[Cet article s’essaiera, prenant appui sur l’exposition “DESTROY THE PICTURE : PAINTING THE VOID, 1949 -1962” au MOCA de LOS ANGELES, titre dont la traduction en français est « Détruire l'image : peindre le vide », s’essaiera donc à faire ressortir en quoi le Vide est bien, précisément, le fond sur lequel s’enlèvent ces nouvelles et audacieuses innovations plastiques.
Synthèse de l’exposition telle que pensée par le MOCA : « Détruire l'image : Peindre le vide, 1949 -1962 se concentre sur l'une des conséquences les plus significatives de la montée de l'abstraction dans la peinture du XXe siècle : l'assaut littéral des artistes sur le plan de l'image. Répondant au climat social et politique de l'après-guerre, en particulier à la crise de l'humanité qui a résulté de la bombe atomique, des artistes aux États-Unis et à l'étranger ont déchiré, coupé, brûlé ou apposé des objets sur la toile traditionnellement bidimensionnelle. Peindre le vide marque la première fois que ces stratégies sont réussies comme mode cohérent de production artistique. L'exposition est l'occasion de revenir sur les répercussions profondes de cette démarche dans le domaine de la peinture : premières expériences avec la matérialité du geste, jusqu'à l'expansion du médium pour incorporer des stratégies de performance, temporelles et d'assemblage. L'exposition se concentre en particulier sur bon nombre des premières expériences d'artistes qui ont déplacé le médium bidimensionnel de la peinture vers la tridimensionnalité de la sculpture. »]
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Bien plutôt que de donner une définition abstraite du vide, nous tâcherons de le rencontrer sous les différentes occurrences dont ces œuvres sont le support. Ce qui, d’emblée est à noter, c’est que la succession des œuvres ci-dessous proposées se fera selon des degrés successifs, de la non émergence du vide à partir de « Sacco et oro » de Burri, jusqu’à la saturation du vide tel que manifesté par « Untitled » d’Otto Muehl, en passant par les formes intermédiaires du début de fusion de Klein et des incisions de Fontana. Ainsi se dessinera, progressivement, un effacement de la matière au profit d’une non-matière qui est son contrepoint. Là où se donnait le plein d’une substance, quelque chose fait trou, lequel trou ne saurait apparaître sans nous interroger. En toile d’arrière-fond, le Lecteur, la Lectrice se souviendront que tous ces essais plastiques ne font que s’élever sur le tas de ruines laissé par la Seconde Guerre Mondiale, avec toutes les apories que suppose la barbarie qui en a été le moteur. Notre souci premier se portera sur le triptyque Forme/Matière/Vide et sur les significations sous-jacentes qui y sont associées. Donc le contexte esthétique plutôt que la dimension civilisationnelle et les conséquences sociales d’une immense convulsion de l’Histoire. Chacun, chacune, à sa manière, pourra reporter ces « accidents » picturaux aux événements temporels qui les ont suscités.
Ici, si l’on voulait se référer à la dimension historique, bien évidemment, cette toile de Burri ferait signe en direction de cette terre meurtrie telle qu’abandonnée à elle-même à Verdun à la suite des terribles combats qui s’y sont déroulés. Mais observons la Matière. Si, longtemps, le paradigme de la création artistique s’est fondé sur le lisse et la planéité de la toile, sur l’exactitude d’un cadre donnant ses assises à l’œuvre, l’on se rendra vite compte que le terme de « révolution » conviendrait bien mieux que celui « d’évolution ». C’est, à proprement parler, d’une « révolution copernicienne » dont il s’agit, d’une recomposition du champ sémantique pictural. Certes le vocabulaire est simple, en quelque manière minimal dans sa répétition, si bien qu’une possible monotonie pourrait se lever de ces sacs uniformément couleur terre de Sienne. Seule la texture vient rythmer l’espace, lui donner du corps, nous le rendre visible telle une réalité dont nous ne percevrions guère la nature. Le « tissage » est serré, les empiècements venant renforcer cette impression de densité. Le Vide n’est là présent qu’à titre de simple théorie, de « condition de possibilité », laissant son effectuation pour plus tard, ou bien demeurant en soi tel un paradoxe qui n’aurait nullement déterminé la forme future de son être. A observer cette surface, nulle inquiétude ne surgit, pas plus qu’elle ne pourrait se présenter à la vue d’un sac gisant sur le sol de quelque minoterie. Ce sac est en lui-même tel qu’il est, il ne déborde nullement de soi, les mots qu’il profère sont des mots de sac ne nécessitant nulle compréhension particulière, ne demandant nul appel à une quelconque herméneutique. Le sac en tant que sac pour en résumer l’évidente simplicité.
Avec l’œuvre de Shiraga, nous voyons bien que nous avons changé de point de vue, que l’expression picturale s’est emparée de moyens d’énonciation plus « classiques ». On y observe des couleurs, certes sourdes, des rouges carmin, des jaunes chamois, des teintes indéfinies résultant du mélange des nuances. On y repère la trace de la brosse au plein même des vigoureux empâtements. L’effet de Matière est immédiat. L’effet de Forme s’y dévoile avec l’impression d’une rare énergie. Des éclaboussures sur la toile témoignent de la vivacité du geste pictural. Alors, tant que nous restons dans la logique de cette picturalité, peut-être sommes-nous décontenancés par toute cette profusion verbale. Mais en réalité, cet apparent bavardage est une strate qui vient dissimuler un blanc silence. Ce que la Matière occulte, ce Vide dont elle semble provenir, paraissant lutter afin de s’en arracher. Etonnante force d’attraction du Vide, en un seul geste de sa puissance il pourrait réduire à merci tous les efforts de l’Artiste, le déposséder de ses brosses, le laisser muet devant le mystère infini de cet espace vierge. Il serait alors pareil à un étrange Voyageur égaré parmi les sables sans fin du Désert avec, à l’horizon, le tremblement des mirages. Déjà se lève une inquiétude. Déjà s’initie un jeu mortel de questions/réponses, la réponse s’écroulant, en quelque façon, sous la puissance de la question. Si, immédiatement l’œuvre découverte, l’on nous interrogeait sur les impressions que nous ressentons à son contact, il y a fort à parier que notre mutité serait la seule réponse que nous pourrions proposer à ce qui apparaît bien à la façon d’une énigme.
Soudain, l’acte de fusion a reconduit la physique des choses à n’être plus qu’une fumée qui passe derrière la toile du réel, nous apercevant avec une sorte d’effroi que plus rien ne tient, que les habituelles polarités se sont effacées, que les amers vacillent, que la logique se dilue, que les certitudes tremblent, que le souverain Principe de Raison oscille sur ses fondations. Ce qui, ici s’est accompli, n’est rien de moins que le dévoilement de la Métaphysique, l’enfilade de ses miroirs, chaque miroir reflétant à l’Infini, toutes les images des autres miroirs, avec des irisations d’Absolu, des flottements d’Eternité, des spirales d’Être.
Ces essais de combustion, ces tentatives de faire effraction au travers de la toile, voici que Fontana les accomplit à la hauteur de son geste iconoclaste. Ce qu’il a déchiré de l’icône artistique, ce qu’elle a de plus précieux : le visage qu’elle nous offre, le regard qu’elle nous adresse. En guise d’épiphanie il ne demeure que ces entailles par où nous sommes convoqués hors de nous, dans un étrange domaine qui ne parle nullement notre langue, où les « objets » se sont dépouillés de leurs corps, où l’illisible même est la texture qui nous rencontre et nous soumet à la question. Mais quel surgissement Fontana a-t-il cherché à la mesure de ses vigoureux coups de cutter ? Est-ce sa peau d’Artiste qu’il a incisée ? Ou bien la peau du Monde ? Sans doute un peu des deux car l’on ne saurait aller si loin dans l’élaboration picturale sans faire s’effondrer quelque cathédrale, sans abattre quelques solides arcs-boutants. Ce qui en réalité s’effectue : un passage du dedans au dehors, la perte d’un en-deçà des choses pour leur au-delà, la métamorphose des postures conscientes en leur revers inconscient.
La coupure fontanienne est l’équivalent plastique des herses de Soulages labourant la pâte noire, y creusant de puissants sillons où ricoche la lumière, simple émanation de ce que la main traçante a décidé du destin de l’œuvre. Ainsi est né ce fabuleux « Outre-Noir » qui est bien un Outre-Monde, une expulsion du senti et de la pensée ailleurs qu’en leur site habituel. Chez Fontana, par la fente se révèlent, mais dans la réserve, mais dans le recul nécessaire, les habituelles figures de la Métaphysique : l’Esprit, mais aussi bien l’Histoire, l’Art, l’Infini, l’Absolu, l’Être et bien d’autres idoles d’une inquiétante illisibilité. Oui, tout ceci sur le mode des Intelligibles. Si l’on peut aisément saisir de petites histoires, de minces événements du quotidien, du sensible donc, jamais il n’est laissé à notre discrétion de porter devant nous la grande Histoire, pas plus qu’il n’est possible d’envisager l’Art en sa totalité, quelques fragments seulement, ici une toile, là une sculpture, ailleurs une encre ou un monotype. C’est donc un essai de sonder l’Art jusqu’en sa plus originaire fondation qui se laisse lire. Le Vide, qu’en une certaine manière, dans les œuvres précédemment évoquées, l’on pouvait qualifier « d’existentiel » en raison de ses attaches encore mondaines, change de nature, s’allège si l’on peut dire, brille à l’horizon à la façon d’une Essence, il devient donc « essentiel ».
Et nous voici revenus aux impertinences burriennes, lesquelles s’accroissent d’une pratique artistique encore plus subversive. Ce qu’il est demandé à l’Art, de rendre raison de qui il est, de se dévêtir de ses habituels atours, de nous montrer ses coutures en quelque sorte, de se mettre à nu afin que notre curiosité enfin comblée nous puissions nourrir quelque certitude sur son être véritable et, conséquemment, sur le nôtre, toujours questionnant et tremblant. (Sans nul doute, afin d’introduire une brève réminiscence historique, cette « Combustion Plastica », reflète-t-elle le déluge de feu de Verdun, les trous profonds creusant « Le Chemin des Dames »), mais ce qui est essentiel, de forer plus avant l’intention artistique, d’en déceler la volonté à l’œuvre et de déboucher sur ce sentiment de désarroi qui touche l’Artiste, lorsque, dans le calme et le silence de son atelier, il prend conscience que son geste bouleverse jusqu’en son tréfonds les fragiles vérités humaines.
Ce qui est déroutant pour le Voyeur de cette œuvre, c’est que le regard hésite, qu’il ne sait où aller, que partout où il se pose, c’est le chaos qui surgit et menace de le détruire, lui l’Observateur passif des apories universelles. Ici, le Vide, bien plutôt que de se donner à nous dans sa positivité, nous le rencontrons dans sa négativité, son absence, laquelle est d’autant plus menaçante qu’à tout instant il peut faire fond sur cette tache noire, dans les plis de la matière convulsive, dans le subjectile chauffé à blanc, enfin dans quelque trou, tous signes avant-coureurs de l’Absurde dans son plus urticant jaillissement. Se donnent à voir, entre les trous, les boursoufflures de la matière, les contorsions épileptiques du réel, notre propre corruption, antichambre de notre singulière disparition. Cette peinture est, en quelque sorte, sacrificielle : son sacrifice est aussi le nôtre, en quoi nous rejoignons le sort commun des choses périssables.
C’est maintenant l’étonnante toile de John Latham sur laquelle nous nous arrêterons. Comme il a déjà été précisé dans le commentaire du MOCA, il y a passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité, autrement dit la peinture se fait sculpture. Mais bien plus qu’une simple translation de formes à l’intérieur de l’œuvre, ce qui est à considérer avec attention, c’est que cette tentative définit sans doute un nouveau paradigme esthétique mais aussi l’un des ultimes essais de profération de la toile en direction de ce qui en dissout la matière même, ce Vide ici si apparent qu’il se donne dans le genre d’une bonde d’évier au sein de laquelle un vortex entraînerait toute manifestation située à l’extérieur de ce Néant. Oui, ce Trou violente la toile. Oui, ce Trou est bien le Néant lui-même en sa plus efficiente vacuité. Sa blancheur détruit tout ce qui n’est nullement lui. Comment une chose pourrait-elle se sauver du Néant ? Alors nous pensons à l’essai « d’ontologie phénoménologique » (en clair : faire apparaître l’être) intitulé « L’Être et le Néant » de Jean-Paul Sartre. La conjonction « et », réunissant les deux mots, semble les poser nettement à part l’un de l’autre. Mais, à notre tour, tentons un geste philosophique iconoclaste et, en quelque manière, changeons la relation de ces deux termes en écrivant « L’Être EST le Néant ». Or chacun pourra s’accorder à reconnaître que si nous saisissons des fragments de l’exister, jamais nous ne pouvons atteindre l’Être lui-même, sauf à spéculer à son sujet.
Mais revenons au tableau-sculpture. Que nous dit-il au travers de ses formes ? Le Trou nous dit le Vide, le Néant, l’Être, toutes nominations strictement équivalentes au motif que ces Entités portent en elles le tissage de leur propre déconstruction, de leur total absentement. Que nous disent les Reliefs forcément existentiels : le chiffon plié en boule, les livres, la pipe ? Le Chiffon nous dit la complexité du Réel. Les Livres nous disent la faveur de la Culture. La Pipe nous dit nos addictions aux narcotiques, autrement dit notre allégeance au Principe de Plaisir. Et maintenant, si nous mettons en relation le Trou, d’une manière singulièrement dialectique, avec le Chiffon, les Livres, la Pipe, nous voyons aussitôt que ce que nous indique le Vortex, c’est l’annulation pure et simple du Réel, de la Culture, du Plaisir. Autrement dit le champ de bataille est ouvert qui apure les comptes existentiels, au terme du combat rien ne subsistera que le Néant, que l’Être, une seule et même chose pour dire la clôture définitive du Sens si l’on prend soin d’interroger radicalement l’esquisse de notre présence sur Terre.
Tout, en définitive, est soumis au rythme de la contingence, aux nervures de la factualité et, pour citer le lexique princeps de Sartre, tout est voué à la « déréliction », à la solitude. Oui, nous sommes « condamnés à être libre », le premier terme annulant cependant et paradoxalement la valeur du dernier. Nous sommes libres-pour-la-Mort et c’est en ceci que se détermine le destin de notre Dasein. Ce qui veut dire que, regardant les motifs existentiels de l’œuvre de Latham, Chiffon-Réel, Livres-Culture, Pipe-Plaisir, nous sommes aussi regardés par ce Vide-Être-Néant dont en dernière analyse nous sommes l’œuvre toujours-déjà en voie de disparition. Ceci n’est nullement triste. Ceci n’est nullement l’énoncé d’un supposé pathos. S’il en était ainsi, il faudrait dire que le Réel aussi est triste. Or il n’est jamais que ce qu’il est et, « contre » lui, nous ne pouvons strictement rien, sinon le laisser glisser en nous selon la pente de sa propre logique.
C’est l’œuvre placée au début de cet article qui en constituera l’épilogue. Cette œuvre est à la fois belle en son dénuement, synthétique en ce qu’elle résume les points forts de la déconstruction picturale initiée par les Artistes de « Détruire l’image ». C’est évident, le champ spatial que Latham impose à notre vision n’est rien moins qu’un acte de sédition, de rébellion à l’encontre des archétypes qui hantent l’Art depuis des millénaires. Ici, plus rien ne tient : plus de composition, plus de règle d’or, plus de perspective, plus de gamme chromatique. Tout se donne visiblement à part de l’aire esthétique, dans une perspective qu’on pourrait dire « éthique », compte tenu des soubassements existentiels-événementiels qui en traversent la réalité. Nombreux seront ceux, celles qui, face à cette œuvre, se poseront le problème de sa signification, de l’éventuel rapport qu’elle peut entretenir avec le domaine de l’Art. Et si, en effet, ils se posent ces questions, si au sortir de l’exposition ils ressentent quelque trouble, quelque gêne, si leur regard en a été légèrement modifié, alors « Destroy the picture » aura atteint son but : interroger le réel jusqu’en son versant invisible. Peut-être n’y a-t-il guère d’autre conduite à tenir que d’en être troublé sans en repérer clairement l’origine. Jamais les choses ne nous apparaissent dans la clarté d’un donné-une-fois-pour-toutes. Constamment notre existence s’édifie sur les précédentes déconstructions, sur les ruines que, derrière nous, nous laissons toujours fumantes.