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18 août 2019 7 18 /08 /août /2019 08:25
Quel mur pour ta détresse ?

 

                    « Mieux vaut mille refus

                 qu'une promesse non tenue »

 

                         Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

   « Quel mur pour ta détresse ? », c’était ceci, cette étrange phrase qui s’était logée dans ma tête lorsque, t’apercevant sur le lit beige de cette peinture, j’en avais déduit l’existence d’une souffrance courant le long de ton corps d’ivoire. Certes, ton attitude, réfugiée tout contre ce mur de silence, n’appelait aucune idée de joie ou bien même ne supposait l’espace vacant d’un possible bonheur. Depuis le fond ténébreux de mon mutisme - moi aussi je suis un être des grandes lassitudes -, je t’observais à la dérobée, essayant de saisir cet insaisissable que, paradoxalement, tu tendais à ma curiosité. Oui, curiosité. Comment mon impatience de te découvrir eût pu résister plus que quelques secondes à l’examen de cette attitude qui me paraissait extra-mondaine, située en quelque lieu de mystère dont, certainement, nul ne pouvait avoir la connaissance ? C’était si inhabituel cette pose, là, tutoyant, en quelque sorte, ton propre néant. Mais quel dialogue pouvais-tu donc entreprendre avec la face lisse et mutique d’un mur, si ce n’est un genre de désertion de toi dont, jamais, tu ne reviendrais ?

   J’étais le seul, oui, LE SEUL à hanter ces salles immenses du Musée. Nul surveillant pour me distraire de ma tâche. Nul spectateur qui eût enfreint mon territoire et se serait immiscé entre qui tu es, qui je suis, nous les étranges présences qui ne parvenons même pas à cerner les contours de nos propres figures. Il fallait, de toi à moi, de moi à toi, cette eau fluide circulant, une eau de source fraîche et cristalline, la seule à même, approchant nos essences séparées, de tenter de les unir un instant, celui d’une fascination. Ce dont je n’étais nullement assuré, qu’elle fût réciproque. Comment cette fascination, qui est hallucination de la vision, eût pu t’atteindre puisque tu ne me voyais pas, dressée telle une mince cariatide contre la façade aveugle d’un temple ?

   Cependant je te soupçonnais d’avoir d’étranges pouvoirs, peut-être celui d’une voyance qui te permettait de m’inclure dans le champ de ta vision, à mon insu. Car tu étais tout, sauf ordinaire. Souvent, je m’étais amusé à observer, le long des cimaises blanches du Musée, les allées et venues des visiteurs. Tous, toutes, on pouvait les définir, appliquer quelque prédicat particulier sur leur présence, par exemple l’impétuosité, la réserve, la spontanéité, autant d’empreintes charnelles qui déterminaient la texture de leur corps, les entouraient d’un halo singulier qui en définissait l’existence. Tous ces gens étaient insérés dans le réel, possédaient voiture et maison, exerçaient un métier, se rangeaient à un certain degré de l’échelle sociale. Autrement dit, ils étaient repérables, « étiquetables » en quelque sorte, situés dans le monde selon des coordonnées orthogonales, on pouvait définir leur position, les décrire. Peut-être même tenter de raconter leur histoire.

   Mais, TOI. Etait-il même utile de chercher à t’emprisonner dans des mots ? A-t-on jamais capturé des bulles d’air pour les mettre en cage ? A-t-on jamais fait d’une  lanière de feu quelque chose de dompté, d’immobile ? Longtemps, je dois l’avouer, j’ai cherché à te nommer, à te contraindre à une manière d’exil dont je pensais que ce dernier serait l’occasion de te fixer à demeure, phénomène dont je pourrais tirer la simple vanité de te désigner par ton nom. Ma tentative était veine. Chaque fois que je t’affublais d’un patronyme, fût-il inventif, précieux ou bien prosaïque, aucun ne te convenait, aucun ne pouvait poser sur ton corps une résille, un voile qui lui eussent convenus. Ceci revenait-il à dire que tu n’existais pas, que tu n’étais qu’une projection de mon esprit, une dentelle ourdie par ma propre fantaisie ?

   Plus je t’approchais, plus tu reculais, plus tu t’effaçais au gré d’un labyrinthe qui te dissimulait à mes yeux. Si tu avais été une vraie personne de chair et de sang, j’aurais pu lier à ton épiphanie quelque événement qui eût circonscrit ton flou apparent, atténué cette conduite située à la marge de la vie. Quel événement, donc ? Peut-être celui de l’antique Tour de Babel dont tu aurais gardé ce seul mur témoignant de la vanité des hommes de tutoyer le ciel, de se confronter avec Dieu lui-même ? Il en demeurait encore un escalier sur lequel tu te dressais, comme si, une punition à toi infligée, te laissait dans cette curieuse attitude toute d’abnégation, de retrait en toi, peut-être de contrition consécutive à une faute que tu aurais naguère commise.  Qui te travaillerait encore en ton fond. Je pensais aussi, inévitablement, à un autre mur, celui des Lamentations, à son caractère sacré, comme si tu vénérais une religion à l’invisible manifestation et demeurais rivée à quelque icône qui t’eût soustraite au monde des vivants ?

   J’avais lu la citation placée à l’incipit de la peinture, sans doute un essai d’explication, une sorte de propédeutique pour guider les égarés de mon espèce et leur éviter de se fourvoyer en quelque interprétation hasardeuse ou bien fantaisiste :

 

« Mieux vaut mille refus

qu'une promesse non tenue »

  

   Mais quelle était donc cette « promesse non tenue » pour qu’elle fût plus terrible que « mille refus » ? Que te manquait-il donc qui te jetait en une telle affliction ? Avais-tu encore des ascendants ? T’avaient-ils reniée en quelque manière ? Etais-tu en deuil d’un vœu d’adolescence auquel  quelqu’un qui t’était cher s’était dérobé, t’abandonnant ainsi à ton propre égarement ? Un amant avait-il brusquement détourné son chemin du tien après t’avoir promis une commune destinée ? Ou bien était-ce un défaut de ta propre volonté s’exonérant des valeurs d’une éthique dont tu pensais que tu soutiendrais, toujours, la verticale exigence ? Rien n’est plus humiliant pour l’esprit que de trahir une promesse que l’on s’était faite intérieurement, de l’ordre d’une vertu à faire briller à l’horizon de son être. Vois-tu combien je suis troublé au seul énoncé des raisons qui eussent pu constituer les fondements de ton inépuisable tristesse ?

   Et ici, dans la lumière avare du Musée - je ne sais plus si c’est celle du jour que traverserait une taie d’ombre ou un simple reflet lunaire survenant au cours de la nuit -, tu m’apparais tel un être à la consistance indéfinissable, à peine distinguée de ce mur dont tu parais être la simple émanation - chair sur chair -, à peine détachée de ton ombre - sans doute ton inconscient ? -, ton casque de cheveux pareil à la boursouflure d’un souci, tes bras tendus vers l’arrière, tes poignets liés par une lanière invisible, tes longues jambes se donnant dans le genre de l’image immobile d’un temps qui te fige et te cloue à demeure, comment puis-je te faire face sans procéder à ma propre dissolution ?

    Je crois que, bientôt, je serai réduit à la simple et déroutante illusion d’un tesson de poterie antique dormant dans son linceul de terre, attendant que quelque archéologue vînt le délivrer de sa gangue de matière lourde, muette. Vois-tu combien l’affliction se communique, combien les lames de tristesse confluent d’une âme à l’autre, seule et unique nappe dans laquelle, tous les deux, tels des insectes pris dans un bloc de résine, nous demeurons en nous et ne pouvons rejoindre le monde au-delà du Grand Portique qui sépare l’art des apparences extérieures. Car, vois-tu, dans la clarté faible des salles où seul flotte l’esprit des œuvres, nous ne sommes que des présences muséales, des entités sans consistance réelle, des formes désubstantialisées, nous avons si peu à voir avec la matière, son organisation, son architecture.

    Nous sommes des êtres du peu et du presque rien, ce qui nous confère toute notre raison de paraître, ici, dans ce clair-obscur qui est tout ce qui reste de notre chair intime. L’un l’autre, nous ne communiquons que par émissions astrales, par ondes esthétiques, par minces fibrillations dont nous sommes les seuls, avec l’air qui nous entoure, à sentir les belles et irrésistibles vibrations. C’est un magnétisme qui nous saisit et ne nous abandonnera point pour la simple raison, qu’êtres de toile et de pigments, nous n’avons guère plus d’épaisseur qu’un songe, guère plus de pesanteur que la bulle de savon emportée par un vent printanier.

   Ô quel bonheur, quelle sublime sensation que de se savoir en apesanteur, privés de parole, mais non de lumière, elle sourd de nous telle l’eau de la fontaine en son murmure inquiet. Oui, « inquiet » car la possession d’un sentiment plénier de soi demande l’inquiétude, la tension, parfois même l’irrésolution qui est sustentation au-dessus de ses propres pensées, ces genres de papillons ivres de leur courte vie, emplis d’une satisfaction de l’éphémère, révélés au feu de l’instant, multipliés au gré de l’étincelle.

   Ô, toi mon double, t’avais-je rejointe depuis avant même que le temps ne paraisse, que l’espace ne se déplie ? Sans doute en est-il ainsi puisque les œuvres d’art précédent toute forme de vie sur Terre. Mais qui donc dirait que L’ART n’est pas Eternel, qu’il se plie aux mêmes fourches caudines que les existences ordinaires ? Il faudrait être bien superficiel ou naïf pour soutenir de telles billevesées !  TOI, MOI, existions bien avant que les hommes ne peuplent les champs et les villes, qu’ils n’inventent l’industrie, qu’ils ne fassent voler leurs machines en plein ciel. C’est ceci qu’il faut avoir à l’esprit dans une manière d’incandescence portant en soi la fulguration de la Vérité.

   Oui, je sais, les bilieux et les atrabilaires diront que nous brodons des plans sur la comète, que nous ne sommes mêmes pas affectés de réel. Qui, après tout, est là, après que les lourdes portes d’airain de notre Temple sont lourdement refermées pour témoigner de notre présence ? Déjà, en plein jour, certains visiteurs pressés ne perçoivent nullement qui nous sommes, ignorant jusqu’à notre nom ou bien notre titre. Car, oui, nous avons été nommés à seulement paraître et ce nom, jamais, ne s’effacera. Les villes s’effacent, les constructions des hommes s’effacent, les objets qu’ils créent s’effacent. Tout est appelé à disparaître qui naît de la main de l’homme. Alors que nous, nés de la main des dieux, notre texture est celle de l’infini qui ne saurait épuiser son être.

   Ceci serait-il prononcé par un Terrestre, et l’on penserait à une boutade, à un volontaire effet de quelque humour, sinon à une hallucination ayant atteint leur cerveau de mortel. Mais que je te dise, Toi l’Immortelle - mais sans doute en as-tu perçu la dimension depuis la puissance de ton intuition ?  -, je suis Œuvre et seulement ceci. Je suis, en quelque sorte ton écho tout comme tu es ma confidente et je sais la présence de mon image dans le miroir que tu es. Puissent les hommes distraits s’y mirer, afin qu’atteints, une fois au moins, par la passion de l’Art, ils quittent leurs soucis ordinaires pour le domaine des Bienheureux Esthètes, ceux à qui échoit la grâce d’une vision exacte. Seule l’œuvre d’art peut en féconder la pupille imaginative. Voir l’Art, c’est voir cette part d’invisible qui nous habite, nous questionne, nous invite à la fête de la belle manifestation. Or, vois-tu, comment décrire l’indéchiffrable, le nébuleux qui constitue mon essence la plus approchante ?

   Il m’a déjà été dit - mais n’est-ce simplement l’effet d’une voix intérieure ? -, que j’avais l’apparence d’une inapparence, sorte de mystère enroulé sur son propre secret, genre de parution à la limite d’un hiéroglyphe, tu vois, un peu comme dans « Le Rêve » de Pierre Puvis de Chavannes, ce peintre symboliste qui ne peignait nullement des personnages, mais des êtres, c’est à dire d’indéfinissables entités traversées de ce qui jamais ne peut trouver de place ici où là, en quelque temps que ce soit, simplement des envolées chérubiniques, des consistances d’anges, des lueurs de luciole. Tout ceci dont on disait que le sujet représenté, un beau jeune homme dormant au clair de lune, percevait les diaphanes présences, « l’Amour, la Gloire et la Richesse ». Mais peut-être ces apparitions pêchaient-elles par excès de penchants « humains trop humains » ? Sans doute eût-il été plus juste de lui ôter, à ce Rêveur,  Gloire et Richesse ? Amour l’eût comblé au-delà de ses espoirs les plus élevés.

 

Voici, Belle Apparition, ce que j’avais à te dire :

 

JE SUIS EN AMOUR DE TOI.

Plus rien ne compte que ceci,

ART mon seul et unique SOUCI !

 

Seule cette promesse, je saurai tenir.

 

 

 

 

 

  

 

  

 

 

 

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4 août 2019 7 04 /08 /août /2019 10:36
Signe seulement

                                                         "Tête", fil de fer peint, Bieuzy 2019

                                                               Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

[Ce texte sur l’une des dernières œuvres de Marcel Dupertuis part d’un présupposé, à savoir qu’il s’agit dans son art (mais ceci est le lot de toute modernité), d’un affrontement du mot et du signe. Le mot serait l’équivalent linguistique du corps. Le signe serait, en quelque sorte, l’effacement ou le silence, la toujours possible disparition. En réalité, l’art, au cours des âges, serait passé d’une rhétorique du mot à celle du signe. Ainsi la Renaissance témoignait-elle, par sa peinture généreuse, ses personnages idéalisés, le plein de ses figurations, de la richesse du mot, de son rayonnement, de cette manière de chose indivisible, entière, non sécable, si ce n’est à l’aune de l’imaginaire. Pourrait-on jamais croire à l’existence d’un mot dont on pourrait atteindre l’intégrité depuis l’extérieur ? Le mot, ce genre de monade fermée sur elle-même, enclose en sa citadelle, comment sa liberté pourrait-elle être atteinte ? Nous, les hommes, qui utilisons les mots avec l’aisance qui sied aux choses bien acquises, naturelles en un certain sens, jamais nous ne voudrions croire à leur possible érosion, à leur hypothétique disparition. Et, pourtant, parfois, les événements historiques tragiques fracturent les mots, les scindent et introduisent en leur sein une irréparable césure.

   Parlant de césure, nous voulons signifier celle, bouleversante entre toutes, qui a pour nom « Auschwitz », l’innommable précisément, qui initie toute idée de modernité et son nécessaire dépassement dont seule une éthique exigeante est à même de réaliser l’avènement. Ce qui, symboliquement, paraît avoir atteint en son fond le Mot de l’Histoire, c’est une faille qui s’est ouverte, libérant des signes que nul n’avait aperçus, qui ne sont que les fragments des mots, qui les attaquent, les dissolvent de l’intérieur. Ce qu’aurait pour mission l’art contemporain, lui qui survit après les Camps de la Mort, ce serait de travailler sur ces cendres fumantes de l’Histoire, d’en exhumer les possibilités artistiques.

   Ainsi un art du signe succèderait-il à un art du mot, tout comme le moderne succède au renaissant. La mission de l’art serait donc de travailler de l’intérieur du signe afin de reconstituer le Mot scindé de l’Histoire. Or, cet art du signe serait celui de la fragmentation, de l’obsolescence, de la perte, de la dégradation, souvenir fiché au cœur de la conscience du plus grand drame qu’ait eu connaître la condition humaine. Ainsi émergent des créations telles celle de Marcel Dupertuis dont le travail sur la matière du corps le déconstruit peu à peu pour aboutir à cette résille, à cette fragilité qui n’est plus que la mémoire de son ancienne présence, lorsque le corps était corps de beauté et de jouissance. Qu’en demeure-t-il aujourd’hui ?  

    Il se montre seulement tel cet espace vacant, cette solitude, cet intervalle blanc, ce silence qui n’attendent que de retrouver la totalité dont il était pourvu autrefois, qui le maintenait debout. L’Homme-menhir, devenu Homme-dolmen cherche à se reconstruire patiemment. L’artiste agissant en démiurge le prend par la main et lui dit en une manière de parabole christique : « Lève-toi et marche ». Une telle injonction puisse-t-elle être suivie d’effet ! Sans doute la voie de l’art en ce III° millénaire, perclus de doute et naviguant à l’estime !]

 

***

 

   « Tête », le titre de cette œuvre. « Tête », comme l’on dirait « chut », du bout des lèvres, dans la retenue de soi. « Tête », ce mot si simple qui ne s’ouvre que pour se refermer. Articulez donc ce mot devant un miroir et vous comprendrez, instantanément, cette désocclusion-occlusion qui ne saurait simplement être une fonction physiologique, mais l’aube d’un SENS à déchiffrer. Car tout signifie dans l’univers, depuis le lointain grésillement de l’étoile jusqu’au souffle inaperçu des choses, ce ver luisant dans l’herbe, cette « tête » d’épingle qui brille au soleil, ce baiser que quelqu’un vous adresse, que vous recevez tel le don qu’il est. Le plus souvent, occupés que nous sommes aux tâches harassantes du quotidien, frotter un parquet, conduire la voiture au garage, laver ses vitres, le temps glisse au-dessus de nos têtes sans que nous n’ayons jamais le loisir d’en extraire le rare et d’en saisir la sémantique. L’heure est déjà loin de vous que la métaphore habituelle de « l’eau qui court » traduit bien mieux que ne le ferait un habile concept. L’heure est déjà effacée que le passé a reprise, dont il ne restera rien qu’une vague impression, qu’un sentiment diffus.

   « Tête » donc, nomination de la chose si économique, si ramassée, que ses deux syllabes s’effacent à mesure de leur émission. Mais, bien évidemment, voulant donner lieu au site du visage, comment nommer autrement que par ce simple vocable qui en cerne le contour et en définit l’assise ? Mais, ici, il ne s’agit nullement de linguistique, il s’agit d’art en son expression. Aussi convient-il de prendre un peu de recul et d’analyser ce qui s’énonce comme une vérité puisque nous savons bien que toute œuvre est vérité, précisément, sinon chute dans l’aporie d’une chose qui serait innommée, donc vouée au néant. Mais, de façon à ne demeurer dans l’abstraction, il nous faut donner quelque réalité à cette tête et la placer dans une perspective qui en éclairera les infinies facettes.

 

Signe seulement

« Trois enfants avec une voiture tirée par un bouc ».

Franz Hals (vers 1620)

Source : La Quotidienne.fr

  

   Regardons cette belle œuvre de la peinture renaissante « Trois enfants » de Franz Hals. Combien les têtes de ces bambins sont généreuses, ouvertes, comblées d’épanouissement, portées par une étonnante plénitude. Ici la beauté se dit dans une manière d’extase, de saut en avant de soi, de profusion à même le monde. Les têtes sont comme dilatées de l’intérieur, projetées en direction du regard de l’autre, c’est la couleur même d’une joie de vivre communicative qui vient jusqu’à nous et nous rassure, comme s’il s’agissait de notre propre portrait.

 

Peinture de l’excédent.

Peinture de l’extériorité.

Peinture du surgissement.

 

   Tout est tourné vers le dehors et il s’en faudrait de peu que ces visages ne se donnent sous la forme d’une sculpture, tellement la poussée du dedans se manifeste en tant que dépliement et gain de l’espace. Tout ceci se lit comme la réaction et l’antinomie des sombres et ascétiques visages médiévaux, anges, figures christiques et autres saints dont la représentation se dissolvait à même les ors et les sépias d’une lumière mystique.  Le visage n’avait nullement à s’affirmer, il n’était accordé qu’à la divine clarté dont il était un reflet à tout jamais, autrement dit une manière d’absence, d’effacement face au mystérieux Transcendant.

   Ce rapide détour par le paradigme expansif de la peinture renaissante a seulement pour but, dans une visée dialectique, de faire se montrer les différences, sinon les verticales oppositions entre une figuration de l’excès et une figuration du retrait. On aura bien compris, en une première visée, combien cette œuvre de Marcel Dupertuis s’inscrit aux antipodes du concept  initié par les maîtres de la Renaissance, dont on peut voir une résurgence au beau milieu de l’impressionnisme, dans « Portrait d’enfant », par exemple, d’un Renoir. Identique effusion de la chair, luxe lumineux de la couleur, exaltation de la forme qui se propose aux yeux des spectateurs telle la manifestation d’un irrépressible bonheur.

 

La vie est bourgeonnement.

La vie est fulguration dionysiaque.

La vie est effervescence.

  

   L’on se rendra aisément compte du saut immense accompli par ce que, faute de mieux, il convient de nommer « représentation ». Si les œuvres antiques, notamment la statuaire grecque, les figurations de l’art romain, se nourrissaient de la notion de mimêsis, à savoir le souci de la ressemblance de l’œuvre avec son modèle - le beau corps, le beau visage -, ce qui se traduisait par une imitation ; avec l’œuvre ici considérée, nous assistons à un renversement copernicien dont l’art contemporain use comme de l’un de ses motifs majeurs. Du réalisme à l’abstraction, de la figuration fidèle à l’interprétation « outrancière » du corps, l’écart est plutôt cet abîme qui creuse jusqu’à la folie, parfois. Voyez les œuvres hallucinées de Francis Bacon, l’effigie humaine ramenée à une essentielle monstruosité, comme si, en l’homme, les ressources chtoniennes résonnaient avec bien plus de force que les fragiles dentelles ouraniennes, abîme donc qui n’est que le statut du Da-sein penché au-dessus de sa propre déréliction. La chute est inévitable qui grimace à l’horizon et enjoint les Existants à se recourber sur leur destin en forme de finitude.

   S’il fallait donner, à l’art actuel, un mot par lequel en définir l’essence, alors l’un des premiers vocables se présentant à l’esprit serait bien celui d’« absurde » que redouble la notion de nihilisme.  La fuite irrémissible du SENS est confirmée chaque jour qui passe, dans la tragédie humaine dont Auschwitz ne constitue nullement l’épilogue mais se présente comme l’une des flétrissures les plus insupportables qui se puisse concevoir, l’Histoire reproduisant à l’identique, au fur et à mesure de l’égrènement de ses civilisations, les mêmes funestes erreurs. On se plaint constamment des misères qui frappent le cours des choses mais aucune véritable éthique ne vient en endiguer l’inquiétante parution. Le constat est atterrant et les pratiques invisibles qui viendraient en  atténuer les plus néfastes accomplissements. Chaque seconde est le théâtre d’un drame que l’homme regarde médusé sans qu’il n’intervienne en quoi que ce soit pour que la texture du monde soit sauve. Si le concept de « modernité » peut trouver un répondant à la mesure de ses attentes, c’est bien dans les productions de l’art, tout d’abord, qu’il cherchera le lieu de sa possible effectuation.

 

Or que veut dire « Tête »

en son étrange dépouillement ?

En  cette architecture de lignes monochromes ?

En cet entrelacs dressé contre le silence du monde ?

En la muette supplication de sa résille questionnante ?

 

   Mais il faudrait être atteint de cécité pour ne nullement voir que cette sculpture de fil de fer est UN CRI. Oui, UN CRI, une exhortation à s’éveiller du songe creux dans lequel l’humanité se complet, ne levant cependant le moindre petit doigt pour enrayer le désastre. Et ceci n’est nullement l’injonction de quelque penseur tragique qui aurait décrété la mort de l’homme. L’homme était mortel bien avant que cette œuvre n’ait vu le jour. Et c’est non seulement l’homme qui est mort mais Dieu lui-même, depuis que le décret nietzschéen en a promulgué l’obscure vérité.

 

Ce que la TÊTE dit,

dans le vrillement de son être,

dans la douleur patente qui la traverse,

dans ces lignes révulsées

qui attendent le couperet de leur propre destin,

ce qu’elles disent, ces lignes,

le désespoir auquel se confronte

tout cheminement terrestre,

toute avancée qui ne procède jamais

qu’à sa propre extinction.

  

   L’art a à être ceci : un trépan qui fore jusqu’à l’âme et la requiert comme ce diamant qui incise le réel, le désopercule, le saigne à blanc puisque, aussi bien, nulle chair ne parle mieux que depuis le lieu de sa scarification : là s’ouvre le SENS - unique mission de la belle et irremplaçable phénoménologie, tremplin de la sublime herméneutique -, là seulement la Parole peut se lever qui dira à l’homme le lieu unique de son être, cette Poésie qui appelle la Pensée, qui appelle la Conscience. Alors l’art nous fera entonner ceci face à la splendeur de la Lumière, ceci comme dans le poème « Mnémosyne » de Hölderlin.

 

« Un signe, tels nous sommes, et de sens nul »

 

   Oui, un « signe ». Oui « de sens nul ». Ce qui veut dire que nous tutoyons constamment le néant, que nous l’appelons à la manière de cette voix vide qui est l’écho même de l’infinitude. Toujours nous avançons dans notre connaissance du monde et, toujours, le monde recule, nous reléguant dans cet infiniment petit, cette taille du ciron perdu dans l’indéchiffrable univers. Et c’est bien pour cette essentielle raison d’une présence microscopique, effacée, qu’il nous est intimé l’ordre, depuis l’écrin de notre conscience, de débusquer la moindre faille où pourrait s’inscrire un SENS :

 

Dans cette rencontre fortuite de l’Autre,

dans ce minuscule incident du paysage,

dans ce grain de sable qui s’allume

sur la crête de la dune,

dans ce mêlement d’une chose

 infiniment simple,

en apparence du moins,

qu’est cette œuvre disant

une réalité qui nous interroge.

 

   Car, à l’observer, à la prendre en compte, à l’inclure en notre expérience tout devient possible, sauf à la laisser dans son coefficient de mutité originelle. Car les choses nous parlent. Et pas seulement un langage réifié, métallique, abstrus dont nous ne pourrions rien faire. Les choses nous parlent, certes en langage crypté, non immédiat, non évident, mais c’est bien cette surdi-mutité qui vient à nous, que nous avons l’obligation, l’urgence, de déchiffrer. Faute de ceci, tout n’apparaîtrait qu’à l’aune d’une abstraction, d’une confusion native qui ne ferait qu’accroître la nôtre et nous désespérer davantage.

 

Cette sculpture  en son efficience la plus réelle est :

 

Art de l’apparition-disparition,

art du voilement-dévoilement,

de l’affrontement de l’être et du non-être,

clignotement d’une présence-absence,

lieu de polémique du vide et du plein,

art de la trace, de l’empreinte, du signe

et non seulement du mot clairement énoncé.

 

   Ce qui, sans doute, est le plus patent en elle, qui la porte au-devant de nous en sa singularité, c’est son rôle de signe dont la face inversée serait celle du mot dans son naturel rayonnement, dans sa signification immédiate. Si je dis « tête », tout le monde comprend instantanément ce que je dis, chacun imagine sans peine telle ou telle tête à l’horizon de son propre être. Si je dis la même chose, mais en langage plastique, mais en une vrille verte posée là-devant en son apparaître, il ne s’agit plus d’un mot ordinaire, il s’agit d’un signe qui, précisément, « fait signe » depuis l’ambivalence, l’ambiguïté de son statut. Quiconque observe « Tête » de Marcel Dupertuis, demeure sur son quant-à-soi,  se questionne du-dedans, cherche une issue au gré de laquelle quelque chose pourrait s’éclairer, « faire SENS ».

   Mais, du signe, il faut parler plus avant, entrer de plain-pied dans ce qu’il a à nous dire, puis le confronter au mot, à sa configuration plénière, à l’emblème qu’il nous tend, chaque fois que nous émettons une parole signifiante. Abordé de façon étymologique (le vrai est toujours la source, non l’estuaire grossi de mille ruissellements inconnus), « signe » se donne tel un « miracle ». Etonnant, tout de même. Et puisque l’interprétation se déroule toujours sous la figure d’un cercle infiniment réitéré, venons-en à « miracle », dont la valeur native est la suivante : « fait ne s'expliquant pas par des causes naturelles et qu'on attribue à une intervention divine ». Donc si nous ramassons, en une formule succincte, la valeur de « signe », voici que nous apercevons la main divine, donc « l’invisibilité manifeste » si nous osons ce subversif oxymore. Le signe, en soi, serait le lieu d’une invisibilité. Mais comment donc tout ceci est-il possible ?

   Prenons le mot « tête ». Il s’agit bien d’un mot, avec sa propre morphologie, sa naturelle polysémie. Il s’agit d’un corps. L’on dit bien « le corps des mots ». Il s’agit d’une matière totale, indivisible, insécable. Insécable ? En principe, oui. En fait, non. Une totalité peut toujours être divisée en ses éléments constitutifs. Ainsi notre mot pourra-t-il se décomposer en signes typographiques que sépareront les blancs. Eh bien, nous y voici, le mot recèle en lui du visible, ses lettres, de l’invisible, ses espacements. Or, afin que ce démontage du mot en ses signes ne soit pure gratuité,  il nous est demandé d’en reporter les conclusions à cette œuvre-ci, « Tête » donc, qui est en attente de son propre savoir.

 

Signe seulement

   Posons l’image telle l’énigme dont, par essence, elle s’investit, pour la simple raison que ses significations s’abreuvent à deux sources différentes : l’une qui délivre son apparence, donc son immédiate signification, alors que d’autres sèmes circulent ici et là, à bas bruit, sans que rien de distinct, de visible, ne nous alerte. La structure métallique de « Tête », ses enroulements de fil de fer constituent la typographie au gré de laquelle l’œuvre (le mot) se rend observable. A rebours de ceci, de cette manifesteté objective, le vide qui se creuse en son sein, l’espace vacant entre ses mailles, la libre circulation de ses énergies, toute cette activité présentielle muette se donne tels les signes mystérieux, à proprement parler « divins », telles que le suggèrent les valeurs étymologiques repérées plus haut. Donc la totalité du sens de « Tête » est assurée par une morphologie réelle que sous-tendent des tensions invisibles mais non moins actives, des espacements, des distances, des remous d’un invisible qui, tous ensemble, concourent à l’édification de l’œuvre, à sa tenue, à l’espérance qu’elle nourrit d’être comprise en ses fondements mêmes.

   Alors, maintenant, s’il s’agit de rapporter ces notions de « mot » et de « signe » aux exemples convoqués récemment, « Trois enfants » de Franz Hals, « Portrait d’enfant » de Renoir, nous pouvons soutenir la thèse suivante :

   « Trois enfants », « Portrait », fonctionnent uniquement tels des mots et, pourrait-on dire, comme des mots pleins et entiers qui occultent l’espace surgissant entre leurs signes. Une manière de plénitude sans faille, un gonflement de leur être n’autorisant quelque regard indiscret qui s’immiscerait dans leur propre intériorité.

   « Tête », bien au contraire, même si cette œuvre peut bien évidemment s’affirmer comme mot, « Tête » donc, s’efface presque totalement pour ne laisser paraître que les filigranes de ses signes, qu’effacent presque en son entièreté, la présence  rayonnante des blancs, diffusive, dispersive ; le silence oblitérant, biffant autant que se peut  la matière pour ne laisser vacante que la fulguration inaudible de l’être. Ici, l’on assiste à une étonnante et moderne (au sens de « modernité ») avancée d’une néantisation en acte qui ne serait jamais que la survenue de l’essence des choses en leur incomparable multitude. L’art qui pointe en ce minimalisme apparitionnel, nous pourrions le nommer :

 

Art de la touche et du retrait

Art du stigmate et de l’effleurement

Art du cri et de la douce persuasion

Art de la fugue et de l’omission

Art de la ligne et du pointillé

Art de la cible et de la flèche

Art du diapason et de la vibration

Art de l’anche et du souffle

Art de l’inspir-expir

Art du Tout et Rien

Art de la Présence et de la Finitude

 

   Car c’est bien de ceci dont il est question. De passage. De dialogue. Mais d’un dialogue feutré, inaudible, tapi à même la touffeur du signe. Art diastolique-systolique qui dit une fois la vie en son expansion, une fois en sa récession, qui dit le flamboiement de l’Amour, le froid baiser de la Mort. Ici, comme à Auschwitz, comme partout sur la Terre où sévit la tragédie humaine, il ne s’agit vraiment que de cela , de Vivre ou de Mourir et d’en signifier l’absoluité en entaillant l’écorce des arbres, en déposant sa propre trace sur les chemins de poussière, en faisant l’amour, en rencontrant l’autre au creux même de son désarroi, ces mots troués de signes qui parfois palpitent, qui parfois s’éteignent sous les feux des jours, sous les coups de la sourde contingence. Ce que l’art nous dit, c’est que nous ne sommes nés du hasard qu’à apprendre à en déchiffrer les sinueux dessins.

 

L’œuvre de Marcel Dupertuis est :

une œuvre du corps et de l’âme.

Corps comme mot.

Âme comme signe.

 

   Pour cette raison, ses propositions plastiques sont constamment traversées de zones d’ombre et de lumière. Si, dans le parcours de cet artiste situé au plein d’une vérité, le corps est toujours le lieu d’effectuation d’une peinture, d’une sculpture, apparaît la nécessité, de plus en plus affirmée, d’un dépouillement, au fur et à mesure de l’inscription des toiles et des matières dans le temps. 

 

Le corps, ce mot qui se délite peu à peu

au gré de sa destinale corruption, apparaissait :

 

évincé en son centre dans « Figura Javelot » ;

plié sur un sol de bronze consécutivement

aux ébats de l’amour dans « Amor à tardé » ;

branches de fer ossuaires ayant rejoint

le sol de leur propre perdition

dans « Olocausto ».

 

(Pourrait-on mieux évoquer

les sinistres figurations d’Auschwitz ?).

 

   Donc une conscience torturée par l’Histoire et la production de ses monstres, donc une  conscience affligée d’amours évanouies, une conscience lucide d’une impossibilité ontologique de séquences à venir, cependant la vacuité, l’exténuation de la présence humaine ne s’y sont jamais faites autant sentir que dans « Tête » qui semble signer, à la fois, les limites de la matière à signifier l’esprit, les limites de l’art à dire ce qui, par nature, est humainement inconcevable, énoncer l’indicible, dire le mot à l’inaltérable essence, appeler le signe depuis son invisible horizon à témoigner pour l’homme d’une possible éternité. Ainsi se disent les choses essentielles :

 

« Ce sont les mots les plus silencieux

qui amènent la tempête.

Des pensées qui viennent

sur des pattes de colombes

mènent le monde ».

 

Nietzsche - « Ainsi parlait Zarathoustra ».

 

   Nietzcshe, le grand prophète du nihilisme, donc du non-sens, nous dit que l’essentiel est toujours cerné de silence, tel le signe qui ne fait guère plus de bruit que le blé qui pousse au creux de son sillon. Tel le mot unique qui abrite le signe et en connaît les subtils arcanes.

  

« Tête », viens donc

« sur des pattes de colombe »,

le monde n’attend que toi.

Mais, peut-être ne le sait-il pas !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 juillet 2019 2 02 /07 /juillet /2019 16:12
GISANT

Le grand gisant - 1996-97

 

Bronze

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

Avec la sculpture de Marcel Dupertuis nous avons affaire à l’urgente présence de la matière.          

  

   * « Matière », tout simplement parce que « Die Welt ist material » (le monde est matériel) pour reprendre le titre de l’ouvrage en langue allemande consacré à l’œuvre de Per Kirkeby, ce peintre-géologue (ou ce géologue-peintre) si doué pour traduire sur la face de la toile cette « conscience nerveuse » de la terre, les convulsions du sol, la beauté tectonique du vivant.

   * « Présence » pour la raison simple que le monde physique est celui par lequel comprendre ce réel qui nous environne et fait sens immédiatement. Si « le  réel, c'est ce qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète », d’après la belle expression de Régis Debray, alors il se rend perceptible, donc « présent », dans la texture même des choses. Nul besoin d’une métaphysique, d’un arrière-monde pour nous dire la manifestation, d’une manière détournée. L’arbre, la rivière, la montagne se donnent à nous dans la pure évidence. Ils « résistent », s’opposent en quelque manière et c’est pour cela qu’ils se rendent infiniment visibles. Ne le feraient-ils qu’ils s’évanouiraient à même notre vision pour la raison d’un simple inintérêt. Ainsi en est-il de même pour l’amante. Elle résiste et affirme ainsi sa souveraine présence.

   * « Urgente », pour ce qui est la tâche de l’artiste qui consiste, au travers de ses œuvres, à faire surgir sans délai ce qui l’assigne constamment à résidence, à savoir ce corps matériel , le sien dont il dépend qu’une peinture advienne, qu’une sculpture s’élève, qu’une gravure incise, dans le derme du papier, les stigmates d’une conscience pour laquelle il y va de son être même que les choses soient dites.

   Car, avant d’être esprit, le peintre et, a fortiori le sculpteur, sont corps. Anatomies, empilements d’organes. Or que veut dire « être corps » en art, sinon se confronter, matière contre matière, la sienne chair à cette radicale altérité (ça résiste !), faisant site dans la toile, le plâtre, le fer ou bien le bronze ?

 

L’art est combat.

L’art est lutte.

L’art est pugilat.

 

  S’exonérerait-il de ceci qu’il ne serait qu’un genre d’occupation sans enjeu ni finalité, une simple broderie qui jouerait avec le réel sans le transformer vraiment.

 

Or l’art

est

métamorphose.

 

   Prenez la motte d’argile façonnée par le potier. Matière informe que l’esprit humain « informe », précisément, autrement dit porte à la forme, insufflant dans sa gratuité la nécessité d’une signification. La motte de terre  qui n’était que divers parmi le divers, voici, au fur à mesure que l’artisan la modèle, qu’elle acquiert ses essentielles déterminités, se pare des prédicats qui la hisseront hors de sa confusion mondaine pour la situer en tant que ce vase-ci, cette amphore-là. « Merveille des merveilles, que l’étant soit », nous dit le penseur. Or le « miracle » est que cet étant tiré du néant l’ait été par la main de l’homme, immersion de l’esprit dans la matière, geste essentiel qui se nomme « culture », par opposition à la donation profuse de la nature. Ce qui était voilé - car l’être existe toujours en puissance -, voici qu’une conscience artisanale en a assuré la sublime émergence. Il y a pure fascination à constater ceci. Il y a prétexte à s’étonner, ce qui est l’ancestrale tâche de la philosophie.

  

Et s’étonner de ce corps à corps,

de cette violente dialectique,

de cet affrontement

 

   qui reproduisent le mythologique pugilat des Titans, ces primitives et archaïques puissances issues de la Terre-Mère  primordiale (Gaïa)) et du Ciel-Père (Ouranos). On ne saurait trouver de plus grand écart, d’abîme plus profond que celui qui sépare ces entités opposées :

 

la glaise dense

confrontée à la légèreté,

la mobilité de l’éther.

 

   Forgeant, soudant, assemblant, malaxant, peignant, c’est à ceci que fait écho le geste de celui qui veut maîtriser la matière et lui imposer sa volonté. Il y a de nécessaires forces de mort à l’œuvre dans tout matériau qui ne serait maîtrisé. C’est inscrit dans l’ordre même des choses. C’est dans la mémoire génétique du vivant.

 

La cruche se souvient de la terre qui peut toujours trembler.

Le métal forgé possède la mémoire des forces inouïes de Vulcain.

L’eau qui traverse la peinture est la même que celle du Déluge.

L’air qui tisse l’horizon de la toile

a une identique consistance à la force d’Eole

quand il déchaîne son aquilon.

  

   Rien n’est vraiment séparé, tout est lié. Aussi le corps de l’artiste s’inscrit-il dans la continuité de son œuvre. C’est une préoccupation constante dans le trajet de Marcel Dupertuis, comme si, depuis toujours, son propre corps avait à jouer en duo avec le corps du monde, celui de l’art.  Toute création est bien évidemment activité projective, et la représentation d’un bras en sculpture, d’une jambe ou bien d’un torse ne sont jamais que des parties de l’anatomie du créateur qui trouvent à s’illustrer dans ce fer, dans ce bronze. Bien évidemment il y a simplement correspondance terme à terme d’une façon purement symbolique, encore que l’on retrouverait de la sueur, des empreintes de doigts, des griffures ou lacérations qui porteraient témoignage d’une participation organique, dynamique, fusionnelle à l’événement en train de naître.

   A partir d’ici, nous allons méditer sur ce grand GISANT (294/48/32), qui n’est, identification bien comprise, que l’image de l’artiste arc-bouté sur l’acte de créer.

   « C’est de moi dont il est question dans cette matière figée pour l’éternité qui dit le lieu, le temps de mon vécu, qui dit la correspondance de mon être avec cet être-là du monde surgissant à l’horizon de ma conscience ».

   Tel pourrait être le dialogue intime de l’artiste, la singulière dialectique animant son bras, armant sa volonté afin que quelque chose soit proféré du moment d’une histoire qui, plus jamais, ne se réactualisera. Certes rien qu’une particularité, le sentiment diffus d’exister de telle manière et non d’une autre, la soudaine césure qui fixe une identité à jamais et, peut-être, la rencontre, au terme du bronze, de cet universel qui est la marque insigne de l’art en sa plus belle expression.

   Matière, rien que matière maîtrisée, torturée jusqu’à la douleur. Il ne saurait y avoir d’œuvre réelle sans souffrance. S’il en était ainsi, que l’œuvre connaisse son heure dans la facilité, dans la limpidité, le jeu serait de pure gratuité et rien ne s’affirmerait dans cette vérité de la création qui est la nécessaire prémisse d’un acte posé en toute intelligence.

 

De soi, d’abord.

De l’autre ensuite qui sera convoqué

dans la lourde tâche de regarder.

Du monde enfin qui est intelligence première

par laquelle il y a de l’être.

De toi.

De moi.

Des choses qui gravitent

sous l’éternelle pesanteur

de la beauté.

 

   Oui, la beauté est de tout temps. Oui, la beauté est lourde, infiniment lourde. Grosse de sens, emplie jusqu’à son propre horizon de cette plénitude qui n’est jamais que notre vision adéquatement accordée au spectacle unique posé au centre de notre contemplation.

   Regardez. Ecoutez. La matière vibre, elle sonne tel le bourdon de la cathédrale. Elle dit le sacré que vient percuter le profane sourd à toute imprécation. Si cet airain a quelque tâche consciente d’elle-même, - que pense donc la matière ? -, c’est bien de secouer notre constante léthargie, d’insérer un coin dans le derme lent de notre propre indifférence.

 

L’art est ceci, une dague forant

au profond de l’âme

afin d’y instiller le doute.

 

   Il nous faut arrêter d’être des bourgeois bien-pensants qui ne voient que par leur propre complexion. Elle est limitée notre chair, elle est muette, elle s’enfonce dans la contingence pour n’en jamais ressortir. A ne pas résonner, à ne pas entendre le son impérieux de la matière, c’est notre propre matière, notre propre corps que nous précipitons dans la tombe.

   Car, oui, l’œuvre est ouverture, et tout autant abîme, profondeur abyssale, faille au gré desquels notre esprit, enfin mobilisé, pourra s’enquérir au-delà de sa forme et gagner celui de ce bien qui nous est octroyé, à savoir voir les choses en leur note essentielle. Des harmoniques montent de GISANT,

 

le cuivre lutte avec l’étain,

l’immobile avec le mobile,

le lourd avec le léger,

le rugueux avec le lisse,

le sombre avec le clair.

 

   Et ceci ne consiste nullement en des allégations de l’intellect qui en déciderait ainsi. Comment ce bronze pourrait-il seulement nous apparaître lesté de ses essentiels prédicats si nous n’avions, nous-mêmes,  une connaissance préalable de ces différences qui animent notre corps, de ces joutes atomiques qui sont l’architecture de toute forme déployée dans l’espace ? Nous aussi, nous d’abord, sommes le champ de multiples contradictions, d’aveugles pugilats, de combats qui sont nos mouvements internes, la force de nos pulsions, l’énergie de nos amours, la puissance parfois épuisée qui meurt au pli du jour, telle la vague au bord du rivage.

   Si, connaître la physique, les lois de la pesanteur sont les préalables à notre position sur terre, combien sont précieuses les sensations que nous éprouvons à seulement deviner les turbulences du monde soi-disant inanimé. Bachelard a employé toute une vie à débusquer la précieuse et dissimulée géomorphogenèse du vivant.  Il a patiemment décrypté ces arabesques imaginaires et poétiques qui s’alimentaient à la force turbulente des éléments.  Il nous entraîne, à sa suite, dans ces délicieuses et non moins terrifiantes « rêveries de la volonté » qui sourdent en profondeur dans la veine des minéraux, singulièrement dans celle du métal qui est la matrice dont Vulcain façonne les armes des dieux et, partant, l’âme du monde. C’est tout ceci qui est logé au creux de la matière qui, toujours vient à notre rencontre, chemine dans notre inconscient, résonne dans la moindre coupe antique, se lève du cœur même de la statue. 

   Regarder GISANT, c’est en partager cette chute tout contre le sol, endosser cette mortelle condition qui accable et, en même temps, est rayonnement de la joie. Notre finitude - toujours elle, évidemment -, signe le terme d’une aventure mais ouvre, par sa soudaine présence, l’aire immense de la liberté.

 

Plus de jour ni de nuit.

Plus de jouissance ni de douleur.

Plus de lourdeur ou de légèreté.

 

   Seule une ligne continue qui glisse à l’infini et profère le non-être, néantisant l’être qui nous fut cher mais toujours en dette de sa propre reconnaissance. Toujours un manque essaimant à l’horizon de l’exister, se donnant selon de fuligineuses traînées. Regarder GISANT, c’est y trouver quelques significations immédiates, à la fois dans leur caractère de généralité, en même temps relatives au corps de l’artiste qui en est l’écho.

   C’est d’abord l’attitude particulière de cette sculpture qui nous questionne. Habituellement un gisant est couché à plat-dos, sa vision nécessairement orientée vers le ciel. Ici la relation s’inverse pour nous livrer un visage - ou bien plutôt son absence -, donc un rien (l’épiphanie est toujours présence), qui ne saurait trouver aucune justification, aucun bonheur à s’élever en direction de l’image du père. Annulant le rayonnement d’Ouranos, c’est cette mythologique, mais pour autant efficace figure identificatoire qui, ici, trouve le lieu de son effacement. Comment donc, pour un corps, affirmer sa possible identité si même le nom du père ne peut être prononcé ? Et, conséquemment, le sien propre ? Ce déni est à proprement parler le lieu de surgissement d’une castration. D’une scotomisation de l’anatomie qui devient partielle, ne conservant de la physionomie humaine qu’une vague forme en voie de dissolution. En un certain sens la surpuissance du père céleste a eu raison des prétentions à être de celui qui, en toute hypothèse, ne saurait avoir de vocation que terrestre, tellurique, racinaire.

   Oui, c’est une étrange racine et l’on songe à Roquentin dans « La nausée », à la pesante contingence qui le place au pied du marronnier, l’immole en quelque sorte dans une existence absurde. Un genre de retour à la matrice primitive, d’immersion dans la grotte amniotique qui fut sa première nasse existentielle dont il gardera, sa vie durant, l’empreinte fichée au plein du corps. Si GISANT ne peut faire sien le royaume du père, il ne peut davantage se satisfaire de ce retour vers la mort symbolique que constitue sa posture anténatale.

   Et, maintenant, c’est vers Giono que nous nous tournons  afin  de saisir cette expérience du « regressus ad uterum », non seulement rite initiatique de « re-naissance » mais, surtout, image de la mort en son effrayante réalité puisque renaître suppose d’abord de mourir.

   « La cabane, le ventre d’un monstre, la matrice tellurique, les ténèbres elles-mêmes dont nous rencontrerions tant d’occurrences dans l’œuvre de Giono, « symbole de l’Autre Monde, aussi bien de la mort que de l’état fœtal », sont donc autant de symboles d’une régression utérine que d’une descente aux enfers, intentées toutes les deux dans une perspective initiatique » - « La Lampe et la plaie : Le mythe du guérisseur dans Jean le Bleu de Giono » -              Christian Morzewski. 

   GISANT est donc situé dans cette intenable position qui l’écartèle, sous l’orage paternel d’Ouranos, dans la niche menaçante de la « Grande Mère Chtonienne », Gaïa née mystérieusement du Chaos, l’impitoyable, cette déesse de la mort à l’imago créatrice de pur néant. C’est donc une entreprise de double néantisation qui surgit à l’horizon de ce bronze dont le corps parcellisé annonce rien de moins qu’une impossibilité ontologique. Parution se biffant elle-même. Et pourquoi ceci ? Parce qu’il ne peut y avoir d’existence que par défaut, sous la catégorie du manque. En certain sens dans la catégorie du vide.

   Le corps est là, donné de lui-même au geste insensé de sa propre destruction. Le corps est arc-bouté, les pieds infiniment tendus, comme expulsés du sol alors que les jambes sont roides et que le bassin achève l’anatomie en une posture désespérée qui est appel de soi en même temps que rejet de soi. L’image d’une aporie radicale ne saurait trouver plus exacte figuration de la désespérance humaine, de l’intime tragédie, laquelle annonce en un seul et même effort

 

le surgissement et le retrait,

la donation et le contre-don,

la croissance et le déclin.

 

   Comme si une mystérieuse et cruelle Moïra tissait le destin des hommes, leur accordant cette toile unie qu’à la cribler de trous par lesquels, comme au travers d’une bonde d’évier, s’écoulerait le liquide de l’exister. Zénithale dialectique qui n’accorderait à l’être ni la possession de la nuit, ni celle du jour mais cette inconsistance logée au cœur des choses dont, jamais, l’on ne pourrait embrasser l’énigmatique et labyrinthique domaine.

   GISANT aux pieds d’argile dont, toujours, la pluie amère du doute vient saper les fondements en profondeur. Or ne plus avoir de fondements (ou de fondations) revient à s’immiscer dans cet antonyme du désir en quoi consiste toute perte.

 

Perte du père,

perte de la mère,

perte de soi.

 

Plus aucune généalogie ne devient possible.

Le germe se referme sur sa propre occlusion.

 

Le devenir est aboli.

Le futur est inatteignable.

Le présent impalpable.

 

Ce qui veut dire qu’aucun corps

n’est jamais accessible.

 

Seulement de l’ordre

de l’hallucination,

du fantasme,

de l’imaginaire.

 

   C’est ceci, sans doute, que nous dit ce beau bronze terrassé à même son airain dont le dictionnaire des symboles précise : « Ce métal dur était symbole d’incorruptibilité et d’immortalité, ainsi que d’inflexible justice ; si la voûte du ciel est d’airain , c’est quelle est impénétrable comme ce métal, et c’est aussi que ce métal est lié aux puissances ouraniennes les plus transcendantes, celles dont la voix résonne comme le tonnerre, inspirant aux hommes un sentiment fait de respect et d’épouvante ».

 

Ce même sentiment d’un manque infini,

d’une incomplétude mortifère.

 

Eux qui font du saint un éternel malade de Dieu,

du myste un laissé pour compte de la fuyante spiritualité,

de l’alchimiste un endeuillé de cette inconnaissable pierre philosophale,

du chercheur d’or un éploré en quête du métal précieux enfoui au sein même de la terre,

de l’astronome cet homme aux yeux perdus dans ce cosmos qu’il sonde en vain,

l’étoile ne brille que dans sa tête,

de l’artiste qui ne s’éprend jamais que de lui,

cette inatteignable altérité après laquelle il brûle

à défaut d’en pouvoir jamais préciser

les fuyants contours.

 

   Tout semble se résumer dans les deux figures de l’amant et de l’amante qui, se cherchant à travers l’autre, ne parviennent qu’à l’épreuve de la solitude. Dante poursuit Béatrice comme son ombre. Plus exactement, Béatrice est une ombre qui projette sa flamme noire sur le poète qui n’écrit que pour en fixer sur le papier l’illisible trace. Tout fuit toujours que l’on croyait à portée de la main, à portée de l’âme. Que GISANT soit ce genre de création procédant à son abolition, qui donc pourrait le dire ? Nullement l’artiste lui-même qui, lorsqu’il s’agit de parler de son désir, devient nécessairement transparent à lui-même. L’écart de soi est une impossibilité quasi-physique, aussi bien que métaphysique. On demeure fixé au sol même de son être. On n’en peut différer que dans les coulisses de ténèbre de la mort.

 

Tout art n’est peut -être que ceci,

habiller la transparence,

vêtir la diaphanéité

de la seule chose

dont elle s’enquière,

d’une brume,

d’une pluie,

d’un songe qui naît

dans le soir qui tombe.

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19 avril 2019 5 19 /04 /avril /2019 15:29
Forme-Origine

       Figure « Javelot » 3

  Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Formes - Forme - Form, quel est donc le destin de ces formes ? Serait-il unique et si singulier que nous ne pourrions les « en-visager » (leur donner visage) que d’une seule manière, sorte de logique essentielle s’imposant à notre vision sans qu’il nous soit aucunement possible d’en changer la perspective ? Ceci, ramené au corps humain, voulant dire l’Idéal au gré duquel un accomplissement serait réalisé qui signerait l’indépassable.

   Voyez « David », de Michel-Ange, sa ruisselante beauté, sa perfection marmoréenne, la clarté de sa vue, l’œuvre en son immense complétude. Comme un inatteignable, un parangon qui se donnerait aux générations futures à des fins d’inépuisable reproduction. La Forme en tant que mesure absolue. Que répétition d’une esthétique.

   Mais le corps est trop libre, trop mouvant, pour pouvoir se laisser imposer un carcan dans lequel il trouverait son être, acceptant de s’enclore dans une ligne, de demeurer dans un seul horizon. Par nature, le corps se débat, le corps exulte et se cabre de manière à ce que sa rhétorique plurielle vienne tenir le langage d’un éternel foisonnement. Combien l’existence serait dépouillée de ses valeurs essentielles si les choses, jouant en écho, s’imitant, se réverbérant, n’apparaissaient que dans le genre d’images en miroir, de minces événements s’aliénant les uns les autres dans une relation en abîme. Il faut, au corps, l’espace ouvert autour duquel élaborer sa propre genèse. C’est du sein même de sa matière intime que se lèvent les significations, que se lisent les prédicats dont il veut s’investir, à partir desquels apposer son empreinte dans la complexe satiété du monde.

   Après ces quelques  réflexions préliminaires, il convient de tenter son exploration, du corps, mais à contresens de l’histoire de la peinture, comme s’il s’agissait de partir d’une forme avancée d’évolution pour rétrocéder, dans une manière d’immersion, vers le site brut d’une nature originelle qui constituerait son berceau explicatif.

   Voyez les œuvres de Paul Rebeyrolle, ses terres chamottées d’où l’humain peine à s’extraire, lui l’individu « in-forme » (il est si peu arrivé à lui-même), le tubercule encore soudé au roc, la racine primitive fouillant le sol de sa première émergence. Homme-nature ou Nature-homme, intrication du végétal et de l’anthropologique dont on ne saurait savoir qui sortira vainqueur de ce sourd combat.

   Voyez les représentations infiniment torturées d’un Francis Bacon, ses « Etudes pour une crucifixion » où le corps devient si méconnaissable qu’il semble se confondre avec l’espace qui le mutile et l’écartèle. Corps-métaphysique dont on ne sait plus très bien si c’est nous qui l’avons halluciné, rêvé, métamorphosé et badigeonné des étonnantes fantaisies oniriques dont seul notre inconscient connaît les propriétés alchimiques.

   Voyez les corps grotesques des jardins italiens de la Renaissance. Ils se distinguent à peine du rocher dont ils se manifestent à la manière d’une lave refroidie qui aurait lancé ses stalagmites et stalactites de pierre parmi les frondaisons denses des arbres qui les menacent, sortes de vagues vertes lancées à l’assaut de tout ce qui veut surgir au monde et s’affirmer telle la Nécessité.

   Voyez « Javelot 3 » de Marcel Dupertuis. « Javelot » dont la lointaine provenance étymologique celtique indique la valeur de : « qui a de longues cuisses ». La forme linguistique eût-elle consisté en « qui a de longes jambes », alors nous aurions pu trouver une possible analogie avec « L’homme qui marche » de Giacometti. Mais la « ressemblance » s’arrête là. Si le bronze du natif des Grisons simule l’avancée vers quelque but, le fait d’être en chemin, « Javelot », au contraire, dit par ses larges pieds, au moins en un premier état, l’adhésion au sol, l’appartenance à cette terre dont il a surgi tel l’événement qu’il est, à savoir une concrétion archaïque d’une lointaine provenance.

   Que conserve-t-il de la forme humaine, si ce n’est ces jambes infinies, ces bras qui paraissent en prolonger l’aventure, ces mains jointes, au sommet, dans l’attitude de la prière ? Serait-ce une icône devant laquelle devoir se prosterner ? Etonnante projection intellectuelle en même temps que perceptive de ceci qui se présente à nous, que chacun interprète à sa manière. Nous sommes de singuliers confectionneurs de sens. Là où Paul voit l’amorce d’une flèche ou bien d’un javelot, Pierre pense apercevoir un corps de femme que le bronze enfermerait dans son émouvante linéarité. Certes et ceci est métaphoriquement abouti, le vide, inhérent à la forme, n’en est que la plus efficiente résolution, la plus exacte dimension. Oui, ce que le plein nous donne tels les membres que nous y devinons, le vide en résout l’énigme, dévoilant ce corps de femme qui rejoint, peut-être, la pureté des formes classiques  dont la statuaire antique aimait à se parer.

   Si nous sommes, ici, dans l’épure formelle en sa plus patente effectivité, nous nous situons aussi dans le domaine d’une naissance, d’une origine, d’une source. D’un début de la matrice humaine. Ce que Rebeyrolle nous donnait dans l’expression d’une massivité confuse, que Bacon reprenait en ses anatomies convulsives, que les grotesques affirmaient dans un efficace et complexe tellurisme, Marcel Dupertuis en libère l’espace, donnant à son œuvre l’autonomie nécessaire afin que sa figure, fût-elle apparemment statique, prenne son envol. Et ceci n’est nullement contradictoire. Ne peut prétendre s’envoler que ce qui touche le sol et consent, un jour, à en déserter l’assise. Oui, son envol car, face à « Javelot » (lequel accomplit son trajet signifiant), nous ne sommes nullement mis en demeure de déduire une seule forme qui nous serait imposée telle cette sourde réalité qui nous cloue en un point et nous enjoint de n’occuper qu’une position déterminée. Et une seule.

   L’œuvre joue subtilement sur le rapport du plein et du vide, du fermé et de l’ouvert, du non-être et de l’être. Or celui-ci, l’être, ne dépend nullement d’une matière, d’une forme irréductible qui s’imposeraient à lui mais, à l’opposé, de cette vacance, de ce sursaut toujours possible de soi, de ce voilement qui, le plus souvent, nous aveugle et ne nous rend visibles que les choses les plus apparentes, les plus effectives. « Javelot », dans sa belle relation à un espace indéterminé s’assure de sa propre liberté, nous octroyant la nôtre dans le même mouvement de sa parution. Aucun prédicat ne nous est imposé qui figerait la figure humaine. Il y a libre circulation des énergies, du-dehors qui nous questionne vers ce dedans qui s’affilie, en tous instants, à la tâche de comprendre. Être libre est ceci : comprendre et le traduire en un langage intelligible, le don le plus précieux qui nous ait jamais été remis. Nous visons « Javelot » et, instantanément, nous sommes au-delà de sa présence, de la nôtre propre, aux confins de l’essence. L’art est cette hauturière navigation ou bien n’est pas.  Les flots nous entraînent loin, en ce plein océanique qui appelle et exige notre présence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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17 avril 2019 3 17 /04 /avril /2019 10:11
VIDE et PLEIN

"Sans titre", bronze, Milan 1986

Coll. privée.

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

D’abord il y a le rien.
D’abord il y a le vide.
D’abord il y a le néant.

Mais le rien n’est rien, qui voudrait quelque chose.

Mais le vide est vide, qui voudrait le plein.

Mais le néant est néant, qui voudrait l’exister.

Rien ne néantise mieux que le vide.

Mais le vide n’est pas somme nulle.

Mais le vide n’est pas l’égal de zéro.
Mais le vide est déjà une présence silencieuse.

Si je dis « présence »,

j’amène l’être dans sa forme la plus essentielle.

Car « présence » n’est nullement le multiple et le bruit.

« Présence » veut dire l’être en sa première venue.

« Présence » veut dire silence, mais silence capable de parole.

Seul le silence en est pourvu, en sa réserve inépuisable.

 

Pour amener les premières nervures

du sens,

il faut partir

du Rien

Du Vide.
Du Néant.

 

Partirait-on de quelque chose et,

déjà, nous priverions l’être de sa liberté.

L’être-chose de la chose ne se donne

que dans la dissimulation

de sa propre essence.

C’est pourquoi il faut être

dans le retrait,

dans le voilement,

dans l’esquive de soi de la chose.

 

La chose serait-elle proférée d’emblée

et nous n’y prêterions plus attention.
Toute chose entourée d’une kyrielle de prédicats

disparaît sous cette profusion.

Seul le Simple agrée le regard

et le porte à la question.

C’est pourquoi il ne faut nullement

les lumières de la scène.

Il faut le retirement dans l’ombre.

Il faut la boîte du Souffleur

où le souffle amène le mot.

Dans la douceur.

Il faut une survivance de l’originarité

de la chose.

Il faut la Source.

Il faut le cours sous les frais ombrages.

Il faut l’étoffement de l’eau.

Il faut l’affluence du sens.

Il faut l’estuaire où brule la lumière

de la Vérité.

 

Ici, j’ai parlé de tout et de rien.

Ici, j’ai parlé de l’œuvre en sa venue à l’être.

J’ai parlé à partir du vide.

Le vide a appelé le plein.

 

Jamais il n’y a de vide absolu.

Vide toujours relatif.

Le vide ne fait trace sur du vide.

Le plein ne fait empreinte sur du plein.

 

C’est le passage

de l’être-du-vide

à l’être-du-plein qui crée

toute signifiance.

 

Le vide seul ne signifie que le vide.

Le plein seul ne signifie que le plein.

 

Vide - plein - vide - plein,

voici la belle litanie

qui nous donne accès à la chose,

à sa réserve illimitée de puissance.

 

Car les choses sont sans limites.

Car leur langage est infini.

Toujours l’on peut rajouter

un mot à un autre,

une chose à une autre.

Ainsi est la procession de cet Universel

qui nous a été donné

à nous les hommes

afin de témoigner de notre être

et, conséquemment, de tous les autres

puisque le Da-sein est la seule instance

douée de ce mystérieux pouvoir

de reconnaître l’être-des-choses

et de leur donner site

ici et là où tout converge

afin que quelque chose soit possible

qui ne soit

ni le Rien,

ni le Vide,

ni le Néant.

 

Regardons « Sans titre » le bien nommé.

Sans-titre afin que demeure

l’infinie liberté de nommer.

Eût-il été désigné de telle ou de telle manière

et, déjà, il eût pris une direction,

et, déjà, il eût renoncé à la liberté

qui est le signe d’une œuvre en sa Vérité.

 

« Sant titre » est libre d’aller ici et là,

où bon lui semble,

à sa guise, et uniquement à celle-ci,

sans que quelque conscience particulière

ou quelque volonté

n’en ait déterminé la direction.

 

Au début il n’y a rien

que le vide habité

de néant,

mais le vide ne peut rien sans le plein.

Le vide appelle la forme

qui lui donne son être.

Le vide s’emplit et fait connaître

sa première rumeur,

le premier mot grâce auquel la chose

ne sera plus anonyme

mais rayonnera dans toutes les directions de l’espace.

Être c’est rayonner

et faire de ce rayonnement

une constellation

appelant d’autres constellations,

et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.

Alors le sens, qui était vacant,

s’étoile et diffuse

jusqu’au plein des consciences.

Le seul plein qui soit

un vide

mais habité,

immensément habité.

En quelque sorte une fusion

de deux principes antagonistes

qui, depuis toujours,

depuis l’origine,

attendaient le lieu

de leur rencontre

 

C’est ce que nous dit cette belle œuvre

de Marcel Dupertuis.

Regardez donc comment

la matière-bronze joue

avec la matière-air,

avec la texture-vide.

Une maille à l’endroit,

Une maille à l’envers.

L’Artiste est cet habille tisserand

Qui croise fils de trame

et fils de chaîne,

jusqu’au moment où le tissage dit son nom,

son nom de Vérité,

car il ne saurait y en avoir d’autre,

sauf à chuter dans l’errance,

dans l’illusion,

ce que ne saurait être

l’oeuvre d’art portée

à son incandescence.

Ici se laisse voir la trame

du Da-sein

de l’être-le-là,

l’ici-présent,

autrement dit de celui qui témoigne

de sa propre venue,

cette apparence

de la présence voilée de l’être

qui souffle et fait se gonfler

la voilure de l’étant.

 

Que serait donc une œuvre

si elle était dépourvue « d’âme » ?

Une baudruche flottant entre

deux absences identiques,

un excès de profusion,

une surabondance de vide,

mais sans tension,

mais sans ce combat

de Monde et de Terre

qui donne l’étant

tout en justifiant l’être.

 

La Terre est ici la matière

qui se refuse,

et qui, se refusant

en sa profondeur retirée,

crée les conditions

de l’ouverture,

de l’éclosion de tous les étants.

Ce Monde dévoilant les choses,

dont l’art manifeste l’effectivité

en sa plus exacte mission.

Art est ouverture à l’être

ou bien n’est pas

 

Ici, dans cette œuvre,

au plus haut point de sa parution,

la déchirure est patente

qui arrime la dimension

du tragique

à  l’encorbellement de l’essence humaine,

écarte la faille par laquelle

un sens devient perceptible.

N’y aurait-il

cette béance,

cet abîme,

cette ouverture par laquelle

nous traversons l’étant,

le dépouillons de sa naturelle opacité,

le pressons de parler,

alors la matière demeurerait muette

et nous serions privés de langage,

non seulement à son sujet,

mais au nôtre

et errerions telles des âmes

en peine de leur être.

 

Les ouvertures, chez Marcel Dupertuis,

trouvent leur équivalence dans les blancs

de la Montagne Sainte-Victoire

chez Cézanne,

ces palpitations qui déploient les formes

jusqu’à la beauté intrinsèque

de leur « inachèvement ».

Mais « l’inachèvement » est précisément

ce qui les libère, ces formes,

d’une dette au réel et les place

dans une inatteignable réserve

qui est le lieu

de leur plus haute réverbération :

un éblouissement !

Au sommet de la peinture,

c’est bien la Montagne

qui surgit de ces vides,

une Hauteur Essentielle

pareille à l’Esprit

et s’affirme telle la singularité qu’elle est.

Les ouvertures font signe vers

ces autres oculus

que sont, chez André du Bouchet,

les blancs de la typographie qui,

plus que de représenter fissures et brisures,

sont la pure venue au jour

des significations plurielles,

lesquelles se situent à l’origine des choses

et disent leur fondement

qui n’est que le nôtre.

Si nous sommes des hommes Vrais,

nous sommes Langage,

nous sommes Poésie,

nous sommes l’Être

en son sillage silencieux.

 

« Sans titre » nous invite à penser le Monde,

celui de l’art,

celui de ceci qui nous fait face

tel le réel qui nous interroge,

celui de ce qui toujours fuit

afin que nous cherchions

à en déclore l’énigme.

Oui, l’énigme est un beau mot,

cette parole obscure et équivoque

qui nous met en demeure d’être

des chercheurs de sens.

Seulement ceci.

 

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5 avril 2019 5 05 /04 /avril /2019 09:24
IN-FINITUDE

                               « Pado »

                                Bronze

                        Marcel Dupertuis

 

***

 

 

   « Finitude » : le drame de l’homme se résume en cet unique mot. « Finitude », et tout est dit du berceau à la tombe. Ce mot est lourd de sens au regard du paradigme existentialiste qui en réalise l’insoutenable tension. Rarement nous l’énonçons mais il fait sa manière d’écho, en catimini, au revers de notre être. Il est un miroir où, Narcisse accompli, nous ne voulons voir que notre propre beauté, nullement la dalle de suie qu’il nous tend, que notre lucidité s’ingénie à congédier. Pourtant que serions-nous hors cette réalité crépusculaire qui définit notre essence et nous place au lieu exact que le destin nous a attribué depuis l’aube de la naissance ? Pourrions-nous jamais nous échapper de cette geôle si étroite que nous en sentons les grilles de fer plaquées à même notre âme ? De cette dernière l’on prétend l’envol, mais comment le pourrait-elle, elle l’enchaînée au corps, elle qui ne rêve que de déserter notre site afin de connaître l’ivresse de la liberté ? Est-elle infinie hors notre citadelle ? Dans cette cruelle hypothèse nous ne serions libres qu’après-vie. Sans doute l’affirmation la plus exacte.

   Finitude : certes nous ne sommes pas seul à en éprouver la chape de plomb. Les pierres meurent et aussi les oiseaux au blanc sillage et aussi l’arbre à la lourde toison, aux racines complexes qui se fondent dans la terre nourricière pour en connaître les secrets. Mais la finitude attachée aux choses nous l’acceptons telle une détermination de la nature à la farouche volonté. Elle nous révolte lorsqu’elle se penche sur les fronts aimés, les joues accueillantes, les yeux que nous appelons afin d’exister. C’est cette finitude d’une altérité qui nous est proche qui crée notre deuil le plus immédiat. A côté, notre propre finitude n’est qu’un détail dans un tableau, sans doute une anomalie, un accroc dans la toile. Mourant chaque jour à nous-même le ravage s’accomplit sans même que nous en percevions le lent procès. C’est à bas bruit que tout ceci se déroule dont nous ne percevons nullement la rumeur. Cependant la simple idée qu’un jour nous ne verrons plus l’amie, l’aimée, l’enfant, creuse en nous d’inaltérables et vertigineux sillons. C’est notre absence qui nous préoccupe, notre absence au monde, comme si, fragment d’un puzzle, notre disparition laissait un trou jamais comblé, un sens qui, dans le futur, ne s’achèverait.

   Mais que fait donc l’art pour s’opposer à cette aporie qui nous traverse et nous cloue sur la planche de dissection sans que nous puissions, en quoi que ce soit, nous exonérer de sa cruelle décision ? Eh bien l’art ruse, emprunte des formes insolites, parle son curieux langage, déréalise en quelque sorte notre vécu et nous illumine de sa charge d’efficiente utopie. L’art ne serait-il, seulement, poudre aux yeux, tour de passe-passe, astuce de prestidigitateur et nous feindrions d’en accepter la parole au premier degré renonçant, parfois, à l’usage de notre esprit critique ? Oui, l’art prend en charge nos rêves les plus fous et les fond dans le bronze, les grave dans la pierre, les mêle aux hautes pâtes ou bien au lavis légers. Ainsi « Pado » qui nous arrache à notre être et en propose un qui sied à nos convenances. Car, avec toute œuvre, la projection de notre ego en sa matière est patente, incontournable. L’instant de la contemplation est pure fusion. Il n’y a plus, dès lors, un sujet visant un objet mais une entité unique qui vibre à l’aune d’un identique diapason.

   Donc « Pado ». Qui pense pour nous et nous fait être différents de qui nous sommes. Qu’y voit-on qui pourrait tenir le langage inouï dont, depuis toujours, nous étions en attente ? Nous y voyons l’image fascinante de L’INFINITUDE. Oui, je sais, asséné ainsi, ceci ressemble à une pétition de principe ou a un énoncé apodictique qui n’aurait nul besoin de quelque démonstration que ce soit, vérité en sa plus haute teneur. Dans ce curieux emmêlement de cercles, en un premier regard, nous avons du mal à reconnaître une figure humaine. Et pourtant c’est d’elle uniquement dont il s’agit, qui nous convoque au lieu même de son être. Qui n’est que le nôtre puisque nous nous y projetons.

 

IN-FINITUDE

   Dans le visage, un affleurement du métal laisse supposer un sourire généreux. Certes dans une apparence torturée, mais le réel est profondément oxymorique. Bronze heureux en quelque sorte. Image de la plénitude - elle rime avec infinitude -, quand cette dernière se pose sur l’être avec la même grâce que délivre l’esquisse enfantine dans son ouverture confiante, spontanée, au monde. Tout, ici, transgresse les règles élémentaires de la logique, autrement dit sort du cadre étroit de la déréliction et se porte en direction d’une possible joie, fût-elle hypothétique, irréelle, faisant son orbe dans de nébuleux lointains. Toute joie est de cet ordre, immatérielle, fragile, résonnant comme un cristal, située dans un incommensurable qui brasille au-delà du corps, au-delà des yeux.

IN-FINITUDE

   Dans l’enceinte déployée des bras - ils n’ont ni fin ni commencement : INFINITUDE -, se creuse la dimension d’une clairière. Ici il ne s’agit nullement de la métaphore dont l’index serait cette brèche ouverte dans la forêt en tant que paysage. Ce qu’il faut y entendre, c’est bien plutôt le sens d’un allègement, d’un dégagement, d’une libération. Suivons Martin Heidegger dans « L’affaire de la pensée » : « Si la Lichtung en forêt [la clairière] est ce qu'elle est, ce n'est pas en raison de la clarté et de la lumière qui peuvent y luire; elle existe même de nuit. Elle veut dire : la forêt, à cet endroit, s'ouvre au marcheur. » Or, « s’ouvrir au marcheur », veut dire pour le marcheur - le Dasein humain -,  s’ouvrir au jeu de l’être qui, toujours, se dissimule dans la touffeur insondable du monde et des choses. De l’étant-bronze ainsi amené devant nous, nous faisons autre chose que ce qu’il est, une résistance de matière, pour que surgisse l’invisible offrande à laquelle nous sommes toujours conviés, le plus clair du temps, à notre insu. Nous sommes, d’un seul élan, le cercle qui gire infiniment et le centre qui lui confie son merveilleux rayonnement.

IN-FINITUDE

      L de Vinci - Source : Wikipédia       « Pado » M. Dupertuis

  

   « Pado » fonctionne sur le registre d’une constellation de figures qui irradient en écho, respire selon la musique des sphères, convoque Parménide et ses cercles concentriques de l’univers, s’inscrit dans le dessin de Vitruve de Léonard de Vinci, assemblant ainsi en son lieu unique la perfection humaine dont l’humanisme et la Renaissance ont fait le foyer de leur réflexion, manifestation du rationalisme en sa belle exactitude.

   Mais il y a encore d’autres sèmes dans cette œuvre riche de multiples émergences. Ces dernières apparaissent dans le corps même de la matière qui vibre et exulte. Le bronze est travaillé au doigt, vigoureusement, car, en lui, il faut mettre le bondissement de la vie, sa prodigieuse exubérance.

 

IN-FINITUDE

   Le cercle qui représente l’univers, loin d’être l’image d’une  cosmogonie assagie est le lieu de bien des bouleversements, de bien des métamorphoses à l’œuvre. Le fer est travaillé au plus près de sa fusion, de sa malléabilité. Le fer se tord et souffre. Le fer parle et se dit en lexique formel parcouru d’assauts et de retraits, de tensions et de repos, de silences et de cris. Non, la matière n’est nullement paisible. Voyez Bachelard, cette matière qui se cabre et s’insurge, cette lutte des éléments pour arriver à leur figuration la plus propre. Le bronze, que précède souvent la terre, est le creuset où la main de l’artiste - son esprit - grave les décisions les plus avancées de l’être, les stigmates au gré desquels il fait phénomène.

   A vrai dire l’artiste se rend visible à même la trace du geste qui subsiste comme la forme ultime de sa substance. C’est toujours cette empreinte de l’homme-créateur, de l’homme-travail qui nous émeut et nous conduit au cœur vivant des choses. C’est bien évidemment un combat, au sens du « polemos » des anciens Grecs, qui se joue et trouve, dans le matériau, un espace mais aussi un temps d’actualisation. « Polemos » ne veut uniquement signifier l’intention belliqueuse, le conflit armé. « Polemos » renferme l’idée d’antagonisme, de différend, de collision. Cette dure réalité est la voie selon laquelle l’être se donne, qui n’est nullement accord et union avec le même mais affrontement de l’identique et du différent. Toujours ce qui est, est affaire de tension, de combat à résoudre, de conflit à dépasser.

   La nuit n’est nuit qu’à s’opposer au jour. Dans le secret de son atelier, le sculpteur s’affronte à la matière, la discipline, la plie à la farouche volonté de son désir. Car c’est de lui dont il est question avant tout puisque l’œuvre sera bien la résultante de son action. Corps à corps. Il est nécessaire, en un certain sens, que la matière soit vaincue, que l’esprit y ait déposé l’hiéroglyphe dont il est gros, qui doit être libéré, reçu par un support qui témoignera de cette douleur, de cette souffrance. Il n’y a d’œuvre réelle que rougie au fer d’un tourment. C’est ceci même que nous dit Emma Merabet dans « Rêver l’intimité de la matière » :

   « Ces dernières années ont vu germer des formes inventives dans le sillon creusé par la rêverie bachelardienne, composant avec les métamorphoses et la résistance de la matière. Une résistance au sens fort, impliquant que l’artiste participe de tout son être à l’acte créateur afin de jouer ou de déjouer les contraintes des états transitoires et des figures éphémères ».

« Etats transitoires, figures éphémères », demeureraient-elles, elles signeraient l’échec du sculpteur, annonceraient son renoncement, avoueraient son impuissance face à des forces qui l’anéantiraient.

   Ce qui, à proprement parler, est fascinant dans « Pado », c’est ce rythme qui s’y imprime. Fait d’allers et de retours, de rétentions et d’expulsions, de contractions et de dilatations, de retenues et d’élans. Toute une belle et subtile dialectique qui n’est jamais que l’exister en son flux et son reflux. Balancement somptueux du geste de l’amour. Dedans-dehors du mouvement respiratoire. Diastole-systole qui signe l’inépuisable fonctionnement de la machine humaine. Ici, l’esthétique n’est nullement de l’ordre du concept, elle est la simple effusion de la dimension sensorielle, de la pulsion organique, du tellurisme du corps. Et ce qui est vrai de la sculpture est également pertinent pour la peinture, le dessin, tous ces arts qui engagent l’anatomie humaine dans un combat qui la dépasse. En ceci consiste sa grandeur. En ceci reposent sa puissance, son énergie. Merci, « Pado », de nous incliner à penser la matière. Seulement à partir d’elle qui nous constitue en notre fond l’élan pourra être entrepris. L’élan pour ce domaine de l’insaisissable qui toujours nous questionne. Quelque part brille le beau qu’il nous faut rejoindre.

 

 

 

 

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4 avril 2019 4 04 /04 /avril /2019 08:23
L’Amour-la-Mort

             « A terra » 1998

           Tempera e pastello

             Marcel Dupertuis

 

***

 

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

Le rouge du plaisir.

Le rouge du désir.

Il est si facile de quitter son être,

de basculer dans la forme qui s’offre

et mourrait de ne point s’offrir.

L’amour est toujours question

par rapport à la mort.

Ne pas y succomber et l’on meurt.

Y succomber, on y meurt aussi,

de la « petite mort ».

 

Orgasme, évanouissement, syncope,

tous termes équivalents qui disent

l’arrachement à soi,

l’immolation en l’autre.

Immolation par le feu.

Braise contre braise.

Rubescence contre rubescence.

Gerbes d’étincelles

comme dans l’œil du cyclone

ou bien dans les cristaux

d’un kaléidoscope pris de folie.

 

A peine ai-je regardé

 

et déjà je ne m’appartiens plus.

L’autre m’a ôté toute liberté.

Je suis pris

dans la nasse de son regard,

dans le filet de ses mains,

dans la liane volubile de son corps.

 

Je suis moi en cet événement

qui va survenir

dont je ne sais rien,

dont je ne peux nullement

tracer la courbe,

envisager la rive

qui sera celle de mon destin

lorsque le plein de l’expérience

sera atteint.

 

Peut-être un point de non-retour.

Jamais l’on ne revient de l’amour.

Toujours un lambeau de chair

entre les dents de porcelaine de l’amante.

Toujours un fragment de conscience

qui demeure fiché dans ce roc adverse

traversé de mille tellurismes.

Toujours une limite franchie

dont on ne pourra évoquer

ce qui la constitue hors notre vue.

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

Et je suis  « A terra », atterré d’être ici

alors que je devrais être là.

Là où est la vérité de la forme

en son urgente apparition.

Tête fichée au sol

- du moins le pensè-je -,

césure blanche qui entaille le cou,

qui aurait pu porter la mort.

Simple question d’une blancheur de l’espace

qui, traversant,  

moissonnerait l’invisible face.

 

Epiphanie si distraite.

Nulle femme ne peut montrer

son visage

dans le temps flagellé

de la jouissance.

Ou bien de l’attente.

C’est cousu du même fil,

serti dans le corps avec une trace

de vive brûlure.

 

Le toboggan du dos

est arrêté dans sa chute.

Il connaît la vive tension.

Il éprouve la crainte du saint

devant son icône.

Il vibre de l’intérieur

et appelle le sacrifice.

Le sang est là

qui fait son bruit de lave,

son bouillonnement intérieur.

Il piaffe et mugit.

Il est parfois cinabre-soleil-couchant,

parfois andrinople-seuil-de-nuit,

parfois amarante et c’est un nocturne

avec ses vêtures de deuil,

sa pathétique scansion temporelle.

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

D’elle.

De moi.

Irrémédiablement.

Je fais l’ascension

de ceci qui me fascine.

Je glisse tout le long

de l’épine dorsale.

Je me pique à ses harpons.

Je me réjouis à son tissu de soie.

A ma gauche l’orient originel,

sa pure lumière,

premier saut du jour.

A ma droite l’occident terminal,

sa nuit, ses vices, sa perdition à jamais.

 

Je suis sur la ligne de crête

avec la rumeur solaire

qui joue à damer le pion

à cette ombre dense

pliée dans ses secrets,

perdue dans ses mystères.

 

Parvenu au sommet,

sur le silex luisant des fesses,

je ne suis plus vraiment moi

mais une modeste abeille-ouvrière

qui vient servir sa Reine.

Sujet simplement

alors qu’elle est l’objet sacré

qui brille au fond de sa grotte.

Mes ailes vibrionnent

à la vitesse des pensées.

Elles s’enduisent de rosée nuptiale

sur le bord nacré des pétales.

Elles se gorgent de pollen

au contact des étamines.

Je bois le divin nectar.

 

 Je suis au cœur du monde.

Je suis dans le réceptacle

qui m’accueille

tel celui qui était attendu,

peut-être le fils prodigue

qui revient au foyer,

dont le destin est de mourir, là,

au plus brûlant  de l’être,

dans cette fosse séminale

qui gémit d’être aimée

et me donne la mort en retour.

 

L’amour-la-mort,

un seul et unique geste.

Cette épreuve du feu

n’est jamais reconductible.

C’est pourquoi au futur

je n’en retrouverai le goût.

Tout amour est déchirement,

présent plus que présent.

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

 

 

 

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17 janvier 2019 4 17 /01 /janvier /2019 10:28
Bonnard, peintre de l’intériorité

Intérieur - 1913

Pierre Bonnard

Source : Wikipédia

 

***

 

   La peinture de Pierre Bonnard est plurielle, foisonnante, s’inscrivant aussi bien dans l’impressionnisme que dans le mouvement nabi. Mais ce que nous en retiendrons ici, ce sera son caractère intimiste, la focalisation essentielle sur une pure intériorité. Pas plus que nombre d’autres artistes son œuvre n’est linéaire qui comporte de nombreux allers et retours, aussi bien sur le plan des thèmes que du style.  Si le centre d’intérêt de la vie domestique parsème tout son parcours créatif, nous voudrions cependant porter un regard plus attentif sur la période que nous pourrions baptiser du « Bosquet » (sobriquet de la maison qu’il a achetée et fait aménager au Cannet, dans les Alpes-Maritimes) où le motif de son œuvre s’infléchit en direction de représentations  de la vie intime, la sienne  et celle de son épouse Marthe.

   Observant « Intérieur » de 1913, combien nous sommes troublés de nous introduire, presque par effraction, au sein de cet étrange univers confidentiel qui, d’habitude, n’est dévoilé qu’à quelques amis et intimes. C’est avec une conscience de voyeur et sur la pointe des pieds que nous nous introduisons là même où peu de visiteurs ont accès. D’emblée nous sommes au cœur du foyer, à cet endroit où rougeoie la braise, où les mots se chuchotent, où les confidences se distillent pareilles à des perles rares. Le silence y est partout présent.

   Mais cette pièce, apparemment vide, est peuplée, immensément peuplée. Si une première vision nous révèle un fauteuil de repos aux accoudoirs d’ébène, ce dernier n’est nullement déserté. Encore en lui une présence féminine, troublante, que révèlent des pièces de vêtures bleues mouchetés de rouge sombre. Et, aussitôt, le faisceau de notre regard est attiré par le miroir où nous apercevons la silhouette d’une femme qui paraît occupée à quelque soin du corps. Nous ne voyons pas son visage. Sa chair ne se donne qu’en quelques rapides éclairs. Loin d’être esseulés, nous sommes habités de cette présence, peut-être même intrigués. Elle - Marthe ? -, ne se sait regardée (elle n’est qu’illusion, image), mais son coefficient de réalité nous atteint pour la simple raison que nous sommes PRESENTS, corps et âme dans cette pièce qui paraît réservée aux ablutions. Nous ne sortirons jamais de cette fascination qu’avec l’impression de vide et la perte d’un objet cher comme si, soudain dépossédés d’une scène familière, nous nous absentions tel l’amant qui vient de refermer la porte de l’aimée. Sur la scène de ce minuscule théâtre nous étions acteurs et, à peine grimés, voici que le lourd rideau de pourpre se referme, que les lumières s’éteignent. C’est ceci, la peinture intimiste, un rapt et, déjà, vous ne vous appartenez plus, déjà vous êtes marqué au fer par cette étrangeté qui vous retient, fait de vous cet être qui se confond avec le mur de chaux couleur de chair, près de la porte vitrée habillée de vert et ce petit guéridon noir vous appartient, tout comme la couleur de vos yeux vous détermine. De là vous ne sortirez que rompu, avec, au cœur, l’espoir de retourner dans ce cabinet des délices.

   Et, afin de mieux pénétrer les secrets de ce monde familier qui, soudain surgit, il convient de s’en éloigner quelque peu. Il nous faut métamorphoser notre regard proximal, le faire être distal, de manière à ce que l’effet de recul nous rende les choses moins familières, plus énigmatiques. Plus tard, il sera toujours temps de faire retour auprès de la fenêtre, de la nappe, de l’objet qui luit doucement dans l’ombre et nous dit l’attachement au connu, au rassurant, au gîte qu’en réalité nous ne quittons jamais que pour y mieux retourner. Voici, nous nous sommes éloignés du « Bosquet », seulement à quelques encablures, mais quel dépaysement, et ces teintes qui claquent tels des drapeaux au vent !

Bonnard, peintre de l’intériorité

Paysage de la Côte d'Azur -1943

Source : Wikipédia

 

   Et cette lumière qui résonne dans le bleu, et ces arbres dressés qui cachent l’horizon de leurs frondaisons, on dirait qu’elles vibrent tout contre la vitre de l’azur, et cette eau qui se laisse deviner dans les intervalles. Tout ceci n’indique-t-il l’émotion intime de Bonnard rencontrant ce pays de Provence qui deviendra le lieu de sa dernière peinture ? Alors tous les endroits du monde s’évanouissent peu à peu. Paris, les Batignolles, la Rue de Douai, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas. Il faut se poser. Pour Marthe d’abord dont, petit à petit, l’obsession d’un corps propre se transformera en folie. Pour la peinture ensuite. Sans doute faut-il avoir beaucoup vu, beaucoup éprouvé, avoir emmagasiné des milliers d’images, avoir essaimé le long des routes, des tableaux nabis, impressionnistes, puis synthétiser les expériences, les faire « réduire » dans le dernier creuset de son propre mode d’être, en tirer l’essentiel, à savoir ce qui reste après de longs voyages. Le besoin d’un retour au simple, au limité. On ne peut prétendre, avec sa seule palette, interpréter le monde. Il est trop vaste, trop multiple. Mieux vaut y prélever un espace modeste, connu, lequel délivrera ses affinités, trouvera les modalités de son accomplissement. On resserre les limites. On demande au jardin de fournir cet amandier en fleurs qui sera l’une des toutes dernières variations sur laquelle, peu de temps avant sa mort, poser une dernière touche de jaune, un peu de soleil avant le grand embrasement noir qui mettra un terme à la fête des couleurs.

Bonnard, peintre de l’intériorité

L’Amandier en fleur - 1946-1947

Source : Wikipédia

 

   Cette vie de peintre semblable aux cercles concentriques que  fait la chute d’une pierre dans l’eau. D’abord les cercles sont grands, ils vibrent à la surface, font leurs larges clapotis sur les rives. Puis le diamètre étrécit. Deux ou trois ronds, le silence et l’absence de mouvement. Est-ce dans l’œil de ce minuscule cyclone qu’il faut venir poser les dernières touches, baisser la lumière d’un ton, moucher la flamme parce que, en fin de compte, tout s’épuise et même l’art devient impuissant à endiguer l’aporie fondamentale de la vie humaine ? Du moins on aura essayé de circonscrire le jeu, de lui donner un dernier flamboiement, celui de la confidence dont tout existant est investi en son fond mais, souvent, ne trouve la voie de sa résolution. De la même façon que les œuvres commencent par une imitation de la nature pour s’achever dans l’ascèse de l’abstraction, Bonnard parcourt l’espace des vastes paysages, les places animées des villes, les aires de jeu des hommes pour aboutir à cette étroite focalisation qui pourrait bien contenir tout ce que l’art a à nous dire, à savoir notre humaine dimension dont le foyer est toujours le lieu d’aboutissement. Ulysse après son long périple revient à Ithaque. Rejoindre le logis, près de l’aimée. Retour de l’enfant prodigue qui sait que toute vérité est proche, que le voyage fascine et, parfois, altère la sphère des perceptions, provoque l’égarement, fait différer de soi.

   Il n’est nullement besoin de prendre un chevalet, de le poser dans un coin de nature et de laisser le paysage vous dicter les motifs de l’œuvre. De sa fenêtre, au Bosquet, Bonnard, en fin et attentif observateur, porte son regard sur le bruissement bleu des branches de laurier, sur le fleurissement de l’amandier qui l’aura tant inspiré. Le jardin est en soi un monde qu’il faut savoir traduire. Tout est prétexte à sensation, la moindre ramure que fait osciller le vent, l’oiseau sur la branche, la chute des feuilles en automne. C’est cette poésie du quotidien, cet inépuisable ressourcement des formes et des couleurs dont l’artiste est en quête. Tout est contenu dans le menu. Tout se donne dans l’illisible parure du monde que trop d’éperdus parcourent à la manière des somnambules. Peindre la théière, ses reflets, un bol de lait, un bureau à abattant, une lampe art déco, une ombre venue de la fenêtre que cernent des éclats de lumière, faire vibrer la couleur, peindre Marthe au bain, voici un acte de peinture en même temps qu’un acte d’amour. Tout est indissociable qui illumine l’âme du peintre et le pousse à créer jusqu’à l’obsession. Au Cannet, en vingt ans, entre 1927 et 1947, trois cents œuvres verront le jour, dont 60 dans la salle à manger, 21 dans le petit salon, 11 dans l’atelier. Autant dire qu’on est loin des impressionnistes qui peignaient en pleine nature. Pour ce « coloriste du quotidien », le premier sujet à portée de la main est prétexte à sonder le réel jusqu’en sa plus élémentaire manifestation.  Le tout du monde peut se dire à partir de la moindre de ses parties. Eternelle relation du microcosme et du macrocosme. Mince cosmologie individuelle faisant signe vers la grande, celle qui nous dépasse, dont chaque jour nous trouvons, ici dans la modeste présence d’un objet, là sur la joue duveteuse de la compagne, là encore sur le bouton de la fleur, l’incomparable et inaltérable reflet. Voir une chose n’est nullement un acte qui isole mais au contraire l’exigence de porter son regard au-delà, de loin en loin, jusqu’à ce que la plus grande partie du visible s’adresse à nous avec sa lourde charge de sens.

Bonnard, peintre de l’intériorité

La Fenêtre - 1925

Source : Wikipédia

 

    Ce que le natif de Fontenay-aux-Roses vent nous montrer, n’est rien de moins que le monde qui vient à nous au travers d’une fenêtre. Jamais la vitre ne fait écran, sauf à arrêter vent et pluie. La vitre est ouverte sur l’infini spectacle des choses. Et l’opposition du dedans et du dehors n’est qu’une posture intellectuelle, une projection arbitraire de la raison. Cet encrier, ce porte-plume, cette feuille de papier ne disent rien de leur nature d’objet. Du reste qu’auraient-ils à dire, ces objets, de plus que leur étroite matérialité, leur blancheur, leur résistance physique ? Ils ne sont présents, là, devant nous, qu’à nous intimer l’ordre d’écrire, c'est-à-dire de raconter, de tracer la syntaxe selon laquelle tout s’ordonne et rayonne. Une silhouette de femme est sur le balcon qui nous dit la douceur, l’irremplaçable présence, le thé dégusté comme pour une cérémonie, les continuelles ablutions, le mince corps qui ruisselle de gouttes, peut-être la résille du désir qui anime la fleur du sexe, fait rougeoyer le cercle des aréoles. Des maisons sont en bas, où vivent des hommes avec leurs histoires, les chemins complexes de leurs destins. Des nuages parme avec des touches de gris de lin et de pervenche marquent les limites des pensées des hommes. Le ciel est infini dont ils ne peuvent parcourir l’empyrée, ressentir des émotions à son contact seulement.

   La peinture de Bonnard est ce corps à corps avec les choses qui ne nécessite nullement d’investir l’entièreté de l’univers. Un seul motif suffit, un compotier, un lavabo, une serviette de bain, à investir intégralement la palette des sensations. Que serait la peinture si elle n’était ceci, le feu de l’émotion que l’artiste fait lever à même l’évocation du réel que son pinceau métamorphose en ressentis, en états d’âme, en fête intérieure, là ou s’énonce, dans le plus grand secret, la syntaxe du vivant ?

Bonnard, peintre de l’intériorité

La Nappe Rayée, 1921-1923, terminée en 1945-1946

Source : APPARENCES

 

      « La Nappe Rayée » se développe sur un temps long. Pas moins de vingt années auront été nécessaires pour faire de cette toile une œuvre achevée. C’est dire la lente maturation, c’est dire tout autant la permanence du sujet qui occupe la centralité d’une âme en quête de son destin. Certes la scène est modeste, une table, une nappe, des fruits, un sol orangé, une figure féminine largement visible, une autre presque inaperçue sur le bord du cadre. Pour un voyeur distrait, rien que de banal, d’ordinaire. Pour Bonnard le sujet d’une dramaturgie. Au milieu de la composition : Renée Monchaty avec laquelle il aura une brève liaison. L’épilogue de la séparation : le suicide de l’amante. A droite, sans qu’il soit possible de l’assurer, mais en toute hypothèse, l’ombre jalouse de Marthe qui veille sur la destinée de son mari. Durant nombre d’années, surtout les dernières, Marthe fera le vide autour de « son peintre ». De cette surveillance de tous les instants se tissera la graine de sa folie, mais aussi permettra le déploiement du génie de l’artiste. Pourrait-on alors parler d’une « peinture de l’enfermement », comme si le sort de Bonnard, inévitablement, avait été tracé pour suivre une pente asilaire ?  Certes non, car le peintre, fût-il affecté de la disparition de la compagne de sa vie n’a jamais sombré dans la démence. Habité d’une solitude seulement dans laquelle il semblait puiser les éléments d’une œuvre de mémoire. Ce n’est pas seulement l’instant présent qui se retrouve sur la toile, mais des réminiscences du passé en tressent les subtiles allusions.

 

 

Bonnard, peintre de l’intériorité

Autoportrait dans la glace

au cabinet de toilette, 1945

Source : APPARENCES

 

 

   Si, en fin de parcours, en 1945, deux ans avant sa mort, l’artiste se représente telle cette figure presque effacée, visage dans l’ombre, corps étroit, les signes des yeux et de la bouche invisibles, certes tout ceci nous dit le prélude d’une fugue dont, sans doute, il pressent les ombres funestes. Solitude et tristesse se dégagent telles les impressions immédiates. Mais que veut donc signifier cette toile à l’évidente économie picturale, si ce n’est le retour à l’essentiel : lui-même face à soi. ? Car, en définitive, tout parcours aussi brillant soit-il parvient aux mêmes conclusions. Un monde existait qui s’amenuise et profère les paroles dernières au gré desquelles toute finitude s’annonce comme l’inconcevable. La vie d’un peintre, n’est somme toute, que l’écho de la vie de ses semblables.

   Tout jeune on n’a qu’une hâte, parcourir tous les chemins du monde, y semer les spores radieuses du devenir. L’âge mûr en constitue le point d’acmé, la rutilance. Puis le déclin peu à peu imite la chute du jour et grandissent les ombres qui cernent le corps, entament l’esprit. Cet autoportrait se donne à voir telle la mise en scène d’une intériorité parvenue à son comble. Ou d’une intimité réduite à la dimension de sa propre amande. Tout autour il n’y a plus de chair et c’est l’existence, en son apérité, qui se donne comme le tout dernier moment d’un chant qui se perd dans la trame incertaine des jours. De soi à soi il n’y a plus de distance et l’intime s’est retourné à la manière d’un épiderme revenant sur sa propre substance sans que rien, du monde, ne puisse venir en  dilater le possible, ménager une ouverture, permettre la moindre fuite. Tout est au repos maintenant. Il n’y aura plus de voyage, plus d’espace disponible et le temps se contracte à la façon d’une peau de chagrin. La peinture, elle-même s’épuise et ne trouvera plus d’issue que dans cette large touche solaire placée, en ses derniers jours, sur la toile « L’amandier en fleur ». Toute vie est ainsi faite qu’elle commence à petits pas, se poursuit à grandes enjambées, avant que les forces ne déclinent et obligent à un affligeant sautillement sur place. L’oiseau volait et planait haut que la glu d’un braconnier - le temps, - a soudé à la branche de l’arbre. Ainsi toute intimité se clôt-elle sur sa propre fermeture. Les teintes qui vibraient et exultaient dans « Pont du Carrousel » de 1903, les voici bien ternes dont l’autoportrait ne délivre plus qu’une chair pâle, usée, pareille à un palimpseste ancien qui effacerait ses signes pour ne laisser paraître que l’illisible trame de son support.

   « Celui qui chante n'est pas toujours heureux », écrivait Bonnard, le 17 janvier 1944. Confidence. Intimité. Terme cependant d’une vie exaltante, passionnée, qui a éprouvé tellement de sentiers de l’imaginaire, tellement de voies artistiques. On comprendra facilement la désillusion de ce grand artiste dont les vieux jours ne sont plus illuminés ni par la présence de Marthe récemment disparue, ni par la brève flamboyance de Renée Monchaty et les grandes toiles des heures heureuses, « La Place Clichy » avec son animation colorée ; « Piazza del Popolo » et sa belle perspective, son étal de fruits orangés pareils aux « Tournesols » de Van Gogh ; « La Terrasse à Vernon », sa luxuriance végétale, le bruissement de son eau bleue, tout ceci se fond dans le flou des souvenirs. Qu’en demeure-t-il qui, encore, pourrait venir distraire le peintre, illuminer son existence, lui restituer la cadence limpide d’une vie traversée des éclairs de la passion ? Il est trop tard, maintenant. Il faut baisser l’abat-jour. La nuit a besoin de repos.

 

  

 

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12 janvier 2019 6 12 /01 /janvier /2019 16:55
Un lyrisme polychrome

           Les toits de Collioure - Henri Matisse

        Source : 1001 tableaux des grands peintres

 

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   « HISTOIRE DE LA PEINTURE -  Tendance, mouvement des peintres fauves au début du xxe siècle (notamment Vlaminck, Derain, Matisse, Friesz, Van Dongen, Puy, Manguin, Dufy, Marquet) ; caractère de leur peinture. Le fauvisme, et plus encore l'expressionnisme, ont perçu que la sensation, pourvu qu'en se concentrant elle atteigne son maximum d'intensité, provoque un ébranlement nerveux qui la prolonge en émotion. »

 

(René Huyghe - Dialogue avec visible) »

 

*

 

   Ce que semble mettre en exergue le fauvisme, tout particulièrement sans doute d’une manière plus décisive que ne l’avaient fait les Impressionnistes, c’est un renouvellement du rapport au réel. Les premiers avaient produit de la nature une vision floue, approximative, à la manière d’une image fluctuant sur un verre dépoli, autrement dit s’adressant au sentiment afin, qu’à peine effleuré, le cœur se mît en quête d’entrer plus avant et d’y rencontrer un sujet qui « aimait à se cacher » pour utiliser la belle expression d’Héraclite. L’effet que les Impressionnistes avaient créé grâce à leurs touches mouchetées, les Nabis en renforçaient la valeur, formes et couleurs se mêlant dans une manière de lumière spirituelle, comme chez un Paul Sérusier où le Voyeur de l’œuvre est comme submergé, où l’âme est convoquée à un envol, car ce dont il s’agit avant tout, c’est de rejoindre le caractère sacré de la peinture.

   Les Impressionnistes s’adressaient au cœur, les Nabis à l’âme (nabi signifie : « celui qui est ravi dans une extase »). Il restait aux Fauves, s’ils ne voulaient que l’histoire de la peinture ne bégaie, à trouver de nouvelles voies, à explorer le champ qui demeurait libre, celui de la pure sensation, de l’immersion dans le physiologique. Ces sensations dont le dictionnaire précise : « celles que recueillent les organes spéciaux des sens ». Donc les fauves, ces « bêtes sauvages », s’adressent prioritairement à la vue, à l’ouïe, au toucher, au goût, à l’odorat. Il s’agit d’une manière de sensualisme primaire trouvant ses origines au plan instinctuel. A partir de ce fondement inclus dans le socle primitif de la chair, ne pourra sourdre qu’une énergie bouillonnante, une lave en fusion, dont leurs auteurs, selon les termes du critique Louis Vauxcelles, dans « Le Salon d'automne », se laisseront lire comme « des oseurs, des outranciers ».

   Dans cette peinture d’un nouveau style, s’il restait la trace d’un passé du cœur, il fallait que les battements en fussent imperceptibles ; s’il demeurait une manifestation de l’âme, il ne lui était demandé que de mettre au jour sa fonction motrice, appétitive, donc animale, simplement douée d’une capacité de sentir. C’était un peu comme si, d’une manière métaphorique, l’on était passé des centres d’intérêt célestes aux réalités terrestres, lourdes, contingentes. Mais c’était bien en ceci, cette sorte de retour vers quelque primitivisme, que le fauvisme se distinguait de ses prédécesseurs qui, jamais, n’avaient osé transgresser la silhouette humaine afin de la ramener à son antique parution. En quelque sorte, avec le fauvisme, sous l’homo sapiens, se dévoilait l’africanus avec ses empreintes archaïques. C’était comme une involution de l’histologie : le néocortex s’abîmait pour laisser voir ses couches limbiques. On débouchait donc dans le domaine des sensations pures, tactiles, éruptives, cutanées, proto-visuelles, cochléo-natives, nourritures infiniment chtoniennes par lesquelles biffer le concept, prendre essor d’un sol non encore venu à soi.

Au contact du fauvisme, il faut revenir à un « état de nature », à une posture animale mettant la raison au second plan, sentant viscéralement tout ce qui se produit à la manière d’une proie dont assurer sa propre survie. Instinct de vie luttant contre celui de mort. C’est dans une manière de dramaturgie directe, sans aucune échappatoire possible, qu’il convient de s’immerger, identique au héros de Ponson du Terrail dans « Rocambole » :

   « Il n'en éprouva pas moins une terrible émotion en sentant la chaude haleine de la bête fauve [l'ours] qui s'acharnait d'abord sur le cheval et allait ensuite l'étouffer dans ses larges pattes ou le broyer à coups de griffes ».

   Autant dire la violence, le subit surgissement, la clameur, la vibration intense, le tellurisme. Telles sont les voies par lesquelles l’œuvre fauve viendra à nous, bousculant nos assises anthropomorphiques. Si l’impressionnisme pouvait mobiliser un sentiment relativement apaisé, les œuvres des Nabis inclinaient à un état d’âme proche d’une religiosité. Le mouvement initié par Derain, Matisse, Vlaminck se donnait à comprendre comme une radicale remise en question de toute représentation, comme une éruption soudaine des affects prenant leurs assises dans une véhémence, une fureur optiques puisque, aussi bien, c’est la vision qui est visée en premier, les autres sens interviennent de surcroît, ils sont les étais qui participent aux phénomènes picturaux. Ils n’en sont pas les initiateurs. Autre façon de rendre apparent le style singulier du fauvisme, sa puissance créatrice, consiste à le regarder à l’aune de la peinture symbolique, laquelle en dresse le vertical contrepied. Si l’Art poétique, en 1874, en prescrivait les règles selon les vers suivants :

 

« Car nous voulons la Nuance encore,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor ! »

 

  …alors nous pouvons dire que le fauvisme en est l’image inversée. Nul art de la nuance mais, au contraire, le contraste, les oppositions, les valeurs tranchées et les couleurs claquant telle l’oriflamme au-dessus d’une fête bariolée, un déchaînement des couleurs et des sons. Ici nul rêve qui soustrairait au réel, mais un réel vigoureusement affirmé, une volontaire dysharmonie où flûte et cor divorcent bien plus qu’ils ne se fiancent. Quel que soit le thème choisi, scène d’intérieur, paysage, portrait, personnages en pied, tout doit exulter, tout doit provoquer jusqu’à la limite d’une exaspération. Parfois, l’on croirait avoir affaire à des œuvres de fous ou bien d’hystériques, tellement la tension est palpable, à la limite de la déchirure. On imagine les premiers spectateurs de ces toiles qui hurlent, un brin désemparés, pensant sans doute qu’un cataclysme est proche dans lequel, bientôt, l’art trouvera sa propre fin. Mais il en est des innovations dans le domaine pictural comme des sautes d’humeur et des soubresauts de la nature, une fois la tempête passée, tout reprend son habituel visage et les tableaux qu’hier l’on vouait aux gémonies, voici qu’aujourd’hui on les célèbre et les encense.

 

   Sur « Les toits de Collioure »

 

   Sans nul doute, ce tableau agit comme l’une des icônes les plus remarquables du fauvisme. Tout y est représenté qui profère l’urgence de se saisir du réel, d’en extraire la substance, d’aller jusqu’à la moelle des choses, là où le sens acculé ne peut que dévoiler son être. Ce que nous demande Matisse n’est rien de moins que de nous transformer en alambic et distiller jusqu’au moindre suc qui pourrait livrer l’entièreté de son essence. Tout ici rayonne à partir d’un axe central qui est, à l’évidence, une focalisation libidinale que le sceptre phallique du clocher de l’église affirme comme sa « volonté de puissance » pour reprendre les termes de Nietzsche. Et, à dire vrai, ne s’agit-il pas de ceci pour l’artiste fauve, faire se dresser une radicale volonté sous laquelle ploie toute chose ? Tout, dans la toile paraît nécessaire comme si un invisible mais assidu destin avait décidé de tout l’ordonnancement du monde. L’ensemble de la composition part de la pente des toits, aboutit au clocher-phallus, lequel reçoit son écrin, telle une vulve, dans les traits bleu-parme qui tracent le bas de la colline. Donc il s’agit bien d’une énergie sexuelle primordiale, genre d’accouplement bestial faisant signe vers les amours d’une Pasiphaé et du taureau dont naîtra le Minotaure, cette figure mi-humaine, mi-animale qui, tout à la fois, terrasse et fascine celui qui la contemple. Evoquer ces entités mythologiques consiste à faire se lever ces violences primordiales au gré desquelles l’humanité forgea l’arrière-plan des archétypes. Ceci signifie, qu’investi de ce lourd substrat originaire, le fauvisme s’adresse bien plus au registre des pulsions, des ébranlements, des effervescences pures qu’à celui de l’intellect. Ce sont les premières agitations du vivant dont il faut déceler la trace dans cette conflagration des formes et des couleurs.

   La lecture du tableau, envisagée sous l’angle des énergies élémentaires, ne permet aucune évasion hors de ce cadre entièrement pétri de chair et de sang. Les couleurs en témoignent qui pourraient être celles d’un corps éviscéré, placé sur la dalle blanche d’une salle de dissection. Certes, invoquer cette toile identique à l’écorché dont les membres gisent épars dans une salle de la faculté peut paraître exagéré. Une exagération qui en vaut une autre. C’est bien en créant les conditions d’un « ébranlement nerveux », selon l’expression suggestive de René Huyghe, que l’émotion peut se lever et donner libre cours à son horizon qui est celui du corps, non celui de l’esprit ou de l’âme. Du sang, des larmes, des épanchements de lymphe, là est le domaine dont l’émotion se repaît pour donner sa nourriture au peuple affamé des anatomies  qui réclament  leur part de sensations.  Le pire qui puisse arriver, devant un Derain ou un Vlaminck de cette période, serait de demeurer indifférent.

   Le fauvisme est fait pour bouleverser, donner au monde de nouvelles teintes, de nouvelles formes, lesquelles, violemment juxtaposées, interrogent déjà en raison de leur rupture. Pour autant aucune ne joue à titre de singularité dans une sorte de vœu d’autarcie. Il ne s’agit ni de fragmentation, ni de divisionnisme et chaque parcelle de couleur est une vibration qui répond à une autre, cette correspondance faisant naître une unité harmonique. Les blancs, nombreux, ne sont nullement présents à créer du vide. Ils sont, pour utiliser le vocabulaire d’Henri Maldiney, des centres de « radiance », des effusions qui circulent sur le fond du subjectile, d’étranges réseaux à partir desquels les éléments épars se configurent en ce monde chatoyant qui frappe la pupille, ouvre des sons, entraîne des perceptions cénesthésiques pareilles à un fourmillent qui se laisserait décrypter du bout des doigts, un genre de Braille et on pourrait lire le tableau à simplement l’effleurer. Alors, ici, comment ne pas penser à cet étonnant poème de Baudelaire, « Correspondances » ? :

 

« Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »

 

   Dans le tableau de Matisse, on devine les mouvements de la mer, on entend les pas des trois marcheurs anonymes ; les odeurs des collines habitées de plantes aromatiques arrivent jusqu’à nous. Bien évidemment, l’on pourra dire que parfums et sons ne sont constitués que d’hallucinations, de projections imaginaires. Oui, bien sûr, mais ces fameuses correspondances sont amplifiées par l’ardeur chromatique de l’œuvre, ses touches appuyées, ses motifs géométriques dont le pouvoir de suggestion est décuplé par la juxtaposition osée, l’affirmation de chaque trait qui participe à l’éclat de l’ensemble, en accomplit le lustre.

 

     Sur les prolongements

 

   Il semblerait qu’en matière d’art, tout comme dans le domaine du progrès, il soit nécessaire de partir du ciel limpide du réel, puis, brusquement, à la suite de quelque révélation ou illumination, que ce ciel se charge de sombres nuées, se couvre d’orages magnétiques, que de violents éclairs en déchirent la texture. C’est alors seulement que pourront intervenir les métamorphoses qui configureront ce réel selon de nouvelles et intéressantes perspectives. Ainsi l’impressionnisme avait-il ouvert la voie au fauvisme qui, à son tour, engendrerait l’expressionnisme puis l’abstraction.  Bien plus qu’une simple remise en question des données plastiques, ces ruptures de l’histoire de l’art semblent témoigner d’une évolution de la psyché individuelle mais aussi d’une révolution des tendances sociales et culturelles qui marquent le destin d’une époque.

   Le signe général du destin des œuvres part d’un roc fixant ses assises dans tout ce qui a rapport à une imitation de la nature - la fameuse mimèsis des anciens Grecs -, pour toujours plus s’en éloigner, prendre distance, parvenir aux rives de l’abstraction pure. Comme s’il s’était agi d’un déclin du sentiment, d’une érosion de la sensation afin d’aboutir au seul schème conceptuel que tend une volonté d’intellection. Si le projet primitif s’arrimait à l’incontournable de la matière, à l’immersion dans la chair du monde, le projet de la modernité, après Descartes, traçait ses lignes dans une subjectivité qui, petit à petit, s’éloignerait des horizons habituels de la nature pour gagner celui, bien plus abstrait, des individualités. L’abstraction, chez l’homme, en l’homme, n’était jamais que l’écho de l’abstraction d’une nature reléguée au second plan.

   C’est là l’essence de la modernité que de placer l’individualité humaine au centre du débat, ce qui a pour corollaire de situer dans l’ombre tout ce qui n’a  pas trait à la dimension des Existants. Plus besoin désormais d’une transcendance à laquelle se référer et où trouver ses fondements. Individualisme et liberté seront les deux pôles autour desquels assumer et comprendre son propre destin. Ceci a pour conséquence la constitution d’un univers autocentré, autarcique, où le concret n’a plus guère de rôle à jouer. L’humaine condition est devenue cette abstraction à partir de quoi tout s’ordonne et rayonne. La civilisation des machines et de la technique est venue renforcer ce sentiment de déréalisation que les médias modernes amplifient à la seule vertu des virtualités qui en animent l’invisible et efficace processus.

   L’art abstrait ne peut être envisagé que dans ce contexte global d’une marche en avant en direction d’un mouvement dont chacun sent bien qu’il est irréversible. Peut-être, au centre du dispositif, existe-t-il encore la place pour une remise en question du système et une remontée aux sources qui, en des temps très anciens, fondèrent pour l’homme une terre où il puisse poser ses pas. L’œuvre emblématique de Gérard Garouste paraît être l’une des voies que puisse emprunter l’art contemporain pour sortir d’une impasse où, parfois, il semble s’être fourvoyé, au seul titre d’une perte du sens. Certaines œuvres, en effet, semblent ivres de leur propre giration, comme coupées du réel, aux limites de la folie.

   Ce qui est passionnant dans l’œuvre de Gérard Garouste, c’est son côté violemment iconoclaste, son style original, ses couleurs dantesques, la combustion de ses pigments qui, par bien des aspects, pourrait rejoindre l’entreprise audacieuse des fauves. S’inscrivant dans le courant de la figuration narrative, ses toiles interrogent, inquiètent, placent le Sujet au cœur même de la fournaise, comme si le désastre n’était pour demain, mais pour aujourd’hui, fiché dans le cœur de l’homme, collé à sa peau, logé dans sa propre archéologie. Cette peinture se distingue définitivement de la décoration, de l’agrément, du faux-semblant. Elle touche le point focal qui nous fait sensibles,  angoissés, parfois sur la ligne de crête qui sépare le normal du pathologique, l’équilibre de la démence. Œuvre de funambule s’il en est qui oscille au-dessus du néant. Lutte contre toute forme d’aporie, ou bien, au contraire, en assumant la flambée absurde. Bien plutôt que de plonger vers un futur qui brasille à l’horizon, imbibé des plus fortes incertitudes, cet artiste fait le choix d’une remontée vers l’origine, tout au contact effervescent des arcanes de la mythologie, des nœuds convergents ou bien divergents des religions, manière de parcours ésotérique qui interprète à nouveaux frais la validité du réel. Mais écoutons ce qui en est dit sur le site « Peinture et sculpture du XX° siècle » :

  

« Mais comment faire, après Picasso et la révolution de Marcel Duchamp ? Influencé par ses lectures (Dante, Cervantes…), ses recherches théologiques (pour comprendre l’antisémitisme de son père, il lit la Bible, apprend l’hébreu, lit la Torah – ce qui va l’amener à condamner le christianisme et ses déformations des textes originels), son goût pour la mythologie, les symboles, il va alors nager « à contre-courant » de l’avant-garde de l’époque « comme on remonte vers une source », se réappropriant les grands thèmes fondateurs de la peinture, pour les mettre à sa sauce, celle de sa propre histoire, de ses questionnements, de sa volonté d’expiation de la faute paternelle, de sa révolte contre les dogmes et les carcans idéologiques – en religion comme en art. Et faire taire les oracles – de Rodtchenko à Buren – qui prédisaient la mort de la peinture ! »

 

Un lyrisme polychrome

      (Source : Peinture et sculpture du XX° siècle)

  

   Peut-être, pour clore cet article, pourrions-nous entreprendre un audacieux rapprochement des œuvres de Matisse et de Garouste. On y sent une égale tension, on y vit l’insoutenable stridence, on y percute la dissonance, identiques vecteurs qui traversent l’œuvre du natif de Cateau-Cambrésis. Le geste pictural y atteint une sorte de vertige de liberté qui pourrait bien confiner à la perte de soi dont l’œuvre serait la mise en abîme. On se saisit de son corps et on le projette avec l’énergie du désespoir sur la toile afin que, de cette rencontre, naisse quelque chose de l’ordre d’une catharsis. Cela ressemble à un cri dans le désert et les personnages, qu’ils se confondent avec les touches pourpres de Matisse ou qu’ils soient de simples émanations d’une terre torturée chez Garouste, traduisent la même douleur de vivre, le même désespoir originel qui affectent tout individu en quête de lucidité. Par le choix du figuratif, ce dernier peintre introduit dans l’art une nouvelle respiration, laquelle pourrait bien être une chance de renouveau, la possibilité d’un nouvel élan. Depuis des décennies nombre d’œuvres s’épuisent à interroger l’abstraction, sans bien savoir où conduit ce chemin escarpé.

   Cependant, le fait d’abstraire n’est pas sans risque. Maine de Biran nous dit dans son Journal :

  

« Abstraire ou séparer le sujet de l'objet, l'esprit de la matière, les choses divines des choses terrestres, voilà la condition de toute bonne philosophie, soit spéculative, soit pratique ».

  

   Mais si ce mouvement est celui « de toute bonne philosophie », il ne saurait toutefois suffire à emplir le cadre d’une vie, fût-elle artistique et vouée aux plaisirs esthétiques. Le drame de l’humain inclus dans la modernité est bien d’opérer tous ces clivages qui placent d’un côté sujet, esprit, divin, et de l’autre côté, objet, matière, terrestre. Ainsi sommes-nous réduits à ne figurer qu’en tant qu’êtres de la division, de la séparation. Que pourrait donc signifier le sujet s’il se coupait des objets qui façonnent le monde ? Que serait l’esprit s’il s’arrachait à cette matière dense qui lui sert de reflet et d’écho ? Comment le divin pourrait-il fonctionner sans le rapport au séculier à partir duquel il peut s’élancer pour d’autres considérations, plus « célestes » ? Que ce soit en matière d’art ou d’existence, tout est toujours relié, l’oiseau à la branche ; le nuage à la pluie ; la poussière à la terre. C’est seulement en raison de son besoin de connaître que l’homme crée des catégories, se livre à l’abstraction, sépare le concept du réel. Sans doute l’une des urgences de l’art aujourd’hui consiste-t-elle à réconcilier l’homme avec son milieu. Peu importent les voies plébiscitées. Impressionnisme, fauvisme, abstraction. Seules les formes varient, le fond demeure le même : trouver une voie pour l’homme !

 

 

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14 août 2018 2 14 /08 /août /2018 19:09
Rouge cri

"Seul un guérisseur blessé est capable

de guérir vraiment les autres."

 

Carl Gustav Jung.

 

Œuvre : Sara Oudin avec Marcel Dupertuis

 

 

***

 

  

   Il faut avoir entendu le cri rubescent, cette déchirure uvulaire, celle plainte au-delà de tout, cet égorgement du tissu du réel. Il faut avoir vu des rivières de sang, des peaux rouges incisées du trajet des flèches. Il faut avoir bu le curare, fait son jour du peyotl. Il faut avoir goûté au breuvage sublime de la folie pure, avoir traversé des rideaux de flammes, avoir aimé jusqu’à la déraison, une femme, une racine, un arbre, une amphore à la douce courbure, un yatagan à la lame étincelante.

   Il faut avoir été soi jusqu’au bout de la conscience, s’être adoré puis brûlé sur le bûcher des vanités humaines, avoir connu l’extase puis la désespérance, avoir longuement joui de soi, de l’Autre en son étrange présence. (Aimer l’Autre, aimer Soi = le même). Il faut avoir été soi et l’envers de soi, cette omission accrochée au ciel, aux étoiles, à l’immensité sidérale. Dans la nuit étrange du non-créé, il faut avoir perdu son âme, avoir tendu le buisson de ses mains en direction de tout ce qui voulait y allumer la faveur d’une présence, le soudain d’une étincelle, une résille d’amour, le gonflement du givre à la pointe de l’herbe. Et tout est en perte de soi qui, toujours, fuit.

   Dans la ténèbre, cet avant-goût de la Mort, il faut avoir fait de son corps le lieu d’un long sépulcre. Il faut tout annuler, revenir à l’anse du Rien, tutoyer le voile du Néant, toutes ces essences Majuscules au gré desquelles se fera l’Ouvert en sa stupeur. Oui car l’être ne surgit qu’à l’aune d’une infinie surprise. Être : toujours nous sommes en attente de sa manifestation. Comment s’abreuver à son inépuisable ressourcement ? Il faut renoncer à la massive présence de sa geôle de peau, de son armure de chair. Désincarné, dépouillé, nu, tel est le geste primitif que nous avons à accomplir qui peut nous conduire à l’œuvre en son unique. Il faut la faire émerger de ce qui n’a aucun lieu, aucun temps, aucune substance sinon celle du vide. Toujours le plein naît du vide. Etrange émanation du non-être voulant l’être, le demandant comme le symbole sa partie manquante. Signifiant en chemin vers son signifié. Confondante plénitude issue de la béance

   Il faut reculer jusqu’à la limite de l’illisible dans la plus patente minceur, ne conserver que cette plaie ouverte à partir de laquelle tout se mettra à rayonner. Toute œuvre portée à la clarté du jour témoigne d’une incurable maladie dont les hommes sont atteints, que l’Artiste amène à la vue en se faisant, lui-même, existence sacrificielle. « Il faut se faire voyant » de sa propre douleur, elle est le miroir de l’humaine condition. C’est le corps du créateur qui nous est livré en pâture, qui témoigne de cette souffrance glissant toujours sous la ligne d’horizon de la perception. A la surface violentée du subjectile une tension paraît qui dit le lieu de la déchirure. Non ancienne, non effacée. Serait-elle annulée, l’œuvre en pâtirait au point de jouer le jeu de sa propre abolition.

   Mais qu’est-ce donc qui fait émerger cette immarcescible vérité du paraître si ce n’est le manque, la perte qui lui sont coalescents? Voyez « Le Cri » de Munch, sa force de commotion, sa puissance pareille au coup de gong tout contre la lame de votre conscience. Aperçu une seule fois, l’appel vibrera en vous, forera son puits, agitera son eau noire dans le fond mystérieux alors que vous ne serez qu’un Egaré, tout en haut, girant infiniment sur la margelle d’une pathétique aliénation. Une œuvre doit vous secouer, instiller en vous le poison du questionnement, vous faire êtres de vertige qui jetterez vos bras au large afin de vous retenir sur le bord de l’abîme. L’avaient infiniment compris Lautréamont, Artaud, Dostoïevski en littérature ; Rimbaud, Verlaine, Baudelaire en poésie ; Otto Dix, Picasso, Goya en peinture. Le génie, ce pouvoir de décrypter jusqu’à l’os l’essence du réel, est toujours brûlure. Nul ne s’aventure dans le dédale du sens profond de ce qui se manifeste sans en payer le prix au centuple. Le plus souvent la folie en est la seule issue, elle l’unique à pouvoir correspondre à la démesure du tragique. Voyez Hölderlin. Voyez Nietzsche. Seules les images d’Epinal vous laissent en paix puisqu’elles ne vous disent que le quotidien dont le pain est déjà gagné, non la sueur, la peine qui en ont précédé la venue.

   D’une œuvre qui n’en est une, nul souvenir ancré dans la glaise de la mémoire, sinon l’empreinte inaperçue d’une bluette. Avec elle vous ne prenez nullement le risque de vivre, de vous confronter à une éthique, de faire se dresser la pierre humaine en direction du ciel, autrement dit de convoquer l’aire d’une transcendance. Trop de figurations font l’économie d’une angoisse, d’une déréliction, trop d’images dissimulent l’absurde sous l’épaisseur d’une croûte immanente à l’inertie naturelle des choses. Toutes choses sont « jolies », agréables  qui ne se manifestent que sous les atours de l’immédiatement préhensible, de l’infiniment compréhensible. Toujours un labeur est exigé qui nous conduit sur les hautes cimes du paraître, là où le plus souvent, l’image dépouillée de ses habituels atours brille dans la netteté de l’abstraction, dans la pureté du geste décisif.  Le Cervin ne se donne facilement qu’au regard, non au pied qui le foule, non à la main qui s’y agrippe, à l’esprit qui s’y mesure.

   Là, cette tache oblongue qui hurle dans le carmin, c’est une obole de sang, un regard déchiré par la violence du jour, une citadelle pliée en sa monade parfaite, trop parfaite qui dit l’impossible de l’Existant en son immense solitude. Comment pourrait-il en être autrement, pour nous, les Livrés-au-péril-d’exister, à savoir se hisser une coudée au-dessus de la totale vacuité ? Nous sommes acculés à notre mesure mortelle tout comme le prisonnier l’est dans sa cellule sans horizon. Ou bien nous levons les yeux, nous distrayons de notre essence, tentant de happer, ici et là, quelques flocons de bonheur - cette chimère -, ou bien nous demeurons regard rivé au sol avec la lucidité qui fait ses sillons dans la terre dense de notre infini tourment.

   Là, sur la bulle de sang, quelques traces légères pareilles aux coups d’archet d’un fusain. Nous ne savons trop quel est leur langage mais supputons qu’elles jouent en écho le battement du monde, la scansion universelle qui nous tient en suspens, dilatation-rétraction, diastole-systole au gré desquelles s’égrène le compte du temps. Elles ne sont là qu’à provoquer le doute dont notre ego est le requérant pour tester l’épaisseur du cogito cartésien : « Je doute, donc je pense, je pense donc je suis ». Ce n’est pas la pensée qui est le fondement de la vérité de notre exister mais ce doute, ce soupçon originel qui sont le tremblement même auquel nous confions la marche hasardeuse de notre destin. D’emblée, cette indétermination de notre être-au-monde est consubstantielle à l’atteinte en profondeur de nos incertitudes. Elles ne sont que toiles lacérées identiques à celles dont Luciano Fontana était l’initiateur comme s’il avait voulu traverser le voile des apparences, faire venir à la lumière l’invisible visage de la métaphysique. Sans doute aussi l’épiphanie d’une invincible tristesse. Qui regarde les fentes n’aperçoit plus la toile.

   Cette œuvre, nous ne pouvons la faire nôtre, donc lui donner son être, qu’a vibrer à son diapason, la plaquer à même les fibres de notre chair, trouver en elle les mots et les frappes de notre propre énigme. Alors se produira ce tellurisme intérieur dont nous sentons bien qu’il nous adresse ce langage direct, dépourvu de tout artefact, de toute intention calculante, dépouillé d’une proposition logico-rationnelle mais doué de cette pulsation sensible que nous reconnaîtrons comme l’indéfectible sol sur lequel, au gré de l’âge, nous bâtissons notre fragile tour de Babel. Puisque, aussi bien, c’est le langage qui justifie notre parcours et livre l’événement que nous sommes au monde qui nous accueille dans le secret de l’être.

   Le seul problème à poser au terme de cette brève méditation : cette œuvre a-t-elle vertu cathartique pour nous qui la regardons, pour l’artiste qui ne peut que l’avoir tirée de son propre désarroi ? Tout geste créatif est nécessairement lié à ce questionnement : est-on au moins sauvés, temporairement, du deuil de vivre ? (Et, du reste, le doit-on, le peut-on ?) Un sens a-t-il brillé dans la nuit d’une crypte ? Un sang aura-t-il été versé au prix d’une rédemption ? Si l’art est universel, la réponse ne saurait être que singulière. Peut-être quelque songe n’en conservera-t-il que cette vision en forme de larme, cette singulière pulsation de la couleur, ces quelques traits maculés qui viennent y apporter la modulation d’un étrange phénomène ? Il est si étonnant de vouloir décider à l’aune du langage de ce qui, par nature, ne se profère jamais que dans les mailles ténues de l’indicible ! Nous regardons et demeurons en silence, preuve indéfectible qu’une rencontre a eu lieu. Il faut la maintenir dans son effusion aussi longtemps que le sang, en nous, fera son trajet de feu, sa lumière de braise.

 

 

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