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3 octobre 2020 6 03 /10 /octobre /2020 08:32
Nuit, là où brille le génie

La Nuit étoilée (1889) au MoMA à New York.

 

***

 

1889 - Saint-Paul-de-Mausole. Asile d’aliénés.

 

   8 Mai - Vincent quitte Arles. Il sait qu’il n’a plus d’autre solution. La démence frappe à sa porte, des hallucinations l’assaillent, des visions le harcèlent. Lui qui a tout peint, veut encore s’essayer à tenter l’impossible en peinture : peindre LA NUIT. Cette pensée de la représentation de l’invisible ne le laisse nullement en paix. Son sommeil, ou ce qu’il en reste, est zébré de la rapide lumière des étoiles qui se détachent sur la suie nocturne. Mais qu’est donc sa folie ? L’excès de lumière qui rongerait son corps de l’intérieur ? Ou, au contraire, s’agirait-il des impalpables mains de la nuit qui le saisiraient, menaçant de le conduire à trépas ? Lui seul pourrait le savoir mais sa conscience est altérée, sa raison vacille sous les coups de boutoir de la folie. Il sent cette ‘folle du logis’ tourbillonner tout autour de lui, menacer de le conduire à la cécité et alors plus rien n’existerait puisque la peinture elle-même - son oxygène - serait dissoute, partie dans l’illisible contrée de l’absurde dont il redoute tellement d’être la prochaine victime.

    

   S’appeler Vincent ?  Être possédé de la couleur, du rythme des formes. Tout simplement la vocation à une disparition prochaine. Vincent souhaite-t-il mourir ? A la vérité il ne pourrait rien dire sur sa propre disparition. En tout cas, ce qu’il voudrait, c’est une illumination, le pur jaillissement d’un feu de Bengale, un ruissellement de lumière plaqué sur l’ombre de la nuit. Comme l’éclat d’une conscience s’exilant du Néant, appelant la raison, la lucidité, la plénitude du regard face à l’incompréhensible destin du Monde. Il a une arme pour cela. Elle s’appelle PEINTURE. Elle est sa maîtresse la plus fidèle, mais aussi la plus exigeante. Se nommer Vincent, c’est peindre ou mourir. Sans ses tubes de couleur, sans sa palette maculée d’huile, sans son chevalet, Vincent est réduit à n’être qu’un spectre qui ne se détacherait nullement des ténèbres, s’y confondrait bien plutôt, les épouserait et alors il y aurait indistinction, Vincent serait la nuit, la nuit serait Vincent. Alors, avant d’en rejoindre la mortelle hébétude, il veut lancer un cri, faire flamboyer au plus haut du ciel l’étendard de l’Art. Il n’est Vincent qu’à cela : broyer des pigments dans l’huile, plonger ses doigts dans la pâte onctueuse, couvrir la toile de ces mille et un signes qui la révèlent, la toile ; le porte au jour, lui, le Peintre.

  

   Donc la nuit, non seulement dans sa nature opposée au jour, non dans sa fonction de nourrice des songes, non dans la parure qu’elle offre à la Terre. Non, la nuit comme dernier refuge de la Peinture, comme dernier flamboiement avant que les yeux clos ne puissent plus percevoir que l’infinité d’un chemin sans horizon, sans portée, sans avenir. Un chemin perdu, en quelque sorte, égaré dans le pluriel fouillis de l’Univers. La nuit comme obsession. Dernière, en réalité. Mais ceci il ne peut le savoir, son état de santé est trop altéré pour qu’il puisse prendre le recul nécessaire à une juste considération des choses. Comme toujours sa correspondance est soutenue. A ses correspondants il s’ouvre de ses derniers tourments, de ses constantes hantises. Il veut représenter ces fameux « effets de nuit » sans lesquels sa peinture n’aura trouvé nul aboutissement, un simple bégaiement de thèmes qu’il veut outrepasser, porter son œuvre à cette incandescence qui est la marque du génie, mais aussi sa souffrance, sa brûlure dont rien ne saurait venir à bout, sauf la création tutoyant des monts élevés, arrivant à son acmé, un indépassable en quelque sorte.

  

   Ecoutons ce qu’il faut bien considérer comme des implorations, des conjurations. Au travers de l’œuvre nocturne, c’est soi-même qu’il faudra dépasser, transcender sa propre nature, connaître la flamme, l’éclair, le coup de semonce du tonnerre, après il n’y a plus qu’un silence éternel puisque tout aura été dit du monde, que ses limites auront été franchies, qu’il se sera disséminé en millions de fragments plus lumineux les uns que les autres. Un Soleil étincelant sera la seule Réalité, la seule Vérité.

 

   Des lettres donc :

A son frère Théo :

 

« Il me faut une nuit étoilée avec des cyprès ou,

peut-être, au-dessus d'un champ de blé mûr. »

 

Au peintre Emile Bernard :

 

"Mais quand donc ferai-je le Ciel étoilé,

ce tableau qui, toujours, me préoccupe ?"

 

A sa sœur :

 

"Souvent, il me semble que la nuit est

 encore plus richement colorée que le jour. »

 

      

       Une nuit de Mai 1889

 

      Vincent est dans sa petite chambre de l’Asile. La pièce est blanchie à la chaux. Elle est de dimensions modestes, mais suffisamment grande pour que Vincent y entrepose ses dernières toiles, y dispose un chevalet, y range ses tubes, sa palette saturée de couleurs. Il est assis sur son lit étroit bordé de ferrures noires. D’une main distraite il éprouve le rugueux de son couvre-lit de coton, des franges retombent vers le sol de tomettes rouges. Vincent est en méditation. Il est planté au cœur du silence comme une épine serait fixée dans l’opaque d’une chair. Sa respiration est calme, mesurée. Elle paraît coïncider avec le grand rythme de l’Univers. Ce soir la nuit est plus un clair-obscur qu’une sombre étole. Vincent, de temps à autre, regarde par la fenêtre aux battants ouverts. La nuit entre en lui, tel un fleuve qui s’écoule dans sa rainure, sans peine, avec discrétion, mais avec la certitude que, bientôt, l’estuaire sera rejoint, que commencera la fête immense de la course maritime. Lui, Vincent, entre en elle, la Nuit. Il en sent la consistance d’étoupe, les douces fluctuations, les flux et les reflux, ils sont pareils à ses états d’âme, ses soudaines marées, ses retirements, ses étiages parfois quand l’angoisse frappe à sa porte, s’insinue dans les fibres serrées de son corps. La nuit, étrangement, il la sent fraternelle, disposée à l’accueillir, tout comme elle reçoit les rêveurs, les astronomes aux yeux inquiets, les jongleurs d’impossible, les elfes diaphanes, les esprits de l’ombre. La nuit est, en quelque sorte, l’écrin dans lequel sa folie, au moins provisoirement, trouvera à se poser, ultime exutoire avant que la tempête ne se déchaîne, qu’elle ne déracine le Peintre, signe sa dernière toile des stigmates de la souveraine Mort.

  

   Soudain, Vincent a quitté son lit, s’est approché du chevalet qui se trouve tout juste devant la fenêtre grand ouverte. Un instant il respire fort, s’emplit des effluves immenses de la nuit. Il en sent la belle fragrance cheminer en lui, une manière de serpolet odorant qui viendrait des hauteurs de la garrigue voisine, planerait infiniment, le féconderait de cette ablution florale infiniment délicate. Sous la clarté du ciel, le paysage s’ouvre à lui. On dirait l’illustration colorée d’un livre pour enfants. Du reste, Vincent habité de nuit, ne sait plus s’il est un enfant, un adulte, un fou en son Asile, un homme en prière, un saint en contemplation, l’architecte de ce monde qui s’offre à lui avec toute l’intensité des choses sublimes.

  

   Oui, c’est bien de sublime dont il s’agit. A la manière de l’effroi des Romantiques face à l’Insondable, à l’infiniment déployé, au vertige de l’abîme, chacun pourrait y disparaître, comme requis par le lointain cosmos. Où donc est la folie de Vincent en cet ici et maintenant prodigieux ? Existe-t-elle encore ? Ne se confond-elle avec l’acte même de peindre ? Est-elle l’envers du génie comme beaucoup le prétendent ? Qu’importent ici, la Raison et son souverain principe, la Folie et ses assauts meurtriers, ses coups de dague, ses essaims lumineux ? Ici, c’est de peindre dont il s’agit, de devenir, soi-même, ce fragment rutilant de l’Art, de devenir une brillante comète en quelque sorte. Ensuite, advienne que pourra. L’événement aura eu lieu, le phénomène aura trouvé l’écriture de son accomplissement.

 

    La nuit est ouverte, infiniment ouverte aux effusions lyriques des fous et des créateurs. Elle ne comprend, n’entend, que ceux-ci et les rêveurs d’impossible, les magiciens aux mains d’albâtre, les tout jeunes enfants qui rient aux anges, les Déracinés de la Terre, ceux qui dorment sous les étoiles et refusent qu’un toit leur serve de refuge. Ils veulent être des Sans-Abri dans l’essentialité de leur communion avec la quintessentielle Nature, la donatrice de tout ce qui est, vit, respire, chemine ici et là dans les cannelures fixées par le Destin, une fois pour toutes. Liberté de vivre sous le ciel malgré les décisions de ce dernier, le Destin, d’orienter les hommes de telle ou de telle manière. Liberté immense de Vincent de tutoyer la Nuit, cette ivresse, cet éthylisme, cette ‘Noire Idole’, ce narcotique puissant dont s’abreuvent les Amants au plus fort de leur passion, cette sublime ambroisie que ne connaissent que les esprits occupés d’Infini, puisant à la margelle fascinante de l’Absolu.

  

   Qu’importe la souveraine raison lorsque le feu et la flamme surgissent au bout du pinceau, que les yeux deviennent des diamants qui incisent l’inconnu, que le carrousel des mains, leur étonnante chorégraphie, posent sur la toile les signes les plus patents d’une Vérité ? Oui, d’une Vérité. Elle ne se montre qu’aux Aventuriers des formes, aux thaumaturges qui changent la cendre en braise, qui métamorphosent l’immanence en transcendance, aux esthètes qui décryptent dans le réel tout ce qui peut faire sens, tracer les lignes d’une esthétique. C’est là, au plein de la nuit, dans le creuset d’ombre que se créent les grandes œuvres. Elles sont tissées de silence en même temps que leur chant emplit l’univers de son ineffable splendeur. Vincent est en-lui, hors-de-lui. Vincent est le fils de la Terre qui vogue au Ciel. Vincent est une vive lumière inondant de son flot la gorge étroite des ténèbres.

  

   Le ciel est haut, très haut, le ciel est un tourbillon, une giration infinie. Le ciel appelle et fascine, le ciel est pur miracle, sustentation de l’esprit au-dessus des soucis immenses des hommes. Il oscille du gris de lin, aux touches turquin plus soutenues, en passant par la gamme aérienne des rehauts pervenche, des fluides glacis lavande. Sous les pulsations du pinceau, comme surgies du Néant, naissent des étoiles, des myriades d’étoiles. Elles font un étrange halo lactescent, les pleines pâtes jaunes, solaires - soleil, le signe le plus patent, l’emblème le plus affirmé de Vincent -, les pâtes donc vibrent de l’intérieur, flamboient, écument, irradient, traversent leur être pour rencontrer celui du Peintre, attiser sa folie, combler sa recherche de l’Illimité, du Sur-réel, de l’inouïe présence des choses. Les auréolins fusent, les orpîments crépitent, les pailles brûlent comme au milieu des chaumes de la Provence. Le croissant de la Lune, ce vif orangé, diffuse des ambres, des mousses, des vert-de-gris. L’immense champ du ciel est parcouru de la griserie, parfois du délire des Étoiles. Vincent est parmi elles, au centre même de la fusion corpusculaire, dans l’œil du cyclone, là où tout fuse à la vitesse des comètes. Sa folie s’abreuve à la nuit que la nuit étanche avec une belle fougue. Folie humaine contre folie nocturne.

 

    Les flammes vert-bouteille des cyprès gagnent le ciel, l’obscurcissent en partie. Sont-elles le symbole des maux terrestres, des insuffisances et des trahisons des hommes, ? Sont-elles le chiffre du Mal dont nul n’est encore venu à bout, dont vingt siècles de civilisation n’ont suffi à atténuer l’ardeur ? Vincent lui-même le sait-il ? Ou bien sa peinture outrepasse-t-elle sa capacité de savoir ce qui se loge au cœur même de son œuvre ? Ce qu’elle veut signifier en son fond, si elle est plus que la sombre métaphore de sa tragique condition existentielle ? Les montagnes violettes escaladent le ciel, couvertes, dirait-on, des lignes régulières de champs de lavande. Des boqueteaux vert-olive et bleu moutonnent au fond de la plaine. Des maisons se fondent dans le paysage comme si elles en étaient une simple émanation, une fable en quelque sorte, des logis sans âme puisque personne n’apparaît que la Souveraine Nuit en ce que l’on penserait être son ultime monstration.

  

   La flèche d’une église s’élance vers le haut, dans une manière d’inutile prière. N’est-ce pas nous, Spectateurs muets, qui nous abusons sur la signification de cette terrestre contrée ? Peut-être ne voulons-nous voir les maisons qu’en tant que maisons, les arbres qu’en tant qu’arbres ? Nulle indication de ceci. Le réel est aboli, usé jusqu’à la trame par le génie de l’Artiste. En effet qu’importe à Vincent l’olivier dans sa parure avec ses troncs tortueux, ses feuilles vernissées d’argent ? Qu’importent les demeures ? Qu’importent les hommes, eux qui ont condamné le Hollandais à la faible lueur de la compréhension de l’œuvre, la pensant celle d’un fou ? Oui, d’un fou, mais d’un fou au regard qui portait loin, bien au-delà des sentiers des Existants, là où brûle le pur magnésium de la création, là où l’alchimie connaît son oeuvre au Rouge, la transmutation sublime des éléments, la pierre devenue gemme rare dont l’éblouissement n’est supportable que pour les êtres de tulle du Ciel, les penseurs des profondeurs, les explorateurs d’abysses. ’Van Gogh, le suicidé de la société’, avait énoncé Antonin Artaud, un génie s’inquiétant d’un autre génie. Deux flammes qui se rejoignent par-delà le temps et l’espace, sous le verre de la lampe magique de la création.

  

   Le temps est venu d’abandonner Vincent à son sort, ce que, du reste, le Temps lui-même a amené à son entière complétude. ‘La Nuit étoilée’ est terminée. Le jour ne tardera à se lever sur l’Asile de Saint-Paul-de-Mausole où les Déshérités sont encore dans leurs rêves étroits, pareils à des camisoles de force. Ils ne savent rien du monde. Le monde ne sait rien d’eux. Ils sont quelque part, dans le recoin obscur de la mémoire des hommes. Leur part nocturne, si l’on veut. Ils meurent en silence sous le chant des étoiles, tout comme Vincent que son génie a consumé jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Il a lui-même cerné son tombeau, à coups de brosses vigoureux, à coups de pâte pareils à des flagellations du vivant, à coups de bleus-marine et d’orangés solaires, à coups de génie qui ne sont jamais que le cristal surgi des plis les plus ténébreux de la nuit. Un an plus tard survient la dernière ‘nuit étoilée’ pour le natif des Pays-Bas. Après avoir peint son ultime toile ‘Racines d’arbres’, Vincent se tire une balle dans la poitrine. Il mourra deux jours plus tard à l’âge de 37ans. Destin en forme d’éclair ! Son génie nocturne (qui n’était que l’envers de celui, solaire, que chacun lui connaît) l’avait reconduit là où il avait toujours été, parmi la rumeur immense des étoiles et la vibration invisible des comètes.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 septembre 2020 4 24 /09 /septembre /2020 09:00

     Pierre Anzieux est géographe. Son métier en a fait un incessant globe-trotter, un citoyen du monde en sa vastitude. Pierre sillonne les mers comme il survole le globe, traverse les terres dans des trains, parcourt les rubans de bitume qui quadrillent l’espace. Pierre est fasciné par les multiples formes qui tissent ici les villes, dessinent là le miroir des rizières, plus loin cernent les plaques étincelantes des salins. Quand on est géographe, on aime les lignes, les méridiens et les équateurs, on aime la vaste surface colorée de la Terre, on aime le ruissellement optique des cartes, on aime ces portulans de la Renaissance qui ne sont rien moins que des œuvres d’art. Et, en toute bonne logique, le Géographe aime l’Art selon toutes ses déclinaisons. Il ne manque jamais d’aller voir des œuvres dans les musées, d’emplir ses yeux d’images sublimes, d’offrir à sa peau d’intimes frissons, à son esprit un combustible qui brûle longuement, jamais ne s’épuise. L’art se donne comme une seconde peau, un genre de parchemin sur lequel il pose les multiples étoilements de son désir.

   Aujourd’hui, en mission au Texas à des fins de relevés topographiques, Anzieux est descendu dans un hôtel de Houston. Il visite la ville, admire sa floraison de hautes tours, les rubans de ses autoroutes, les taches vert-bleu de sa végétation qui flottent à l’horizon, dans une brume incertaine. Maintenant, il vient de franchir le seuil de la Chapelle Rothko. Le bâtiment est de béton lourd, de forme octogonale, une lumière zénithale provient d’une mince meurtrière et les yeux doivent s’accommoder à cette demi-nuit, à cette clarté diffuse qui flotte à la manière d’une cendre, d’un grésil gris, d’une eau captive au sein d’une roche. Sur de larges parois blanches sont posées des toiles de grand format à la teinte sombre, presque indéfinissable, entre indigo soutenu aux extrémités et violine, améthyste, prune pour le motif central. Pierre s’assoit sur une banquette de bois lustré, face aux œuvres. Il est seul dans la chapelle à cette heure native. Il se recueille devant ces genres d’icône contemporaines, il éprouve le silence, il écoute naître en lui le chant intérieur de la volupté.

   C’est une grande joie que d’être là, face à la beauté rayonnante, d’en éprouver les flux et les reflux, tous ces mouvements lents d’une lumière tamisée, irisée comme si elle provenait d’un paysage de brouillard, peut-être d’une lagune couchée sous la lumière bleue de l’aube. En une intuition immédiate, en un éclair, le Géographe sait qu’il est en présence de quelque chose d’important qui s’inscrira en lui comme le font de mystérieux hiéroglyphes dans la chair disponible de la pierre. Cela entre en lui, cela fait ses douces onctions, ses paisibles confluences. C’est comme une musique très ancienne qui viendrait des savanes du Plateau Andin, parcourrait d’immenses espaces, viendrait lui dire le rare d’une toile, sa réservé d’énergie, son potentiel de régénération. C’est comme une source venue des profondeurs de la terre, une eau qui porterait en elle sa fable originaire, sa neuve venue ouverte aux yeux des hommes, son cri silencieux d’espérance, son infinie réserve de liberté. Un genre d’hymne à la joie tellement cette expérience de la rencontre est ineffable, sensitive, logée au sein même de ce qui ne parle qu’en mode de réserve, de retrait, une onde à fleur de peau, un chromatisme pour l’âme, un puits d’effectuation pour le libre jeu de l’esprit.

   Pierre demeure en lui, de longues minutes. Il prie afin que sa solitude puisse continuer. Il sait, en son for intérieur, que le nombre détruirait l’harmonie, fausserait le rapport institué de lui à l’œuvre, de l’œuvre à lui. A sa méditation il faut la mesure étroite d’une connivence, le plaisir sans partage d’une confidence, il faut la dimension réduite du mystère. Toute parole détruirait ce fragile équilibre, toute lumière trop vive dissiperait le tissu du songe, le métamorphoserait en une touche du réel bien trop rugueuse, trop soucieuse de calcul, d’intrigue, de spéculation. Pierre veut être au sein d’une épreuve qui le multiplie, le féconde, le remette au plus haut de lui-même. Seul l’art le peut dont il a maintes fois éprouvé les secrets pouvoirs. Comme en filigrane de sa contemplation, les mots de Rothko lus dans ‘Conversations avec des artistes’, font leur doux bruissement :

   « Je ne suis intéressé que par l’expression des sentiments humains de base - la tragédie, l’extase, la malédiction, et ainsi de suite - et le fait que beaucoup de gens craquent et pleurent devant mes tableaux, montre qu’ils communiquent avec ces sentiments-là (…). Ceux qui pleurent devant mes tableaux ont la même expérience religieuse que moi, lorsque je les peins. »

   Oui, dans le cœur vibrant de cette Chapelle, Pierre expérimente la voie d’une ‘religiosité’ au sens large, de ce qu’il est convenu d’appeler, parfois abusivement, une ‘spiritualité’. Mais, ici, le terme de ‘religion’ doit être reporté à ses deux sources étymologiques, à savoir : ‘relegere’ (cueillir, rassembler) et ‘religare’ (lier, relier). Ceci, à l’origine, ne fait nullement signe en direction des dieux d’une religion polythéiste, pas plus qu’en direction du Dieu des religions monothéistes. ‘Rassembler’, ‘relier’ doit d’abord s’interpréter par rapport au Soi du Sujet conscient qui est en voie de réaliser son unité, de connaître le sentier unique autour duquel sa conscience s’assemble et découvre un sentiment de plénitude.

    Être dans la Chapelle Rothko en ce jour, en cette heure, c’est tisser autour de son propre être les fils de soie d’une parure unique, singulière, irremplaçable, c’est se connaître Soi en tant que Soi, sans débordement ni effusion en dehors, vers le monde, c’est demeurer en son essence la plus exacte et n’en nullement différer. L’œuvre d’art, regardée en son principe le plus réel, en sa nature foncière, n’ouvre rien de moins que la voie d’une liturgie athée, genre de processus cérémoniel pour accéder à Soi dans ce qui se donne comme le plus essentiel trait signifiant de notre présence sur Terre. De l’observation de ces toiles emplies d’ombre, finement sculptées par une clarté farouche, il est nécessaire de ressortir neuf, comme après un rite d’initiation de l’âge adolescent : on était encore dans le bain de jouvence de l’enfance, immergé dans ses eaux lustrales, soudain l’on surgit à soi dans sa condition d’homme, l’on sent la brûlure de la maturité, l’on progresse sur un chemin radieux. Changement brusque de paradigme, découverte de la face cachée d’un astre, c’est tout ceci qu’apporte l’œuvre quand elle est visée en tant que l’exception qu’elle est, événement qui n’a nulle correspondance, si ce n’est la survenue de l’Amour dans une âme qui l’attend et se déploie ainsi au plein de sa quadrature existentielle.

   Pierre a longtemps regardé ce qui lui faisait face. Il n’y avait plus nulle distance. Il était la Toile, comme la Toile était Lui. Ils étaient ourdis du même coutil, attentifs à ce qui se donnait là : la pulsation d’un SENS infini, le rythme binaire faisant son doux aller-retour de navette. ‘Je suis Toi, plus que Toi dans l’heure qui s’éternise’. Voici la formule qui aurait pu trouver sa forme lapidaire dans le fronton de ciment de la Chapelle.  Sans doute une énigme pour beaucoup, une révélation pour les peu nombreux qui étaient familiers des belles coursives de l’art. Peu à peu le jour s’est agrandi dans le périmètre de la salle octogonale. Des bruits se sont fait entendre. Des visiteurs rares mais qui, malgré leur relative discrétion, rompent un lien.       

   Pierre Anzieux sait que le charme prend fin. Que, bientôt, la salle propice à la contemplation sera redevenue un lieu de visite parmi d’autres, une simple péripétie au milieu des contingences mondaines. En quelque sorte un lieu profané, rendu à son statut de chose muette, peut-être même d’objet banal, dont on archive rapidement quelques images pour, plus tard, se souvenir, témoigner que l’on est passé dans cette ville, tel jour, à telle heure d’automne déjà teintée de lueurs crépusculaires. Tout près de la sortie, sur un cube de bois presque inapparent, quelques prospectus. Une exposition temporaire, rétrospective des œuvres de Mark Rothko au ‘MFAH’, le Musée des beaux-Arts de Houston. Pierre ne peut que remercier le ciel de lui être si favorable. Il prend un taxi qui le dépose bientôt devant la façade très contemporaine du Musée : grandes plaques de travertin clair que rythment d’immenses baies vitrées. Il est tôt encore dans la matinée et rares sont les Visiteurs. Sans doute quelques amateurs de l’œuvre du natif de Lettonie. De grandes salles livrées à une savante pénombre, un bel art de la muséographie. Les œuvres, comme suspendues dans l’espace, reçoivent la douce lumière des spots. Elles seulement sont visibles, sol et plafond se perdant dans un clair-obscur que Rembrandt lui-même n’eût pas renié. Autrement dit, l’atmosphère est magique, un rien nébuleuse, sustentée à l’aune de la présence des toiles.

   Chaque salle est dédiée à une période du Peintre, selon un ordre chronologique. Pierre s’attarde aux œuvres les plus anciennes datant de 1938. Celles, réalistes, à la façon d’Edward Hopper, puis celles consacrées à mettre en scène des motifs mythologiques, puis celles de facture surréaliste. Vite, le Géographe comprend que toutes ces toiles ne sont que des essais, des balbutiements de quelqu’un qui cherche fiévreusement sa voie mais sans y parvenir vraiment. Certes, dans quelques œuvres de la première manière, se laisse deviner le futur Rothko, le ‘classique’, un Maître de l’abstraction à l’égal de Barnett Newman ou de Clyfford Still. Il faudra attendre 1950 et les deux décades suivantes pour que la première discrète floraison ne s’épanouisse en cette fragrance inouïe, en ce « champ coloré » selon les termes du Critique Clément Greenberg, ce flamboiement qui signe la présence d’un génie, comme toujours tourmenté, inquiet, dont la peinture est le seul et réel exutoire, jusqu’à la signature finale du suicide.

   En cet instant de la ‘révélation’, Pierre Anzieux se souvient-il des notations de la Philosophe Geneviève Vidal à propos de cette période, mots qu’il avait lus et soigneusement encadrés d’un trait de crayon :

   « Pendant vingt ans, Rothko s’en tient à la structuration suivante : quelques rectangles de tailles et de couleurs différentes, l’un au-dessus de l’autre (quelquefois l’un à côté de l’autre), angles adoucis, bords flous, voisinant par un étroit vide intermédiaire, qui, en réalité, émerge d’un fond monochrome. Asymétrie horizontale donc, et symétrie verticale. Le format est souvent monumental. Chaque tableau joue sur un nombre réduit de couleurs, de six à deux, par modulations, plus que par contrastes. Quant aux moyens, ils se répartissent ainsi : un peu d’aquarelle, surtout de l’huile, de l’acrylique, de la détrempe, de l’encre, sur papier et toile. »

   Certes cette description est plus topologique, technique, qu’elle ne met en perspective la climatique singulière des œuvres du Peintre. Elle est utile cependant en ce sens qu’elle précise cette éternelle réitération d’un geste initial qui devient, au fil des ans, la nature seconde du Peintre, un genre de décalque de son âme, une vibration de sa chair au contact de la matière colorée, fluide, intemporelle, tant elle semble flotter à mille lieues du réel, en sustentation dans un espace sans topométrie, un temps privé de ses repères habituels. Une sorte de brouillage spatio-temporel qui n’est pas sans rappeler le célèbre sfumato du Maître de Vinci. C’est ceci, en tout cas, que pense le Géographe au contact de ces toiles à hauteur d’homme qui interrogent la psyché, instillent en elle un genre de doute, une qualité de vision de myope, une atmosphère à la Turner, avec ses lointains flous, ses eaux irréelles, son ciel teinté de pluie. Pierre est totalement fasciné par ces œuvres dont aucun équivalent n’existe vraiment dans l’histoire de la peinture. Devant ces infinis glacis qui se révèlent en même temps qu’ils s’annulent, on ne peut qu’être saisi de vertige. Rien à quoi se raccrocher, ni une ligne, ni l’ébauche d’une figure, pas plus que l’amorce d’une composition. Ici on est dans l’abstraction la plus vigoureuse qui soit, la couleur pour la couleur, le jeu coloré pour le jeu coloré. Anzieux s’étonne de ce prodige, de cette absence de concession à quoi que ce soit, de cette volonté de gommer toutes les références antérieures. Ni symbolisme, ni impressionnisme, ni expressionnisme. Seulement la Peinture en tant que Peinture, autrement dit la Peinture en son Essence. Rothko ne voulait nullement encadrer ses toiles afin que les Regardeurs de l’œuvre surgissent à même la manifestation, sans distance, sans mouvement de recul qui en eût atténué l’effet. Un flux direct de la chair de l’œuvre à celle de qui contemple et se recueille. Rothko ne donnait plus de titre au motif qu’il voulait que ses créations fussent intemporelles, universelles. On sait à quelle tragédie a conduit sa quête d’un Absolu total, impartageable, inaliénable.

   Des Visiteurs dans les grandes salles, mais discrets, visiblement touchés par la profondeur du travail de l’Artiste, sa persistance à être jusque dans la touche colorée du subjectile. Ce que Pierre pense, c’est que le sublime ne s’atteint pas, comme chez les Romantiques, par la contemplation du paysage grandiose, qu’un des traits de la modernité c’est bien d’essentialiser l’art, de faire d’une couleur, d’une forme, le sujet indépassable d’une esthétique. Ces toiles sont admirables de justesse, de sensibilité, elles disent l’âme du monde, elles sont le miroir sans tain où se brise notre volonté de paraître, où se dissout notre ego, où flamboient les premiers mots d’un poème. Ce que pense Pierre, à propos de cette syntaxe minimaliste, c’est que le geste du Peintre est sans doute encore plus décisif que ses connaissances de la perspective, de l’harmonie des tons, des rapports des formes entre elles.

   Il s’agit, tout d’abord et de manière définitive, dans ces vingt dernières années, du déploiement inouï d’un sensualisme dont peu d’œuvres antérieures ont témoigné avec autant de bonheur. En une certaine manière, Pierre pense qu’il n’est nullement abusif de dire que Rothko est le Maître incontesté de l’exploration des sens, vision au premier chef, bien entendu, mais tous les autres sens sont convoqués, toucher soyeux des toiles, goût délicat de fruit exotique, fragrance de peau discrète, tons musicaux aux subtils harmoniques. C’est la totalité de l’homme qui est touchée au travers de ces pulsations qui font penser au rythme diastolique/systolique, au rayonnement solaire d’un couchant, à la levée d’une brume sur l’éclat monochrome d’une lagune.

   Je crois que j’aurais l’assentiment de Pierre si je lui disais, dans un souci de visée synthétique, que ces toiles signent une entrée en présence et un retrait, comme s’il s’agissait de l’être même des choses qui se donnerait, puis se réserverait, demeurant sur le bord de l’étant, à la lisière, à la limite de ce réel qui faseye telle une voile prise en plein vent. Je crois qu’il aimerait penser ces œuvres tels des « phénomènes saturés » pour reprendre la belle expression de Jean-Luc Marion, autrement dit ceux en lesquels s’accomplit pleinement l’essence même du phénomène. Or ici, le phénomène coloré qui se confond avec celui même de l’art, se donne dans sa plénitude même, dans sa forme la plus accomplie. Que reste-t-il donc à dire de la puissance de la couleur après Rothko qui ne soit qu’un appendice dépourvu d’intérêt ? Peut-on aller plus loin dans l’exigence chromatique de dire la pure beauté ?

   Ce que Pierre ajouterait sans doute, que le sens de l’œuvre du Maître survit à la vision qu’on en réalise car il existe une curieuse persistance rétinienne, dans la mémoire, de ces taches colorées comme si, en nous, elles atteignaient aux rives même de notre conscience la plus profonde, là où brasille l’archétype d’un feu, la fusion d’une lumière, l’effervescence d’une chair. Oui, l’œuvre de Rothko est infiniment charnelle, elle est identique à la pulpe des doigts qui effleure le réel et en garde les traces fugitives, à la façon d’une première efflorescence du langage, du dépliement d’un poème dans la conque libre du jour.

Avant de quitter le Musée, Pierre Anzieux s’est longuement abîmé dans la contemplation d’une des rares œuvres de cette période portant titre et date :

« Rouge, orange, orange sur rouge » - 1962

   Cette œuvre est belle de pureté, d’exactitude, elle est l’Art porté à son acmé. Prenant le contrepied du réalisme et de tous les ‘…ismes’ qui ont jalonné l’histoire de la peinture, cette toile nous dit, dans un lexique apparemment étroit, le lieu même où culmine une méditation. Nul besoin d’une figure, d’une forme, d’une ligne de fuite, d’une perspective, d’un sujet, d’un motif. Non, la couleur seule en quelques unes de ses modulations les plus insaisissables. Comme un art de la fugue. « Une voix fuit ou en poursuit une autre », nous précise le Dictionnaire à propos de la fugue musicale. Ici, aussi, dans cette toile, une couleur fuit ou en poursuit une autre. Rouge/orange/rouge comme pour dire, à la fois l’impossibilité de l’art (quand arrêter le recouvrement, quand interrompre la métamorphose que le glacis impose à l’équilibre du tout ?) Et l’épineux problème de la Vérité, où le situer, dans le rouge sombre andrinople, dans l’amarante si proche d’une nuit, le baume d’un nacarat ? Ou bien la Vérité est-elle tout ceci à la fois, ou bien seulement la forme de passage d’une réalité colorée à l’autre ? Sans doute faut-il croire que cette incandescence de la toile brûle de la question qui la traverse, cette étrange fulguration qui, toujours, procède à son exaltation, Rouge, qu’atténue une douceur, Orange.

Rouge, Orange, Rouge, étonnant clignotement du monde, des êtres, des choses !

 

 

 

 

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5 septembre 2020 6 05 /09 /septembre /2020 07:57
Ecrire, peindre, sculpter : Exister

"La fatidique angoisse

de la page blanche..."

 

André Maynet

 

***

 

 

   "La fatidique angoisse de la page blanche...", nous dit l’Artiste en cette énonciation pleine de vérité. Et pourquoi donc est-elle « pleine de vérité » ? Sans doute, d’abord, au gré d’une intuition. Nous sentons que ceci est juste mais il nous faut en deviner la source profonde. Pour ceci il suffit de reprendre chaque mot et d’en faire lever le germe.

   « Fatidique » dit combien le destin est à l’œuvre qui nous appelle à être de telle manière et non d’une autre. Donc l’énigmatique Destin a tracé pour nous la voie de l’art qu’il nous est rendu obligatoire de suivre sans jamais différer de ce qu’il est en sa pure essence, la remise d’une grâce, un don à faire fleurir au plus haut de nos pensées.

   « Angoisse » dit ensuite, sous ce don, la crainte qu’un jour, il puisse nous être retiré et alors ce serait comme un vide, un abîme qui traceraient la dimension de notre perte.

   « Page », oui, parce que, dans l’ordre symbolique, l’art nous tend une page et cette page est comme le devoir dont s’acquitte un enfant sage, recouvrant de milliers de signes sa surface. Or, si nous sommes créateurs, nous sommes invités à vivre dans cet univers de hiéroglyphes, de traces, d’empreintes que nous déposons sur le vergé attendant le dessin, dans le bois ou le bronze sculptés, dans le Journal qui reçoit nos quotidiennes confidences.

   « Blanche », enfin, car cette couleur si absente de toute couleur est la virginale présence, la matrice ouverte à la profusion dès l’instant où se déplie la corne d’abondance dont elle était en attente.

   "La fatidique angoisse de la page blanche..."  trouve donc ici le lieu et le temps de sa parution. Serait-elle ôtée de toute expérience que rien ne pourrait se manifester et que les tentatives esthétiques se réduiraient à de simples formes occluses en elles-mêmes, peut-être ne trouveraient-elles jamais le lieu de leur être. Nous pourrions argumenter ainsi, au fil des pages blanches, accumuler les notations abstraites, développer toute une argumentation conceptuelle qui demeurerait, en une certaine manière, hors de visée, au motif qu’elle n’élaborerait que des contours sans déterminer en quoi que ce soit la substance même qui constitue la trame intime du réel, nous voulons dire, de ce réel si singulier, étonnant, qui aboutit au surgissement d’une œuvre. Et tout ceci est si mystérieux, si magique, que l’Artiste même ne pourrait vraiment dire comment tout ceci a été possible, quelles ont été les sources de son inspiration, quel enchaînement subtil de causes et de conséquences ont abouti à tel dessin, telle esquisse, telle forme brillant au ciel comme une étoile.

       Commentons, simplement. Il n’est nullement indifférent qu’au bord de la question de la page blanche et de son angoisse constitutive se tienne, comme en retrait, ce genre de Nymphe gracile et éthérée qui constitue l’habituelle représentation des œuvres d’André Maynet. Sorte d’étrange posture narcissique selon laquelle le Sujet de l’œuvre se pencherait sur le mystère de sa propre advenue au monde des formes et des esquisses signifiantes. Cette image transposée dans l’univers des métaphores humaines se donnerait telle celle de la future petite Eve qui, du fond d’un illisible univers, scruterait sa possibilité de figuration parmi le fourmillement et l’incroyable diaspora du monde.

   Elle, Nymphe, est située au passé, encore dans le trouble et l’inconsistance du non-être, attentive à débusquer en quelque endroit de ce visage de neige et d’écume, l’image, fût-elle hallucinée, de qui elle pourrait devenir à la suite de quelques tracés de graphite, de quelques coups de brosse, peut-être de passages de gomme ou d’estompe qui joueraient de son apparition-disparition, bizarre clignotement faisant paraître l’exister et le néant d’exister au rythme de la temporalité artistique. Combien le pouvoir de tout Artiste est prodigieux, lui qui,

d’un seul trait,

d’un seul mot,

d’un seul geste,

décide de destinées qui étaient en réserve et s’impatientaient de se connaître en tant qu’existences neuves et plénières. Mais combien aussi ce pouvoir se constitue en source d’angoisses continûment renouvelées !

   Oui, une œuvre existe au même titre que vous et moi. Elle est insérée dans le réel, elle modifie le monde en un certain sens puisqu’elle en métamorphose le cours paisible. En effet, chaque chose tirée de la nasse insondable du néant, a réelle valeur ontologique.

 

Elle est ici et là

en son incoercible présence.

Elle demande à être regardée.

Elle demande à être entendue.

Elle demande à être reconnue.

A être regardée car chaque chose

ne peut venir en présence qu’à être vue.

Ne le serait-elle qu’elle n’aurait plus de valeur

que cette irisation de brume

s’élevant du vallon et se perdant

sur la vitre lisse du ciel,

surface anonyme

qui ne fait face qu’à l’aune

du nuage qui s’y imprime,

de l’oiseau qui en raie

l’immensité océanique.

A être entendue car le langage est le motif

au gré duquel une chose peut se signifier

et dire le dessein de sa venue.

A être reconnue car il est nécessaire

qu’une altérité témoigne d’une chose,

en déploie l’exister si mince,

il pourrait disparaître

au premier souffle du vent.

 

   Regardée, entendue, reconnue, la chose, quelle différence donc avec nous les hommes qui ne pourrions vivre si de tels actes ne nous visaient et ne nous conduisaient à être qui nous sommes, de tremblantes incertitudes qui, toujours, avons besoin de la confirmation réitérée de notre nature, faute de quoi la page serait infiniment blanche et éternellement divisée quant au destin qui pourrait y figurer ?

Visible, Invisible ?

Parlant, Muet ?

 Présent, Absent ?

 

   Les choses, parfois, sont si éthérées, si diaphanes, si transparentes qui nous communiquent leur fragilité de verre, leur consistance de grésil dans le ciel teinté de gris, leur chute de cendre devant les scories du monde.

   Elle qui se penche sur sa propre venue, nous pourrions la nommer « Suppliante », mais alors nous la cernerions d’une inquiétude qui la vouerait aux gémonies pour avoir demandé la vie avec une insistance peu conforme à sa modestie. Nous pourrions la nommer « Curieuse », mais nous apercevrions vite combien ce prédicat offenserait sa naturelle réserve. Nous pourrions la nommer « Désirante », mais nous anticiperions sur un sentiment qui, peut-être, ne bourgeonne point encore chez quelqu’un qui n’est pas réellement née, qui s’annonce seulement depuis les marges éloignées de l’espace et du temps.

   En réalité il conviendrait de ne nullement la nommer, de lui laisser l’entière liberté d’être qui elle sera, dont encore le sceau tremble à l’horizon du pensable sans que, nous-mêmes, soyons bien assurés de penser. Et la Pensée, ce geste à nul autre pareil, est-il en notre possession ou bien est-ce nous qui l’avons posée, là, au bout de notre pinceau, de notre gouge, de notre plume ?

 

Nous redoutons la page blanche

et, en même temps, l’attendons.

Nous n’existons vraiment qu’à en être

le vacillant écho…

écho…

écho…

 

Serions-Nous écho au large des choses ?

L’Art serait-il écho de qui-nous-sommes ?

L’Être serait-il écho de l’Art ?

 

Echos en abyme

qui ne finiraient jamais

de dire le mystère

de la Présence,

oui, de la PRESENCE

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4 septembre 2020 5 04 /09 /septembre /2020 07:47
Forme habitée de formes.

                             « Inondation ».

                   Œuvres : François Dupuis.

 

 

 

 

    Sur le bord d’un vertige.

   

   On ne sait pas d’où ça vient, comment cela naît, ce qui initie le déploiement, la manière dont cela se développe. Ce que l’on sait seulement, c’est d’abord la sensation, l’impression de tourneboulis, la densité du vertige, l’abîme si, d’aventure, tout ceci ne parvenait à exister, à proférer. C’est quelque part en un lieu du corps tenu secret. Peut-être dans la jungle sombre des viscères, dans l’eau océanique des reins, dans les flux séminaux qui font leur continuel battement, dans l’air étroit des poumons, dans les éclats de gong pourpres du cœur, dans le labyrinthe gris du cortex. Cela s’agite, cela demande, cela fait son étrange chorégraphie, ses sauts de carpe, ses coups de boutoir qui cognent contre le cuir de la peau. C’est au bord d’un évanouissement, d’une possible syncope, cela menace telle l’inondation qui abat les digues, défonce les portes, s’insinue partout où un lieu est disponible, mare liquide en quête de son propre pouvoir, de sa puissance parfois démentielle.

 

   Ici et là des pinceaux.

 

  C’est un matin dans la claire lumière, dans l’instant alchimique qui précède toute profération. Il n’y a pas encore de parole et les hommes végètent, quelque part dans les vagues blanches des draps. On est à peine réveillé, un pied dans le songe, un autre dans le réel ou bien à ce qui lui ressemble. Ici et là des pinceaux, des brosses, des spatules, des bouteilles d’encre, des chiffons maculés, des feuilles tachées, des spalters aux cheveux en bataille, des tubes de peinture, des pots de médium, des forêts de crayons,  des bosquets de fusains,  des  bouts de carton, des meutes de papier. Image confuse, chaos dont rien d’autre n’émerge que la pliure hébétée du désordre, la prolifération du multiple. Le silence est là répandu comme une menace. Le silence négateur qui pourrait décider de tout annuler et l’on ne serait plus que le dernier Voyeur d’une apocalypse. Alors il n’y aurait plus rien que cet infini suspens qui s’emparerait des choses et les réduirait à néant. Ceci est si insupportable qu’il faut bien agir, faire se dérouler son corps de gastéropode, pousser son pied vers la clarté, déployer le périscope de ses antennes, allumer le silex de ses yeux dans le globe transparent de la vision. Peut-être n’y a-t-il de métaphore plus juste que celle-ci pour dire le lent dépliement de la conscience, l’acceptation du destin dans le temps qui vient, qui réclame son dû, qui veut voir l’admirable spectacle du monde où tout vient à soi dans la douleur, certes, mais dans la beauté puisqu’il y a coalescence des deux dans une identique amplitude esthétique.

 

   Inciser le réel.

 

   Dessiner, jeter des traits sur une feuille vierge, c’est inciser le réel, c’est perforer la peau résistante des choses, mais c’est avant tout une sortie de soi douloureuse, une effraction qui sacrifie le corps, le jette sur le papier, le contraint à témoigner, à retourner la calotte intérieure, à poser à la face de ce qui est l’immémorial secret de sa mémoire, à déplier les strates du désir, à exposer la gemme ténébreuse des fantasmes, à faire surgir les pierres brutes et grotesques de l’inconscient, à faire fulgurer les boules ignées de la passion. C’est tout ceci qui exulte depuis la citadelle inexpugnable du corps, cet incroyable puzzle, cette géographie fragmentée des instincts, ces archipels du doute, ces ilots d’incertitudes  qui ne demandent qu’à connaître, à savoir le monde dans la clarté de ce trait,  de cette hachure, de cette biffure du crayon, de cette « conscience nerveuse de la matière »  que synthétisera le tableau peint, la sculpture dans la densité du bronze, l’estampe aux mille lueurs, la terre façonnée selon une volonté qui l’aura amenée à révéler le sens ultime dont elle était détentrice à son corps défendant.

 

   Le geste de la main.

 

  Corps défendant. Corps du créateur en sa retenue. Tant que l’œuvre n’aura pas eu lieu la liberté sera totale d’incliner l’esquisse de telle ou de telle manière. Illusoire liberté puisque tout, déjà, est déterminé par une posture singulière, par les ornières de l’expérience, les chemins événementiels qui constituent le lit, ouvrent le moule dans lequel l’œuvre trouvera à s’épandre telle la nécessité qu’elle était de tout temps. Oui : Nécessité. Oui : de tous temps. Car le pur produit de l’Artiste n’est nullement cette constellation abstraite et autonome foulant les herbes souples du ciel, les avenues infinies de l’espace sans contrainte, sans voie selon laquelle affirmer son être. L’être des choses et celui, remarquable entre tous, de la figuration esthétique transcende tous les temps, tous les espaces. Ne dit-on pas d’elle, la création, qu’elle est éternelle, universelle et, disant cela, on lui confère son essence la plus sûre qui est celle de dépasser les trois extases du temps - passé, présent, avenir -, pour gagner un statut d’éternité. Le moment de l’œuvre n’est jamais que la rencontre d’une conscience avec cela qui l’attendait depuis toujours et était impatient de se manifester. De là les flux et reflux du corps, de là les sourdes reptations dans l’antre mystérieux du fortin humain, de là le geste de la main, ce poste avancé de l’être qui dit la présence au milieu des hommes et des choses.    

 

   Porter au jour cette figure.

 

  Seulement à éprouver cette lame de fond, cette crue toujours possible depuis les remous internes l’on n’a d’autre choix que de se disposer à produire des formes, d’autre issue que de tirer de soi ces manifestations qui ne vivent à bas bruit qu’en attente de la rumeur qui en dira l’exceptionnelle existence. Ainsi, tout au long des jours que le destin posera devant soi, toutes les heures que le sablier annoncera, l’obsession sera la même de porter au jour cette figure, de révéler cette forme, de faire résonner cette teinte, de livrer les dialectiques sous-jacentes, de faire émerger les lignes de tension, d’exhausser des motifs polyphoniques qui sont ceux, le plus souvent inaperçus, des phénomènes existentiels, de leur fécondation par l’esprit, de leur mise en lumière sous l’œil attentif de l’art. Nulle échappatoire qui déciderait de laisser ces linéaments  muets, ces architectures abandonnées au silence des pierres, ces peintures dans l’indistinction de leur nuit primitive, ces sculptures dans le désarroi de leur matière illisible. Tout artiste est toujours cette Forme abritant quantité d’autres formes, plastiques, musicales, lexicales, iconiques qui constituent l’armature de son être et le portent à l’avant de soi dans la dimension de la pure joie.

 

   Son luxe de couleurs.

  

  Formes habitées. Ainsi chaque jour demande son lot d’images, son carrousel de lignes et d’empreintes, sa marée de taches et son luxe de couleurs. Il n’y a pas de répit, il n’y a pas de repos. Rien ne servirait de tâcher d’endiguer les flots, de les contraindre à demeurer dans l’orbe étroit d’une apparente quiétude, d’une lénifiante léthargie. Nulle forme en voie de devenir ne saurait se plier à l’ardeur d’une volonté qui s’ingénierait à contrarier l’urgence d’une ouverture, d’un regard à porter sur la beauté toujours vacante d’un paraître. La forme veut être ce qu’elle est en sa vérité, signe d’une présence effective, étincelle d’une signification qui jouera avec ses formes homologues sur la scène plurielle de la représentation humaine. Car son devenir est toujours l’annonce d’un supplément d’âme dans la dimension anthropologique. Nul homme n’est insensible à la poésie des formes, fussent-elles spirales, frises, courbes anatomiques, décor baroque ou bien classique, figues de l’espace et du temps, ces vergetures, ces cicatrices, ces excoriations qui disent bien plus le monde qu’un discours fût-il éloquent ne pourrait prétendre en évoquer la réalité nécessairement polymorphe, métamorphique, en voie permanente d’accomplissement.

 

   Le dessein constant de l’Artiste.

 

  Tous les jours que le destin pose devant lui, le trait d’un dessin qui n’est que le dessein constant de l’Artiste, l’incarnation de son être puisque tout est projection de soi dans les avenues de la durée. Trois mots évoqués, destin, dessin, dessein dont l’étrange paronymie, plus qu’une simple coïncidence phonétique fait sens en direction d’une unicité de leur parution, aucun d’entre eux ne pouvant s’exonérer de l’autre. Un dessin est toujours dessein s’inscrivant dans la ligne incontournable du destin. Car cette figure attendait à l’instar du  « kairos » des anciens Grecs, ce moment favorable à son éclosion qui guettait dans la nuit silencieuse l’instant de son paraître. Maintenant la voilà qui rayonne de tout son éclat dans ce portrait, ce paysage, cette nature morte, cette sculpture qui témoignent toutes de cette réserve temporelle qui l’abritait alors que nous, les Voyeurs, n’attendions que l’instant de sa venue qui est déchirure du non-sens, arrêt de la prolifération inopportune du néant.

 

    Jaculatoire et éjaculatoire.

 

 Tout geste de création s’inscrit dans cette perspective étonnement jaculatoire et éjaculatoire (de nouveau la mission secrète de la paronymie) qui fait son jaillissement de fontaine en même temps que la puissance d’expulsion du désir trop longtemps endigué dans un corps souffrant. Songeons à Picasso-le-Minotaure jetant sa fougue sur ses toiles, ses dessins, ses sculptures qui témoignent de la violence du choc du révélé et de l’irrévélé. Picasso le magnifique se ruant sur toutes les possibilités des postures figurales dans cette belle période du « Jongleur des formes », ces propositions plastiques à mi-chemin des déformations cubistes du réel et des manipulations hors-sol des onirismes surréalistes. L’art porté à son incandescence à la mesure de cet étonnant phénomène des métamorphoses nous donnant à voir, d’un seul empan de la conscience, la totalité d’une généalogie - larve, imago, papillon -, autrement dit plaçant sous nos yeux hagards la temporalité selon son incessant réaménagement, autrement dit encore ce qui, de l’être, n’est jamais visible mais, l’espace d’une œuvre, trouve la quadrature de son exister.

 

   Afin de connaître.

  

 Tout est toujours inondation. Tout est toujours flux. L’œuvre suspend momentanément ce Déluge immémorial, cette longue fuite liquide dont le réel nous abreuve constamment alors que nous souhaiterions faire halte dans la juste mesure du jour afin de connaître. Oui, de connaître. Là est notre seule chance de voir ce qui demeure celé depuis la nuit des temps ! Les œuvres sont là, éparpillées au sol qui témoignent de cette impatience. Que vienne l’heure de la délivrance ! Enfin !

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2 septembre 2020 3 02 /09 /septembre /2020 08:11
Graver : dire l’être.

 

Beng Herman

Gravure de François Dupuis

***

 

 « Ce matin j'ai appris la mort d'un artiste indonésien que j'aimais beaucoup. Chaque fois qu'il postait un dessin, il commentait "for all my best friends yes "

J'ai passé la journée à faire ce portrait de lui, avec le moyen que j'utilise en ce moment : la gravure.

Rest in peace Beng Herman, I miss you already. »

                                                                                         

                                                                                    FD - 17 Octobre 2017

 

*

 

[Note liminaire : on lira l’article suivant non comme un inventaire rigoureux des techniques de gravure mais dans l’optique d’un décryptage du sens dont ce procédé est, à notre avis, porteur en l’essentiel. Il s’agira donc d’en repérer les traces symboliques et de les lire, par contraste, par rapport à d’autres modes du pictural, dessin, peinture, sculpture.]

 

Etymologie

 

   Toute forme portant en elle les traces de significations anciennes, il convient, en premier lieu, de se pencher sur la réalité étymologique du mot « gravure », son sens étant attesté dès le XIII° siècle sous le terme de « graveure » ou « rainure d'arbalète », cette première nomination dans l’ordre de la balistique lui confère, d’emblée, une orientation toute particulière. Si, à la rainure, est destinée une flèche, alors on saisira mieux l’enjeu « guerrier » d’une telle encoche par laquelle destiner le jet d’un projectile à un éventuel ennemi. Déjà, dès les signes originels du lexique, se donne à voir le geste d’agression, lequel n’est que l’art de la guerre, lequel, à son tour, consiste en l’art de donner la mort. Il existe une évidente chaine sémantique qui conduit de la rainure à la gravure en passant par la blessure qui est le signe annonciateur d’une négation de l’être. Une formule ramassée pourrait donner à comprendre l’acte latent qui fomente de bien sombres desseins, sous l’équivalence : gravure = blessure = mort. Et ceci n’est nullement violence interprétative. Chaque mot du langage est chargé de cette polysémie que l’Histoire a remaniée au cours de ses avancées temporelles.

 

   L’outil

 

   Il n’est certes pas indifférent qu’un des outils destiné à la gravure soit le burin. Et, bien entendu, ce terme n’est nullement réservé à la taille de la plaque de cuivre mais s’illustre en tant que médium de façonnage de bien des matériaux, à commencer par la pierre et l’on pense inévitablement au geste du maçon, mais aussi du sculpteur, figure que hante l’image de Rodin faisant surgir du bloc de matière l’image méditante du « Penseur » qui domine « La Porte de l’Enfer ». (En réalité le célèbre Penseur ne médite nullement un concept métaphysique ardu mais tente de se soustraire de toute son âme et de son corps en tension à son désir que fouette la figure féminine). On évoque aussi la haute stature d’un Brâncuși  sa lutte à mort contre ce qui résiste et finit par être vaincu, d’un  Brâncuși donc érigeant ses colonnes sans fin (les bien nommées !) comme de vivants antidotes à une disparition annoncée.

    Et le burin n’est pas seulement l’instrument que l’on convoque pour maîtriser, dompter la matière mais il est également cette lame biseautée dont use le chirurgien pour façonner l’os et réparer les dégâts qui s’y sont accidentellement imprimés.

  Donc, partout, dans des gestes aussi divers en apparence que ceux du maçon, du sculpteur, du chirurgien, un même effort, un même combat, une identique douleur et, au terme des actes, la mise en échec ou le simple fait de différer les assauts de la finitude.

 

    Le lexique

 

   L’artiste qui grave sa plaque de cuivre est, bien évidemment, le simple écho des artisans ici évoqués (il se rapproche aussi du dinandier dessinant ses arabesques sur le plateau de cuivre, de l’orfèvre logeant dans l’intimité du métal le luxe de l’intelligence et de l’habileté, le précieux d’une immémoriale patience), l’artiste donc est confronté à ce minutieux travail de destruction grâce auquel, plus tard,  son œuvre fera phénomène au grand jour. Mais il s’agit toujours d’un combat, d’une lutte, d’une polémique.

   Le vocabulaire de la gravure en est la belle et immédiate illustration. Quel que soit le support, on l’entaille, on le mord, on l’incise, on le ronge, on l’attaque, on le creuse, on y imprime des sillons, on le coupe, le rainure, y introduit des scarifications, y ménage des échancrures, y fait apparaître de minces failles, on le blesse, le taillade, on y fait naître des raies, des gerçures, des écorchures, on y soulève des copeaux, y soustrait des vrilles comme s’il s’agissait d’une peau humaine (de l’Artiste, du Voyeur de l’œuvre ? ), comme s’il fallait passer outre la résistance des choses, y imprimer le sceau de la volonté du créateur.

  

   Gravure ou l’art du tragique

  

   Ici, il faut poser la thèse suivante : si toute œuvre d’art peut s’illustrer comme mise à mort de ce qui est à faire surgir, mise à mort de la toile vierge, mise à mort de la page blanche, mise à mort de la pierre, du bloc d’argile, rien autant que la gravure et de manière décisive, radicale, ne vient offenser le support à partir duquel donner quelque chose à voir avec cette surprenante énergie, pulsion de mort à l’œuvre, trajet en l’artiste d’archétypes qui creusent (gravure) les sillons de la tragédie dont toute existence porte l’empreinte.

  

   Certes « Guernica » de Picasso et son effrayante impression d’écartèlement, « Le Cri » de Munch et son irrésistible pouvoir de dissolution, les incendies colorés de la toile « Paysage aux arbres rouges » d’un Vlaminck, impriment, chacun à leur manière, dans la psyché humaine, le sceau indélébile de la destinée en ses plus insupportables apories. Mais ces artistes, malgré la violence de leur témoignage, demeurent en-deçà du subjectile qu’ils maculent certes, qu’ils malmènent, on croirait entendre leurs coups de brosse rageurs, cependant ils n’ont nullement franchi la ligne de partage que constitue le support même, ils restent de ce côté-ci du réel, ils ne traversent pas la zone de feu et de flammes au-delà de laquelle c’est l’acte de création lui-même qui s’abolit en proférant la mort du Sujet, à savoir la Surface censée recueillir la sève d’une parole, non l’acide qui la dissout et la reconduit au Néant. Autrement dit l’œuvre d’art comme néantisation.

  

   Burri - Klein - Fontana

  

   Cette limite physique, mais aussi éthique (le meurtre n’est plus en acte mais en puissance), les artistes regroupés sous le vocable, outre-Atlantique, de « Destroy the picture », cette sauvage transgression d’un contrat passé avec le vis-à-vis qui est supposé recevoir la forme et la porter à sa lisible parution, des Artistes donc comme Alberto Burri avec ses sacs rapiécés, troués, Yves Klein brûlant ses panneaux au chalumeau, Lucio Fontana lacérant ses toiles, tous ces novateurs ont provoqué le réel jusqu’à le dissocier, le réifier à tel point qu’il n’apparaît plus qu’à la mesure d’une simple contingence, d’un objet du quotidien usé (voir Arte Povera), initiant en un seul geste la chute de l’objet esthétique transcendantal en sa pure immanence, autrement dit en son atteinte mortelle.

  

   Gravures dans le tissu du monde

 

  Ici le geste d’agression paraît se constituer en cette insoutenable prose iconoclaste qui annonce la mort de l’art lui-même comme ultime essai de proférer ce qui jamais ne peut l’être, cet être insaisissable qui toujours se dérobe et qui, sous de multiples figures, portraits, paysages, natures mortes, abstractions est toujours en fuite pour un illisible destin. Le travail de Fontana est ce geste pathétique reproduisant la longue tribulation de la geste humaine sur des sentiers aux mille fascinations qui, toujours, demeurent imparcourus en leur entier. Seulement des fragments, des oscillations, des clignotements, puis la longue nuit qui se pose comme cet inconnu à déchirer, entailler, hacher (autant de gravures dans le tissu du monde) afin qu’au moins une fois, dans un brusque éclair de la conscience, soit aperçu l’au-delà métaphysique auquel l’homme se heurte depuis des millénaires sans pouvoir en dire quelque chose d’approchant, de cohérent. Au-delà de cet éclair, par définition aveuglant, ne demeure que l’homme en sa solitude, en son éternel questionnement.

  

   Homme entre deux écueils

 

   Malgré tout un geste aura été accompli identique à celui du naufragé s’accrochant à son écueil. Peut-être ne s’agit-il jamais que de se soustraire aux eaux diluviennes ! Peut-être l’homme en sa condition n’est-il qu’un égaré flottant entre deux eaux, celles du Fini qui le taraudent, celles de l’Infini qui le condamnent à une révolution sans fin autour de sa propre énigme. Etrange parcours ontologique que cernent deux Néants identiques : celui d’une dissolution, celui d’une douloureuse incomplétude de l’être qui, jamais, ne peut faire se rejoindre ces perpétuels non-sens constitutifs de l’exister en leur angoisse  la plus patente.

  

   De ce qui se laisse voir dans la gravure

 

   Mais rien ne sert de disserter, il faut montrer. Geste de la monstration ou l’art en sa demeure fondamentale. Et, afin d’expliciter la thèse énoncée, rien ne sera plus parlant que de convoquer quelques gravures des Grands Maîtres de manière à y déceler le drame sous-jacent qui en parcourt les sombres feuillures et entaillures. Que l’on songe simplement  à Albrecht Dürer, à son autoportrait de 1493.

  

 

Graver : dire l’être.

Autoportrait

Albercht Dürer

Source Wikipédia

*

 

 Y devine-t-on l’espace d’une joie, fût-elle mince ? L’air est sérieux, l’attitude compassée, le regard enfoncé au creux des orbites, pareil à un signe avant-coureur de la mort. Longue mélancolie qui s’égoutte le long de la gouttière du nez, chute sans fin des lianes des cheveux indiquant la force inéluctable du destin, le non-sens que constituerait le fait de vouloir y résister. Peu de détails du visage qui en adouciraient les traits. Seulement quelques lignes de force, seulement quelques hachures disant la cruelle verticalité de l’existence. Nulle complaisance dans cet autoportrait qui est traité telle la rigueur d’une planche d’anatomie figurant la stupeur de l’écorché dans le jour livide d’une salle de dissection. Nous regardons cette image et elle demeure gravée en nous identique à son coefficient d’effroi.

  

   Vision pénétrante de Rubens

 

   Et puisque nous évoquions l’écorché, comment ne pas faire place à cette autre vision dantesque de Rubens, lequel gravant dans le métal les fibres, les tendons, les ligaments, les aponévroses, les faisceaux de muscles, nous livre en sa confondante posture ce qui n’est plus homme, qui n’est encore ce cadavre dont seuls les os subsisteront pour témoigner d’une existence parvenue à son terme. Et quelle technique autre que la gravure aurait pu en restituer l’insoutenable splendeur ? Oui l’effet est saisissant qui nous conduit à manier la figure contrastée de l’oxymore. C’est ainsi, toute douleur exacerbée, toute représentation d’une anatomie souffrante nous offre le luxe de sa  beauté. Or, par « beauté », il faut entendre ici le lieu d’une flamboyante vérité. Cet écorché dont la tension est extrême, résiste de toutes les fibres de son corps (ces hachures, ces croisements de lignes, le jeu du plein et du vide, la précision de scalpel du trait, de son exactitude, de sa rigueur, de sa monosémie)  résiste donc   à l’appel du rien, à l’invite du néant par lesquels faire se dissoudre la présence humaine. Or cet ultime héroïsme est beau à la manière dont une vertu habille celui qui en est le dépositaire  d’une auréole de clarté. Mais quel procédé hormis la gravure aurait permis cette précision chirurgicale, cette brillante dissection, cette turgescence des nervures qui forgent le corps en sa plus essentielle nudité ?

 

 

Graver : dire l’être.

L'Écorché de Paulus Pontius

d'après Pierre Paul Rubens

Bibliothèque nationale de France

Source Wikipédia

*

 

Graver : dire l’être.

Détail

*

  

Gravure de François Dupuis : mise en perspective

 

   Cette longue évocation ne fait que nous ramener à ce portrait de Beng Herman dont François Dupuis a su nous donner la très exacte représentation, traçant à même le cuivre les lignes fondamentales de cet être du lointain. Bien évidemment le pathos ne peut qu’être visible puisque ce travail est l’hommage d’un artiste vivant à un autre disparu. Etrange croisement de destins qui se disent en mode coalescent, comme si une existence en déterminait une autre, cette autre faisant retour, par le biais du trait, à une manière de re-naissance. Oui, de re-naissance car toute œuvre vraie est de cet ordre qu’elle initie, sinon un éternel retour du même, du moins une efflorescence au terme de laquelle confirmer le lieu d’une rencontre, l’espace d’une aventure commune.

  

   Sauver de l’oubli

 

  Combien ce visage est vrai qui vient vers nous. Etonnante présence, confondante élévation de l’être comme si ce dernier, surgi des limbes, faisait effraction parmi nous. Car là est bien la surprise, l’homme surgit de ce fond dont il semble provenir telle l’image photographique qui se lève du bain révélateur afin que nous en saisissions la trame complexe, les milliers de lignes qui la composent, les confluences de rides, de dépressions, d’éminences qui disent la figure humaine en son exception. Cette image est poème, ode, dire essentiel se détachant d’un silence, « l’offensant » afin que la profération exténue la probable disparition, que la présence enfin reconnue vienne à notre encontre. Sauver de l’oubli, mission de l’œuvre dès l’instant où elle commémore, rend visible ce qui a été qui, jamais, ne s’effacera. Toute existence est gravée dans le marbre, inscrite au fronton du temple de l’humain, tissée dans le multiple palimpseste des jours. Eternelle en quelque sorte.

 

 

Graver : dire l’être.

   Lexique formel

 

   Le front est bombé où se tient la flamme de l’intelligence, des lueurs s’en échappent tels de vibrants feu-follets. Cheveux en cascade qui encadrent le visage, en disent le somptueux emblème, la belle générosité. Hachures du front dont l’attention, la concentration sont les indices les plus apparents. Charbon des sourcils qui abritent la nappe du regard, cette sombre luminescence touchant toujours les âmes sensibles qui vibrent au rythme harmonieux du monde. Nez droit auquel se relie la double cavité des narines, ces orifices par lesquels rendre patente la scansion de la vie, inspir/expir et tout est dit de l’amour et de la mort, cet insaisissable Janus à la tête double, aux desseins si complexes qu’ils en sont inséparables, comme l’avers et le revers d’une pièce de monnaie. Et ce trou de la bouche, ce mince gouffre proférant le chant du langage, cette exception, ce don de l’Homme et de lui seul parmi la sourde confusion du vivant. Cette doline inaperçue qu’entoure, que protège la double fluence des moustaches, de la barbe, cet infini tissage de la sagesse, ce recul de soi des processions mondaines, cet abritement de l’être en sa conque verbale car dire c’est être et nulle part ailleurs de plus convaincante réalité.

Graver : dire l’être.

Détail

*

    Tracé épileptique du vivant

   

   Mais quoi donc d’autre que ce fourmillement assidu de traits, cette belle multiplicité des signes, ces croisements de paroles que sont traits, hachures, tracés, fibres, déchirures, ces brèches qui sont l’intervalle entre les signifiants, ces trous qui disent l’ombre, ces réserves qui profèrent la lumière, quoi d’autre que ces échancrures où souffle l’haleine blafarde du néant, ces hiatus qui suspendent la lecture, initient le crochet du questionnement, quoi d’autre que ces coupes et cassures, ces blessures, ces accrocs si semblables aux accidents de l’existence, ces rainures où s’enlise le destin, ces découpures qui isolent, ces césures ménageant une halte dans le chemin, ces balafres dont toute vie est atteinte, ces fractures, ces écorchures qui flétrissent la peau du réel, quoi d’autre donc de plus performatif (car le trait ouvre le champ immédiat d’un passage à l’acte sans délai), de plus incisif et de décisif eût porté au regard la trame complexe d’une existence, les sillons ouverts d’une terre tailladée par un coutre, retournée par le versoir des aventures humaines ? Quoi d’autre que la gravure pour initier le tracé épileptique du vivant, imprimer à même les consciences le chiffre de l’exception d’être, tracer une voie, ouvrir un monde ? Quoi d’autre ?

 

   D’une peinture qui ne saurait dire

 

 Maintenant imaginons ce portrait sous l’angle d’une peinture, fût-elle réaliste, expressionniste ou bien même impressionniste. Qu’y voyons-nous qui métamorphose l’œuvre en bien autre chose que ce qu’elle est ? Sans doute une brosse impatiente, nerveuse, a-t-elle imprimé dans la pâte, la souplesse de l’huile, certains prédicats qui se montrent dans la gravure, mais gageons qu’il y a eu euphémisation, assourdissement des traits, dilution à la manière d’une composition d’un Turner, cette irisation du réel qui en déplace la structure pour nous la rendre immédiatement plus poétiquement lisible. Et le problème est bien le « poétiquement » qui se donne sous les auspices de cette vision approchante, à mi-distance du rêve, à mi-distance de l’imaginaire avec, tout au centre, comme dans l’œil du cyclone, une légère persistance du réel, ces tourbillons qui en configurent l’encore présence.

  

   Un déplacement

 

   Un décalage a été opéré, une manifestation autre s’est imposée en lieu et place de la parution initiale qui est la seule vraie, la seule conforme à sa propre nature. Dès lors faut-il avoir recours au barbarisme de « turnerisation » pour décrire un tel déplacement qui nous présente une autre figure que seule l’intention du créateur était en mesure de faire apparaître ? Du portrait nous ne possédons plus qu’un genre de vision hallucinée, laquelle, grâce à sa distance, sa médiation, son éloignement de la chose première, loin donc d’en être une mimèsis, témoigne d’un travail par lequel se rendre visible dans le rayonnement de l’art. Bien des thèses esthétiques contemporaines se donnent à entendre tel ce recul du réel, lequel, seul, installerait l’œuvre dans sa singularité.

  

   Signes traversiers

  

  Alors, à l’aune de ce concept, que voudrait donc dire la gravure qui semble s’ingénier à « copier » le réel, à en retranscrire le moindre détail, à fixer dans le cuivre le caractère intangible de ce qui est à « reproduire ». Cependant, envisager l’acte du graveur comme simple technique qui nous restituerait, au travers d’un geste artisanal, les choses en leur facture originelle, ceci est insuffisant et court-circuite l’essentielle notion de l’interprétation, laquelle s’inscrit bien davantage dans une conception de la praxis esthétique dans l’ordre général des signifiants et en particulier dans le fait humain par excellence du langage. C’est en effet à cette présence du langage en tant que tel qu’il faut se référer afin que la nécessaire survenue d’une œuvre dans le champ de la présence puisse s’éployer avec aisance et signifier à la mesure de son destin, celui des signes qui la traversent, l’ourdissent à la manière d’une toile, en délient les fils un à un dont notre intellect, nos affects, nos ressentis auront à faire la synthèse unitive.

      

   Pierre Soulages

 

   En épilogue de cet article qu’il nous soit permis d’effectuer  un supplémentaire aller retour de navette afin que le tissage bien entamé, quelques fils de compréhension ne demeurent en suspens. La gravure telle une obsession de l’Artiste, un essai de faire rendre raison au réel, d’en faire dégorger le sublime nectar, d’en extraire jusqu’au moindre pollen. Tel type de travail assidu, acharné, sans repos, Pierre Soulages qui, au départ, était néophyte en ce domaine, voici qu’un jour, à force de tâtonnements et d’essais de percer le mystère des formes, ayant généreusement provoqué le travail de l’acide (une identique conclusion pourrait tout aussi bien résulter d’une lourde insistance du burin), la plaque de cuivre se troue en maints endroits ne laissant du métal qu’une sorte de cratère béant. L’Artiste, qui cherchait le Noir comme son obsession la plus originaire, qui était sur la voie du Noir, il creusait et creusait pour obtenir la plus grande densité de noir, évoquant ceci dans un entretien : « J'ajoutais d'ailleurs des traits, des traits d'eau-forte classique, et je creusais de plus en plus, parce que je voulais qu'en certains endroits ce soit très, très noir, mais ce jour-là, la planche s'est trouée », et  voici que se révèle à lui l’exact contraire, à savoir ce blanc qui, sans doute, par un simple processus d’aimantation, par la diffusion de la lumière qu’il initie, appelait déjà ce fameux outre-noir, cette autre lumière faisant sourdre, à même l’ombre, son potentiel lumineux.

 

   Accident de gravure ?

  

   Oui, lumineux car la lumière naît de l’ombre, tout comme le jour se hisse de la nuit pour paraître. Jeu infini du plein et du vide, de l’exhaussement et du creux, du gonflement de la pâte et du retrait de la matière dans l’acte de graver. Peut-être que le surgissement insigne, si singulier de l’œuvre de Soulages provient d’un simple accident de gravure. Mais qui donc pourrait en témoigner ? L’Artiste lui-même ne saurait proposer que quelques hypothèses. La genèse d’une œuvre est si complexe, soumise à tant d’influences, d’essais, de tâtonnements, d’hésitations. Et c’est bien ainsi que le logico-rationnel soit mis à la diète et ne puisse proférer en des domaines où c’est bien la dimension pathique  d’abord qui est à l’œuvre et travaille en sourdine, quelque part du côté du corps, sans doute obscur, sans doute retiré, à l’ombre des regards car tout ne saurait faire phénomène sans créer quelque dommage. C’est du retrait, de l’inapparent que peut surgir l’intuition comme si elle était réservée en creux dans une gravure attendant de pouvoir s’actualiser.

 

   Du polyptique

 

   Identique au phénomène qu’avait connu Claude Viallat avec son éponge rongée par l’eau de Javel, forme dont il fera le lexique d’une œuvre complète, voici que le hasard visite Soulages qui découvre avec ravissement une si belle extension de la mission de la gravure. Le trait est devenu tache. Le blanc s’est substitué au noir. Mais le noir est en attente, en réserve, il campe dans les limbes du lexique pictural, il est sur le point de proférer. Car tout contient tout et les œuvres jouent en abyme, s’éclairant mutuellement, communiquant par échos, affinités, confluences  ou bien, au contraire par effet dialectique, divergences, lois des contraires.

 

Graver : dire l’être.

« Polyptyque I » (1986), de Pierre Soulages

Source : Le Monde.fr/festival

*

 

  Depuis toujours déjà le pas a été franchi par l’Artiste qui conduit à ce magnifique outre-noir des grands polyptiques. Ne sont-ils pas, en leurs scarifications, en leurs lignes claires où la matière livre le jeu de ses incisions, peut-être même lève doucement le voile sur son être, ne paraissent-elles pas, en leurs griffures, des prolongements d’un acte de gravure depuis longtemps intériorisé ? Alors l’on peut se demander ce que Soulages voit au travers de cet outre-noir : une nouvelle station de l’être dans une métaphysique non encore parvenue à son terme, la fulguration d’une Idée, la toute puissance de l’Esprit en son advenue à l’Absolu, l’Être en personne  « tel qu’en lui-même l’éternité le change » ?

 

  Jamais ne le saurons  

 

   Ceci, jamais nous ne le saurons.  Jamais pour le plus grand bonheur des humains que nous sommes. Le saurions-nous et alors la dimension de l’Art croulerait comme un château de cartes. Le mystère ne peut jamais porter qu’à l’inconsolable Ceux, Celles qui le regardant et, le perdant soudainement,  se couperaient du sens de leur quête, laquelle est aussi sens de l’existence. Or l’Art est avant tout recherche patiente de ce qui est jusqu’à l’infini égarement de la psyché lorsque, atteinte de folie, elle débouche sur une œuvre aussi significative que celle de Vincent Van Gogh traçant à l’eau-forte (pouvait-on trouver plus beau nom ?) le portrait du Docteur Gachet.

  

   Dans une lettre à sa sœur Wil en date du 13 juin 1890, l’Artiste écrit :

 

 « …J'ai fait le portrait du docteur Gachet avec une expression de mélancolie qui souvent, à ceux qui regarderaient la toile, pourrait paraître une grimace... ».

  

   Dire la vérité de l’homme

 

  La grimace, cette supercherie afin de dissimuler la vérité. Et pourtant ce portrait dit la vérité de l’homme, aussi bien du Docteur Gachet, de Vincent, de tout Artiste en prise avec ce réel (imaginaire et fantaisie n’en sont que quelques déclinaisons), ce réel qui, parfois, se dit en peinture, en dessin ou en gravure. L’essentiel est que cela se dise ! L’ultime vérité pour l’infortuné Van Gogh, ce fut cette dernière gravure déchirant sa poitrine, cette balle traçant en lui la dernière empreinte de l’Art, dont le Docteur Gachet fut l’un des rares autorisé à recevoir le témoignage, terrible vision du génie torturé jusqu’à la folie. Génie, folie : souvent le même en Art. Le même ! Une gravure de l’être. Beng Herman rendu à son jour par François Dupuis en porte l’émouvant témoignage. Qu’il soit rendu à la vérité de son être. Meilleure façon de lui rendre hommage.

 

Graver : dire l’être.

[Portrait du docteur Paul Gachet] : [L'homme à la pipe]

[estampe] / [Vincent Van Gogh]

Source : Gallica/bnf

*

Graver : dire l’être.

Œuvre de Beng Herman.

 (que l’on pourrait nommer : « L’espace des signes ». )

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31 août 2020 1 31 /08 /août /2020 08:18
Le point phosphoreux.

J’ai posé pour DH.

Œuvre : André Maynet.

« CERTAINEMENT L'INSPIRATION EXISTE.

Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ?? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles. »

Antonin Artaud in "L'ombilic des Limbes", Poésie, Gallimard.

Poser pour…

« J’ai posé pour DH ». Ici, sur cette surface dépouillée, nous avons un Modèle qui dit avoir « posé pour DH ». Avoir posé pour une Artiste donc. Mais que veut donc dire « poser pour » ? Est-ce simplement le fait d’être présente corporellement, anatomiquement devant le Peintre et demeurer en soi le temps que l’œuvre naisse et trouve sa forme, sa qualité apparitionnelle ? Le Modèle est-il assimilable à un simple objet, masque de plâtre, par exemple, qui servirait de support à une proposition plastique de l’ordre de la mimèsis des Antiques, à savoir la reproduction fidèle de ce qui se donne à voir ? Certes, cette Jeune Femme dans sa simplicité, son dénuement, pourrait faire penser à l’esquisse de terre blanche que constitue tout biscuit que ne recouvre aucun glacis, que ne modifie nulle couleur. Certes cette Simplicité pourrait être reproduite à l’identique, genre de fac-similé, de copie de l’original. Mais l’on sent bien ici que cette conception de restitution fidèle du réel paraît en porte-à-faux avec ce qu’est l’esthétique contemporaine qui, loin de se contenter d’une simple reproduction des formes en recherche la polyphonie, l’expression multiple, la chatoyante rhétorique. Si les Classiques s’adonnaient avec passion à calquer le moindre trait signifiant, le velouté de la peau, la courbe d’une joue, l’anse parfaite d’une hanche, l’harmonieuse flexion du pied sur le sol, une représentation exacte du donné immédiat d’une chose ou d’une personne, il en va différemment pour les Modernes qui ont subverti les formes pour en faire une matière souple, inconditionnée, exempte de contraintes, capable de vivre selon sa fantaisie, l’inspiration de l’instant, la pente d’un état d’âme, la coloration d’une conception du monde, ce monde singulier qui habite chacun et ne saurait se confondre avec nul autre. Créer de cette façon, soumettre le réel à quantité de torsions, d’angles, de perspectives, d’éclatements successifs, de fragments polychromes, voici la marque insigne d’une liberté en même temps qu’un surgissement de l’art dans ce qui en constitue l’essence, une autonomie souveraine, le tutoiement d’un absolu par lequel il parvient au sommet de ce que son langage a à dire.

Inspiration.

Je soulignai, à l’instant, le mot inspiration de manière à rejoindre le propos d’Artaud - ce génial inventeur de formes idéelles aussi bien que langagières, que scéniques -, Artaud qui la fait naitre, l’inspiration, d’un étrange et onirique point phosphoreux, autrement dit d’une ignition spirituelle, d’une flamme intellective, d’une combustion selon laquelle la création est appelée à paraître en ce qu’elle a de plus précieux, cet aérolithe mental qui flirte avec l’indicible, l’invisible dont toute œuvre d’art suppose l’incroyable monstration. Comment, alors, débouchant avec l’auteur de L’ombilic des limbes sur cette pierre philosophale brillant de son inépuisable énergie, ne pas faire place à la magie, à son pouvoir de transsubstantiation, sa capacité à quintessencier le modeste, l’inapparent, l’inaperçu et d’en donner une ébauche dont la mobilité, le sublime, la substance extra-spatio-temporelle constitue le propre même d’un chemin en direction d’une transcendance ? Comment ne pas se sentir attiré par cette cosmogonie individuelle qui nous constitue en propre, que l’action du génie créateur nous livre à la manière d’une révélation, vers cette autre cosmogonie dont la toile est le support, le centre d’irradiation, la source inépuisable de sens ? Car cela même qui apparaît maintenant sur la face du subjectile (voir, plus bas, les déclinaisons du Modèle tels que je les suppose au travers des représentations de Douni Hou dont il est ici question), ce n’est plus le Modèle incarné, vivant, existentiel, avec ses soucis et ses peines, ses joies et ses manques, ses prédicats singuliers qui en fixent l’inamovible quadrature comme une chose fixe, immuable, une étoile clouée au ciel d’une nécessité.

Métamorphose.

Bien au contraire. C’est ce qu’Artaud veut évoquer dans la belle langue qui est la sienne lorsqu’il fait signe en direction de la réalité (qui) se retrouve, mais changée, métamorphosée. Oui, métamorphosée car le chiffre de cet événement hors du commun, l’exceptionnelle mutabilité de la présence, cette tripartition temporelle passé-présent-futur trouvant à s’actualiser dans le procès même qui la porte au jour, la métamorphose donc est la matière façonnée par l’Artiste, portée à l’incandescence, cette imago terminale au travers de laquelle il donne site à l’immatérielle apparition, à la désocclusion du secret, mais en termes cryptés seulement accessibles à une interprétation, à une activité herméneutique car toute œuvre portée à son acmé est un texte sacré dont il convient de lire l’essence. Ce qui veut dire que se porter en tant que déchiffreur d’une oeuvre suppose le recul nécessaire, l’effort indispensable, la réflexion approfondie. L’art n’est pas une donnée immédiate de la conscience pour utiliser le lexique bergsonien, l’art bien au contraire est le fruit d’une longue élaboration, d’une maturation, d’une fécondation d’un germe initial dont il convient de moissonner le sens profond. L’épi ne lève jamais qu’au terme d’un long processus de croissance. Métaphoriquement il est l’égal d’une huile lourde, d’un pétrole métabolisé le long de milliers d’années, image d’une culture en devenir ne se révélant qu’au terme d’une infinie méditation.

Le Modèle dans deux œuvres de Douni Hou.

Vraiment, nous ne savons jamais comment une toile est née, le résultat de quelle alchimie elle est la figure, les raisons qui ont abouti à cette forme plutôt qu’à telle autre. Et l’Artiste lui-même a-t-il la connaissance des voies par lesquelles sa conscience, mais aussi son inconscient ont abouti à délivrer l’œuvre telle qu’elle est ? Processus si complexe qu’il nous dépasse comme il excède les possibilités d’analyse de son Créateur. Sans doute faut-il, à tout essai de représenter le monde, cette part d’obscurité, de mystère sans laquelle l’art ne serait pas art puisqu’il n’illustrerait que la réalité reconduite à ses propres fondements, cette terre compacte, cette argile sourde dont le ciel serait absent, dont la fécondation ne pourrait avoir lieu faute de distance, d’envol, de transition, de passage, tous phénomènes signant la présence d’une mutabilité des choses dont la métamorphose est le subtil opérateur.

Ainsi pouvons-nous facilement imaginer la fonction de convertisseur du génie créateur, lequel s’emparant d’une forme, ce Modèle par exemple, en donne une vision renouvelée, tremplin de ressourcement infini pour qui sait se confier à son écoute, entendre son chant souterrain.

Le point phosphoreux.

« Piqûre et coupure ».

Par quel hasard, quel stratagème, l’Artiste est-elle arrivée à faire de son Modèle cette figurante de cirque (le praticable du Monde ?) que des hallebardes cernent, découpant sa silhouette sur la planche qui la porte et semble la soumettre à un destin aveugle ? Image de la femme qu’elle est (qui : le Modèle, l’Artiste, la Femme-archétype ?), représentation intériorisée qui voudrait dire la soumission, le sacrifice librement consenti ou bien l’acceptation d’une tâche nourricière combien ingrate, ou bien encore simulacre, pure magie, illusion, tour de prestidigitateur ? Et la petite Funambule qui, sur le côté de l’image, semble en jouer le contrepoint, que nous dit-elle de celle qui, clouée sur son fond, vit son aporie existentielle avec la dévotion qui s’assimile à celle d’une sainte pour le moins assurée de sa curieuse servitude ? Que nous dit-elle : l’interprétation des deux images mises en abîme, passé d’enfant et présent d’adulte confondus ? Libre jeu insouciant de la petite danseuse que la donation verticale d’un genre de persécution porterait à notre connaissance avec le caractère de l’insupportable, le rejet de toute aliénation en constituant le logique épilogue ? Ici, l’art rejoint sa fonction subversive, aiguillonne notre inclination à la rébellion.

Le point phosphoreux.

« Petite cicatrice ».

Et ici, cette « petite cicatrice » mettant à nu le Modèle, en donnant une version de l’écorché de salle d’anatomie, en quoi cette œuvre concerne-t-elle encore le réel avec pertinence ? Mais poser la question sous cette forme c’est la destiner à une illisibilité qui provient de sa propre aporie. Cette image ne saurait nullement représenter le réel puisque, par définition, l’art n’est pas le réel mais, éventuellement sa transposition, sa conversion, son déplacement, sa paraphrase. Il n’y a jamais analogie lexicale ou sémantique, cohésion terme à terme entre l’art et le réel auquel il est supposé renvoyer. Ici, avec l’image, c’est un autre monde qui s’ouvre et nous livre son efflorescence. Combien le Modèle initial, existant d’âme et de chair, est loin de ce qui apparaît là, dans le cercle attentif des Voyeuses avec l’explication du Maître. Et encore une fois (voir un autre article sur l’œuvre de Douni Hou : « De la mouche à l’escargot : la finitude ».) le rapprochement ne peut manquer de se faire avec la célèbre Leçon d’anatomie du Docteur Tulp de Rembrandt.

Bien évidemment, à partir d’ici peuvent s’élaborer toutes les interprétations imaginables, depuis la psychanalytique jusqu’à l’esthétique en passant par la linguistique, la position du signifiant par rapport au signifié, posture structuraliste s’il en est. Cependant toute cette gymnastique intellectuelle ne nous éclaire nullement sur les rapports du Peintre et de son Modèle. Mieux vaudrait, dans cette intention, aller du côté de Picasso et de ses innombrables variations sur ce thème. Picasso, génial jongleur des formes, initiateur des multiples métamorphoses de l’art. La réponse est là, dans la manifestation des traces esthétiques en leur essence qui, non seulement s’adressent au Modèle, à l’Artiste qui en est l’habile médiateur, mais aussi à l’histoire de la société, à son évolution, au concept de mode et de modernité, toute une contextualisation par laquelle l’œuvre paraît comme ce qu’elle est, à savoir l’unique perception d’un instant situé dans une frise spatiale et temporelle que le génie nous offre comme la pépite qu’il révèle aux yeux de ceux qui cherchent un sens à l’existence.

C’est l’inaperçu et actif point phosphoreux artaudien qui a porté au paraître ce qui n’était qu’en réserve, attendant de rencontrer les hommes, les femmes que nous sommes, toujours pressés, impatients d’archiver dans les replis de la mémoire, les cataractes d’images qui s’y animent de leur effervescence multiple. Nous voulons voir DANS le réel têtu ce qui s’impatiente de se présenter à nous, qui n’est que l’écho de notre propre cosmogonie : l’art en son invisible présence toujours situé HORS du réel !

Invisible présence de l’Artiste.

Parlant de J’ai posé pour DH, en fait je n’ai guère évoqué que DH en rapport avec son Modèle, occultant Celui qui était à l’origine de l’œuvre : AM. Subtile dissolution, étrange transparence, reflet en miroir d’un Artiste reflétant un autre Artiste, reflétant un Modèle, reflétant les Voyeurs, reflétant l’Art. Conflagration de reflets. L’art est ceci, cette illusion si fascinante qu’elle déteint le réel et prend sa place comme la chose qui devient essentielle à nos yeux, nécessaire à notre entendement, précieuse à nos cœurs. Rien d’autre à lui substituer que LUI-MÊME !

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24 août 2020 1 24 /08 /août /2020 08:30
L’Amour : de la gravure à la sculpture

 

« Amour allongé »

("Sans titre", 1999, eau-forte, aquatinte et pointe sèche, cm 74x141)

 

 

   Ecrivant mon précédent article nommé « In-formel » sur l’œuvre représentée ci-dessus, j’avais bien perçu le format inhabituel de l’œuvre que j’avais aussitôt mis en rapport avec les sculptures de cet Artiste. Il ne pouvait qu’y avoir dialogue de la gravure-papier avec cette gravure-de-l’espace  dont les formes « serpentines », ici présentes, donnent une si belle représentation. Reproduire l’effet de profondeur à partir d’un plan doit être, je présume, le souci de nombreux Sculpteurs souhaitant projeter sur la surface du tableau ou de la feuille cette architectonique qui les fascine, manière de ciel dont ils voudraient faire l’offrande à la terre. Car si la sculpture est, par essence, céleste, l’œuvre peinte, la gravure subissent les effets de la pesanteur terrestre. Combien je comprends ce jeu dialectique infiniment jouissif à instaurer entre la projection verticale et la statique horizontale, unique quadrature dont l’homme figure l’intersection car il est tantôt allongé en position de repos, tantôt levé à la conquête de son propre territoire et de ceux qu’il rencontre dans l’exercice de sa quotidienneté.

   Mais une telle quadrature est nécessairement quadrature du cercle : comment faire fusionner l’espace et ce qui lui résiste, à savoir la matière dense et opaque du sol ? Sans doute la dimension et son extension maximale (une feuille de 74 cms X 141 cms)  en sont les premiers termes, que la profondeur accomplit en leur donnant le champ de leur manifestation. Il y a, entre surface et profondeur, cette dialectique qui s’instaure, qui reproduit en quelque façon, l’existence mouvementée du destin de la sculpture, lequel se dote d’une infinité d’orientations et de tournures.  Voyeurs de l’œuvre, on peut en faire le tour, faire apparaître quantité de ses esquisses formelles, en réalité en nombre infini puisque nul regard, par sa nature polyphonique, ne saurait limiter son champ à une directive quantitative, seulement à une pluralité de sens, dans sa double acception de : « direction », et de « signification ». Il semblerait (mais peut-être ceci est pure conjecture ?) que la possibilité d’ouverture, l’ampleur rhétorique, le langage initié par la sculpture se dévoilent avec plus d’ampleur, d’immédiateté, de capacité de surgissement que la parole bien plus discrète, moins directement saisissable de la gravure au sujet de laquelle il devient vite nécessaire de justifier la « spatialité » en créant un discours intellectuel au sein duquel s’affrontent surface et profondeur, comme s’il était nécessaire, allusivement, de leur conférer une dimension qui ne serait pas objectivable lors d’une premier empan de la vision.

   Cette manière de procéder est si proche du fonctionnement de l’illusion qu’elle se manifesterait à la manière d’une hallucination. Je ne perçois la profondeur, la qualité respective des puissances en présence, leur possibilité de faire effraction auprès du monde qu’à l’aune d’un discours qui s’y applique et le révèle. N’est-on pas, ici, proche des lois de la perspective renaissante, laquelle ne dressait ses lignes qu’à dessein de créer l’illusion de profondeur ? Car le problème majeur de toute planéité (ce paradigme de la modernité), ne tient-il pas tout entier dans cette constante et insoluble aporie : ramener le visible du réel à deux dimensions alors même que son être n’est réductible qu’à trois dimensions ?

   Eternelle et insoluble question appliquée au phénomène de toute représentation. Nombre d’artistes classés dans le mouvement de « l’abstraction lyrique » donnaient corps et volume à leurs tentatives plastiques en incorporant toutes sortes de matières et d’objets dont le volume contribuait à créer un effet de sculpture sur un subjectile têtu, désespérément affecté de planéité. Lucio Fontana, lui, lacérait ses toiles afin de convoquer la profondeur, d’amener des lambeaux d’espace à même le derme de l’œuvre. Alberto Burri trouait ses matières plastiques, le feu soustrayant la terre de l’œuvre pour y faire surgir son envers, à savoir quelques percées de ciel au gré desquelles le tableau s’allégeait et faisait place au rêve d’essence bien plus céleste que terrestre.

   Les œuvres peintes, gravées, quel que soit leur  mode de donation matériel semblent irrémédiablement affectées d’un coefficient nocturne dont s’extrairaient, spatialité aidant, les volutes, les circonvolutions et les efflorescences des totems et des menhirs de l’âge moderne que de prodigieux Artistes savent métamorphoser en de pures diaphanéités, en des réalités situées presque hors-sol, comme si une attraction céleste les délivrait de toute dette à l’égard d’une terre lourde de contraintes. Voyez l’œuvre étonnante d’un Franz Krajcberg élevant dans l’étendue sans limite du ciel ces arbres arrachés à la densité nocturne, à la folie des hommes, ces arbres calcinés dont il assure la désocclusion pour les projeter dans cette poétique de l’espace purement en sustentation. Issues de la rencontre de deux transcendances, celle de l’Homme, celle de la Nature, ces hautes effigies  sylvestres ouvrent dans l’azur la trace indissoluble de la conscience humaine. La complexe et obtuse densité des branches de palétuviers,  issues primitivement de ce sol de boue indéchiffrable, a inversé sa polarité, elle a quitté le chaos grouillant de la mangrove pour gagner un lieu d’irréductible félicité. Elle nous dit, en termes plastiques, la nécessité de nous soustraire à l’attrait de la gravité - cette constante aliénation - pour gagner la zone légère où volent les oiseaux à la blanche voilure, ces symboles vivants de toute liberté conquise de haute lutte.

L’Amour : de la gravure à la sculpture

 

« Amour levé »

("Pado 12", bronze ex unique, cm 22x24x39, Pietrasanta 2012, coll. privée.)

  

   L’amour, qui est le thème de ces œuvres, n’est-il cette transcendance de soi en direction de l’Autre, étrange phénomène  qui joue effectivement sur ces deux localités du proche (soi) et du lointain (l’Autre), du soi fondamentalement assigné à sa terre primitive, à cette lourdeur du corps ; élan vers l’Autre qui nous allège et réalise cette fameuse « assomption jubilatoire » si belle métaphore lacanienne pour dire l’émoi du tout jeune enfant découvrant son image dans le miroir.

   Métaphoriquement envisagée, la translation qui conduit de la gravure à la sculpture est très certainement du même ordre. De la plaque de cuivre à son envol dans l’espace qui se métamorphose en ces arabesques de bronze, ces enroulements, ces sinusoïdes, ces rubans de Möbius, il ne s’agit jamais que du retournement, du chiasme, de l’envol d’une forme pour plus loin qu’elle-même. C’est la même forme en elle éternellement ressourcée. Inépuisables rhétoriques du matériau pictural, du matériau sculptural. L’un se dote d’un subjectile qui l’assigne à résidence. L’autre s’enquiert de spatialité, cette infinie liberté qui ferait penser aux « Colonnes sans fin » d’un Brancusi dont on ne perçoit plus que l’ascension spiralée à défaut d’en connaître encore la base matérielle.  D’un côté pâte lourde de l’huile, (ou bien symboliquement du papier) qui fait inévitablement penser à la pâte existentielle sartrienne dans « La nausée » ; de l’autre  le bronze que son envol soustrait aux contraintes de la gravité.

   Comment alors, pour le Sculpteur, ne pas s’efforcer de passer d’un plan perceptif et de signification (la pierre, le fer, le papier mâché) à un autre plan (la toile, le Velin d’Arches), sans rupture, sans hiatus car il ne saurait y avoir deux réalités parallèles mais une seule, infiniment mouvante, souplement différenciée, saisie d’une logique interne dont, toujours, l’Artiste  cherche à déborder les contours. Car il peut y avoir quête infinie,  obsessionnelle, à capter les formes nécessairement animées de l’espace afin de les enclore dans un cadre qui leur attribuerait une sorte de repos définitif. Une manière de se rassurer, de passer outre au processus temporel, d’en construire les limites. De fixer dans la terre de l’œuvre l’assurance d’un parcours assuré de ses amers. Toujours, sur terre, la présence d’une colline connue, d’un jardin familier, d’une clôture de pierres délimitant un champ ami. Le vertige céleste est si impressionnant que, le plus souvent, nous lui préférons le sentier dont nous connaissons chaque buisson, chaque volte qui, toujours, nous reconduisent à notre demeure. A notre refuge, le seul à nous doter d’une conque, d’une matrice où pouvoir reposer en paix.

   Constamment nous sommes ballotés tels des fétus de paille qui tantôt connaissent le sol luxueux du chaume, tantôt les agitations du fleuve qui les emportent en direction de cet inconnu par nature menaçant. Cette chute nous fait savoir que  nous avons à jouer avec le sans-forme, à nous confronter à l’abîme de l’in-formel. Ils nous ramènent à notre contingence humaine, ils nous placent face à la déréliction de notre marche terrestre. Mais, bien évidement, le « sans forme » ne saurait exister à l’état pur. Sauf à le relier au processus intellectif qui en sous-tend la voilure. C’est nécessairement d’un informel qui l’habite, l’angoisse, le dépossède de son être que le Plasticien tire la substance de sa création. Ce tumulte qui habite fondamentalement son corps de chair - ce chaos, ce lieu de combats primordiaux, cette turgescence en puissance qui n’attend que l’instant de son surgissement -, il lui faut trouver un exutoire.

   Tantôt ce signe figurant dans « Amour allongé », qui fait penser à un corps de femme ; tantôt cette arabesque  qui montre son lexique pluriel - ces contractions, ces dilatations semblables au rythme de l’humain -, dont « Amour levé » nous révèle la complexité de sa structure. De l’informel l’Artiste hisse quantité de formes peintes, gravées, esquissées, sculptées qui ne diront jamais que son effusion amoureuse en direction de l’altérité, qu’elle soit animale, humaine, mondaine, enfin tout ce qui bouillonne en lui et ne demande qu’à essaimer son tellurisme au sein de la matière qui le provoque, dont il veut maîtriser l’énergie, canaliser la toute puissance.

   C’est un combat, le travail du Minotaure dominant sa victime, du forgeron pliant le métal, du héros terrassant l’adversaire. Car il est bien entendu question de vie ou de mort, les sceptiques n’auront qu’à interroger le mot de « création » pour s’en persuader. On ne crée qu’à s’oublier soi-même, à calmer le bruit de fond de l’existence. Méditer longuement, contempler des idées ne saurait convenir qu’au saint, à l’ermite en quête de spiritualité, au sage qui a dépassé les limites de son propre corps pour se rendre disponible aux voies et voix  secrètes de l’univers. Pour l’homme ordinaire, jamais il n’y a remise de peine et pour l’Artiste encore moins, lui qui se situe à la pointe acérée qui déchire le réel afin que, en dépassant la sombre texture, se dévoile à ses yeux la clarté au terme de laquelle il découvrira sa propre vérité. Peindre, sculpter en sont les constantes médiations.

   Pour ce qui nous occupe ici, la relation entre « Amour allongé » et « Amour levé »,  peu importent la genèse et la chronologie des œuvres, que la gravure ait précédé la sculpture ou bien la suive. Je soutiendrai, d’une manière sans doute bien plus liée à une causalité intellectuelle qu’à une logique esthétique, la nécessité conceptuelle que l’œuvre gravée soit le tremplin à partir duquel la sculpture trouvera à déployer son être dans l’espace. Le dessin, la forme ébauchée ne précèdent-elles, le plus souvent, le bronze, la pierre, le fer dans leur volontaire surrection ?

   Donc la planéité de la feuille se donnera telle l’esquisse primitive sur laquelle la sculpture prendra appui afin de rayonner, d’appeler à elle un regard qui englobe l’ensemble du réel et lui donne sens. Mais ceci, de toute évidence, n’est qu’une posture théorique. Le vrai jeu est celui qui instaure un continuel aller-retour entre les formes, ouvre un espace dialogique au sein duquel chacune appellera l’autre, chacune justifiera l’autre en tant que sa correspondance, son écho. Il serait évidemment simpliste et dommageable à une saisie adéquate des œuvres de situer la vérité du côté des prescriptions aériennes de la sculpture dont les essais de gravure ne seraient que de modestes hypostases. Toute compréhension des choses postule, le plus souvent, le recours à un principe analytique qui n’isole les formes de l’entendement qu’à mieux les ressaisir dans une synthèse qui en unifie les éléments forcément disparates, les sèmes éparpillés sans doute selon les lois du hasard.

   A bien considérer ces postures plastiques nous ne faisons qu’osciller de l’une à l’autre, tellement nous prenons conscience que seule une activité contemplative, des postulats théorétiques président à leur évaluation. En réalité les formes, toutes formes, qu’elles soient esthétiques, de l’amour, de la beauté, de la nature sont un constant émerveillement dont nul ne peut faire son profit qu’à les envisager dans leur relation, à les saisir dans le jeu d’une totalité complexe. La forme solaire n’appelle-t-elle pas la lunaire ? Une complétude peut-elle être atteinte en disqualifiant le nocturne au profit du diurne ? Cette femme-ci couchée dans le drap froissé de son corps vieillissant n’est-elle aussi remarquable que cette silhouette d’une jeune fille nubile promise aux joies de la rencontre ?

   Qu’en est-il de toute illusion, de tout mirage dont nous supputons qu’ils affectent en priorité la toile à deux dimensions ? S’agit-il d’une anémie de la réalité, de la diffraction d’une vérité ? Notre propre configuration humaine, nécessairement à trois dimensions - sculpturale donc -,  est-elle en mesure de nous éclairer sur le phénomène temporel qui nous traverse ? De nous révéler à nous-mêmes, nous qui n’atteignons jamais de notre propre réalité qu’une image - une illusion, une fantasmagorie -, reflétée par le miroir, délivrée par l’objectif photographique ? Pourtant nous ne pouvons nier l’effectivité de notre être, quel que soit le mode du cogito auquel nous remettons le soin de dire la mesure juste de qui nous sommes. Cette mystérieuse et merveilleuse « assomption jubilatoire » qui nous fait tenir debout, est-elle l’effet d’une pensée, la révélation d’une sensorialité, un étrange magnétisme venant du dehors, le résultat d’une hypnose dont notre esprit serait le seul et unique siège ? Toutes ces interrogations sont si abyssales qu’elles confinent nécessairement à l’étourdissement. Originairement hommes couchés dans l’ombre du néant, puis hommes levés dans le jour de l’être, puis de nouveau hommes couchés dans la nuit du néant, nous ne sommes que cette variation climatique, cette danse du nycthémère qui égrène ses notes depuis la nuit des temps. Oui, c’est bien cela : la Nuit des Temps ! Dont l’Art est sans nul doute la plus belle scansion. Néant, puis révélation qui, elle, à la différence de l’humaine condition, ne saurait connaître nulle fin. L’Art est pure transcendance, pure effectuation de soi. A ceci il n’y a nulle limite. Sauf si l’éternité peut connaître sa chute.

 

 

 

 

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17 août 2020 1 17 /08 /août /2020 08:21
Le Beau en tant que réminiscence

Nature morte aux sept pommes

Paul Cézanne

Source : Wikipédia

 

***

 

   « C'est ce beau universel [de Platon] qui enlève le corps et qui fait oublier toute beauté particulière » - Fénelon, XVIII, 323. Littré.

 

*

 

   « Ce beau universel », comment s’en saisir autrement qu’à l’aune du concept, de l’intellection qui doivent remonter jusqu’à l’Intelligible et tenter d’en approcher la fuyante substance, l’Idée toujours s’éclipsant en direction de nébuleuses nuées ? Car il semblerait presque qu’il y ait danger de s’en approcher pour la simple raison que cette chose essentielle, tout comme ses sœurs jumelles, rayonne d’un tel éclat que, d’emblée, nous serions éblouis et renoncerions sur-le-champ à notre audacieuse entreprise. Et s’il nous est difficile d’appréhender ce beau sous sa forme idéale, bien des conceptions philosophiques qui en posent l’essence nous laissent sur notre faim car c’est à de lointaines abstractions que nous avons affaire, autrement dit à des fumées que l’empyrée reprend avant même que nous n’ayons pu en percevoir l’éclat.

   La célèbre formule kantienne : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept », ne nous avance guère. Elle est trop ascétique, trop verticale.

   Si, pour Hegel, il se donne comme  « la présentation de la vérité », nous nous avouons un brin désemparés,  pour la simple raison que cette « valeur absolue ultime » est si élevée qu’elle brille tel le soleil et nous aveugle par sa puissance.

   Pour Nietzsche ce beau ne peut être atteint par l’homme qu’en se dépassant pour aller vers le Surhomme.

   Mais, vraiment, que sont pour nous cet Universel, cette Vérité, ce Surhomme à part d’indéchiffrables entités dont, jamais, nous ne nous approcherons d’un iota. ? C’est bien là le problème de toute posture philosophique que de nous inciter à regarder les sommets alors « qu’humains trop humains », nous ne faisons que cheminer sur terre et fixer le sol de nos yeux infertiles. Nous avons besoin de connaître les choses du monde dans une manière d’immédiateté qui confine à la sensibilité, à l’affection, à l’état d’âme, à l’empreinte se déposant, tel un sceau régénérateur, sur la courbure attentive de notre psyché. On a beau étudier les philosophes, leurs thèses sont toujours amplement contradictoires, l’une ne se nourrissant de l’autre que pour mieux la détruire. Au final il ne demeure que ruines et cendres dont l’homme ordinaire serait bien en peine de construire un édifice qui ait du sens.  A peine une Babel qui se lézarde et ne laisse plus apercevoir que des fissures, des vides et la figure du néant. Si les philosophies sont brillantes, et certes elles le sont, souvent elles ne servent qu’à nous égarer en éclipsant jusqu’à notre propre pensée. Il nous faut donc en appeler à une manière de révolte qui profère en nous la nécessité d’une conception singulière de l’univers. Faute de ceci nous ne serions que de vulgaires épigones qui ânonneraient, à la suite de leurs maîtres, quelque sentence creuse dont nous apparaîtrions comme les premières victimes. Si toute philosophie prétend à un statut d’objectivité qui lui confèrerait le titre de science, faisons en sorte d’émettre des hypothèses qui feront de la subjectivité l’alfa et l’oméga de notre recherche. Toute singularité en soi présente déjà la vertu d’une recherche qui s’écarte d’une voie royale. Que l’on nous accuse de solipsisme nous importe peu. Mieux vaut avoir une idée entièrement à soi plutôt qu’être en dette de celle-ci.

   Existerait-il, quelque part, un Grand Livre de la Loi qui intimerait l’ordre à l’homme-dolmen de se dresser, de connaître à la seule force de sa raison, cette autre stèle de l’absolu, ce menhir-art tout illuminé de la gloire du beau, avec son aura esthético-formelle et ses éclairs de génie ? Nul homme n’est cette disposition à se fondre sans délai dans le moule transcendant de l’Idée. Celle-ci, à tout le moins, est un repère commode, un mètre-étalon au gré duquel estimer la relativité des choses sensibles. Autrement dit pure théorie et contemplation sans fin puisque son étymologie est celle-ci : l’examen en soi de ce qui n’a nul visage. Ce dont il s’agit, c’est de regard de l’âme dont, tous, nous savons qu’il n’est d’origine humaine. Seul Dieu, les dieux et autres aventures chérubiniques le pourraient. Il nous faut donc consentir à de plus modestes visées et cerner, dans l’existence, tout ce qui peut se diriger dans le sens du beau et nous dire en quoi consiste l’art et de quoi ses œuvres sont tissées.

   Ce à quoi nous souhaiterions parvenir, au beau en tant que réminiscence, c'est-à-dire renouveler l’événement de la « Petite Madeleine proustienne » dans ce qu’elle a de surprenant, à savoir proposer un nouveau paradigme de l’éprouver. De cette manière nous nous détournerions volontairement du concept, du processus intellectif afin de leur substituer le tremplin ouvert et fécond de l’affect. En un certain sens nous rétrocèderions de la philosophie pour gagner le sol meuble et fertile de la psychologie avec toutes ses hésitations, ses remises en question, sa belle densité de « pâte humaine » pour utiliser le lexique sartrien. Certes une chute de l’absolu dans la contingence mais de celle-ci sommes-nous assurés, de celui-là sommes-nous en quête avec la quasi-certitude de n’en jamais éprouver la texture d’écume. La mince thèse que nous souhaiterions proposer :

   

   Toute beauté éprouvée face à une œuvre d’art, un paysage, un visage, est toujours réactualisation d’une beauté connue. Donc acte de réminiscence.

  

   Ce qui revient à dire, pour se rapporter à la belle anthologie de Proust, que le narrateur fait l’épreuve de la beauté. Une première reposant dans la scène originelle. La seconde trouvant sa force d’expansion dans le fleurissement et le déploiement du souvenir.

 

   « Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ».

 

   Si « l’édifice immense du souvenir » peut encore prétendre produire ses effets de l’ordre de la persistance, de la fidélité, c’est bien parce que,  « plus frêles mais plus vivaces »,  les expériences d’autrefois s’abreuvaient au bonheur, à la joie, toutes conditions suffisantes et nécessaires pour que quelque chose comme la beauté puisse se montrer. Les instants tristes, les malheurs finissent toujours par disparaître sous la poussée de l’irrépressible force de vie, cette énergie qui se ressource au plus vif de la conscience, au plus près d’une grâce. « Odeur » et « saveur », chez Proust, sont ses points de contact avec le réel, les « affinités électives »  par lesquelles le souvenir se magnifie et rejaillit sur le présent en lui donnant le lieu d’une nouvelle et supplémentaire efflorescence : « …de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé ».

   Prodigieuse renaissance de ce « temps perdu » qui constitue tout le travail acharné d’écriture de l’auteur. Si cette réactualisation  « du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel » s’était réalisée à l’aune d’une quelconque banalité, gageons que, dans « La Recherche », non seulement il n’aurait tenu qu’une place négligeable mais, sans doute, aurait-il été évincé  de la fiction. Car l’entreprise de Marcel est, dans son intégralité, œuvre d’art et rien que ceci. Alors une telle pépite ne fait que témoigner de ce lent et patient labeur au terme duquel un temps de pure beauté se donnera comme le seul possible au crépuscule de la réminiscence. Pour l’auteur de « Contre Sainte-Beuve », à l’évidence, réminiscence est beauté, comme pour Platon il est ce mouvement de retour de l’âme en son lieu essentiel, acte de pure remémoration, intuition de la forme qui a aussi pour nom « beauté ».

   Donc, si nous calquons notre recherche du beau sur la réminiscence, il nous faudra reconnaître dans les différentes stances de notre existence les points singuliers où elle aura particulièrement brillé, qu’un simple acte de remémoration amplifiera encore de manière à ce qu’une complétude soit atteinte. En termes philosophiques, d’aucuns diraient une « transcendance », cette réalité qui concourt à son propre dépassement en faisant appel à l’événement simple d’une projection temporelle. Le passé est le matériau initial, le présent sa réception, l’opérateur sa faculté mémorative. Les œuvres ci-dessous présentées seront considérées au gré d’une identique grille interprétative. La beauté rencontrée ne sera jamais que la fécondation de l’instant que l’on vit par une expérience de même nature qui en permet, aujourd’hui, l’admirable manifestation. Ainsi le beau se trouve-t-il relié à l’empirie, aux émotions et affects qui nous ont traversés, dont le cours n’a nullement été perdu, mais qui attendait le moment propice (le « kairos » des Anciens Grecs) à sa résurgence. Ici nous sommes loin des considérations des philosophes. Ici nous sommes dans le concret, l’advenu de soi, la pure présence de ce qui est. C’est la sensation qui est la pierre de touche de ce que nous voulons montrer et non plus une habileté intellectuelle qui prétendrait, à elle seule, régenter le district de l’esthétique dont l’étymologie nous indique : « qui a la faculté de sentir ; sensible, perceptible ». C’est du  cœur même du sentir que peut se dévoiler la chose belle. Laissons-là ôter ses voiles !

  

   Les toits rouges - Pissaro

 

   Nous observons la toile du peintre impressionniste. D’un premier jet de la vision nous n’extrayons jamais qu’une forme objective, laquelle réfère à  « ce beau universel [de Platon] », Ce qui fait défaut, alors, « toute beauté particulière », donc subjective, dont le corps paraît s’oublier dans un étrange fourmillement. Car toute saisie, au premier abord, se donne comme intellective, décryptant seulement la signification de surface, ignorant celle de la profondeur qui est la chair affective du sujet regardant tout comme celle du sujet de la toile. Première touche uniquement descriptive au travers de laquelle nous pouvons dire les toits des maisons, leurs façades blanches, les taches colorées des champs au loin, l’enchevêtrement des arbres telle une résille placée devant les demeures. Mais ce réel paraît sur un fond qui le féconde tout autant. Emmêlées aux formes immédiatement perçues, sous-jacentes, les fantaisies de l’imaginaire et les moirures du souvenir, tout un travail de remémoration qui donne droit au champ ouvert des sensations. Comme une sourde reptation, un remuement de notre sol intime qui vient nous dire, sous la force des symboles apparents, l’émergence d’événements anciens toujours à l’œuvre, toujours prêts à nous restituer ce qui fut, un jour, notre possible vérité.

  

Le Beau en tant que réminiscence

Les Toits rouges, coin de village, effet d'hiver

Camille Pissaro

Source : Wikipédia

 

 

   Soudain ce ne sont plus ces maisons-ci que nous visons, mais ces lieux d’habitation qui jalonnèrent notre existence, leur donnant les nervures d’un sens qui, jamais, ne disparaît. Nous percevons, par exemple, une petite maison aux volets rouges, une cuisine de modeste dimension, un globe blanc diffusant sa douce lumière qu’entoure un cercle de métal. Nous voyons une cuisinière où crépite un feu, une table ronde, des chaises de paille. Nous voyons une salle à manger et ses meubles sculptés, deux chambres dont l’une possède une porte-fenêtre donnant sur un mur en pan coupé, alors que l’autre regarde un arbre en fleurs dans un jardin proche. Nous avons simplement décalé notre regard, l’avons contraint à suivre une autre temporalité que celle du présent, magnifiant celui-ci de cet accroissement de la perception. Nous avons conféré de la profondeur à la toile, lui avons octroyé de réelles assises, lui avons offert cette « beauté particulière »  évoquée par Fénelon. Si la beauté universelle nous atteignait, combien celle, singulière, dont nous faisons la découverte vient emplir avec un pur bonheur l’attente que nous étions à l’orée de l’œuvre !

 

   Femme aux yeux bleus - Modigliani

 

   Notre introspection - il ne s’agit que de ceci -, nous la poursuivons avec cette belle peinture du peintre du Bateau-Lavoir. « Femme aux yeux bleus », telle une déesse, un genre de beauté inaccessible, une perfection formelle qui nous fascine simplement en regard de sa pureté. Belle géométrie qui inscrit le visage dans un ovale régulier, fait du cou une pure abstraction émergeant de la sombre vêture. Et cette main qui semble posée là, sur le buste,  pareille à une donation à la limite du concevable, manière de chair marmoréenne, luxueuse,  idéale. On la croirait venue du plus loin de l’étrange, concrétion de l’intellect là, devant nous, si proche, si distante.

Le Beau en tant que réminiscence

Femme aux yeux bleus

Amédéo Modigliani

Source : Wikipédia

 

 

   Mais il faut nous extraire de cette réalité si séduisante qu’elle menacerait de nous métamorphoser en voyeur envoûté. Plonger à nouveau dans les eaux du passé. C’est une femme qui se présente en premier lieu. Une femme-archétype, ce qu’est toujours une mère dont le rayonnement dure tout le temps que nous vivons. Et peu importe que ses yeux aient été couleur noisette alors que ceux du modèle sont deux éclairs de lapis-lazuli. Ce qui, en cet empan remémoratif, compte le plus, c’est de réactualiser un amour qui fut vivant, qui le demeure au-delà de la disparition. Et, bien entendu, cette image ineffable produit une série  identique aux emboîtements des poupées gigogne. Longue lignée des figures féminines, l’une appelant l’autre en une manière de réverbération. Toujours la mère dissimule l’amie, l’amante, celle croisée au hasard des chemins dont nous aurions souhaité qu’elle fût notre compagne,  un seul jour nous eût comblés. Et puis cette caravane de visons multiples au gré des pages glacées des magazines, des fulgurances bleues des écrans. Voilà bien un domaine dans lequel l’art devient pure subjectivité et les sujets que nous sommes le seul lieu d’une possible compréhension.

 

   Le Gros Arbre bleu - Soutine

 

   Maisons, humains, mais aussi paysages s’inscrivent à l’horizon de notre recherche. Qui donc n’a, dans le souvenir, la présence ineffaçable d’un arbre, ce pur prodige de la nature ? L’arbre peint par Soutine est possédé d’une terrible et magnifique puissance. Il contient le tellurisme d’un être terrestre en même temps qu’il diffuse un magnétisme céleste. Ses ramures sont les éclairs qui touchent les nuages. Ses feuilles sont la violence même, le bras armé d’une âme torturée, la surrection du génie lorsqu’il touche, de son pinceau, mais aussi de sa personne, l’incandescence de l’art. Lorsque l’œuvre est portée si haut dans son accomplissement, plus rien ne subsiste de l’objet de la représentation hormis cette forme convulsive qui dit la folie et l’extrême atteinte du lexique pictural. En réalité, l’arbre n’est plus arbre mais œuvre au sens strict, comme on dirait « oeuvre de la chair », autrement dit la finalité d’une irrépressible volonté, laquelle se fonde sur le désir. Cet arbre est si torturé qu’il semblerait ne plus entretenir aucun lien avec le réel, c’est dire la force de l’acte qui l’a amené à cette étonnante figuration. Soudain, pris par cette violence, nous sommes si loin de son essence qu’il semblerait n’avoir de présence que fictionnelle. Et pourtant, quelque chose en nous se rebiffe et appelle. Car nous voulons que le concret nous parle et, ce faisant, nous rassure en notre être.

  

 

Le Beau en tant que réminiscence

Le Gros Arbre bleu

Chaïm Soutine

Source : Wikipédia

 

 

   S’il y a une forme tumultueuse, une forme à la limite d’un savoir à son sujet, cependant nous voulons ancrer notre angoisse à quelque chose de connu qui nous réconcilie avec notre propre monde. Alors, une fois de plus, il nous est demandé de nous détacher de cette pâte lourde qui nous cloue à demeure et d’en appeler à notre propre récit. Cet arbre qui fut notre compagnon, nous le voyons nettement, nous en sentons la vibrante énergie au-delà du long fleuve des jours. C’est un magnolia à la carrure aussi imposante que disposée à accueillir nos jeux d’enfant. Combien d’heures passées à rêver, à imaginer un futur depuis la majesté de ses branches. Et, au moment de la floraison, quelle ivresse de sentir cet arôme généreux que délivrent les immenses fleurs blanches à la consistance de parchemin. Bonheur que de les ranger dans les pages d’un livre épais, d’en faire un herbier d’où elles sortiront tels les emblèmes d’une existence paisible au contact d’un géant sylvestre qui s’est inscrit, au travers des âges, dans une manière de mythologie personnelle. Peut-être est-ce ceci, le contact avec l’art, la naissance d’une mythologie qu’entretiendra la force centripète d’une subjectivité toujours en quête d’elle-même. Cela par la force des choses, puisque, aussi bien, c’est toujours de NOUS dont il est question dès qu’il s’agit de percevoir, d’éprouver et de faire se déplier le large éventail des sensations. Toujours ces dernières sont intimes, lesquelles contribuent à déterminer les prédicats dont notre essence est porteuse afin qu’une altérité puisse disposer de traits dominants en mesure de faire émerger notre propre figure. Mais de quoi émerge-t-elle, sinon de ce néant avec lequel tout art entretient un combat acharné ? Les moyens de l’art pour y parvenir : une décision objective guidée par le droit chemin de la raison, puis une action plus souterraine, subjective, centrée sur le sentiment, le ressenti. Nous sommes ces êtres de la dualité qui, tantôt regardons l’objet, tantôt le sujet. Mais qui donc pourrait se plaindre de cette faveur ? Elle n’est ambiguïté qu’en apparence. Tel l’iceberg nous flottons au-dessus des eaux. Notre partie immergée n’est pas la moins importante. C’est celle par laquelle nous affirmons notre différence et gagnons notre liberté. Y aurait-il plus beau projet ?

 

 

 

 

 

 

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7 août 2020 5 07 /08 /août /2020 09:47

                                                                     Å Marcel Dupertuis

 

  

   Paul (oui, c’était un hasard, il portait le même prénom que Cézanne), était un artiste déjà sur le tard mais qui ne se résolvait nullement à poser ses pinceaux, à mettre ses toiles en jachère, à aller rêver sur les chemins sans plus penser à la peinture. Depuis tout petit, il n’avait cessé de crayonner bonhommes et maisons, arbres et soleils sur la neige blanche des pages. Parfois sa mère lui disait qu’il ferait mieux d’aller jouer avec ses camarades plutôt que de demeurer des heures entières à s’abîmer la vue, à tracer d’innombrables formes qui étaient, selon elle, plutôt des gribouillis que des dessins. Paul n’avait cure de ses remarques et lors des vacances scolaires, de l’aube au couchant, faisant le dos rond comme un chat, il passait de longues heures à essayer de maîtriser la matité de la gouache, la fluidité de l’aquarelle et il s’essayait même à l’huile dont il appréciait le velouté, en même temps que la lourde fragrance des graines de lin.

 

    Quiconque avait vu le jeune enfant attentif à la tâche, sans répit, sans discontinuer, ne serait tout de même pas allé jusqu’à penser que cette passion durerait toute sa vie et qu’hors la peinture rien ne le motiverait vraiment. L’adolescence qui, chez la plupart des garçons, se traduit par la révolte, la confrontation aux autres, les remises en question de tous ordres, l’intérêt pour le sexe opposé, tout ceci laissait Paul tranquille. Il poursuivait sans relâche une manière de quête intérieure, une expérience intime dont il pensait qu’elles le sauveraient de bien des désastres. Jamais il ne s’était départi de cette passion qui, tel un feu, couvait sous la cendre mais n’en était pas moins ardent. Parvenu à l’âge adulte, sa vie sexuelle s’était réduite à quelques amours faciles, à quelques flirts aussi vite conclus que convoqués. Sa vraie et seule Compagne était ce que l’art seul pouvait lui donner, le reste n’était que de surcroît. Cependant n’allez nullement croire que la vie de Paul Delmont était triste ou bien mélancolique ou encore pire, qu’elle pût parfois frôler le non-sens. Non, le nihilisme n’avait nulle prise sur une âme libre, soucieuse de découvrir quelque vérité, ici dans la réalisation d’un portrait ou d’un paysage, là dans les reflets d’une belle sculpture car il modelait aussi bien qu’il peignait.

 

    Il aimait aussi bien les peintres de la Renaissance, que les Symbolistes ou bien les Impressionnistes et avait toujours eu un ‘faible’ pour les œuvres de Cézanne. Par exemple il appréciait par-dessus tout certaines toiles, ‘L’Homme au bonnet de coton’ dont il admirait la texture de pleine pâte ; ‘La lutte d’amour’, ses teintes adoucies, charnelles, le dynamisme de sa composition ; il avait une réelle estime pour ‘Une moderne Olympia’ qu’il tenait pour l’un des phares de la modernité ; il reconnaissait à leur juste valeur ses somptueuses natures mortes bâties de touches discrètes, on y devinait la main fiévreuse de l’artiste et, pour terminer, les très nombreuses huiles qu’il avait consacrées à la ‘Montagne Sainte-Victoire’, il y décryptait l’esprit même du créateur aux prises avec sa créature. Toutes ces ‘Montagnes’, sans se laisser aller à un jeu de mots facile, atteignaient un ‘sommet’ indépassable. De tempérament plutôt modeste, discret, ses vieux jours arrivant, il s’était lancé un défi, peindre des ‘Sainte-Victoire’ autant qu’il le pourrait, comme si, en une certaine façon, il se donnait en tant que continuateur de l’œuvre du Maître d’Aix-en-Provence.

  

   Ce qu’il est utile de préciser, c’est que Paul Delmont n’avait nullement en face de chez lui les reliefs de calcaire de la Montagne, mais la vaste étendue de la Mer Méditerranée. Il vivait dans le charmant petit village de Bages, tout près de l’étang du même nom. Tâchant de donner vie à la ‘Muse de Cézanne’, il ne peignait que de mémoire et plus encore à l’aune d’un travail imaginatif, méditatif, au sein duquel son esprit serein trouvait le constant ressourcement auquel il aspirait. Les esquisses dessinées ou peintes tapissaient les murs blancs de sa maison, si bien que nulle place ne demeurait pour de nouvelles tentatives. Il lui fallait ôter un travail pour donner la place à un autre. En réalité, Paul vivait dans ce monde en réduction qu’il avait créé à sa propre image. Il s’agissait d’une relation symbiotique telle qu’elle existe entre le jeune enfant et sa mère qui l’accueille telle l’exception qu’il est.

  

   Autant dire que ce qu’il œuvrait en permanence, c’était sa propre singularité dont il pensait, qu’un jour prochain, débouchant sur l’universalité, elle lui donnerait la clé de sa propre énigme en même temps qu’elle lui offrirait, en un unique acte de vision, l’essence de l’art, cette ‘utopie’ qu’il poursuivait depuis son enfance. La Sainte-Victoire, métaphoriquement considérée était pareille à un cerf-volant flottant au plus haut du ciel, dont Paul dirigeait les arabesques depuis la surface du sol. Ce qu’il poursuivait en secret, son désir le plus immédiat, saisir enfin le cerf-volant, le considérer selon toutes ses coutures, l’immerger en soi, le porter tout contre le feu de la conscience : un feu animant l’autre. C’était un genre de parcours initiatique dont il espérait qu’il déboucherait dans un temps aussi proche que possible sur une révélation. Certes, le terme de ‘révélation’, religieusement connoté, il en connaissait le sens profond, pensant qu’on entrait en peinture comme on entrait en religion. En fin de compte, au bout du chemin, ne pouvait plus demeurer que le sacré lui-même, qu’il fût art ou bien connaissance d’un ou de plusieurs dieux.

  

   Bages - Matin de Printemps

 

   Ce matin, Paul a posé son chevalet près de la baie vitrée. Le temps est beau. L’eau, sur le lac est claire, légèrement froissée, le vent la soulève légèrement, y crée de fines irisations. Par endroits, les barques blanches des pêcheurs font leurs invisibles empreintes. Paul sent en lui une sorte de bourgeonnement à la limite d’un fleurissement. Il en connaît le don intime. Il en éprouve la prédiction d’une joie simple comme un enfant s’émeut de découvrir une corolle discrète dans son écrin de mousse. Le vieil artiste sait que quelque chose va advenir, que quelque chose va avoir lieu, peut-être une couleur, peut-être une forme. Il ne saurait en déterminer la saturation, en cerner la géométrie. Ce qu’il sait cependant, intuitivement, c’est que son travail, ce matin, le conduira bien plus loin que lors de ses précédents essais. Il ne saurait l’expliquer. Cela se dessine en lui. Cela vibre, source dissimulée sous la toile bleue de l’aube. Cela respire, cela bat doucement, minuscule clapotis qui est le subtil langage du corps. Une marée qui se lève de loin. Une écume qui flotte au contour indécis des choses. Un pli quelque part, en un endroit secret, on pourrait y inscrire le mot simple de ‘bonheur’. Puis il n’y aurait rien d’autre à faire qu’attendre, rien d’autre à dire que de faire silence.

 

    Sous les premiers coups de pinceau, la toile chante, se tend comme sous le plaisir de la caresse. La toile est une peau. De femme amoureuse. De fruit arqué sous le désir du ciel. D’un instrument avant que les premières notes ne s’élèvent et ne déplient les strates d’air. Paul Delmont sait qu’aujourd’hui enfin, cela va parler, cela va faire mot, puis phrases, puis texte. La peinture est un langage, la peinture est un poème. Il faut l’écouter patiemment venir à soi, en éprouver le doux attouchement, en sentir au creux de l’âme la pure floraison. ‘Sérénité’ est le mot qui convient à cet état si proche des harmoniques d’un clair-obscur. Cela se lève de l’ombre, cela s’éclaire dans le blanc, cela retourne à l’ombre en un seul et même événement. L’ombre est éclairée de clarté, la clarté est tachée d’ombre. C’est l’infini mouvement qui naît de soi et retourne à soi dans la belle et toujours renouvelée lumière temporelle. Cela nous traverse, cela traverse Paul, comme l’oiseau blanc fend le ciel sans y laisser de trace de son vol. Et, pourtant, le vol a bien eu lieu. Et pourtant nous en avons ressenti l’orbe de silence et nous nous recueillons en nous afin d’en protéger l’être, de lui donner asile, c’est si précieux et nos mains sont si malhabiles !

  

   Le jour monte lentement dans le ciel, sans à-coups, sans saccades qui diraient le trouble et la toujours possible rupture, la chute à l’horizon de l’être. Le ciel de la toile imite le ciel de la nature. Il est bleu-parme avec des nuances plus claires qui annoncent la venue de ceci qui a toujours été espéré, une parole de laine et de pure disponibilité qui dise aux hommes que leur existence n’est nullement vaine, qu’un espoir est là, au loin, mais qui fait son oscillation, sa mesure tout au fond de l’immense espace. La brosse prend de la teinte, la pousse dans les interstices du blanc. Alors, chaque tentative est une modulation infiniment poétique. Le ciel se dit tout en se retirant, puis tout en s’offrant. Pure oblativité de ceci qui nous dépasse et nous enjoint de penser l’homme au milieu du monde terrestre, puis ce monde au sein de l’univers, puis l’univers dans la vastitude du cosmos. Peindre, pour Delmont, en cette heure, en ce lieu, c’est devenir tel Icare qui tutoie l’immense mais les plumes résistent, mais les rémiges portent l’Insensé au plus loin de lui, près du chant immobile des étoiles et le vol hauturier se poursuit sans que nulle entrave n’en vienne changer le cours.

    

   La montagne surgit peu à peu du fond qui était néant, qui devient possibilité, actualisation. Les touches sont précises, rapides, elles ressemblent à une fugue dont on retiendrait la fuite, la perte à jamais. Les mauves pastels tutoient les ‘lavande’, les gris de lin. Les ‘pervenche’ rehaussent les ‘fumée’. Entre ces justes décisions de la couleur, c’est la teinte même de l’âme du Créateur qui trouve sa place et son repos. Paul n’a de cesse d’appliquer un nouveau coloris, d’en renforcer le dynamisme, d’en atténuer parfois la puissance de rayonnement. Des massifs de végétation apparaissent dans des ruissellements ‘amande’, ‘bouteille’, que viennent éclaircir des ‘anis’, des ‘lime’. Ce sont de purs harmoniques d’une félicité tout intérieure, d’une présence à soi que Paul éprouve du sein même de sa chair, au plus caché du grain de son ombilic, dans les fibres dilatées de son corps. Ceci se nomme ‘faire corps avec l’œuvre’. Combien, parfois les métaphores sont éclairantes qui nous déposent au lieu même où nous attendions qu’un sens se montrât, qu’une vérité se dévoilât, qu’une sensation fît son bruit de marée, ses flux et reflux que nous ne pourrions décrire qu’à en hypostasier le scintillement, à en éroder l’inépuisable flamboiement.

  

   Des tons chair et brique apparaissent en maints endroits. Ils font se lever des bâtisses au bas de la Sainte-Victoire. Ils disent la présence mais ne montrent pas les hommes. Au reste, pourquoi les montrer ? Il se déduisent eux-mêmes du geste pictural, ils naissent de l’émotion esthétique. Des bouquets d’arbres pareils à des grappes de cumulus, à des tresses de fumée se dressent à l’angle du tableau. Agissant sa toile, Paul Delmont n’a guère pris de recul pour estimer les proportions, les valeurs de son œuvre. Il a peint d’instinct, tel le Berger qui conduit son troupeau sur les chemins à seulement regarder la courbe du ciel, la course des nuages, la ligne d’horizon qui tremble dans le lointain. Tel le Nomade du désert qui confie son sort à la marche oblique des étoiles. Quand la création est vraie, nul besoin de recourir à quelque étalon, à une perspective renaissante, à un canon antique qui égareraient bien plutôt qu’ils ne traceraient la voie selon laquelle l’œuvre se donne à voir dans la totalité, l’unicité de son être. Lorsque les choses sont justes, elles s’assemblent une à une, sans effort, sans fatigue, elles trouvent leur propre logique qui est celle de connaître le lieu de leur accomplissement.

  

   Bages - Midi de Printemps

  

   Maintenant le soleil est haut, il brille dans la haute échancrure du ciel, il fait sa boule laiteuse et parfois, s’éclipse un instant derrière le voile de brume. Des pêcheurs à la ligne habitent le rivage. Leurs silhouettes sont de simples traits, de simples ponctuations qui, à tout moment, pourraient s’évanouir, disparaître, si bien que l’on penserait les avoir tirés de quelque boîte magique dont on aurait refermé le couvercle. Le travail de Paul, bien avancé, n’est nullement terminé. On aura compris que Paul est un idéaliste, que sa satisfaction se porte plus loin au fur et à mesure que l’œuvre avance, que ses formes se précisent, que ses couleurs vibrent de leur éclat. Depuis qu’il a pris place devant son chevalet, peignant sans arrêt, l’Artiste n’a guère cherché à prendre du champ pour observer l’impression de la toile dans son ensemble. Il avait hâte d’avancer, de ne laisser nullement s’éteindre la flamme dont il sentait la persistance en un lieu indéfini de lui-même. Mais le moment est venu de faire halte, de laisser la pensée effleurer la toile, en comprendre l’immédiate nécessité. A la manière dont un alpiniste s’arrête sur la voie, toise le sommet, évalue ses propres forces et la distance qui lui reste à parcourir.

  

   Quelque chose le préoccupe. Certes la Sainte-Victoire est bien là, avec ses volumes, ses teintes végétales, ses modulations, mais la montagne n’est nullement arrivée à son terme. Elle hésite, elle attend, elle ne se sent nullement être une totalité, un assemblage de fragments seulement. Quelque chose fait défaut, à moins qu’il ne s’agisse d’un excès, d’une sorte de trop-plein par lequel la toile échapperait à son destin, se réduirait en quelque sorte à une esquisse, à une approximation, non à ce réel de la peinture que Paul vise, appelle de ses vœux. C’est un genre de sourde angoisse qui naît au creux du ventre, le surgissement soudain d’une immense solitude. Il y a un acte à accomplir, une écharde à tirer du bois, peut-être un coin de métal à insérer dans l’aubier afin que celui-ci, enfin éclaté, consente à dire le chiffre de son être. Delmont sait de façon intuitive que tout se joue dans un subtil équilibre de valeurs, dans des répartitions d’espace, dans des intervalles de temps qui doivent traverser l’œuvre pour la porter plus avant, l’extraire de sa prose mondaine, la hisser vers ce pur poème qui vibre au ciel et demeure dans l’inatteignable hauteur.

  

   Paul trempe sa brosse dans du blanc de titane, onctueux, souple, luisant comme une nacre dans le secret des eaux. Il commence par de minces touches, ici et là, dépose des comètes dans la nuit de la toile. Cela s’éclaire, cela vibre et remanie l’ensemble de la composition. Les massifs végétaux en sont transformés, les maisons semblent pivoter autour d’un nouvel axe de rayonnement. Il n’est jusqu’au ciel qui ne bénéficie de l’étoilement de la lumière. L’Artiste sait en lui, de façon émouvante, la venue au monde de ce qui était inconnu qui, bientôt, parlera le langage des hommes. Cela vient en droite ligne de l’incompréhensible, cela s’orne de formes hasardeuses, celées, cela appelle le subtil jeu de la couleur, cela se déplie telle la rose dont Angelus Silesius nous dit qu’elle est ‘sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit’. Oui, c’est cela le prodige de toute création. Il y a la nuit, lourde, opaque, rien n’y paraît que les orbes du néant. Il y a le pinceau, les touches de couleur, le génie de l’Artiste. Il y a naissance sur la toile du miracle de l’art. Il y a la félicité des Voyeurs qui, se fondant à même l’œuvre, se grandissent du prodige de ce qui est venu au jour, a déchiré l’illisible matière nocturne.

  

   Les doigts de Paul ont compris, la main de Paul a saisi le juste mouvement, le corps de Paul s’est doté d’un savoir nouveau. Dans la sensation vivante, écumante, bourgeonnante, c’est la main qui précède l’esprit, c’est la main qui est l’éclaireur de pointe, qui porte la lanterne à la façon de Diogène. Mais l’Artiste ne cherche nullement l’Homme comme le faisait le philosophe de l’Antiquité. Ce qu’il cherche c’est l’Art en sa dimension la plus extatique, la plus ouverte, celle qui arrache à la pesanteur, s’élève dans la légèreté, touche les nuages et ne vit que de l’infinie douceur de l’azur. Maintenant, ce ne sont plus de simples touches étroites de blanc, mais de larges aplats qui viennent glisser sur la face du subjectile. Un genre de neige qui recouvrirait la simplicité d’un sol printanier. La Sainte-Victoire se métamorphose et gagne une singulière hauteur. Paul le sait d’une façon intime, il ne s’arrêtera que lorsqu’il coïncidera lui-même avec la toile, que plus rien de trouble ne sera inscrit dans la relation qu’il établit avec son œuvre. Un accomplissement en saturant un autre.

  

   Tout est dans le blanc. Ceci est une évidence qui ne nécessite nulle explication. Cela coule de source. Cela se disait depuis longtemps, depuis que le monde était monde, que la montagne était montagne. Le blanc est l’origine au gré de laquelle tout se donne comme nécessaire, justifié. Ôter le blanc d’un tableau, c’est le détruire, lui soustraire la lumière qui le fait sortir de l’ombre, le fait se présenter comme un mot singulier éclaire une phrase, lui donne son sens plénier. Le blanc, né du vide, issu du silence est l’opérateur grâce à quoi tout vient dans la présence. Delmont, au début de son œuvre, et à la suite, s’était livré au démon de la peinture, lequel lui intimait l’ordre de poser couleur après couleur, de tracer forme après forme. Mais ceci était excès, mais ceci était erreur. Au tableau qui naissait, au paysage qui tremblait encore de n’être nullement délivré de sa mutité, il fallait une césure, une respiration, une manière de vacuité. Tout ceci était condition d’une tension se levant de l’opposition plein/vide. Qui trouve son écho dans l’écriture : le noir des lettres faisant fond sur le vierge de la page.

  

   Paul Delmont a trouvé en lui les ressources qui lui faisaient défaut. Il a amené ces larges aplats de neutralité de la même manière que les cumulus habitent le ciel et lui donnent sa mesure. Un ciel entièrement livré aux nuages ne dit rien. Un ciel vide de nuages ne dit rien. Seul un ciel comportant ce jeu de la présence nuageuse écrit quelque chose comme une histoire que nous pouvons recevoir, nous les humains qui scrutons l’infini afin d’y découvrir les signes qui nous rassurent et nous invitent à avancer en direction de notre destin. La dernière touche a été posée, le pinceau abandonné à son sort de pinceau. La ‘Sainte-Victoire’, dans la vision qu’elle nous offre de sa propre nature se montre bien comme une ‘Sainte’ à la blancheur immaculée, comme une ‘Victoire’ que l’Artiste a remportée sur lui-même, sur le chaos du monde, sur la polyphonie des discours qui habitent la Terre et souvent nous égarent bien plus qu’ils ne nous rassurent, ne nous fournissent un orient pour notre hasardeuse pérégrination.

  

   La ‘Sainte-Victoire’ de Delmont, portée à l’acmé de son être, est cette infinie pureté, quelques lignes s’y détachent à la manière d’un filigrane, quelques volumes en émergent dans la discrétion, les habitats se fondent dans la végétation, la végétation dans les versants qui escaladent le ciel avec la lenteur majestueuse dont une danse nuptiale se pare pour dire la rareté de l’instant. Ces plages de lumière blanche sont belles qui jouent dans l’à peine insistance d’une parole qui semblerait venir de très loin, peut-être du fond du cosmos où naissent les gerbes d’étoiles. On ne regarde nullement la toile de ce Peintre, on laisse son propre corps livré entièrement aux efflorescences, aux linéaments, aux sources vives de l’œuvre. L’art est de telle nature qu’il doit nous surprendre, nous saisir au plus exact de notre être, nous déporter, nous inciser d’une clarté pareille à ces beaux ciels de Provence qui viennent de loin, qui vont très loin.

  

   Bages - Soir de Printemps

 

   Le soleil commence à décliner sur l’étang de Bages. Il fait ses éclaboussures sur la longue nappe d’eau. Il efface tout ce qui est inutile, superflu. Il concentre ses derniers feux sur cette marge ineffaçable de beauté qui habite toutes choses, que nos yeux se doivent de décrypter afin de ne nullement désespérer. Paul Delmont ne sait pas si cette ‘Sainte-Victoire’ sera la dernière. Parfois il est difficile de commencer une œuvre après que certains sommets ont été atteints dont on craint qu’ils ne puissent l’être de nouveau. Bientôt l’encre nocturne coulera sur le lac. Bientôt les étoiles traceront leur chemin d’éternité. Bientôt Delmont dormira. Quelle sera la couleur de ses songes ? Pervenche, vert d’eau, terre de Sienne, blanc de neige ? Qui donc pourrait le savoir ? L’art, aussi bien que les rêves sont un pur mystère. Ils dérivent loin de nous, parfois en nous. Quelle source les anime donc ? Quelle source ? L’interrogation est déjà réponse !

 

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31 juillet 2020 5 31 /07 /juillet /2020 08:09
       De la raison à la passion

"Pado 4", bronze, cm 33x64x40

  Lugano - Pietrasanta 2011

    Œuvre : Marcel Dupertuis

 

 

 

 

                                                Le 25 Février 2018

 

 

 

 

              Solveig,

 

   Que je te dise, en ce beau dimanche ensoleillé mais froid, le plaisir de partir de bonne heure à la rencontre d’un chemin connu, cent fois parcouru mais qui délivre toujours quelque nouvelle surprise. Il n’était pas encore treize heures que j’étais déjà au début du sentier avec l’intuition que quelque chose allait s’y éclairer.

   Voici : les collines alentour, en cette fin d’hiver, amas de cailloux blancs - on les appelle ici des « cayrous » -, que rythme la rouille des chênes rouvres, leurs feuilles sont si étiques dans l’air encore parcouru de frissons. Au fond d’un vallon, ce chemin donc, qui sinue calmement dans le cadre d’une nature accueillante. Autrefois, j’imagine, devaient s’y rencontrer quelques carrioles tirées par des  chevaux. Aujourd’hui il n’est fréquenté que par quelques rares randonneurs. Il ouvre un passage parmi des haies de noisetiers, les chatons s’y suspendent tels de frileux glaçons. Une manière de vie facile, simple, une évidence d’être là, dans cette clarté que rien ne semblerait pouvoir contrarier.

De chaque côté, parmi le parcours des racines, les buttes de mottes de terre, des rondins ont été rangés en piles régulières. Ils dessinent l’architecture exacte de pyramides de bois qu’on penserait éternelles. Tout en bas, sur le talus d’herbe, des tiges rouges, de courts rameaux sur lesquels se voit l’entaille nette du sécateur. Eux aussi sont ordonnés en de minces fagots qui, sans doute, attendent d’être ramassés. Travail insigne de la main humaine dans sa justesse, dans sa magie. Eh bien, vois-tu, Sol, ce goût de la méthode n’est rien de moins que l’effectuation du Principe de Raison. Si des hommes ont pris la peine, ici, de domestiquer la nature, ce n’est que pour l’endiguer, tracer en son sein le passage qu’emprunteront d’autres hommes, ouvrir une voie d’intelligibilité, tracer le lieu de la clairière parmi la densité de la forêt ombreuse. C’est cela même la Raison : ménager une voie, tracer des perspectives, initier une marche en avant. Et, à seulement énoncer cette modeste vérité, à observer cette route providentielle qui crée le destin sur lequel je m’engage avec une belle confiance, voici que surgit, dans le clair-obscur des taillis, cette sublime sculpture de Constantin Brâncuși :

 

« L’oiseau dans l’espace ».

       De la raison à la passion

Constantin Brâncuși

L'Oiseau dans l'Espace

Laiton poli - Guggenheim Venise

Source : Flânerie dans le monde de l’art

 

 

   « L'oiseau s'élance, l'ovale se ferme, la pureté des lignes les unit. » Quelque part j’ai trouvé cette belle assertion d’Elsa Tevel Sculpteur, qui paraît résumer dans une forme poétique elliptique l’essentiel du dire de Brâncuși. En effet cette simple surrection de laiton poli dit en son simple l’essence du travail du sculpteur. Dire en une seule forme élancée ce qu’est l’oiseau en son être : un essor confondu avec le déploiement même de son vol. Tu seras en harmonie avec ce que je pense si tu vois, dans ce bond que rien ne semble pouvoir contrarier, le prolongement même de la main humaine (pense aux bois dressés, aux fagots), qui n’est jamais que la suite de l’empreinte de l’esprit sur le réel, la Raison en acte, telle que définie par le Siècle des Lumières. L’oiseau, on ne le perçoit nullement dans sa corporéité, on n’en devine guère la nasse de plumes et à peine plus l’irisation des rémiges dans la clarté du jour. Ici, c’est le vol lui-même qui est représenté, autrement dit l’esprit dont celui qui l’accomplit est le subtil messager. Pureté de l’art en sa forme lorsque, dans le geste même de la création se devine un autre geste, de l’oiseau, lequel n’a nullement à dire son nom, seulement esquisser le principe grâce auquel il se rend visible comme tel. Car, Sol, tu seras d’accord avec moi, un oiseau privé de vol n’est plus un oiseau. Simplement une coque de plumes qui ne connaît plus le chemin qui lui est, par nature, affecté.

   Et puisque le chemin semble vouloir me rejoindre, autant que j’en dessine encore quelques traits. Après avoir longé un petit étang bordé de peupliers, suivi le chant d’un ruisseau, dépassé un pont, écouté la rumeur de l’ombre, voici que je découvre un layon à la bien étrange configuration. Ce qui, il y a peu, se donnait rationnellement dans l’agencement de ses parties, tout ceci s’effondre subitement, tout ceci semble se destiner à la jungle, à la brousse et bien plutôt à la mangrove. Le fond du vallon est humide, envahi de lierre, couvert de mousse. Les taches de lichen y prolifèrent. L’eau s’éparpille en multiples bras au milieu d’un bosquet d’arbres aux troncs soudés, aux racines apparentes. Des tapis de rhizomes spongieux en tapissent le sol. Le sentier a bien du mal à progresser au milieu de cette végétation complexe, de cet enchevêtrement de ramures qui font étrangement penser à des conflits de métal, à des contorsions de bronze, peut-être à des vrilles végétales qu’une longue immersion dans l’eau aurait fossilisées.

       De la raison à la passion

Voici ce qui fait sens, soudain. J’ai devant moi la belle sinusoïde d’une sculpture amie, ce genre de métal halluciné qui fait ses tours et ses contours. Certes l’on n’est plus dans l’image brancusienne de l’oiseau, de son vol poli, lisse, si singulièrement présent alors qu’il ne fait que dessiner les contours d’une absence. Ici, l’œuvre est épileptique, tellurique, résille de lave qui sortirait tout juste du cratère avec sa belle couleur de soufre. Avec ses pleins et ses déliés, cette calligraphie qui s’épèlerait sur le mode du retrait et du gonflement, du silence et de la parole, de l’expansion et de la rétractation. En quelque manière un genre de syncope existentielle, ses heurs et ses malheurs, ses ombres et ses lumières, ses étranges clignotements, ses déflagrations parfois, ses atermoiements, ses élongations, ses ramifications multiples tout comme peut l’être la combustion de toute âme lorsqu’un feu en attise le secret foyer. Tout étincelle et brasille, tout monte et descend comme dans les Montagnes Russes, tout se donne et se retire, tout exulte et, à chaque instant, menace de se rompre alors que le jeu se poursuit, étonnant Ruban de Moebius avec apparitions et disparitions, voltes subites, retournements qui, pourtant, ne sont que continuité, facettes changeantes, capacités de métamorphose et cependant tout demeure dans le sceau d’une même unité, dans le cercle d’une identique signification.

   Sans doute, te demanderas-tu où est passé le Principe de Raison ? Il est là, Solveig, sous tes yeux, mais Marcel Dupertuis en a fait son exact contraire, à savoir une subversion aboutissant à la Passion. Ce n’est plus la contrée des Lumières mais, sans doute, la dimension océanique du Romantisme, ce beau lyrisme au terme duquel réaliser une fusion avec le paysage sublime, l’Aimée, l’œuvre en son ineffable beauté. Sans doute cet Artiste se situe-t-il plus dans la terre du réel alors que Brâncuși cherchait à sa sculpture un domaine céleste, une présence idéelle sans commun fondement avec la catégorie du monde ordinaire.

   Vois-tu, deux visions de l’art nullement opposées mais radicalement complémentaires. Nous sommes des êtres identiques à ces arbres qui tutoient le ciel de leurs hautes ramures alors que leurs pieds sont ces racines qui s’enfoncent lourdement dans l’humus qui les accueille. Toujours un écho résonne qui met en scène les divins et les mortels, le Ciel et la Terre selon la célèbre quadripartition heideggérienne. Nous sommes des êtres ballotés, des mesures du proche et du lointain, des affamés de larges horizons et des confidents de sombres demeures, des chercheurs d’or et des sondeurs d’abîmes, des alchimistes aux bizarres cornues où se recueillent le métal précieux et la matière vile. Nous sommes des hommes, rien que des hommes et pour cela nous choisissons de confier nos pas au chemin bordé d’exactitude, à tel autre où ne se rencontrent que fondrières, complexités arbustives. Je crois que ce sont nos affinités qui nous déterminent, celles-là même que Goethe nommait à juste titre d’« électives ». Oui, parlant, fabricant, oeuvrant, aimant, nous ne faisons qu’élire, selon notre cœur, selon notre raison, ce qui du réel nous attire et que nous souhaitons enclore dans notre être afin de lui assurer quelque complétude.

   Et pour conclure notre bref entretien, que je te dise deux ou trois mots à propos de la beauté. Beaucoup croient qu’elle est « beauté en-soi » comme si, de toute éternité, un genre de sceau divin avait gravé en la chair de quelque créature privilégiée l’empreinte du rare et du précieux. Donc cette mystérieuse entité serait une propriété de la chose qui nous serait totalement extérieure, si bien que nous n’aurions nul pouvoir d’en infléchir le destin. Mais ceci, en plus de nous ôter toute liberté quant à notre perception des choses, sonne comme une pétition de principe.

   Mais où donc et par l’entremise de quelle grâce est-il écrit que ceci est beau, cela ne l’est pas ? Tu en conviendras, Solveig, une telle conception présupposerait un Principe ordonnateur, un Acte Pur, Dieu, la substance suprasensible décrite par Aristote. Or nous ne sommes pas prêts à reconnaître cette mystérieuse entité pour la source  de ce qui peut nous émouvoir ou parler à notre raison. Bien loin que les choses possèdent ce privilège, c’est de notre propre conscience que s’élève un rayon qui les place dans la clarté d’une vision dont nous pensons qu’elle reconnaît, ici la finesse d’un trait, là la distinction entre toutes remarquable. Mais ceci que nous semblons décréter ne repose ni en nous, ni en la chose perçue en tant qu’admirable. C’est bien plutôt la rencontre des fragments du réel qui les assemble afin que, de leur commune relation, naisse le sentiment de leur beauté réciproque.

   Si je décrète beau « L’oiseau dans l’espace », puis si, dans un mouvement identique, je confie à "Pado 4" une réelle valeur esthétique, c’est seulement en raison du trajet que j’aurai fait d’une œuvre à l’autre, chemin par lequel se montrera quelque chose comme une qualité particulière. Jamais le sens ne peut se donner dans la chose seule isolée de ses corrélats. La chose est chose parmi les choses. Tout sentiment à son sujet naît de l’indispensable composante d’une altérité. C’est parce que l’œuvre diffère de moi, diffère aussi de l’autre œuvre qu’elle existe en tant que cette donation du monde dont je fais l’objet de ma contemplation.

   Autrement, comment donc le goût pourrait-il s’affirmer chez une personne qui n’aurait vu qu’une seule œuvre ou bien uniquement des œuvres identiques ? Il faut à la perception, à la sensation, à la sensibilité esthétique, cette belle palette des créations humaines pour que se dise mieux qu’un éternel silence. Nous sommes toujours en chemin. Cela tu le sais comme moi, toi qui aimes rien tant que vagabonder dans tes forêts boréales. Qu’y rencontres-tu en dehors de toi-même ? L’envol d’un oiseau, une résille de métal jaune qui est aussi envol à sa façon, mais d’une manière qui lui est propre ? Tu sais, toute beauté emprunte son singulier chemin. Toutes les beautés cinglent vers un même lieu, celui de regards attentifs. Soyons donc attentifs à tout ce qui vient à nous « sur la pointe des pieds ».

   « Les pensées qui mènent le monde arrivent sur des pattes de colombe », disait Nietzsche. Sans doute sont-elles ces discrétions qui progressent à bas bruit, comme les grands mystères qui, jamais, ne se dévoilent sauf à n’être plus que des bavardages. L’art est cette colombe (Brancusi pensait-il à l’aphorisme du philosophe, sculptant L’Oiseau ?), qui fait ses mille voltes (Marcel Dupertuis les percevait-elles, ces voltes, sculptant Pado ?), le savaient-ils eux-mêmes, les œuvres sont si étranges qui empruntent des voies le plus souvent illisibles. L’essentiel est leur mise au jour, ne crois-tu pas ?  De la Raison à la Passion l’écart est grand en apparence, jamais un abîme cependant ne les sépare. Les œuvres jouent de concert la partition de la beauté. Ceci ne nous comble-t-il pas, Sol ? Que tes yeux soient toujours destinés à ceci qui se montre dans la vérité. Là est la parole indépassable du monde.

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