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20 février 2013 3 20 /02 /février /2013 11:46

 

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Ici, nous chercherons moins à mettre en lumière les influences visibles de Renoir, de Toulouse-Lautrec, qu'à essayer de retrouver l'empreinte d'une époque, sinon d'un romantisme, d'une inclination de l'âme. Le thème de la fête, de la rencontre autour d'un verre est, d'emblée, posé dans une manière de nécessité dont nous ne saurions nous abstraire. Indubitablement, nous sommes présents, physiquement, parmi la triple évocation de la figure féminine. Nous osons quelque libation, déjà ivres au milieu des orbes colorés de la guinguette. Pas d'échappatoire possible. L'absinthe, nous la boirons jusqu'en son ultime goutte afin que rien ne soit soustrait à notre regard désirant, à notre soif d'immersion dans le sublime. Nous sommes habités de passion, nous vibrons, nous souffrons. Comment éviter une manière de transe alors que la grâce nous fait face, alors que la beauté est à disposition, préhensible, descendue parmi le peuple des hommes ? Nul rêve, même le plus fou, le plus éthéré, ne serait parvenu à produire de telles épiphanies.

  La belle "Veuve noire", au premier plan, nous entraîne dans sa propre volupté qu'abrite une troublante résille. Nous sommes pris dan une glu, nous sommes retenus derrière la pluie de flocons noirs. Mais quelle neige mortifère s'illustre-t-elle ainsi, quelle dramaturgie dont nous ne percevrions que les nervures superficielles ? Le regard est perdu, comme pour dire la douleur, l'inquiétude, peut-être la fièvre d'une possible rencontre. Et la "Blonde apparition" qui en est le contrepoint est-elle seulement présente en tant que figurante, qu'anonyme passagère ou bien confidente, ou bien rivale ? Teint d'argile, fragile biscuit pareil à la confondante énigme de la geisha. Nul secret ne saurait être mieux gardé qu'en cette abstraite beauté dont le masque, à lui seul, fait signe vers l'indicible. La vapeur des mousselines en témoigne, la brume des cheveux en est l'intime vibration. Et que l'arc ouvert des lèvres n'aille pas nous abuser, le langage est subliminal, pure efflorescence livrée à une esquisse surprise d'elle-même.

  Et cette carafe vide est-elle seulement présente pour nous révéler, symboliquement, le tarissement d'un langage, la dissolution des sentiments dans les mailles de l'exister ? Et la Forme noire, de dos, l'Inconnue, fait-elle partie de la même scène, joue-telle la même pièce ou bien son  apparition est-elle fermeture à ce que pourraient dire les Belles Isolées ? Le diadème épinglé aux cheveux semble assurer une certaine élégance, sinon une aristocratie, l'ample décolleté de la robe paraît une invite à de pures jouissances. Mais nous n'en saurons guère plus tant la falaise abrupte du dos est une occlusion, un renoncement à se dissoudre dans les supputations, les approximations qui, toujours, travestissent la vérité. Ainsi demeurerons-nous dans une parole à demi révélée, dans un clair-obscur dont nous ne pourrons sortir qu'à soustraire à nos yeux avides de savoir cette pure vision de ce qui, toujours, ne parle mieux que de l'intérieur d'une mutité.

 

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20 février 2013 3 20 /02 /février /2013 10:51

 

Brève méditation sur le temps

à partir

des Formes du temps

de

Michel Onfray

(Livre de Poche - Biblio essais)

 

 

     Quatrième de couverture :

On peut écrire sur le temps « par en haut », en technicien de la philosophie pure. Mais on peut aussi aborder la question « par en bas », en partant de la terre pour parvenir à quelques certitudes susceptibles d’être regardées – ce qui constitue une théorie au sens étymologique. Cette « théorie du sauternes » n’est donc pas à ranger dans le rayon gastronomie ou oenologie (encore que…) ; c’est un ouvrage d’ontologie – un texte qui s’interroge sur l’être des choses et qui se propose de le penser à partir du vin de Sauternes, ce vin de légende. Avec ce livre, Michel Onfray veut, à la façon d’un Gaston Bachelard, penser le réel à partir de ses manifestations. - (c'est moi qui souligne) - Des marnes du sous-sol au liquide dans le verre de cristal, on suit l’évolution d’un mystère qui va de la matière au délice. Un parcours qui n’est pas fait pour déplaire à Michel Onfray, ce métaphysicien de l’hédonisme.

    

     Le temps a toujours été une question pour l'homme puisque son essence ne peut en faire l'économie. Parler du temps c'est convoquer l'être, évoquer l'être c'est penser le temps. Autant dire qu'en ce domaine la perspective ontologique, non seulement est inévitable, mais en constitue les essentiels prolégomènes. Mais comment percevoir adéquatement ce qui se déroule sans même que nous en soyons alertés ? S'agit-il de philosopher, donc de nous porter vers "le haut" en considérant la réflexion de saint Thomas d'Aquin sur l'éternité ou bien, dans une approche plus phénoménologique, d'assigner à la conscience humaine la tâche de démêler l'écheveau du vécu par rapport à la création et à la transcendance divine ? Ou bien sommes-nous réduits, dans une manière terrienne proche de la glèbe, "par en bas", à nous en remettre aux diverses expériences que le quotidien nous fournit à foison, le plus souvent à notre insu et au travers desquelles, pourtant, il est toujours question de temps ? Car, par nature, le temps est un problème. En lui-même d'abord car il procède de l'insaisissable. En son rapport aux hommes, ensuite. Car comment percevoir cette énigme qui fait de l'Existant le sujet connaissant placé face à l'objet même de sa connaissance ? Comment se saisir du recul nécessaire à l'appréhension de la chose temporelle ? Cette dernière, à moins d'un recours aux ruses  dont la raison est familière, est difficilement perceptible. Entrelacés au temps, nous devenons muets et apatrides face aux différentes esquisses qu'il nous refuse à mesure qu'il les produit. Jamais il ne peut faire l'objet d'une représentation que nous poserions devant nous à loisir, prenant le soin d'en apprécier les fragments signifiants.

  Son empan est toujours trop vaste, confinant à l'éternité ou bien trop étroit se réfugiant dans la fente évanescente de l'instant. Pluralités temporelles dont la logique interne est celle de la disparition. Le temps géologique est un temps fossilisé dont les nautiles, ammonites et autres trilobites ne nous délivrent que quelques formes, donc des idées, lesquelles  induisent une intellection nous éloignant d'une saisie immédiate de ce que nous cherchons à désocculter. Le temps immanent du vécu, quant à lui, dissimule son intimité dans les plis inapparents de la psychologie ou de la physiologie. Sans cesse nous métabolisons de menus événements qui ne sont que des intervalles existentiels évoluant à bas bruit. Nous sommes ce que nous devenons, à notre corps défendant ou bien même consentant.

  Du macrocosme au microcosme, de la giration des étoiles à l'ennui relatif à notre situation dans une salle d'attente, fût-elle métaphorique, c'est toujours une question récurrente qui se pose, que bien souvent nous tâchons d'éviter et qui consiste à trouver une place fixe dans un univers en mouvement. Car trouver un lieu où séjourner sur Terre, c'est ménager une pause parmi les flux et reflux, c'est tracer par la pensée la quadrature qui, se recueillant, nous invite à faire halte parmi les choses, à faire du temps un outil nous donnant prise sur le monde. Pour éviter l'abstraction résultant de la fuite des jours, nous nous en remettons toujours à l'espace, à de l'espace, à du territoire, à du refuge qu'encadre une rassurante géométrie. La donation de l'espace est toujours de l'ordre d'une évidence, est toujours de la matière à portée de la main. Toujours une colline où faire porter notre regard. Toujours l'écoulement du fleuve. Toujours la ligne d'horizon pareille au repliement d'une question, laquelle trouve son épilogue dans sa circularité même. Pour cette raison, espace et temps fonctionnent comme une dyade primitive insécable, comme une monade plongeant continuellement dans le liquide amniotique d'où ils semblent issus d'un même germe, œuf primordial dont nous prenons acte faute de pouvoir en percer le secret.

 

     Le temps de Chronos.

 

  Le temps, nous voulons l'assigner à parler, à se montrer, à nous dévoiler ses rouages intimes. Alors nous le spatialisons, nous lui donnons un ustensile à partir duquel faire phénomène, combler notre entendement, jouer sur le registre de nos sensations primaires. Nous le confrontons aux éléments, facile symbolique dont ils seront les serviteurs. L'eau, dans la clepsydre, est le fleuve en miniature, son écoulement, sa ligne fuyant continûment, sorte de parabole de l'instant se logeant au cœur du renouvellement constant, inauguration d'un genre d'éternité. La terre, ou bien son équivalent de silice dans l'isthme du sablier, déroule son sillage que nous n'avons de cesse de retourner afin que le mouvement perpétuel fasse ses mille voltes fascinantes. L'air qui fait tourner l'hélice ou bien l'éolienne s'ingénie à nous restituer la caravane mobile des secondes  pareilles au rythme infini des  rotations, à leur cycle toujours renouvelé. Le crépitement du feu au sommet de la bûche, jaillissement circulaire d'étincelles nous installe dans un temps onirique, fusant, imprimant sur nos rétines une palpitation semblable à celle des étoiles.

  Mais le temps, nous le voulons encore plus précis, nous souhaitons en saisir la substance, mettre à jour l'âme qui en assure l'étonnante continuité. Alors nous inventons les horloges et leurs machineries complexes, comme si les rouages pouvaient, à eux seuls, nous restituer la magie de ce qui, par définition, demeure hors de portée. Rivés aux aiguilles, aux chiffres romains, aux menus repères selon lesquels les heures marquent leurs stations, nos yeux s'abreuvent à une source qui paraît inextinguible à force de régularité, d'obstination à parcourir le rituel manège du cercle refermé sur lui-même. Mais cela est encore insuffisant. Le temps nous voulons le pousser jusqu'en ses ultimes refuges, lui faire rendre son dernier jus, boire jusqu'à la lie son suc nourricier. Les arbres, pignons, fourchettes et autres cliquets sont des colifichets, des artifices qui nous cachent ce que notre curiosité voudrait mettre à jour. Alors nous expurgeons, allégeons, ôtons toute cette matière qui nous empêche de voir. La vraie manifestation est là, dans le dénuement, le dépouillement, la mise à nu, tout près de la vibration du photon.  La vérité est dans l'extrême simplicité des choses révélées, dans l'urgence digitale, dans la succession, le battement, l'oscillation de millions de signaux à la seconde, suite inimaginable de nombres et de chiffres, dans la déflagration de 0 et de 1, là où il n'y a plus rien que de l'abstraction, de la mathématique, des séquences sismiques en forme d'absolu. Seulement la vision humaine ne peut tutoyer cet abîme qu'à s'y précipiter et donc, à ôter tout discours qui rendrait signifiant cela qui s'abrite bien au-delà des galaxies. Car le secret est, étymologiquement parlant, "méta - physique", c'est-à-dire hors de portée et nul ne dispose de ce métalangage qui rendrait compte de cette méta-réalité.

  Mais l'Esseulé sur la Terre, scindant le temps, le clivant selon des milliers de feuillets de mica, en avait fait, ontologiquement, un être parmi tant d'autres, une simple buée se dissolvant parmi les affairements humains. On ne le percevait plus qu'à l'aune d'un utilitarisme, d'une fonctionnalité, d'un accident survenant épisodiquement dont on pourrait tirer profit. Ainsi les minutes devenaient-elles immanentes, commises aux tâches diverses, au commerce, à la fabrication de masse, au taylorisme, aux cadences folles dont Charlie Chaplin était la vivante et désarticulée icône  dans "Les temps modernes". Commis à la production, rangé dans les tiroirs cybernétiques, branché sur les automates, tout se déclinait sur le mode de Chronos, temps se confondant avec la mesure même, temps syncopé, désincarné, scansion d'une urgence à posséder, piller, livrer la Terre à l'insoumission de l'ego, à la cécité du profit. Ce temps qui n'en était plus un - lequel se conjugue de plus en plus au présent -, avait renoncé à toute sublimation, à toute quintessence, ne trouvant plus à se loger que dans des marges d'incertitude, lui qui, par destination devait gouverner, était gouverné. Ainsi s'originait une longue dérive par laquelle l'humanité croyait triompher alors qu'elle ne faisait que naviguer parmi les écueils, de Charybde en Scylla.

 

     Le Temps Artisanal.

 

  Il est un temps dont l'homme ne peut se détourner qu'à compromettre son essence. Nous voulons parler de cette succession d'instants qui ne peuvent s'évoquer qu'à l'aune de la rondeur, du soyeux, de l'écume. Pareillement à ce corail trouvant refuge au fond de la coquille afin que par sa dissimulation même puisse surgir au palais du goûteur l'inondation préalable à la dégustation vraie. Car le temps est si rare, si purement existant qu'il ne peut être qu'une libation, une ambroisie. Faute de cela il ne sera qu'un battement parmi d'autres, une simple résonance faisant son inaperçue confluence parmi les diastoles-systoles des remous et autres errances infiniment prosaïques. Le temps mérite mieux qu'une simple distraction. Le temps est un fruit précieux, disons une cerise pourpre, gonflée d'un suc magique, que nous tenons suspendue dans la parenthèse  désirante de notre arc de Cupidon. Déjà se dessinent sur nos papilles les trajets qui, bientôt, y imprimeront leur syntaxe d'émerveillement, leur sémantique ouverte aux déploiements multiples. Mais ce pourrait aussi bien être un chocolat à l'arôme très pur, exigeant une approche, oserions-nous dire une propédeutique ? Certes ce prédicat nous le convoquerons lorsqu'entre amis, près d'un feu de cheminée, scintilleront dans nos verres oblongs, les larmes de Dionysos lui-même dont le Sauternes, ce vin d'excellence, constitue la quintessence. Alors nous saurons que nous sommes parvenus au lieu où les choses signifient de manière singulière, nullement reproductible. Tout grand moment est unique. Le Sauternes n'est pas seulement une boisson qui prendrait place parmi les autres, comme par effraction. Sans doute n'appelle-t-il guère de solennité, pas plus qu'il n'autorise de cérémonial préparatoire à sa libation. Il suffit de le humer, de le déguster à petites gorgées comme un enfant le ferait d'une pomme à l'arôme acidulé et généreux. Une communion. Ô sans doute bien profane mais qui, cependant, n'exclut nullement le fait de s'y entendre. Et que l'on ne s'encombre nullement d'un précieux lexique œnologique, le langage suppléant parfois les manquements auxquels une boisson s'autorise, fût-elle signalée comme remarquable. Le Sauternes a juste besoin d'une attention vraie, d'une inclination de l'âme, d'une aptitude à lier les affinités entre elles. Le reste viendra avec aisance et naturel dès l'instant où le chatoiement visuel se métamorphosera en étonnement du palais. Car ce vin est une synthèse puissante d'un terroir, d'une eau, d'une moisissure, d'un élevage, d'une culture au sens premier de tailler un cep, ensuite de le fêter à la mesure de ce dont il nous fait l'offrande.

  Mais l'heure de la dégustation n'est pas encore venue. Au préalable il nous faut nous laisser aller à ressentir ce qu'un temps investi, veut dire pour celui qui essaie d'en pénétrer les arcanes. Le Sauternes est le contraire de ce temps chronologique, mesuré, déshumanisé dont, aujourd'hui, on habille la plupart des vanités mondaines. Le temps, bien loin de se prêter aux manipulations des équations, il faut le ramener à la densité de la terre, à sa compacité, à sa matière souple et généreuse, à sa chair intime. Retrouver le ventre prolifique qui donna la vie, dont l'homme s'arracha par pure nécessité, alors que l'abri était encore, pour lui, le plus sûr des refuges contre la barbarie. Confier son palais à une boisson de ce genre est une manière de sacralité, d'arche nous projetant par delà nous-mêmes au lieu de notre origine. Origine qui est fusion, dyade, sentiment de totalité. C'est à un tel ressourcement que nous convie toute ambroisie digne de ce nom.

  Et maintenant il convient, par la pensée, de rétrocéder, de faire un saut nous reconduisant au seuil des expériences premières de l'humanité. Portons-nous, d'abord, sur les rivages obscurs de Neandertal. Âge de pierre. Temps pierreux, gemmatique, occlus, replié ombilicalement sur lui-même. La durée est encore trop mêlée au minéral afin qu'elle puisse s'ériger, faire sens, orienter le destin des hommes vers une direction. L'homme est pareil à la nature qui l'entoure, grossier, compact. Ses bourrelets sus-orbitaux, sa démarche inclinée vers le sol le situent davantage dans la lignée zoomorphique que dans l'humaine. Il ne fait qu'un avec la sombre matérialité. Il faudra attendre longtemps, - rien au regard du géologique, une éternité pour l'homme -  avant que ne surgisse l'Homo sapiens sapiens et, avec lui, les premiers balbutiements qui constitueront les fondements de la future humanité. Plus rien de commun avec ses lointains ancêtres. Les linéaments de la signification se détachent de l'obscur originaire pour témoigner, dans la clarté, de la singularité de l'événement anthropologique. Prodigieuse efflorescence qui, par paliers successifs, va introduire le temps vrai, puis suivra une lente métamorphose au cours de laquelle le temps s'essentialisera. De pierreux qu'il était, il deviendra plus souple, ductile, malléable. Il deviendra terre. Celle avec laquelle Sapiens fera ses premières poteries, lesquelles seront bientôt destinées à recueillir les denrées. Ainsi naît le temps culturel que prolongera le temps artistique, les premières traces rupestres faisant leur apparition sur les cimaises primitives des cavernes. Ainsi s'ouvrira le temps symbolique. Celui des couleurs. Le blanc qui représente la pureté, la culmination, l'air. Le noir des ténèbres primordiales, mais aussi la Terre-Mère, l'obscurité des origines, le néant. Le rouge, symbole du sang, de la vie. Le jaune, solaire, figure de l'éternité. Le temps s'illustre de multiples façons : temps cyclique avec celui de la pêche, celui des migrations de troupeaux de rennes; cycle nycthéméral faisant se succéder les conquêtes du jour, les peurs de la nuit. Puis le temps sacré des rites saisonniers; le temps cosmique lié à l'observation des étoiles, des phases de la lune. Puis les rythmes de la musique, de la danse et celui de l'existence avec son alternance de vie et de mort auquel s'attachent les rites funéraires. Le temps muet de Neandertal est loin qui mêlait dans la plus totale confusion, hominidés, arborescences, peuple zoomorphe.

  Avec Sapiens s'initie une révolution copernicienne ayant pour origine l'émergence de la conscience du temps. L'outil modifie profondément la relation de l'homme à son milieu et, par voie de conséquence, l'épaisseur, la texture même du temps. Proies plus faciles à saisir, cultures devenant accessibles grâce à l'usage du bâton fouisseur. Quant au langage pariétal, les projections sur les murs des cavernes des mains, vulves et autres chamans sont la fusion de l'anthropos à même la matière. Les représentations animalières, chevaux, aurochs, cervidés, bouquetins; les pointes de flèches, ne représentent pas seulement une fiction mais sont un vecteur d'action sur la temporalité. Dès lors une scène déjà vécue peut prendre place sur les parois de calcite, une action future s'imager afin d'en anticiper les épisodes à venir. Quant au langage, fait humain princeps, il permet d'amener dans la présence ce qui s'en absente habituellement, de relater des expériences, de bâtir des projets. Il confère à l'Existant sa propre dimension, laquelle est de n'être qu'un dans un temps uniment rassemblé.

  Cette rapide incursion dans la préhistoire, si elle a le mérite de pointer quelques étapes de l'évolution, doit surtout mettre en valeur la nature de la relation qui  relie l'homme au temps. Bien loin des abstractions et de la technicité du temps chronologique, Sapiens est immergé dans un temps vécu, expérimenté, viscéral, humoral. Il en va de sa survie même. Temps de chair et de sang, temps rotulien et tendineux, temps tarsique et métatarsique, temps de la main et de l'œil, temps hautement incarné, l'homme de cette époque ne peut l'appréhender que de l'intérieur, à la manière d'un remuement existentiel, d'une boussole destinée à le mettre en chemin. A peine le limbique et le reptilien cèdent-ils du terrain que déjà le néocortex s'éploie en milliers d'éblouissements conscients. De Neandertal à Sapiens, de l'inconscient au conscient, de l'informe à la forme, de l'impensé à la pensée, ainsi s'invagine la temporalité au sein de l'humanité naissante. Jamais l'homme ne pourra s'écarter de ces traces qu'à renoncer à une part de son essence. La société industrielle, puis post-industrielle et déjà cybernétique semble avoir oublié cette leçon de l'ontogenèse, cette pure "distraction" la commettant à de bien hasardeux errements entre consommation frénétique et pseudo-communication itérative.

Seul l'homme dont les viscères sont pareils aux replis de la glaise et les jambes noueuses comme les ceps qu'il élève religieusement pouvait s'exonérer de cette aventure extra-temporelle dont les conduites d'aujourd'hui se font les chantres. Sauternes comme antidote d'une pure mathématisation du temps. Un temps "botrytique" s'opposant à un temps vulgaire, c'est ce que voudrait montrer la suite de ce texte.

 

     Le temps "botrytique".

 

  Nous l'avons déjà dit, le temps n'est jamais sans un lieu, sans une attache racinaire à un territoire. Or, en ce domaine, le Sauternes occupe un emplacement privilégié, placé sous l'œil des dieux, à la confluence des influences océaniques et des généreuses brumes de la Garonne et, surtout, du Ciron, minuscule affluent aux dons aussi multiples que rares. Et la géologie n'est pas en reste qui assemble savamment calcaires, grès, argiles et alluvions. Une habile synthèse dont le mystérieux "botrytis cinerea" se fera l'alchimiste.. C'est donc à partir d'un terroir bien doué, fécondé par une habile météorologie que s'exhaussera la boisson subtile. Mais revenons au Ciron, modeste ruisseau qu'on dirait tout droit sorti d'une fable de La Fontaine.

  "Plus au frais, parce que courant sous les arbres, dans les bois et les forêts, moins brutalisé par le soleil [que la Garonne], le Ciron se déploie sous un brouillard, le matin, quand la fraîcheur rentre en contact avec les premières chaleurs du soleil. Ces eaux en suspension, diffractées des milliards de fois dans l'air, donneront naissance au Botrytis cinerea, ce champignon sans lequel aucun vin de Sauternes ne se ferait."

                                                                                                            (M. Onfray p 50.)

 

   Ici, tout est dit du mystère dont l'ambroisie est le révélateur : une moisissure, donc une corruption, participant non seulement mais rendant possible la génération d'un vin aussi noble que généreux. Ici se croisent, s'affrontent comme en une lutte ontologiquement âpre et décisive les principes antagonistes, les forces immémoriales qui hantent et fondent les archétypes de l'humain. Eros pliant sous les coups de boutoir de Thanatos dont il ressort, non indemne, non glorieux, mais modestement triomphant, portant les stigmates de la rencontre mythique. Seulement ces stigmates sont nobles, seulement ces marques insignes donnent lieu, pouvoir et quintessence à la "grappe de raisin cendrée", traduction de la locution latine dont elle provient. Mais laissons-nous aller au  rêve car rien ne saurait mieux que la dérive onirique nous porter à la frontière, là où les choses se livrent à la sublime métamorphose.

 

 Nous sommes à l'intérieur du grain de raisin, nous sommes les grains eux-mêmes  alors que les brumes à peine naissantes dérivent sous le couvert des arbres. Au loin, porté par les pins aux aiguilles brillantes, l'air océanique fait son murmure léger, sa vibration d'abeille. Le jour n'est encore qu'un voile plié sur lui-même, en attente d'un événement. Tout semble figé, identiquement aux larmes de résine qui s'égouttent sur les troncs des grumes plantés dans le brouillard diaphane. Comme une hésitation de la lumière à rayonner, à dire la beauté à venir, le prodige du jour. Rien ne semble vraiment exister que ce suspens lui-même. Nos yeux ouverts boivent le liquide translucide que filtre l'enveloppe protectrice. Nous n'avons pourtant rien à craindre tellement une effraction paraît inconcevable, simple hypothèse pareille aux pépiements des oiseaux si discrets en cette heure indécise. Pourtant au-dessus du dôme dont nous nous habillons commencent à s'animer mille photons pressés. Soudain, alors que l'air se déplisse c'est comme un envahissement, une pluie de cendre, une cascade de flocons dorés. Nous bougeons si peu. Nous nous poussons même légèrement pour accueillir cet hôte de passage. Nous sentons notre ombilic s'emplir de résine, se dilater, des milliers de flux s'y croisent, des myriades de combinaisons s'y livrent à une curieuse et luxuriante alchimie. Nous sommes possédés de l'intérieur, tourneboulés et pourtant heureux de l'être. En même temps qu'étonnés. C'est, pour nous, le surgissement d'une aube nouvelle, le début d'une merveilleuse aventure. Ce qui, depuis la nuit des temps, nous était destiné vient de s'accomplir, nous portant bien au-delà de nous-mêmes sur les chemins des multiples libations des hommes. Tout alentour, alors que le soleil commence sa ligne courbe, nous percevons des voix, des cris, des rires, des chants. Le vignoble, autour de nous, est pourpre, enveloppé d'une clarté  semblable à un miel doré. Tout près de notre fontanelle nous entendons le cliquetis de ciseaux d'argent. Partout, parmi les étirements du brouillard, la traînée cendrée fait ses mouvances fécondantes. Nous sentons monter en nous comme une ivresse venue dire aux hommes la survenue de la merveille. Nous n'en sommes nullement maîtres. Nous sommes soumis à une volonté qui nous dépasse. Nous devenons autre. Nous devenons temps condensé, amassé sur lui-même, gros de significations multiples. Nous sommes une arche unique se déployant par-delà les continents afin que ceux qui nous ont élevés reçoivent des autres hommes les offrandes qu'ils méritent. Cependant ils n'attendent rien de plus, ces hommes de la terre, que cette forme oblongue, cendrée, par laquelle s'écoulera l'ambre jusqu'à rejoindre sa conque de verre que des doigts noueux emprisonneront à la façon d'un secret. Alors nous serons liquide, seulement, attendant d'être longuement infusé au contact souple du palais. Nous franchirons la barrière des lèvres alors que le Dégustant sentira, au centre de son corps façonné d'air et de soleil, la lente mais non moins exubérante montée d'une symphonie à nulle autre pareille. Nous entendrons les verres se choquer dans un joyeux tintement de cristal. Nous écouterons les glottes faire leur bruit d'ascension. Nous serons soudain arrivés à notre dernière demeure alors qu'autour de nous la cérémonie s'emplira de gestes heureux disant la joie du simple, du naturel, de la fierté du dressage du cep, de la domestication de la moisissure, de l'élevage et de la mise à l'abri dans le ventre luxueux des tonneaux cerclés de bois. Souvent, sur les tables du monde, refleurira le rituel. Profane pour certains, sacré pour d'autres, les laborieux, les  obstinés, les destinés à faire l'exceptionnel à partir de l'ordinaire, de l'humble. Mais combien se rendront compte, dégustant l'ambroisie, d'une manière d'acte transcendant qui a donné vie à ce pur moment de joie ? Combien retrouveront le temps originel, celui où les hommes le portaient chevillé au corps, attaché au mouvement de leurs mains, logé au centre de leurs pupilles, soudé à la pliure de leurs reins, arqué selon la courbure de leurs pieds ? Car, nous buvant, nous dégustant, ils ne se désaltéreront pas uniquement, c'est de l'homme qu'il logeront au creux de leurs papilles éblouies, c'est du temps comme fondement du sens, comme creuset de la passion. A nous apprécier, il faudra sûrement ce temps, ce bien si précieux; de la connaissance, cette exigence; de la curiosité, cette nécessité; de l'étonnement cette ressource sans laquelle la philosophie ne pourrait se réclamer d'aucune sagesse.  Car, parfois, boire et philosopher sont une seule et même chose.

 

  Ainsi pourrait s'exprimer le grain de raisin après sa mutation botrytique, une fois devenu ce médiateur scellant l'amitié entre les hommes. Mais  un tel lyrisme serait sans doute insoutenable à bien des oreilles contemporaines s'ouvrant à d'autres sirènes technologiques commises aux chiffres et à l'accumulation, donc au dénombrement, à l'aveuglement qui ne procède que par la sommation à l'infini des éléments entre eux. Or c'est à l'inverse que l'entendement doit s'exercer afin que se révèle, au creux des choses, leur charge de sens. Opérer par soustraction, revenir aux fondations, découvrir les racines. Un tel chemin à rebours est nécessaire afin que, débarrassé des pellicules contingentes qui la recouvrent, puisse apparaître l'essence depuis son centre de rayonnement. Du verre où s'illumine la boisson, retrancher toutes les facettes sociales, les conventions, les a priori, se disposer à l'antique "épochè", la merveilleuse mise entre parenthèses du monde, la suspension du jugement et le dépouiller jusqu'à ce qu'il  se dispose à ne dire que sa propre vérité. Parvenus à cet état de condensation, vous les "buveurs très illustres" serez rendus à votre contrée originelle, au pays dont vous provenez, là où le menu, le mince, l'événement inapparent se gonflent  et deviennent la seule raison pour laquelle, en ce moment élu, vous êtes venus sur Terre afin de  témoigner d'un temps précieux, rare entre tous, d'un temps dont vos lointains ancêtres, possiblement agriculteurs, tissaient leurs jours, ourdissaient leurs fils avant que le métier à tisser ne délivre son ouvrage. Retrouvez-le ce temps manuel, ce temps malléable, pareil à la boule d'argile que façonne le potier. Prenez du vide, du néant, entourez-le de parois, faites de son contenant bâti sur du rien quelque chose qui signifie, quelque chose d'où s'élèveront tous les langages du monde. Personne d'autre que vous pour bâtir cette Babel. Personne d'autre que vous pour façonner ce qui vous est octroyé comme une liberté sans pareille : ouvrir un monde et y projeter cette singularité dont vous êtes l'incontournable figure. Et jetez donc aux orties tous les dogmes, toutes les certitudes, tous les discours logiques qui ne font que précipiter votre effigie dans une fosse commune dont vous n'avez rien à espérer. Fuyez l'intellection et la mesure. Ôtez vos habits et foulez le vin de vos pieds encore lourds de glaise, soyez dionysiaque, échevelé, rouquin, parsemé de taches de rousseur, barbu à souhait, chauve hilare, Breton ou Cévenol, riez avec les filles nubiles lors des bacchanales, pressez de vos poings hédonistes les grains gonflés de désir pareillement à d'opulentes poitrines, fêtez la sublime nature selon un panthéisme où la source, le nuage, le vin, les arbres s'accouplent en une divine profusion, soyez chair contre la chair de l'autre, de la grappe, de la terre, peignez votre corps d'argile, tracez-y des bouquetins, des traits, des flèches pareilles au temps qui s'écoule, des points cycliques, des pointillés d'instants, ce temps corporel fait de votre propre chair vous appartient comme il appartient à tout ce qui vit, croît et cherche dans chaque coin de l'univers ce qui parle, chante, susurre, suggère. Et buvez donc un verre de Sauternes avec l'Ami, l'Amie et, dans cette libation, communiez longuement, savourez l'instant qui succède à l'instant dans son incomparable unicité car "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve." comme aimait à le dire Héraclite d'Ephèse.

 

     Extraits.

 

"Temps ontologique s'il en est un, ce temps de l'entropie et de la métamorphose, de la mort utilisée pour célébrer les fins de la vie, est à sa manière une ruse de la raison - ruse de raisin. Rien ne demeure en l'état, tout bouge, change, animé d'un irrésistible tropisme vers le néant. Dans cette fulgurance  vers l'anéantissement, cette esthétique de la disparition est aussi une éthique en tant qu'elle susurre la leçon des vanités picturales de toujours : de la pourriture même peut naître la transfiguration dont procèdent les belles œuvres - un vin comme une existence, mêmement."       (p. 63).

 

  "A Sauternes, le temps agricole demeure comme un vestige dans une époque tout entière dévolue aux dieux de la vitesse, de la mécanique, de la technique, de la productivité et de la rentabilité. Quand tout autour la machine s'est emballée, là restent les pratiques ancestrales du travail manuel qui supposent l'œil et l'intelligence du paysan, figure ontologique en même temps qu'historique. L'outil a métamorphosé l'homme, et cette transformation a produit un autre sujet. En revanche, à Sauternes on a continué dans le silence à célébrer la simplicité de l'agriculteur. Ici, le botrytis exige un homme ancestral, quasi préhistorique, à l'œil exercé comme celui d'un rapace."    (p. 67).

 

  Mais ce tour d'horizon ne serait pas complet s'il omettait de faire l'inventaire des multiples déclinaisons selon lesquelles le temps se manifeste à notre conscience, que Michel Onfray regroupe sous la rubrique de "Cartographie des temps visités" (par ordre d'apparition dans l'ouvrage) :

Temps généalogique - Temps immémorial - Temps géologique - Temps figé - Temps spatial - Temps primitif - Temps anarchique - Temps cyclique - Temps repérable - Temps séminal - Temps végétal - Temps tragique - Temps circulaire - Temps naturel - Temps culturel - Temps singulier - Temps panthéiste - Temps aléatoire - Temps météorologique - Temps climatologique - Temps ontologique - Temps négateur - Temps destructeur - Temps affirmateur - Temps fédérateur - Temps augustinien - Temps transfiguré - Temps ralenti - Temps modifié - Temps sculpté - Temps entropique - Temps agricole - Temps chronométré - Temps lent - Temps pressé - Temps irénique - Temps magique - Temps insipide - Temps technologique - Temps géorgique - Temps féodal - Temps alchimique - Temps chimique - Temps hédoniste - Temps dionysiaque - Temps spermatique - Temps élémentaire - Temps humain - Temps ouvragé - Temps magnifié - Temps transcendé - Temps sublimé - Temps local - Temps global - Temps ponctuel - Temps compressé - Temps quintessencié - Temps multiple.

 

     Temps de la critique.

 

   Ce sont ces esquisses phénoménologiques plurielles que l'Auteur nous propose dans un livre réduit par le format mais dense par le discours philosophique extrêmement argumenté  qui s'y développe. Ce n'est pas l'un de ses moindres mérites que de nous convier à ce banquet métaphysique en même temps qu'hédoniste, à partir du simple, de l'élémentaire, du sombrement contingent qu'est la figure du pourrissement, pour nous amener, dans une manière de transcendance, à tutoyer les cimaises du sublime.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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20 février 2013 3 20 /02 /février /2013 09:15

 

MALEVITCH

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20 février 2013 3 20 /02 /février /2013 09:12

 

DALI

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BACON

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A propos de La Guerre - JMG Le Clézio
dimanche 16 décembre 2012, par Jean-Paul Vialard 

©e-litterature.net


Les articles figurant sous la rubrique "PRE-TEXTES" n'ont pas pour rôle essentiel de résumer le contenu d'une œuvre ou d'en constituer une approche critique. Sous le titre de "PRE-TEXTE", il faut comprendre simplement une libre méditation sur quelques phrases empruntées à un Auteur, laquelle méditation a parfois à voir avec l'œuvre d'origine, mais parfois s'en éloigne sensiblement, cherchant seulement l'ouverture vers une possible écriture.

 

 

 

(Pré-Textes).

 

Autour de

LA GUERRE

de JMG. Le Clézio.

 Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 221)

 

 

"Assez. Ne plus voir cela, ne plus l'entendre.

Mais je ne suis rien.

Je ne suis qu'une bouche à mots,

qui fabrique ses phrases au hasard.

Et ces mots aussi sont devenus couteaux,

ils veulent tuer et détruire..."

 

 

ASSEZ. Ce mot, il faudrait l'écrire avec des MAJUSCULES, afin que les yeux, pour une fois dilatés, puissent le boire jusqu'à la lie.

Mais voyez donc la démesure dont il est porteur alors qu'on le croirait inoffensif, simple bulle se dissolvant dans l'infinie plasticité de l'air.

Mais voyez donc la manière dont le A pointe son glaive d'acier dans la vitre opaque du ciel. Une immense déchirure venue dire aux dieux la terrestre douleur. Jamais muette qu'à être ignorée.

Mais voyez donc l'amplitude de la bouche dont le A s'extrait à la mesure de forceps existentiels. Bouche immolée à sa propre profération. Le CRI d'Edward Munch y est entièrement contenu. Le cri-démesure, le cri-révolte qui révulse la chair, la retourne comme la calotte du poulpe. Après, il n'y a plus qu'une peau flasque faisant sa petite flaque dérisoire. Poussière inconséquente des Existants.

ASSEZ. Est-ce bien nous, les hommes, qui jetons en avant de nos silhouettes de carton-pâte cette manière d'imprécation ? Ou bien est-elle expulsée d'un mystérieux antre invisible, surgissement d'un outre-ciel, jaillissement d'une infra-terre dont nous ne percevrions même pas le tubéreux phénomène, la rhizomatique expansion alors que la glaise ne cesse de dériver sous nos pieds aux larges ventouses, alors que les nuées ouraniennes cernent de cendres nos fronts insoucieux ? Comment, du reste, pourrait-on bâtir la moindre hypothèse alors même que notre propre épiphanie nous échappe à mesure que nous essayons d'en définir, laborieusement, les contours ?

ASSEZ. Y a-t-il vraiment lieu de poser ce simple mot devant soi, cherchant à en faire l'exégèse ou bien vaudrait-il mieux passer notre chemin, nous contentant de progresser sans nous retourner sur notre ombre ? Les mots bâtisseurs des murailles infinies de la ziggourat humaine, édifiant la bruissante et complexe Tour de Babel, ne serait-il pas préférable de les laisser en repos afin qu'ils inclinent à se refermer sur leur ombilic de silence ?

C'est cela le langage, un fruit généreux, prolixe, polyphonique, immense grenade aux pépins gonflés d'une sève germinative qui ne demande qu'à s'écouler, à s'éployer en milliers de ruisseaux, manière de crosse de fougère dispersant dans l'azur son trop plein de significations, ses gemmes brillant de mille feux. Mais quelle confondante genèse est donc venue nous gratifier d'un tel don ? Dans quel but ? Selon quels projets ? Etait-ce, seulement, avec le souci de nous différencier de la plante, de l'animal, du rocher ?

Les premiers battements du langage articulé, fussent-ils simples grognements, étiques onomatopées se calquant sur les manifestations de la nature, vent, bruit du ressac, chant de l'oiseau, étaient déjà les premiers fondements de l'essence de l'homme. Communier, mettre en relation, établir le réseau des ramifications, des passages, des affinités, projeter au-devant de soi le soc de la raison, planter le coutre du jugement, incliner le versoir des sentiments. Aucune métaphore que l'agraire ne saurait mieux rendre compte de cette prodigieuse ouverture que constituerait bientôt, pour l'homo sapiens, la belle aventure du langage. Parler, dès lors, était le geste même de l'ensemencement, du symbole enfoui au cœur de la graine qui bientôt lèverait, se multiplierait à l'infini, supposant la récolte, sa mise à l'abri. Ainsi naîtrait la culture dans son double sens : confier à la terre le soin d'assurer la survie des hordes égarées sur des sentiers de famine, ensuite transcender la nature par la décision d'une conscience se différenciant de son obscure origine et surtout répandre à la surface du limon cette parole fécondante, à nulle autre pareille.

Bien sûr, on aurait pu se contenter de progresser sur les chemins du monde, semant de-ci, de-là, se livrant aux joies de la moisson, liant les gerbes, les assemblant en aimables faisceaux, battant le grain au fléau, l'apportant au moulin, le réduisant en farine, la mouillant pour en faire la pâte dont notre pain quotidien eût suffi à assurer notre juste bonheur. On aurait pu se satisfaire des mots, ne s'en servir qu'à la manière d'outils commodes, leur demander l'accomplissement de tâches ordinaires et se résoudre à n'en percevoir que leur entour, sans jamais chercher au-delà de ce que leur forme présentait à notre regard. Mais c'était sans compter sur une curiosité sans doute inscrite au sein de notre erratique finitude, laquelle, selon l'interprétation biblique, nous inclina à goûter le fruit de l'arbre de la connaissance, alors que s'ouvrait corrélativement, non seulement la conscience du péché, de la faute, mais la dimension d'insatiable besoin de savoir dont le langage serait le médiateur. Or, connaître, c'est d'abord lutter, ensuite se saisir des armes, couteaux, sagaies, pointes de flèche, tous objets symboliques destinés à forer la cuirasse compacte, opaque, dense du réel. Il n'y a pas d'autre alternative que celle de se saisir des mots, nos seules prises sur le monde, afin d'en faire des silex aigus destinés à percer l'opercule des choses.

Du moins les premiers balbutiements de la préhistoire se satisfaisaient-ils de cette facile évidence. On ouvrait l'antre de sa bouche, on mettait ses mains en porte-voix et la parole ricochait, appelant les tribus voisines, portant dans le vent l'urgence du désir d'accouplement, mettant en déroute l'animal sauvage dans sa prédation. Un langage inclus dans la sombre matérialité d'une condition non encore suffisamment dégagée de son roc biologique. Puis, le passage à l'histoire, s'il avait rendu l'usage des mots moins rudimentaire, moins asservi à la satisfaction de besoins immédiats, n'en conservait pas moins sa fonction quasiment magique. Le simple fait de proférer quelques sons, de les assembler en blocs signifiants, les assignait à faire surgir dans la présence ce qui, jusqu'alors, était dissimulé dans une indicible occultation.

"La nature aime à se cacher", énonçait Héraclite. Mais on pouvait la convoquer, la faire surgir, certes avec humilité mais toute vision de l'inconnu était simplement sublime. On disait "arbre" et l'arbre faisait glisser ses longues racines dans le tumulte de la glaise, hissait son tronc dans l'air limpide, étalait sa ramure au-dessus de ceux et de celles qui l'avaient convoqué à paraître. On disait "nuage" et les boules écumeuses glissaient sur l'arrondi des collines avec leur bruit de feutre. On disait "vent" et des milliers de minces filaments agitaient les ocelles des feuilles, les amenant à se manifester à la façon d'yeux étranges, curieux de notre propre dévoilement. Car tout ceci, arbre, feuilles, vent était animé d'une brève conscience à laquelle nous participions et il y avait alors entre la nature et les hommes la levée d'une grande arche invisible mais hautement présente. On était immergé dans les choses à seulement les nommer et les choses nous habitaient avec l'infinie certitude des passions simples. Tout cela coulait, faisait ses voltes, ses multitudes colorées, ses ramures et l'harmonie partout présente n'avait nul besoin d'être nommée pour être perçue : une respiration à la surface de l'exister, une sudation esquissée sur la peau du monde, un pollen aux spores légers qui inclinait aux plus douces rêveries.

Et tout ceci semblait tellement aller de soi qu'on ne se posait même pas la question de savoir quels étaient les fondements du langage, pourquoi il existait, ce qu'était sa véritable destinée. Il ne s'agissait, tout au plus, que d'un déplacement de corpuscules qui, en s'assemblant, structuraient le monde en lui donnant sens et manifestation. Comment, en effet, la simple pomme eût-elle pu avoir un semblant de réalité, si sa nature propre l'avait condamnée à n'être qu'un fruit, certes délicieux, mais rivé dans son être, si l'admirable langage ne lui avait offert le tremplin de son efflorescence ? Et l'homme parlant, proférant des mots, s'agitant selon phrases et déclamations diverses, gesticulant au milieu des agoras, invectivant ou bien rendant son dire lénifiant par l'usage de quelque artifice laudatif, lisant dans l'enceinte étroite de son logis les nouvelles du monde, eh bien l'homme ne s'entourait jamais que de sa singulière rumeur, laquelle faisait son petit bruit d'existence, ce dont il ne s'étonnait point puisqu'aussi bien parler n'est guère plus difficile que marcher ou cultiver son jardin. Et tant que la source s'alimentait à son inépuisable surgissement, le chemin emprunté par l'homme n'avait à subir aucune inflexion de l'ordre du simple questionnement. Mais alors, comment ne pas s'étonner devant une telle formulation :

 

"Et ces mots aussi sont devenus couteaux,

ils veulent tuer et détruire comme les autres."

 

Comment ne pas ressentir l'urgence qui se fait jour, au travers du langage, d'une prise de conscience qui n'a que trop tardé ? Et comment une telle assertion, saisissant la substance même des mots, l'amenuise, la lamine, au point d'en faire une métaphore tranchante, une simple lame commise à tuer ? Les mots qui nous sont si familiers, connaturels, revers d'une pièce dont nous sommes l'avers, fomenteraient-ils des complots à notre encontre ? Pire, seraient-ils des criminels en puissance dont notre nature, humaine et sublimement assumée - du moins convient-il d'en faire une hypothèse vraisemblable -, aurait à craindre ? En une certaine manière, le langage serait-il devenu, à notre insu, celui qui se dissimulerait afin de mieux consommer notre inévitable finitude ?

 

"Ne plus voir cela, ne plus l'entendre."

 

Serait-ce simplement l'homme qui s'exprimerait ainsi, désignant d'inquiétantes étrangetés qui ne cesseraient de l'assaillir ? Mais peu importe la nature de ce qui, pour lui, semble être souci immédiat - richesse et son envers; faim et satiété; envie; beauté et sa face cachée; puissance; domination; luttes intestines et guerres larvées -, tout ceci ne joue qu'à la manière de contingences aussi multiples qu'interchangeables. Mais prêter à l'homme, fût-il doué d'une maléfique puissance, la faculté d'ôter la vue et l'ouïe au peuple des voyants et des entendants reviendrait à lui confier une mission qui, par nature, ne peut que le dépasser. La décision d'occulter les fenêtres par lesquelles le monde lui apparaît, c'est-à-dire réduire l'univers à n'être que peau de chagrin suppose le recours à un empan bien plus vaste.

Seul le langage lui-même, seuls les mots ont le pouvoir de lancer dans l'espace de telles imprécations. Les mots, à l'origine, tout près du ruissellement initial, glissaient entre ciel et terre, sous le regard éployant des divins, au-dessus du piétinement des mortels. Car les mortels n'avaient pas encore été saisis de la transcendance du langage. Leur vue était trop basse, leurs préoccupations anatomiques, leurs aires limitées aux contours ténébreux de la grotte. Puis les sons les avaient atteints, s'étaient assemblés en syllabes, en mots, avaient conflué en phrases. Au début ç'avait même été de simples signes, de rapides traces - prémices de tout langage -, des mains négatives, des contours animaliers, des flèches, des points, des vulves, des déesses pléthoriques. Le langage pariétal, avant même d'être matière à savante exégèse, à subtile herméneutique, était matériellement atteint, fragment de roche, trace de terre sanguine, aplat de la main non encore réellement émergée de sa massive condition. Ce symbolisme "naïf", corporel, litho-anthropologique ressortissait davantage à l'une des manifestations premières de cette "phusis" dont les premiers penseurs grecs aimaient à dire qu'elle se voilait, logeant ainsi dans l'indicible, l'impensé, l'immense charge de mystère dont ils mesuraient avec un certain effroi l'incommensurable dimension.

Mais l'homme immergé dans la mondéité se soustrairait bientôt à cette réserve des premiers penseurs matinaux, faisant usage du langage d'une manière inconsidérée, l'inscrivant certes aux frontons des palais, mais le projetant aussi en des formulations parfois indigentes, maculant les murs des villes, gravant les écorces des arbres, l'agitant dans de bien étranges assemblées, l'abîmant en slogans délétères. Le Poème originel qu'avait été le langage s'était métamorphosé en prose immanente du monde, prose à partir de laquelle aucun essor n'était désormais plus possible. Donc, l'incantation appelant de ses vœux une surdi-cécité refermant les choses sur leur propre densité s'originait au langage lui-même. Or, si l'humaine condition n'en avait pas perçu la dimension à proprement parler poïétique, le langage créant de par son essence tous les étants qui venaient à paraître, il ne lui restait plus qu'à se mettre en retrait avant que tout ne bascule dans une cacophonie in-signifiante. Car l'homme, comme tous les existants sur terre, était tellement entrelacé au langage qu'il n'en percevait même plus l'étonnant et inépuisable surgissement. Mais, oubliant ses propres assises, il ne courait qu'à sa perte, à sa propre dissolution, à sa prochaine disparition parmi la multitude terrestre. De celle-ci, de sa prochaine et inévitable évanescence au milieu de l'horizon cendré du temps, il en avait une manière d'intuition, il en cultivait les linéaments d'une pré-compréhension sans toutefois l'amener à la clarté des évidences. Ou bien alors, parfois, surgissait l'éclair qui disait le néant lui-même, l'inconcevable, le non-pensable :

 

"Mais je ne suis rien."

 

 C'était cela que l'on était devenu, cette foncière inconsistance, cette silhouette privée de ses contours, cette feuille battue par le vent, privée de ses dernières nervures. Ainsi se dissolvait une immémoriale essence. L'homme n'avait été que cette tresse insoucieuse de s'en remettre à ses propres fondements, qu'une "bouche à mots" dispersant au vent les bannières du langage alors qu'elles eussent mérité de bien plus hautes assises. Cette assertion aussi elliptique que terrible, disant l'absence de toute chose, énonçant le vide en son absolue vacuité, on ne la proférait qu'à bas bruit, à l'orée d'une conscience brumeuse mal assurée d'elle-même. L'eût-on clamée parmi le peuple des sourds que ceux-ci, malgré leur infirmité, en eussent été atteints en leur tréfonds. Alors même que, par définition, une essence est toujours parfaite, accomplie, assurée de sa plénitude, il semblait que le coin du doute entamât l'épopée humaine, l'assignant aux rivages étriqués du "rien". Mais l'on ne profère jamais sa propre "in-existence" d'une manière gratuite, pas plus que sous l'impulsion de quelque provocation ou d'une fantaisie passagère.

Là où la bouche du néant soufflait son air froid, stationnait la concrétion humaine, simple et abstraite stalactite oublieuse de sa nature d'être parlant, laquelle était commise à proférer aux quatre horizons du ciel des paroles poétiques, celles-là mêmes qui assuraient la pensée de ses fondements les plus élevés, qui exhaussaient le verbe jusqu'en son essentialité, à savoir être le lieu éminent du sens, la flèche selon laquelle toute vie devenait existence, toute existence prenait essor vers un destin. Or la "bouche à mots" s'était laissé prendre dans les boucles et les spirales d'une étroitesse mondaine, confondant le langage des dieux avec un incontinent bavardage, se réfugiant dans la première curiosité qui lui tenait lieu d'éthique, n'écoutant le plus souvent que son propre bourdonnement entêté. Les discours obtus, repliés sur leur foncière insuffisance blessaient le ciel, maculaient la terre de leurs griffes absurdes.

Ainsi avait-on fabriqué "ses phrases au hasard", dans une manière d'élocution aphasique, de babil inconséquent, et l'on s'était confié aux remous, à l'écume, au miroir de l'eau plutôt que d'essayer d'en suivre un cours harmonieux, davantage orienté vers de réelles significations. Là, dans cet oublieux parcours, s'articulait la terrible déréliction de l'homme-jeté parmi l'existant à la manière d'un fétu de paille. Et la déréliction en l'homme n'était jamais que ce douloureux polemos, ce combat de tous les instants, cette disposition permanente à une guerre dont la finitude, le Néant, l'anéantissement, étaient le logique aboutissement. Le langage n'avait existé de tous temps qu'afin que quelque chose vienne à paraître et demeure en son existence même, accomplissant par cette seule permanence l'antidote du tragique et inconcevable vide où rien ne s'était encore informé.

Le langage transcendant le temps, l'espace, la nature, l'histoire, l'art et toutes les aventures humaines, n'ayant pas été suffisamment pris en garde par l'homme, le seul qui pouvait assurer son règne, le langage se retournait donc contre celui qui aurait dû en conserver le feu prométhéen, car "le peuple stupide habitait la guerre, et il ne le savait pas" (p. 223), or la Guerre ultime était celle des mots devenus"couteaux" , devenus hallebardes, yatagans partout disposés qui frappaient au hasard, voulaient détruire leur citadelle, faire s'écrouler les remparts, rejoindre le Néant, leur liberté originelle. Alors les hommes apeurés, les hommes à l'immense solitude s'étaient rués à l'assaut de Babel, "La Porte du Dieu", immense ruche au multiple langage, s'essayant à proférer les poèmes, cette forme quintessenciée de la parole, destinant leurs mains fiévreuses et inventives à la gravure, à l'inscription dans les tablettes d'argile des signes mystérieux de l'écriture, immersion de l'essence humaine à même la matière. Tout ceci se déroulait sous la figure du sacrifice, de la volonté de se racheter mais la décision venait trop tard, la guerre était lancée qui ne s'arrêterait plus, déroulerait ses anneaux, cernerait, jusqu'au dernier, le Peuple insoumis et inconscient.

Les garnisons de lettres affutaient leurs armes. Le C devenait faucille; le E trident, le F faux, le I javelot, le M massue, le O boulet, le P casse-tête, le S fouet, le V sagaie, le W hallebarde; les mots faisaient tourner leurs frondes, bandaient leurs arcs; les phrases lançaient leurs lianes de cuir au bout desquelles tournoyaient leurs chats à 9 queues. Nul ne pouvait échapper à cette malédiction, nul ne pouvait trouver abri dans quelque dialecte ou jargon que ce soit, le Verbe avait déserté la grande élévation babylonienne qui, maintenant ne tutoyait plus le ciel, privée qu'elle était de ses dieux. Des fondations de la cité mythique il ne restait plus qu'un tas de ruines fumantes, quelques fragments portant, gravés en eux, la mémoire de l'apocalypse, quelques tessons d'argile aux signes hermétiques. Les hiéroglyphes s'étaient refermés sur leur obscurité première, quelques Existants erraient parmi la multitude muette. Désormais il n'y aurait plus de fiction possible, plus de narration, plus d'homme. Rien que le Néant sur lequel ne s'imprimeraient même plus les fragiles anatomies à la parole éteinte.

 

"Je regarde, et voici, il n'y a plus d'hommes, et les oiseaux du ciel ont fui." (p. 222)

 

JMG Le Clézio, dans "La Guerre" ne semble pas nous dire autre chose que cet accueil dont l'homme est investi pour progresser dans le chemin d'une certaine vérité, celle-ci n'étant nullement dissociable de la liberté à laquelle nous souhaitons confier notre essence. Et, parmi les "choses" à mettre dans la lumière de la conscience, comment ignorer le langage dont les mots assurent, à notre pensée, ses fondements, à l'écriture les conditions mêmes de ce qu'elle cherche à nous dire au travers d'une fascinant et haletant poème ?

Si la guerre est une métaphore pour dire ce à quoi l'existence et l'Existant devraient se soustraire afin de ne pas succomber aux sortilèges des Temps Modernes, nul doute que le langage, le matériau même avec lequel l'Auteur nous conte sa fable, se situe au centre des préoccupations de tout écrivain. Béatrice B., l'étrange passagère de "La Guerre" cherche dans la matière même du langage une clé vers une possible liberté, car le "mal" est à évincer afin de sauver l'écriture d'un toujours possible naufrage.

 

 

Quatrième de couverture.

JMG Le Clézio - "LA GUERRE"

Collection "L'Imaginaire" - Gallimard. (1970).

 

" La guerre a commencé, personne ne sait où ni comment."

"En fait, elle a toujours existé, il y a eu des trêves, l'illusion de la paix, mais elle est destinée à être la compagne de l'homme. La catastrophe est permanente. Une jeune fille, Béatrice B. , promène son regard étonné sur le monde, elle sait qu'elle ne peut échapper ni à la lumière ni à la violence. Elle inspecte la matière en espérant trouver les mots, les signes, qui l'aideront à déceler le mal, qui l'aideront à conjurer le sort si un sursis lui est donné.
Sa longue promenade avec M. X. la conduit dans les endroits les plus fascinants et les plus familiers de notre société, qui prennent, sous son regard, une dimension extraordinaire. En défaisant leur mécanisme, Béatrice B. reconstruit une Genèse des temps modernes : les voitures, les autoroutes, les aérodromes, les grands magasins, les cafés, les boîtes de nuit, les cantines permettent à la nouvelle Pythie de l'Apocalypse d'exprimer sa vision de la guerre et de la paix, de la guerre et de l'amour."

 

 

 

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13 février 2013 3 13 /02 /février /2013 15:08

 

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10 février 2013 7 10 /02 /février /2013 16:54

 

                                                                                                                         Texte à la mémoire de GILBERT.

 

(…)   Considérons "Le chemin près de l'eau" dont nous sommes familiers, non seulement en raison de sa proximité mais en regard des affinités qui nous lient à son existence même. A partir de la mince passerelle qui enjambe l'Ouche, modeste ruisseau qui joue sa partition presque inapparente, engageons nous sur sa terre prolixe, mêlons nous à son sinueux déroulement, soyons herbe et poussière, feuille, brise d'air. Là seulement les choses nous assureront de leur être. Ne restons pas enclos dans une monade qui nous est si habituelle que nous ne voyons l'altérité, le différent, le hors-de-nous que par d'étroites meurtrières.

  Tout est là, immédiatement saisissable, préhensible, propice au déploiement des sens, aux translations de l'imaginaire, aux éclaboussures du rêve. Nous appliquant à marcher dans la juste mesure, nous sommes d'emblée auprès des choses, dans un rapport de familiarité, nous sommes comme envahis par la houle des eaux claires, submergés de clarté ouranienne, traversés de vent. Avec ce qui nous environne et toujours résiste dès l'instant où nous bandons, à son encontre, notre intellect, tendons notre raison, armons notre jugement critique, soyons plutôt dans une relation plénière, naturelle, pareillement à la lumière qui coule du ciel et fait son glacis sur la terre sans que le phénomène crée de division, de parcellisation. Tout uni dans une même respiration. (…)

 

(…)  Le chemin est indissociable, ici, de son double liquide. Entre la glaise et l'onde, une manière de gémellité, de réverbération, l'une appelant l'autre, l'une désirant l'autre, l'une étant l'autre jusqu'à la démesure : des sœurs siamoises soudées par l'ombilic, ce lieu à nul autre pareil venu dire aux choses leur appartenance aux immensités océaniques, là où l'air est si fluide qu'il se même à la vague, là où le socle de la terre est constamment frappé, bousculé, remué jusqu'en son tréfonds par les masses de l'origine, magnificence des lourdeurs abyssales toujours prêtes à dire le fondement des choses. Et le ruisseau, la terre modeste, le chemin inapparent n'échappent pas à ce grand rythme du monde, ils en sont partie intégrante, ils y participent, à leur manière de microcosme que le macrocosme rejette et appelle en même temps. Du moins cette mouvance infinie, cette polémique entre les éléments est-elle plus l'effet d'une inclination de l'homme à scinder, à catégoriser, plutôt que de chercher à percevoir l'immense harmonie qui fait de l'univers une simple coque de noix repliée sur ses cerneaux dont, bien évidemment, nous sommes partie prenante. (…)

 

(…)  Et, maintenant, il nous faut parler de l'île minuscule qui, en contrebas de la chute, entourée de deux bras d'eau vive, rochers de calcaire à la poupe, grand chêne majestueux planté vers le couchant, quelques arbrisseaux disséminés sur le plateau herbeux, cette île donc est le refuge d'une manière d'idéalité, l'abécédaire dont notre fantaisie joue afin d'en faire le lieu d'une possible utopie. Le microcosme n'a d'autre secret qu'une telle rencontre, laquelle éploie en un seul empan de la pensée, un unique geste de l'imaginaire, toutes les virtualités y trouvant leurs assises.

  Alors il faudrait dire toute la beauté, au levant, lorsque cette modeste langue de limon émerge du brouillard, que des gouttes tombent du chêne en rosée  scintillante, que l'eau luit de mille feux, les herbes s'allument d'éclats de verre, les rives flottent sur des filaments de lumière. Alors il faudrait inventer une manière de mince cosmogonie, faire émerger des rituels mystico-philosophiques adressant au monde leurs merveilleuses incantations; des processions d'hommes en tuniques blanche, de femmes dans des vêtures vaporeuses, les cheveux bordés d'un diadème étincelant; il faudrait entendre de souples symphonies mêlant leurs notes aux écoulements des vagues, des poèmes récités par des enfants habillés comme des pages; les îliens feraient le tour de leur royaume  pareils à des nuées d'abeilles aux abords des ruches et tout ceci dessinerait les contours d'une géopoétique venu dire la joie simple d'être là, au milieu de l'élément liquide, tout contre les feuilles denses de l'air, sous les arceaux verts de l'unique arbre, lequel serait, à la fois, arbre à prières, pilier central de l'univers, arbre de la connaissance levé dans l'obscurité matérielle, lourde, serrée de tout ce qui contraint et abuse, asservit et rabaisse, coupe et réduit à l'incompréhension. Car, depuis l'observatoire où nous sommes en tant que rêveurs éveillés, nous n'aurons pas seulement contribué à façonner un nouveau monde, à lui imprimer de possibles modes d'être, nous aurons simplement fait croître l'espace d'un émerveillement, la meilleure lutte contre tous les étrécissements de la pensée, l'arme la plus efficace pour combattre les dogmes étroits, mettre à mal les pétitions de principe, les conduites véreuses, les sentiments en forme de peau de chagrin. Ces lieux que crée notre mental, jamais nous ne les abandonnons avec insouciance, jamais nous ne en séparons avec la paix de l'âme. La chute est  rude qui, toujours, suit l'ascension de l'intellect en de fleurissantes et riantes contrées. (…)

 

(…)  Tendons l'oreille afin que rien ne nous échappe. La voilà celle que nous attendions, elle est si rare. Une souple modulation, un "tiou tiou tiout" à peine audible, par trilles successives de trois émissions alors que le calme est partout installé. "Tiou tiou tiout", ce si beau chant résonne longuement en nous, à la façon d'une comptine d'enfant, d'une innocente bluette qui, bientôt, ne sera plus qu'un vague songe d'été, peut-être une simple hallucination d'une conscience égarée, abusée par une journée de fournaise. Et pourtant nous les voyons bien les trois oiseaux magiques, les si belles et énigmatiques huppes, les oiseaux sacrés, les Simorgh des anciens Perses. Oiseau mythique en même temps que mystique auquel  le célèbre Sohrawardî, figure centrale de la  philosophie néo-platonicienne du XII° siècle, a consacré une place éminente dans ses récits initiatiques. Merveilles d'interprétations ésotériques des textes du Coran, magnifique travail herméneutique qui, en dehors même de toute croyance, nous porte loin, vers des rivages inconnus où rêve, imaginaire, merveilleux se fondent dans un identique creuset. Repris encore de nos jours dans la littérature et l'art, le thème du Simorgh est fécond, plein de significations multiples débouchant sur une réflexion de la place de l'homme dans l'univers. (…)

 

(…)  Esseulé, il ne vous reste plus qu'à reprendre votre bâton de pèlerin, espérant croiser en chemin de plus prolixes et fidèles hôtes. A peine avez-vous quitté les feuilles lancéolées et les cannes vertes que, de l'autre côté de l'Ouche, sur l'autre rive, s'agitent sous une brise légère les mêmes végétaux si élégants. Bientôt, parmi les luxuriances vertes, vous finissez par découvrir ce qui, au premier abord, ne paraît être qu'un simple amoncellement de pierres et qui, en fait, est une ancienne demeure abandonnée, le "Moulin du Bout du Monde". Envahi par les ronces, ligaturé de lianes, entouré par les fantaisies  des volubilis, ce Moulin n'est plus que l'ombre de lui-même, une maison ayant perdu son âme en même temps que ses habitants. D'eux, les hôtes de la maison sur l'eau, personne n'a gardé le souvenir, seulement des ombres fugitives. La piscine où, autrefois, devait s'ébattre une existence, se déployer une vie, constitue l'ordinaire de grenouilles bavardes faisant, les soirs d'été, leurs cris rauques gonflé d'eau. La façade croule sous les pampres et entortillements d'une sève active, la grande arcade - sans doute s'agit-il de la salle de séjour ? -, pourvue d'une vitre teintée disparaît presque sous les éclaboussures venant de la route qui la longe; les volets du premier étage font leur grincements aigus sous les assauts du vent; de vieilles  voitures envahies par l'herbe sont stationnées, pour l'éternité, semble-t-il,  sur une aire aux allures de terrain vague. Tout ici signe l'immobilité du temps, l'épilogue d'une aventure, peut-être une faille survenue dans le cours des jours. Selon l'expression habituelle, "la nature a repris ses droits", affirmant ainsi qu'elle est première, l'homme ne s'y invitant qu'après qu'elle lui a permis de faire sa trace. Les voitures rapides longent ce qui, bientôt, ne sera qu'une ruine, un amoncellement de pierres après que le toit se sera effondré. Les passants hâtent le pas. Les chiens au museau court passent en rasant les murs. Des meutes de papiers fous tourbillonnent. Des oiseaux glissent sur les lames d'air. La poussière fait ses volutes hautes. Seul le "Moulin du Bout du Monde" a arrêté sa course. On n'entend plus ses meules moudre le grain, la farine s'écouler de sa trémie blanche, on n'entend plus l'eau couler dans le chenal. Ici tout est repos dans une manière de silence têtu. (…)

 

(…)  Mais quittons donc à regret ce belvédère dont la vue porte au loin et revenons à de plus modestes cheminements. Nous sommes sur le sentier de castine en contrebas des rails, situé le plus souvent à l'ombre, dans une fraîcheur souveraine. L'humidité y a son règne, les orties leur terrain d'élection. Jamais le chemin n'a été aussi près de l'eau, dans une manière d'affinité qui se situe tout juste à la limite de la fusion. Mais il faut fermer les yeux, imaginer cet endroit le matin très tôt alors que l'aube commence à se préciser, que la lumière, au ras du sol spongieux, fait ses glissements , ses ondulations. Nul n'est encore levé et le chant des coqs, au loin, s'enlise dans les brumes naissantes. Le soleil, à l'est, derrière le rideau de peupliers s'annonce d'une manière allusive, pleine d'élégance et de retenue. La toile de la nuit est encore visible, accrochée aux buissons, laquant le minuscule bras de l'Ouche qui sommeille et chante si faiblement parmi les herbes d'eau.  A peine une respiration de l'air, un doux dépliement de voiles. Cette heure est si intangible, si fugitive qu'on en retient à peine la traînée de cendre dans l'entrelacs des doigts. Puis, insensiblement, la lumière répand ses cassures de mica sur l'arête des orties qui sortent de l'ombre bleue. A vrai dire cet instant est magique. la clarté ne vient pas d'en haut, du ciel, pour couler jusqu'à nous. Non, elle sourd des choses, les prend de l'intérieur, fait son ascension depuis les couches sombres du limon, s'enroule le long de la tige dont la hampe est lustrée, polie comme un étain, puis c'est au tour des poils de briller, d'apparaître à la manière de fines aiguilles de verre, puis les feuilles s'irisent comme saisies d'un frisson, aiguisant leurs dentelures jusqu'à la turgescence pour dire l'insistance  du jour à paraître. Bientôt, parmi les arbustes, les rameaux, autour des massifs sombres des végétaux, règne une agitation, une vibration alors que l'aube cède la place à une féerie à nulle autre pareille. Nous sortons d'un rêve, nous titubons, nos pas sont mal assurés, nous sommes encore pris de vertige. Puis, à la façon de mystérieuses ondes qui nous pousseraient, nous reprenons notre progression. Nous quittons un domaine enchanté pour entrer dans un autre. (…)

 

(…)  "Zamora", pour faire court, est un de ces immigrés ibériques venus chercher, en France, un travail qui faisait défaut à sa région, s'implantant, se mariant ici, fondant une famille, travaillant dur à Fanlac auprès des hauts fourneaux à l'époque de la métallurgie flamboyante, dans les deux sens du terme. Il n'en reste plus, aujourd'hui, qu'une manière d'activité de substitution qui s'époumone et menace, jour après jour, de disparaître. Zamora, chaque fois que nous nous sommes rencontrés - il fait, tous les jours son petit périple autour de l'île, s'asseyant régulièrement sur l'un des bancs afin d'y faire une pause -, nous a tenus le même discours sans doute un peu nostalgique, sans doute obsessionnel, sans doute sans concession. Les points saillants qui en ressortent s'égrènent immanquablement de cette manière : beaucoup de travail; jamais un jour d'absence; nombreux remplacements au pied levé des "fainéants" qui ne voulaient jamais travailler. Afin de faire diversion, nous lui parlons de son pays, de sa beauté, de son authenticité. Il acquiesce, sans doute plus par politesse que par intérêt. La Castille, autrefois, il y allait régulièrement pour retrouver la famille, les amis. Mais maintenant, l'âge aidant, il semble avoir été atteint d'une étrange amnésie lui faisant faire l'économie de souvenirs peut-être trop douloureux, à moins que son havre de paix actuel ne relègue au dernier plan un pays qu'il a quitté depuis si longtemps, qu'il ne s'imprime plus sur sa conscience qu'à titre de document, semblable en cela à un parchemin sur lequel seraient écrits, pour l'éternité, son patronyme, sa date de naissance, simples coordonnées topographiques sur une carte jaunie par les assauts du temps. C'est toujours un grand plaisir de faire la rencontre de ce gentil "radoteur" qui, malgré sa voix tonnante, ses jugements à l'emporte-pièce, n'en semble pas moins être le plus brave des hommes. L'existence reçoit aussi sa part de saveur, ses épices à nul autre pareils, de ces rencontres fortuites où, en l'espace de quelques mots, s'esquissent les racines et nervures de toute une vie.

  Sur ces considérations qui mériteraient bien mieux qu'une attention distraite, nous nous apprêtons à franchir à rebours la passerelle que nous avions empruntée au début, comme si ce parcours, à défaut d'être initiatique, ne faisait que dessiner la métaphore rapide de l'exister. (…)

 

 

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10 février 2013 7 10 /02 /février /2013 16:43

 

                                                                                           Texte à la mémoire de GILBERT.

 

Le parcours, maintenant bien entamé, ne tardera guère à trouver son épilogue. La Résidence des Aînés à peine quittée, l'on rejoint l'Île du Foulain, petite enclave de vie paisible, où tout semble se dérouler sur le mode de l'insouciance, pareillement  à un retour à une nature calme, authentique, telle qu'elle pouvait s'illustrer autrefois alors que la société industrielle n'avait pas encore essaimé son cortège de nuisances et semé son lot de défigurations. Quelques traces d'une légère urbanité cependant, sous l'espèce d'un chemin de castine, de bancs, d'une butte aménagée afin d'accueillir le jeu des enfants. Une sorte de "jardin public" incitant plus à une hasardeuse déambulation qu'à la pratique d'activités au cadre trop contraignant. Donc, finalement, une impression de liberté que viennent renforcer l'écoulement des eaux paisibles de l'Ouche et de son canal de dérivation, lequel alimente toujours le dernier Moulin que nous trouverons sur notre parcours. Mais son ample bâtisse, sa façade trouée de nombreuses fenêtres, ses dépendances ne résonnent plus du bruit des chutes d'eau, du grincement de la roue qui entrainait poulies et courroies afin que les métiers à tisser puissent faire leurs allers et retours entêtants de navettes, que la fabrication de papier y trouve matière à exister. Aujourd'hui tout a été entièrement rénové, laissant la place aux activités d'un centre social et d'un centre aéré.

  Souvent des personnes âgées du foyer proche viennent y faire un peu d'exercice de façon à ne pas sombrer dans une vie trop sédentaire privée d'exercice physique. Mais nous ne pouvons nous absenter de ce lieu sans faire une rapide incursion dans la Provincia de Zamora.  

Certes le bond surprendra qui nous aura conduits, tout droit, des riantes collines s'étendant aux environs de Saint-Prieur, jusque sur les terres de Castille et Léon, grand ouvertes à sur l'espace, portant fièrement de solides moulins à vent aux ailes immenses, de généreuses vignes, des mesas qui élèvent leurs barres de rochers vers le ciel. Mais "Provincia de Zamora", après être une magnifique région d'Espagne est aussi le sobriquet que j'ai attribué, en toute estime et "amitié" - nous nous connaissons si peu -, à un vieux monsieur âgé de 93 ans, grand, massif, au fort accent castillan, semblable en cela à la rudesse pleine de charme de son pays d'origine.

  "Zamora", pour faire court, est un de ces immigrés ibériques venus chercher, en France, un travail qui faisait défaut à sa région, s'implantant, se mariant ici, fondant une famille, travaillant dur à Fanlac auprès des hauts fourneaux à l'époque de la métallurgie flamboyante, dans les deux sens du terme. Il n'en reste plus, aujourd'hui, qu'une manière d'activité de substitution qui s'époumone et menace, jour après jour, de disparaître. Zamora, chaque fois que nous nous sommes rencontrés - il fait, tous les jours son petit périple autour de l'île, s'asseyant régulièrement sur l'un des bancs afin d'y faire une pause -, nous a tenus le même discours sans doute un peu nostalgique, sans doute obsessionnel, sans doute sans concession. Les points saillants qui en ressortent s'égrènent immanquablement de cette manière : beaucoup de travail; jamais un jour d'absence; nombreux remplacements au pied levé des "fainéants" qui ne voulaient jamais travailler. Afin de faire diversion, nous lui parlons de son pays, de sa beauté, de son authenticité. Il acquiesce, sans doute plus par politesse que par intérêt. La Castille, autrefois, il y allait régulièrement pour retrouver la famille, les amis. Mais maintenant, l'âge aidant, il semble avoir été atteint d'une étrange amnésie lui faisant faire l'économie de souvenirs peut-être trop douloureux, à moins que son havre de paix actuel ne relègue au dernier plan un pays qu'il a quitté depuis si longtemps, qu'il ne s'imprime plus sur sa conscience qu'à titre de document, semblable en cela à un parchemin sur lequel seraient écrits, pour l'éternité, son patronyme, sa date de naissance, simples coordonnées topographiques sur une carte jaunie par les assauts du temps. C'est toujours un grand plaisir de faire la rencontre de ce gentil "radoteur" qui, malgré sa voix tonnante, ses jugements à l'emporte-pièce, n'en semble pas moins être le plus brave des hommes. L'existence reçoit aussi sa part de saveur, ses épices à nul autre pareils, de ces rencontres fortuites où, en l'espace de quelques mots, s'esquissent les racines et nervures de toute une vie.

  Sur ces considérations qui mériteraient bien mieux qu'une attention distraite, nous nous apprêtons à franchir à rebours la passerelle que nous avions empruntée au début, comme si ce parcours, à défaut d'être initiatique, ne faisait que dessiner la métaphore rapide de l'exister.

 

 

 

 

 

 

 

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10 février 2013 7 10 /02 /février /2013 16:42

 

                                                                                            Texte à la mémoire de GILBERT.

 

 En regard de ce bucolique et champêtre paysage se situe le "Moulin-près-le-Pont", parallélépipède de pierres obturant le chenal de sa masse compacte. Des grilles de fer retiennent les branches, brindilles et autres débris végétaux, l'eau se frayant, parmi ces obstacles, un chemin qui la conduisait, antan, vers de lourdes meules, du moins peut-on le supposer, avant que la farine ne remplisse des sacs ventrus, parsemés de poudre blanche. Aujourd'hui, de cette activité ancienne, ne subsiste que le bruit de cataracte de l'eau surgissant devant le Moulin dans une sorte de petit amphithéâtre qui en amplifie le volume. Une barrière ferme l' accès d'une aire de terre battue. Souvent, derrière la herse de bois, un chien assoupi qui, par le plus grand des hasards, a reçu le nom épique de "Tartarin". Quelle justification s'attacherait à cette nomination aléatoire, sinon une pure fantaisie ? Car, du brave chasseur de lions dans les contrées algériennes, notre gentil quadrupède ne semble être nullement la projection. Encore que…chasseur de casquettes, compte tenu de son air bonasse ! Quoi qu'il en soit, plus jeune, chaque fois qu'il nous apercevait, Tartarin faisait le méchant, prenait sa grosse voix, cherchant à nous intimider en même temps qu'il indiquait les limites de son propre territoire. Mais le fringuant héros d'autrefois - on aura compris notre longue familiarité avec le chemin près de l'eau -, fatigué sans doute par les ans et les incessants piétinements de sentinelle, reste maintenant couché, tête légèrement relevée pour indiquer sa présence, mais muet, mais immobile. Et puis, entre vieilles connaissances, les signes de gratitude ne sont plus de marque, l'intention suffit. Rien, là-dedans, de l'impétuosité de Boxer, lequel semble, bien au contraire, faire de sa progression dans l'âge, un facteur d'accroissement de sa naturelle vitalité. Tartarin, pour l'avoir rencontré avec son maître hors de chez lui et l'avoir caressé à souhait est, si nous nous souvenons bien, un berger australien aux poils généreux, à la belle robe tricolore noire, blanche et feu, au regard doux qui ne demande guère autre chose qu'une compagnie passagère et un repos consécutif à la brève distraction de sa sieste.

  Entre deux rangées de buis à l'odeur forte et entêtante, nous remontons légèrement vers Saint-Prieur, puis replongeons vers l'Ouche que nous avions un instant délaissée. Ici s'ouvre un pré à la forme de douce colline, envahi de graminées ondulant sous le vent. En contrebas un court de tennis entouré de hautes clôtures, presque livré aux caprices du temps et, à côté, un modeste local de ciment où quelques amateurs de vélo se réunissent régulièrement avant de décider d'une prochaine randonnée. La petite reine a détrôné la raquette et les balles qui, il y a quelques années encore, faisaient la joie des fins de semaine et les causeries animées autour de la table. La mode est ainsi faite qu'elle n'est jamais autant elle-même que lorsqu'elle chasse celle qui l'a précédée ! Puis une ligne de gros rochers afin de tempérer la fougue des conducteurs et déjà se profile le long bâtimentles Aînés viennent finir leurs jours, tout près de l'écoulement paisible d'un petit bras de l'Ouche : aimable  métaphore du temps qui passe venant rencontrer la métaphore concrète, plus que réelle, de ce qu'il advient de  l'existence  lorsque les forces s'épuisent, que la flamme vacille. Deux rangées de balcons superposés. On y voit rarement leurs occupants, comme s'ils souhaitaient dévider le reste du fil de leur cocon à l'abri des regards. Au rez-de-chaussée de petits appartements pourvus d'un jardinet sur l'avant. Certains, tels l'Humaniste, y entretiennent quelques rosiers, quelques plantes rustiques, petites haies de romarin et de serpolet.

  Mais c'est de l'homme dont il faut parler, de celui qui, spontanément, s'applique le qualificatif "d'humaniste". Etrange ressourcement s'il en est, qui s'abreuve aux eaux  de la culture européenne, mobilisant les énergies en vue de diffuser le savoir, l'adhésion aux valeurs supérieures de libre-arbitre, de tolérance, d'indépendance, d'ouverture, de curiosité. On mesurera aisément l'ampleur de la tâche ! Mais l'humanisme peut-il se décréter aussi facilement ? Et, dans ce cas, n'est-il pas seulement le corollaire d'une pétition de principe ? Le sujet paraît d'une telle vastitude que nous renoncerions à le poursuivre avant même de l'avoir entrepris. Et pourtant, ne vaut-il pas la peine de s'y arrêter ? C'est si rare de rencontrer un tel type d'homme de modeste origine, ouvrier d'usine, camionneur sur les routes d'Europe, revenant enfin à son port d'attache, ici, sur ce lopin de terre en bordure de l'Ouche afin d'y trouver un juste repos.

  Mais parler d'humanisme ou bien d'existentialisme risque toujours de tutoyer les sphères d'une intellection, de se perdre dans les arcanes de l'abstraction. Alors il faut en revenir à de plus simples considérations, à la vie elle-même car nous ne saurions guère avoir d'autres points d'attache. Un jour, lors d'une de nos dérives songeuses sur le chemin près de l'eau, après que l'Humaniste nous aura vus accomplir ce périple régulier et quotidien, nous attendant dans l'espace étroit de son jardinet, l'homme vient à notre rencontre, quelques roses à la main, nous les offre sans autre forme de procès, se déclarant sur-le-champ habité d'une passion de l'autre, d'une nécessité de la rencontre, du désir de faire plaisir. Sans doute, dans un premier temps, cette magnifique spontanéité nous étonna-t-elle, les marques de reconnaissance de l'autre devenant, de nos jours,  portion congrue. S'ensuivit l'exposé et le résumé d'une vie simple passée à porter de lourdes charges à l'usine, puis ses longs parcours sur les routes d'Europe, puis l'âge de la retraite, puis le dos douloureux, usé par des années de dur labeur, la large ceinture de cuir dont il ne pouvait jamais se séparer, pas plus de jour que de nuit afin que sa colonne vertébrale fût maintenue dans une position supportable. Et, pour finir, la prochaine opération, délicate dans ces régions-là, puis l'obligatoire convalescence, puis le retour dans son petit appartement, là, tout près de l'Ouche, cadre dont il appréciait le charme un brin désuet, la touche bucolique. Depuis nous ne l'avons plus revu. Mais, pour l'avoir observé plusieurs fois, à la dérobée; depuis la rive opposée, nous avons su, d'emblée, qu'à sa manière cet homme avait sans doute cultivé, tout au long de sa vie, cette fibre humaniste dont il se réclamait, avec une certaine fierté, il faut bien le reconnaître.  Visage rieur, plissement du contour des yeux, mains largement ouvertes il était disponible, s'attachant la fidélité de ses voisins, partageant avec eux sa pitance, trinquant à la vie, cultivant son jardin dans les deux sens du terme, d'une manière agricole aussi bien qu'en affichant une large ouverture d'esprit, accomplissant tout cela avec calme et naturel, sans compromission ou bien affectation.

  Le chemin, quand il est parcouru avec le souci de comprendre, apporte de telles satisfactions qui sont d'autant plus appréciables qu'elles sont rares. La vie est faite de rencontres au long cours qui se nomment "amitié", mais aussi de ces minces bonheurs qui en constituent les indispensables épices. Un peu à la façon du corail qu'il faut aller débusquer au fond de la coquille après qu'on en a évité les dards multiples. Aussi  faut-il ne jamais désespérer de telles brèves illuminations. D'autres rapides affinités auront lieu qui nous mettront en présence de figures semblables à la fuite des comètes. De l'instant, toujours tirer l'intemporel.

 

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