La Nuit étoilée (1889) au MoMA à New York.
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1889 - Saint-Paul-de-Mausole. Asile d’aliénés.
8 Mai - Vincent quitte Arles. Il sait qu’il n’a plus d’autre solution. La démence frappe à sa porte, des hallucinations l’assaillent, des visions le harcèlent. Lui qui a tout peint, veut encore s’essayer à tenter l’impossible en peinture : peindre LA NUIT. Cette pensée de la représentation de l’invisible ne le laisse nullement en paix. Son sommeil, ou ce qu’il en reste, est zébré de la rapide lumière des étoiles qui se détachent sur la suie nocturne. Mais qu’est donc sa folie ? L’excès de lumière qui rongerait son corps de l’intérieur ? Ou, au contraire, s’agirait-il des impalpables mains de la nuit qui le saisiraient, menaçant de le conduire à trépas ? Lui seul pourrait le savoir mais sa conscience est altérée, sa raison vacille sous les coups de boutoir de la folie. Il sent cette ‘folle du logis’ tourbillonner tout autour de lui, menacer de le conduire à la cécité et alors plus rien n’existerait puisque la peinture elle-même - son oxygène - serait dissoute, partie dans l’illisible contrée de l’absurde dont il redoute tellement d’être la prochaine victime.
S’appeler Vincent ? Être possédé de la couleur, du rythme des formes. Tout simplement la vocation à une disparition prochaine. Vincent souhaite-t-il mourir ? A la vérité il ne pourrait rien dire sur sa propre disparition. En tout cas, ce qu’il voudrait, c’est une illumination, le pur jaillissement d’un feu de Bengale, un ruissellement de lumière plaqué sur l’ombre de la nuit. Comme l’éclat d’une conscience s’exilant du Néant, appelant la raison, la lucidité, la plénitude du regard face à l’incompréhensible destin du Monde. Il a une arme pour cela. Elle s’appelle PEINTURE. Elle est sa maîtresse la plus fidèle, mais aussi la plus exigeante. Se nommer Vincent, c’est peindre ou mourir. Sans ses tubes de couleur, sans sa palette maculée d’huile, sans son chevalet, Vincent est réduit à n’être qu’un spectre qui ne se détacherait nullement des ténèbres, s’y confondrait bien plutôt, les épouserait et alors il y aurait indistinction, Vincent serait la nuit, la nuit serait Vincent. Alors, avant d’en rejoindre la mortelle hébétude, il veut lancer un cri, faire flamboyer au plus haut du ciel l’étendard de l’Art. Il n’est Vincent qu’à cela : broyer des pigments dans l’huile, plonger ses doigts dans la pâte onctueuse, couvrir la toile de ces mille et un signes qui la révèlent, la toile ; le porte au jour, lui, le Peintre.
Donc la nuit, non seulement dans sa nature opposée au jour, non dans sa fonction de nourrice des songes, non dans la parure qu’elle offre à la Terre. Non, la nuit comme dernier refuge de la Peinture, comme dernier flamboiement avant que les yeux clos ne puissent plus percevoir que l’infinité d’un chemin sans horizon, sans portée, sans avenir. Un chemin perdu, en quelque sorte, égaré dans le pluriel fouillis de l’Univers. La nuit comme obsession. Dernière, en réalité. Mais ceci il ne peut le savoir, son état de santé est trop altéré pour qu’il puisse prendre le recul nécessaire à une juste considération des choses. Comme toujours sa correspondance est soutenue. A ses correspondants il s’ouvre de ses derniers tourments, de ses constantes hantises. Il veut représenter ces fameux « effets de nuit » sans lesquels sa peinture n’aura trouvé nul aboutissement, un simple bégaiement de thèmes qu’il veut outrepasser, porter son œuvre à cette incandescence qui est la marque du génie, mais aussi sa souffrance, sa brûlure dont rien ne saurait venir à bout, sauf la création tutoyant des monts élevés, arrivant à son acmé, un indépassable en quelque sorte.
Ecoutons ce qu’il faut bien considérer comme des implorations, des conjurations. Au travers de l’œuvre nocturne, c’est soi-même qu’il faudra dépasser, transcender sa propre nature, connaître la flamme, l’éclair, le coup de semonce du tonnerre, après il n’y a plus qu’un silence éternel puisque tout aura été dit du monde, que ses limites auront été franchies, qu’il se sera disséminé en millions de fragments plus lumineux les uns que les autres. Un Soleil étincelant sera la seule Réalité, la seule Vérité.
Des lettres donc :
A son frère Théo :
« Il me faut une nuit étoilée avec des cyprès ou,
peut-être, au-dessus d'un champ de blé mûr. »
Au peintre Emile Bernard :
"Mais quand donc ferai-je le Ciel étoilé,
ce tableau qui, toujours, me préoccupe ?"
A sa sœur :
"Souvent, il me semble que la nuit est
encore plus richement colorée que le jour. »
Une nuit de Mai 1889
Vincent est dans sa petite chambre de l’Asile. La pièce est blanchie à la chaux. Elle est de dimensions modestes, mais suffisamment grande pour que Vincent y entrepose ses dernières toiles, y dispose un chevalet, y range ses tubes, sa palette saturée de couleurs. Il est assis sur son lit étroit bordé de ferrures noires. D’une main distraite il éprouve le rugueux de son couvre-lit de coton, des franges retombent vers le sol de tomettes rouges. Vincent est en méditation. Il est planté au cœur du silence comme une épine serait fixée dans l’opaque d’une chair. Sa respiration est calme, mesurée. Elle paraît coïncider avec le grand rythme de l’Univers. Ce soir la nuit est plus un clair-obscur qu’une sombre étole. Vincent, de temps à autre, regarde par la fenêtre aux battants ouverts. La nuit entre en lui, tel un fleuve qui s’écoule dans sa rainure, sans peine, avec discrétion, mais avec la certitude que, bientôt, l’estuaire sera rejoint, que commencera la fête immense de la course maritime. Lui, Vincent, entre en elle, la Nuit. Il en sent la consistance d’étoupe, les douces fluctuations, les flux et les reflux, ils sont pareils à ses états d’âme, ses soudaines marées, ses retirements, ses étiages parfois quand l’angoisse frappe à sa porte, s’insinue dans les fibres serrées de son corps. La nuit, étrangement, il la sent fraternelle, disposée à l’accueillir, tout comme elle reçoit les rêveurs, les astronomes aux yeux inquiets, les jongleurs d’impossible, les elfes diaphanes, les esprits de l’ombre. La nuit est, en quelque sorte, l’écrin dans lequel sa folie, au moins provisoirement, trouvera à se poser, ultime exutoire avant que la tempête ne se déchaîne, qu’elle ne déracine le Peintre, signe sa dernière toile des stigmates de la souveraine Mort.
Soudain, Vincent a quitté son lit, s’est approché du chevalet qui se trouve tout juste devant la fenêtre grand ouverte. Un instant il respire fort, s’emplit des effluves immenses de la nuit. Il en sent la belle fragrance cheminer en lui, une manière de serpolet odorant qui viendrait des hauteurs de la garrigue voisine, planerait infiniment, le féconderait de cette ablution florale infiniment délicate. Sous la clarté du ciel, le paysage s’ouvre à lui. On dirait l’illustration colorée d’un livre pour enfants. Du reste, Vincent habité de nuit, ne sait plus s’il est un enfant, un adulte, un fou en son Asile, un homme en prière, un saint en contemplation, l’architecte de ce monde qui s’offre à lui avec toute l’intensité des choses sublimes.
Oui, c’est bien de sublime dont il s’agit. A la manière de l’effroi des Romantiques face à l’Insondable, à l’infiniment déployé, au vertige de l’abîme, chacun pourrait y disparaître, comme requis par le lointain cosmos. Où donc est la folie de Vincent en cet ici et maintenant prodigieux ? Existe-t-elle encore ? Ne se confond-elle avec l’acte même de peindre ? Est-elle l’envers du génie comme beaucoup le prétendent ? Qu’importent ici, la Raison et son souverain principe, la Folie et ses assauts meurtriers, ses coups de dague, ses essaims lumineux ? Ici, c’est de peindre dont il s’agit, de devenir, soi-même, ce fragment rutilant de l’Art, de devenir une brillante comète en quelque sorte. Ensuite, advienne que pourra. L’événement aura eu lieu, le phénomène aura trouvé l’écriture de son accomplissement.
La nuit est ouverte, infiniment ouverte aux effusions lyriques des fous et des créateurs. Elle ne comprend, n’entend, que ceux-ci et les rêveurs d’impossible, les magiciens aux mains d’albâtre, les tout jeunes enfants qui rient aux anges, les Déracinés de la Terre, ceux qui dorment sous les étoiles et refusent qu’un toit leur serve de refuge. Ils veulent être des Sans-Abri dans l’essentialité de leur communion avec la quintessentielle Nature, la donatrice de tout ce qui est, vit, respire, chemine ici et là dans les cannelures fixées par le Destin, une fois pour toutes. Liberté de vivre sous le ciel malgré les décisions de ce dernier, le Destin, d’orienter les hommes de telle ou de telle manière. Liberté immense de Vincent de tutoyer la Nuit, cette ivresse, cet éthylisme, cette ‘Noire Idole’, ce narcotique puissant dont s’abreuvent les Amants au plus fort de leur passion, cette sublime ambroisie que ne connaissent que les esprits occupés d’Infini, puisant à la margelle fascinante de l’Absolu.
Qu’importe la souveraine raison lorsque le feu et la flamme surgissent au bout du pinceau, que les yeux deviennent des diamants qui incisent l’inconnu, que le carrousel des mains, leur étonnante chorégraphie, posent sur la toile les signes les plus patents d’une Vérité ? Oui, d’une Vérité. Elle ne se montre qu’aux Aventuriers des formes, aux thaumaturges qui changent la cendre en braise, qui métamorphosent l’immanence en transcendance, aux esthètes qui décryptent dans le réel tout ce qui peut faire sens, tracer les lignes d’une esthétique. C’est là, au plein de la nuit, dans le creuset d’ombre que se créent les grandes œuvres. Elles sont tissées de silence en même temps que leur chant emplit l’univers de son ineffable splendeur. Vincent est en-lui, hors-de-lui. Vincent est le fils de la Terre qui vogue au Ciel. Vincent est une vive lumière inondant de son flot la gorge étroite des ténèbres.
Le ciel est haut, très haut, le ciel est un tourbillon, une giration infinie. Le ciel appelle et fascine, le ciel est pur miracle, sustentation de l’esprit au-dessus des soucis immenses des hommes. Il oscille du gris de lin, aux touches turquin plus soutenues, en passant par la gamme aérienne des rehauts pervenche, des fluides glacis lavande. Sous les pulsations du pinceau, comme surgies du Néant, naissent des étoiles, des myriades d’étoiles. Elles font un étrange halo lactescent, les pleines pâtes jaunes, solaires - soleil, le signe le plus patent, l’emblème le plus affirmé de Vincent -, les pâtes donc vibrent de l’intérieur, flamboient, écument, irradient, traversent leur être pour rencontrer celui du Peintre, attiser sa folie, combler sa recherche de l’Illimité, du Sur-réel, de l’inouïe présence des choses. Les auréolins fusent, les orpîments crépitent, les pailles brûlent comme au milieu des chaumes de la Provence. Le croissant de la Lune, ce vif orangé, diffuse des ambres, des mousses, des vert-de-gris. L’immense champ du ciel est parcouru de la griserie, parfois du délire des Étoiles. Vincent est parmi elles, au centre même de la fusion corpusculaire, dans l’œil du cyclone, là où tout fuse à la vitesse des comètes. Sa folie s’abreuve à la nuit que la nuit étanche avec une belle fougue. Folie humaine contre folie nocturne.
Les flammes vert-bouteille des cyprès gagnent le ciel, l’obscurcissent en partie. Sont-elles le symbole des maux terrestres, des insuffisances et des trahisons des hommes, ? Sont-elles le chiffre du Mal dont nul n’est encore venu à bout, dont vingt siècles de civilisation n’ont suffi à atténuer l’ardeur ? Vincent lui-même le sait-il ? Ou bien sa peinture outrepasse-t-elle sa capacité de savoir ce qui se loge au cœur même de son œuvre ? Ce qu’elle veut signifier en son fond, si elle est plus que la sombre métaphore de sa tragique condition existentielle ? Les montagnes violettes escaladent le ciel, couvertes, dirait-on, des lignes régulières de champs de lavande. Des boqueteaux vert-olive et bleu moutonnent au fond de la plaine. Des maisons se fondent dans le paysage comme si elles en étaient une simple émanation, une fable en quelque sorte, des logis sans âme puisque personne n’apparaît que la Souveraine Nuit en ce que l’on penserait être son ultime monstration.
La flèche d’une église s’élance vers le haut, dans une manière d’inutile prière. N’est-ce pas nous, Spectateurs muets, qui nous abusons sur la signification de cette terrestre contrée ? Peut-être ne voulons-nous voir les maisons qu’en tant que maisons, les arbres qu’en tant qu’arbres ? Nulle indication de ceci. Le réel est aboli, usé jusqu’à la trame par le génie de l’Artiste. En effet qu’importe à Vincent l’olivier dans sa parure avec ses troncs tortueux, ses feuilles vernissées d’argent ? Qu’importent les demeures ? Qu’importent les hommes, eux qui ont condamné le Hollandais à la faible lueur de la compréhension de l’œuvre, la pensant celle d’un fou ? Oui, d’un fou, mais d’un fou au regard qui portait loin, bien au-delà des sentiers des Existants, là où brûle le pur magnésium de la création, là où l’alchimie connaît son oeuvre au Rouge, la transmutation sublime des éléments, la pierre devenue gemme rare dont l’éblouissement n’est supportable que pour les êtres de tulle du Ciel, les penseurs des profondeurs, les explorateurs d’abysses. ’Van Gogh, le suicidé de la société’, avait énoncé Antonin Artaud, un génie s’inquiétant d’un autre génie. Deux flammes qui se rejoignent par-delà le temps et l’espace, sous le verre de la lampe magique de la création.
Le temps est venu d’abandonner Vincent à son sort, ce que, du reste, le Temps lui-même a amené à son entière complétude. ‘La Nuit étoilée’ est terminée. Le jour ne tardera à se lever sur l’Asile de Saint-Paul-de-Mausole où les Déshérités sont encore dans leurs rêves étroits, pareils à des camisoles de force. Ils ne savent rien du monde. Le monde ne sait rien d’eux. Ils sont quelque part, dans le recoin obscur de la mémoire des hommes. Leur part nocturne, si l’on veut. Ils meurent en silence sous le chant des étoiles, tout comme Vincent que son génie a consumé jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Il a lui-même cerné son tombeau, à coups de brosses vigoureux, à coups de pâte pareils à des flagellations du vivant, à coups de bleus-marine et d’orangés solaires, à coups de génie qui ne sont jamais que le cristal surgi des plis les plus ténébreux de la nuit. Un an plus tard survient la dernière ‘nuit étoilée’ pour le natif des Pays-Bas. Après avoir peint son ultime toile ‘Racines d’arbres’, Vincent se tire une balle dans la poitrine. Il mourra deux jours plus tard à l’âge de 37ans. Destin en forme d’éclair ! Son génie nocturne (qui n’était que l’envers de celui, solaire, que chacun lui connaît) l’avait reconduit là où il avait toujours été, parmi la rumeur immense des étoiles et la vibration invisible des comètes.