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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 09:37

 

 

XXI   Mostem et Ouriya.

 

 

  C’est là que vit Gemma, c’est là que vient Mostem le Pêcheur, et lui seul, parce qu’il sait parler à cette fille de l’eau et du vent, trouver les mots qui bruissent comme les galets ondulant dans les vagues. Gemma aime la voix de Mostem, chantante, rocailleuse, avec un accent venu de l’autre côté de la mer, portée par le souffle long, sourd, identique à celui d’une flûte indienne. Mostem parle souvent du pays de son enfance aux femmes voilées, aux yeux très noirs, aux larges vêtements qui entoilent leurs corps, aux mains gravées de signes bleus, aux paumes couleur de corail. Elles ont aux pieds des mules sur lesquelles elles semblent glisser, elles sortent dans les rues dissimulées dans les créneaux d’ombre, vivent dans des cubes de terre blanche, regardent les rues par des fentes étroites, des trous infimes percés dans les portes, elles font bouillir de l’eau dans des théières bleues, versent le breuvage de très haut, dans des verres ciselés de cuivre et le thé fait une écume jaune que les hommes boivent en soufflant dessus, leurs lèvres se brûlent parfois et dans l’air dense, d’autres hommes, vieux, à la fine barbe blanche - on ne voit guère la prunelle de leurs yeux -, fument des pipes d’écume,  récitant entre leurs lèvres étroites des sortes de prières et il y a parfois un conteur à la peau noire qui chante la mémoire de son peuple, accompagné d’un instrument aux cordes claires et il ressemble à Mostem, la figure parcourue de sillons, les yeux étroits, le regard profond, il récite d’une voix qui monte et descend, parfois lente, parfois rapide, l’histoire très ancienne d’une jeune fille, Ouriya, qui était allée avec sa mère à la rivière et le vent s’était levé avec violence, avait soulevé des nuées de poussière rouge venant du désert, le ciel s’était voilé, la vue ne portait plus au-delà du visage, des tourbillons s’étaient succédé, emportant les tentes de toile, les enclos des bêtes, les corbeilles tressées, les bassines de cuivre, les pieux de bois tordu, les vêtements blancs aux longues capuches, le linge qui séchait sur les fils, des animaux aussi, et quand la spirale de poussière était retombée, on avait cherché dans le sable, dans les berges limoneuses ce qui avait été dissimulé, avalé par la furie de l’harmattan, et la fille à la cruche de terre n’était plus auprès de sa mère, on avait fouillé les rives avec de longs bâtons et à la tombée du jour, dans le lit de l’oued, au milieu des amas de branches et de cailloux, on avait retrouvé son corps, couvert d’argile rouge, du sable mêlé à ses cheveux, on l’avait ramenée au ksar, elle respirait encore, faiblement, on avait lavé son corps, son visage, on lui avait donné à boire et, peu à peu, la vie avait animé ses traits, son regard s’était éclairci, ses membres déliés, seule sa parole avait reflué à l’intérieur d’elle, à la façon d’une source tarie, on avait respecté son silence, les femmes aux signes bleus avaient enduit leurs mains d’huiles douces dont elles avaient longuement massé son corps, oint son visage brillant à la façon d’une pierre, on l’avait habillée de voiles blancs, assise sur des tapis de laine et les enfants, les vieilles femmes vêtues d’indigo, les hommes à la fine barbe blanche étaient venus la voir dans son abri de terre, lui apportant des coupes de fruits, des dattes, des petits objets aussi, qu’ils déposaient à ses pieds, et elle regardait ces offrandes comme si elle ne les voyait pas et elle allait parfois à la rivière s’asseoir sur des pierres, elle façonnait des figurines d’argile, en forme d’animaux, de personnages, elle les faisait cuire au soleil, se confondant parfois avec la terre et un jour, l’harmattan avait soufflé à nouveau, balayant tout sur son passage, couvrant de sable les ruelles étroites, les habitants avaient quitté le village, Ouriya était restée seule, avait bâti un abri de branches et de terre, au bord de l’oued, vivant de cueillette, au milieu de ses idoles d’argile et quand Mostem racontait cette étrange histoire, il semblait à Gemma qu’elle devenait un peu Ouriya, qu’elle aussi aurait aimé vivre près des maisons de pisé, au milieu des lézards et des pierres de l’oued et parfois, elle aurait regardé tout là-bas vers l’horizon sur la crête des dunes les longues caravanes d’hommes et de dromadaires qui portaient le sel, et elle s’endort, bercée par la voix de Mostem, par les étoiles qui trouent le ciel pâle au dessus du désert.

 

 

  

 

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17 novembre 2013 7 17 /11 /novembre /2013 09:47

 

 

XIX   Le réveil

 

 Gemma tremble un peu, entoure ses jambes de ses bras, se met en boule, à la façon d’un hérisson, essaie de faire écran aux morsures du froid. Sous son corps, les boules de romarin sont humides, son pull roulé en coussin colle à son visage, sa chemise, son pantalon de toile ont la dureté du cuir. Elle s’éveille avec, dans la tête, des images floues, fuyantes, qui ressemblent à des chaos de rochers mêlés aux cris des oiseaux de mer, à la ligne escarpée des falaises, à l’ouverture sombre d’une grotte. Elle regarde autour d’elle, ses yeux ne sont pas encore très sûrs, un peu voilés. En face, dans le jour gris, la cheminée où ne restent plus que des cendres, une bougie éteinte ; des solives courent le long du plafond jauni, les murs semblent flotter un peu au milieu de leurs trous, de leurs balafres, comme la peau desquamée d’un vieil animal.

  Elle se souvient, maintenant que la lumière est levée et éclaire la pièce, elle se souvient du Fort où elle s’est abritée la veille après qu’elle avait regardé les étoiles palpiter dans le ciel couleur d’encre, qu’elle avait mangé les grains de raisin gonflés comme des perles, grignoté des biscuits, bu l’eau gazeuse qui piquait sa gorge. Elle revoit les promeneurs assis sur leurs cercles de pierre, elle entend les cris joyeux des enfants, puis leur fuite, leur disparition soudaine vers l’aval, sa lente ascension à elle pour découvrir la ligne de crête qui court vers le golfe, son jeu avec le miroir, les bonds que faisait le rond de lumière sur les échancrures de la côte, et tout était si loin qu’elle apercevait les bateaux dans le port pareils à de minuscules jouets.

  Elle se souvient et elle ne veut pas que Blanuys, ses maisons blanches, sa plage soient seulement un rêve, une brume, un mirage au sommet des dunes. Elle veut quitter la montagne, sa maigre végétation, elle veut retrouver le chemin de la ville, parcourir les ruelles pavées ; il est temps encore d’arriver au soleil de midi, de longer les façades recouvertes d’ombre, d’entendre les gens parler de la mer, de la pêche, du temps qu’il fera demain, de recueillir parfois seulement quelques mots, quelques exclamations et de les rassembler en une sorte de mystérieux langage qu’on porte à l’intérieur de soi et qui, un jour, peut être dévoilera ses secrets.

 

XX  Les Elmes.

 

 La Tour Albère, le Balcon, sont loin d’elle maintenant, semblables à des pièces d’échec parmi les damiers de la végétation. Gemma sent ses jambes se dégourdir après le froid de la nuit et le sang coule dans ses veines aussi vite que roule le chant des cigales sur la crête des pins. L’air est chaud, plein de vibrations qui font bouger les pierres, craquer l’écorce des vieux oliviers aux troncs sculptés par les remous de l’air. Des colonies de sauterelles grises traversent parfois le chemin dans un bruit sec d’ailes froissées et l’on dirait des brindilles emportées par le vent. Près d’un abri de jardin entouré de terrasses, Gemma  découvre des figuiers de barbarie aux larges raquettes couvertes de fruits mauves. Elle les cueille dans des écorces, évitant les épines. Elle entaille l’enveloppe du bout de son canif et prélève la chair sucrée qu’elle mâche longuement. Elle boit quelques gorgées d’eau pétillante. Elle rejoint la route qui descend en lacets vers la ville, passant devant les grands chais où d’immenses tonneaux de chêne, peints en rouge sur le dessus, macèrent au soleil.    

  Puis le ravin de la Sioule, presque à sec, seuls quelques filets d’eau sinuent parmi les éboulis. Des enfants, munis de bâtons, s’amusent à se poursuivre, à s’attaquer, sautant souvent dans les flaques fraîches. Peu de gens dans les rues. La plupart mangent dans leurs maisons aux murs épais avant de repartir pour les vignes et le port où attendent les bateaux de pêche. Des visiteurs, les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil, sortent du Musée, tenant dans les mains des cartons avec lesquels ils s’éventent. Le soleil est très haut, fixe dans le ciel, et l’air vibre au dessus de la mer. Gemma s’assoit sur le mémorial de basalte où sont écrits les noms des marins disparus. A côté d’elle, une immense ancre de marine rongée par le sel, une chaîne aux lourds maillons s’égrenant vers la côte.

  Gemma vient souvent à cet endroit, elle regarde la promenade bordée d’eucalyptus, les hauts lampadaires, le pont qui enjambe la Sioule, les terrasses des cafés et des restaurants, la levée de pierres qui ferme la baie. Là où son regard s’arrête commence son domaine, celui de la crique des Elmes, de sa grotte marine, du Rocher des goélands, du grand chaos de pierres sur lequel, autrefois, venaient s’échouer les bateaux. Personne n’y vient sauf, de rares fois, quelque pêcheur aventureux et alors les goélands crient longtemps en décrivant de larges courbes au dessus de sa tête, et l’homme remonte vite la falaise escarpée où glissent ses bottes, où le vent l’aspire vers le ciel, vers la route où passent les longues colonnes de voitures.

  Le cap des Elmes, avec ses contreforts de rochers troués que l’eau percute sans cesse, son dyke de lave couvert de grands oiseaux blancs, ses longues coulées de guano, son chaos de blocs gris et noirs empalés de fers rouillés, ses trous d’eau où roulent et s’entrechoquent les galets, sa houle continue poussée par le vent du large. Le Cap est une sorte d’île, on n’y aborde jamais, un refuge tout au bout de la Terre, un lieu extrême peuplé de solitude et de vide, le point de rencontre de vents contraires, de brumes soudaines, de succession de chaud et de froid, de contrastes blessants pour les yeux, pour les lèvres qui se fendent, pour la peau qui se tanne et se couvre de sel.

 

 

 

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15 novembre 2013 5 15 /11 /novembre /2013 09:41

 

XVIII   Le rêve marin.

 

 

  On n’entend plus que l’air, l’eau, un vague clapotis, juste un remous qu’amplifie la conque marine. L’eau bat doucement, le long du canal qui ondule, qui se fraie un chemin pour pénétrer le ventre de la Terre. Les pierres sont polies, usées, couleur de métal sombre. C’est comme si elles éclairaient de l’intérieur, comme si, du fond de leurs veines minérales, naissaient des fils de lumière, se tissant à leur surface, telle une soie, une moire, une étoffe très souple, lustrée, caressante au regard, douce au toucher, une nappe fluide, faite pour le repos du corps. Sur les roches lissées d’eau claire, la lumière joue sans arrêt, se réverbère, monte jusqu’au plafond de craie où les chauve-souris dorment, accrochées à l’envers, leurs membranes de suie repliées contre leurs corps.

  L’entrée de la grotte est pareille à une bouche, à des lèvres verticales aspirant et rejetant les vagues, l’écume, les petits animaux marins, les herbes, les algues. Le soleil, le matin, coule jusqu’au fond de la cavité, langue mobile ménageant des plis d’ombre derrière les convulsions de la roche. La chaleur, peu à peu, dilate tout, et tout paraît plus grand et le limon se creuse en un long boyau qui s’allonge jusqu’aux confins de la Terre, immense matrice où bouillonne le magma. Lorsque le soleil s’est détaché de la mer et monte au milieu du ciel, il ressemble à un gros œil indiscret et la grotte ferme un peu ses parois, lourdes paupières au repos. Le jour se divise alors, se fragmente en ombres bleues et blanches avant que tout ne vire au gris. Alors ce n’est plus le soleil qui éclaire l’intérieur de la conque, mais le reflet de l’eau, le miroitement des vagues, la réverbération de l’air sur les nuages, la brume, la pluie.

  La clarté flotte, suspendue entre les parois, et tout semble immobile jusqu’à la chute du jour. Le bleu s’installe, puis l’indigo, enfin le violet profond et l’abri marin devient semblable à une anémone de mer repliant ses longs tentacules. Tout y est nacré, et la plage de sable blanc a des remous d’écume et le corps de Gemma y imprime sa peau d’ébène qui brille de sombres lueurs. La nuit coule lentement , bercée par la houle, par le souffle du vent venu du large, chargé d’embruns, parfois celui venu de la terre, sec, tendu, qui dessèche les lèvres, donne envie de boire. Les bruits sont présents mais atténués, enveloppés de feutre. On entend à peine les voitures, les camions qui roulent sur le bitume au dessus de la falaise. Quelques clapots de vagues sur les blocs de rochers qui se prolongent en un froissement d’eau que Gemma n’entend pas. Les goélands aussi se sont tus, le bec enfoui sous leurs plumes gonflées. Ils sont de grosses boules blanches posées sur le roc de l’Arbèle, surveillant le jour qui ouvrira leurs ailes, les précipitera vers le miroir étincelant.

  Quand le temps est trop chaud, les nuages trop lourds, Gemma se lève, va s’asseoir sur une pierre plate en forme de banc et regarde la lune, son globe laiteux sur le gonflement de l’eau. Parfois des éclairs s’allument dans le ciel, le bleu se déchire et les gouttes tombent sur la plage, ruissellent sur les falaises, battent la mer, infinité d’aiguilles drues et pressées. Tout alors devient brillant, lustré, tout devient miroir, le paysage, le corps de Gemma poncé à la façon d’une sculpture ancienne, confondu avec la lave qui l’entoure et descend lentement vers les profondeurs de la mer. Mais, le plus souvent, c’est le moment juste avant l’aube qui l’éveille, ce genre de glissement que seuls perçoivent l’épiderme, le fin duvet qui le parcourt, les pores, toutes choses ténues, lisses, fines, sensibles.

  Avant même que le soleil ne s’élève, abrité très loin derrière son mur d’eau, la chair de Gemma s’ouvre à la lumière. Ça fait à l’intérieur d’elle, comme une agitation, un crépitement d’étoiles et ses paupières se fendent à la manière des yeux des lézards. Elle quitte sa couche de sable blanc, longe la paroi sur le chemin de pierre où l’eau ne monte pas encore, franchit le seuil de la grotte, se dispose face à la mer. Sur les rochers, des coquillages sont posés qu’elle saisit et, de son canif à la lame ébréchée, elle fend les bogues des oursins, sombres et hérissées, pleines de filaments orangés qu’elle aspire avec un petit bruit de succion. Elle ouvre les valves des moules, en prélève la chair d’un rapide mouvement de langue.

  C’est Mostem, son ami, qui, lorsqu’il vient pêcher au lamparo, la nuit, dépose les fruits de mer sur un lit d’algues et, chaque matin, Gemma déguste les crustacés, assise face au large, regardant monter la lumière sur l’eau immense, semblable à un lac sans limite. Rien ne bouge beaucoup sur la terre longtemps endormie et les oiseaux n’habitent pas encore le ciel. Venus du sud, en direction de Blanuys, des coups sourds et réguliers qui cognent les vagues et bientôt, derrière l’arête de la falaise, apparaît la barque bleue du pêcheur. Elle trace une ligne bien droite sur les flots durcis par la nuit. Mostem s’approche de l’anse de la grotte, coupe le moteur, se laisse dériver lentement. Gemma le reconnaît bien avec sa casquette bleu marine, ses moustaches blanches taillées avec soin, son visage brûlé par le sel, la mer, le soleil. Il adresse un petit signe à Gemma, laisse son embarcation s’approcher des rochers, se saisit du filet qui est posé près du plat-bord, en arrière de la proue. D’un geste sûr et précis, il le lance vers la côte et l’épervier se déploie comme une nasse d’argent, touche l’eau en un jaillissement de gouttes qui retombent autour de la barque, sur les blocs de pierre, sur les bras et les jambes nues de Gemma qui tressaillit. L’eau, sur sa peau, fait de minuscules ruisseaux qui la font frissonner.

 

 

 

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14 novembre 2013 4 14 /11 /novembre /2013 09:15

 

 

XVI  La chute du jour.

 

  On redescend lentement vers le cercle des dalles où des passereaux se disputent quelques miettes. On aperçoit sur la table des promeneurs, un sac en papier qu’on saisit, qu’on ouvre doucement. Des provisions oubliées. Une grappe de raisins ; quelques biscuits ; une demi bouteille d’eau gazeuse ; quelques amandes ; un vieux canif au manche de bois ; une boîte avec quelques allumettes ; un bout de ficelle ; des cailloux où brille le quartz. Gemma prend la poche, la tient bien serrée contre sa poitrine, ses pieds nus claquent sur les pierres encore chaudes, évitant les épines, le tranchant des ardoises. Elle arrive au Balcon, monte les marches, s’assoit sur le mur et reste un long moment à regarder le dos de la mer avec son  moutonnent de vagues couleur d’algue et d’écorce. Le jour bascule peu à peu derrière la montagne, bleuissant les pentes où sont accrochées les maisons. Dans le port les bateaux s’éteignent, ne dévoilant plus que la ligne claire des haubans. Les balises, au bout de la jetée, allument des signaux rouges et verts. Le phare balaie lentement le ciel de sa longue lame blanche. Les hauts lampadaires soulignent la côte d’une ponctuation de points blancs. Une brise tiède monte de la mer, apportant quelques bruits, quelques odeurs de fin du jour.

  Lentement, Gemma mange les grains de raisin, les biscuits. L’eau pétillante coule dans sa gorge avec un bruit léger. Elle casse quelques amandes, en jette les coques entre les pierres. Des lézards, parfois, sortent de leurs trous, zigzaguent rapidement entre les touffes sèches. Le ciel est bleu intense maintenant, piqueté d’étoiles. Une lumière phosphorescente flotte au ras de l’eau, et l’on ne voit plus, sur les flancs de la montagne, que les taches des genêts et en haut, sur la crête, les deux masses des sémaphores pareilles à des ombres chinoises.

 

XVII  La Nuit.

 

 Gemma coupe des boules de romarin, en fait une brassée qu’elle dépose sur le sol de ciment, dans la grande pièce sombre. Elle craque une allumette, la bougie s’allume en crachotant, libérant des traînées de suif qui coulent sur les flancs de la bouteille. Elle fait un feu dans la cheminée. Elle aime l’odeur âcre du bois qui se consume, qui dégage l’arôme des fleurs, elle écoute le bruit de la sève qui parcourt les fibres, l’éclatement des pignes de pin en une gerbe d’étincelles.

  Sur sa couche de genêts et de romarin, elle roule son pull en guise de coussin. Elle s’allonge, en chien de fusil, tournée vers le feu qui jette de grandes ombres sur le mur. Elle n’a pas peur. Le feu éloigne les bêtes, les rôdeurs. Et puis elle sait qu’elle est seule dans la montagne, qu’à cette heure du jour les hommes sont rentrés dans leurs maisons de briques, qu’ils dorment ou regardent, au fond de leurs chambres, de grands écrans où dansent les images. Parfois elle se retourne pour exposer son dos à la brûlure du feu, pour voir aussi, au travers de la porte, le ciel qui fait tourner ses étoiles. Elle aperçoit aussi un bout du Fort, le rempart circulaire qui luit faiblement. Sans doute la lune est levée et a commencé sa course au dessus de la mer, des falaises, des villages et des villes où reposent les hommes aux yeux fatigués. La terre dort et les bruits se fondent, se perdent en de lentes ondulations, se retirent dans les creux, les failles, les gorges profondes.

 

 

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13 novembre 2013 3 13 /11 /novembre /2013 09:08

 

XIV   La voyeuse

 

 

  Gemma aime, dans sa cage de verdure, regarder la vie s’éployer en multiples mouvements, en paroles vives et gaies, sorte de pluie fine qui emplit l’air de brume, de cristaux où joue la lumière, où se tissent des chants venus de la ville tout au loin, de sourdes rumeurs, les frottements des coques de bateaux, des glissements d’eau sur les plages de sable. Elle est une voyeuse du monde, pareille à la vigie qui, du haut de son mât, découvre des terres et des îles nouvelles et des peuples à la peau lisse et brillante, aux longs yeux étrécis, aux pommettes hautes, aux fronts marqués de signes ; des peuples d’animaux aussi, des oiseaux au plumage vermeil, aux becs recourbés, aux pattes hautes et élancées qui chantent une langue inconnue et des colonnes d’insectes aux carapaces de feu, aux antennes immenses et volubiles, qui bâtissent des cônes de terre pareils à des cathédrales, des poissons-étoiles qui marchent sur les flots avec leurs milliers de pattes, des araignées géantes dont les yeux éclairent la nuit comme les pinceaux des phares, des arbres aux cheveux fous, aux troncs ocellés, aux mains aussi souples que des lianes.

  Perdue dans son rêve, au milieu de la montagne où souffle le vent semé d’embruns, Gemma, arrivée au bord du sommeil, ne distingue que de vagues formes glissant sur la ligne de crête. Il n’y a plus maintenant sur ce bout de terre, au milieu du ciel, qu’une tour sombre, quelques pierres en demi-cercle, quelques touffes maigres et hirsutes, quelques voix déchiquetées par le vent, que la vallée reprend. C’est comme un basculement, une perte, une disparition. Le soleil s’est incliné vers l’ouest, couleur de sang au milieu, couronne de flammes blanches tout autour. Dernière vive lumière avant que la montagne ne bascule dans l’ombre. Gemma passe derrière la Tour qui semble s’être allongée avant son repos nocturne. Elle longe un moment le chemin qui se dirige vers l’autre Tour, la Marsane, et s’incline ensuite vers le golfe. Elle choisit une large dalle où elle s’assoit pour apercevoir encore quelques secrets de la terre et du ciel. De la mer aussi qui s’est apaisée, immense cercle bleu accroché au pied de la montagne. Plus rien ne semble bouger à l’approche du crépuscule, sauf les goélands qui dessinent de larges courbes blanches au dessus de la colonne de lave de l’Arbèle.

 

 

XV   Le pinceau magique

 

 

  De son pull usé par les intempéries, Gemma sort le miroir trouvé au Balcon, projette son haleine sur la glace qui se remplit de buée, le lustre de ses mains polies à la façon d’un silex. Elle l’oriente vers le soleil. Des rayons s’y accrochent, qui rebondissent vers le ciel. Alors la visiteuse d’Albère, comme ce matin sur les poutres du Fort, s’amuse à projeter les taches de lumière, semblables à l’éclat de pièces de monnaie. A la façon des goélands qu’elle connaît si bien, elle prend possession de son territoire comme ils le font des rochers criblés de trous. Partant de la crique de Pauseilles où flottent encore les canots des plongeurs sous-marins, elle dirige le faisceau vers les bâtiments ruinés de la fabrique d’explosifs, parcourt une plage déserte où battent quelques toiles rondes, puis contourne un massif de pins parasols, le bâtiment en escalier du Centre hélio-marin, suit le virage de la route, redescend vers la crique des Elmes, éclaire d’abord le parking de l’hôtel, puis le restaurant aux larges baies qui donnent sur le large, puis les rochers en pente vers les profondeurs marines, le promontoire qui surplombe l’eau, le chaos de blocs devant la grotte qui est son repaire à elle, sorte de refuge profond et ombreux, image inversée mais semblable à celle de l’aire de l’aigle royal, isolée, inaccessible, qu’on ne peut rejoindre que par la mer ou par la Roche aux Goélands, au risque de se briser le cou, puis le port de Blanuys, ses maisons entassées qui commencent à se perdre dans les ombres mauves, puis les résidences étagées de Castell Béar, perdant enfin son pinceau magique sur les sommets qui plongent vers l’Espagne.

  Gemma s’amuse beaucoup à bâtir ce chemin étrange, à le faire sauter parmi les éboulis, au dessus des toits, sur les terrasses où les gens boivent du vin en fumant de longues cigarettes. Gemma se demande si, depuis la côte, des hommes, des enfants, des vieillards assis sur leurs bancs, appuyés sur leurs cannes noires, des gens derrière les vitres de leurs maisons, de vieilles dames au fond de leurs boutiques, des enfants dans des salles de classe ou dans les cours cernées de grillage, peuvent suivre des yeux la course du rond de lumière qui fait comme un œil magique et un peu inquiétant; s’ils abritent leurs paupières derrière leurs mains à cause de l’éblouissement et ça donne à Gemma l’impression d’une sorte de pouvoir dont personne ne peut percevoir l’origine, comme un secret qui viendrait de très loin. Et Gemma pense à ce secret qui ne peut se dévoiler, ne peut être emporté, doit rester là où on l’a trouvé, au milieu des herbes maigres où siffle le vent, des pierres rongées où glissent les couleuvres, près des Tours qu’on voit de très loin, depuis la mer, et qui ressemblent à des fées, parfois à des sorcières.

  On pose sur la terre le miroir où son visage est une sorte de mirage au milieu des grains de poussière et des reflets du mica. De ses mains habituées à façonner des objets, à faire des frondes et des harpons, on rassemble des pierres qu’on met les unes sur les autres, à la façon d’un cairn, on y pose la glace, orientée vers la mer, les criques, les plages, les ports, on cale la base avec une plaque de schiste, on cherche la bonne direction par rapport au soleil, à sa course complète du nadir au zénith, on évite l’ombre portée de la Tour, on calcule la poussée du vent, on recule un peu sur le versant qui redescend vers le Balcon, on observe l’angle, l’inclinaison, l’incidence, on ne s’éloigne qu’avec la certitude que le miroitement du ciel sera perceptible de la terre, de l’eau, du domaine où vivent les hommes. On laisse alors la mince pellicule habitée de reflets sous la protection des étoiles, des hauts murs de pierre qui longent la côte.

 

 

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12 novembre 2013 2 12 /11 /novembre /2013 09:06

 

 

XIII   Les Passants

 

 

  Des bruits humains, des bruits de paroles mais elle n’entend que des sons, ne peut savoir ce qui se dit, un peu comme les mots étranges inscrits sur la porte de fer. Abritée par la Tour, elle se hasarde à regarder vers le versant exposé au levant. Des formes aux ombres courtes gravissent la pente, lentement, faisant des haltes successives. Deux enfants d’abord. Une fille de taille moyenne, un garçon plus petit. Deux adultes derrière, leurs parents sans doute, le père portant un sac à dos bleu, la mère un panier rouge. Gemma sait qu’elle peut continuer à regarder l’ascension du groupe sans crainte d’être repérée, à l’ombre d’Albère. Quand les promeneurs parviendront au troisième lacet avant la dernière montée, alors elle descendra sur le versant opposé, ira se cacher derrière les touffes de genêts. Elle pourra voir les visiteurs, les entendre sans qu’ils s’aperçoivent de sa présence. Il y aura, entre le groupe et elle, la distance nécessaire. On ne lui volera rien. Ni son regard, ni la Tour, ni le Fort, ni la vue sur la mer, ni le golfe qui s’étend si loin, au nord, vers les grandes salines, ni les montagnes violettes au sud qui résonnent déjà des bruits de l’Espagne, du chant des perruches dans les têtes des palmiers, du balancement des bateaux dans les canaux de la marina, du cri des aigrettes dans la Réserve de l’Emporda.

   Cela, les salines du nord, l’Espagne derrière la frontière, elle ne les connaît pas, mais les pêcheurs qui jettent les filets dans la crique lui ont tout raconté et c’est un peu comme si elle y était allée, si elle avait vu les rectangles d’eau étincelants de sel, les hérons et les biches traversant la lagune dans l’air bleu et brumeux du petit matin.Et sur les gens qui voyagent beaucoup, qui traversent les mers, qui volent dans des avions, qui parcourent les savanes, les déserts, elle a le privilège du rêve car elle pense qu’on ne peut rêver que de choses imaginaires, non de ce qu’on a vu car, de cela, il ne reste jamais guère plus qu’un peu d’air sorti d’une outre dont on aurait pressé les flancs jusqu’à les faire se rejoindre.  Les promeneurs sont arrivés sur les pierres usées devant Albère. Ils s’arrêtent d’abord, soufflent longtemps, regardent l’horizon circulaire, les courants sur la mer semblables à des ruisseaux d’eau vive, la lente courbure du golfe tendue sous le vent, le flottement d’or des genêts, le clignotement blanc des bateaux dans le port, la disparition au sud, des montagnes sombres dans la brume d’été. Du sac bleu, le père sort des jumelles et regarde longuement le paysage si vaste qu’il croirait presque voir l’envers de la Terre, les îles lointaines, comme sur une immense mappemonde. Peut être, près du port, aperçoit-il le dos gris-bleu du dauphin dont le ventre, parfois, se confond avec les galets de la plage. L’air est vif, tout à coup, coupant comme la lame d’un silex, et les promeneurs s’habillent de blousons de toile, se réfugient derrière la Tour, semblable à l’immense tronc d’un baobab.                         

  De sa cachette, Gemma les observe, assise sur ses pieds, sans faire un mouvement. De temps en temps, pour mieux voir, elle écarte doucement les tiges des genêts et ça fait comme une sorte de halo jaune devant ses yeux, comme si le soleil s’était dispersé en des milliers de gouttelettes. Les enfants disposent en rond des dalles de schiste pour en faire des sièges, une pierre plus haute, au centre, pour la table. On s’assoit, on étire ses bras engourdis de fatigue, on cherche une position confortable. Le sac bleu est ouvert. On distribue des timbales, on y verse une eau claire gorgée de bulles, on boit de longues rasades qui calment un peu la soif. On coupe d’épaisses tranches de pain. On mange du jambon, du fromage, des œufs durs, des fruits, quelques biscuits. L’odeur de la nourriture, portée par le vent, se mélange aux senteurs épicées de la garrigue, traverse les fleurs jaunes, s’épanouit sur les lèvres sèches de Gemma, sur le contour de ses narines.

  Elle sent alors son estomac comme une poche vide, un antre déserté, une grotte humide en attente, où la marée déposera bientôt, comme dans les failles de la crique des Elmes, des algues, du plancton, de minuscules crustacés, des oursins, des moules à la coque noire et luisante. Mais Gemma, comme la grotte, vit au rythme de la mer. La nature lui a appris cette longue patience, ce jeu subtil du prédateur et de la proie où le guet lui-même anticipe le plaisir. Elle n’a pas faim vraiment et elle est comme la pieuvre, un simple repliement de tentacules, une dilatation de ventouses, un corps ramassé et disponible, tapi au fond d’un trou où la lumière ne parvient qu’en rampant. D’être là, simplement, les yeux dissimulés derrière une fente semblable au fil d’un rasoir, de surveiller les battements de l’eau, c’est comme ouvrir une coquille, en approcher le corail, en éprouver la douceur iodée. C’est un signe annonciateur qui se suffit à lui-même, dans lequel Gemma s’installe, prenant plaisir surtout à observer la scène, à anticiper le déroulement des gestes, à savoir que bientôt il ne restera plus, sur les dalles de pierre, que quelques épluchures, quelques fragments que bientôt les fourmis visiteront avant de les entasser dans leurs nids de brindilles et de terre.

  Ce qu’aime surtout Gemma, c’est entendre le rire clair du frère et de la sœur, la voix chantante de la mère, celle du père aussi, plus grave, qui parfois se mélange aux rafales de vent et alors on ne perçoit plus qu’un roulement pareil à celui des galets dans les vagues. Elle aime les mouvements vifs qu’ont les enfants, lorsque les mouches et les taons, les abeilles parfois, viennent tourner autour de leurs bras nus. Elle aime voir l’homme boire longuement au goulot de la bouteille et essuyer ses lèvres du revers de la main. Elle aime la façon qu’a le garçon de faire éclater les coques des amandes en les frappant d’une ardoise en forme de massue.

 

 

 

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11 novembre 2013 1 11 /11 /novembre /2013 10:47

 

XI   L’ascension

 

 

  Le sentier, dans son dernier parcours, s’élève brusquement, et Gemma respire à petits coups, un peu comme le fait un chien, s’arrêtant parfois pour reprendre son souffle. Le vent est violent maintenant, plaqué contre les rochers noirs qui escaladent le ciel. Il faut parfois s’accrocher aux racines, tirer sur ses bras, et il y a des petits points noirs qui dansent devant les yeux, de fines gouttes de sueur qui brûlent la peau. Albère est si près qu’on croirait presque la toucher de ses mains, mais la fatigue la fait reculer un peu plus à chaque pas. La Tour se découpe sur le ciel blanchi de chaleur. Une plate-forme de pierres que protège une rambarde rouillée, des parties manquent par endroits. La roche est usée comme d’avoir trop regardé le ciel ; lisse vers la mer, forée de trous vers la montagne.

  Gemma s’assoit un moment sur la dalle noire, met sa main en visière au dessus de son front, éblouie par la mer, immense plaque d’argent dont la courbe se perd à l’horizon. Des voitures, parfois, s’arrêtent le long du parapet du Fort. Des gens en descendent. Des touristes sans doute. Qui font de grands moulinets avec leurs bras, montent vers la barbacane où sont les canons, entrent dans la grande bâtisse. Des enfants, les bras en croix, sautent au dessus des créneaux en criant.

  Alors Gemma s’étonne de tous ces bruits, ces mouvement qui serpentent dans la garrigue en disant la vie des hommes, leur insouciance, leur désir immense de posséder la face lisse de l’eau, les promontoires de terre brune, les layons où glissent les lézards, le ciel tendu sous les assauts de l’air. Puis les voitures repartent et on les voit descendre lentement, comme de grands radeaux entre les rochers, on les perd parfois de vue, puis ressortent des failles avec des éclats de métal, rejoignant bientôt Port Vernant, ses larges avenues, ses grands bateaux blancs attachés aux môles de basalte, sa rangée de cafés aux terrasses ombragées où des parasols de toile bougent sous la brise, semblables à de grands tournesols.

 

 

XII   La Tour

 

 

  Le cœur de Gemma s’est calmé, sa respiration est plus régulière. Elle grimpe les quelques marches qui la séparent d’Albère. La Tour est imposante, constituée de blocs de roches brunes grossièrement taillés, que relient des joints de gravier gris. En bas, une lourde porte de métal interdit l’accès de l’édifice. Un panneau y est apposé, que Gemma ne lit pas. Les mots, pour elle, ne sont que des dessins muets, des empilements de signes. Elle aime bien la forme des lettres. Les pleins, les déliés, les pointes, les arrondis, les cercles, les lettres épaisses, celles qui sont penchées. C’est un peu comme du morse, comme une suite de sons abstraits, de percussions, de coups frappés sur des tubes de bambou. C’est un rythme pour les yeux, à la façon d’un collier de perles.

  Pour en connaître le secret, il faut aller dans de grandes salles, au milieu de beaucoup d’enfants et il y a, devant un tableau noir, une dame qui explique chaque signe, chaque assemblage de signes ; chaque mot, chaque assemblage de mots et alors on peut ouvrir de grands livres et y lire des histoires très savantes, des choses qui parlent de la terre et des arbres, des volcans, des fonds sous-marins, des étoiles et de plein d’autres connaissances, mais Gemma, ces choses-là, elle veut seulement les apprendre avec ses mains, avec sa peau, avec ses yeux, avec ses oreilles, en touchant, en goûtant, en observant, alors elle évite la ville, elle évite les écoles où l’on entasse les enfants, où on les emprisonne, où leurs jeux sont limités à des cours de ciment, de hautes grilles qu’ils quittent le soir pour les retrouver le lendemain et Gemma pense à ces enfants comme à des oiseaux en cage, à des souris blanches tournant continûment leur roue, à des perroquets savants qui vident le sac qu’on a rempli la veille.

  Gemma n’a pas lu les lettres blanches tracées sur le fond noir et c’est tant mieux car il lui reste un secret entier dont elle aura à faire le tour, dont elle rêvera peut être, ici, sur la garrigue, au milieu des touffes de lavande ou, plus tard, dans la grotte des Elmes. Ses yeux lui suffisent pour déchiffrer le monde, pour voir la Tour, percée en son milieu d’étroites fenêtres semblables à des meurtrières où s’engouffre le vent, pour distinguer, à contre-jour, paupières mi-closes, les antennes juchées au sommet et qui, vues de la mer, font comme des ailes de moulins qui auraient arrêté leur course en plein ciel. Ses oreilles la renseignent sur des rumeurs qui montent de l’eau, apportées par les rafales de vent.

 

 

 

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10 novembre 2013 7 10 /11 /novembre /2013 09:44

 

IX   L’imaginaire

 

 Gemma aime cela, cette réalité un peu lointaine qui maintient son attention en éveil. Un peu comme un enfant derrière une vitre, qui regarde les jouets de Noël et retire de cette paroi de verre sa seule jouissance : celle du désir différé. Il sait que l’objet, une fois dans sa main, perdrait toute forme de magie puisqu’il n’y aurait plus l’espace du rêve. Alors il préfère coller ses doigts à la vitre, écarquiller les yeux et imaginer, surtout imaginer.

  Gemma aussi imagine, vit d’images comme on vit d’eau, de soleil, de vent. Gemma s’imagine elle-même, se crée en quelque sorte, invente ses formes, ses mouvements, ses déplacements. Peut être n’est-elle que cela, Gemma, un empilement d’idées, d’émotions, de sensations, de perceptions. Peut être n’existe-t-elle pas vraiment, peut être n’est-elle qu’une vapeur à la surface de l’eau, une infinité de gouttes au milieu des nuages, un déplacement d’air, un souffle, une bulle d’écume ? Peut être n’est-elle qu’à la mesure de sa pensée, qu’elle se dissout quand elle dort, qu’elle disparaît, telle une racine dans l’épaisseur ombreuse de la terre ? Peut être ne sait-elle pas qu’elle « EST », qu’elle existe, qu’elle respire, semblable en cela aux veines de charbon au fond des puits, à la reptation des végétaux dans l’humus, au balancement des feuilles sous le vent, à la vibration des insectes dans la touffeur de la canopée.

 

X   Vision d’en haut

 

 Gemma a assez vu, assez regardé, elle veut bouger maintenant, sentir le sang courir sous sa peau, ses muscles se tendre, ses pieds nus se cambrer dans l’attitude de la marche. Elle attache son pull autour de sa taille. Elle est libre, elle n’a rien. Sauf la lumière, le vent, le sentier de poussière qui s’enroule en lacets vers la Tour. Elle a emporté le miroir. Elle n’a rien. Sauf son image au milieu des taches et des cassures de la glace. Elle ne l’a pas regardée. Elle sait que son visage y est gravé, qu’il est aussi réel que les pierres et les arbustes qui peuplent la garrigue. Depuis le départ du Fort, il n’y a plus de bitume, le chemin est escarpé, torturé, exposé à la violence du souffle marin, aux embruns venus de la mer, au soleil qui fait éclater les pierres. Des bruits atténués parviennent de la côte, roulement des voitures et des camions, grincement des trains sur les rails. Mais le monde est loin, très loin en bas et les gens sont de minuscules fourmis sur un coin de la Terre, hors de portée ; on n’entend pas leurs paroles, leurs mouvements sont à peine visibles, ils forment des colonnes dans les rues, des groupes devant les boutiques, de petits points noirs sur la ligne de la plage. C’est comme s’ils existaient par à-coups, par intermittence, sortes de petits pâtés d’encre, de virgules, de points de suspension, de tirets. De les voir si loin fait comme une dilatation de l’espace, image un peu irréelle, identique à celle d’un livre géant dont le vent tournerait les pages, si vite, qu’on n’aurait plus le temps d’y reconnaître les mots, de les assembler en phrases ; juste le bruissement du papier.

  Et c’est cela qui est bien, ce chuchotement si léger, si imperceptible qu’on peut y tisser une histoire, celle qu’on veut, même la plus lointaine, venue du pays où les nuages sont rois ; même la plus étrange, faite de la stridulation des cigales ; même la plus étonnante où les hommes sont des oiseaux aux ailes immenses, où les femmes-colibris butinent les corolles des fleurs, où les enfants sont des poissons d’argent dans des bassins d’eau verte. Laisser planer le monde comme un cerf-volant de papier dont la tête est au ciel, tout près des étoiles, le ventre gonflé de mistral, la longue queue fouettant l’air en des ondulations d’algues, sautant l’écume des vagues, lissant les galets des rivages jusqu’à la ligne où le regard ne porte plus.

  Montant le chemin où brillent les ardoises, où le mica s’allume en minces étincelles, Gemma est habitée de ce déploiement de l’espace, de cette tension qui bande son corps comme un arc-en-ciel, comme une arche sans limite, fille du ciel et de l’eau, immensément penchée au dessus de la Terre. Elle est alors cette vibration inaperçue, ce souffle suspendu, ce battement de pendule accordé à la marche du temps. C’est pour cela que les hommes ne la voient pas, qu’ils devinent seulement sa présence dans les mouvements de l’air, la chute de la pluie, la levée de la brume. Comme un filet de sable s’écoulant entre les doigts, l’image d’un rêve insaisissable.

 

 

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9 novembre 2013 6 09 /11 /novembre /2013 08:53

 

VI   La garrigue

 

 Gemma posa le miroir où flottait son image sur la dalle de pierre. Sa longue ascension l’avait fatiguée, elle sentait un creux au ventre. Elle descendit quelques marches, longea le mur semi-circulaire où alternaient, usés par le vent et l’air marin, merlons et créneaux, quelques uns encore pourvus de fûts de canons rouillés. Dès qu’elle s’en fut éloignée de quelques centaines de mètres, le Fort lui apparut à la manière d’un vieux bateau échoué sur des vagues de pierres. Elle remonta le lit d’un ruisseau presque à sec. Quelques filets d’eau coulaient entre des rocs ternes et érodés. Sur ses flancs, quelques maigres arbustes. Elle put y cueillir des baies violettes qu’elle mâcha longuement, buvant à même la flaque d’une conque. Un peu plus bas, un carré de terre partiellement clos de pierres, ancien jardin abandonné, était planté d’arbres fruitiers malingres et rongés de lichen. Des pommes jaunes et flétries, quelques amandes. Elle était habituée à ces repas frugaux qu’elle prenait, à n’importe quel moment de la journée, au hasard de ses trouvailles, se suffisant parfois de racines amères, de fades tubercules, de tiges anisées. Elle aimait mâchonner le fenouil, sentir le suc couler dans sa gorge, en recracher les parties fibreuses. Elle vivait au sein de la nature, au même titre qu’une espèce végétale, qu’une concrétion minérale et son corps, parfois, tanné par le vent, bruni par le soleil, se confondait avec les rochers, les algues, l’eau de mer, les troncs à la dérive. Elle était une sorte de flottement, une image entre deux eaux, un tremblement crépusculaire.

 

 VII   Les villes

 

 Les villes, elle les aimait aussi, mais comme on aime la pluie battante dans la chaleur de la mousson. Par contraste, pour la fraîcheur, l’étonnement, la fulguration. Les villes, elle ne les traversait que dans l’ombre portée des demi-lumières, dans la lente avancée de l’aube, dans le repliement du crépuscule. Elle entrait rarement dans le dédale des rues. Elle se contentait des franges, des marges, des lisières, des lignes bleues et grises des galets, tout près de la mer. Parfois, la nuit, elle s’aventurait le long des criques qui bordaient Blanuys, marchant à l’extrême limite de l’écume et des trouées des réverbères, immiscée dans la faille, poulpe aux aguets, prêt à replier ses tentacules. Elle ne se lassait pas alors, protégée par son cône d’ombre, de regarder les terrasses des cafés, le clignotement des néons, d’écouter les chansons sortant des grandes verrières, de sentir l’odeur poivrée des viandes grillées. L’eau lui venait à la bouche, plus par une sorte d’émotion que d’un désir du corps. Son plaisir naissait surtout des images qui pénétraient ses yeux, des effluves qui parcouraient sa peau, elle éprouvait vite un sentiment de satiété et regagnait  la crique qui abritait ses rêves. Lovée au creux des rochers elle recréait à nouveau la ville dans un genre de ravissement intérieur où se mêlaient les terrasses plantées d’agaves bleus, les bordures hérissées de pierres, les bancs de ciment près des plages de galets, le balancement des bateaux de pêche sur l’eau couleur de cendre, les visages brûlés par le soleil, les rires des enfants cascadant dans les ruelles étroites.

 

 VIII   Le jeu

 

 Aujourd’hui, assise sur le parapet du Fort qu’elle vient de regagner, c’est la première fois qu’elle voit la côte d’en haut, la ville, les anses, les presqu’îles, un peu comme on regarde une carte en relief ou le paysage miniature où roulent les trains des enfants, avec leurs signaux lumineux, leurs tunnels, leurs collines de carton, leurs barrières qui se lèvent et s’abaissent, leurs signaux rouges et blancs qui basculent, leurs gares aux marquises ajourées. Le soleil, au zénith, fait un gros disque jaune entouré d’un halo blanc. La lumière est bien droite, verticale, coulant à l’aplomb des toits, des murs, des trottoirs, délimitant le tracé des rues, soulignant les larges avenues bordées de platanes, s’accrochant aux bras des statues, glissant le long des mâts des voiliers. C’est alors un jeu, du haut de la montagne, de reconnaître les lieux, de les nommer, d’imaginer les itinéraires, d’anticiper les déplacements, les migrations des gens aussi minces que des fourmis. C’est à ce jeu que joue Gemma depuis son belvédère. Ses yeux mobiles, comme ceux des caméléons, ne se lassent pas de balayer la ligne d’horizon où passent les navires, de repérer sur le dos de la mer les sillages des bateaux de pêche, puis, vers la droite, le sentier du littoral montant au milieu des bouquets de pins, la descente sur Blanuys, les arcades de pierre qui soutiennent la falaise, la plage de galets où apparaît parfois Dolphy le dauphin, que les enfants appellent depuis la grève, les terrasses des cafés et des restaurants où glissent rapidement les serveurs en blanc et noir, les touristes avec leurs appareils photos, les enfants tenant leurs cornets de glace, le carrousel et son orgue de barbarie, le pont de ciment qui enjambe la Sioule, ses quelques filets d’eau encombrés de sable qui se heurtent aux premières vagues, le port de pêche aux barques bleues et blanches, les filets suspendus à des boules de verre, les longs voiliers tout blancs, longés de tubes qui étincellent, le Musée de la mer, ses vastes bassins où flottent les pieuvres, les carrés blancs des maisons vers Castell Béar, la voie ferrée, ses rails qui plongent dans la montagne, ressortent de l’autre côté, en Espagne, sur la paroi couverte de figuiers de barbarie.

 

 

 

 

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8 novembre 2013 5 08 /11 /novembre /2013 09:29

 

 

III   Les Ruines

 

 Elle entra dans les ruines pour s’abriter du vent et de la clarté. L’obscurité la surprit et faillit la faire chuter. Le sol était parsemé de gravats, de bouts de planches, de blocs de ciment pris dans des tiges de fer rouillé. Les murs sombres et humides étaient couverts de mousse et de lichen. Une odeur acide d’urine et d’iode flottait au milieu des éboulis, des cloisons éventrées. Elle traversa plusieurs pièces, évita des tessons de bouteilles, d’anciennes boîtes de conserve, des débris de plâtre et de carton. Elle passa sous le bâti d’une porte blanchie à la chaux. Quelques toiles d’araignée y étaient suspendues qu’elle chassa de la main. Elle déboucha sur une pièce obscure que n’éclairaient que d’étroites meurtrières. Quelques chiffons, de vieux journaux, une cheminée à montants de pierre d’où s’élevait l’odeur âcre des feux anciens.

 

 IV   Le miroir

 

   Sur la tablette de bois du manteau, des boîtes en métal, une bouteille couverte de suif avec un reste de bougie, un objet au brillant assourdi qu’un rayon de soleil vint, un instant, ranimer. Gemma  s’approcha du foyer encombré de cendres - ses yeux s’habituaient lentement à la pénombre -, parcourut la planche de ses doigts, saisit l’objet. C’était un miroir au tain piqueté de taches, traversé dans sa partie verticale, d’une longue fêlure. Du revers de son pull elle essuya la poussière qui se divisa en de longues traînées, à la façon d’une chevelure. Gemma revint dans la pièce attenante où le jour, maintenant, pénétrait en de larges coulées. Le miroir, éclairé de face, projeta au plafond un cercle lumineux qui parcourut les solives blanches ombrées de fumée. Elle s’en amusa, fit courir le faisceau sur le mur lépreux, le sol de ciment fissuré, l’orienta vers la pièce faiblement éclairée, sur l’âtre noir de suie, les boîtes rouillées, la bouteille verte maculée de perles laiteuses.

  Puis elle alla s’asseoir sur le seuil de pierres noires, au dessus du mur qui regardait la mer. Elle reprit son jeu et projeta le rond de lumière sur les touffes de romarin ; les maigres pousses de serpolet, le bleu des lavandes, le jaune éclatant des genêts. Elle pensa qu’elle avait bien fait de quitter sa crique de galets et de pierres trouées, de gravir la montagne où la lumière était si belle, où flottaient tant d’odeurs, où l’air était si pur, semblable à du cristal.

  Le soleil montait lentement dans le ciel, aspirant des traînées de vapeur, faisant éclore, de tous les creux de la garrigue, des nuées de papillons et chanter les oiseaux dans les taillis bordant les ravines.

 

 V   Le visage

 

 Au bout d’un moment, Gemma se lassa de faire bondir ses feux follets, posa le miroir sur ses genoux. Elle découvrit alors son visage. Pour la première fois. Sauf dans les flaques d’eau qui parsemaient sa crique, où parfois, elle avait aperçu son reflet tremblant, jamais aucun miroir ne lui avait renvoyé son image. Elle se découvrait elle-même comme un explorateur, jadis, pénétrait la forêt vierge. Au milieu des taches et des fêlures, ses traits apparaissaient, flous, comme une sorte d’estompe, de dessin au fusain. Puis les formes se précisaient, s’organisaient, se disposaient les unes par rapport aux autres. Le front d’abord. Lisse, bombé, où jouait la lumière. Les yeux en amande, bleutés dans la profondeur, irisés de vert tout autour. Les cils, longs, noirs, fins comme des pattes d’insectes. Les pommettes, hautes, cuivrées, à la peau fine et tendue. Les joues, légèrement creusées, aux reflets plus clairs. Les lèvres minces, arquées, couleur de mangue. Le menton à l’ovale adouci.

  La lumière qui montait dans le ciel, accentuait ses traits, creusait des ombres, imprimait des modulations. Son visage était mobile, comme l’eau de la mer, les ruisseaux des montagnes, la fuite du vent sur les collines. Les cheveux aussi variaient avec l’ascension du jour, un peu bleutés au dessus du front, longue tresse au noir profond sur le côté du visage, quelques mèches plus claires, presque cendrées aux extrémités, que retenait une écaille blanche.

 

 

 

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