, 20X13 cm -  2011

                               Œuvre : François Dupuis

 

***

 

   « Toute la douceur du monde », énonce le titre. Oui, c’est bien de ceci dont il est question dans cette belle œuvre de François Dupuis. Un seul instant, pensez donc aux aberrations du monde, à ses guerres, ses exactions, pensez à la souffrance de l’humain, aux pièges étroits des villes, aux aspérités de toutes sortes que nous côtoyons quotidiennement, pensez à la laideur de quelque mur lépreux d’une proche banlieue. En imagination vous aurez tout simplement élaboré le contretype exact du contenu de cette image. A simplement la contempler notre corps se détend, notre esprit trouve sa provende, notre âme le lieu immédiat de son être. C’est heureux toute cette plénitude qui nous est offerte au gré d’une seule représentation. C’est un peu comme si une merveilleuse réminiscence enfantine surgissait depuis le temps lointain et nous apportait ce rayon de miel dont notre existence était en quête sans même qu’elle s’en rendît vraiment compte. C’est toujours ceci qui est précieux dans la découverte d’une œuvre, cette féconde rencontre qui trace dans nos vies, un avant et un après, imprime au sein de notre mémoire un amer qui brillera dans la nuit hivernale aussi bien que dans celle de l’angoisse. Toute création vraie est entourée de cette auréole qui la détermine en tant qu’unique si bien que nous en reconnaîtrions la figure parmi des milliers d’autres.

   Le ciel est haut, libre, il avance de lui-même bien au-dessus du regard des hommes. N’a nul besoin d’un ailleurs. Est entièrement contenu dans sa propre forme. Le ciel a la douceur d’une nacre, le poli d’un galet, la souplesse d’une écume. Sa palette est précieuse, d’or gris, de matin printanier, de bonheur discret lorsqu’il fait son refrain en sourdine. A peine une voix venue d’on ne sait où, ce qui la rend encore plus mystérieuse, encore plus intimement présente. Indéfinissable, il est vrai, comme tout grand amour qui cherche ses mots et ne balbutie que quelques baisers vite envolés par le caprice du vent. Le ciel est une joie qui ne saurait avoir d’amarres. De longues traînées blanches le traversent, pareilles à une neige qui ferait son chemin parmi le peuple gris des congères. On le sent là, si près de nous, tel un frère céleste venant nous dire toute cette beauté du monde qui, souvent, demeure vacante au gré d’une insuffisance de notre vision.

   Et l’horizon, cette ligne qui sépare l’espace et rassure au seul motif de son seuil infiniment visible, cet horizon qui est-il ? Un voyageur de passage, un habitant des contrées marginales, un messager aux « sandales de vent » ? Assurément c’est son infinitude que nous aimons, cette qualité qui le porte constamment ici et là et encore plus loin dans la région des mondes illusoires et des rêves les plus fous. Et cette terre, cet impalpable moutonnement, ce bourgeonnement à peine visible du limon, cette manière de marche à rebours du temps, peut-être en direction d’une matrice originelle, combien elle nous questionne et nous rassure tout à la fois ! Les traces des hommes y sont inapparentes, ou bien alors il s’agit d’un tel fourmillement qu’il ne nous livre qu’une figure continue, pareille à ces fascinants signes typographiques qui courent sur la dalle blanche de la page. Ils nous enveloppent et nous y noyons délicieusement comme une joyeuse Ophélie qui ne connaîtrait l’embellie de son destin qu’à rejoindre sa couche aquatique, à se disposer tout du long de la caresse liquide.

   Et cette chute inaperçue du paysage dans des teintes sourdes, métalliques, un zinc, un plomb, aussi bien le duvet d’une cendre. Oui, ce sol est le linceul de nos yeux infertiles. Mais un linceul à la couleur de feu inapparent, de destin armorié des plus belles faveurs qui soient. Oui cette perdurance du jour sous la ligne de flottaison de l’image nous rassure et nous comble pour la seule raison qu’elle reprend et unifie tout, ciel, horizon, terre, dans un creuset si intime qu’il pourrait bien figurer ces poèmes discrets que notre corps entonne lorsqu’il exulte sous la poussée de motifs qu’il est seul à connaître dont nous ne percevons jamais que quelque résurgence dans la nuit dense du doute.

   Et ce clocher qui pointe son ineffable doigt en direction des étoiles, que veut-il donc signifier ? La possible conquête d’un idéal ? L’exhaussement de l’intellect en direction de quelque cimaise consacrée au visage singulier de l’art ? Le dépassement de qui l’on est, nous les hommes, vers une transcendance, une éthique, un accomplissement de la conscience ? Et ces habitats si discrets, abstraits, à la limite d’une figuration, nous disent-ils le long et difficile cheminement des peuples de la terre, leurs décisions de s’arrêter, un jour, en ce lieu, en ce temps, afin de remplir une des missions essentielles de leur destin : habiter, c'est-à-dire se situer au sein même de cette vérité, la seule dont ils aient à rendre compte au terme de leur longue et difficile épreuve ?

   Toutes ces annotations formelles sont belles qui jouent la partition de la fugue, de l’inaperçu, du flottement, de l’irisation, de l’astigmatisme qui brouille la vue dès l’instant où le questionnement existentiel se fait trop précis, où nous sommes mis en demeure de nous connaître nous-mêmes et de nous poser devant notre conscience. Au titre des analogies du genre, nous ne pouvons que citer le célèbre sfumato de Léonard de Vinci ou bien la brume des marines à la Turner. Léonard d’abord. Voyez les paysages qui servent de fond à « La Vierge et l'Enfant Jésus avec sainte Anne » ou bien ceux de « La Joconde », tout est dans le vaporeux, l’inaccompli, l’à peine dévoilé. Et pourquoi ceci est-il de cette manière ? L’on peut faire l’hypothèse que Léonard, dans le souci extrême de rendre visible une atmosphère nimbée de sacré, ait choisi de faire se fondre les tons dans une palette nébuleuse, diaphane, irréelle, seule capable de rendre compte de l’inconnaissable. De ce sfumato il se dégage un tel pouvoir de fascination que nous pourrions bien nous y perdre si notre persistance à savoir se prolongeait hors d’une commune raison. Turner ensuite. Avec quelques variations de lumière, le procédé est identique à celui du Toscan. Seule la finalité diffère qui, ici, n’est plus le sacré, mais la vastitude du monde, l’inconnu que dissimule la ligne d’horizon, sans doute le risque de l’océan mais aussi sa charge abyssale d’énigme, également son degré illimité de poésie.

   Mais là se clôtureront les parallèles pour laisser place à quelques remarques sur la technique même du monotype qui, lorsqu’elle est bien conduite, aboutit à la création d’images remarquables. Conceptuellement considéré ce procédé porte en lui-même le déchiffrage de ses hiéroglyphes. En tout état de cause, lorsque l’Artiste souhaite présenter un paysage qui a éveillé son intérêt, choisissant le monotype, aussi bien sur le plan symbolique que réel, il procède à une totale inversion de cela même que son regard a pris en compte pour tenter d’en dresser une esquisse signifiante. Il y a, dans ce processus, comme une image en miroir, mais un miroir déformant. En effet, si les pigments qui sont posés sur la matrice se donnent en tant qu’éléments positifs, objectifs, observables, sur lesquels la volonté de l’Artiste peut apposer son sceau, il en va tout différemment pour l’estampe définitive qui en est la face inversée au gré de laquelle ne manquent jamais de surgir les surprises, les inattendus, les révélations qui apparaissent à la façon d’un jeu se déroulant entre le Créateur et sa « créature ».

   D’une manière générale, dans les modulations propres à l’estampe, les formes ont une tendance naturelle à se mêler, à devenir imprécises, les teintes à s’affaiblir, à exister sous un genre de camaïeu dont le terme « estamper » rend compte au sens d’empreinte, non d’une matière originelle qui en constituerait la texture plus charnelle, plus matérielle. En définitive, c’est comme si l’on passait d’un réel véritable, façonnable et modelable à volonté, à son écho, à sa réverbération, le papier ne conservant du motif source que son halo, sa capacité à rayonner mais en seconde instance.

   Ce qui fait l’intérêt du monotype au regard de la peinture, c’est, pourrait-on dire, son coefficient d’incertitude, de tremblement amenant cet étrange et beau sfumato qui est comme le corps astral de la matière lourde, homogène, impénétrable. Si l’on voulait, à tout prix relier ce mode de représentation au style d’une époque, c’est bien évidemment celle de l’impressionnisme qui se présenterait à nous. Ce n’est certes pas un hasard si des peintres de cette école et non des moindres ont commis des œuvres au travers de cette technique. Il n’est que de citer au hasard, Camille Pissarro, Gauguin, Edgar Degas qui pratiqua l’estampe d’une manière approfondie. Ainsi dans ses « Danseuses » aux tutus vaporeux, dans sa dormeuse enveloppée d’un véritable linge onirique dans « Le Sommeil », ainsi la vie floue, interlope des Prostituées dans « Au Salon ». Toujours il s’agit d’un reflet, d’un chatoiement, d’une résonance du réel, non du réel lui-même incarné en sa plus visible et préhensible substance.

   Ici, l’on se rend compte combien l’on est éloignés de la peinture documentaire, du témoignage au plus près de la vie en sa concrétude. Ici, on est précisément, dans cette marge d’irréalité où se croisent, indifféremment et dans un curieux ballet, fantasmes et imaginaire, fantaisies diverses et dentelles songeuses, représentations narcotiques et hallucinations visuelles dont l’essentielle et terminale valeur nous invite à traverser la vitre opaque du tangible afin de déboucher sur une transparence que l’on nomme communément « liberté ». Donc le monotype est libre de voguer où il veut. Donc le monotype est l’heureux résultat du hasard. Donc le monotype nous laisse, nous les Voyeurs, voyager dans l’image au gré de nos humeurs, fussent-elles chagrines, de nos émotions à fleur de peau, de nos désirs les plus secrets.

   Ce que le sfumato de la Renaissance Italienne nous offre, ce dont la brume de Turner nous fait le précieux don, que François Dupuis reprend dans son « Paysage du Beaujolais », c’est rien de moins qu’une « traversée des apparences » (pour reprendre un thème woolfien), traversée au terme de laquelle nous découvrirons, peut-être, l’être intime de la représentation, pareil au revers d’une pièce de monnaie, à la doublure de soie d’un vêtement, à l’invisible qui redouble toujours le visible. Le monotype est le lieu de ce tremblement, de cette voix à peine audible qui monte des choses et nous convoque à la belle tâche de témoigner de leur présence.  Nous serons des Regardeurs attentifs. Il y a tant à voir et nos yeux sont maintenant disponibles.

  

 

 

Partager cet article
Repost0
8 septembre 2019 7 08 /09 /septembre /2019 09:00
Face au sublime

« Le Voyageur contemplant

une mer de nuages » - 1818 -

Caspar David Friedrich

Source : Wikipédia

 

***

 

   Cette œuvre célèbre de Caspar David Friedrich se montre, d’emblée, en tant qu’archétype du romantisme. Ici, s’opposant aux Lumières, la Raison a été occultée, laissant libre cours au sentiment. Sentiment profond de l’indicible, sentiment d’une immense solitude coalescente à la condition humaine. Ici, se livrer à une analyse critique qui consisterait à identifier les moindres faits, à les hiérarchiser, à cerner les motifs objectifs, à établir liens et relations entre les choses manquerait son objet. Pour la simple raison que sentiments, passion, contemplation, extase ne pourront jamais se mesurer à l’aune du concept et des enchaînements logiques d’idées que cette méthode présuppose. C’est simplement dans un libre laisser-aller, une juste confiance dans ce qui se propose à notre regard, une symbiose de nos propres affinités avec la climatique de l’œuvre que pourra avoir lieu notre site, au plus près de son cœur vibrant. Non de sa vérité, ce terme est trop vertical, cette notion trop soumise à la rigueur d’un jugement. Car il ne s’agit nullement de juger mais de mettre en relation des sensibilités : la nôtre propre consonant avec celle du tableau. Oui, le tableau a une sensibilité, est doté d’une effusion, d’un mouvement de l’âme qui vient à notre rencontre et anime l’attente souple de notre conscience. C’est une alliance de deux êtres : de l’œuvre, du Soi, dont chacune va s’agrandir de la présence de l’autre.

    Sans la conscience d’un Voyeur, la peinture demeurerait dans sa pure immanence et son image serait enclose dans sa propre matière sans possibilité aucune d’en transgresser l’opaque densité. Sans la présence de la toile, le Voyeur ne pourrait prendre acte de cette dimension singulière qui apparaît comme l’une des incontournables icônes de l’idéalisme dont le romantisme est le méticuleux héritier. Il s’agit bien moins, en effet, de saisir le réel en sa texture la plus palpable, « vraie », que de confier à notre imaginaire le soin d’élaborer les esquisses d’une Nature parfaite, absolue en quelque sorte, telle qu’elle pourrait immédiatement résulter de l’activité de notre esprit s’il était pourvu de pouvoirs performatifs accomplissant l’acte à même la germination de la pensée.

    Mais qui donc n’a jamais rêvé de sa haute montagne cernée de fins nuages, de son île avec sa plage de galets où joue la lumière, de son haut plateau caressé par les lanières souples du vent ? C’est une manière d’utopie qui court à bas bruit sous le niveau de nos certitudes. C’est la cabane dont, enfant, nous tressions nos songes dans notre lit devenu espace au large horizon, devenu conte magique aux mille virtualités. Ce qu’observe cet homme à la sombre redingote, n’est-ce le monde qu’il porte en lui depuis toujours, qui s’actualise dans ce promontoire de rochers, le fin tissage des nuages, les montagnes au loin dans leur écrin diaphane ?

    Les exégètes habituels de cette œuvre nous disent le réel de cet homme, le fait qu’il s’agit d’un fonctionnaire des Eaux et Forêts regardant cette montagne qui serait le Rosenberg, qu’il serait traversé d’une foi qui le confondrait en Dieu en raison même de sa mort prochaine. Mais c’est déjà trop dire, c’est déjà trop relier le personnage à un contexte qui, le tirant vers son existence contingente, le soustrairait, en quelque sorte, à cette élévation, à cette ascension dont l’Art en son exception est la sublime mise en scène. Constamment il faut nous dépouiller des vêtures étroites qui nous clouent ici ou là, à cette terre, à cette maison, à ces camisoles de force du réel qui, nous ôtant tout pouvoir de transgression, ne font que concourir à nous établir à demeure dans une situation immuable qui, jamais, ne connaît l’ivresse d’une possible liberté.

    Cette toile, à l’évidence, ne peut que nous amener à questionner. Mais à questionner à propos de qui ou de quoi ? De ce personnage que nous ne connaîtrons jamais, anonyme parmi la foule des anonymes ? De la mort qui guette à l’horizon, embusquée derrière le voile léger des nuages ? D’une minuscule présence face à ce qui, toujours, nous dépasse et qui instille l’angoisse au cœur même de nos certitudes ? Questionnant métaphysiquement et non esthétiquement, nous voyons bien ici que nous sommes tout près d’une incandescence, que nous sommes au foyer de l’être, là où plus aucun recul n’est possible puisque nous avons atteint un fond sans fond - l’être toujours recule à mesure que nous avançons -, et que l’ivresse est grande qui s’empare de nous et, en un instant, nous devenons ce phalène aux ailes de tulle que le moindre vent pourrait faire se consumer en d’illisibles hauteurs.

    C’est de solitude dont il est question, d’imminente disparition et peu importe alors notre fonction sociale - garde des Eaux et Forêts ou bien Ministre -, une manière de justice immanente égalise les âmes, nivelle aussi bien les vices que les vertus. Parvenus à ce point de lucidité, il convient de reprendre le titre et de l’analyser - c’est seulement en cet instant de l’après-dévoilement, qu’il convient d’exercer sa critique -, et de voir ce qui s’y loge comme son message le plus audible. « Le Voyageur contemplant une mer de nuages ». « Le Voyageur », d’abord. Métaphore de l’existence, bien entendu. Où en est-il ce Voyageur : est-il au milieu du gué ou sur le point d’arriver à destination ? Nul ne pourrait le dire car ce qui est à considérer, c’est bien moins le chemin parcouru que sa destination qui s’évanouit dans ce mystérieux point de l’espace que, du reste, la tête du personnage nous dissimule comme si l’énigme ne pouvait être découverte qu’au prix d’une extinction de l’essence des choses. « contemplant », le terme est généreux, le terme est plein, le terme est, à proprement parler « visionnaire ». Le dictionnaire nous indique la valeur philosophique de ce mot dans l’optique platonicienne : « Contemplation théorétique des Idées ». Où l’on s’aperçoit aisément que le contact avec le sensible a été perdu, que le Regardeur donc, est en quête de l’intelligible qui l’appelle et le déporte de son propre corps comme s’il fallait interroger l’âme et ne plus accorder de crédit aux circonstances de « passage », aux accidents de la facticité qui égarent la conscience et la plongent dans le carcan des considérations mondaines. « mer de nuages », c’est nommer l’impalpable en sa forme la plus éthérée, c’est convoquer, à la fois,  le plérome des dieux dans sa version polythéiste, à savoir la mythologie, mais aussi le Dieu unique en sa monstration monothéiste, la perspective théologique. Jamais, le voudrait-on, l’on ne s’exonère du problème de la transcendance ou du Transcendant pour la raison simple que notre civilisation repose entièrement sur ces fondements religieux et que vouloir s’en abstraire c’est comme vouloir marcher après avoir mutilé ses deux jambes.  En quelque sorte, dans « Le Voyageur », la « physique » semble répudiée au bénéfice du « méta », auréolé de sa riche polysémie : « après, au-delà de, avec ». Ici est le règne sans partage de l’ineffable, de l’inouï, de l’incommunicable. En réalité nous ne pouvons guère supporter qu’il y ait un en-dehors de l’homme, qu’il y ait une hétéronomie à laquelle il nous faille nous référer afin que, notre orient assuré, notre marche en avant trouvât ses propres assises.

    C’est pourquoi, tissé de ces impalpables, de ces impréhensibles, le silence est grand qui noie tout dans une même indistinction. C’est pourquoi la solitude est plus que patente, terrifiante et la Terre semble vidée de ses habitants. C’est cela faire l’expérience de la finitude : être acculé au présent avec nulle possibilité d’échapper à sa geôle, laquelle profère une liberté aliénée à jamais, une impossibilité radicale de surseoir à sa condition. On pourrait tenter la formule certes déconcertante : « la vie au risque de la mort », cette cruelle vérité qui nous taraude depuis que nous sommes au monde et ne cessera qu’à la mesure de notre éclipse définitive. Si cette peinture peut s’inscrire d’emblée dans la mouvance du romantisme, elle n’en possède pas moins une puissante valeur métaphysique. Regarder l’œuvre et ne pas y deviner le sourire de la mort serait pure myopie ou bien simple rejet de notre complétude, du caractère résolument fini de notre situation existentielle.

   La représentation telle que nous la propose Carl David Friedrich n’autorisait qu’un personnage unique face à l’immensité de la Nature. Toute impression de sublime ne peut jamais s’éprouver que dans une situation de face à face : l’Homme face à son Destin. Ici, le Destin se donne sous la forme de la Nature, du paysage qui en assure l’immédiate visibilité. Ce n’est jamais la nature qui se montre. « La nature aime à se cacher », selon la belle assertion d’Héraclite. C’est toujours l’un de ses avatars, l’un de ses fragments qui fait phénomène et nous révèle cette mer de nuages, cette montagne, ce rocher qui sont autant d’indices de son immensité, de sa totalité, de sa vastitude dont notre conscience ne pourrait s’emparer qu’au risque de la folie.

   Car il y a danger à vouloir se confronter à l’incommensurable, à l’infini, à tous ces transcendantaux - Nature, Esprit, Idée -, qui nous dominent des lointains inaccessibles, là où notre pensée ne saurait aller, elle est trop soudée à notre propre roc biologique, elle est trop affligée de matière, trop soumise aux caprices des vents et au déferlement des marées. Nous sommes, irrémédiablement, des êtres terrestres sans doute fascinés par ces êtres célestes - elfes, séraphins et autres chérubins -, qui ne sont que pures affabulations de notre imaginaire. Notre position occupe ce « tranchant cruellement acéré » (Pierre Reverdy) entre nos idéaux qui, par essence, sont hors de portée et notre quotidien qui, lui, est trop à portée de la main, si bien qu’il nous semble que nous n’en saisissions que quelques pâtés de sable, nullement la consistance dont nous eussions souhaité que notre vie fasse sa plus commune expérience. Autrement dit le constat de la perte, de la chute, de l’abandon structurent notre psyché, laquelle s’ouvre en abîme, laquelle est transie de néant.

   Cette silhouette noire en est la cruelle métaphore. Non seulement ce personnage - Nous en l’occurrence, identification oblige -, nous n’en connaîtrons jamais la réalité, pas plus que nous ne partagerons la mesure de son altérité puisque l’épiphanie de son visage, cette puissance d’identification et de reconnaissance, nous est dérobée. Ce que, de lui, nous ne pénétrerons, non une particularité qui eût pu en réaliser l’inscription mondaine, mais une simple forme, éthérée, universelle, interchangeable, au travers de laquelle se donnera à penser l’Humain en son incoercible et tragique présence. Il n’y a rien, au-devant de lui, que cette énigme du paysage qui ne fait fond que sur de la fumée, de l’inapproché, du fuyant, de ce qui ne se peut dire en nul mot, en silence seulement, cette écume de l’étonnement. Il n’y a rien sur son arrière que Nous qui demeurons dans l’enceinte de notre peau, cette outre semée de néant, ouverte sur les vents maudits du doute, de l’incompréhension fondamentale. Que pourrions-nous comprendre d’un frêle esquif que les flots balloteraient tel un fétu de paille sans autre direction précise que la gratuité de la pure errance ?

   Confrontés au sublime, oui le spectacle grandiose de la Nature est toujours confrontation au gré de laquelle notre être, toujours s’amenuise.  Nous sommes inévitablement remis à ces fers qui nous aliènent mais font la grandeur de l’aventure humaine, ces fers qui ont pour nom : Abîme, Néant. Les Majuscules, à l’initiale des mots, ne sont pur souci formel, élément de style, esthétique cosmétique. Ils touchent le fond vacant de notre Être (Majuscule, lui aussi !), - ils sont les racines sur lesquelles nous nous appuyons, tel le lotus sur son fond de marécage et de mystérieuse vase. Le Beau, donc l’Être, ne peut jamais surgir que de la nuit, lui qui est porteur de lumière. L’Abîme, le Néant, nous n’en faisons nullement l’expérience lorsque nous sommes tristes, éplorés, quittés par notre Amante, mais lorsque les mots ne signifient plus, eux qui ourlent notre voyage humain rien qu’humain des significations qui sont les éminences, les promontoires, les avancées qui nous portent en avant, à l’étrave de notre Être, là où flamboie le cristal de notre conscience. Nous ne sommes que ceci, conscience, et le demeurons le temps que durera notre existence.

    L’Homme, dressé sur sa pointe de rochers, est une Vigie Consciente du drame qui se joue entre la Nature qui le dévisage et lui qui « s’envisage » comme l’une de ses parties, mortelle, infiniment mortelle, qu’à chaque souffle gagne l’irrémédiable corruption. Pour ceci il ne pouvait que se vêtir de ce noir, couleur de deuil qui n’en est une, seulement le signe distinctif par lequel la Mort se manifeste symboliquement et nous enjoint de ne point l’oublier. Thanatos rôde toujours alentour et se tient prêt au cas où. Ecrire cette constatation ne consiste nullement en une inclination au morbide. Bien au contraire seule notre lucidité, comme chez Montaigne, est gage de liberté. Autant se diriger vers la potence avec la dague de la vérité plantée dans la chair plutôt que de s’y diriger avec le zèle empressé de l’innocent. La Mort n’en sera que plus fréquentable.

   Si « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », nous a entraînés vers cette manière de naufrage c’est que l’allégorie dont il est l’image n’autorise guère d’autre issue. « Un jour tu périras face à la beauté », voici la sentence qui aurait pu figurer en épigraphe, gravée sur une plaque de cuivre, dans la demi-lumière d’un Musée, cette crypte pour Adeptes de l’Art et Déchiffreurs d’hiéroglyphes. Si l’ontologie romantique se donne telle celle relative à la finitude, c’est que son code génétique en porte la vive empreinte. « Les souffrances du Jeune Werther » de Goethe, l’une des œuvres majeures du mouvement Sturm une Drang (Tempête et passion), génie s’il en est d’un romantisme porté à sa plénitude, « Les souffrances » donc entrainaient chez leurs jeunes lecteurs des suicides en cascade. Ceci était-il gratuit ou bien, alors, existait-il une lame de fond invisible qui en expliquait le phénomène ? Le lumières, imbues d’une raison dominante et excessive avait réduit l’expression des sentiments à leur portion congrue. Après la diète il fallait l’excès. Après l’injonction qui aurait pu être « Tout est Raison » succédait son naturel contrepoint « Tout est Passion ». Or on connaît l’attrait de la passion pour l’exaltation sans limite des sentiments et sa fascination pour la mort. Combien d’amants et d’amantes se sont donné la mort après s’être donné l’amour ? Ceci n’est pas une énigme humaine, c’est simplement la Loi de toute existence lorsqu’elle a connu les sommets, elle n’aspire qu’à connaître la sombre vallée où dorment de sinistres desseins.

   Sans doute le temps romantique reprend-il les insignes du temps humain en les portant à leur extrême limite. Comment, en effet, faire l’économie de la finitude lorsque le temps, cette essence consubstantielle à l’être, le met en demeure de passer sous ses fourches caudines à défaut de pouvoir en maîtriser le déploiement. Abîme, Néant, constamment entrelacés sont la matière même d’un passé qui reflue aux confins de l’exister. La mémoire, « oublieuse » selon les mots du poète, a grand-peine à en assembler les fragments épars, quant à la fameuse réminiscence, elle crée un temps nouveau mais fragile tel le verre. Abîme, Néant jouent aussi la partition du présent dont l’habituel lieu commun est d’affirmer qu’il « glisse entre les doigts » ou passe « comme l’eau d’un fleuve ». En ce domaine la sagesse populaire vaut de longs et savants développements. Enfin, Abîme et Néant, se laissent deviner dans les allées du futur qui brasillent au loin et déjà s’éteignent dans la peine inexaucée que nous mettons à avancer « contre vents et marées ». Ainsi, Etranges Voyageurs, nous sommes vêtus d’une redingote noire et regardons fixement ce temps qui nous hèle et nous terrasse à la fois. Mais y aurait-il plus belle destinée que celle-ci ? 

 

 

 

 

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher