« Mieux vaut mille refus
qu'une promesse non tenue »
Œuvre : Dongni Hou
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« Quel mur pour ta détresse ? », c’était ceci, cette étrange phrase qui s’était logée dans ma tête lorsque, t’apercevant sur le lit beige de cette peinture, j’en avais déduit l’existence d’une souffrance courant le long de ton corps d’ivoire. Certes, ton attitude, réfugiée tout contre ce mur de silence, n’appelait aucune idée de joie ou bien même ne supposait l’espace vacant d’un possible bonheur. Depuis le fond ténébreux de mon mutisme - moi aussi je suis un être des grandes lassitudes -, je t’observais à la dérobée, essayant de saisir cet insaisissable que, paradoxalement, tu tendais à ma curiosité. Oui, curiosité. Comment mon impatience de te découvrir eût pu résister plus que quelques secondes à l’examen de cette attitude qui me paraissait extra-mondaine, située en quelque lieu de mystère dont, certainement, nul ne pouvait avoir la connaissance ? C’était si inhabituel cette pose, là, tutoyant, en quelque sorte, ton propre néant. Mais quel dialogue pouvais-tu donc entreprendre avec la face lisse et mutique d’un mur, si ce n’est un genre de désertion de toi dont, jamais, tu ne reviendrais ?
J’étais le seul, oui, LE SEUL à hanter ces salles immenses du Musée. Nul surveillant pour me distraire de ma tâche. Nul spectateur qui eût enfreint mon territoire et se serait immiscé entre qui tu es, qui je suis, nous les étranges présences qui ne parvenons même pas à cerner les contours de nos propres figures. Il fallait, de toi à moi, de moi à toi, cette eau fluide circulant, une eau de source fraîche et cristalline, la seule à même, approchant nos essences séparées, de tenter de les unir un instant, celui d’une fascination. Ce dont je n’étais nullement assuré, qu’elle fût réciproque. Comment cette fascination, qui est hallucination de la vision, eût pu t’atteindre puisque tu ne me voyais pas, dressée telle une mince cariatide contre la façade aveugle d’un temple ?
Cependant je te soupçonnais d’avoir d’étranges pouvoirs, peut-être celui d’une voyance qui te permettait de m’inclure dans le champ de ta vision, à mon insu. Car tu étais tout, sauf ordinaire. Souvent, je m’étais amusé à observer, le long des cimaises blanches du Musée, les allées et venues des visiteurs. Tous, toutes, on pouvait les définir, appliquer quelque prédicat particulier sur leur présence, par exemple l’impétuosité, la réserve, la spontanéité, autant d’empreintes charnelles qui déterminaient la texture de leur corps, les entouraient d’un halo singulier qui en définissait l’existence. Tous ces gens étaient insérés dans le réel, possédaient voiture et maison, exerçaient un métier, se rangeaient à un certain degré de l’échelle sociale. Autrement dit, ils étaient repérables, « étiquetables » en quelque sorte, situés dans le monde selon des coordonnées orthogonales, on pouvait définir leur position, les décrire. Peut-être même tenter de raconter leur histoire.
Mais, TOI. Etait-il même utile de chercher à t’emprisonner dans des mots ? A-t-on jamais capturé des bulles d’air pour les mettre en cage ? A-t-on jamais fait d’une lanière de feu quelque chose de dompté, d’immobile ? Longtemps, je dois l’avouer, j’ai cherché à te nommer, à te contraindre à une manière d’exil dont je pensais que ce dernier serait l’occasion de te fixer à demeure, phénomène dont je pourrais tirer la simple vanité de te désigner par ton nom. Ma tentative était veine. Chaque fois que je t’affublais d’un patronyme, fût-il inventif, précieux ou bien prosaïque, aucun ne te convenait, aucun ne pouvait poser sur ton corps une résille, un voile qui lui eussent convenus. Ceci revenait-il à dire que tu n’existais pas, que tu n’étais qu’une projection de mon esprit, une dentelle ourdie par ma propre fantaisie ?
Plus je t’approchais, plus tu reculais, plus tu t’effaçais au gré d’un labyrinthe qui te dissimulait à mes yeux. Si tu avais été une vraie personne de chair et de sang, j’aurais pu lier à ton épiphanie quelque événement qui eût circonscrit ton flou apparent, atténué cette conduite située à la marge de la vie. Quel événement, donc ? Peut-être celui de l’antique Tour de Babel dont tu aurais gardé ce seul mur témoignant de la vanité des hommes de tutoyer le ciel, de se confronter avec Dieu lui-même ? Il en demeurait encore un escalier sur lequel tu te dressais, comme si, une punition à toi infligée, te laissait dans cette curieuse attitude toute d’abnégation, de retrait en toi, peut-être de contrition consécutive à une faute que tu aurais naguère commise. Qui te travaillerait encore en ton fond. Je pensais aussi, inévitablement, à un autre mur, celui des Lamentations, à son caractère sacré, comme si tu vénérais une religion à l’invisible manifestation et demeurais rivée à quelque icône qui t’eût soustraite au monde des vivants ?
J’avais lu la citation placée à l’incipit de la peinture, sans doute un essai d’explication, une sorte de propédeutique pour guider les égarés de mon espèce et leur éviter de se fourvoyer en quelque interprétation hasardeuse ou bien fantaisiste :
« Mieux vaut mille refus
qu'une promesse non tenue »
Mais quelle était donc cette « promesse non tenue » pour qu’elle fût plus terrible que « mille refus » ? Que te manquait-il donc qui te jetait en une telle affliction ? Avais-tu encore des ascendants ? T’avaient-ils reniée en quelque manière ? Etais-tu en deuil d’un vœu d’adolescence auquel quelqu’un qui t’était cher s’était dérobé, t’abandonnant ainsi à ton propre égarement ? Un amant avait-il brusquement détourné son chemin du tien après t’avoir promis une commune destinée ? Ou bien était-ce un défaut de ta propre volonté s’exonérant des valeurs d’une éthique dont tu pensais que tu soutiendrais, toujours, la verticale exigence ? Rien n’est plus humiliant pour l’esprit que de trahir une promesse que l’on s’était faite intérieurement, de l’ordre d’une vertu à faire briller à l’horizon de son être. Vois-tu combien je suis troublé au seul énoncé des raisons qui eussent pu constituer les fondements de ton inépuisable tristesse ?
Et ici, dans la lumière avare du Musée - je ne sais plus si c’est celle du jour que traverserait une taie d’ombre ou un simple reflet lunaire survenant au cours de la nuit -, tu m’apparais tel un être à la consistance indéfinissable, à peine distinguée de ce mur dont tu parais être la simple émanation - chair sur chair -, à peine détachée de ton ombre - sans doute ton inconscient ? -, ton casque de cheveux pareil à la boursouflure d’un souci, tes bras tendus vers l’arrière, tes poignets liés par une lanière invisible, tes longues jambes se donnant dans le genre de l’image immobile d’un temps qui te fige et te cloue à demeure, comment puis-je te faire face sans procéder à ma propre dissolution ?
Je crois que, bientôt, je serai réduit à la simple et déroutante illusion d’un tesson de poterie antique dormant dans son linceul de terre, attendant que quelque archéologue vînt le délivrer de sa gangue de matière lourde, muette. Vois-tu combien l’affliction se communique, combien les lames de tristesse confluent d’une âme à l’autre, seule et unique nappe dans laquelle, tous les deux, tels des insectes pris dans un bloc de résine, nous demeurons en nous et ne pouvons rejoindre le monde au-delà du Grand Portique qui sépare l’art des apparences extérieures. Car, vois-tu, dans la clarté faible des salles où seul flotte l’esprit des œuvres, nous ne sommes que des présences muséales, des entités sans consistance réelle, des formes désubstantialisées, nous avons si peu à voir avec la matière, son organisation, son architecture.
Nous sommes des êtres du peu et du presque rien, ce qui nous confère toute notre raison de paraître, ici, dans ce clair-obscur qui est tout ce qui reste de notre chair intime. L’un l’autre, nous ne communiquons que par émissions astrales, par ondes esthétiques, par minces fibrillations dont nous sommes les seuls, avec l’air qui nous entoure, à sentir les belles et irrésistibles vibrations. C’est un magnétisme qui nous saisit et ne nous abandonnera point pour la simple raison, qu’êtres de toile et de pigments, nous n’avons guère plus d’épaisseur qu’un songe, guère plus de pesanteur que la bulle de savon emportée par un vent printanier.
Ô quel bonheur, quelle sublime sensation que de se savoir en apesanteur, privés de parole, mais non de lumière, elle sourd de nous telle l’eau de la fontaine en son murmure inquiet. Oui, « inquiet » car la possession d’un sentiment plénier de soi demande l’inquiétude, la tension, parfois même l’irrésolution qui est sustentation au-dessus de ses propres pensées, ces genres de papillons ivres de leur courte vie, emplis d’une satisfaction de l’éphémère, révélés au feu de l’instant, multipliés au gré de l’étincelle.
Ô, toi mon double, t’avais-je rejointe depuis avant même que le temps ne paraisse, que l’espace ne se déplie ? Sans doute en est-il ainsi puisque les œuvres d’art précédent toute forme de vie sur Terre. Mais qui donc dirait que L’ART n’est pas Eternel, qu’il se plie aux mêmes fourches caudines que les existences ordinaires ? Il faudrait être bien superficiel ou naïf pour soutenir de telles billevesées ! TOI, MOI, existions bien avant que les hommes ne peuplent les champs et les villes, qu’ils n’inventent l’industrie, qu’ils ne fassent voler leurs machines en plein ciel. C’est ceci qu’il faut avoir à l’esprit dans une manière d’incandescence portant en soi la fulguration de la Vérité.
Oui, je sais, les bilieux et les atrabilaires diront que nous brodons des plans sur la comète, que nous ne sommes mêmes pas affectés de réel. Qui, après tout, est là, après que les lourdes portes d’airain de notre Temple sont lourdement refermées pour témoigner de notre présence ? Déjà, en plein jour, certains visiteurs pressés ne perçoivent nullement qui nous sommes, ignorant jusqu’à notre nom ou bien notre titre. Car, oui, nous avons été nommés à seulement paraître et ce nom, jamais, ne s’effacera. Les villes s’effacent, les constructions des hommes s’effacent, les objets qu’ils créent s’effacent. Tout est appelé à disparaître qui naît de la main de l’homme. Alors que nous, nés de la main des dieux, notre texture est celle de l’infini qui ne saurait épuiser son être.
Ceci serait-il prononcé par un Terrestre, et l’on penserait à une boutade, à un volontaire effet de quelque humour, sinon à une hallucination ayant atteint leur cerveau de mortel. Mais que je te dise, Toi l’Immortelle - mais sans doute en as-tu perçu la dimension depuis la puissance de ton intuition ? -, je suis Œuvre et seulement ceci. Je suis, en quelque sorte ton écho tout comme tu es ma confidente et je sais la présence de mon image dans le miroir que tu es. Puissent les hommes distraits s’y mirer, afin qu’atteints, une fois au moins, par la passion de l’Art, ils quittent leurs soucis ordinaires pour le domaine des Bienheureux Esthètes, ceux à qui échoit la grâce d’une vision exacte. Seule l’œuvre d’art peut en féconder la pupille imaginative. Voir l’Art, c’est voir cette part d’invisible qui nous habite, nous questionne, nous invite à la fête de la belle manifestation. Or, vois-tu, comment décrire l’indéchiffrable, le nébuleux qui constitue mon essence la plus approchante ?
Il m’a déjà été dit - mais n’est-ce simplement l’effet d’une voix intérieure ? -, que j’avais l’apparence d’une inapparence, sorte de mystère enroulé sur son propre secret, genre de parution à la limite d’un hiéroglyphe, tu vois, un peu comme dans « Le Rêve » de Pierre Puvis de Chavannes, ce peintre symboliste qui ne peignait nullement des personnages, mais des êtres, c’est à dire d’indéfinissables entités traversées de ce qui jamais ne peut trouver de place ici où là, en quelque temps que ce soit, simplement des envolées chérubiniques, des consistances d’anges, des lueurs de luciole. Tout ceci dont on disait que le sujet représenté, un beau jeune homme dormant au clair de lune, percevait les diaphanes présences, « l’Amour, la Gloire et la Richesse ». Mais peut-être ces apparitions pêchaient-elles par excès de penchants « humains trop humains » ? Sans doute eût-il été plus juste de lui ôter, à ce Rêveur, Gloire et Richesse ? Amour l’eût comblé au-delà de ses espoirs les plus élevés.
Voici, Belle Apparition, ce que j’avais à te dire :
JE SUIS EN AMOUR DE TOI.
Plus rien ne compte que ceci,
ART mon seul et unique SOUCI !
Seule cette promesse, je saurai tenir.