Source : Google images
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Qu'il s'agisse du célèbre tableau de Léonard de Vinci, d'une toile de Mark Rothko ou bien d'une œuvre totalement dédiée au noir de Pierre Soulages, nous demeurons sans voix, tout au bord de l'énigme comme si l'étrangeté de telles propositions nous renvoyait en-dehors de nous-mêmes, dans une marge d'incertitude que le réel ne pourrait atteindre. Mais le réel ne serait pas seul en défaut, notre imaginaire, notre capacité à symboliser se soumettraient à une manière d'éclipse et notre vision s'égarerait, portée en un autre temps, située en un espace sans nom. Un genre de dépossession dont nous sentons bien que notre entendement ne suffit pas à en circonscrire les contours. Car c'est bien d'un au-delà des mots, d'un au-delà de la représentation dont il s'agit, identiquement à l'ouverture d'une dimension habituellement inaperçue, dont le questionnement constituerait la plus vraisemblable des justifications. Car comment nommer cette étrangeté qui se fait jour et qui, jamais, ne trouve de réponse ? Mais alors, y aurait-il un lien, un genre d'affinité qui tracerait une lisière commune à des œuvres pourtant si différentes ? Mais il nous faut dépasser quelques apparences afin qu'il nous soit permis d'approcher quelques fondements, d'énoncer quelques intuitions.
Source : Musée du Louvre
Si La Joconde nous interpelle si fort ce n'est pas en raison de l'énigme qui préside à sa réalisation mais, simplement, eu égard à ce sublime sfumato avec lequel Léonard a réalisé ce troublant portrait. Et si le tableau est "enfumé", c'est d'abord pour nous livrer une toile vaporeuse, imprécise, animée d'une certaine modulation, laquelle pourrait se comparer au vibrato d'un instrument à cordes. Il y a, en effet, comme une vibration de la lumière, un jeu avec l'ombre, un subtil tremblement qui entre en résonance avec nos propres affects.
"Les choses sont tellement plus belles lorsque l'ombre les ensevelit à moitié."
Léonard de Vinci
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Maintenant, il s'agit de savoir si l'œuvre de Mark Rothko peut accepter une identique grille d'analyse. Mais d'abord il faut observer ses grandes toiles livrées à un étonnant bi-chromatisme où les couleurs, plutôt que de s'opposer selon une franche dialectique, entrent l'une en l'autre, se diffusent, traçant une invisible frontière, une zone d'indécision, écumeuse, presque pareille au floconnement de l'ouate. Ceci, cette osmose relative des formes, des couleurs dans une manière d'indistinction, cette émergence d'une zone crépusculaire, la réflexion suivante en est la vivante explicitation : "Ceci n'empêche pas Rothko de continuer, parallèlement, jusqu'à la fin, les couleurs vives et pâles, les frontières brumeuses. [c'est moi qui souligne] Cette évolution, ces changements traduisent l'évolution et les variations de la "vision intérieure".
Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge
"Vision intérieure" qui se traduit par cette peinture floue, en quête de spiritualité, là où les propositions plastiques semblent refléter les hésitations de l'âme à la recherche d'une possible vérité.
"La répétition d'une unique forme abstraite constitue l'une des énigmes les plus passionnantes du travail de Rothko. Il a trouvé ce qu'il cherchait depuis le début : sa peinture est une "poignancy " qui atteint droit la cible du cœur. Par-là, elle s'extrait des limites temporelles, atteignant l'esprit en même temps que l'émotion."
Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge
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Pierre Soulages, enfin, dont les grandes toiles monochromes semblent participer du même mouvement d'apparition-disparition dans une radicalité picturale rarement atteinte avec une telle intensité. Ici, dans ces scarifications où se nervure la lumière, dans le glissement progressif du noir vers le blanc, de l'ombre vers la clarté, tout semble dit de ce que le tableau est en mesure de nous révéler, en même temps qu'il semble s'absenter dans un genre de pure évanescence du monde. Nous sommes au bord d'une révélation, nous le sentons bien, à la limite de ce que l'art a toujours tenté d'exposer selon des déclinaisons plurielles. La force de la peinture de Soulages consiste en ce suprême dépouillement de l'œuvre, en son indigence, son ascèse qui ouvrent comme un abîme. Comment passer adéquatement du noir lisse, compact, sourd à ce fameux "outre-noir", magnifique prédicat inventé par le Peintre voulant faire signe vers ce qui, dans la picturalité, nous est destiné en même temps que s'opère une fuite infinie de ce qui se phénoménalise ?
Parvenus à ce point de l'exposé, comment ne pas citer la célèbre assertion de Paul Klee :
« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »
Bien évidemment, il est toujours tentant d'isoler cette phrase de son contexte. Et, alors, nous pouvons nous demander vers quoi tend cette affirmation, nous interroger sur ce qui est en question dans cette visibilité. La suite du texte de Klee nous fournit quelques éclairages. Le vocabulaire plastique doit s'ordonner en cosmos, c'est-à-dire en vision ordonnée du monde, afin qu'une signification puisse émerger des formes et des couleurs. Plus la représentation sera dépouillée, abstraite, plus le réel pourra aisément être délaissé au profit d'une dimension qui l'englobe et le dépasse :
"En d'autres termes, l'art n'est fait que de signes. Mais ces derniers ne prennent sens - ne deviennent symboles, donc - que lorsqu'ils sont combinés de façon dynamique, à l'instar des différentes parties du monde s'associant en un Grand Tout. Le signe n'est qu'un outil dans la quête du spirituel."
(Extrait de "ART" - Paul Klee - Jeu de clés)
Et, maintenant, si nous nous essayons à une rapide synthèse des œuvres précédemment citées, - La Joconde - Toiles bi-chromatiques de Rothko - Polyptiques noirs de Soulages -, nous nous apercevrons qu'un véritable fil rouge en autorise la mise en relation. Cette dernière instituerait une situation dialogique dont ces œuvres seraient, par-delà le temps et l'espace, par-delà les styles, les figures de proue. Il y aurait donc parfaite homologie entre le "sfumato" de Léonard, les flous créés par la "poignancy " de Rothko, les peintures monopigmentaires de Soulages. En réalité, ce que ces belles recherches plastiques mettent en exergue, n'est rien de moins que l'éternelle quête d'un invisible caché derrière le visible, rien de moins que le passage toujours fugace du signifiant au signifié, du physique au métaphysique, du séculier au spirituel. Or, aussi bien chez Léonard que chez Rothko ou bien Soulages, se devine une telle quête de spiritualité.
Voici ce que disait, dans une conférence faite à Berlin en 1913, Rudolf Steiner, le fondateur de l'anthroposophie, à propos de Léonard peignant la Cène : " (…) et voilà comment il a quitté ce tableau sans en avoir été satisfait. Cela ressort de sa grandeur spirituelle aussi bien que de toute sa personnalité ; Léonard a laissé ce tableau avec l'amertume de s'être attelé à son œuvre capitale, sans que les moyens accessibles à l'homme puissent lui suffire à l'exprimer."
Quant à Rothko, toute sa vie témoigne de cette recherche d'une voie empreinte de religiosité :
"La répétition du même travail plastique ressemble à un rituel. Procéder à quelques gestes, délimiter un espace-lumière. Rothko cherchait une illumination, une extase, un ravissement; parfois, il y parvenait."
Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge
Enfin, chez Soulages, l'impression d'un "outre-monde" pourrait se superposer avec assez d'évidence à son concept "d'outre-noir". A preuve cette citation de Françoise Jaunin, critique d'art : "Ses toiles géantes, souvent déclinées en polyptyques, ne montrent rien qui leur soit extérieur ni ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes. Devant elles, le spectateur est assigné frontalement, englobé dans l’espace qu’elles sécrètent, saisi par l’intensité de leur présence. Une présence physique, tactile, sensuelle et dégageant une formidable énergie contenue. Mais métaphysique aussi, qui force à l’intériorité et à la méditation. Une peinture de matérialité sourde et violente, et, tout à la fois, « d' immatière » changeante et vibrante qui ne cesse de se transformer selon l’angle par lequel on l’aborde."
Ce à quoi tout regard est exposé face à de telles œuvres d'art est une mise en question de ce que nous sommes, nous les hommes, face à la création, face au cosmos dont nous constituons un insignifiant fragment. Constamment, cherchant à comprendre cet univers que nous tissons et qui nous tisse, nous nous livrons à une tâche d'herméneute. Bien des significations du monde qui paraissent occultées sont constamment là, dans une immédiate donation que, souvent, notre naturelle impéritie relègue dans une gangue compacte. Habitués à ne lire, la plupart du temps, que les révélations évidentes, nous nous exonérons de bien des beautés. Pourtant les choses, autour de nous, font leur incessant ballet afin que nous les connaissions.
Cela que nous désignons du néologisme de "méta-visible" (afin d'éviter le terme de "métaphysique" trop connoté dans ses rapports avec la théologie), nous cerne de près. Mais, toujours, les frontières, les marges, les infimes vibrations pratiquent l'art de la dissimulation, de l'esquive. Elles ne sont que l'intervalle existant entre l'ombre et la lumière, le continuel passage du sensible à l'intelligible, la trace s'effaçant à mesure que l'onde, sur l'eau, dissimule ses cercles. Elles ne sont que le battement subtil qui anime et maintient la tension entre signifiant et signifié, la multiplicité d'esquisses ontologiques dont nous sommes atteints, les menus tropismes que nous portons en nous et que nous feignons d'ignorer. Nous nous précipitons toujours en un en-deçà ou bien en un au-delà par rapport à notre singulière effigie de peur de coïncider avec une possible vérité. Nous épinglons le premier réel venu comme l'entomologiste le fait des insectes sur une plaque de liège, ce réel rassurant auquel nous demandons de contenir la totalité du monde. Cependant le kaléidoscope qui nous occupe ne livre son entièreté qu'à soumettre ses fragments à une continuelle mobilité. Toujours l'art nous convie à une telle tâche. Ceci est toujours visible, de telle ou de telle manière. C'est à nous qu'il convient d'en faire l'expérience.
Chacun à leur manière, Léonard, Rothko, Soulages nous invitent à poser la question centrale de toute métaphysique, à la suite de Leibniz : "Pourquoi y a-t-il de l'Être plutôt que rien ?".
Question fondamentale s'il en est, dont Leibniz se défait par une pirouette de la raison : s'il y a des choses, c'est par la médiation de Dieu, le créateur suprême. Opposons à cette toute puissance divine qui, souvent, paraît indépassable, l'irraison humaine qui fait du regard, du visible, une simple catégorie anthropologique. Si la compréhension du monde passe par cette mesure de la vision, alors il faut bien, aussi, nous référer à ce qui l'excède, dont nous ne déciderons rien, mais dont l'art, les œuvres, le sublime, sont les facettes les plus visibles. Car comment prétendre, face au chef-d'œuvre, être entièrement contenus à l'intérieur même du cadre qui l'exhibe ? Déjà l'imaginaire, le rêve, la fabulation prennent le pas, lesquels, par essence, sont insaisissables. Toujours une aura autour de la peinture, une vibration émanant de la sculpture, un tremblement de l'image poétique. Sans cette manière de transcendance, l'art ne serait pas art mais un simple accident, une éphémère contingence dont nous ne serions pas plus atteints que par les gouttes de pluie qui, parfois, strient l'horizon de leur mince buée !