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26 janvier 2022 3 26 /01 /janvier /2022 10:23
Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   [Cet article s’essaiera, prenant appui sur l’exposition “DESTROY THE PICTURE : PAINTING THE VOID, 1949 -1962” au  MOCA de LOS ANGELES, titre dont la traduction en français est « Détruire l'image : peindre le vide », s’essaiera donc à faire ressortir en quoi le Vide est bien, précisément, le fond sur lequel s’enlèvent ces nouvelles et audacieuses innovations plastiques.

    Synthèse de l’exposition telle que pensée par le MOCA : « Détruire l'image : Peindre le vide, 1949 -1962 se concentre sur l'une des conséquences les plus significatives de la montée de l'abstraction dans la peinture du XXe siècle : l'assaut littéral des artistes sur le plan de l'image. Répondant au climat social et politique de l'après-guerre, en particulier à la crise de l'humanité qui a résulté de la bombe atomique, des artistes aux États-Unis et à l'étranger ont déchiré, coupé, brûlé ou apposé des objets sur la toile traditionnellement bidimensionnelle. Peindre le vide marque la première fois que ces stratégies sont réussies comme mode cohérent de production artistique. L'exposition est l'occasion de revenir sur les répercussions profondes de cette démarche dans le domaine de la peinture : premières expériences avec la matérialité du geste, jusqu'à l'expansion du médium pour incorporer des stratégies de performance, temporelles et d'assemblage. L'exposition se concentre en particulier sur bon nombre des premières expériences d'artistes qui ont déplacé le médium bidimensionnel de la peinture vers la tridimensionnalité de la sculpture. »]

 

*

 

   Bien plutôt que de donner une définition abstraite du vide, nous tâcherons de le rencontrer sous les différentes occurrences dont ces œuvres sont le support. Ce qui, d’emblée est à noter, c’est que la succession des œuvres ci-dessous proposées se fera selon des degrés successifs, de la non émergence du vide à partir de « Sacco et oro » de Burri, jusqu’à la saturation du vide tel que manifesté par « Untitled » d’Otto Muehl, en passant par les formes intermédiaires du début de fusion de Klein et des incisions de Fontana. Ainsi se dessinera, progressivement, un effacement de la matière au profit d’une non-matière qui est son contrepoint. Là où se donnait le plein d’une substance, quelque chose fait trou, lequel trou ne saurait apparaître sans nous interroger. En toile d’arrière-fond, le Lecteur, la Lectrice se souviendront que tous ces essais plastiques ne font que s’élever sur le tas de ruines laissé par la Seconde Guerre Mondiale, avec toutes les apories que suppose la barbarie qui en a été le moteur. Notre souci premier se portera sur le triptyque Forme/Matière/Vide et sur les significations sous-jacentes qui y sont associées. Donc le contexte esthétique plutôt que la dimension civilisationnelle et les conséquences sociales d’une immense convulsion de l’Histoire. Chacun, chacune, à sa manière, pourra reporter ces « accidents » picturaux aux événements temporels qui les ont suscités.

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Ici, si l’on voulait se référer à la dimension historique, bien évidemment, cette toile de Burri ferait signe en direction de cette terre meurtrie telle qu’abandonnée à elle-même à Verdun à la suite des terribles combats qui s’y sont déroulés. Mais observons la Matière. Si, longtemps, le paradigme de la création artistique s’est fondé sur le lisse et la planéité de la toile, sur l’exactitude d’un cadre donnant ses assises à l’œuvre, l’on se rendra vite compte que le terme de « révolution » conviendrait bien mieux que celui « d’évolution ». C’est, à proprement parler, d’une « révolution copernicienne » dont il s’agit, d’une recomposition du champ sémantique pictural. Certes le vocabulaire est simple, en quelque manière minimal dans sa répétition, si bien qu’une possible monotonie pourrait se lever de ces sacs uniformément couleur terre de Sienne. Seule la texture vient rythmer l’espace, lui donner du corps, nous le rendre visible telle une réalité dont nous ne percevrions guère la nature. Le « tissage » est serré, les empiècements venant renforcer cette impression de densité. Le Vide n’est là présent qu’à titre de simple théorie, de « condition de possibilité », laissant son effectuation pour plus tard, ou bien demeurant en soi tel un paradoxe qui n’aurait nullement déterminé la forme future de son être. A observer cette surface, nulle inquiétude ne surgit, pas plus qu’elle ne pourrait se présenter à la vue d’un sac gisant sur le sol de quelque minoterie. Ce sac est en lui-même tel qu’il est, il ne déborde nullement de soi, les mots qu’il profère sont des mots de sac ne nécessitant nulle compréhension particulière, ne demandant nul appel à une quelconque herméneutique. Le sac en tant que sac pour en résumer l’évidente simplicité.

Kazuo Shiraga, Work BB 45   1962  (MOCA)

Kazuo Shiraga, Work BB 45 1962 (MOCA)

Avec l’œuvre de Shiraga, nous voyons bien que nous avons changé de point de vue, que l’expression picturale s’est emparée de moyens d’énonciation plus « classiques ». On y observe des couleurs, certes sourdes, des rouges carmin, des jaunes chamois, des teintes indéfinies résultant du mélange des nuances. On y repère la trace de la brosse au plein même des vigoureux empâtements. L’effet de Matière est immédiat. L’effet de Forme s’y dévoile avec l’impression d’une rare énergie. Des éclaboussures sur la toile témoignent de la vivacité du geste pictural. Alors, tant que nous restons dans la logique de cette picturalité, peut-être sommes-nous décontenancés par toute cette profusion verbale. Mais en réalité, cet apparent bavardage est une strate qui vient dissimuler un blanc silence. Ce que la Matière occulte, ce Vide dont elle semble provenir, paraissant lutter afin de s’en arracher. Etonnante force d’attraction du Vide, en un seul geste de sa puissance il pourrait réduire à merci tous les efforts de l’Artiste, le déposséder de ses brosses, le laisser muet devant le mystère infini de cet espace vierge. Il serait alors pareil à un étrange Voyageur égaré parmi les sables sans fin du Désert avec, à l’horizon, le tremblement des mirages. Déjà se lève une inquiétude. Déjà s’initie un jeu mortel de questions/réponses, la réponse s’écroulant, en quelque façon, sous la puissance de la question. Si, immédiatement l’œuvre découverte, l’on nous interrogeait sur les impressions que nous ressentons à son contact, il y a fort à parier que notre mutité serait la seule réponse que nous pourrions proposer à ce qui apparaît bien à la façon d’une énigme.

Yves Klein,  Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

Yves Klein, Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

 

   Avec Yves Klein c’est encore un degré supplémentaire qui vient d’être franchi, aussi bien en direction d’une radicale abstraction que d’une audace créatrice. La toile qui sert de support devient totalement inconnaissable. Ce n’est plus le subjectile qui s’adresse à nous depuis sa nature même, c’est bien la combustion que se porte devant le regard, le fascine, l’oblitère. Nous ne sommes plus guère assurés de la réalité de notre vision. Tous les a priori sur lesquels se fondait notre acte perceptif s’effondrent, laissant la place à ce Vide inhérent aux questions métaphysiques. Mais qu’a donc fait la flamme pour ainsi provoquer la déroute de nos élémentaires sensations ? Elle a franchi un seuil, elle a traversé un écran.

   Soudain, l’acte de fusion a reconduit la physique des choses à n’être plus qu’une fumée qui passe derrière la toile du réel, nous apercevant avec une sorte d’effroi que plus rien ne tient, que les habituelles polarités se sont effacées, que les amers vacillent, que la logique se dilue, que les certitudes tremblent, que le souverain Principe de Raison oscille sur ses fondations. Ce qui, ici s’est accompli, n’est rien de moins que le dévoilement de la Métaphysique, l’enfilade de ses miroirs, chaque miroir reflétant à l’Infini, toutes les images des autres miroirs, avec des irisations d’Absolu, des flottements d’Eternité, des spirales d’Être.

Lucio Fontana   Concetto spaziale Attese 58 T 2  (MOCA)

Lucio Fontana Concetto spaziale Attese 58 T 2 (MOCA)

   Ces essais de combustion, ces tentatives de faire effraction au travers de la toile, voici que Fontana les accomplit à la hauteur de son geste iconoclaste. Ce qu’il a déchiré de l’icône artistique, ce qu’elle a de plus précieux : le visage qu’elle nous offre, le regard qu’elle nous adresse. En guise d’épiphanie il ne demeure que ces entailles par où nous sommes convoqués hors de nous, dans un étrange domaine qui ne parle nullement notre langue, où les « objets » se sont dépouillés de leurs corps, où l’illisible même est la texture qui nous rencontre et nous soumet à la question. Mais quel surgissement Fontana a-t-il cherché à la mesure de ses vigoureux coups de cutter ? Est-ce sa peau d’Artiste qu’il a incisée ? Ou bien la peau du Monde ? Sans doute un peu des deux car l’on ne saurait aller si loin dans l’élaboration picturale sans faire s’effondrer quelque cathédrale, sans abattre quelques solides arcs-boutants. Ce qui en réalité s’effectue : un passage du dedans au dehors, la perte d’un en-deçà des choses pour leur au-delà, la métamorphose des postures conscientes en leur revers inconscient.

   La coupure fontanienne est l’équivalent plastique des herses de Soulages labourant la pâte noire, y creusant de puissants sillons où ricoche la lumière, simple émanation de ce que la main traçante a décidé du destin de l’œuvre. Ainsi est né ce fabuleux « Outre-Noir » qui est bien un Outre-Monde, une expulsion du senti et de la pensée ailleurs qu’en leur site habituel. Chez Fontana, par la fente se révèlent, mais dans la réserve, mais dans le recul nécessaire, les habituelles figures de la Métaphysique : l’Esprit, mais aussi bien l’Histoire, l’Art, l’Infini, l’Absolu, l’Être et bien d’autres idoles d’une inquiétante illisibilité. Oui, tout ceci sur le mode des Intelligibles. Si l’on peut aisément saisir de petites histoires, de minces événements du quotidien, du sensible donc, jamais il n’est laissé à notre discrétion de porter devant nous la grande Histoire, pas plus qu’il n’est possible d’envisager l’Art en sa totalité, quelques fragments seulement, ici une toile, là une sculpture, ailleurs une encre ou un monotype. C’est donc un essai de sonder l’Art jusqu’en sa plus originaire fondation qui se laisse lire. Le Vide, qu’en une certaine manière, dans les œuvres précédemment évoquées, l’on pouvait qualifier « d’existentiel » en raison de ses attaches encore mondaines, change de nature, s’allège si l’on peut dire, brille à l’horizon à la façon d’une Essence, il devient donc « essentiel ».

 

 Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

 

   Et nous voici revenus aux impertinences burriennes, lesquelles s’accroissent d’une pratique artistique encore plus subversive. Ce qu’il est demandé à l’Art, de rendre raison de qui il est, de se dévêtir de ses habituels atours, de nous montrer ses coutures en quelque sorte, de se mettre à nu afin que notre curiosité enfin comblée nous puissions nourrir quelque certitude sur son être véritable et, conséquemment, sur le nôtre, toujours questionnant et tremblant. (Sans nul doute, afin d’introduire une brève réminiscence historique, cette « Combustion Plastica », reflète-t-elle le déluge de feu de Verdun, les trous profonds creusant « Le Chemin des Dames »), mais ce qui est essentiel, de forer plus avant l’intention artistique, d’en déceler la volonté à l’œuvre et de déboucher sur ce sentiment de désarroi qui touche l’Artiste, lorsque, dans le calme et le silence de son atelier, il prend conscience que son geste bouleverse jusqu’en son tréfonds les fragiles vérités humaines.

   Ce qui est déroutant pour le Voyeur de cette œuvre, c’est que le regard hésite, qu’il ne sait où aller, que partout où il se pose, c’est le chaos qui surgit et menace de le détruire, lui l’Observateur passif des apories universelles. Ici, le Vide, bien plutôt que de se donner à nous dans sa positivité, nous le rencontrons dans sa négativité, son absence, laquelle est d’autant plus menaçante qu’à tout instant il peut faire fond sur cette tache noire, dans les plis de la matière convulsive, dans le subjectile chauffé à blanc, enfin dans quelque trou, tous signes avant-coureurs de l’Absurde dans son plus urticant jaillissement. Se donnent à voir, entre les trous, les boursoufflures de la matière, les contorsions épileptiques du réel, notre propre corruption, antichambre de notre singulière disparition. Cette peinture est, en quelque sorte, sacrificielle : son sacrifice est aussi le nôtre, en quoi nous rejoignons le sort commun des choses périssables.

 

 

 

 John Latham, Untitled 1958  (MOCA)

John Latham, Untitled 1958 (MOCA)

   C’est maintenant l’étonnante toile de John Latham sur laquelle nous nous arrêterons. Comme il a déjà été précisé dans le commentaire du MOCA, il y a passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité, autrement dit la peinture se fait sculpture. Mais bien plus qu’une simple translation de formes à l’intérieur de l’œuvre, ce qui est à considérer avec attention, c’est que cette tentative définit sans doute un nouveau paradigme esthétique mais aussi l’un des ultimes essais de profération de la toile en direction de ce qui en dissout la matière même, ce Vide ici si apparent qu’il se donne dans le genre d’une bonde d’évier au sein de laquelle un vortex entraînerait toute manifestation située à l’extérieur de ce Néant. Oui, ce Trou violente la toile. Oui, ce Trou est bien le Néant lui-même en sa plus efficiente vacuité. Sa blancheur détruit tout ce qui n’est nullement lui. Comment une chose pourrait-elle se sauver du Néant ? Alors nous pensons à l’essai « d’ontologie phénoménologique » (en clair : faire apparaître l’être) intitulé « L’Être et le Néant » de Jean-Paul Sartre. La conjonction « et », réunissant les deux mots, semble les poser nettement à part l’un de l’autre. Mais, à notre tour, tentons un geste philosophique iconoclaste et, en quelque manière, changeons la relation de ces deux termes en écrivant « L’Être EST le Néant ». Or chacun pourra s’accorder à reconnaître que si nous saisissons des fragments de l’exister, jamais nous ne pouvons atteindre l’Être lui-même, sauf à spéculer à son sujet.

   Mais revenons au tableau-sculpture. Que nous dit-il au travers de ses formes ? Le Trou nous dit le Vide, le Néant, l’Être, toutes nominations strictement équivalentes au motif que ces Entités portent en elles le tissage de leur propre déconstruction, de leur total absentement. Que nous disent les Reliefs forcément existentiels : le chiffon plié en boule, les livres, la pipe ? Le Chiffon nous dit la complexité du Réel. Les Livres nous disent la faveur de la Culture. La Pipe nous dit nos addictions aux narcotiques, autrement dit notre allégeance au Principe de Plaisir. Et maintenant, si nous mettons en relation le Trou, d’une manière singulièrement dialectique, avec le Chiffon, les Livres, la Pipe, nous voyons aussitôt que ce que nous indique le Vortex, c’est l’annulation pure et simple du Réel, de la Culture, du Plaisir. Autrement dit le champ de bataille est ouvert qui apure les comptes existentiels, au terme du combat rien ne subsistera que le Néant, que l’Être, une seule et même chose pour dire la clôture définitive du Sens si l’on prend soin d’interroger radicalement l’esquisse de notre présence sur Terre.

   Tout, en définitive, est soumis au rythme de la contingence, aux nervures de la factualité et, pour citer le lexique princeps de Sartre, tout est voué à la « déréliction », à la solitude. Oui, nous sommes « condamnés à être libre », le premier terme annulant cependant et paradoxalement la valeur du dernier. Nous sommes libres-pour-la-Mort et c’est en ceci que se détermine le destin de notre Dasein. Ce qui veut dire que, regardant les motifs existentiels de l’œuvre de Latham, Chiffon-Réel, Livres-Culture, Pipe-Plaisir, nous sommes aussi regardés par ce Vide-Être-Néant dont en dernière analyse nous sommes l’œuvre toujours-déjà en voie de disparition. Ceci n’est nullement triste. Ceci n’est nullement l’énoncé d’un supposé pathos. S’il en était ainsi, il faudrait dire que le Réel aussi est triste. Or il n’est jamais que ce qu’il est et, « contre » lui, nous ne pouvons strictement rien, sinon le laisser glisser en nous selon la pente de sa propre logique.

  

Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   C’est l’œuvre placée au début de cet article qui en constituera l’épilogue. Cette œuvre est à la fois belle en son dénuement, synthétique en ce qu’elle résume les points forts de la déconstruction picturale initiée par les Artistes de « Détruire l’image ». C’est évident, le champ spatial que Latham impose à notre vision n’est rien moins qu’un acte de sédition, de rébellion à l’encontre des archétypes qui hantent l’Art depuis des millénaires. Ici, plus rien ne tient : plus de composition, plus de règle d’or, plus de perspective, plus de gamme chromatique. Tout se donne visiblement à part de l’aire esthétique, dans une perspective qu’on pourrait dire « éthique », compte tenu des soubassements existentiels-événementiels qui en traversent la réalité. Nombreux seront ceux, celles qui, face à cette œuvre, se poseront le problème de sa signification, de l’éventuel rapport qu’elle peut entretenir avec le domaine de l’Art. Et si, en effet, ils se posent ces questions, si au sortir de l’exposition ils ressentent quelque trouble, quelque gêne, si leur regard en a été légèrement modifié, alors « Destroy the picture » aura atteint son but : interroger le réel jusqu’en son versant invisible. Peut-être n’y a-t-il guère d’autre conduite à tenir que d’en être troublé sans en repérer clairement l’origine. Jamais les choses ne nous apparaissent dans la clarté d’un donné-une-fois-pour-toutes. Constamment notre existence s’édifie sur les précédentes déconstructions, sur les ruines que, derrière nous, nous laissons toujours fumantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 janvier 2022 7 23 /01 /janvier /2022 09:44
Buraglio : « materia prima »

Agrafage -1966

Source : Centre Pompidou

 

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   Lecture selon l’Objet Déchu

 

   Si l’on considère l’œuvre de Pierre Buraglio déjà ancienne, prenant essentiellement en compte ses « agrafages », les caviardages de ses « carnets »,  ses « Gauloises bleues », ses « Plaques de Métro della robbia », ses « portes », « paravents », « cadres de fenêtres », l’on s’apercevra bien vite que la relation au thème de l’Objet Déchu, non seulement doit être établie, mais que ces divers objets constituent le vocabulaire premier de l’objet déclassé, abandonné, placé, le plus souvent hors de l’attention des Existants, tel que cet Artiste les met en perspective. Comme si la Chose, subitement privée de tous ses attributs fonctionnels, n’existait plus que par défaut, sinon remise à quelque néant qui l’ôterait du champ de la visibilité. Mais bien évidemment, c’est cette non-visibilité, cette quasi-disparition, cette pauvreté qui, sous l’œil esthétique de l’Artiste en font l’essentielle valeur. De ces objets en quelque sorte reniés, de ce dénuement foncier, de cette manière de retour au statut d’une primitivité, Buraglio saura tirer toute la quintessence. Alors naîtra de ces « simples » de ces « modestes » une singulière « esthétique » qui fera de l’indigence, de la pénurie, de la privation, les ressources mêmes au gré desquelles faire surgir, dans le cadre d’une beauté simple, immédiate (pensons à la grâce juvénile du tout jeune enfant, au bourgeon en son éclosion native), l’image qui, par sa spontanéité, comblera ceux parmi les Voyeurs des œuvres qui seront touchés par cette émergence du modeste à fleur de peau de la Chose. Il suffira alors que le Peintre (ne nommait-on à cette époque de son parcours, cet Artiste « le peintre sans pinceau » ?), s’inscrive dans une démarche d’économie picturale, laquelle, n’offensant nullement l’Objet, ne le dissimulant sous quelque fard qui viendrait en altérer la vérité, le restitue telle  la rare et méritante apparition d’une prose du quotidien qui, la plupart du temps, échappe à nos yeux citadins bien trop recouverts d’un vernis culturel biffant les vertus rayonnantes du Simple. L’erreur eût consisté à « embellir » ces Objets, à les recouvrir d’une touche « beaux-arts », à convoquer quelque virtuosité picturale qui en eût détruit le caractère foncièrement « naturel », au sens d’un « retour à la nature ». L’erreur eût été d’inscrire ces riens usés, écaillés, poncés dans une sorte de pseudo-poésie, de lyrisme inadéquat, de passion inutile qui n’eût concouru qu’à leur perte pour le champ de l’art.

Buraglio : « materia prima »

« Assemblage de Gauloises Bleues

et chutes de toiles » - 1982,

Source : Auction.fr

 

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   « Assemblage de Gauloises Bleues et chutes de toiles » de 1982 résume assez bien, à lui seul, la philosophie de l’Artiste. Les choses sont laissées en leur état de choses. Les Gauloises sont des Gauloises. Les Chutes sont des Chutes. Nul débord hors d’elles, nul appel à un principe d’esthétisation obérant leur être. La chose se donne en tant qu’elle-même, dans son évidence première. La chose ne fait appel à rien, elle demeure en soi, en sa pleine autarcie. Elle est chose en tant que chose et seule cette tautologie confirme son être en sa plus effective réalité-vérité. Les choses abandonnées à elles-mêmes sont au plein de leur signification interne, c’est nous les hommes au regard biaisé qui y introduisons valeurs et prédicats dont elles n’ont nulle connaissance pour la simple raison que rien ne s’élève d’elles qui ne serait pas elles. Ici, il s’agit de pure immanence et notre présence est tellement loin de leur « préoccupation » que la transcendance que nous leur offrons à la manière d’un présent ne les affecte guère. Elles ont seulement à être, pour le temps des temps, ces choses remises à une quasi-nullité dont elles tirent tout leur « mérite » et la modestie heureuse de leur étendue circonscrite au cercle de leur propre aura. Leur liberté est à ce prix, la nôtre à la hauteur du regard juste que nous leur adressons, chacun demeurant en soi dans le territoire qui est le sien. Jamais cette Forme ne nous rejoindra que, corrélativement, nous ne pourrons réellement rencontrer. C’est dans le geste d’une réserve vis-à-vis d’elles, d’une pudeur élémentaire que se situera notre conduite qui ne sera vraiment éthique qu’aux prix de cette sincérité de la vision. C’est bien pour cette essentielle raison que Pierre Buraglio se tient à distance, ne modifiant qu’à la marge ces objets, agissant avec parcimonie sur leurs limites, leur aspect, le caractère qui les détermine en propre.  

Buraglio : « materia prima »

Plaque de métro

Source : Galerie Hélène Trintignan

 

***

  

   Regardez donc cette « Plaque de métro ». Belle en sa nature. Déjà arrivée au lieu recueilli de son être. Forme d’emblée présente parmi les formes artistiques. La couleur bleu émail est déjà parvenue « à sa richesse », pour employer la célèbre formule cézanienne. Et sa « richesse » c’est bien ce qu’elle est en son fond : cette couleur inimitable, cette ligne blanche en « L » qui la parcourt et dit le chiffre de sa géométrie, ces écailles qui énoncent la souffrance, l’âge de la matière. Comment, ici, ne nullement faire le rapprochement, mais dans la nécessaire distance, mais dans l’inévitable altérité, avec les rides de la personne âgée, les tavelures qui tachent sa peau ? Il y a une émotion « existentielle » à constater ceci, cependant nul pathos qui inclinerait tout dans la dimension ego-anthropologique. L’art de l’objet déchu doit demeurer art de la distance, touche à « fleurets mouchetés », vol de colibri devant le nectar, démarche de caméléon dont chaque nouveau pas annule le précédent. Faute de cette réserve, nous n’instillerions en l’objet des attributs qu’il ne possède pas, nous en altérerions l’exacte mesure et donc nous le ferions sortir du site de l’art.

 

Buraglio : « materia prima »

Source : pierreburaglio.com

 

C’est à l’ensemble des œuvres incluses dans ce motif de l’objet pauvre (pensez au mouvement de « l’Arte povera »), que l’Artiste appliquera ce que nous pourrions nommer une « morale de l’indigence ». Ainsi les portes récupérées sur des chantiers de démolition, les paravents sauvés de la destruction et de l’oubli, les châssis de fenêtres se verront appliquer d’identiques procédures minimales, seules à même de sauver ce qui peut l’être, à savoir l’authentique en sa singulière donation. Exemple des « cadres de fenêtres » : l’ascétisme y est si présent que n’en pas percevoir la dimension serait geste de pure inconscience ou bien d’un réel désintérêt. Le bois y apparaît naturellement décapé, poncé à vif par l’âge et l’usure. Les chevilles sont apparentes ainsi que les trous laissés par celles qui sont absentes. Ici, nul procédé de « réhabilitation », nul embellissement de ce qui, par nature, confirme sa beauté. Quelque ajout n’apporterait que confusion et ferait ricocher le langage de l’objet en direction d’un verbe qui n’est nullement le sien. Parole au plus près d’une parole devenue originaire par l’intermédiaire des stigmates du temps. La fenêtre usée, du reste son fragment suffit à évoquer sa totalité, demeure en elle-même, il s’agit d’un Objet « tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change » en énonciation mallarméenne. La chose en soi au centre même de son autonome effectuation.

   Chacun comprendra, au motif de cette rigueur, qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une recherche d’absoluité, de réduction d’une présence à sa forme la plus épurée, la plus radicale. Immense beauté de ce geste qui, par essence, devient geste originel. Originarité du geste artistique coïncidant avec l’originarité de l’objet limité à son propre soi. C’est seulement de cette correspondance entre la chose oeuvrée et l’acte qui en détermine la venue que ce qui est à voir se donne en tant que ceci, une Forme et non en tant que cela, une forme parmi les formes de l’ustensilité ou de l’usage. Donc « l’intervention » de l’Artiste, bien plutôt que d’une volonté appliquée à même l’objet, constitue une aide à sa montée dans le visible artistique. Une simple bordure de mastic non peint, l’odeur d’huile, pour un peu, parviendrait à nos narines. La découpe d’une vitre noire légèrement arquée vient se positionner tout en haut du cadre, dont l’autre vitre claire s’inscrit à titre de complément à l’intérieur du châssis.

   Devant une telle profération sur le bout des lèvres, l’on demeure soi-même silencieux, comme si l’on se trouvait devant un vitrail de Soulages dans l’Abbatiale de Conques, ce lieu de hautes significations, cette surrection spirituelle au sein du sanctuaire sacré. Ces deux types de démarches s’inscrivent dans le cadre d’un même concept des formes artistiques : laisser les formes venir au paraître depuis l’intime creuset qui est le leur, d’où elles trouveront le site de leur déploiement. Ceci est la marque insigne de l’Artiste au service de l’Art et non l’inverse. Une brève citation de Pierre Buraglio : « C’est la peinture qui fait le peintre, non le peintre qui fait la peinture ». Cette phrase est suffisamment admirable pour qu’elle ouvre l’espace d’une méditation où chacun trouvera sa place à sa juste mesure. Elle appellera un écho significatif dans cette autre phrase énonçant : « C’est le Langage qui fait l’Homme, non l’Homme qui fait le Langage ». Biffer la subjectivité d’un trait de crayon et lui substituer ce caractère d’objectivité qui, seul, peut témoigner de sa vérité.

   Toujours dans ce champ de l’objet déchu ou bien de l’objet passant inaperçu à force de quotidienneté, il convient de relever, avec une attention particulière, le travail effectué sur « deux feuilles de journal "Le Monde", assemblées bord à bord par une bande de papier et collées sur carton », telle est la description que nous en propose Beaubourg. Ce qui est à noter ici, qui saute aux yeux d’une manière très visible, c’est que l’Artiste qui jusqu’alors, dans les œuvres précédemment évoquées, n’avait procédé qu’à de rares ajouts, « Les très riches heures » paraissent s’exonérer de cette dette due à l’objet initial : en maintenir l’être avec des moyens si pauvres qu’ils finissent par disparaître à même le cadre de fenêtre, la porte ou bien le paravent. Mais ceci n’est qu’apparent car l’intention demeure identique, laisser la chose « en son état de nature ». Si, par essence, fenêtre, porte, paravent se donnaient sous la forme d’un lexique minimal, le bois, le verre ne parlent guère, par contre la feuille de journal est le lieu éminent où le langage apparaît comme le vecteur essentiel de ce qui nous rencontre. Alors, pour l’Artiste, comment résoudre le paradoxe qui énonce : « plus de langage, moins de chose » ? Comme si en effet le verbe du journal constituait une strate sous laquelle la chose même disparaîtrait. Et certes, il en est bien ainsi. Or, si l’objet veut demeurer objet avant tout, quoi de plus logique que de réaliser ces nombreux caviardages, ces camouflages au gré d’un ruban noir, tous gestes qui reconduisent la chose à son état de chose. Dès lors, le regard ne cherche plus à lire le texte, dès lors, le regard se focalise en son entier sur ces graphismes, lesquels à défaut de créer une esthétique, s’inscrivent entièrement dans cette belle démarche de reconduire l’objet à sa mutité originelle, à sa passivité, à la part nocturne qu’il diffuse par sa seule présence. Cet habile procédé doit moins être interprété comme un ajout, mais bien plutôt en tant qu’annulation, que régression en direction de quelque site d’origine. C’est en quelque sorte la cible directrice, l’injonction radicale de l’intention husserlienne qui est ici affirmée : « retour aux choses mêmes ».

Buraglio : « materia prima »

Caviardage : "Les très riches heures de P.B." – 1982

Source : Centre Pompidou

 

***

 

   Enfin, nous essaierons de suivre le fil rouge de la Chose en citant une œuvre bien plus récente, « Sans titre » de 2019, laquelle met en scène un mur de briques rouges qu’entoure, à la façon d’un cadre, une bordure constituée d’une simple variation de gris, d’argent à ardoise. A l’évidence, le motif est minimal. Les teintes sont si assourdies qu’elles n’entraînent nulle narration, qu’elles sont l’opposé du bavardage. La Chose-mur vient à nous dans sa plus manifeste nudité. Plus la dépouiller reviendrait à obtenir son effacement même. Ce que le bois de la fenêtre, la transparence de la vitre, nous présentaient, ce que le monochrome de la plaque de métro nous livrait, ce que le rythme répétitif et unitaire des Gauloises nous offrait, voici que tout ceci trouve confirmation dans cette peinture qui est bien plus esquisse que le produit final d’une œuvre qui se fût voulue exigeante sur le plan de sa réalisation plastique. C’est une grande beauté dont il nous est fait le don au travers de ces picturalités élémentaires.

 

Buraglio : « materia prima »

"Sans-Titre" Encre et gouache

sur papier 39.5x30cm,2019

Source : pierreburaglio.com

 

***

 

   En quelque manière, le Peintre procède à son propre sacrifice. Il se retire, s’efface derrière la toile, il réalise une « épochè », (qu’on traduit par « arrêt, interruption, cessation », suspension de la thèse du monde, concept phénoménologique s’il en est !), donc une mise entre parenthèses de son propre ego, il recule d’un pas devant ses œuvres, leur laisse la parole mais sur le mode restreint, à la limite d’un silence ou bien d’une profération qui se voudrait première, si proche d’une origine qu’elle se confondrait avec elle. L’Artiste est renoncement, pure humilité. Bien plus que ce soit lui qui porte témoignage d’un événement, c’est l’œuvre qui s’en charge, qui décline son identité avec des noms qui seraient des fondements, des assises, tels « chose », « objet », « matière » « forme », dans la retenue, car faire venir d’autres prédicats conduirait à une sortie de sa propre essence, ce que ne saurait accepter une toile, une proposition plastique accomplies du sein même de leur propre vérité. La Chose artistique n’a rien à justifier, n’explique nullement le monde qui l’entoure, vit parce qu’elle vit, à la manière de la Rose d’Angelus Silesius qui ne croît que pour croître, dont la réalité est entièrement contenue dans le déploiement de sa corolle, tout essai de profération hors ceci n’est que pure gratuité, geste d’affabulation.

   Il y a, entre les œuvres, comme une complicité, un dialogue feutré, un lien d’amitié, peut-être quelques amours clandestines. Ceci est heureux au motif que, nous les hommes, nous les femmes, sommes hors-jeu, simples témoins d’une phénoménalité qui conserve en soi tous ses secrets. Et c’est bien là leur richesse que de nous étonner, de nous questionner, nous qui sommes des êtres-de-l’abîme, des êtres qui pensons pouvoir nous sauver en ôtant du réel le vernis qui en recouvre l’admirable présence. Mais c’est bien en demeurant au bord de l’abîme de la finitude que nous octroyons aux Choses leur essentielle valeur. Nous sachant Mortels, nous interrogeons, nous nous étonnons, c’est-à-dire que nous dressons le lit sur lequel l’Art peut éclore en ses plus authentiques figures.

 

   Lecture selon la « materia prima »

 

   Si, à nouveau, nous parcourons les œuvres aperçues, nous nous apercevrons que seule une énonciation strictement circonscrite à l’Objet sera conforme à sa nature. De cette manière nous obtiendrons une série de couples analogiques indissociables

 

Agrafages = Toile

Gauloises = Papier

Plaque de métro = Métal

Cadre de fenêtre = Bois/Vitre

Journal = Papier/Encre

Mur = Brique

 

   Ici, ce lexique extrêmement serré est en tous points remarquable au simple motif qu’à sa seule lecture, c’est l’essence même des choses qui se laisse dévoiler et se présente à nous dans cette merveilleuse nudité sans fard. Ce qui se donne en entier, avant tout, se décline sous les auspices d’une évidente et prégnante matérialité. Tout est Matière qui nous livre son être de Toile, de Papier, de Métal, de Bois/Vitre, de Papier/Encre, de Brique. Tout ce qui n’est pas matière est, d’emblée, mis hors circuit. Notre vision de ces œuvres devient elle-même matérielle, saisissant la matière en tant que matière en quelque sorte. Et la nature de cette matière est dense, opaque, condensée. Elle ne laisse passer en soi, de la quaternaire élémentale, ni l’eau qui en est absente, ni l’air qui n’y trouve nulle place, ni la combustion de quelque feu, elle est arrimée à l’élément-Terre dont elle émerge à peine tellement son mode de parution est racinaire, lié à l’humus, attaché à la densité de la glaise. Agrafes, Fenêtres, Portes, Paravents, Mur sont totalement terrestres, terriens, de l’ordre du sillon, de la consistance du pli d’argile au sein même de son silence. Bien évidemment, affirmer que Bois, Papier, Toile sont Matière paraît un simple truisme. Mais il faut conduire plus avant notre méditation afin de lui donner des assises plus affirmées.

   Et, pour ce faire, il est nécessaire de se référer à deux éléments de la biographie de Pierre Buraglio qui seront éclairants à plus d’un titre. Première citation : le père de l’Artiste était architecte. Seconde citation : Pierre Buraglio, au cours d’une interview, confie son appartenance étroite à son terroir, son enracinement dans ce Val de Marne qu’il compare à l’attachement de son ami Vincent Bioulès à son Languedoc. Alors, si l’on évoque cette symbiose avec son milieu de vie, il faut bien que ce dernier ressorte en quelque endroit, montre les nervures de son être.

   Donc, afin de bien pénétrer l’esprit de cette œuvre raffinée, il faut partir du sol, d’une Terre donatrice de présence. Les premières intuitions artistiques sont des radicelles, de fins rhizomes qui cherchent à l’aveugle leur être dans la densité profuse de la matière. Tout est charnel, corporel, en quelque manière, une corporéité de glèbe dont l’Artiste, à la façon dont un papillon s’extrait de sa tunique de fibre, procède à son propre déploiement. C’est un lent travail d’extraction dont le mur de brique est l’élément premier, à la fois fondation de l’édifice architecturé, à la fois fondement de l’œuvre en ses assises les plus matérielles. Pour Buraglio,  créer en peinture est un geste de nature profondément architectonique, artisanal, il s’agit d’assembler, d’agrafer, d’ajuster des cadres, de faire naître des espaces selon la limite d’un ruban, d’organiser la distribution des lieux selon le rythme des Gauloises Bleues. Ne nullement percevoir cette tâche structurelle conduit nécessairement à passer à côté de l’œuvre, à n’en repérer que la figuration « esthétique. » Mais il y a bien plus, avant même de « faire style » (comme il le précise lui-même, mais style non intentionnel, style seulement par l’accumulation de motifs identiques dans un travail au long cours), la façon d’être de ses œuvres se présente sur un mode que, sans doute, il convient de qualifier « d’existentiel » ! Il y va du salut de l’Artiste, il y va du salut de l’Homme. Ce qui, ici, se montre avec le plus d’acuité, c’est l’urgence à habiter la Terre avec le sentiment d’un geste éthique. Jamais l’on ne peut habiter en toute innocence. C’est à l’édification patiente de notre Maison même que nous devons consacrer une partie de notre énergie. L’on ne se construit soi-même qu’en façonnant, pièce à pièce, son immédiat milieu de vie. Forme éminemment osmotique de l’Homme-Maison, de la Maison-Homme. C’est à ce prix, et seulement à ce prix d’une juste habitation que l’Existant peut connaître son propre cosmos et rayonner à partir de lui.

   Donc travail d’Architecte-Bâtisseur. Partir du Mur, de la densité rouge de la brique, édifier une Porte (elle sera refuge en même temps que communication avec l’extérieur de la tâche artistique), poser un Paravent (symboliquement il abrite d’une nudité et l’agir de l’Artiste est une mise à nu des choses qu’il convient de dissimuler avant que les regards des Voyeurs n’en explorent les esquisses), ouvrir une Fenêtre (car l’Art ne peut nullement vivre en autarcie, il a besoin d’une altérité, d’une conscience extérieure qui le vise afin de faire sens). Là, dans la Tour babélienne-picturale, là au sein même du bâti architecturé, la réalité buraglienne trouvera les ressources singulières qui amèneront ses formes au paraître. Là pourront vivre les Toiles Agrafées (un chaos, une fois encore, se lève selon un cosmos), là pourront trouver le lieu de leur expansion ces Gauloises Bleues, ces effigies de papier ramassées un jour au hasard des trottoirs, donc comme des prolongements de la Terre qui en supporte la présence.

   Là se montre le soubassement des œuvres que nous avons synthétisé sous le prédicat de « materia prima ». Cette « materia prima », est la première étape du processus alchimique qui se détermine telle l’épreuve de la Terre. Ce que nous avons voulu montrer, à l’aune de ces termes, une manière de retour aux sources (une « terreité » si ce néologisme peut en saisir l’essence), un naturel attachement, une évidente liaison de tout Homme avec le sol qui l’a porté, matière singulière avec laquelle l’Artiste est en constant débat, parfois en polémique, toujours situé au sein d’une tension. Sous le lexique nécessairement polyphonique de « Terre », il convient d’entendre les divers médiums auxquels celui-qui-crée a recours, aussi bien la Toile, mais aussi le Bois, le Métal, le Verre, le Papier qui constituent les briques élémentaires du jeu pictural dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les motifs de surface, telle couleur, telle harmonie, tel rythme, confondant en ceci la Forme et le Fond.

   Notre psyché est fondamentalement enracinée dans cette tonalité binaire dont la perception privilégie toujours la strate de surface, cette forme qui nous éblouit et dissimule à nos yeux les fondements de toutes choses, leur Terre primitive, leur Glaise ductile qui renferme en elle tous les sens de la manifestation des phénomènes. Si l’œuvre de cet Artiste peut se définir en tant que « radicale » (et sans doute l’est-elle en son exigence sans rupture), alors il nous faut privilégier dans ce mot sa valeur étymologique « de la racine, appartenant à la racine ». Or le destin de la racine est de tracer son blanc chemin parmi les sentiers nocturnes de la Terre. Pierre Buraglio est l’un de ces guides qui nous invite à une découverte rhizomatique du monde. Peut-être n’existe-t-il d’autre voie que celle d’une immersion au profond des choses, geste précédant toute mise à jour d’un langage qui nous soit accessible.

 

 

 

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16 janvier 2022 7 16 /01 /janvier /2022 09:52
L’intériorité mise à nu

BLANC OBLICOLLOR  - 1983

 

***

 

  

    Si l’œuvre d’un artiste peut se définir au gré des points saillants d’une esthétique, des signes les plus patents d’une picturalité, c’est bien l’idée de Forme qui nous apparaît la plus adéquate pour tracer l’essentiel du cheminement d’une œuvre. C’est bien une Forme qui tient en elle toutes les potentialités, toutes les déterminations qui frapperont les toiles d’une singularité à nulle autre pareille. C’est elle, la Forme, qui est le support d’un style, d’une manière qu’à l’Artiste de s’inscrire dans le dessin du monde et, par simple homophonie signifiante cependant, dans son « dessein ». En effet, peut-être existe-t-il une manière de loi qui pose en droit, la venue à l’être de quelques lignes qui, le plus souvent, passent inaperçues.  Nous ferons l’hypothèse suivante, que toute Forme artistique, compte tenu de sa configuration essentielle parmi le divers, existe de tout temps, n’attendant que le moment de son surgissement sur le subjectile de l’exister. Elle ne serait, en quelque sorte, qu’une actualisation temporelle de ceci même qui était en réserve, tout comme la pluie actualise le cycle complet de l’eau au rythme de sa propre chute.

   Ici, c’est à l’œuvre exemplaire, à plus d’un titre, de Jean Degottex que ce concept de Forme sera appliqué, tâchant d’en repérer les prémisses, puis l’évolution, au travers de quelques figures plastiques qui sont ses points d’émergence. Cette Forme, nous pouvons la définir en tant que « OBLIQUE », ce titre apparaissant, du reste, comme commentaire de quelques unes de ses toiles. Avant d’en chercher l’essence, nous essaierons d’en retracer la genèse, fût-elle parfois discrète mais non moins chargée de sens. Si nous partons, dans notre parcours, de l’œuvre placée à l’incipit de ce texte BLANC OBLICOLLOR - 1983, nous en chercherons les échos tout au long du labeur obstiné du Peintre que pour notre part, nous penserons entièrement orienté vers cette Forme Oblique dont il faudra faire la nervure essentielle de sa propre quête picturale. Seule cette Forme peut justifier tous les travaux antérieurs et, sans doute, marquer de son empreinte les figures à venir.

 

L’intériorité mise à nu

Les pêcheurs - 1945

 

***

 

   Dans l’un de ses premiers essais, si déjà la tentation d’une certaine modernité affleure, il n’en reste pas moins que la vision est encore globalement réaliste, représentative d’une scène de la vie ordinaire. En effet, la silhouette des pêcheurs se laisse deviner, fût-elle amorcée simplement, bien plutôt qu’amenée à sa pure effectivité. Il s’agit, essentiellement, à l’aide d’une simplification des lignes, de suggérer, non de démontrer. Cependant, si la vision s’affine et se porte en direction de notre thèse, alors se laissent percevoir, dans le motif même du filet de pêche, quelques ébauches de ce qui pourrait devenir les obliques en question. Ce qui, ici, est aussi significatif, c’est le souci de cette couleur monochrome, sans nuances, qui sera l’une des  pierres de touche de la manière future.

      Ce que l’on peut d’ores et déjà préciser, le souci constant de Jean Degottex d’épurer les schémas initiaux, de les débarrasser des prédicats formels qui les désigneraient tels de simples succédanés de ce qui serait trop incarné, chosique en quelque façon. Il faut aller vers plus de simplicité, de spontanéité gestuelle, d’intuition et, en ceci, rejoindre ces affinités à l’aune desquelles prend sens un travail n’empruntant qu’à soi les sources mêmes de sa venue en présence.    

   Maintenant, nous suivrons le « destin » de la Forme au travers de « Suite rose-noir » de 1964 où, déjà, ne font que s’affirmer la libération, l’autonomie par rapport au réel, plus aucune mimèsis ne subsistant en tant que telle. Le titre même de « Suite » est significatif à cet égard. Il ne s’agit plus de faire d’une situation de la vie quotidienne le prétexte d’une œuvre, mais de s’en exonérer au profit d’une libre circulation de la brosse (d’une simple suite) sur la surface de la toile. Alors, geste délibéré de l’ordre de l’instinctif ? Émergence d’une sourde intuition se rendant peu à peu visible ? Pure délibération et résultat d’un travail intellectif ? Rien de toutes ces hypothèses ne se pourrait confirmer et il est de l’ordre du plausible que l’Artiste, dans le feu de sa création, n’en ait rien su. Cependant, pour notre part et afin que notre recherche du surgissement de la Forme en tant que Forme ne subisse nulle distorsion, nous prétendrons que c’était bien la Forme qui, d’elle-même, se présentait, à l’abri de la conscience claire que pouvait en avoir celui qui en assurait l’une des premières esquisses. En effet, nous croyons au hasard, à la pure contingence quant à la venue à l’être du Motif. Nous n’en voulons pour preuve que quelques témoignages de l’apparitionnel en peinture chez Soulages, Viallat, Fontana.

L’intériorité mise à nu

Suite rose-noir - 1964

 

***

 

    D’abord Pierre Soulages expliquant, lors d’une interview sur France-Inter, la survenue de ce qu’il a heureusement nommé « l’Outre-Noir » :

   « Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. Cela a duré des heures, mais puisque je continuais, je me suis dit qu’il devait y avoir là quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient […]. Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard, je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et foncé, de noir et de couleur ou de noir et blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. »

   Ces paroles du Peintre sont à la fois suffisamment connues et sublimes pour que l’on ne s’y attarde longuement. Cependant, ce qu’il est essentiel de noter, ceci : « quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient » Et ce « quelque chose », c’est bien entendu la Forme qui, dans le cas évoqué ici, se traduit essentiellement par des lignes obliques qui, émergeant de la matière ou l’incisant, créent ce fameux « champ mental » où vient jouer la lumière et sa riche et mystérieuse sémantique. On n’aura pas laissé échapper le fait que les « Oblicolor » de Jean Degottex et les lignes diagonales de Pierre Soulages jouissent d’une certaine parenté plastique.

L’intériorité mise à nu

Pierre Soulages, Peinture 181 x 405 cm, 12 avril 2012

Source : Musée Fabre – Montpellier

 

***

 

   Claude Viallat ensuite, lequel vient confirmer la thèse selon laquelle il est bien plutôt l’obligé de la Forme qu’il n’en est le réel inventeur. Propos lors d’une émission sur France-Culture :

   « J'ai trouvé la manière dont les peintres en bâtiment peignaient les cuisines dans le sud de la France. Ils chaulaient les murs en blanc, puis trempaient des éponges ou des tissus dans de la chaux bleue ou rose et tamponnaient régulièrement les murs, de manière à avoir une espèce de papier peint du pauvre en répétition. Et cette technique de répétition était très importante pour moi. Il me fallait trouver un véhicule pour pouvoir marquer une image et c'est une éponge corrodée par la javel qui me l'a donné et qui a donné la forme que j'emploie encore actuellement. »

   Donc la Figure précède l’acte et le constitue au fil du temps en geste artistique, lequel, indéfiniment renouvelé, constituera non seulement un style mais orientera l’art de manière décisive dans un chemin jusqu’ici inconnu dont il faudra explorer les voies secrètes afin de proposer un nouveau lexique, en réalité une métamorphose.

 

L’intériorité mise à nu

Claude Viallat

Sans titre 9 – 2013

Source : Artsper

  

   Enfin, dernier support de la Forme, les toiles de l’Artiste Italo-argentin Lucio Fontana qui s’est rendu célèbre par ses perforations et lacérations.

 

L’intériorité mise à nu

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, 1949, papier entoilé

Source : Almanart

 

***

 

   Si, chez Fontana, les émergences de la Forme-Trous, de la Forme-Incision, semblent bien plutôt provenir d’une intuition intellectuelle liée au motif du « Concetto spaziale », donc d’une élaboration mentale, l’on peut toujours se poser la question de l’origine de ce concept, supputer peut-être quelque hasard pictural, quelque accident conduisant aux perforations et lacérations. Toujours, croyons-nous, la Forme excède les simples pouvoirs humains, à commencer par les Formes naturelles qui s’imposent à nous de toute la hauteur de leur puissance. Dès lors, toute Forme ne proviendrait-elle de ce fond matériel, confus, emmêlé, inextricable que constitue toute Phusis, cette surrection permanente d’où sortent toutes Figures, où toutes Figures retournent comme au lieu de leur provenance ? Cependant, la Forme artistique, eu égard à sa nature, serait une Forme particulière ne se confondant nullement avec les formes ustensilaires, banales, mondaines pour tout dire.

   Au cours de la longue et laborieuse genèse humaine et avec l’arrivée des Temps Modernes où l’ego est devenu le seul mode reconnu de surgir dans l’être, sous les coups de boutoir de la subjectivité, l’Homme est devenu le seul point de repère d’une vérité où, tout ce qui n’était lui, était tout simplement relégué au second rang, sinon totalement évacué de l’horizon de la vision. Mais, bien évidemment, ceci sonne à la manière d’une pétition de principe qui ne saurait atteindre la posture idéelle des Formes, car avant même qu’elles n’existent dans la visibilité, elles demeurent en elles, n’attendant que le motif de leur ouverture au monde. En ce cas, la volonté de l’Artiste est seconde, « l’initiative » restant à ces hauts visages attentifs au lieu et au temps de leur propre épiphanie.

 

 

L’intériorité mise à nu

Papier plein obliques 9 - 1976

 

***

 

   Ce qu’il nous paraît important de dire, à propos des Formes, c’est qu’elles déterminent en totalité la signature d’un Artiste dès l’instant où celui-ci, « envahi » par leur surgissement, s’installe en ces Formes et en fait le lieu unique du déploiement de son art. Ainsi, de la même façon que Soulages se confond avec son Outre-Noir, Viallat avec son Haricot, Fontana avec ses Perforations-Incisions, nous voudrions soutenir que l’œuvre de Jean Degottex trouve son point d’équilibre, le foyer de son rayonnement entre les années 1976 et 1987 où ce motif récurrent se décline d’une manière obsessionnelle (mais tout Artiste de ce nom n’est-il ce névrotique obsessionnel qui se donne sous le mode de l’originalité ?), ce même motif donc sur nombre de supports variés avec l’évident souci qu’une unité se dégageât de leur mise en relation. Le tournant des années 1983 semble marquer une sorte de culmination où les productions s’enchaînent avec bonheur et harmonie. Et, pour preuve que ce Motif est bien essentiel, qu’il se situe essentiellement au foyer des affinités de ce brillant autodidacte, l’une de ses dernières œuvres, un an avant sa mort, en 1987, « Bois fendu », semble avoir valeur testamentaire en même temps que cette Forme Oblique y brille d’un singulier éclat.

   [Incise - Ici, il faut préciser en quoi le choix du titre « L’intériorité mise à nu » s’est imposé à nous à la façon d’une évidence. Si, avec la phénoménologie, il paraît opportun de dire que nous sommes toujours-déjà-auprès-du-monde, que nous n’en sommes nullement séparés, que le subjectif et l’objectif, l’intériorité et l’extériorité ne sont que divisions artificielles, que la notion d’une unité est coalescente à l’idée même de monde, il n’en demeure pas moins que ces réalités duelles coexistent au sein de la conscience humaine, que cette conscience la vit comme l’une de ses contraintes majeures, tant la ligne qui sépare ces vécus paraît parfois infranchissable. Ce que nous voulons affirmer avec force, c’est bien qu’il existe une vie intérieure (elle fait signe en direction de la monade leibnizienne), que le geste artistique n’apparaît jamais que sous la double exigence « d’exister la Forme », de la rendre manifeste, celle de l’Artiste mais aussi bien celle, inapparente, qui va s’inscrire dans le destin de l’œuvre. Or ce n’est qu’au prix de la mise à nu de sa propre intériorité, tissée de ses plus proches affinités, que l’Artiste pourra coïncider avec cette Forme qui le questionne au plus haut point, dont il médiatisera l’émergence au prix de cette exposition de soi. Par un subtil mouvement de chiasme, par une inversion de sa propre intériorité qui se métamorphose en cette extériorité, en cette effectivité de la Ligne, de l’Oblique, à la manière dont peut se retourner la calotte d’un poulpe, se révèle au monde cette Forme artistique qui y figurait à l’état latent, comme un possible, ce possible se situant à la croisée des chemins d’une conscience et d’une mystérieuse identité se révélant à elle comme ce don inestimable qui était en attente. Ainsi la Forme humaine se confond-elle avec la Forme Artistique. Ici seulement intervient le point de fusion. Ici seulement l’unité se fait jour et dit le lieu de son être : l’Art en sa sublime présence. Ce qui serait encore à préciser, c’est que le nu de l’homme, autrement dit sa vérité, vient rejoindre le nu de la Forme : deux vérités en un identique creuset réunies : surgissement de l’Art.]

L’intériorité mise à nu

      Les deux œuvres ci-dessus témoignent, chacune à leur façon, d’une maîtrise parfaite de cette Forme Oblique qui, plus que d’avoir le statut de simple Figure, devient l’emblème même de l’Artiste, sa carte d’identité, son double morphologique. Dès lors, de même que Soulages à son Noir, de même que Viallat à son Haricot, le nom même de Degottex s’attachera de manière  spontanée à cette Forme dont il est le Fils, plutôt que le Père, ce que la suite de l’article s’efforcera de montrer. Si « Sans titre de 1983 » s’illustre à titre d’évanescence en des camaïeux de beiges, la Forme y devenant à peine discernable, a contrario cette dernière, la Forme, semble s’enlever du fond avec vigueur dans les matières de pleine pâte striée de « Tracés oblicolor de 1984 ».  C’est moins la manière dont la Figure s’actualise qui compte que l’effet qu’elle produit au simple motif de son apparaître. Deux styles différents, une même émotion plastique chez qui regarde dans la profondeur, en quête, au-delà de l’apparence, d’une invisibilité qui est venue au jour, qui perdurera, non seulement tant que l’œuvre sera présente et témoignera de son être, mais bien plus loin, car une Forme, du plein de son essentialité, jamais ne périt, le feu dût-il en consumer le subjectile. Nécessairement, cette Forme s’est déposée dans la conscience des Gardiens de l’œuvre, recouvrant ainsi une infinie temporalité, car rien ne s’efface qui a connu la beauté.                                                                                                                           

       Le temps est maintenant venu de pénétrer plus avant l’œuvre, d’interroger cette Forme dans ses assises les plus réelles. A cette fin, c’est à la parole de Pierre Wat, critique d’art, que nous nous réfèrerons, mots commentant une exposition de certaines œuvres de Jean Degottex à la Galerie Berthet-Aittouarès à Paris, en 2013 :

   

   « Degottex est un sourcier. Que fait le sourcier ? A l’aide d’un simple bâton, là où vous ne voyez rien, où c’est complètement aride, il y a quelque chose, il y a de l’eau. Je ne suis pas celui qui invente, je trouve une chose qui est déjà là. Et Degottex, c’est la même chose, c’est quelqu’un qui vous dit « regardez derrière vous, il y a une surface extrêmement banale, ordinaire, apparemment rien ne peut surgir de là et, dans le fond, j’arrive à faire surgir de l’art là où on pourrait penser que l’art ne peut pas surgir. » Il donne à penser que les œuvres qui sont là, il ne les a pas faites, il les a trouvées, qu’il serait simplement le révélateur. »

                                        

                                                     (C’est nous qui soulignons)

 

    Ce qui, d’emblée, est à relever dans ces propos, c’est que la Forme précède l’œuvre, précède l’Artiste, précède le geste artistique lui-même. Elle est position dans un espace neutre, temps sans temps, au moins considéré sous l’horizon de l’homme. Elle est Forme en tant que Forme, c’est-à-dire qu’elle est une essence qui attend. Toujours, dans le domaine de l’Art, l’essence attend d’exister. Et c’est bien elle qui sera à l’initiative car le don ne dépend que d’elle, sa mise au jour par l’Artiste n’intervient qu’a posteriori, lorsqu’une étincelle se sera produite qui liera indissolublement le jeu réciproque des affinités. Si, comme l’exprime le Critique, « la chose », autrement dit la Forme est la Source, alors comment ne pas penser que c’est bien elle qui initie le mouvement de sa propre ouverture ? Bien sûr cette conception heurte de plein fouet notre esprit logico-rationnel qui se cabre à la seule idée que l’Homme ne soit plus au centre du jeu. Si la dimension humaine est remarquable, pour autant elle ne doit nullement nous voiler les yeux. L’excès d’anthropos est aussi nuisible que sa privation ou son rejet. Si j’existe selon une évidence qui est mienne, après avoir écarté le doute cartésien, ceci ne veut nullement dire que je sois le Seul à partir de qui tout se détermine. Il y a certes mon ego, puis les choses, puis le vaste monde et l’énumération du divers serait infinie. Il y a quelque raison à demeurer dans la modestie, à observer le monde depuis une meurtrière, avant d’y faire effraction sans retenue.

   Mais revenons aux paroles qui doivent nous occuper et nous interroger. Cette métaphore du Sourcier, à laquelle l’image du Peintre renvoie, bien plus qu’une simple analogie, se révèle des plus fécondes quant à la compréhension de l’œuvre et de cette Forme qui en assure la tension certes plastique, mais surtout ontologique. Pierre Wat s’exprime en termes très simples et c’est sans doute cette simplicité, ce dépouillement, qui nous installent au cœur même de ce qui est à penser. A cet effet, nous voudrions relever le lexique itératif qui fait signe vers « la chose » : « il y a quelque chose », « je trouve une chose », « c’est la même chose ». Bien plus qu’une incapacité du langage à signifier, « la chose » est un autre nom pour la « Forme » qui, à partir d’ici, se donne non seulement comme un « parti pris » de la chose plastique, mais comme la nervure la plus apparente de l’art en son évidente visibilité. Ici, dans l’espace de quelques mots simples, ce n’est rien de moins qu’un saut, par nous effectué qui, du socle ontique contingent, nous requiert et nous dépose dans le site hautement ontologique dont, toujours nous avons rêvé, sans pour autant lui attribuer l’espace d’une possible vision.

   Cet accomplissement est surgissement au plein du processus phénoménologique. Si, encore, quelques adhérences ontiques demeuraient chez Husserl au motif de l’objectité, chez Heidegger au motif de l’étantité, une manière d’allégeance involontaire à l’empreinte de la Métaphysique, avec la notion de « Sourcier » dont nous allons aborder bientôt la fécondité, c’est en plein champ de la donation que nous débouchons, tel que défini brillamment par Jean-Luc Marion dans son livre princeps « Etant donné ». L’une des prémisses essentielles dont il fait le fondement de son essai : « Autant de réduction, autant de donation », peut trouver, dans la Forme Oblique de Degottex l’une de ses plus exemplaires confirmations. Si l’on observe de près cette Forme sous l’angle de « la chose qui se donne », alors nous nous apercevrons vite que « l’attitude naturelle », celle qui, ontiquement déterminée, repose le plus souvent sur de fausses intuitions, se trouve ici remplacée par un régime de réduction qui reconduit tout à l’être même de ce que l’Art peut nous délivrer de plus haut, de plus sublime. Or, pour que ceci se rende visible, il est nécessaire d’éliminer de l’horizon de la phénoménalité, tout ce qui n’est nullement elle, qui grève notre perception de « la Chose » et la rend totalement illisible.

   Si nous considérons, dans le champ uni de notre vision, à la fois la Forme-donatrice du don, le don lui-même qui n’est autre que l’essence de l’Art, le donataire qui est l’Artiste à qui s’adresse la Forme, nous percevons, d’emblée, que le principe de la réduction phénoménologique a tout reconduit à une manière d’évidence et de simplicité premières. La Forme, en tant que donatrice, ne requiert de l’Artiste-donataire, nul échange, nulle transaction quantitative, nul négoce, seulement la ressource de l’oeuvre, laquelle provient de la source à laquelle le Sourcier s’abreuve et porte au paraître la seule « chose » qu’il a à montrer, l’Art en sa ligne la plus effective. Dans cette optique, la Forme pour apparaître, l’Artiste pour la recevoir, le Don lui-même en son épiphanie, n’ont plus rien d’extérieur qui leur soit imposé, nulle transcendance n’est à convoquer, tout surgit à partir de soi dans la forme de la pure immanence.

   Ce qui, ici, en régime de réduction, va à l’essentiel sans que quelque motif logique en sous-tende la parution, ceci, bien évidemment, s’oppose à la vue métaphysique qui ne raisonne que par un enchaînement de causes et de conséquences. Ainsi, une certaine Tradition veut que, prioritairement, ce soit la volonté de l’Artiste, son génie, qui frappent de leur sceau le réel pour en révéler la forme, laquelle en relation avec d’autres formes donnerait lieu à la manifestation artistique. Bien plus qu’une différence de « forme » conceptuelle, il s’agit du réel statut ontologique de l’œuvre d’art. Si la visée phénoménologique libère sa venue de toute dette vis-à-vis d’une quelconque extériorité, lui restituant une liberté qui lui est nécessaire pour accéder à sa propre effectivité ; d’une manière diamétralement opposée, la métaphysique pose au fondement de toute œuvre une conscience qui la constitue en propre, un acte de pure création qui n’est pas sans faire penser à l’acte divin. On est loin du geste du « Sourcier », lequel en sa modestie même, n’a fait que trouver ce qui était dissimulé, que porter au regard cette « chose » qui en elle-même, à partir d’elle-même dresse les motifs d’une cimaise de l’Art. Du côté de la Tradition, une manière de puissance occulte détermine toute venue à la forme. Du côté de la « conversion » phénoménologique du regard, une pure immanence, une pure liberté qui confie son être à celui, celle qui, en chemin vers elle, l’amèneront au paraître. Du même coup la suspicion d’une toute-puissance de la subjectivité, lot de la Modernité, cède la place à un réel qui se manifeste selon la pente de son propre destin, qu’un autre destin, celui du « Sourcier » vient rencontrer, ces destins réunis cheminant de conserve en direction de ce don gratuit, visage que l’Art en sa plus haute vérité, doit nous montrer. Ici deviendrait manifeste le recours à la belle formule de « l’art pour l’art », ce slogan affirmant l’autarcie de l’art, sa valeur purement intrinsèque, son exclusion de toute justification mondaine, qu’il s’agisse de mission éducative, religieuse, morale ou visant quelque fin ustensilaire que ce soit.

   [Incise sur destin et liberté - Ce qui peut poser question, le fait que dans le phénomène qui se donne à l’artiste, sous les auspices de la Forme, le degré de l’habituelle contingence se trouve devoir céder la place à la nécessité, cette dernière impliquant, de facto, une perte de liberté. Comme si la Forme imposait sa loi d’une manière unilatérale. Mais raisonner de la sorte ne pourrait trouver sa justification qu’en raison d’une imposition de la Forme, d’une contrainte subie, d’une aliénation de l’Artiste à la cause même qu’il poursuit avec détermination. Mais ce serait faire la part trop belle à l’idée d’une servitude qui, pour être « volontaire », n’en serait pas moins une servitude. Ce qui sauve l’Artiste de cette fâcheuse posture d’être dominé, n’est rien de moins que le concept d’affinité, lequel par l’attirance et l’amour de la chose qu’il suppose et appelle nécessairement, place l’Artiste, nullement en situation d’obligé, mais d’égal à égal avec le motif de son incessante et passionnée recherche. Et c’est bien parce que l’Artiste cherche continûment qu’il trouve ce qu’il cherche et s’accomplit ainsi en tant qu’Artiste, en sa conduite la plus libre et la plus éthique qui soit. La plus éthique car c’est en vertu d’une vérité de la Forme qu’il s’y adonne avec tant d’ardeur et d’assiduité. Il y a donc un double flux qui s’exerce : de la Chose artistique à l’Artiste qui l’appelle ; de l’Artiste qui se laisse appeler et place la Forme au centre même de ce qui lui est le plus cher. Nul déséquilibre entre les parties. Une relation de confiance d’une-qui-appelle, la Forme, à l’un-qui-est-appelé, dont le seul et unique mérite consiste à être ce « révélateur » de ce qui, toujours l’a questionné et lui répond enfin dans un langage clair et évident. Pareil au Photographe qui, devant son bain de révélateur, sous la mystérieuse lumière inactinique de ses lampes, assiste avec étonnement et ravissement à la montée en présence, à la surrection de ce qui n’était pas et qui, soudain, est devenu ce qui est par la médiation d’une ineffable grâce. Nul, en effet, ne sait, nul ne pourrait thématiser, fût-il des plus avertis, le processus de cette factualité interne qui amène la Chose à cet ineffaçable et prodigieux coefficient de visibilité.]

    Ce qui est à considérer avec la plus vive attention, c’est que ce « concept de Sourcier » qui définit si bien le motif de la donation de la Forme à l’Artiste, inverse l’image du génie, du créateur démiurge qui, en un élan strictement anthropologique, impulse à l’œuvre le motif de sa puissance de révélation. Si « révélation » il y a, elle est bien plutôt du côté de la Forme, donc du potentiel artistique qui toujours se réserve et n’attend que le temps et le lieu de son émergence. Avant même que le geste artistique ne soit promulgué, la forme (que nous prenons soin d’écrire avec une minuscule), était en position antéprédicative, à l’abri de ses qualifications futures, elle se situait dans un statut pré-ontologique qui se métamorphoserait en une soudaine ontologie de la parution lorsque la Forme (avec une majuscule cette fois-ci), parvenue à sa maturité après un long temps d’incubation, trouverait le chemin même sur lequel, de tout temps, elle se situait, pareille à cette eau fossile qui surgit des profondeurs de la terre en un jaillissement quasi-artistique, en tout cas en une émersion pleine d’une essence patiemment assemblée à l’abri de tout regard.  

   Nous croyons à cette nécessité de l’abri, du refuge, seuls lieux possibles pour une entente de l’Artiste avec sa Forme. La plupart des Artistes, sinon tous, éprouvent bien plus que des réticences à créer devant quelque public que ce soit et les « démonstrations » ne sont que des actes qui cèdent à la pression médiatique. Le geste artistique est plein de pudeur, plein de retenue. Il se mesure bien plus à une simple touche, à un effleurement, symboliquement, le geste réel fût-il vigoureux et propulsé par une sorte d’énergie sauvage. Le cheminement avec la Forme est de nature amoureuse et qu’importent la fougue ou bien la danse sur la pointe des pieds, c’est la profondeur intime du mouvement, sa signification interne qui importent.   Comme si, en toute chose, il y avait à fournir une « justification », à débusquer la levée d’une cause efficiente qui viserait une cause finale. Le plus difficile, peut-être, ôter de nous ces réflexes multimillénaires que des siècles de spéculation métaphysico-rationnelle ont déposés en nous, telles des strates géologiques dont notre terre humaine ne pourrait jamais faire l’économie qu’au gré de sa propre perte dans de multiples et insondables apories.

   Face aux œuvres, nous avons à retrouver en nous la spontanéité du petit enfant devant la feuille de dessin qu’il macule de ses traits de crayon sans pour autant se soucier de ce qui en résultera. Le plus souvent, se donnent de cette manière de singuliers chefs-d’œuvre et ces fameux « bonhommes-têtards » valent mille fois les projections laborieuses de leurs aînés, règle et crayon en main, s’escrimant à coïncider géométriquement avec les injonctions des paradigmes de la raison. De manière évidente, le petit enfant est un « Sourcier ». Si nous visons adéquatement l’œuvre d’un Degottex avec ses hachures obliques, les scarifications dans la pâte noire d’un Soulages, l’énergie toute innocente d’un Viallat posant ses haricots sur d’immenses coupons de toile, l’espièglerie qui anime les perforations et lacérations d’un Fontana, ne retrouvons-nous alors, en eux, dans cet appel de la Forme à son advenue, une figure en tous points identique au jeu des plus jeunes enfants qui bâtissent avec joie d’éternels châteaux de sable ? Ne trouve-ton la manière de « magie » qui consiste, pour « le Sourcier », baguette de coudrier en main, à sentir entre ses doigts cette vibration aimantée par la belle présence de l’eau (minuscule). L’Eau (Majuscule) devient alors, par la pure grâce du geste du « Sourcier », cette Forme élémentaire-élémentale qui brille telle une gemme dans la longue nuit humaine.

   Dialoguer avec une Forme dans une manière d’exténuation du corps et de l’esprit, n’est-ce pas cet effort un peu inconscient de faire surgir de l’obscurité native, des convulsions épileptiques de la Phusis, des contradictions humaines, cette Lueur Diagonale qui brille à l’horizon, cet Outre-Noir qui scintille sous la margelle du puits, cette Incision grâce à laquelle le tissu compact du réel entaillé sort de sa léthé et nous dévoile un peu de sa vérité ; n’est-ce pas faire du Haricot ou bien de l’Osselet cette épiphanie du Simple qui est la seule à nous livrer l’être en son unique dimension ? D’une façon souple et amicale, ce que ces Artistes nous dévoilent, par l’entremise de leurs Formes, c’est cette nécessite de mettre notre propre « intériorité à nu », d’accepter en notre fond que notre propre Forme coïncide, au moins l’éclair d’un instant, avec cette autre « intériorité mise à nu », cette Forme artistique qui, un jour, pourrait bien être le seul espace où quelque chose de doué de sens nous apparaisse depuis le massif de sa sourde évidence.

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5 janvier 2022 3 05 /01 /janvier /2022 10:28
L’être en son archaïque posture

Autoportrait

Huile/papier

Léa Ciari

 

***

 

   [Variation phénoménologique sur cette belle œuvre déjà abordée sous le titre : « Quelle est donc cette déshérence ». Sans doute des similitudes ou redites existeront-elles. L’article cité n’a nullement été relu avant que celui qui vous est proposé aujourd’hui ne soit commis. Merci d’avance pour votre indulgence.]

 

*

 

   C’est un bien étrange sentiment que celui d’être confronté à l’image d’une personne dont le visage a été occulté. Nous n’avons plus d’assise réelle, ni pour nous confronter à qui elle est en réalité, ni à qui nous sommes dans notre face à face avec l’Enigme. Car c’est bien de la plus haute Enigme dont il s’agit. Notre rencontre avec l’Autre ne s’accomplit jamais que sous le sceau d’une immédiate saisie dont ses yeux, sa bouche sont les essentielles polarités. Si l’Autre nous détermine en grande partie au motif que son regard nous vise, alors l’absence de ce dernier signifie que nous existons à peine, que nous n’arrivons à notre être que sur le mode d’une tragique incomplétude. Nous nous sentons dépossédés d’une grande partie de nous-mêmes, spoliés en quelque sorte d’une image que nous eussions souhaitée autrement accomplie, ourlée des mille et une grâces qui font de l’humain sa nature unique, non duplicable, une singularité parmi un peuple d’autres singularités. Donc, dans ce traitement partiel du visage, ce n’est seulement l’Artiste en son Autoportrait qui se donne sur le mode d’une privation, mais c’est bien nous (et conséquemment tous les Autres) qui vivons scotomisés, lobotomisés, sectionnés en quelque sorte dans notre prétention à vivre l’entièreté de qui nous sommes sans partage. Toujours le schéma humain fonctionne à titre de réciprocité. Je ne suis Moi que par l’Autre, l’Autre n’est Tel que par ma conscience qui le vise et le pose en tant que cet humain qu’il est, que chacun reconnaît en sa différence, en son unique présence.

   Pourtant nous souhaitons regarder, pourtant nous souhaitons fendre l’armure, traverser le fortin qui nous fait face et, de l’intérieur, en connaître la sublime splendeur. Car nous ne pouvons demeurer face à l’Autre dans le plus étrange des dénuements qui soit : le viser et n’en retirer qu’une impossible situation dialogique. Dans cette optique nous sommes tels ces « chiens de faïence » qui, faute de s’apercevoir, demeurent chacun en soi, comme derrière une vitre ou bien dissimulés sous une glaçure d’émail. C’est comme si rien de soi n’existait, que l’Autre n’était qu’une invraisemblable hypothèse, peut-être un mirage allumé par notre conscience, une hallucination trouant la margelle de notre esprit. Qui nous voyons ici est placée dans une étrange distance sans profondeur. Ce nul visage vient à nous et, en même temps, se réfugie dans la cire de son anonymat, un peu à la manière d’une représentation parcheminée du Musée Grévin. Venue au monde qui, en même temps, est venue sur le mode du retrait, de l’absence, manière de néantisation qui la concerne, elle cette figure, nous concerne par un simple effet d’écho. Si bien que nous sommes interpelés au plus profond de notre condition mortelle. Oui, « condition mortelle », finitude trouvant son tremplin à la hauteur de cette épiphanie tronquée. Ce visage, dont on attendrait qu’il fût plein, rayonnant, voici qu’il se donne en tant que résonnance du vide, en tant que douloureuse abstraction. Or, précisément, cette image traitée de façon contemporaine, ceci est une grande beauté bien plus proche de la rigueur du concept que de la mise en vue d’une simple effectuation plastique, une forme belle parmi tant d’autres, eh bien cette image se dépossède elle-même de son coefficient d’humanité et nous entraîne à sa suite dans le tissu serré et mortifère de l’aporie. Qu’un mannequin de Giorgio de Chirico soit pourvu d’une illisible tête, nous les humains en supportons la valeur artistique car nous comprenons aisément que le Surréalisme se dote d’une vue différente de la nôtre, d’essence logogriphique en quelque façon, ce qui veut dire que le Peintre nous propose de déchiffrer le rébus qu’il nous tend sous la figure d’une provocation.

 

 

L’être en son archaïque posture

Source : Toute La Culture

 

***

 

   Le plus souvent, l’Art, lorsqu’il se manifeste sous des formes inusitées est subversif.  Cependant l’homme n’est nullement un mannequin et la privation de son visage revient à l’amputer de la partie la plus visible, la plus donatrice de sens de son être, autrement dit il s’agit ici d’un revirement ontologique le reconduisant, en quelque sorte, aux premiers balbutiements de l’humain. Sans doute aux prémisses d’une humanité préhistorique. Bien évidemment, il n’y a nulle différence d’essence concernant le traitement du visage, qu’il s’agisse de l’œuvre de l’Artiste Italien ou de celle de Léa Ciari qui fait ici l’objet de notre méditation. Seulement ce qui est à saisir, c’est que l’étude « Autoportrait » sera conduite de manière radicale, comme si, en effet, elle ne faisait que refléter une réalité matérielle indépassable, différente, en son fond, de la simple valeur symbolique que nous pourrions attribuer à cette représentation. Arguons du fait que, si l’Artiste a pris le parti de biffer sa propre image, ceci ne résulte nullement d’un jeu gratuit mais que ceci interroge l’humain en de bien plus décisives profondeurs. Tout ce qui va suivre tout au long de cet article se livrera sous la teinte d’une tragédie affectant les Existants, dès l’instant où c’est la présence même de leur visage qui est remise en question, sinon reléguée dans les plus ombreuses oubliettes qui se puissent imaginer.

   Tout ici fait donc signe à l’aune de l’antécédence, tout ici se doit d’être interprété selon une genèse inversée, comme s’il s’agissait, depuis l’ici et maintenant, de rétrocéder en direction de quelque lieu originel, lequel contiendrait en son germe, d’actuelles postures existentielles dont, à l’évidence, nous serions totalement inconscients. C’est ainsi, le plus souvent nos yeux ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg, la dissimulée (bien plus importante), nous flottons au-dessus en toute insouciance. Sans doute cette marche en avant, les yeux levés au ciel, est-elle la seule qui nous soit, de toute éternité, allouée. Marcher tout en regardant ses pieds est aussi malcommode que semé d’embûches. Avançons dans la joie, il sera toujours temps de se morfondre sur les irrégularités du sol et les failles qu’il dissimule !

   Mais nous parlions de préhistoire et il s’agit maintenant de voir en quoi cette image nous reporte d’emblée au plus loin de l’esquisse humaine. Donc, à partir d’ici, il convient de faire chemin amont, de régresser et de passer de l’homme total, celui que nous connaissons aujourd’hui, dont le visage humain est totalement accompli, porteur des sens qui s’y attachent (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher), qui correspond à la forme la plus évoluée de l’espèce, pour aboutir à sa forme primitive  au sujet de laquelle nous faisons l’hypothèse que le primat du toucher excédait et annulait tout autre sens, les premiers balbutiements de l’humain se donnant à la manière d’une racine, d’un tubercule se confondant presque entièrement avec le sol donateur de vie. En quelque manière une existence terrestre, sinon terreuse, tous les prédicats attachés à la terre, à la glaise, à l’humus, au limon déterminant les linéaments au gré desquels l’homme commençait à se détacher de la matière sans en différer foncièrement. Roc biologique, chair confondue avec l’élément tellurique, encore habité de la sourde rumeur de la lave, des effusions des lapillis, du jet des bombes ignées, des soubresauts d’un chaos ne parvenant encore à s’organiser en cosmos. Âge où le Préhistorique se confond presque avec le Géologique, tout ceci logé en une brume si lointaine que rien de sûr ne paraît, que l’indifférenciation des choses est le lot commun de ce qui vient à l’être.

   Une brève incursion dans la genèse humaine prétendra approfondir cette thèse. Chez Sapiens sapiens, déjà versé dans les premières manifestations de l’art, c’est la totalité des sens qui est mise en œuvre afin qu’un monde s’ouvre et parle le langage qu’on attend de lui. Chez Sapiens, c’est surtout la fonction ustensilaire qui est développée, laquelle nécessite aussi une synthèse des sens mais plus proche d’une praxis, moins intellective. Chez Erectus s’hypostasie encore la fonction de l’esprit pour devenir usage premier dont naissent la maîtrise du feu, les prémisses du langage. Chez Habilis, un degré est encore franchi en direction de l’élémentaire puisque la parole n’existe pas encore et que l’outil est à son âge le plus rudimentaire. Enfin chez Australopithèque, dont le nom signifie « singe du Sud », la fonction humaine est si réduite qu’elle rejoint l’instinctuel animal, le presque végétatif, dont les manifestations essentielles sont des pratiques entièrement gestuelles, locomotion, mimiques, éructations pré-langagières. C’est un peu comme si cet homme archaïque pouvait servir de schéma introductif à l’étude d’une posture humaine dépourvue de visage, la dimension strictement tactile constituant la seule voie d’accès au monde. Et, afin de souligner l’étrangeté de cette figure en laquelle est biffé le lieu humain de son épiphanie, nous la nommerons, provisoirement, sous des mots d’origine étrangère, la distance avec le phénomène s’accroissant au motif de cette nomination : en italien « senza volto », en espagnol « sin rostro », en anglais « without a face », en allemand « ohne gesicht », enfin en grec «chorís prósopo,  χωρίς πρόσωπο ». « Moi, j'ai dit « bizarre, bizarre... comme c'est étrange ! », comment trouver mieux que la réplique célèbre de Louis Jouvet dans le film « Drôle de drame » de Marcel Carné ? Oui, sentiment « d’inquiétante étrangeté » que de percevoir cela même qui se donne comme l’inconcevable, l’inimaginable, une femme, un homme sans visage.

   A la réflexion, toute posture interprétative du monde pourrait-elle, sans doute, reproduire cette genèse de l’évolution humaine, ce qui revient à dire que tout paradigme du connaître, reporté à son horizon sensoriel, franchirait ces étapes, depuis la simple tournure tactile-gestuelle (la plus primitive),  pour aboutir à la pure intellection symbolisée par la saisie visuelle (art perceptif par excellence), en passant par tous les degrés qui se situent entre ces deux pôles, à savoir les différentes captures médianes que constituent odorat, goût, ouïe. Ceci ne saurait en aucun cas constituer une pétition de principe mais le factuel, l’empirique paraissent attribuer à chaque sens une position bien particulière. Donc ici nous confirmons bien cette hypothèse d’une gradation croissante de la sphère perceptive dont

 

le premier degré serait le Toucher,

le second le Goût,

le troisième l’Odorat,

le quatrième l’Ouïe,

le cinquième et dernier

dans l’ordre de l’élaboration, la Vue.

  

   Mais nous souhaiterions rendre cette thèse plus visible en faisant appel à l’expérience perceptive concrète, quotidienne ou bien parfois plus singulière, évoquant ci-après la relation de Paul Cézanne à la Montagne Sainte-Victoire. Dès lors il s’agit de savoir quels sont les degrés de phénoménalité qui se donnent sous une telle visée. Nous reprendrons donc le schéma d’une approche progressive, débutant par une saisie grâce au toucher pour terminer par cette même saisie au gré de la vision.

 

L’être en son archaïque posture

La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus

   Le toucher

 

   Imaginons Cézanne qui, depuis la Carrière de Bibemus, observe la Sainte-Victoire. Ce qu’il faut d’abord comprendre c’est que, chez ce sensitif, cet introverti, cet homme attiré en quelque manière par une solitude proche d’un érémétisme, le réel, la nature se présentent à lui d’une façon que nous pourrions qualifier d’instinctuelle, de donné immédiat dans sa forme la plus brute, la plus rudimentaire. Ce que vient confirmer le mot d’Auguste Renoir : « Cézanne ressemblait à un hérisson. Ses mouvements semblaient limités par une invisible carcasse extérieure… » Ce que Cézanne confirme lui-même dans cette étonnante auto-confession : « Je suis le primitif d'un art nouveau. ». C’est donc sur le mode de la primitivité que le monde s’annonce et se révèle dans toute l’ampleur de son originelle sauvagerie. Donc, depuis Bibemus, ce que Cézanne perçoit tout d’abord, c’est la dimension chaotique, désordonnée, plurielle, luxuriante, polyphonique de ce paysage grandiose qui le questionne tant en son fond quasiment irreprésentable. Le surgisement est toujours tissé de cette structure complexe, fourmillante, foisonnante à tel point que le regard qui s’y porte est comme désarçonné par cette surprenante profusion. C’est au corps propre de Cézanne que la Montagne s’annonce telle cette haute surrection, cette manifestation géologique montant des assises infinies du temps. En réalité, c’est moins la Montagne en tant que telle qui se présente au premier abord mais bien la perspective infiniment déroutante de cet excès de la Phusis en son bouillonnement interne, en son fond animé de pulsations et de convulsions, ce socle dont tout provient et où tout retourne dans un immémorial mouvement de revirement à soi des choses. Sainte-Victoire, c’est en un premier temps pour le Peintre, une irisation sur sa peau, un fourmillement dans le massif même de sa chair, un long écoulement à même son sang, un souffle gonflant ses alvéoles, une impatience formelle s’allumant sur la margelle de son esprit. Dans un premier geste de préhension, la Montagne ne fait signe qu’à partir de sa terre, de ses rochers, de ses arbres quasiment minéraux, de ses nuages tels de gros tampons d’ouate, de ses maisons pareilles à de grossiers jouets de bois. Tout se présente dans la pure matérialité, ce langage de la Nature qui est comme sa vibrante anatomie. Une chair contre une autre.

 

    Le Goûter

  

   Mais Cézanne, dans sa genèse de Peintre, ne saurait demeurer dans ce constat somme toute primaire qui constitue bien vite une limitation à l’acte de peindre tel qu’il doit se présenter. Il faut plus de légèreté. Il faut plus de hauteur. Alors, en un second temps, Cézanne ne peut que « goûter » le paysage qui lui fait face. Bien évidemment ce goûter ne sera nullement d’origine gustative au sens strict,  mais bien plutôt d’essence plastique et sensuellle. Mais ici, il nous faut recourir aux analogies avec la sphère des saveurs, faute de quoi le « goûter » n’aurait plus aucun sens. Cézanne goûte la lumière du ciel telle une mousse aérienne, tout en douceur. Il goûte la Montagne en sa consistance plus étoffée, comme un aliment qui résiste sour la dent, un genre de granité dont il faut écraser les grains afin d’en libérer le suc interne. Il goûte la densité de l’habitat semblable à la texture d’une chair. Il goûte les frondaisons des arbres, comme il le ferait d’un biscuit délicat rehaussé de pistache.

  

     Le sentir

  

    En un troisième temps, ce sont les fragrances musquées, épicées de la Provence qui se montrent, lesquelles ne sont nullement dissociables de l’expérience cézanienne du terroir. L’homme est profondément enraciné dans son sol, il en constitue un naturel prolongement, une sorte d’excroissance qui ne peut que témoigner de l’origine de son fondement. Les senteurs d’ici sont comme des marqueurs de ce sol à la forte personnalité. Tout Peintre digne de ce nom ne peut qu’en porter les emblèmes gravés au sein même de qui il est, ces marqueurs qui, dès qu’ils sont traduits en peinture, assurent la liaision du réel (cette Montagne de rochers), et de la figuration artistique (cette œuvre intitulée « La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus »). De la Montagne réelle à la Montagne symbolique, c’est l’Artiste qui a assuré la médiation, transportant les fragarnces du terroir au sein même de la toile, lui attribuant une manière d’ambiance olfactive au gré de laquelle elle rayonne et se rattache à son socle primitif. Chaque touche de peinture sera l’évocation d’un motif végétal. Initier le jeu des correspondances baudelairiennes devient ici une nécessité. La vue depuis Bibémus se déclinera selon une palette riche mais limitée cependant. Le bleu-parme du ciel reflètera les délicates cynoglosses de Crète ; le bleu à peine affirmé de la Montagne appellera la délicatesse du lys de Saint-Bruno ; les ramures des pins se confondront avec les touffes claires du fumana vulgaire ; le jaune du sol évoquera les tapis de pastel des teinturiers ; l’orangé du crépi des maisons fera penser aux pistils des crocus bigarrés. Une erreur serait de croire cette description gratuite, seulement liée au plaisir de l’évocation. Non, chaque coup de pinceau du natif d’Aix-en-Provence pose effectivement sur la toile ces fleurs, ces végétaux dont la subtile fragrance se laisse approcher pour qui porte à l’œuvre un regard attentif. Un terrien qui peint, jamais ne peut se dissocier du lieu de sa provenance. Bien plus, peindre est un acte d’immersion dans cette terre qui vous avu naître et n’attend que votre retour.

 

   L’Entendre

 

   Et l’ouïe ne saurait s’absenter de cet inventaire du réel. Face à la Sainte-Victoire, face à son énigme qui est tout autant énigme de l’art, Cézanne est à l’écoute de « sa Montagne », il n’en veut rien perdre, la posséder jusqu’en son intime. Ce que les sens évoqués précédemment, lui donnaient en mode restreint (le toucher à même sa chair, le goût en une saisie purement intérieure, le sentir dans un environnement immédiat), voici que l’ouïe élargit tout, s’ouvre et annonce déjà la merveilleuse amplitude du voir.

   Il faut demeurer là, dans sa conque de chair et la laisser s’imprégner de toute cette musicalité, de ce rythme qui surgissent de partout et disent un peu de la symphonie du monde. Attentif au ciel, c’est déjà le vent qui s’y imprime, le majestueux Mistral et c’est bien sûr la crète de la Montagne mais c’est aussi le couloir de la Vallée du Rhône, la vaste plaine caillouteuse de la Crau, mais c’est aussi, sur son flanc occidental, les bourrasques et les colères de la Tramontane. Et les vents dialoguent entre eux et c’est la Rose entière des Vents qui se laisse entendre avec le Grec , le Levant, le Sirocco, le Marin et tous les flux de la terre en un unique lieu assemblés. Il faut se laisser surprendre par toute cette poésie venteuse, en éprouver le ruissellement sur la surface de la peau.

   Puis se rendre disponible aux arbres, écouter la chute des pignes de pin sur le sol durci de chaleur. Alors la touche sera vive, colorée, appliquée en un seul geste de la main. Ecouter la vie de la Sainte-Victoire, ses contractions sous le froid, sa dilatation sous les coups de boutoir du soleil, écouter ses flancs lissés de lumière et le pinceau glissera, léger, avec sa teinte d’aquarelle. Ecouter encore les craquements des vieilles maisons, discerner leur fusion harmonieuse, à peine un chant levé plus haut que le brin d’herbe, et un jaune-orangé glissera parmi les notes du paysage, sans en troubler aucune, un simple écoulement si discret, il faut tendre l’oreille. Ecouter les cigales cymbaliser un peu partout, comme si elles étaient un trait d’union entre les choses, une manifestation particulière de ce beau pays d’Aix. Nul doute que Cézanne ait été un auditeur attentif de ce qui était posé devant lui, dont il devait rendre compte avec ses huiles, ses lavis. Ecouter veut aussi dire être en entente avec les choses, les laisser se manifester à la hauteur de leur présence. Chaque bruit de la Sainte-Victoire était disséqué, puis posé sur la toile qui vibrait et résonnait, vibrant témoignage de cette vie ici réelle, tangible, infiniment tangible.

 

   Le Voir

 

   C’est vraiment à partir d’ici que tout se dénoue, que tout s’organise, que ce qui était séparé conflue, que le divers se donne en mode assemblé. Si, d’une chose, nous pouvons tout dire, c’est bien au motif que la parole prend assise sur le voir, ce même voir qui synthétise tous les percepts fragmentaires qui le précèdent et l’annoncent. Si une chose telle une poterie en terre cuite se manifeste selon sa totalité, c’est bien parce que son toucher lisse ou rugueux, son goût fade si nous y portons nos lèvres pour une libation, son sentir vernissé de glaise durcie au feu, le son qu’elle produit quand on martèle ses flancs, donc tous ses prédicats perceptuels se trouvent reliés d’une manière cohérente par la vue que nous lui adressons. Un aveugle de naissance éprouve certes, au fond de soi, des sensations qui lui sont particulières mais jamais sa vue ne peut lui confirmer la particularité intime des choses. Voir c’est confirmer le réel, lui donner ses assises les plus sûres. Toutes les qualités que nous attribuaons à la chose ont nécessairement besoin d’être mises en perspective selon la lumière du regard. De tel objet dont quelqu’un vous dirait qu’il est granuleux, il y a fort à parier que vous ne pourriez faire l’économie d’un regard porté en sa direction. Ne le verriez-vous nullement et il resterait privé de ce primat essentiel de la vision qui l’accomplit en son être. Vous auriez alors l’impression d’un objet partiel dissimulant à vos yeux l’essentiel de son essence. Nous sommes pareils à des explorateurs du Grand Nord, nous ne voulons pas seulement voir la partie visible de l’iceberg, mais percer le secret de sa partie invisible.

    Mais après ces quelques considérations abstraites, revenons à Cézanne et à « sa Montagne ». Bien évidemment, pour la commodité de l’exposé, nous avons livré les explorations sensorielles les unes après les autres, alors que, dans le réel, c’est bien d’un acte de préhension simultané dont il s’agit.

    Comme il le disait lui-même, il s’agissait essentiellement de peindre « sur le motif ». La phrase qui suit, tirée d’un commentaire de France-Culture, en résume parfaitement le caractère :

   « C'est que, Cézanne aimait traquer sa "petite sensation" en allant en plein air, "sur le motif", regarder au fond des yeux les lieux et les paysages, se mesurer à des arbres hiératiques et à d'anguleux rochers rouges, à la recherche – dit-on – de l'origine du monde ! »

   Oui, c’est bien à cette quête étrange de « l’origine du monde » que se livre le Peintre des « Grandes Baigneuses ». Et cette mystérieuse origine, c’est avec les yeux, préférentiellement, qu’il veut y accéder.

   Voyant à la manière de Rimbaud, « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant », Cézanne doit se doter d’une vision qui fore le réel en  sa plus grande profondeur, en déploie toute la puissance de manifestation. Devant la Sainte-Victoire, devant la toile blanche, c’est bien la mutité qui doit être dépassée, c’est bien le Poème en sa plus somptueuse épiphanie qui doit se montrer et dire l’origine des choses, leur essence impartageable. Regard scrutateur s’il en est, lequel ne saurait se contenter de la surface des choses, de l’éclat trompeur de leur vernis. Aller au fond des choses, à la racine de leur être.

 

Alors toucher ne suffit plus.

Alors gouter ne suffit plus.

Alors sentir ne suffit plus.

Alors entendre ne suffit plus.

  

   Ces approches sont trop parcellaires, fractionnées. Le toucher est trop local, le goûter un sentiment trop interne, le sentir trop limité à un environnement proche, l’entendre trop soudé au présent en son instantanéité. Il faut arriver aux choses avec tout le souci qu’elles méritent. Il faut arriver sur le ton du surgissement. Il faut désoperculer, désensabler, exhumer, créer les conditions de la germination, faire se lever les épis, broyer les grains, obtenir le beau froment et le disperser à tous les  vents de la conscience, faire rougeoyer l’intellect, multiplier la sensation, déflorer chaque pouce carré de toile et y inscrire l’arc-en-ciel du monde, il est cette immense faveur en attente d’être.

   Que fait la Sainte-Victoire en tout ceci ? Rien d’autre que de déployer son être, de le laisser vacant, à disposition du Peintre qui en sera réellement, tangiblement, illuminé de l’intérieur. Ce sont des gouttes de sève, de résine blanche qui couleront dans ses veines. Ce sont des feux qui s’allumeront dans la nasse de sa chair. Ce sont des tellurismes internes qui le conduiront sur le bord d’une extase et peut-être même au-delà, dans la contrée de l’Art, cette nature de haute venue que ne peuvent connaître que les Artistes  au plein de leur création, que les Voyeurs de l’oeuvre  dans la sublimité qui les atteint en plein cœur et les rend meilleurs qu’ils ne l’ont jamais été.

   Le regard du Provençal est fasciné, en proie à la plus étrange des chorégraphies qui se puisse imaginer. Le pinceau est libre de soi, il court sur la toile, pose ici un bleu tiffany affirmé, là un bleu céleste plus léger ; ici un jaune aurore lumineux, puis un jaune maïs plus ombreux ; puis un rouge-oange qui vibre dans la discrétion, un nacarat proche de la chair ; plus loin un vert sauge, un vert amande pareil à un poudroiement. Alors ici, dans la joie plurielle de l’apparition, comment ne pas évoquer la formule si juste :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » 

 

   Ici, il n’y aurait presque rien à rjouter tant cette pensée accomplit, en une seule phrase, le destin de toute création. De la Couleur à la Forme, c’est-à-dire à ce qui fait phénomène dans sa plus haute Vérité, nulle distance, un simple et continu écoulement de la couleur en son autre, la forme qui, maintenant a renoncé à toute altérité pour connaître un unique destin. La couleur est forme en son immédiate venue sur la plaine du subjectile. « Peindre sur le motif », dès lors veut dire « peindre le motif » , peindre la Sainte-Victoire en sa pure beauté d’immédiate présence, peindre ce ciel, ces arbres, ces maisons, ce sol et les donner en tant que ce qu’ils sont : des êtres vivants qui nous font face, qui attendent d’être reconnus et portés à leur entière exposition, un ouvert sans retrait qui ne dissimule rien, la Nature en sa généreuse donation, l’être-à-découvert. Maintenant, décrire la Sainte-Victoire ne servirait à rien. Il lui suffit de se manifester de soi en sa plus effective parution.

   Le moment est venu de faire retour à l’Autoportrait de Léa Ciari, de lui proposer, en une manière d’écho, un Autoportrait de Cézanne auquel nous aurons fait subir le même traitement plastique, à savoir effacer de son visage tout trait qui pourrait le donner en tant que réel. Geste iconoclaste, certes, mais indispensable si nous voulons poursuivre la monstration d’une biffure dont le contenu est plein de sens.

 

L’être en son archaïque posture

Portrait retouché à des fins d’illustration de la thèse

   Ce que nous voudrions exposer, à ce point de l’article, l’idée selon laquelle l’Artiste contemporaine nous inviterait à faire l’expérience du primitivisme, de l’archaïsme, comme si le double regard porté sur l’œuvre, la sienne en l’occurrence, mais aussi l’épreuve retouchée de l’Autoportrait de Cézanne , nécessitait qu’une genèse de l’humain fût à anouveau accomplie, depuis les premiers balbutiements de l’Australopithèque jusqu’aux sophistifications du Sapiens sapiens, en passant par les étapes intermédiaires de l’Habilis, de l’Erectus, du Sapiens. Et, comme il a été longuement expliqué précédemment, à cette nouvelle posture progressive de l’humain en ses habiletés perceptives correspondraient les degrés successifs du Toucher, du Goût, de l’Odorat, de l’Ouïe, de la Vue. La station la plus essentielle se donnant sous la forme d’une longue immersion dans la mangrove anthropologique élémentaire, rudimentaire, comme si le simple et  l’inachevé, l’à peine émergé des brumes et des convulsions du chaos, constituaient le socle nécessaire, inévitable, à partir duquel toute œuvre humaine, et singulièrement la création artistique, s’abreuveraient, alors même que l’origine en demeurerait dissimulée.

   Pour cette raison, nous croyons volontiers que le tropisme cézanien, « le primitif d’un art nouveau », le mettait en contact direct avec cette Nature qui l’appelait comme l’un des siens.  Nous croyons que la sauvagerie foncière de la Phusis, son désordre constitutif, sa sourde immanence, son fond indéterminé d’obscurité native, ses plis abyssaux, son langage convulsif, ses forces indomptées, tout ceci se donnait dans l’entièreté de la manifestation de la Sainte-Victoire, se répercutant, par un simple phénomène d’osmose, dans la quête de sensations brutes dont l’Aixois faisait sa provende quotidienne,  brodant « sur le motif » les plus belles toiles qui se pouvaient imaginer. Un « art nouveau » devait en émerger dont on connaît aujourd’hui la fortune. Toute œuvre contemporaine est nécessairement traversée par cet archaïsme, animée, de l’intérieur, agitée des tellurismes de la Montagne, fondée sur les intuitions cézaniennes.

L’être en son archaïque posture

« La Carrière de Bibémus »

Source : Wikipédia

 

***

 

   Sans doute l’un des tableaux les plus significatifs qui puisse appuyer notre thèse en faveur du primitivisme, est-il constitué par cette œuvre d’une très grande beauté « La Carrière de Bibémus ». En elle convergent toutes les énergies, non seulement des créations  de Cézanne, mais aussi le destin de l’Art, singulièrement du Cubisme, lequel en sa période analytique paraît vouloir reproduire les désordres initiaux du vivant, l’interpénétration réciproque des plans, la confusion des formes, leur foisonnenent faisant signe en direction de ce Toucher instinctif, sauvage, primordial qui structure tous les êtres du monde en leur laborieuse parturition. Nous, les hommes debout, si fiers de notre allure si élégante, reposons sur une structure limbique-reptilienne qui, parfois, traverse la masse grise de notre cortex avec les conséquences que l’on sait. Ces signes sont le pendant des sourds tellurismes qui courent à bas bruit sous les flancs de la Sainte-Victoire, que le génial Cézanne sut si bien mettre en couleurs. Alors, avec lui nous redisons :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »

 

***

 

 

Ci-après quelques tableaux en tant que repères visuels

De ce qui a étét précédemment conceptualisé

L’être en son archaïque posture

***

 

 

 

Phénomènes selon l’ESPACE  (Du Proximal au Distal)

 

   TOUCHER ce qui est sous la main

   GOÛTER dans les limites du corps propre

   SENTIR ce qui se donne dans une proximité relative

   ENTENDRE bien au-delà du corps propre

   VOIR en une synthèse largement ouverte

Phénomènes selon le TEMPS (Immédiat/Différé)

 

   TOUCHER dans le présent

   GOÛTER  se souvenir d’un goût récent

   SENTIR  ramener à soi une fragrance déjà ancienne

   ENTENDRE  une comptine du temps de l’enfance

   VOIR  imaginer ce qu’est le temps présent, ce qui a été, ce qui va advenir

 

 

***

 

Phénomènes selon la PARTIE el le TOUT

 

   TOUCHER le site de son propre corps

   GOÛTER ce fruit cueilli dans l’arbre

   SENTIR ce bouquet de roses du jardin

   ENTENDRE ces voix parmi le vaste concert du monde

   VOIR la totalité de ce qui nous échoit dans l’espace d’un regard : vastitude sans   

   fin

 

***

 

Phénomènes selon le PARTICULIER et l’UNIVERSEL

 

   TOUCHER cet objet qui vient à moi en tant que singulier

   GOÛTER cette saveur qui joue avec d’autres saveurs

   SENTIR un arôme partagé par beaucoup

   ENTENDRE la globalité  approchée des discours humains

   VOIR bien au-delà de soi jusqu’à ce qui se donne tel l’infini, cet horizon puis

   tel autre, puis tel autre

 

***

 

Phénomènes selon l’ouverture de la CONSCIENCE cézanienne du monde

 

   Dans l’orbe du TOUCHER - Corps à corps du Peintre avec la dimension abrupte, profondément terrestre, matérielle, refermée de la Montagne. Dimension uniquement monadique, correspondant à une simple germination interne. La vue est encore sur le mode mineur de la pré-éclosion, immersion dans le paysage jusqu’à s’y fondre totalement.

  

    Dans l’orbe du GOÛTER - Une rumeur sur les papilles. Un goût dont le Peintre ne connait pas encore la provenance, mais dont il éprouve la souplesse d’un premier dépliement. Germination initiale qui devient hampe florale mais non encore pourvue de fleurs. Simplement une élévation, un début d’ouverture à ce qui s’annonce.

  

   Dans l’orbe du SENTIR - Ce que le goût annonçait, le sentir artistique en déploie la douce fragrance. Sentir, dès lors, c’est se sentir vivant en tant qu’Artiste, autrement dit occuper le centre d’une conscience qui va témoigner par couleurs médiatrices de l’une des formes du monde dont il faut témoigner avec amour, prémisses d’une passion qui couve sous la cendre. Le bourgeon se déclôt dans la sérénité, les feuilles dessinent les contours de la fleur en attente de sa parution.

  

   Dans l’orbe de l’ENTENDRE - La conscience qui n’était au départ que conscience de soi, voici qu’elle devient conscience de cette altérité dont, du reste, le Peintre n’attend nul éparpillement  car alors l’œuvre lui échapperait et sa singularité se dissoudrait dans les mailles du réel. Non, la conscience cézanienne se sustente de tous ces sons, de cette manière de symphonie provençale qui le nourrit et que, par un juste retour, il sublime au gré des touches posées par son pinceau. Une conscience, l’humaine,  rencontre l’autre, l’objectale,  et un mutuel nourrissage s’ensuit dont chacune s’accroît, prestige infini de l’Art en sa généreuse donation. Maintenant la floraison a lieu, maintenant se déploie la corolle à la manière du Tournesol vangoghien, un vertige s’empare des sens qui sont portés à leur plénitude. Sans doute serait-il exagéré de parler d’extase mais ce qui est sûr c’est que Cézanne, peignant la Sainte-Victoire, dans le feu de la création, est déporté de son être qui plane en quelque endroit mystérieux, une cimaise qui ne se peut quitter qu’à regret.

  

   Dans l’orbe du VOIR - Le travail lent et progressif des sens, voici qu’il trouve son couronnement dans la totale adhésion - peut-être d’adhérence -, à ce qui le constitue en propre dans l’acte de peindre, lequel  est le motif ultime au gré duquel la Montagne culmine à des hauteurs tout à fait spirituelles, moins de corps, plus d’esprit, et c’est bien une sorte d’apothéose, d’éblouissement qui font effraction au sein de la conscience et la dilate aux limites mêmes du monde. S’agit-il de son Origine selon les souhaits du Peintre ? Seul lui-même était en mesure d’en apprécier la vastitude. Oui, vastitude assurément. L’on n’est pas soi-même l’aurore d’une « art nouveau » sans que soit atteinte cette dimension. Surrection, tout en hut de l’éther, de ce qui ne se donne jamais qu’une fois : ce chef-d’œuvre qui hante en secret toute conscience d’Artiste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 octobre 2021 4 07 /10 /octobre /2021 10:09
Art : du chaos au cosmos

« Sculpture en eaux vives »

« CAIRN éphémère »

Source : « Paju » - RTS

 

***

 

   Nous, les hommes, sommes traversés de contradictions, placés sous le joug de continuelles contrariétés, soumis aux puissances des orages internes, gouvernés par nos instincts primaires, cloués au pilori de nos désirs, happés ici par nos soudains appétits, crucifiés là à une sexualité qui nous déborde et nous fait connaître la condition erratique des hordes sauvages. Certes nous avons des milliers d’années de civilisation qui ont poncé notre corps de pierre granuleux, le métamorphosant en cette gemme lisse sur laquelle glisse la belle lumière. Certes nous avons ce vernis, cet émail aux mille couleurs, il atténue en nous le primitif, il efface l’archaïque, il inscrit en nous le passage ustensilaire de l’homo faber à la sapience de l’homo sapiens. Mais le réel est-il si simple qu’il voudrait nous le faire croire ? Ne demeure-t-il en nous quelque empreinte d’une lointaine origine, notre chair ne porte-t-elle en elle, au plein de son secret, ces flux et ces reflux indomptés, ces reptations reptiliennes, ces effusions limbiques dormant sous la ligne d’horizon de notre néocortex ? Jamais nous ne pouvons être assurés de notre être de manière à ce qu’il ne présente qu’un aspect de repos et de calme alors qu’en notre fond nous sentons bien que les choses s’animent d’inquiétants mouvements, de glissements ophidiens, de sombres clapotis qui nous font penser au monde étrange de la mangrove avec son limon visqueux, avec les pinces des crabes prêtes à saisir la proie, à la manduquer sans délai. C’est ainsi, malgré le visage rassurant de notre épiphanie, c’est d’un masque dont nous sommes vêtus, c’est d’une pellicule si mince qu’un simple coup d’ongle fendrait l’armure et ne se dévoileraient alors que des abîmes et de sombres destins portant comme noms : Charybde, Scylla, Sisyphe, autrement dit le lexique de l’absurde en sa plus incontournable réalité

   C’est un matin de douce lumière, Julian s’est équipé d’un chaud blouson, a vêtu le bas de son corps de cuissardes. Il marche dans une sorte de gorge étroite. La clarté est vert-émeraude, semblable à celle qui règne au fond des aquariums et des abysses. Ce genre de clair-obscur porte en lui, à la fois la brillance du jour, la netteté de ses formes, à la fois recèle l’ombre nocturne. Comme une métaphore de la raison se détachant sur fond d’irrationnel, de fruste, de brut, d’initial, de venu à soi sur le mode de l’inaccompli, de ce qui ne s’ordonnera que plus tard, lorsqu’un long métabolisme aura eu raison des conflits internes de la matière, la portant au paraître dans la mesure de l’apaisement. Julian, avançant vers le but qu’il s’est fixé, progresse au-dessus de ce genre de forêt pluviale aux mouvements complexes, il en pressant l’existence sans doute cachée dans le mystère de sa chair, il en éprouve parfois le frisson auquel il ne donne pas de nom, la zone de l’inconscient est une zone de confort dont nul ne peut s’affranchir qu’au risque d’une perte de soi. Aussi convient-il de se tenir deux coudées au-dessus des marécages et des lagunes où grouille la vie inaperçue du peuple mystérieux du plancton, des vers, des mollusques, des crustacés. On sait qu’ils existent, on ne les voit pas, c’est comme de passer près d’un slum et d’obturer ses yeux sur la misère du monde. Il faut, à toute existence, la part d’oubli de l’invisible, sinon elle devient une quasi-impossibilité, une aporie au fond vertigineux.

    Julian s’est arrêté au bord d’une vasque d’eau bleue. De gros rochers en délimitent les contours. De hautes parois s’élèvent en direction du ciel, une chute d’eau y a creusé un canal étroit. Tout autour de la vasque, des blocs de schiste gris anthracite, des quartzites vert-de-gris, des marbres blancs. Julian choisit méticuleusement ses pierres d’un œil d’esthète mais aussi en raison du visage définitif qu’il veut donner à sa sculpture éphémère. L’essentiel, pour lui, édifier un cairn qui, en quelque manière, sera l’empreinte légère qu’il aura déposée sur terre, en ce lieu, en ce temps qui n’ont nul retour, qui ne se donnent que dans l’éclair de l’instant. Longue patience de l’homme confronté à ses possibles, c’est-à-dire à sa propre liberté. Faire face à l’inconnu, le modeler, le réaliser selon telle ou telle forme, voici comment donner sens au monde, l’ordonner selon les images que l’on porte en soi depuis la nuit des temps, qui ne demandent qu’à s’actualiser.

   Cette sculpture qui va venir, cet empilement subtil de pierres, Julian en connaissait la nécessité intérieure, attendait le moment de l’éclosion, l’heure juste où son être pourrait coïncider avec celui de la pierre, autrement dit l’irruption du « kairos », ce moment décisif qui transcende le temps ordinaire, cette merveille des conjonctions dès que deux lexiques séparés par nature, l’humaine, la matérielle, s’assemblent en une rhétorique spontanée, fût-elle brève. Ce n’est pas l’édification en elle-même, ce pur miracle d’équilibre qui compte. Ce qui, par-dessus tout, signifie : la beauté du geste qui fait la matière docile, souple, malléable, surrection d’une configuration mentale prenant la consistance du réel. Le prodige est bien celui-ci : rien n’existait qu’oniriquement envisagé, qu’imaginairement projeté et, soudain, l’invisible est devenu visible, l’art a surgi d’on ne sait où, curieuse alchimie de l’homme qui demande, de l’œuvre qui donne. Pur jaillissement du phénomène en sa texture préhensible. Les pierres patiemment assemblées une à une, « soudées » entre elles dans leurs parties minimales, étroites, défiant le principe de raison, mais aussi de réalité, se montrent à nous dans l’évidence la plus exacte qui soit. Ce qui paraissait hors de portée, totalement inexécutable est posé là devant nous, non par un acte de foi, une croyance mais au simple défi des lois élémentaires de la physique.        Julian sait que le motif durera peu, que sa frêle architecture pourra à chaque instant rejoindre sa forme primitive, ce tas de pierres au bord de l’eau que nul n’apercevra, sinon en tant que l’œuvre de la nature, son fouillis, son tumulte constitutifs.

   C’est par la médiation de la photographie que l’Artiste donnera à son travail une assise durable. Elle sera la mémoire de ce qui aura été. Elle sera le souvenir de cette pointe extrême où un homme se sera atteint dans sa plus évidente plénitude qui n’est que la projection de sa propre vérité. On ne triche pas avec les pierres, on ne peut se soustraire aux lois éternelles de la pesanteur, on ne biaise nullement avec la condition si étroite de l’équilibre, on ne s’absente pas de soi au cours de son ouvrage. On est tout entier, en un seul mouvement de l’âme, près de l’âme de la pierre car elle, la pierre, est sublimée par l’esprit qui a insufflé en sa matière dense la légèreté d’un motif esthétique, en même temps que la rigueur d’une tenue hors des choses ordinaires. La pierre ainsi levée ne demeure pas en sa mutité de gemme, elle s’accroît d’une dimension qui la dépasse et la désigne en tant qu’œuvre, une exception parmi les contingences et les facticités de tous ordres. Irait-on jusqu’à dire que « La Colonne sans fin » de Brancusi est un simple assemblage de pièces de fonte ? Bien évidemment non, dire ceci conduirait à une réification du geste artistique qui ne consisterait qu’à en annuler le rayonnement, l’irradiation.

   L’art est un des rares motifs d’élévation en notre siècle matérialiste et consumériste, alors laissons-le poursuive sa tâche qui peut sauver le genre humain de bien des déconvenues. Contemplant son œuvre, Julian fait ce que font tous les artistes, il apprécie la distance qui le sépare de ceci même qu’il a édifié, dont il a tracé la forme dans l’invisible venue du temps. Ses mains posées sur les blocs, sa conscience attentive à être au plus près de ce qu’il veut atteindre, son exigence d’authenticité, tout ceci l’a maintenu hors des choses communes, à la périphérie de tout souci, de toute inquiétude. Evidente joie que d’avoir porté la nature à sa mesure pleine et entière, à savoir d’être œuvre d’art et de le demeurer pour l’éternité des années à venir. Bien sûr, avant longtemps, le cairn s’écroulera sous le poids irrémissible de sa propre fatalité. Pour autant il n’aura nullement disparu du sens dont il a été porteur, son miraculeux équilibre se sera inscrit dans l’ordre des choses possibles, sa forme aura eu lieu et temps dont témoignera son passage temporel. L’œuvre, dût-elle se montrer au seul artiste, demeurera gravée dans sa mémoire et toute mémoire humaine s’inscrivant dans celle, universelle, de l’humanité en son essence, se dotera d’un avenir que nul ne viendra interrompre. Certes, les choses visibles perdurent, mais aussi les invisibles qui, parfois ont pour nom souvenir, espérance, projet, joie intime d’être.

  

   Digressions adventices sur la venue à soi de l’art

 

   Mais reprenons le titre « Art : du chaos au cosmos » et prenons-le en tant que fil rouge de notre méditation. Ce que ce texte voudrait approcher, le fond inconditionné, abyssal, toujours en gestation de la nature et le mettre en rapport avec le geste artistique qui, à notre avis, n’est que la mise en ordre du monde, à savoir l’émergence d’un cosmos. L’art établit la coupure, la scission entre le sauvage, l’indompté, le farouche, le fougueux et l’ordonné, le civilisé, le raffiné, le poli. Le sauvage en son « état de nature », se manifeste sous la forme débridée, pléthorique, insoumise d’une activité dionysiaque illimitée alors que l’œuvre peinte, les pierres assemblées, le bois sculpté se donnent dans la juste mesure apollinienne dont l’artiste, par son travail, les a dotés. En une certaine façon, une dialectique ordre/désordre qui n’est que la réplique de la genèse du vivant. Les manifestations telluriques du sol, les borborygmes des laves, les tellurismes de tous ordres, les déluges, les débordements peu à peu se canalisent pour aboutir enfin à ces paysages apaisés que traversent parfois, à la manière de la réplique d’une histoire immémoriale, les jets de vapeur des geysers, les éruptions des volcans, les séismes.

   Alors il nous faut remonter loin dans le temps afin de comprendre le sens profond du geste de Julian, « jongleur de pierres ». Les premiers hommes préhistoriques trouvaient abri dans les grottes qui, déjà, constituaient à leurs yeux, une mise en ordre de la nature, un refuge où s’assurer de sa propre existence. Et il n’est guère étonnant que l’ébauche du geste artistique se soit manifestée au sein des grottes. Toutes leurs créations animales, aurochs, bisons, bouquetins, mammouths, si elles conservent bien leur figuration réelle, n’en ont pas moins perdu leur agressivité, leur pouvoir de nuisance. Le symbolisme qu’est tout art en son essence au motif qu’il est représentation, place à distance le danger, le métamorphose en réassurance narcissique. L’homo sapiens avait bien conscience que, mimant sur les parois des scènes de chasse, les cornes des aurochs étaient inoffensives, que leurs flèches ne tuaient pas, mais qu’un acte rituel d’exorcisme était ainsi constitué qui les mettait à l’écart du danger. Identiquement, Julian, assemblant ses cairns pierre à pierre, a bien conscience qu’il ne rétablit nullement l’ordre du monde, témoigne simplement, à son niveau, de ce besoin fondamental que possède l’homme de se sentir en sécurité, de posséder un habitat, image d’un cosmos familier.

   C’est une constante humaine que de vouloir se positionner par rapport à la nature, la canalisant, la domptant en quelque sorte. Ce que les Anciens Grecs nommaient « phusis », ce « tourbillon d’atomes » cher à Démocrite, cette profusion de matière indéterminée, animée de pulsions internes, sourdes, aveugles, cette dimension retirée, informe, toujours dérobée, inquiétante, innommable par essence, qui est le sort commun du chaos, c’est contre ceci que s’élève la raison humaine, c’est ceci que les hommes cherchent à réduire, les artistes à capter, à canaliser, à mettre en forme. Parfois, la dimension « monstrueuse » de la terre en son fond insaisissable, les hommes l’ont-ils représentée sous une forme quasiment surfaite, exaltée, au point même que la représentation à la Renaissance, par exemple, du « Géant Apennin », à la villa Médicis, assemblage grossier de pierres, de brique, de lave, de ciment, paraît si invraisemblable que son caractère inquiétant disparaît à même son exubérance et, si le terme n’était anachronique, nous pourrions dire qu’il s’agit d’une œuvre purement « ludique » chargée d’exorciser la plupart de nos démons qui proviennent en toute vraisemblance, de la présence en nous, du chtonien, de la terre en sa confusionnelle primitivité.

   Tels des arbres, nous les humains demeurons attachés à notre sol natif par nos propres racines qui, certes inconscientes, n’en constituent que des acteurs cachés d’une redoutable efficacité. Il va sans dire que « Le Géant Apennin », à la fois végétal, minéral est le parfait antonyme de l’élévation réalisée par Julian. Ce que « Le Géant » revendique d’appartenance au socle tellurique, « Cairn » l’annule en quelque manière au motif de sa projection céleste, de son audace existentielle. Les autres exemples qui viendraient illustrer par la négative, l’opposition frontale à la démarche du Suisse, ce sont les portraits végétaux créés par Giuseppe Arcimboldo, leur aspect racinaire, tuberculeux, leur volontaire fouillis de rhizomes emmêlés, ceci s’inscrit bien évidemment en faux contre toute tentative de porter un cosmos à jour, de le faire briller dans la pureté de son être.

   L’art, tout art se donne donc comme mise à distance du sujet dont il traite.  Une peinture, fût-elle réaliste, fondée sur une mimésis de la nature, d’un objet, d’une figure humaine, s’en éloigne cependant toujours au motif que le paradigme qu’elle met en œuvre pour parvenir à son aboutissement est médiatisé par la fonction symbolique. La représentation d’une pomme n’est jamais la pomme elle-même, mais sa transfiguration, sa métamorphose, simplement. Certaines œuvres et non des moindres laissent transparaître ce conflit, cette polémique entre la démesure du chaos, la juste mesure du cosmos. « La Nuit étoilée » de Van Gogh est bien le lieu d’un combat entre des forces mystérieuses, d’intenses girations célestes, de nature cosmique, et des vagues terrestres pareilles au déchaînement du Déluge. Mais ici, la force du trait, la violence de la pâte picturale, la maîtrise du geste arrachent l’œuvre au drame qu’elle est supposée représenter, en réalité la folie de Vincent qui perce. L’œuvre s’érige en cosmos à la hauteur du geste artistique qui transcende toutes les catégories, la place en un univers de pure grâce, cette toile est, à proprement parler, hors-sol. Une identique confusion nous saisit face à une peinture de Soutine « Le Bœuf écorché ». Oui, un réel malaise nous envahit et nous prend à la gorge. Quoi de plus chaotique, en effet, que cette dépouille qui nous livre ses chairs sanguinolentes, l’indécence de ses tissus mutilés ?

 

   (INCISE - Et ici, il devient nécessaire de faire une pause : Julian, nous les hommes, tous les hommes, portons en nous cette insoutenable dualité du chaos et du cosmos. Notre visage est immédiatement lisible à la manière des pages d’un livre. Notre peau est lisse, ouverte au soleil, bien délimitée, un genre d’outre à peu près parfaite. Elle est notre enveloppe, l’image que nous tendons au monde, l’épiphanie la plus visible qui nous détermine en notre être. Rien que du parfait en première approximation. A être considérés selon notre face extérieure, tout paraît en ordre, cohérent abouti. Mais nous avons un envers et cet envers est nécessairement chaotique, à témoin les plis et remous de nos chairs internes, les flux de nos rivières de sang, les lacs délétères de nos humeurs, la confusion, l’imbroglio de nos viscères, les pelotes embrouillées de nos nerfs, l’architecture branlante de nos os, les tissus flasques de nos aponévroses. En réalité nous sommes, tel « Le Bœuf » de Soutine, des écorchés vifs, à la seule différence que nous avons encore, pour quelques instants, notre tunique de peau, elle nous abrite de bien des déconvenues. Regardez les clichés de l’imagerie médicale tirés à partir des organes de votre corps : un sentiment d’inquiétude vous saisira pour la simple raison qu’elle vous révèlera mortel, infiniment mortel sous la vitre rassurante des apparences. Ce que je veux dire ici, par ce détour anatomique, ce démontage pièce à pièce, c’est que Julian, assemblant une à une ses pierres, ne fait que reconfigurer son corps éclaté, ce chaos, afin de lui donner site en un cosmos qui lui soit agréable. C’est un peu comme un écorché qui retournerait sa peau afin d’en faire un miroir reflétant l’immense beauté du monde.)

  

   Mais revenons aux artistes, à la nature de leur travail. Donc faire du chaos un cosmos. Le sculpteur attaquant de son ciseau le bloc de schiste, le peintre appliquant ses huiles sur la toile, le tourneur sur bois évidant de ses gouges et bédanes le bloc de chêne, le potier creusant l’argile, tous concourent à un unique but : ôter les éclats de pierre de manière à libérer la sculpture, éliminer les excès de pâte afin que le sujet de la toile se rende visible, éjecter les copeaux pour donner vie à la coupe, retirer le surplus de terre et dévoiler le pot. Eclats de pierre, excès de pâte, copeaux, chutes de glaise ne sont que les signes du chaos initial.  Sculpture, toile peinte, coupe de bois, pot de terre, autrement dit les œuvres portées à leur finalité, témoignent d’une mise en ordre, d’un cosmos qui s’est substitué à l’informel du départ, forme accomplie seule digne de sens. C’est ainsi que tout acte de création, tirant de l’illisible du lisible, de l’informulé du formulé, de l’indistinct du distinct peut être considéré, en son fond, en tant que lutte contre une angoisse primordiale qui trouve son fondement dans les replis archaïques de la terre dont à l’évidence nous provenons, auxquels nous retournerons, délaissant le cosmos pour rejoindre le chaos. Toute vie en ses conditions d’existence suit la même courbe, décrit un cercle identique comme s’il y avait une logique élémentaire partant de l’ombre, surgissant dans la lumière pour s’y abîmer enfin en des contrées purement abyssales.

   Julian, en son œuvre singulière, trace devant nos yeux éblouis les conditions mêmes d’une sortie du néant. Ses concrétions de pierre, fragiles en leur élévation, se laissent percevoir telle une allégorie souhaitant nous dire le précieux de toute beauté surtout lorsque celle-ci est passagère, fugace. Un instant seulement, l’équilibre se donne comme la possibilité de vaincre la puissance sourde du destin. Un instant seulement. Cette temporalité pareille à la vie de l’éphémère, cet insecte aux ailes de tulle, ne fait que renforcer notre amour de ceci qu’il nous donne à voir avec tant de sagesse et de générosité.

 

 

 

 

 

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26 juin 2021 6 26 /06 /juin /2021 16:02
L'équation du rêve

 Pablo Picasso

Nu au divan - 1944

Source : Art Gallery Encyclopedia

*

   D'où vient-il que cette œuvre retienne notre attention avec autant d'intérêt ? Nous la regardons à peine, et déjà, nous ne pouvons plus nous en détacher. Nous sommes fascinés. Comme possédés par elle. Car ce n'est plus NOUS qui regardons le tableau, c'est le tableau qui nous regarde et se pose devant nous avec la force des évidences. C'est l'art, cette idée, cette abstraction, qui a pris corps et nous requiert comme ses gardiens. Il s'agit, en effet, de protéger tout ce qui se détache sur le fond du réel afin que ce dernier, le réel, fécondé par un "supplément d'âme" que nous lui apportons, se mette à rayonner de singulière manière. Ce "Nu sur le divan" est donc la représentation de la femme, telle que Picasso l'a vue un certain jour de 1944. Cette femme est donc unique puisqu'elle est la confluence d'un regard singulier, d'une temporalité qui ne se reproduira pas, d'un espace dans lequel la scène avait lieu. Cette femme est l'empreinte d'une subjectivité, le point de convergence d'un désir, la mise en acte d'une intellection. Et ici, bien évidemment, se pose le problème du rapport entre le Modèle et la représentation qu'en fait l'Artiste. Et ici surgit, soudain, comme nous nous y attendons, la question du réalisme en peinture. Les questions ne manqueront pas qui évoqueront les notions de forme, de volume, de proportions, de perspectives, peut-être même d'académisme ou bien de classicisme.

  Mais, poser le thème de la picturalité en ces termes est compromis par avance du simple fait qu'il institue une manière d'a priori constitutif de l'œuvre, lequel prétend qu'elle devrait figurer, l'œuvre, de telle façon à l’exception de toute autre. Or, fixer des règles à l'art, encadrer la création de normes étroites revient à entraver le déploiement de son essence. L'art est liberté, vérité se faisant jour dans la conscience de l'Artiste qui pose sur la toile la subtile alchimie à laquelle il a donné, selon sa propre nature, sa marque personnelle. Et, du reste, afin de mettre en exergue la relativité de la forme de cette création, eût-il réalisé cette œuvre un jour différent, que son aspect en aurait été tout simplement métamorphosé. Car il serait naïf de penser que le Peintre, ayant en sa possession les clés exactes de l'art, ne ferait que les appliquer, mettant ainsi à jour la figure qui, de toute éternité, était commise à venir, ici et maintenant, dans une manière d’évidente certitude. Comme la trace indélébile d'un destin devant s'actualiser en un temps déterminé. Comme si L'œuvre ne pouvait qu’être l’actualisation d'une Idée éternelle, intemporelle, immuable, laquelle fait bien évidemment penser à la conception platonicienne du monde, laquelle trouverait sa projection "naturelle" dans le sensible que représente toute tache colorée posée sur le subjectile.

  Mais si la théorie des Idées est précieuse afin de percevoir les choses selon une intellection, elle ne saurait suffire à rendre compte de sa migration au cœur de cette "pâte" qui est au cœur de l'exister (Sartre), "pâte" que l'homme malaxe constamment, comme un enfant le ferait d'une boule d'argile, cette dernière recevant, dans tous les cas, le prédicat de "vie". Car il n'y a pas à chercher ailleurs, à s'inventer un arrière-monde d'où l'inspiration surgirait comme l'eau de la source. Le monde de la création est entièrement contenu dans les frontières de peau du créateur, même si ce dernier est sous influence, parfois même imite-t-il volontairement ses Maîtres. Mais ce que nous voulons dire c'est que cette toile-ci, dont nous faisons le support temporaire de notre réflexion, est le pur aboutissement d'événements, de factualités dont l'homme est tissé, fût-il porté par nature aux cimaises de l'art.

  L'homme-Picasso qui peint cette femme nue, un jour de 1944, est ce long métabolisme qui l'habite constamment, depuis le lieu de sa naissance même. Picasso est le résultat d'une vaste synthèse : de ses apprentissages de jeunesse, de ses passages par des périodes successives, de ses admirations pour Ingres, Manet, Delacroix, Velázquez, Le Greco, pour l'art africain, pour la corrida, pour les femmes. Et, ici, s'agit-il de Dora Maar, de Françoise Gilot, de Marie-Thérèse Walter - elles étaient toutes convoquées à témoigner pour l'art -, ou bien des rencontres passagères, des visions, de simples projections conceptuelles ou bien la résurgence de quelque fantasme érotique ? Cette femme nue qui nous interroge, qui semble offerte à de bien étranges cérémonies païennes, qui s'offre à la vue de ses contemplateurs, qui est-elle en réalité ? Est-elle la réalité réalisée trouvant sa figure achevée sur ce divan que l'on devine plutôt qu'on ne le voit ? Peut-on la qualifier, la circonscrire, l'enfermer dans une étroite définition et lui attribuer un patronyme qui la définirait à jamais comme telle, dans tel lieu, occupant telle fonction ? Ici, nous sentons bien que notre raisonnement est en porte-à-faux, ne tenant que par des genres de pétitions de principe, de conceptions académiques se situant hors-sol.

  A l'évidence, cette femme de la peinture, moins qu'un archétype qui la conduirait à signifier universellement sous une forme indépassable, cette femme donc apparaît plutôt comme l'équation d'un rêve. Équation parce que toute représentation, même si elle s'affranchit des canons qui en fixent la quadrature, n'en reste pas moins tributaire d'une certaine forme de réalité géométrique. Certaines lignes doivent se croiser, certains volumes apparaître, des tonalités contraster entre elles afin que, sur l'aire de la représentation, une femme nous soit donnée à voir. Certes l'on ne peut s'exonérer des attaches qui fondent nos perspectives humaines. Mais on peut (on doit ?) les transcender de manière à ce que l'équation, fécondée par le rêve, sa liberté, son imaginaire, sa fantaisie, puisse faire de ces points de contact avec le réel des tremplins vers un exhaussement de l'œuvre hors des contingences. Les choses du quotidien nous enferment, nous cloitrent dans un lieu que nous trouvons, le plus souvent, bien trop étroit, aussi serait-il paradoxal que l’art nous laisse en cette place qui nous contraint, alors que nous ne cherchons que l’ouverture, la libre venue du jour, la dilatation temporelle, l’efflorescence même par laquelle notre corps se trouvera plus léger, délié, aussi étonnamment hors-sol que celui que l’Artiste nous tend à des fins de simple ressourcement.

   Sans doute une contradiction facile consisterait à dire que les œuvres de la Renaissance, "La naissance de Vénus" de Botticelli, par exemple, ne s'affranchissant guère des contraintes du réel, n’en laisse pas moins apparaître le sublime dans toute sa dimension. Certes, une première constatation serait de cet ordre. Mais, à y regarder de plus près, nous sentons bien que l'argument souffre d'une insuffisance native. Car, si nous observons de près "Vénus", nous nous apercevrons vite que sa posture alanguie, son teint d'albâtre et de soie, le fleuve roux de sa chevelure, bien loin d'être un fragment du réel, en est la formes quintessenciée, transposée en une évidente idéalité, métamorphosée en pure apparition, en image purement onirique. C'est pour cette raison que nous disons que "La femme au divan" recèle autant de réalité que "Vénus". Mais il serait plutôt exact de dire que toutes les deux, ces représentations de la femme, en sont aussi éloignées que l'image du soleil l'est du soleil faisant brûler sa boule de feu au zénith. Par rapport à cette réalité supposée - rien n'est plus difficile à percevoir que cette plurivocité s'esquissant sans arrêt sous mille perspectives différentes -, cette réalité donc se traduit d'une manière dyssymétrique, aussi bien chez Botticelli que chez Picasso. Seulement il nous reste à constater une simple évidence. Que Picasso n'est nullement Botticelli, pas plus que la réciproque. Que chaque époque se donne de telle ou de telle manière. Que chacun des Voyeurs de l’œuvre la considère selon des motifs pluriels. L’art en son essence est bien ce polymorphisme, cette polychromie incessante, ce renouvellement constant sans lequel il ne serait plus d’art, mais seulement une affligeante mimétique. Que la figure de la femme soit en sa multiple épiphanie. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

 

 

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4 juin 2021 5 04 /06 /juin /2021 16:46
L’espace de la volupté

Nature morte aux pêches

Alfred Arthur Brunel de Neuville

Source : artnet

 

***

 

Volupté : « Plaisir corporel, plaisir des sens. Il y a de la volupté à boire quand on a soif ». 

 

                                                          (Littré)

 

*

 

      Toujours il est difficile de s’aventurer sur le terrain des mots galvaudés à la seule hauteur de leur polysémie. Enoncer « volupté » et, aussitôt, l’esprit s’emballe qui cherche un usage particulier de cette impression dont les contours flous peuvent introduire à la licence aussi bien qu’au péché de gourmandise ou dévoiler l’étonnante joie d’une pensée. Oui, car volupté est, tout à la fois, plaisir du corps et plus particulièrement de l’amour, mais aussi plaisir de l’intellect. Où donc se situe, pour chaque individu, sur la gamme de ses tons propres, cette troublante sensation qui pourrait se confondre avec la pratique de quelque épicurisme teinté d’éclectisme ? Il faut, à la volupté, accorder une attention particulière pour la simple raison que, bien conduite, elle peut éclairer notre existence d’un éclat particulier. Toute jouissance est de nature si singulière que, le plus souvent, elle confine au solipsisme si ce n’est à des pratiques autocentrées dont d’aucuns pourront penser qu’elles coïncident avec un pur onanisme. La sensualité pour soi, rien que pour soi sans qu’il soit question d’en partager la sublime ambroisie avec quiconque. A preuve la conception d’un Malcolm de Chazal :

  “Dans la volupté, suprême forme du plaisir, on copule presqu’autant avec soi qu’avec une autre, la volupté n’étant après tout qu’une masturbation de l’âme.”

   Ces préliminaires étant posés et pour autant non résolus (voir la complexité des attitudes, leur immense chatoiement selon les modes de sentir particuliers), il s’agit de proposer, quant à  la volupté, un visage qui sera la résultante d’une simple hypothèse. Et, puisqu’il s’agit de sensation, interrogeons les cinq sens relativement à leur rapport avec ce sentiment aussi complexe que souvent dissimulé. Nul ne consent facilement à faire étal de ses inclinations en la matière. Donc les cinq sens. Essayons, sinon d’établir une hiérarchie, du moins de dire leur plus ou moins grande proximité avec la volupté et l’objet qu’elle propose à notre désir.

   * C’est la vue qui en est la plus distante pour la raison que, totalisant et synthétisant le réel, elle en assemble les parties sans que l’une d’entre elles ne soit prévalente. En quelque sorte tout a même valeur dans le paysage optique. Aucun objet ne se dégage sur lequel nous pourrions faire porter nos envies légitimes de les posséder.

 * L’ouïe a presque même statut, elle qui se saisit du monde d’une manière globale, sons devenant rythmes, rythmes devenant genre de musique des sphères dont l’origine demeure mystérieuse, sans localité bien précise. L’objet est quasiment absent.

 * L’odorat, par rapport aux deux sens précédents, rapproche l’objet en question d’une manière sensible. Tout parfum situé dans un environnement immédiat sera isolé des autres et approximativement analysé,  telle l’essence qu’il diffuse.  Il sera donc en voie d’acquisition mais nullement acquis pour autant.

 * Le toucher, bien évidemment, s’empare du réel à sa manière, il en dessine les formes, en apprécie la texture, en détermine les dimensions, en éprouve les qualités intrinsèques. Voici un stade franchi mais qui, encore, demeure comme derrière la barrière d’un interdit.

 * Le goût, c’est lui auquel nous attribuons le plus grand coefficient de vérité quant à la saisie de l’objet désiré, à sa subtile palpation, à la saveur particulière dont sa chair est porteuse. Ici, l’objet est introjecté, c'est-à-dire qu’il se donne à même le corps qui le reçoit. C’est du sans-distance, du corps à corps, un échange d’être à être. L’être-goûté et l’être-qui-goûte, sans qu’il y ait quelque part de césure, de hiatus entraînant de séparation. Nous dirons donc que la volupté atteint son acmé dans cette catégorie du goût, comme si elle ressortissait en quelque façon au plaisir du palais, les autres sens ne jouant qu’à titre de présences adventices, renforçant la sensation mais ne la créant pas. En matière de volupté, peut-être ne sommes-nous que des Brillat-Savarin qui la plaçons au centre d’une « Physiologie du goût ».

 

   En quoi certaines œuvres d’art peuvent nous conforter dans notre hypothèse ?

 

   Il s’agira, essentiellement, de repérer le mode de saisie des sens dont chaque œuvre suppose la mise en forme et de voir de quelle manière vue, ouïe, odorat, toucher, goût, interviennent afin de déclencher, en nous, le mouvement de la volupté.

 

   Matisse : loin, la volupté

 

   Le tableau « Luxe, calme et volupté » fonctionne, essentiellement, sous le régime optique. C’est, en effet, le regard qui est sollicité et uniquement lui. De « L’invitation au voyage » de Baudelaire, le peintre ne semble retenir que l’injonction visuelle :

 

« Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde »

  

   Et tout ce qui sollicite la vue et, en une certaine manière, la comble :

 

« Des meubles luisants,

Polis par les ans,

Décoreraient notre chambre »

 

 

L’espace de la volupté

Luxe, calme et volupté

Henri Matisse

Source : Wikipédia

 

 

   C’est l’entièreté du champ visuel qui est envahi, à la fois par la dispersion des personnages, mais aussi en raison de la technique divisionniste à laquelle il est fait appel. L’attention se disperse, s’égare, ne trouvant aucun point focal où se fixer. En dehors du titre donné au tableau, dans lequel semble résider le sens entier de l’œuvre, nous avons bien du mal à trouver et faire émerger, de cette scène de baignade, aussi bien le luxe que le calme, quant à la volupté elle paraît si discrète que nous en cherchons la manifestation sans en apercevoir vraiment le motif. L’ensemble de la matière colorée se diffuse en tous les points du tableau et c’est bien plutôt à un sentiment d’ivresse que nous sommes conviés, ne trouvant, à dire vrai, nul repos qui pourrait nous installer dans le genre de paix propice à l’évocation de si agréables sensations.

   Mauguin : approche de la volupté

   Cet artiste, surnommé par Apollinaire,  « le peintre voluptueux », méritait sans nul doute ce qualificatif mais, à notre avis, dans une échelle moyenne des tons. C’est très certainement son sensualisme coloré, d’inspiration fauve, qui lui valut ce sobriquet. Mais, pour comprendre, il faut établir un parallèle avec la toile de Matisse. Ici, l’accroissement est très net qui nous conduit à l’orée de la délectation. Nous ne sommes pas encore dans le vif du sujet, dans l’œil incandescent où rutile la volupté, mais un grand pas a été accompli en sa direction. La présence des personnages est bien réelle, habitée, incarnée, autrement dit nous gagne l’impression de quelque chose de pulpeux qui demanderait une exploration tactile.. Les motifs du fond, ces riches tissus à la douceur de peau, combien nous aimerions en éprouver la souplesse, pouvoir en dire le tissage soyeux des fils, cette parure dont nous aimerions vêtir nos corps afin qu’ils soient conviés à une fête de la joie, à une cérémonie où le mode de l’épouillage, le contact corps à corps serait ce par quoi la relation se donnerait à entendre.

   Tout comme le personnage situé à droite caresse le lourd parchemin des gravures, nous voudrions éprouver l’épiderme des choses, parcourir le corps largement offert du personnage de gauche, en détailler les zones, passer du grain fin de la poitrine à celui plus dense des hanches, longer l’aplat des cuisses, peut-être nous hasarder sur la colline du ventre, y déceler, déjà, une toison musquée. L’odorat serait convié à la fête que l’ouïe ne tarderait pas à suivre, toute caresse est un chant qui glisse sur les picots de la peau et éveille jusqu’aux plus doux frémissements.

 

L’espace de la volupté

Henri Mauguin

Les gravures

Source : Le Progrès.fr.

 

 

   Nous sommes dans un espace intermédiaire entre la vue distale et le goût proximal, dans une sorte de zone frontière amenant une subtile transition car il ne faudrait pas qu’une saveur trop intense n’envahisse nos palais et que le désir ne meure avant que d’être consommé. Combien cette chair du modèle est troublante, pareille à une porcelaine en demi-teinte, comme si un émail vermeil hésitait encore à en préciser l’intense carnation, comme si la glaçure se retenait au bord d’un vertige car, oser la couleur, serait un saut immédiat dans le pli d’une sensualité exacerbée dont, à tout moment, nous pourrions redouter la brûlure. C’est d’un feu dont il s’agit, auquel il faut être préparé !

 

   Modigliani : saut dans la volupté pleine et entière

 

   Ce que les toiles précédentes préparaient à la façon de prolégomènes, « Nu couché » l’accomplit et le porte à sa valeur maximale. Dès lors on ne badine plus avec la volupté, on ne brode plus tout autour des dentelles qui en appauvrissent le destin. On VEUT cette amplification de la sensation au plein de son être. On VEUT que formes et couleurs, en une intense harmonie, déploient une immense danse, telle celle dont Zarathoustra est atteint lorsqu’il découvre l’incroyable scansion de la vie, sa syncope à nulle autre pareille : « Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans tes yeux nocturnes, — cette volupté a fait cesser les battements de mon cœur ». Oui, il y a soudain comme un suspens qui se manifeste et cloue sur place les plus valeureux, les plus intrépides. Découvrir le profond de la vie, c’est en éprouver cette chair intime, cette « chair du milieu » dont l’on supputait la présence mais que l’on ne connaissait que de manière intuitive.  On a franchi le pas, on a traversé l’abîme et nous voici sur l’autre rive, là où le GOÛT se révèle jusqu’en ses plus incroyables saveurs.

L’espace de la volupté

 

Nu couché

Amédéo Modigliani

Source : Wikipédia

 

 

    On a changé de versant. On n’est plus ni dans la saisie optique, ni dans l’effleurement du toucher, pas plus que dans la perception  auditive ou celle de l’odorat. La fragrance est bien plus soutenue qui nous visite. C’est au plein du palais que tout ceci se passe. Cette chair ambrée, onctueuse, à la belle couleur de pêche mûre (fruit par excellence du sceau de la volupté) nous voudrions la manduquer, en éprouver le suc, en faire notre double intérieur, en tapisser notre zone digestive. Ici, par opposition aux œuvres citées plus haut, c’est de l’intérieur de soi que se fait la connaissance. La chose belle, la femme épanouie et offerte, elle n’est plus différente, elle ne nous oppose plus son inaliénable forme, elle ne nous intime plus l’ordre de prendre distance, elle est en nous, pour nous, elle nous appartient à la façon dont notre œil est notre propriété, notre main  notre domaine inentamable. Cette fusion de deux en un, la voici donc à portée de notre goût. Alors la volupté n’est plus une buée à l’horizon de l’être, elle est réellement une incarnation dont nous avons fait notre bien le plus précieux. Nous étions comme des quidams affamés derrière une vitrine, regardant, fascinés, ces minces « delicatessen » (ces « friandises » que nomme si bien la langue allemande), et nous voici comblés au-delà de nos espérances les plus folles. Du-dehors qu’occupait la volupté, c'est-à-dire un genre de clignotement incertain, une illusion, un simple artefact, nous avons fait un- dedans, la seule manière qu’il nous soit donnée d’en connaître le précieux présent. Peut-être même cette jouissance nous habitait-elle à notre insu ? Nous n’y étions nullement préparés. Une pêche, vite une pêche, nous avons hâte de nous abreuver et de loger, en nous, cet excès que nous demandons au monde qui, souvent nous est refusé. Oui, une pêche !

 

 

  

 

 

 

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1 juin 2021 2 01 /06 /juin /2021 17:03
« En cours de chute »

  Melun, crayon, 1979

Marcel Dupertuis

 

***

« Je vous écris en cours de chute.

C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde »

 

René Char

 

*

 

   C’est du fond obscur, c’est du fond mutique que s’enlèvent les traits de crayon qui viennent à nous. D’abord, en une première saisie, on a du mal à en cerner la forme, à en deviner le projet. Sans doute en est-il ainsi de toute esquisse dont la sortie d’un universel chaos nous questionne bien davantage qu’elle ne s’adresse à notre sens esthétique. Si elle n’était que ceci, « une esthétique », elle convoquerait uniquement notre « faculté de sentir », de percevoir le sensible selon ses qualités essentielles. Mais, ici, ce n’est seulement l’expression de notre goût qui est mise en question. « Mise en question » veut signifier qu’au sujet de cette esquisse, d’emblée, nous nous interrogeons. Non tant sur la figure qu’elle est censée représenter que sur la manière dont elle l’est. De toute évidence la forme est humaine, plutôt féminine que masculine, des volumes en attestent, des attitudes en témoignent. Mais peu importe le sexe du modèle, son âge, sa configuration singulière. Il nous suffit de nous enquérir de cette silhouette d’humanité et d’y faire face comme à un imminent danger. Car, à prendre en compte ce qui vient à nous, ces hachures, ces « lignes flexueuses », ces retournements et hésitations graphiques, nous sentons bien un tellurisme sous-jacent, un bouillonnement existentiel, une lave à peine refroidie qui tarde à s’immobiliser dans une manière de néant. Cette représentation, indubitablement, est pur acte de néantisation. Comme si, le contour humain une fois posé, rien n’était plus urgent que d’en dissimuler les traits, d’en biffer l’existence. Des mots auraient été dits, des phrases ébauchées, un texte venant à l’œuvre qu’une action de déconstruction gommerait, comme le nuage efface la lumière du soleil.

   Difficile venue au jour de l’humaine condition. Toute naissance est cri. Toute parturition le lieu d’une incoercible douleur. Donner existence - ce que fait tout Artiste -, est œuvre de vie qui se double d’une œuvre de mort. Le dessin parvenu à son accomplissement, la couleur devenue tableau, la sculpture débarrassée de ses scories matérielles, toutes ces totalités signifiantes  abolissent les fragmentations, les bégaiements plastiques, les essais qui, tous, sont des sauts de nain au-dessus de l’abîme. Ecrire un poème (terme générique pour tout travail de création), consiste à tirer, un à un, chaque mot qui repose dans sa gangue d’ennui, de vacuité, et lui permettre de briller ne serait-ce que l’étincelle de l’instant. Tout est toujours retour dans les limbes. La fin du poème est silence. La fin du tableau cécité. La fin de la jarre, retour dans la matrice primordiale. Ces choses de l’art n’existent qu’à être dites, vues, éprouvées du geste délicat de l’oeil. Lorsque la jarre se sait touchée, du regard simplement, elle vit sa vie de jarre dont le destin est de faire se lever un sens au confluent des rencontres. La nôtre avec celle d’un objet venu à son entière présence de manifestation d’un donné artistique.

   Donc tout ceci, cet écheveau de minces fils, ces emmêlements de lignes, ces bifurcations, ces allers-retours, ne sont que la métaphore d’une « errance » éternelle dont notre sinueux chemin s’enquiert afin que, nullement assigné à l’impensable immobilité, il puisse tracer le signe du destin, baliser les aventures de nos innombrables rencontres. Ici se pose un simple problème lexical. Il consiste en l’emploi du mot « errance » dont l’habituelle destination est de décrire certes l’action de : « aller çà et là », mais aussi « erreur », « action de s’égarer ». D’où l’idée d’une irréversible perte dont nous serions, à notre insu, les victimes. Mais il faut transcender ces premières touches du mot et accorder à « errance » un sens qui aille au-delà de ce simple constat, le porte bien au contraire sur le plan d’une estime. « L’errance », il faut la voir comme notre plus évident coefficient de « liberté ». Au deux sens du terme. D’abord dans l’acception de « libre arbitre » dont le XVIII° siècle l’a doté. Ensuite dans une interprétation de type phénoménologique au cours de laquelle il reçoit une nouvelle valeur, à savoir celle d’un fondement sans fond, d’un abîme qu’habite tout Dasein, dans lequel il trouve la possibilité de son ouverture. Car c’est bien à partir du rien du néant que tout être prend figure et rayonne au plein de l’exister. Ici, « errance », « abîme » prennent portée positive puisqu’ils deviennent tremplin d’un essor. « Exister » : « sortir du néant » = acte de liberté. Sans doute n’y en a-t-il d’autre dont nous puissions faire le lieu d’une vérité. Extirpés du néant nous nous réalisons ontologiquement. Ceci ne suppose aucune infirmation. C’est une apodicticité.

   Donc si nous ramenons le contenu latent de l’esquisse aux présupposés qui en traversent la forme, nous sommes en présence d’une liberté à deux visages : d’abord celle d’un choix infini qui s’offre à elle puisque les traits qui la composent tracent les voies d’effectuations toujours renouvelées. On est dans l’acte anticipateur d’une énonciation graphique. On est en-deçà de son effectivité et le geste de la main-artiste tient en suspens le visage qui sera celui de l’œuvre définitive. La décision de poser sur le papier les signes derniers au terme desquels nul retour ne sera possible se donne à penser comme une restriction du champ des possibles, une fixation à demeure, une empreinte gravée dans le marbre. Le temps qui en précédait le surgissement était un temps en constant devenir, le voici figé dans les rets d’une immobile éternité. La mouvance est devenue inertie. Autrement dit une dissolution de la temporalité humaine, laquelle se dote de deux bornes, début et fin d’une action, et, entre les deux, la richesse des actualisations successives des actes et des propositions. Ensuite cette liberté se montre en tant que ce ressourcement continu du geste artisanal (au sens de « fabrication »), décision démiurgique qui se tient en suspens dans le registre des essences (ces figurations qui ne sont que des « pré-figurations »), tirant de chaque manifestation scripturaire un statut ontologique renouvelé, esquisses pré-signifiantes en attente de leur signifié, cette tournure humaine qui est l’une des propositions de l’exister, dont il ne sera plus possible désormais de faire varier à loisir les multiples configurations. L’œuvre venue à son terme ne possède plus la multivalence des projets qui était encore la sienne dans l’imaginaire mobile de son créateur. La voici remise à son destin qui ne peut être qu’aliénation. Avoir choisi une forme, une couleur, un style, un jeu particulier des traits qui en composent  l’architecture,  la condamnent à n’éprouver que cette mesure figée, inamovible, inaltérable, identique au minéral qui ne subit plus les atteintes de l’érosion. Si l’esquisse s’enrichissait du prodige des variations métamorphiques, le dessin en son dernier statut est comme un renoncement à figurer au-delà de ses propres limites : un chant qui s’exténue et confine au silence.

   Le travail contenu en toute esquisse est l’illustration de ce combat, de cette tension qui tiennent le geste de l’Artiste dans cette sublime hésitation qui ne signe nulle défaite ou bien telle incapacité à résoudre l’équation multiple des choix qui l’assaillent. Ce que cherche tout créateur : être au plus près de sa propre angoisse (l’œuvre accomplie est finitude), fixer dans le trait cette vérité qui toujours fuit à l’horizon et menace de ne jamais se dire. Bien loin d’être tournure négative de l’acte configurateur de formes, « l’errance » est cette réalité qui fait face au vide du Tao, qui se confronte à l’épreuve du Chaos et de sa béance, c’est le parcours solaire taché de nuit d’un Van Gogh, c’est la quête toujours recommencée d’un Cézanne aux prises avec la fuyante et diaprée Montagne Sainte-Victoire, c’est la confrontation de l’art à sa manifestation tangible. C’est une lutte à mort contre la Mort. C’est l’Amour d’Eros pour l’Aimée. C’est l’Amour d’Eros pour Soi. Jamais l’on ne s’exonère de sa propre forme. On lance seulement des grappins. Puissent-ils saisir quelque chose qui participerait à notre complétude !

 

 

 

 

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18 mai 2021 2 18 /05 /mai /2021 16:25
Du-dedans de la ligne.

« Tu dors ? »

Œuvre de Laure Carré

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   Au début, il n’y a rien, sauf le vide, le silence et le recueillement avant que l’œuvre ne fasse son apparition. L’atelier est ce lieu où quelque chose va commencer à la manière d’un rituel, d’une cérémonie. C’est pour cela qu’il faut le désert et l’attitude quasi-monastique de celui, celle qui ont besoin d’un sanctuaire afin que, de la solitude, puissent s’élever une voix, un poème, un chant. « Tu dors ? » : titre prémonitoire de ce qui est à l’œuvre et n’attend que d’être révélé. Oui, tout est dans le sommeil ou bien dans une étrange rêverie, ou bien encore dans une manière de stupeur pré-apparitionnelle. Cela, cette angoisse du commencement, il faut l’éprouver du-dedans de soi et la porter à l’incandescence. L’être-de-l’œuvre est convoqué en même temps que l’être-de-l’artiste. Deux mondes qui se cherchent, parfois s’affrontent, se livrent à une polémique avant que n’intervienne la délivrance. Oui, la « délivrance ». L’œuvre avant que d’être portée sur ses fonts baptismaux est longue parturition, demeure dans l’obscur, puis soudaine émergence dans ce qui est et attend la révélation. Oui, « révélation » puisque le dessin, l’estampe, la peinture étaient en attente dans quelque corridor de la pensée. Pensée de l’artiste, pensée des voyeurs qui l’attendaient comme possible miroir où projeter leur propre image.

« Projection », voilà le mot lâché qui dresse son architecture à la façon d’une thèse incontournable. Dessin projeté sur l’aire neutre du papier comme stigmate disant la réalité de l’artiste, mais aussi celle de ceux qui en assureront la réception dans le site fermé de leur conscience. Les salles paisibles des musées, les espaces sophistiqués des galeries sont le lieu de cette dramaturgie-là : la rencontre, sinon le choc de deux consciences, celle du créateur, celle du créé par l’œuvre, à savoir celui qui en devient le voyeur en même temps que le gardien. Ceci qui se produit est si rare, si précieux qu’il est nécessaire de mettre l’œuvre en sécurité et l’abriter de ce qui pourrait l’hypostasier et la ramener au rang d’une chose contingente.

   Toute confluence, si elle est authentique, met en présence deux vérités dont l’œuvre est le lieu de rassemblement. Vérité de l’artiste et de son double, à savoir celui qui regarde et renvoie en écho cette supplique silencieuse au cours de laquelle l’œuvre trouve son plein accomplissement. Si l’une des vérités s’absente, alors l’œuvre titube, défaille et chute du socle où elle avait été portée à la force d’une énergie créatrice. Mais qu’en est-il de cette vérité si difficile à saisir y compris à l’aune d’une exigeante intellection ? Jamais nous ne comprendrons mieux les nuances dont elle est la pointe avancée qu’à ramener son problème à celui de la ligne.

   Mais pour cela, il faut revenir avant même la création de l’œuvre, dans la marge d’incertitude qui la précède, dans la perspective matinale de la lumière de l’atelier. Rien ne surgit encore qu’un mince projet, un désir d’actualiser des formes plastiques en suspens depuis l’éternité, attendant le fameux « kairos » des anciens Grecs, à savoir 'le moment favorable' à leur entrée sur la scène mondaine. La main de l’artiste est comme suspendue dans le mystère de la proche parution. Puis, soudain, les premiers traits apparaissent, les premières lignes s’ébauchent. Se donne la silhouette simple d’un visage, la courbure du dos, l’éminence des fesses, le clavier des doigts, la chute de la poitrine, l’amorce d’une jambe.

   C’est l’image d’un nu qui nous fait face dans une manière d’évidence originelle. Voilà que ce qui était retenu dans les limbes nous adresse son lexique minimal et nous sommes pris dans les mailles du dessin comme nous le sommes d’un destin qui nous surplombait depuis sa zone de silence et qui commence à parler. Mais il faut maintenant hausser le débat dans une manière d’exigence quant à la compréhension de l’œuvre et de ce qui y apparaît en filigrane et ne se révèle jamais qu’à marquer une pause, à demeurer dans une connaissance intime des enjeux de l’acte créatif. « L’art est la mise en oeuvre de la vérité », nous dit le philosophe Heidegger.

   On remarquera, au passage, l’utilisation subtile du mot « œuvre », dans son double sens de cela qui est réalisé, à savoir le dessin, la peinture, la sculpture, en même temps que de la puissance qui est engagée - la poïesis des Grecs -, donc l’acte par lequel l’art s’instaure et se manifeste. Mais de quelle vérité s’agit-il là, tant ce concept est général et abstrait ?

   Ce qui est à prendre en vue, c’est la vérité dans une triple acception : celle de l’artiste, celle du voyeur, celle de l’œuvre enfin. D’abord l’artiste. Nous parlions de « projection » il y a peu. Alors imaginons le dessin comme projection de l’artiste. De ses affinités, de ses penchants existentiels, de ses façons de voir le beau, en un mot, de son âme. Artiste entièrement contenue dans la trame qu’elle vient de créer, entièrement circonscrite dans le cadre de ses limites. Lorsque le trait s’affirme, qu’émerge le dessin, il se produit un étrange phénomène : le temps, l’espace, ces sublimes catégories par lesquelles l’existence vient à nous, ces points de repère donc s’évanouissent pour laisser place à cela qui se manifeste et veut surgir en plein jour. L’atelier lui-même ne compte plus, le monde ne compte plus. Sauf le monde que le dessin a instauré.

   Fusion, osmose, indistinction du signifiant et du signifié. Artiste disparaissant à même la forme qu’elle vient de faire naître, qui la submerge, la maintient entre les rives tracées par la pointe de graphite. Vérité de l’artiste proférée du-dedans de la ligne puisque le dehors a été évincé, est devenu mutique, s’est évanoui hors du champ de vision. Afin qu’il y ait art, une condition est indispensable, celle de la coïncidence du sujet de la création et de l’objet créé, soit une vérité en acte. Faute de cela la tentative échoue à signifier et tombe aussitôt dans l’aporie du non-paraître. Elle n’est qu’une manière de pantomime qui n’ose dire son nom.

   Ensuite, les voyeurs ou gardiens des œuvres. Eux aussi sont en quête d’une vérité. Mais cette dernière est de nature radicalement différente. Pour la simple raison qu’elle naît d’un regard sur l’œuvre, non d’un geste qui lui a donné vie. On saisira ici, combien ce terme de vérité dont souvent la philosophie parle comme d’un absolu, se relativise soudain. Tout simplement parce que la vérité de l’artiste ne saurait se superposer à la façon d’un calque sur celle des gardiens de son œuvre. Afin de mieux pénétrer la nature du problème, il convient de percevoir combien l’espace-temps qui se présente aux yeux des amateurs d’art est différent de celui du démiurge dans l’acte même qui le porte au-devant de sa création. Le musée aussi bien que la galerie ne se livrent pas aux mêmes enjeux que ceux qui s’illustrent dans le calme et la sérénité de l’atelier. (On se souviendra que Soulages plaçait un galet devant la porte de son atelier afin de ne pas être dérangé dans sa méditation picturale : le temps vulgaire, l’espace vulgaire n’ont pas leur place dans le secret de la création.)

   Au musée, le voyeur est rarement seul, l’espace qu’il parcourt est par essence un espace commun, le temps qu’il vit n’est pas totalement abstrait des réalités et, parfois, faut-il accepter de visiter dans un rythme que l’on aurait souhaité plus lent, d’autres visiteurs se pressent dans les salles. Tout ceci nous amène à créer, pour les voyeurs, une vérité se situant hors-la-ligne, c’est-à-dire à l’extérieur du dessin qui ne leur est destiné qu’à des fins d’observation. On n’est pas saisi des mêmes vertiges selon qu’on modèle et cuit une céramique ou bien que l’on se contente d’en prendre acte et d’en décrire la glaçure fût-ce sous toutes ses coutures. Tout ceci revient-il à dire que le visiteur de la galerie ne se dispose qu’à recevoir des vérités fragmentaires (qu’il partage avec la communauté des autres visiteurs) alors que l’artiste saisirait, d’un seul empan de son geste, l’essence de sa création ? C’est bien possible qu’il en soit ainsi puisque la vue des gardiens est multiple alors que celle de l’artiste est singulière, embrassant la totalité de ce qu’il a amené au paraître.

Enfin, l’œuvre. Qu’en est-il de sa propre vérité ? Serait-elle à mi-distance de celle de ses habituels protagonistes ? Naîtrait-elle, pour finir, de la rencontre des voyeurs, laquelle féconderait et accomplirait en totalité ce que l’artiste avait commencé dans le lieu mystérieux de son atelier ? Il en est sans doute ainsi pour la simple raison que l’œuvre ne saurait avoir de réelle autarcie. Fût-elle un chef-d’œuvre, elle ne s’alimente pas à sa propre source. Elle est une résultante, une forme de passage entre le geste qui lui a donné lieu et le geste du regard des voyeurs qui en assure la réception et la plénitude. L’essence de la chose crée est à ce prix de ressources dialogiques incessantes entre la voix qui lui a procuré le souffle et la voix qui la reconnaît et la porte à sa propre singularité.

   Le sens, tout sens est toujours ce balancement, ce murmure en écho que les choses se renvoient comme la meilleure façon de reconnaître leur être. Le sens ne se clôture pas sur le dernier trait de la mine de plomb, sur l’effleurement de craie grasse qui souligne une ombre, sur le papier collé qui se présente comme la signature d’une conscience portant témoignage du monde. L’œuvre tient donc sa propre vérité de-la-ligne-même qui n’est jamais que la rencontre du-dedans de la ligne de l’artiste et du hors-la-ligne du voyeur. C’est la métaphore de la ligne qui nous tient en éveil pour nous amener à cerner une réalité qui nous dépasse, celle de l’art, magnifique « ligne flexueuse » à la Léonard de Vinci, ligne qui fonde tout parcours signifiant dans le monde.

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28 avril 2021 3 28 /04 /avril /2021 16:49
L’Objet, de la représentation à l’abstraction

 

Still Life

Giogio Morandi

Source : Tate

 

***

 

 

   Nous ouvrons la fenêtre de notre maison et nous sommes rassurés de découvrir ce paysage familier qui est comme notre naturel prolongement. Combien, parfois, nous sommes perdus au seul motif de notre exil en quelque coin de la terre qui ne nous tient que le langage confus auquel nous sommes insensibles. C’est ainsi, le processus de connaissance, en sa posture logique consiste, à partir du connu à aller vers l’inconnu. Nous avons besoin d’une familiarité avec les choses, ceci est sans doute inscrit au profond de nos gènes. Depuis l’aube des temps l’homme est toujours sédentaire avant d’être nomade. Être sédentaire : connaître les choses en leur coefficient de proximité, qui est réassurance. Être nomade : connaître les choses en leur éloignement, qui est toujours source d’inquiétude. C’est un peu comme si l’être-de-l’homme ne pouvait progresser qu’à l’aune de conquêtes territoriales successives s’ordonnant à la manière d’ondes concentriques aquatiques créées par la chute d’une pierre. Nous sommes au centre et nous nous y trouvons bien, certes la périphérie nous appelle que nous souhaiterions rejoindre mais nous hésitons. Qu’y a-t-il là-bas qui ouvrirait un nouveau sens ? Il nous faut faire un pas en avant, franchir la frontière et décider de connaître un nouveau monde.

   Cette métaphore du proche et du lointain, du familier et de l’étrange, du connu et de l’inconnu n’a d’autre sens que de permettre l’émergence d’une ligne de partage dans le domaine de l’art, selon laquelle se trouverait, d’un côté le figuratif, de l’autre l’abstraction. Si le figuratif nous parle, c’est bien en raison des tournures usuelles qu’il nous propose, tel portrait, tel paysage, tel décor qui sont les diverses scènes de théâtre sur lesquelles nous jouons notre rôle, les Autres jouent le leur, le Monde le sien. L’abstraction, au rebours, nous déconcerte, elle qui semble avoir renoncé à convoquer les habituelles catégories au gré desquelles nous nous situons dans notre environnement immédiat. Une œuvre abstraite nous surprend tout comme nous étonneraient la vastitude et l’anonymat d’un désert ou bien l’étendue illimitée d’une steppe.

   Au mieux, à des fins de repérage, il ne nous est guère fourni qu’un nombre ascétique de lignes, qu’une évanescence de formes, une plage de couleur souvent monochrome. Le lexique pictural est si mince, la sémantique apparemment si étroite, que notre premier réflexe consiste à lancer quelque filin en direction d’une terre intime qui nous dirait le lieu de son être en même temps que sa nature profonde. Il n’est nullement rare, en ce cas, que les Voyeurs ne se livrent au jeu des analogies positives, trouvant ici une climatique océanique, là cette ligne d’horizon, là encore ce nuage flottant librement sur l’eau libre du ciel. Autrement dit, il est le plus souvent demandé à l’informel de nous apporter des justifications, de se vêtir de ce dont, pourtant, il souhaite se dispenser, à savoir de toute référence au réel, de toute allusion à ce qui croît sous l’horizon de l’objectivité et se donne toujours comme la seule et unique possibilité de se lever au jour de l’exister. Ce dont il est question dans la toile, nous voulons en éprouver la sensation vive, en apprécier la texture, en apercevoir le profil, en entendre le son, l’amener au contact de notre joue, le serrer au creux de nos mains. Or l’œuvre non figurative dans sa donation en retrait confisque toujours ce qu’elle semble offrir qui n’est que cet impensable, cet insaisissable fuyant toujours au-devant sans qu’il ne soit jamais possible d’en étreindre l’éphémère esquisse.

    Mais regardons cette nature morte de Morandi. L’expression même de « nature morte » cherche à calmer notre inquiétude en raison de cette fixité, de cet immuable que nous percevons, qui nous rivent ici, en ce lieu, en cette heure, possible effectif de notre présence que, peut-être, pourrait altérer le sentiment, sans doute irrationnel, mais d’autant plus opératoire, d’une fuite, d’une dissolution de ce qui fait le cadre de nos vies. Tout, ici, est exactement dessiné. Bouteille, bol, ramequin, moule se livrent à nous dans l’évidence. Il s’en faudrait de peu que nous ne fussions tentés de saisir l’une de ces représentations, la confondant avec l’objet même dont elle est la fidèle projection. Il y a alors si peu d’écart entre le phénomène réel et son « double », comme une singulière aura ontologique qui glisserait insensiblement de la forme concrète à celle, picturale, qu’elle autoriserait dont, en quelque manière, elle serait le fondement. A tel point que la peinture apparaîtrait ombre portée des choses, simple réverbération, la mimèsis étant le seul procédé au gré duquel faire venir au monde ce qui mérite de l’être, la pureté de cette porcelaine, la douceur toute domestique illuminant le foyer de quelque chose qui serait essentiel.

    Ici, nous sommes d’emblée chez nous, nous n’avons guère à nous poser de questions, nous sommes au centre de nous-mêmes. Cette esthétique de la parution suffit à réaliser l’emplissement dont nous sommes en quête, à savoir goûter la beauté simple de ce qui nous côtoie et ne rien chercher au-delà qui en altérerait l’immédiate profusion. L’objet est affecté d’une incontournable réalité. Il s’agit d’une existence pure en soi qui ne demande nullement que l’on s’exile à l’étranger pour en comprendre le phénomène. Seule est nécessaire une centralité du regard faisant émerger, tout au plus, un réalisme onirique ou bien utopique que suggère l’élégance de cette peinture, genre d’idéalisation de la matière gagnant la sphère d’une possible félicité.

 

L’Objet, de la représentation à l’abstraction

Cruche, bouteille et verre

Juan Gris

Source : Wikipédia

  

   Si, dans le tableau de Juan Gris, bouteille et pichet semblent faire écho à l’œuvre de Morandi, ces objets ne peuvent être rapprochés qu’à titre purement formel, homologie relative de lignes et de teintes, ces gris et gris-blancs qui jouent à la manière d’un brouillard nimbant le réel, ne le dissolvant nullement pour autant. Chaque chose, ici, est à sa place d’objet. Chaque chose, multipliée en sa forme, découpée en pans successifs, révélant sa pluralité d’esquisses, s’affirme au centuple de ce qu’elle nous donne à voir. L’objet est comme projeté en avant de lui, en même temps qu’il nous dévoile quantité de perspectives selon lesquelles le considérer, l’archiver dans la plénitude de notre regard. Le Cubisme, puisqu’il s’agit bien de ceci, ne postule nullement la dissolution du réel, son effacement, sa dispersion en quelque sorte, qui le conduirait de facto dans le domaine de l’abstraction.

    Picasso lui-même ne s’est-il vigoureusement défendu d’aller en cette direction d’une peinture, d’une sculpture qui eussent été simplement conceptuelles, substituant aux choses mêmes l’irisation, le reflet de leur idée ? A un entretien qu’il avait eu en 1928 avec Tériade, critique d’art et éditeur, qui faisait allusion aux soi-disant tendances abstraites du Cubisme :

   « On a prétendu alors que vous faisiez de l’abstraction », le natif de Malaga répliqua vertement : « J’ai horreur de toute cette peinture dite abstraite. L’abstraction, quelle erreur, quelle idée gratuite. Quand on colle des tons les uns à côté des autres et qu’on trace des lignes en l’air sans que cela corresponde à quelque chose, on fait tout au plus de la décoration ». Voici, le parallèle était établi entre abstraction et décoration. Cependant il convenait de faire la part des choses et cette brutale affirmation, sans doute, tenait plus au caractère abrupt de l’Espagnol qu’à une réalité énoncée en sa vérité.

   Ce qui frappe au premier chef dans cette œuvre de Juan Gris, et dans bien d’autres, c’est cette dimension d’objectalité, d’éminente présence, comme si, venus de la nuit des significations, cruche, bouteille, verre surgissaient soudain à la face du monde, dévoilant non seulement leur visage habituel, mais quantité d’autres selon la manière et le lieu dont ils pouvaient être considérés. Ce que nous pouvons alors énoncer, c’est qu’il y a une réelle profusion du réel, une phénoménalité en excès, un visible et irréfutable débord de la chose par rapport à sa forme en son habituelle orthodoxie. Le sens qui était monosémique, bordé de traits exacts, enclos dans un périmètre étroit, voici que tout ceci vole en éclats, que tout ceci s’auréole d’une véritable gloire polysémique. Nous pourrions dire que le réel est porté à l’acmé de son possible, qu’il exulte et nous appelle à la fête inouïe de la donation. Cela a autant de force que l’épiphanie d’un visage lumineux dans l’obscure avancée de l’humanité, de sa sortie des ombres primitives.

   Si les natures mortes de Morandi et Gris étaient des sortes de chorégraphies autour du réel, monosémique pour Morandi, polysémique pour Gris, il convient maintenant de faire un saut décisif qui ne sera rien moins qu’une révolution copernicienne. Si les œuvres précédentes pouvaient en une certaine façon, fût-elle distanciée, faire « allégeance » relative à l’idée ancienne de mimèsis, ce calque du réel sur lequel s’appuie la main du peintre, présentement, dans l’œuvre de Rothko que nous allons aborder, plus rien ne fait signe en direction d’une réalité. La toile flotte en apesanteur dans l’espace, elle ne conserve plus aucune notion de temporalité, elle n’est plus assignable à quelque référence ancienne, elle vit de soi et en soi, elle est la bannière d’une liberté immense, un vaste champ d’autonomie, le lieu sans lieu d’une autarcie. C’est comme si, soudain, l’aventure plastique, picturale, s’étaient affranchies de toute généalogie, répudiant jusqu’à la catégorie académique d’Ecole, inventant ses propres codes, faisant du médium l’aire ouverte d’un champ d’investigation renouvelé. Si l’Art, en son histoire, avait connu maintes ruptures, s’il s’était souvent essoufflé, s’il avait failli perdre la notion même de son essence, l’initiative osée de Rothko, sa confrontation avec le vide et l’envers du subjectile ouvrait non seulement de nouvelles voies mais créait à nouveaux frais l’espace d’un langage fondateur de sens.

    Tout Voyeur confronté pour la première fois à l’œuvre du Maître de « l’expressionnisme abstrait », classification qu’il rejetait du reste, l’estimant « aliénante », est confronté à l’abîme de son propre être.

   

L’Objet, de la représentation à l’abstraction

MARK ROTHKO

Untitled (Red, Orange), 1968

Source : Fondation Beyeler

 

  

   Le champ perceptif est totalement bouleversé. La toile n’est plus la toile. Elle semble située dans un outre-monde aux invisibles frontières, comme si elle débouchait sur l’Infini. Plus nulle place pour la mesure, plus de gradient spatial, plus de référence à quelque mètre-étalon, à quelque amer qui se donnerait comme l’antidote d’une angoisse foncière. On ne regarde nullement un Rothko comme on regarderait un quelconque objet de l’univers pour la simple raison que toute trace d’objet a disparu, que seule l’empreinte d’un Sujet inquiet y a tracé son ineffable passage. Bien moins qu’un geste de saisie artistique, il s’agit ici d’adopter une posture philosophique, de méditer et de contempler métaphysiquement cet être-là, cette présence qui sont étonnamment ourdis d’absence. On n’est nullement face au tableau, on est, à proprement regarder, DANS le tableau et en son envers, cet indicible qui nous toise du plus loin et nous convoque au jeu de l’interprétation. Mais « interpréter » ne veut certainement pas dire connaître une vérité, une apodicticité, une certitude à jamais. « Interpréter » veut dire se situer uniquement, totalement, au foyer de sa subjectivité, à savoir désubstantialiser le monde, lui ôter toute carrure matérielle, le dépouiller de tous ses prédicats, le porter sur quelque fondement originel dont l’on serait, tout à la fois, les créateurs et les destinataires, sans partage, sans médiation, sans autre horizon que SOI. Une liaison de SOI à SOI, condition même de sa propre liberté.

    Nulle fuite ici que permettraient une perspective, un objet, un paysage, un portrait. A toutes ces manifestations du réel on peut adhérer, se reconnaître en elle, lier un souvenir, attacher une mémoire, lancer un projet. Autrement dit s’en remettre à une altérité afin que, la nommant, elle nous nomme en retour et nous installe en quelque endroit du monde : une terre, un ciel, la confiance d’une amitié, la soie d’un amour. Le seul « face à face » envisageable avec « Rouge, Orange », c’est le nôtre, JE avec JE, en une seule et même visée, auteur, narrateur, lecteur si nous voulons ramener ces quelques considérations élémentaires au lieu même d’une écriture.  Nous sommes entièrement remis à notre confondante solitude, notre EGO ne connaît plus que ses propres frontières, c’est pourquoi sa liberté devient un piège auquel il ne peut échapper qu’en fondant cette étrange altérité de l’Absolu-Infini qui, toujours, se décline à la faveur de la dimension spirituelle, économie faite de toute trace qui serait contingente donc refermée sur sa propre stupeur.

   Si les œuvres précédentes avaient encore quelque lien avec le réel, Morandi avec un réel certes quintessencié mais un réel tout de même, si Gris fragmentait ce même réel pour nous le rendre tangible, sensible, sensualisme exacerbé, Rothko nous laisse les mains vides, le corps nu, la chair dans sa nuée de chair. « Inquiétante étrangeté » eût dit Freud en sa psychanalytique terminologie. « Vertige de la tonalité fondamentale » se fussent exprimés les Idéalistes Allemands. « Déréliction », « Souci » eurent pu renchérir les Existentialistes, pointant par là le fait assuré que, ne coïncidant jamais avec notre essence, nous ne sommes que des errances se cherchant à défaut de pouvoir se trouver.

   Ce qu’ouvre largement l’œuvre de Rothko c’est l’abîme creusé entre être et étant, cette différence ontologique qui nous traverse, pareille à une lame autour de laquelle nous bâtissons notre incontournable ambiguïté, nous tâchons d’élever notre esquisse existentielle poinçonnée de finitude. C’est à la découverte de ce vide que nous invite l’œuvre de Rothko au gré de sa belle et non reproductible abstraction. L’abstraction n’est que ceci, une frise, une buée nommant l’être, une symbolique sans pierre de touche réelle, un air qui parcourt le ciel à la vitesse des oiseaux.    

   Toujours nous sommes confrontés à cette face des choses, à ce Rouge, à cet Orangé qui nous invitent à franchir ce voile de la Maya, à franchir qui nous sommes en chemin vers qui nous pourrions être s’il nous était donné, une fois, une seule, la possibilité d’ourdir les fils de notre destin. Les fils sont là, dans ces champs colorés qui font écran, qui nous fascinent tout comme la mort peut nous fasciner en son énigme. Voir l’invisible, seul procès au gré duquel l’abstraction s’adresse à nous, demande une « conversion du regard » qui est la condition essentielle de notre complétude. Ou bien de notre incomplétude. C’est pareil, nous ne sommes que ce balancement entre les deux. Peut-être une simple abstraction !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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