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18 août 2013 7 18 /08 /août /2013 09:16

 

     L’ami ôté.

 

       ami 

 

Vous ne me voyez pas,

vous marchez avec hâte,

vers vos bureaux,

vos automates.

 

Vous ne me voyez pas,

vos pensées sont trop hautes,

elles n’aiment pas la terre

et son peuple-cloporte.

 

Vous ne me voyez pas

et pourtant vous connaissez

mon existence

qui occupe un recoin

de votre conscience.

Tout petit,

il est vrai.

 

Je suis l’homme-boîte

du caniveau trente-huit,

Rue de l’Amirauté.

Le domicile m’y a élu,

sans doute pour la vie,

pour la mort aussi,

qui, souvent, me défie.

 

Normal, me direz-vous,

la boîte qui m’abrite

est un avant-goût

du bois de sapin

qui habille les morts.

 

Ajustée à mon corps

elle en a la forme,

elle est l’évidence

du néant qui rôde

aux moments de silence.

 

Les jours de gelée blanche,

quand la place est déserte,

des voyageurs égarés

s’assoient sur le banc esseulé

en face de chez moi.

 

De ma lucarne

je les observe,

c’est mon spectacle,

mon loisir à moi.

Ils déplient une carte,

allument une cigarette

transie de froid.

Ils se réchauffent

à la fumée bleue.

 

Ils font craquer leurs doigts,

leurs jointures engourdies

font comme une mélodie

aux matins de noroît.

 

Ils voient, en face,

le café au rideau de perles.

Ils iront, tout à l’heure,

boire un moka

qui leur dira

qu’ils sont encore vivants,

qu’ils ont des amis de fortune,

des solidarités opportunes,

que la solitude,

ça n’existe pas.

 

Ils se réchauffent

à l’idée

de l’amitié

qui gravite à leur front.

Il suffit d’un café

et la vie

a des couleurs de fête.

 

Je vois, dans leurs yeux gris,

passer les flammes de l’espoir,

il y a de la buée

sur les vitres du troquet,

sans doute

des "je-t’aime"

sur des banquettes usées,

des mots qui flirtent

entre deux tasses de café.

 

Je vois tout cela

qui s’inscrit dans votre tête,

ça fait, autour de vos cheveux,

des bannières d’amour,

des guirlandes de feu.

 

Du fond de ma boîte noire

je ne suis pas jaloux,

votre bonheur

me fait du bien,

vous avez l’air

d’un Type sage

qui a quitté les siens

l’espace d’un voyage.

 

vous voir, comme ça,

sur votre banc,

J’ai pour vous

l’estime d’un amant.

Oh, non, ne croyez pas,

j’ai pas d’idées tordues,

je vous aime seulement

pour la lumière

qui brille

à vos pupilles.

 

Et puis, je vais vous dire,

j’aimerais pas être

à votre place

car alors

je n’aurais plus l’audace

de vous imaginer,

de sentir vos pensées,

de voir votre bonheur.

C’est un sentiment si rare

d’être l’observateur

des tropismes du cœur.

 

Oh, non, pas encore,

ne partez pas,

laissez-moi

faire le plein

de cette joie

qui, aujourd’hui, m’échoit.

 

Vous ne le savez pas

mais vous avez

ensoleillé

mon rectangle de bois

qui est mon chez-moi

comme vous avez

un chez-vous

où, j’en suis sûr,

il fait très doux.

 

Vous avez décroisé vos jambes,

regardé votre montre,

vous allez partir,

laisser votre place vide.

D’une pichenette

votre cigarette

fait, dans l’air,

une pirouette.

 

Vous avez

bien visé,

ayant aperçu,

avant de vous lever,

cette étrange boîte

au bord du caniveau.

 

Vous avez bien visé,

le mégot est entré

par la cheminée,

est tombé

entre mes pieds,

m’a un peu brûlé.

Je n’ai pas bougé

car, alors,

vous auriez deviné

une vie paumée,

une mélopée

de raté

dans ce nid

d’infortune.

 

Je ne sais pourquoi,

mais je vous prête

un grand cœur.

Vous m'auriez proposé

d’échanger

nos places

et vous seriez entré

dans mon palace

sans l’ombre d’un regret.

 

Alors, pour moi,

le monde aurait basculé,

je l’aurais

vu de haut,

habité

de gens normaux.

 

Je serais, moi aussi,

devenu

un homme pressé

qui ne prend plus

le temps de regarder

à ses pieds

battre le sang

des opprimés.

Je n’aurais eu,

pour horizon,

que l’espace

de mes ambitions.

Je serais devenu

trace infime

parmi le peuple anonyme,

privé d’identité,

foule

parmi la foule.

 

La porte du café

s’est refermée.

La vie,

un instant oubliée,

vous a repris

au cœur de la cité.

 

Le mégot est éteint.

J’en garde

la brûlure,

blessure

hagarde

en souvenir

de vous.

 

Jamais

vous ne le saurez,

mais, Rue de l’Amirauté,

au caniveau trente-huit,

dans sa boîte de bois,

un ami vous attend,

revenez

sur le banc

le faire rêver,

faute de quoi

la rue perdra

sa lettre quatrième

pour l’éternité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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17 août 2013 6 17 /08 /août /2013 09:27

 

  

  Aujourd'hui, Jules vous offre une petite incursion dans l'onto-métaphysique sartrienne, soit tout simplement le pur bonheur "d'exister", de "sortir du néant" et de dresser dans l'espace anthropologique la concrétion du projet et de la liberté. Bien évidemment ceci ne se fait pas dans une manière de déambulation hédoniste et il faudra, provisoirement (?), renoncer à l'arche polychrome de la roue des plaisirs. Seulement se placer dans la situation périlleuse, inconfortable de ce "garçon sans importance collective", dans le Jardin Public de Bouville, parmi les errances des bourgeois et les inconséquences de tous ordres, les contingences, les discours mondains et se disposer, dans une manière de quête de soi, de l'homme, de l'être, à faire face à la sombre et noueuse et complexe racine de marronnier qui, en une habile thèse métaphorique, en dit long sur les chausse-trapes de l'aventure humaine.

  L'absurde est là, monstrueusement soudé à sa compacité, à sa sourde reptation parmi les humeurs de l'humus alors que le monde, étréci à la dimension de "peau de chagrin" (à prendre au pied de la lettre), engoncé dans les mailles d'une matérialité étroite vous conduit dans la confondante aporie. Car "vivre" serait supportable, respirer, boire, manger, aimer, à la manière d'un simple métabolisme, du déploiement d'une crosse de fougère qui, sa vie durant, ne s'occuperait que de photosynthèse et de jeter les spores de la généalogie sur le sol de mousse et de bruyère.

  Seulement "exister" prend une autre dimension et la silhouette humaine, de simplement mobile et distraite, devient pensée affairée d'elle-même, conscience de ce qu'il y a à formuler comme question de l'ordre de la responsabilité, de la relation à l'autre, du rapport à l'être. L'homme-existentiel succédant à l'homme-contingent; l'homme-levé à l'homme-statique. Ceci, cette ouverture des significations essentielles ne se fait nullement à l'économie, il y faut de la participation, de l'engagement, de l'immersion jusque dans les replis de glaise, là où se devinent les fondements, les lignes de force, les rhizomes multiples disant le monde en sa luxuriante complexité.

  C'est racine soi-même qu'il faut consentir à devenir, c'est de l'intérieur des choses, de l'intérieur du banc, de la terre, du corps propres que doivent affluer les réflexions, les longues méditations. Alors le temps change de nature. Il n'est plus cette abstraction traversant l'espace de sa superbe, cette pure évanescence pareille à la fuite de l'éther, il est "une petite mare noire" faisant ses remous putrides, ses confluences étriquées. Des mailles enserrant l'individu, le prenant au gosier, en même temps que la souche s'amarre au corps, avec toute sa pesanteur, son inévitable évidence. Alors la respiration est à la peine, alors les rameaux, les efflorescences, les lianes de l'existentialisme s'invaginent en vous, colonisent votre esprit, cadenassent votre âme, ressortent par la fenêtre étroite de votre fontanelle langagière. Car il n'y a plus que cela qui vous assure d'une "relative" liberté, le langage, l'écriture dont l'essence est seule à même de s'opposer aux touffeurs de la matière noire, boueuse, à la fange qui, partout surgil et vous donne La Nausée. Ce dégoût, lorsqu'il a été expérimenté, dès l'instant où il s'annonce comme coalescent à votre condition, qu'il s'enracine dans la cage de votre thorax, vous coupe le souffle, il faut lui trouver un exutoire, une issue. La philosophie sera l'une des voies par lesquelles faire résurgence au plein jour, faire avancer dans le monde sa tremblante effigie de carton, se libérer du huis-clos de l'angoisse. La racine vous regardaitdepuis sa confondante excroissance et vous aliénait. "L'enfer, c'est les autres" proclamait Sartre. Sans doute en est-il ainsi puisqu'aussi bien ils limitent, parfois entravent notre liberté. L'enfer c'est, aussi, d'une manière plus générale toute altérité - la racine est une chose de cette sorte -, laquelle introduit en vous le dard du doute. Tant que l'on se perçoit un, autarcique, seulement lié à son propre événement, toute vie s'écoule à la façon "d'un long fleuve tranquille". Mais la racine - l'altérité- est là afin de vous faire percevoir la différence en vous. La finitude n'est que cela, la mise en œuvre de cette différence, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

  Les branquignoles de la Place du Marché, sous leurs faux airs de bonhommie et d'épicurisme immédiat, peuvent faire leur cette phrase du philosophe : "Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister". Leur Place en forme de conque amniotique, en forme d'île où se pose, d'une façon impérative la question de l'Autre, en raison du face à face qu'elle implique, tout ceci amènera ses protagonistes à se poser des questions dont, eux-mêmes, n'auraient jamais pu soupçonner l'insondable profondeur.

 

Une journée sur la Place : petite anthologie du quotidien.

  

  Somme toute, moi, Jules Labesse, humble porte-parole de la Confrérie, je vais essayer de vous décrire une journée ordinaire de notre association, et vous vous apercevrez bientôt qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat, que la banalité fait toujours dans le banal, et le routinier dans la routine et que notre petit groupe pourrait faire sa devise de la phrase de Céline que Sartre avait mise en exergue de"La Nausée", et qu'elle s'appliquerait à chacun de nous, sans exception aucune, qu'elle nous irait même comme un gant : "C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu". C'est vrai, notre importance est plus que relative et SariasCalestrel, même Simonet qui vole au-dessus du lot, on est tout juste des "INDIVIDUS", et c'est pour ça d'ailleurs qu'on revendique un nom, c'est seulement pour exister un peu.

 

La Nausée.

  

Et après tout c'est bien ce que Sartre avait dans la tête quand il a écrit "La Nausée", et tous les types dont il parle, toutes les choses que ses protagonistes rencontrent sont saisis de vertige tellement la vie leur paraît revêtir la figure de l'absurde. Roquentin, l'intellectuel qui n'éprouve de goût pour rien; la bourgeoisie de Bouville se conformant à des rites étriqués et à de pures conventions sociales; les corps humains qui apparaissent comme de dérisoires outres vides agitées de pulsions élémentaires et contradictoires; le Musée de la Ville qui n'est qu'une prétentieuse caricature de la civilisation; la célèbre racine  de marronnier qui surgit, dans le Jardin Public, entre les pieds de Roquentin, comme la concrétion du Néant, laquelle ouvre en lui la dimension de l'incontournable angoisse existentielle. Sauf que Sartre, de toutes ces constatations en forme de finitude, en a fait un chef-d'œuvre et le livre emblématique du mouvement existentialiste. Alors, après tout, même si on est pas l'écrivain du Flore lui-même, on peut bien en tricoter quelques unes de nos histoires ordinaires, peut être même que quelques lecteurs s'y reconnaîtront et si ça leur donne juste envie de lire ou de relire "La Nausée", alors, pour nous, le "Club des 7", pour moi, surtout, Jules Labesse, ce sera une grande satisfaction et si certains hésitent à se jeter à l'eau avec Jean-Paul, alors je vous fais cadeau d'une des plus belles pages de la littérature et de la philosophie du XX° siècle, et après qu'on a lu de telles phrases, on commence juste à comprendre ce qu'exister veut dire.

 


 La Racine.

 

Et c'est comme si la racine qui semble défier Roquentin, elle vous grimpait dans tout le corps et qu'elle s'épanouissait en rameaux noirs et persistants dans votre tête et vous n'aurez alors de cesse de veiller à sa croissance contenue, de mesurer son inéluctable progression, et vous sentez en vous cette incroyable force sylvestre qui, à tout instant, menace de sortir de vous par une simple brisure de votre fontanelle imaginaire et, alors, vous serez à la fois enserrés de l'extérieur, contraints de l'intérieur et votre existence ne sera plus que ce qu'elle a toujours été, l'immense métaphore métabolique d'une seule et unique poussée, celle du dedans confrontée à celle du dehors, et vous aurez conscience que pour endiguer cette mystérieuse force, vous n'aurez que la fragile paroi de votre peau anatomique et mentale, qu'à tout moment les choses peuvent s'inverser, que le monde peut subitement s'immiscer dans votre enveloppe corporelle, que votre sang, votre lymphe, vos muscles, vos viscères peuvent jaillir en plein jour avec la puissance d'une marée d'équinoxe et le sentiment de l'exister sera celui de ce subtil et fragile équilibre, de cette tension qui ne reçoit le nom de "vie" qu'à la mesure de sa permanence et que, pour apaiser cet invisible mais constant tumulte, vous ne disposez que de votre langage, seule réelle médiation entre cet inconnu que vous pressentez et qui vous oppresse comme une noire racine surgie des profondeurs de l'inconscient et menace constamment l'horizon de votre compréhension et de vos projets.

 

 

Roquentin.

 

  Pour fuir la "Racine-Néant"Roquentin ne s'y prend pas autrement. L'écriture, la création s'imposent alors à lui comme les voies incontournables pour échapper, momentanément, à l'absurde, ce qui revient à dire que le langage lui échoit comme une des formes possibles de la LIBERTE, sinon l'unique.

  Mais, avant de vous livrer le passage promis, je vous rassure, les deux bancs du "Club" sont solidement fixés sur les dalles de pierre et nul d'entre nous n'a encore vu la moindre racine jouer les périscopes et nous menacer de son invasion tentaculaire.

 

 

 

   

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

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16 août 2013 5 16 /08 /août /2013 16:13

 

Comment Aristote fut découvert.

 

 

  Sarias, Garcin et le reste de la bande n'étaient pas encore arrivés et ça permettait à l'affinité de circuler entre Bellonte et moi et, avec un peu de chance, on finirait de les baptiser nos colombins, et après on serait tranquilles. On reprit "Les Misérables" où on les avait laissés, on attribua le nom de THENARDIER à un vieux couple claudicant, à l'allure roublarde et malfaisante, qui attendait toujours que leurs compagnons aient le dos tourné pour venir leur soutirer leurs dernières victuailles; on affubla un autre, qui avait l'air inquisiteur sous son casque de plumes, du nom de JAVERT.

  Mais, à y regarder de plus près, ma première intuition se manifestait à nouveau et il y avait, à l'évidence, un pigeon qui ne pouvait entrer dans la case des "Misérables". C'était un individu à l'allure plus noble, plus aristocratique même, à la tête chenue, aux larges plumes couleur de cendre largement étalées sur sa gorge, qui n'étaient pas sans rappeler un conséquent collier de barbe, à la vue perçante et profonde nichée sous un front parcouru de sillons, avec des caroncules carmin bouffies d'intelligence, et il émanait de cette étrange silhouette, une énigmatique présence faite de sagesse et d'érudition à la fois, ce qui me transporta, à mon insu, vers Stagire, petite ville de Macédoine près du Mont Athos, d'où était originaire Aristote. M'adressant à Bellonte qui devait toujours se trouver dans le Paris triste et sordide du XIX° siècle, peut être du côté du couvent du Petit Picpus où Valjean se cachait en compagnie de Cosette :

Labesse. -  Bellonte, suis mon doigt du regard et tu verras, tout près de la cabine téléphonique, un pigeon pas comme les autres. Il est souvent à l'écart, un peu paumé et on dirait même préoccupé.

Bellonte. -  C'est vrai, Labesse, j'avais déjà remarqué. Il est plutôt solitaire et y a quand même chez lui quelque chose qui m'étonne.

Labesse. -  On aurait remarqué la même chose que ça me surprendrait pas, Bellonte ! Le pigeon en question, quand il roucoule, il a une voix pas comme les autres. Une voix voilée, sourde, souterraine, comme si elle soulevait des tapis de feuilles, se frayait un chemin au milieu des voiles, un peu comme elle le ferait pour sortir d'un labyrinthe. Et quand il chante, c'est comme s'il parlait et les autres pigeons l'écoutent en silence. Cette voix si particulière, si peu commune, si inattendue qu'elle fige le mouvement du monde, c'est tout simplement "la voix de la conscience", de l'intériorité qui remonte au grand jour. Tu sais, à mon avis, ce pigeon c'est ARISTOTE en personne et quand il roucoule et que ses plumes se gonflent comme une baudruche, c'est parce qu'elles sont saisies du souffle de la connaissance et que les choses veulent se dire au-dehors, qu'elles veulent échapper à la prison du corps, briser les bubons et les pustules qui parcourent la peau, trouver des issues, des orifices, des failles, car tu le sais bien Bellonte, quelque part c'est douloureux le savoir, ça entaille l'esprit, ça taraude l'âme, ça creuse les chairs et la parole et c'est peut être la seule façon qu'ont les hommes de jeter hors de leurs frontières le feu et les scories qui les habitent depuis la grande peur qui creusait les grottes et les cavernes de la préhistoire et qu'ils portent toujours en eux...et je vais te dire, Bellonte...

  Et voilà qu'au bout de la Rue de la Gare se pointe la massive silhouette de Pittacci, bientôt suivie de la plus frêle et plus élégante de Simonet et ça fait un peu penser à un kiwi auquel une cigogne emboîterait le pas, et si mes prévisions sont pas fausses, Garcin va pas tarder à débouler comme il le faisait à vingt ans en haut des collines de pierre dans les Aurès, et même il nous reste juste quelques minutes si, avec Bellonte, on veut finir l'inventaire des pigeons et d'ailleurs l'Antoine semble avoir été pris d'une transmission de ma propre pensée, en même temps que d'une frénésie de la parole et lui, qui est si calme d'habitude, il profère ses mots avec hâte, comme si la lézarde d'un séisme venait de couper le parking en deux et Bellonte me dit :

Bellonte. - Tu vois le petit à la gorge bleue et grise ? Y a qu'à l'appeler RASTIGNAC !

  Pour ma part, je voyais pas trop le rapport avec le petit provincial qui, dans le roman de Balzac, est monté faire son droit à Paris, sauf qu'en tant que pigeon-voyageur, il aurait bien pu venir d'Angoulême, mais le prétexte était bien mince pour en faire un des personnages de la "Comédie humaine".

Bellonte (comme pris de vertige) -  : Et l'autre à côté : VAUTRIN, puis l'autre encore : Le PERE GORIOT...

Labesse. -  Tu sais, Antoine, t'es allé un peu vite en besogne, ce me semble. Le pigeon que t'appelles "Rastignac", il a plutôt l'air modeste et satisfait de son sort et il me semble pas qu'il ait la volonté de puissance du personnage homonyme de la Comédie Humaine; quant à ton "Père Goriot", il me paraît plutôt fringant et dissipé et donc loin de ressembler à l'original et celui que tu nommes "Vautrin" devrait être un gaillard jovial, alors qu'en réalité, il semble se morfondre au milieu de quelques plumes qui l'habillent à la façon d'un iroquois !

  Bellonte, tu le sais bien, c'est pas le tout de balancer des noms sur les choses, il faut encore qu'ils tombent juste, les noms, qu'ils soient porteurs de sens, sinon ils résonnent un peu dans le vide et personne n'y prête plus attention à force de banalité. Tu en connais toi, des humains, qui s'étonnent encore des chiots qu'on appelle "Taïaut" et "Griset", des chatons qu'on nomme "Minou" ou "Patapouf", des serins qui répondent à la douce appellation de "Boule de plumes" ou de "John d'œuf" ? T'es bien trop avisé pour tomber dans un tel piège Antoine et tu sais bien que les noms sont censés dire quelque chose de nous, qu'ils sont faits pour nous distinguer de la meute, pour faire émerger notre individualité, notre originalité si, toutefois, cette notion a encore un sens dans ce temps de rabotage universel, de laminage à grande échelle où les moutons ressemblent à tous les autres moutons, avec la même laine sur le dos, où les hommes ressemblent à tous les autres hommes, avec les mêmes vêtures enserrées du conformisme, de la mode, de la standardisation.

  Bellonte, tu l'as compris, les mots ont une mission essentielle, celle de nous faire émerger de la gangue commune, de faire de nous des "êtres-debout", semblables à des menhirs qui dressent leur silhouette comme une vérité dans l'espace. Tu le sais tout autant que moi, Bellonte, et chaque individu sur la Terre le ressent au fond de sa conscience, à la façon d'un tremblement, mais ces choses sont si confusément liées à notre propre essence, sont si proches d'une révélation, d'une évidence, que, souvent, elles n'arrivent pas à se dire et se referment sur elles-mêmes, à la façon d'une racine prisonnière d'une dalle de pierre et vivent alors une vie végétative. Tu le sais, Bellonte, l'humanité n'a d'autre avenir que de puiser dans ses racines la force propre de s'accomplir, de rayonner, de porter le langage, d'investir le symbole, de transcender le quotidien...

  Et, emporté par mon lyrisme, j'avais quelque peu perdu le contact avec le réel et les hommes qui peuplaient habituellement notre quotidien et ces hommes de chair et de sang, concrets et visibles, étaient maintenant à portée de main et je ne doutais pas qu'ils allaient m'aider à retomber dans la pure immanence. Garcin, avec son habituelle élégance, m'y précipita, sans ménagement en déclarant : "Ces pigeons sont tous des cons et en plus ils posent leurs fientes partout et faudra dire au Mairequ'il s'adresse à la Société Colombophile pour nous débarrasser de ces nuisibles et d'ailleurs, les élections approchant..." Garcin en resta sur cette menace suprême, vira avec son journal quelques déjections qui ornaient le dossier comme des diamants une couronne royale, et s'assit sans autre forme de procès. Les autres, non sans avoir jeté au préalable un œil discret sur les traces blanchâtres qui persistaient, l'imitèrent.

 

 

 

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15 août 2013 4 15 /08 /août /2013 11:00

 

Sous la face, le réel.

 

  La Place d'Ouche ne serait pas ce qu'elle est en réalité, sans ses habituels occupants - les Branquignols -, mais aussi sans ses minuscules commerces, sans le Distributeur de billets de la banque d'Arcillac, mais aussi sans ses éternels pigeons et leurs roucoulements, leurs généreuses fientes, leurs neiges de plumes, leurs insistance à faire votre siège. Mais, voyez-vous, ceci est de peu d'importance au regard de tout ce que leur observation méticuleuse peut amener de compréhension. Pas seulement d'eux-mêmes, les gentils colombidés, mais par glissements sémantiques successifs, par habiles métonymies, de nous autres, les Hommes, les Femmes à la condition modeste qui peuplons la terre de nos égarements successifs. Car l'éthologie, cette belle science qui se met en quête d'en savoir un peu plus sur nos amis à deux ou quatre pattes, avec museaux, becs, queues en panache, l'éthologie, donc, nous en apprend plus sur nos mœurs, comportements, inclinations d'âmes que ne le permettraient, le plus souvent, nos rapides observations dans le miroir. Le très génial La Fontaine ne s'y était pas trompé, lui qui avait si finement décrit les us et coutumes zoologiques dont les humains devaient s'inspirer pour se construire les fondements d'une morale.

  Donc, si vous suivez bien les élucubrations des Copains sur les pigeons de la Place, non seulement vous en saurez un peu plus sur le sens des allées et venues des colombidés, mais aussi, mais surtout, sur vous-mêmes. L'éthologie VOLANT au secours de l'anthropologie. Comme pour dire la modestie à laquelle les hommes pourraient constamment s'abreuver, ceci remettant à sa juste place la très fameuse assertion de Protagoras selon laquelle "L'homme est la mesure de toutes choses." . Formule que nous serions bien inspirés, souvent, de reformuler, compte tenu de la persistance de la bête en nous, selon cette proposition-ci :"La bête est la mesure de l'homme.", tant il est vrai que sous le vernis de notre néocortex sommeille encore et souvent de manière sournoise, le limbique-reptilien, lequel est toujours prêt à déplier brusquement son corps de saurien, nous transformant en de dangereux prédateurs. De ceci nous devons être conscients afin de ne pas se réveiller sous les coups de boutoir du cauchemar majuscule, lorsqu'au petit matin, nous observant dans le miroir, nous n'y apercevrons que l'étroite fente verticale de notre œil, notre carapace d'écailles, notre longue queue crénelée, nos pattes arc-boutées sur une herse de griffes, notre denture en tenaille d'acier. Non, nous n'aurons pas rêvé. Nous aurons juste gratté, du bout de nos ongles inquisiteurs la surface du tain qui, jusqu'alors, ne reflétait de notre effigie que la face lisse et policée. Mais, plutôt que de continuer à me lire, pensant que je ne débite que des sornettes sans fondements, précipitez-vous donc devant vos psychés à la face luisante et interrogez-les sur le contenu qui s'y illustre. Vous ne manquerez pas d'être étonné(e)s !

 

 

 

 

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15 août 2013 4 15 /08 /août /2013 10:52

 

  La Place d'Ouche ne serait pas ce qu'elle est en réalité, sans ses habituels occupants - les Branquignols -, mais aussi sans ses minuscules commerces, sans le Distributeur de billets de la banque d'Arcillac, mais aussi sans ses éternels pigeons et leurs roucoulements, leurs généreuses fientes, leurs neiges de plumes, leurs insistance à faire votre siège. Mais, voyez-vous, ceci est de peu d'importance au regard de tout ce que leur observation méticuleuse peut amener de compréhension. Pas seulement d'eux-mêmes, les gentils colombidés, mais par glissements sémantiques successifs, par habiles métonymies, de nous autres, les Hommes, les Femmes à la condition modeste qui peuplons la terre de nos égarements successifs. Car l'éthologie, cette belle science qui se met en quête d'en savoir un peu plus sur nos amis à deux ou quatre pattes, avec museaux, becs, queues en panache, l'éthologie, donc, nous en apprend plus sur nos mœurs, comportements, inclinations d'âmes que ne le permettraient, le plus souvent, nos rapides observations dans le miroir. Le très génial La Fontaine ne s'y était pas trompé, lui qui avait si finement décrit les us et coutumes zoologiques dont les humains devaient s'inspirer pour se construire les fondements d'une morale.

  Donc, si vous suivez bien les élucubrations des Copains sur les pigeons de la Place, non seulement vous en saurez un peu plus sur le sens des allées et venues des colombidés, mais aussi, mais surtout, sur vous-mêmes. L'éthologie VOLANTau secours de l'anthropologie. Comme pour dire la modestie à laquelle les hommes pourraient constamment s'abreuver, ceci remettant à sa juste place la très fameuse assertion de Protagoras selon laquelle "L'homme est la mesure de toutes choses." . Formule que nous serions bien inspirés, souvent, de reformuler, compte tenu de la persistance de la bête en nous, selon cette proposition-ci :"La bête est la mesure de l'homme.", tant il est vrai que sous le vernis de notre néocortex sommeille encore et souvent de manière sournoise, le limbique-reptilien, lequel est toujours prêt à déplier brusquement son corps de saurien, nous transformant en de dangereux prédateurs. De ceci nous devons être conscients afin de ne pas se réveiller sous les coups de boutoir du cauchemar majuscule, lorsqu'au petit matin, nous observant dans le miroir, nous n'y apercevrons que l'étroite fente verticale de notre œil, notre carapace d'écailles, notre longue queue crénelée, nos pattes arc-boutées sur une herse de griffes, notre denture en tenaille d'acier. Non, nous n'aurons pas rêvé. Nous aurons juste gratté, du bout de nos ongles inquisiteurs la surface du tain qui, jusqu'alors, ne reflétait de notre effigie que la face lisse et policée. Mais, plutôt que de continuer à me lire, pensant que je ne débite que des sornettes sans fondements, précipitez-vous donc devant vos psychés à la face luisante et interrogez-les sur le contenu qui s'y illustre. Vous ne manquerez pas d'être étonné(e)s !

 

 

Démosthène, Pythagore, Aristote et les Autres.

 

 

  Un matin, qu'avec Bellonte on était arrivés avant le reste de la Compagnie et que la Place était déjà parcourue des allées et venues incessantes des pigeons, on a décidé de s'intéresser d'un peu plus près au sort des volatiles. Antoine avait apporté, dans une poche en papier, de vieux croûtons de pain qu'il avait déposés sur le banc vert et j'avais acheté, à leur intention, une poche de graines qui portait l'inscription "Oiseaux du ciel". D'ailleurs je voyais pas très bien pourquoi le fabricant avait rajouté "ciel", parce que, des oiseaux de la terre, à part les kiwis de Nouvelle Zélande, je voyais pas très bien où on pouvait en dénicher du côté d'Ouche et des environs.

  Et puis, à bien y réfléchir, j'ai pensé que l'ajout du mot "ciel" qui, à première vue, paraissait bien anodin, n'était pas aussi innocent qu'il y paraissait, et que distribuer des graines c'était peut être, dans l'esprit du grainetier, se prendre un peu pour Dieu qui, du haut du firmament, aurait dispensé aux rescapés de l'Arche de Noé de substantielles nourritures célestes. Mais c'était juste une interprétation et là n'était pas le sujet. Bien sûr, quand les pigeons nous ont vus, assis sur le banc avec les poches qui traînaient à côté de nous, ils ont pas été longs à se rappliquer et y avait même comme une neige de plumes qui s'abattait autour de nous et ça roucoulait tellement dans tous les sens que ça nous donnait un peu le tournis. Ça béquetait, ça voletait, ça faisait de la poussière, ça descendait et remontait vers les platanes et les lampadaires peints en rouge, ça faisait d'incessants trajets sur le ciment et les bordures des caniveaux, ça se posait parfois sur le banc où on était assis Bellonte et moi, ça nous amusait comme si on avait été au "Cirque Pinder" en train de regarder les otaries avec le ballon sur le nez et les singes savants avec leurs salopettes rouges.

  Puis, à force d'observer le spectacle, on a fini par se lasser et, soudain, j'ai eu une idée qui valait son pesant d'avoine et j'ai dit à Bellonte : "Tu sais ce qu'on devrait faire, Antoine ?" . "Non", il m'a répondu et j'ai repris aussitôt, "On devrait leur donner un nom à ces pigeons, comme ça on les confondrait plus et même des fois on pourrait parler d'eux en toute connaissance de cause; je sais pas toi, mais moi  j'ai besoin de mettre des étiquettes sur les choses pour m'y retrouver, c'est comme avec les Blacks, ils se ressemblent tellement tous que j'arrive jamais à me rappeler si c'est au Abdiou que je cause ou à son sosie Youssef".

  Alors, avec Antoine, on est restés un moment à observer les pigeons et, chacun de son côté, on gambergeait dans notre tête pour essayer de leur trouver un patronyme qui soit pas trop idiot, aux colombidés, qui ressemble pas, par exemple, à "Boule de plumes", "Bec rouge", "Roucoul", "Gorge bleue", et je suis sûr, ça vous fait penser à "Noiraud" et "Moïse" et c'est du pareil au même et c'est pourquoi, avec Bellonte on est bien restés un bon quart d'heure avant de porter nos cogitations sur les fonts baptismaux et voilà, à peu près ce que ça a donné :

Bellonte. - Tu vois, le gros bleu qui se pointe après les autres, qui arrive jamais à choper un grain d'orge ou de millet au milieu de la mêlée, et puis retourne, l'air peinard et même heureux, picorer quelques grains de sable dans le caniveau, je crois que CANDIDE ça lui irait plutôt pas mal, d'autant plus qu'il est un peu comme Henriette, il aime bien cultiver son petit lopin de terre, sous les platanes, près du Crédit d'Ouche et, d'ailleurs, ça semble bien lui suffire et sa façon de se comporter dans la vie ça semble vouloir dire que "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles".

Labesse. - Et l'autre, le petit qu'a jamais peur de rien, qu'a des plumes en forme de loques, et qui vient juste entre tes pieds pour réclamer son picotin d'un air railleur et un brin goguenard, je serais d'avis que GAVROCHE ça lui irait comme un gant.

Bellonte. -  Et COSETTE, tu l'as reconnue, dans le tas ?

Labesse. - Ce serait pas la pigeonne sans plumes à qui les autres foutent toujours des peignées et même elle a jamais rien à bouffer et  elle a toujours l'air malheureuse comme les péchés ?

Bellonte. -  T'as trouvé, Jules. Et je vais t'en poser une autre de devinette. Tu vois celui qui arrive en roucoulant bizarre comme s'il avait une poignée de sable dans le bec, tu sais comment on pourrait l'appeler?

Labesse. -  DEMOSTHENE, parbleu ! sauf que le Démosthène, quand il avait pas ses légendaires cailloux dans la bouche, il roucoulait impeccable, ça faisait même dans l'éloquence ! Et maintenant, à moi de t'en poser une question. Vise bien celui avec la gorge aux plumes tout ébouriffées, qu'arrête pas d'arpenter la Place de long en large, puis après en travers, d'après toi, on pourrait l'appeler comment ?

Bellonte. -  Le Pélerin !

Labesse. -  Et pourquoi, le Pèlerin ?

Bellonte. -  Parce que, un Pèlerin ça arrête pas de marcher par les chemins avec un bout de bâton pour aller à Saint-Jacques de Compostelle.

Labesse. -  Ouais, c'est pas faux, mais si tu remarques bien, "l'ébouriffé", il arpente la Place, en longueur, en largeur et en diagonale et il marche précis comme si, à chaque fois, il comptait le nombre de ses pas.

Bellonte. -  Et alors, tu en déduis quoi ?

Labesse. -  J'en déduis que "l'ébouriffé", c'est peut être la réincarnation de Pythagore, lequel s'amuse à vérifier l'exactitude de son ancien théorème qui veut que "dans un triangle rectangle, la somme du carré des côtés est égale au carré de l'hypothénuse". Autrement formulé : AB²+AC² = BC².

Bellonte. -  OK pour Pythagore, mais les Grecs c'est un peu loin et un peu ancien et m'est d'avis que les grisets, les ramiers et autres palombes ça fait plus dans le "Petit Peuple de Paris" que dans les "Sophistes d'Athènes".

Labesse. -  Tu veux sans doute dire qu'ils sont plus plébéiens vu qu'ils fréquentent les modestes places publiques et vivent, en quelque sorte, au ras des caniveaux ?

Bellonte. -  Oui, t'as bien saisi, on peut pas vraiment dire qu'ils occupent le haut du pavé.

Labesse. -  Alors c'est plutôt du côté des "Misérables" qu'il faudrait piocher ?

Bellonte. -  C'est plutôt. Et, d'ailleurs, celui qu'a les plumes grises et délavées, on dirait même qu'il sort tout droit du bagne...

Labesse. -  C'est de VALJEAN que tu veux causer, et c'est vrai, on dirait que ce pauvre pigeon porte toute la misère du monde sur ses épaules...enfin, si on peut dire.

  Alors là, ça nous fait tout drôle d'évoquer "Les Misérables", et ça nous rappelle plein de souvenirs de la Communale avec le Père Chaliès qui nous faisait plancher sur le texte d'Hugo et on avait pas intérêt à faire plus de deux fautes quand il nous dictait "La sieste de Jeanne" ou "Booz endormi" et ça nous plaisait bien les histoires du Victor, surtout "Le lit de Gavroche", avec l'illustration en noir et blanc au bas de la page du Souché et la fin du chapitre qui se terminait par : "Maintenant, dit-il, pioncez ! Je vas supprimer le candélabre", c'était la dernière phrase qu'adressait Gavroche aux mômes qui étaient venus le rejoindre dans la carcasse de l'éléphant où il avait élu domicile et ça nous faisait bien rigoler ce langage ringard et argotique à la fois.

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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15 août 2013 4 15 /08 /août /2013 08:25

 

      Le langage comme littérature.

 

 

 "Lui. Sans âge, il est.

A mi-chemin de la vie.

Peut-être plus, peut être moins.

Indéfinissable.

Lui. La cinquantaine. On dirait.

Le teint basané. Criblé de vent.

Des rides barrent le front.

Calvitie bien avancée,

ménageant deux golfes clairsemés

autour d’une presqu’île de cheveux.

Les yeux : vagues, lointains.

Des yeux qui ne vous voient pas.

Qui sont dans l’errance même.

Dans la non-connaissance des choses."

 

CECI N'EST PAS DU REEL.

 

  Dans le texte encadré ci-dessus, il est parlé de "LUI", sans autre précision. Ceci énoncé, l'on aura aussitôt perçu que cet extrait d'un texte plus long fonctionne dans le cadre d'une fiction, d'une écriture. Quant au discret "LUI", il ne signifie ni plus, ni moins que si Celui dont il est parlé portait nom et prénom. Dès qu'il s'agit d'écriture, les informations, fussent-elles minimales - souvenons-nous de "Personne" dans Ulysse -, sont de purs signes référant à un signifié - le personnage fictionnel -, et il n'est guère besoin de recourir à d'autres balises afin d'assurer la quadrature existentielle qui va occuper l'espace du texte, du roman.

  Car si nous sommes dans la littérature, non dans le document ou bien le reportage, ceci suffit à tracer l'esquisse à partir de laquelle l'écrit fonctionnera. Quand Victor Hugo écrit "Les Misérables", qu'il décrit Cosette, Gavroche, Jean Valjean, certes les nomme-t-il, certes en établit-il les traits significatifs. Ceci est question d'intention, de style littéraire. On n'écrit pas un texte de recherche formelle de la même manière que l'on compose une large épopée. Hugo avait besoin d'un empan "historique" afin que son roman s'inscrive dans une aventure vraisemblable.

  Cependant, même chez ce génie des lettres, pour autant que les personnages sont fortement campés, ils n'en sont pas moins des  effigies entièrement fictionnelles. Jamais Valjean n'est venu frapper à la porte de quelque lecteur que ce fût, celui-ci fût-il ancien bagnard. Cela va de soi, mais la prudence est toujours de mise en la matière, car la confusion, l'assimilation réciproque du réel, de l'imaginaire, du symbolique sont monnaie plus que courante. Sans doute une telle insistance à faire se confondre les registres provient-elle, essentiellement, de la position charnière qu'occupe la fonction  symbolique, à savoir le langage écrit, entre, précisément, l'imaginaire et le réel. Pour autant, il y a différence essentielle et il va de soi qu'un mélange des genres ne peut s'opérer que lorsqu'un de ces registres a été gravement altéré, comme chez le schizophrène, par exemple, où il y a épanchement des registres l'un dans l'autre, ce qui, bien évidemment, constitue un cas limite.

  Mais revenons à la littérature, au langage et aussi bien aux deux puisque celle-là, la littérature, ne saurait exister sans celui-ci, le langage. On aura tout de suite perçu que la proposition inverse ne peut trouver à s'actualiser, car le langage peut fonctionner en dehors du projet littéraire, ne serait-ce que dans la conversation mondaine, nous voulons dire "inscrite dans le monde". Mais si le langage a à fonctionner en littérature, il ne le peut qu'à la condition d'en constituer l'origine. C'est le langage qui est premier, la littérature, la poésie en étant les possibles déclinaisons, sublimes sans doute, mais déclinaisons tout de même. On ne pourra entrer convenablement dans un texte qu'à la condition expresse d'en avoir fait la thèse. Tout le cadre fictionnel, nécessairement parti de l'imaginaire de l'Ecrivain aura trouvé dans l'activité symbolique - l'écriture - les moyens d'assurer à l'histoire, au conte, à la fable, au récit, aux multiples développements romanesques, les conditions de leur existence.

  La littérature, jamais ne peut être la résultante d'une pure délibération du créateur, d'un décret qui la poserait comme un objet en soi, faisant abstraction de ce qui la constitue, à savoir le langage en tant qu'essence de l'homme. C'est pour cette raison de l'antériorité de la parole sur l'acte qui la "met en œuvre", au sens métaphorique du terme, que le roman, ses personnages, son cadre, ses événements ne peuvent être que seconds. Ce ne sont pas les personnages qui ont fait - au sens grec de poïesis, production -, le langage; mais c'est bien plutôt le langage qui a permis que ces protagonistes fassent phénomène au regard de la conscience du Lecteur.

  Car, lorsque nous lisons, c'est un livre que nous tenons entre nos mains, du papier, de l'encre, un texte, des chapitres, des mots, des lettres, des signifiants et, tout au bout de la chaîne, des signifiés, des efflorescences, des abstractions, de l'éther, de l'invisible, de l'impalpable, de l'intouchable. C'est bien là le "miracle" du symbole, sa fonction première, "qu'il donne à penser", selon la célèbre formule du Philosophe Paul Ricœur, ce qui revient à dire, en dernier ressort, qu'il dépose devant nous, affects, percepts, concepts, mais ceci est déjà  tellement de l'ordre de la forme, de l'idée, que nous pouvons seulement en saisir le caractère, l'évanescence, la consistance de brouillard, comme nous percevons le Farghestan à partir du Rivage des Syrtes. Car, lorsque Julien Gracq écrit, c'est à ces "spectres" qu'il fait appel afin que, depuis les rives transcendantes de l'art, ils puissent venir nous adresser la parole du roman, la fuite éternelle de la fiction.

  C'est une remise des personnages à notre imaginaire - jamais de vrais personnages - à laquelle procède l'Auteur. Chaque conscience lisant en fera son affaire à sa façon, recréant selon les mille facettes de la fantaisie - qui est en même temps une des actualisations de notre propre liberté -, recréant donc chaque espace, reconfigurant la "réalité" du contenu selon ses affinités, ses passions, ses goûts. Si la fiction était première, si les personnages étaient des blocs intangibles, de pures concrétions matérielles dictant leurs lois au langage, alors comment pourrait-on expliquer la ductilité des situations, la constante mobilité des cadres auxquels sont soumis, en permanence, tous les livres dès leur réception par les Lecteurs ?  Aussi bien que ce "LUI" de l'énonciation, figurant à l'incipit de l'article, laissait la porte ouverte à tous les remaniements conceptuels, à tous les chemins de l'imaginaire, car c'est le langage de l'Auteur qui est confié au langage du Lecteur. Langage jouant en écho avec lui-même.

  Le langage comme littérature. La peinture comme tableau. L'harmonie comme musique. La forme comme sculpture.

Entre langage, peinture, harmonie, forme, il y a homologie.

Comme il y a équivalence entre littérature, tableau, musique, sculpture.

Le langage joue à titre d'essence, alors que la littérature, à l'aune de ses diverses productions, existe dans des œuvres.

C'est pour cette raison que le fonctionnement en chiasme peut s'appliquer et donner ceci :

Le langage comme littérature, la littérature comme langage.

Car c'est le langage qui, du-dedans de son essence  crée la littérature, alors que la littérature ne peut que s'illustrer à l'aune du langage.

  Quand nous parlons de littérature, il s'agit, bien entendu, d'un langage porté à sa dignité, à savoir détenteur d'une forme de vérité. Car il ne saurait y avoir d'œuvre "réelle" qui puisse s'exonérer des universaux classiques du Beau, du Bien, du Vrai.

Ce réel qui nous enserre de toutes parts, nous fait êtres de corps et de chair, nous incline à penser, souvent, que toute chose est réalisée à notre image, ces personnages de romans que, parfois, nous penserions vivants ne sont que des leurres de papier et des miroirs aux alouettes. De ceci il nous faut être persuadés afin de ne pas sombrer dans les égarements de la folie. Car le fou se prend toujours pour ce qu'il n'est pas. Il s'invente parole, voix, langage alors que son corps crie dans le silence et que son personnage égaré se perd parmi la multitude.

  Jamais littérature ne nous égarera, jamais elle ne s'égarera elle-même si elle s'origine dans ce langage qui est sa source vive. A défaut de cela le "livre" se perd dans les sombres confluences consuméristes dont la mode est la navrante figure de proue. Sauvons la littérature du désastre. Il est encore temps. Nous avons le LANGAGE pour cela.

 

a2 

 

      R. MAGRITTE

"La trahison des images."

1928-29, huile sur toile,

Los Angeles county Museum of Art, Los Angeles.

Source : VULG'ART.

 

a3

 

Ceci n'est pas Magritte.

 

"Lui. Sans âge, il est.

A mi-chemin de la vie.

Peut-être plus, peut être moins.

Indéfinissable.

Lui. La cinquantaine. On dirait.

Le teint basané. Criblé de vent.

Des rides barrent le front.

Calvitie bien avancée,

ménageant deux golfes clairsemés

autour d’une presqu’île de cheveux.

Les yeux : vagues, lointains.

Des yeux qui ne vous voient pas.

Qui sont dans l’errance même.

Dans la non-connaissance des choses."

 

CECI EST DU LANGAGE.

 

 

L'image d'une pipe n'est pas une pipe.

 L'histoire d'un personnage n'est pas le personnage.

 L'histoire d'un personnage est du langage,

et nulle autre chose.

 Penser différemment

entraîne le langage à être ce qu'il n'est pas,

à savoir pure contingence,

et la littérature à ce quelle ne saurait être,

 à savoir un langage par défaut.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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14 août 2013 3 14 /08 /août /2013 09:13

 

Car écrire c'est aimer.

 

 

 ERATO-MUSE-DE-LA-POSIE-LYRIQUE

ERATO.

Muse de la Poésie.

Sir-Edward-John-Poynter.

 

 

*******

 

"Si je le pouvais j’écrirais
Sur les amants les amis
Les méchants les gentils
Au stylo à la craie
J’écrirais
Même sur les serrures et leur clef
Ou les chéries les putains
Oui j’écrirais sur vos jolis vagins
Loin l’idée de mal et de bien
J’écrirais
Sur les murs des écoles
Les étoiles et le sol
Sur l’amour et la haine
Ou les joies et les peines
J’écrirais même sur
Les vers et les mots
Rimbaud et son bateau
Jusqu’à l’épuisement de l’âme et de l’encre
J’écrirais
Pour me rappeler ce que c’est
Qu’être poète et aimé."

 

                                                   Poésie de Guillaume TOUMI.

 

  Pour consoner avec Guillaume :

 

 

  "Si je le pouvais, j'écrirais"; les mots je les graverais sur l'écorce des arbres, là, tout près du cœur battant de la lymphe; sur les feuilles brillantes des oliviers, dans l'entrelacs de leurs branches noires, sur les falaises blanches des maisons, le lisse du galet.

  "Si je le pouvais, j'écrirais", sur la courbure du ciel, le fin liseré de l'aube, la mince carnèle entre jour et nuit, les glissures du temps, les nervures de l'être.

   "Si je le pouvais, j'écrirais", à deux mains, à corps perdu, à giclure de sang, à éclaboussure de larmes, à pliure de l'âme. Si je le pouvais.

    "Si je le pouvais, j'écrirais" nombril du monde, face d'ombre,  adret de ton corps, lèvres d'envie, luxure, arc tendu du désir. Si je le pouvais.

   "Si je le pouvais, j'écrirais" avec du sperme et du sang, violence d'exister, envie détruire, charniers, ghettos. Révolte, l'écrirais avec yatagan planté dans gorge et ferait drôles échos dans creux consciences, dans conques étroites certitudes, effroi serait cette gemme qui coulerait des hommes, des femmes et les enfants y tremperaient leurs doigts indociles et connaîtraient la grande douleur, l'unique souffrance d'être.

  "Si je le pouvais, j'écrirais" sur l'épaule douce des dunes, ferais des ellipses de sable, toucherais éternité juste bout des doigts et saurais immortalité. Si je le pouvais. Si pouvais, ferais ronds dans eau, voudrait dire innocence à jamais. Comme une origine retrouvée, une vérité à saisir avant qu'elle ne se dissolve dans les conciliabules étroits, corridors de la terre.

  Pouvais, vivrais dressé sur pieu de mon sexe, phallus gonflé de sève et butinerais toutes femelles du monde, abeilles, hespéries obscures, lucines, silènes, et aussi bien femmes et aussi bien juste nubiles et aussi bien tachées de son ou bien au teint de lune. Aussi bien geishas, aussi bien putains libres d'elles-mêmes. Aussi bien. Dans tous bordels du monde, sur toutes "Madame Claude" de la terre afin de leur faire rendre leur dernier suc, de les soustraire à la tyrannie qui leur fusille l'entre-jambes, leur écartèle l'âme, leur hache menu le germe attaché au creux des cuisses, dans l'impuissance à jouir, à s'immoler dans un amour. Pur. Un seul. Mais plutôt hystérie polychrome, sofas couleur grenat, boudoirs philosophiques compassés, sexe puissamment tendu des hommes de bonne volonté les taraudant, les vrillant, les glaivant à jamais dans l'inconnaissance d'elles-mêmes.

  "Si je le pouvais, j'écrirais" sur les ocelles bleues des lézards : les vanités du monde. Sur la gorge palpitante du caméléon : la sublime métamorphose, la fille-fleur et la mûre-épanouie; l'indienne braise tilak au plein du front; l'esquimaude et ses yeux lame de rasoir, la Peul et son cou de gazelle, longue effusion de ses jambes, la source brune de son sexe, ses hanches en amphore, son glougloutement lorsqu'elle jouit, son feulement quand elle pleure, son hululement quand arrive la mort avec ses dents muriatiques.

  "Si je le pouvais, j'écrirais" dérive lente des jours, clameur noire des plantations, fureur du soleil, cannes à sucre, phalliques, plantées comme des dards dans conscience des esclaves, dans sexe éclaté, grenade carmin perdant ses graines. Giclures, souille, perditions.

   Pouvais, écrirais sueur fronts dans mines argent sous rictus stériles Pachamama, faciès grande pute folle. Folle à lier consciences des Perdus, joues gonflées de cola, giclures jaunes, dents de guingois, bouteille de mezcal plantée dans profond du gosier, attendant juste la lame en forme d'os croisés, tueuse d'âmes.  Si pouvais, ferais étendard intestins obséquieux des riches, écrirais vautours au bec crochu, lâcherais en escadrilles vrombissantes, écrirais remise de l'homme à sa place digne, non à son instinct barbare.

  "Si je le pouvais, j'écrirais" pleins de vers, des myriades de vers  libres d'être selon leur humeur, de voler sous la taie du ciel, sur les ailes des goélands, dans les abysses d'eau lourde, là où vivent et baudroient les yeux maléfiques, là où les immenses pieuvres déploient leurs tentacules, si près des forces primordiales et il y aurait peut-être des savoirs qui s'étoileraient que nous ne connaissions pas.

   "Si je le pouvais, j'écrirais" densité, lettres, murmure palimpsestes, sur parchemins cachés dans sombres cryptes, j'écrirais chant polyphonique poème. Si le pouvais. Avec doigts, ongles, griffes, peau, glotte, graverais dans l'azur la trace des non-dits, inciserai les pierres de silence, stuprerais les gorges lisses des huppées-fardées, fustigerais collines  mafflues des fesse-mathieu, enfoncerais dans le garrot des injustes le pieu de la haine, si je le pouvais. Si pouvais.

  "Si je le pouvais, j'écrirais", dans craie falaises, dans stries pierres noires, parmi roche fossile enroulement nautiles, hérissement crénelé ammonite, dentelles araucaria, étoiles astériacites, éventails fougères, comme long devisement de roche, langage antédiluvien, entendrions sourd crépitement de lave. Si pouvais.

  Pouvais, écrirais, écrirais, écrirais, milliers signes, pattes fourmis, taches encre, boules bousier, scarabée tunique phosphorescente, yeux amande, colline joues, incunables, lettres, lettres, lettres, infini crépitement pareil doigts pluie toits de tôle, course grêle feuilles maïs, cliquetis machine écrire, rafales vent pierres Ecosse, craquement édifices cairns air gris, grésillement  tourbières, souffle, souffle, souffle, halètements, points … suspension, points … interrogation, parenthèses, si pouvais.

  Pouvais, écrirais plein … puis … et … encore, comme,  au hasard, fièvre, vertige, ruissellements grotte, larmes, lames, beauté, peau, encore, folie, chants, race humaine, chambre, étincelle, lettres et encore lettres raclement varlope

 

… m … a … l … d … o … r … o … r …

 

gale, acarus sarcopte, tourmentent insomnies, adieu, hermaphrodite, pliures longues syllabes, chuintements, sifflantes, voyelles

 

…  A … E … I … O … U …

 

noir corset, ombelles, mers virides, écrirais … strideurs étranges, oméga Yeux, Si pouvais.

  Pouvais, écrirais symphonie langage percevoir comprendre s'enchanter orbe puits margelles savoir, roman, empreinte sentiments, bleuissements auroraux, brume vapeur dirait stridulations cigales, fuir, là-bas fuir pays mots libres jardins mer, nuit, nuit, nuit triplement proférée, ô feu du Poète, ô immense, immense espace du-dedans agrandi, frontières abolies, et la lampe, la tache blanche, l'écume, le cercle des Poètes fous, le papier se vide, papier et mots fuient, envolent, ô, attends-moi, Steamer et trempe ta mâture dans chair vive mots, ennui, ennui, ennui triplement proféré nuit unique, immobile, nuit encre mot orages magnétiques, quel naufrage, Radeau, Méduse, mer, bouteille à la mer, mer d'encre, vent penche, naufrages, perdition, l'âme du Poète, le pli dans l'onde, le 

 

… C … H … A … N … T …

 

pourtant … matelots, rayons violets, Yeux agrandis, mensonges et vide … vide … vide …

 

…E … R … A … T … O …

 

 … R … A … T … O …

 

… A … T …O …

 

… T …O …

 

…O …

 

.. O ..

 

. O .

 

O

 

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O

 

 

. O .

 

 

.. O ..

 

 

…O …

 

 

… T …O …

 

 

… A … T …O …

 

 

… R … A … T … O …

 

 

…E … R … A … T … O …

 

 

 

"TOUT EST LANGAGE".

 

                           Françoise DOLTO.

 

 

 

Guise commentaire.

 

  Le poème du Jeune Poète, délicieux, circulaire, rimé en justes balancements se déguste à la manière d'une bêtise de Cambrai. Au creux du palais, parmi le doux bruit du suçotement. Au creux du langage, là où "les chéries les putains" allongent leur anatomie luxurieuse afin que nous les butinions. Oui, car c'est bien "sur vos jolis vagins", belles prêtresses que nous voudrions communier afin que, du monde, quelques chose s'ouvre, vienne nous visiter. Vagins-origine-du-monde donc langage à partir duquel va avoir lieu l'incroyable floraison humaine avec ses milliers de mots, ses milliers de vocables, de rythmes, d'intonations. Car le langage a ceci de particulier qu'il nous saisit de l'intérieur et agite constamment cette "chair du milieu" qui veut dire l'amour, le sens, l'orbe-connaissante, le dépliement de toutes choses.

  Belle petite révolte rimbaldienne, venue nous dire, en de menues incantations la nécessité du Poème à nous habiter. Car l'homme est ce Poème-levé qui travaille le corps du monde, s'immolant dans ce geste fondamental du dire, de la parole dans son essentialité. Triple essence se confondant en une seule et même arche du déploiement : de l'hommedu langagedu poème. Sphéricité où tout signifie, joue en écho, se réverbère sur l'arc tendu des consciences.

 

"J’écrirais
Pour me rappeler ce que c’est
Qu’être poète et aimé."

 

    Bel épilogue qui, en trois vers simples nous dit la complexité de l'âme du Poète, sa recherche fiévreuse d'une absinthe le portant à l'incandescence afin qu'il puisse, enfin, "ETRE AIME". Mais par qui ? Les femmes d'aventure croisées au hasard des chemins vers le Harar; Jeanne Duval, la haïtienne (?) l'Inspiratrice des nuits d'écriture; Mathilde voulant sauver le versificateur du naufrage ?

  Mais par la Muse, par ERATO elle-même, fille de Mnémosyne, la déesse de la mémoire, elle-même Fille d'Ouranos-le-Ciel et de Gaïa-la-Terre. Car toute poésie résulte de cette tension-là, entre le dense, le compact, le refermé et l'aérien, le souple, l'infiniment ouvert sur l'éther fécondant. C'est dans l'intervalle situé entre les deux, le Ciella Terre que s'inscrit le Langage, s'extrayant de la glèbe immanente pour surgir au milieu du zénith transcendant.

C'est du Langage dont le Poète est amoureux, c'est du Langage qu'il veut être aimé. Sa seule destinée. Sentant parfois que ceci qui les nourrit, les fait respirer, leur échappe, les Poètes mauditsBaudelaire,VerlaineRimbaud livrent au monde ébloui leurs plus beaux poèmes.

La Muse est, en même temps ce troisième élément qui joue en mode alterné avec les deux autres, le Ciella Terre et, bien évidemment, il s'agit de l'Eau, de la Mer, de la Mère, par le jeu d'une simple métonymie.

  Osmose Ciel-Terre-Eau et voilà que surgit le verbe poétique dans son unicité, merveilleuse gemme dans laquelle le Poète cherche son inspiration alors que s'écrivent les mots doués de magie, adoubés au rêve, gonflés du souffle puissant de l'imaginaire. Le Poète est ce "bateau ivre", ce "Steamer balançant sa mâture", voguant sur les flots du langage, là où seulement s'entend "le chant des matelots!"

 

"Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;"

       

                                                                           Le bateau ivre - Arthur Rimbaud.

 

Toute poésie, toute écriture est une alchimie destinée à faire surgir cette "pierre philosophale" sans laquelle les Poètes seraient muets et nous, Lecteurs, orphelins.

Au terme de cette digression dans l'espace de la création, qu'il nous soit simplement permis de conclure par deux des plus belles poésies de la langue française :

 

 

"La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !"

 

                                                               Brise marine - Stéphane Mallarmé.

 

 

 

"A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !"

 

                                                              Voyelles -Arthur Rimbaud.

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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13 août 2013 2 13 /08 /août /2013 08:29

 

De l'autre côté de la peau du monde.

 

 

 oeil

Source : SUNDAE's WORLD.

 


 

    Que dire de tous ces hasards platement existentiels qui font se croiser les orgueilleux et les envieux, les avares et les paresseux, les colériques et ceux livrés à la luxure, aux plaisirs de la bouche ? Que dire de tous ces péchés qui ne sont "capitaux" que parce que les hommes en ont décidé ainsi ? Que dire de tous ces mouvements, ces trajets, ces hésitations qui habitent ce peuple de fourmis qui sillonne la Terre, qui s'écoule dans les rues, se répand en filets le long des trottoirs, se faufile au ras des caniveaux, s'agglomère comme un essaim de guêpes sur les vitrines où brille l'éternel miracle ? Que dire ?

  Que faire, sinon ouvrir les yeux et regarderregarder toujours et sans cesse, ne perdre aucune miette de ce réel qui nous concerne, nous oppresse, nous fascine aussi ? REGARDER, ce qui veut simplement dire : sentir, percevoir, éprouver, comprendre, interpréter, donner du sens. C'est cela que nous essayons de faire au "Club des 7", avec modestie et chacun à sa manière, et, je vous assure, venez un de ces jours vous asseoir avec nous, on deviendra pour un moment le "Club des 8" et, alors que vous aurez regardé à votre tour, mais regardé VRAIMENT, avec toute la force décuplée de vos sclérotiques blanches, avec toute l'acuité de vos pupilles aiguës, alors vous pourrez jeter tous vos livres, tous vos mensonges en forme de petits signes, de petits crochets, de petites virgules, d'insignifiantes parenthèses; vous pourrez dépouiller les choses de leur pellicule glacée et opaque, vous aurez migré sans même vous en rendre compte, vous aurez traversé l'immensité de la conscience et vous vous retrouverez de l'autre côté de la peau du monde, là où les viscères, les meutes de nerfs, les empilements d'os, les ruisseaux de sang ne peuvent plus mentir, vous n'aurez plus de frontière et chacune de vos inspirations sera comme une immense bouffée d'oxygène qui aura traversé l'espace et le temps et vous pourrez vous voir vous-même, séparé, distant, distinct et vous pourrez faire tourner le piédestal où vous reposez et vous éprouverez un étrange sentiment, une bizarre ubiquité qui courbera votre vision, vous aurez gagné une manière d'omniscience, pas parfaite bien entendu, mais tout vous concernera dès lors d'une façon englobante, sphérique, circulaire, comme si vous étiez une planète et son satellite à la fois et vous jouerez à ce jeu subtil de la substitution, tantôt au centre, tantôt sur l'ellipse et nul autre que vous ne le saura et vous pourrez, vous aussi, la trouver votre "agora", votre "Place du Marché" d'où battra le cœur intime de la vie, ses pulsations, ses rythmes et plus jamais votre regard ne sera le même, plus jamais il ne sera linéaire, aveuglé par la ligne basse de l'horizon par où s'écoule le jour vers sa ligne de fuite et après il n'y a plus que la foule des ombres et le silence de la nuit.

  La cataracte qui recouvrait votre cristallin se sera fissurée et vous aurez surgi en pleine clarté, et dans le déboulé de la lumière, vous apparaîtront des nuées de minces cristaux aux facettes inconnues, des ondes en forme d'échos venues de très loin, des lisières à peine cendrées là où gesticule toute la démesure de la grande geste humaine, sa beauté aussi, son sens du tragique, son incessant métabolisme fou et alors, de votre point d'observation, sur le banc peint en vert, il ne s'agira plus seulement de la Place du Marché, mais de toutes les places du monde à partir desquelles vous saisirez, d'un seul empandu regard, tous les peuples de la terre et ces peuples auront déclos leurs bouches muettes aux lèvres serrées et ils vous livreront quantité de secrets dont vous aviez eu l'intuition mais qui n'avaient pu encore surgir de la clairière, ils vivaient alors leur vie paisible à l'ombre des forêts et n'étaient, pour vous, qu'insondables mystères.

 

 

 

 

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13 août 2013 2 13 /08 /août /2013 08:16

 

La Gourmandise.

 

 

  Que dire enfin de la Mère Gignoux dont les rondeurs de sumo ne cherchent en rien à dissimuler sa légendaire GOURMANDISE ? Que dire de tous les sensuels qui, inévitablement, ralentissent et le plus souvent s'arrêtent à la devanture de chez Hassenforder, le Pâtissier meilleur ouvrier de France, avec ses pyramides de frangipanes, de pavés, de nonettes, avec ses tours de croquignoles, ses élévations de croquembouches aux sucres glacés couleur de miel; que dire de ses plum-cakes, de ses puddings avec des fruits confits comme des arcs-en-ciel, de ses accumulations de macarons, de ses meringues légères comme des nuages, de ses mosaïques de loukoums, de ses échauguettes en chocolat sur des tours de praline ?, que dire des chalands au profil "chou à la crème", genre Pittacci, qui observent longuement les friandises, se balancent d'un pied sur l'autre au bout de leurs jambes courtes et boudinées et, finalement, se décident à franchir le Rubicon, restent un grand moment sur l'autre rive dont ils reviennent toujours les bras chargés  de "delicatessen", comme on dit Outre-Rhin, un sourire faisant de leur tête une pomme d'api que traverse une lézarde radieuse anticipatrice du plaisir des papilles ?

  Que dire des autres, plutôt minces et fluets, à la façon de Simonet et de moi-même, qui demeurent longtemps devant les vitres où reposent les précieuses reliques, ne se balançant nullement, n'opinant pas du bonnet, ne parlant pas non plus, puis repartent soudainement sur le trottoir, les yeux rêveurs comme s'ils avaient été traversés d'un songe ? Que dire ? Des premiers qu'ils sont des sybarites, des jouisseurs et des voluptueux qui ne vivent que dans l'instant ? Des seconds qu'ils sont de délicats ascètes, des esthètes qui se projettent dans la durée et  se sustentent à la source de la contemplation ?

  Que dire de tous ces hasards platement existentiels qui font se croiser les orgueilleux et les envieux, les avares et les paresseux, les colériques et ceux livrés à la luxure, aux plaisirs de la bouche ? Que dire de tous ces péchés qui ne sont "capitaux" que parce que les hommes en ont décidé ainsi ? Que dire de tous ces mouvements, ces trajets, ces hésitations qui habitent ce peuple de fourmis qui sillonne la Terre, qui s'écoule dans les rues, se répand en filets le long des trottoirs, se faufile au ras des caniveaux, s'agglomère comme un essaim de guêpes sur les vitrines où brille l'éternel miracle ? Que dire ?

  Que faire, sinon ouvrir les yeux et regarder, regarder toujours et sans cesse, ne perdre aucune miette de ce réel qui nous concerne, nous oppresse, nous fascine aussi ? REGARDER, ce qui veut simplement dire : sentir, percevoir, éprouver, comprendre, interpréter, donner du sens. C'est cela que nous essayons de faire au "Club des 7", avec modestie et chacun à sa manière, et, je vous assure, venez un de ces jours vous asseoir avec nous, on deviendra pour un moment le "Club des 8" et, alors que vous aurez regardé à votre tour, mais regardé VRAIMENT, avec toute la force décuplée de vos sclérotiques blanches, avec toute l'acuité de vos pupilles aiguës, alors vous pourrez jeter tous vos livres, tous vos mensonges en forme de petits signes, de petits crochets, de petites virgules, d'insignifiantes parenthèses; vous pourrez dépouiller les choses de leur pellicule glacée et opaque, vous aurez migré sans même vous en rendre compte, vous aurez traversé l'immensité de la conscience et vous vous retrouverez de l'autre côté de la peau du monde, là où les viscères, les meutes de nerfs, les empilements d'os, les ruisseaux de sang ne peuvent plus mentir, vous n'aurez plus de frontière et chacune de vos inspirations sera comme une immense bouffée d'oxygène qui aura traversé l'espace et le temps et vous pourrez vous voir vous-même, séparé, distant, distinct et vous pourrez faire tourner le piédestal où vous reposez et vous éprouverez un étrange sentiment, une bizarre ubiquité qui courbera votre vision, vous aurez gagné une manière d'omniscience, pas parfaite bien entendu, mais tout vous concernera dès lors d'une façon englobante, sphérique, circulaire, comme si vous étiez une planète et son satellite à la fois et vous jouerez à ce jeu subtil de la substitution, tantôt au centre, tantôt sur l'ellipse et nul autre que vous ne le saura et vous pourrez, vous aussi, la trouver votre "agora", votre "Place du Marché" d'où battra le cœur intime de la vie, ses pulsations, ses rythmes et plus jamais votre regard ne sera le même, plus jamais il ne sera linéaire, aveuglé par la ligne basse de l'horizon par où s'écoule le jour vers sa ligne de fuite et après il n'y a plus que la foule des ombres et le silence de la nuit.

  La cataracte qui recouvrait votre cristallin se sera fissurée et vous aurez surgi en pleine clarté, et dans le déboulé de la lumière, vous apparaîtront des nuées de minces cristaux aux facettes inconnues, des ondes en forme d'échos venues de très loin, des lisières à peine cendrées là où gesticule toute la démesure de la grande geste humaine, sa beauté aussi, son sens du tragique, son incessant métabolisme fou et alors, de votre point d'observation, sur le banc peint en vert, il ne s'agira plus seulement de la Place du Marché, mais de toutes les places du monde à partir desquelles vous saisirez, d'un seul empan du regard, tous les peuples de la terre et ces peuples auront déclos leurs bouches muettes aux lèvres serrées et ils vous livreront quantité de secrets dont vous aviez eu l'intuition mais qui n'avaient pu encore surgir de la clairière, ils vivaient alors leur vie paisible à l'ombre des forêts et n'étaient, pour vous, qu'insondables mystères.

  Si Henriette m'entendait en ce moment, elle dirait :

  "Mais, mon pauvre Jules, arrête donc de te creuser le ciboulot, il n'en sort que des trucs sans tête ni queue et plutôt que de prendre ton scalpel pour disséquer les Autres, occupe-toi de ton petit ego, et puis du mien aussi, parce que, un coup de main pour repeindre la cuisine, ça serait pas de refus et au moins quand on peint, on voit de suite les résultats, alors que toi, avec tes idées voilées comme les planches d'un tonneau, t'es comme un aveugle qui chercherait un microbe dans une botte de radis, un sourd qui voudrait écouter la Neuvième de Beethoven, un paralytique s'exerçant à la perche, un manchot s'inscrivant au concours de boules.

  Pourtant, Jules, je te l'ai déjà dit, les idées c'est que du vent et on peut pas dire, ça nourrit pas son homme, alors que moi, avec mon petit lopin de terre, je peux au moins te mettre sur la table une jardinière de légumes et je sais pas si tu vois la différence, c'est même comme si elle croquait sous la dent et que son jus cascade dans ta gorge, descende le long de ton œsophage, puis glisse dans ton estomac, et le réel est là, tu peux franchement le sentir, tu peux même lui donner des noms, par exemple "radis", "laitue", "potiron", alors que toi, avec tes mots gonflés comme des baudruches, c'est juste de l'air que tu brasses et une fois que l'air est parti y a plus rien que du vide et t'es pas plus avancé à la fin qu'au début, alors ça vaut pas le jardin et d'ailleurs tu ferais mieux d'aller bêcher plutôt que de te goberger avec les autres barjots à reluquer les Ouchiennes qui vous voient même pas tellement vous êtes insignifiants, alors..."

 

 

 

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12 août 2013 1 12 /08 /août /2013 10:04

 

Car connaître est pécher !

 

 

ccep.jpg 

 La Chute de l'homme 

par Lucas Cranach,

illustration du xvie siècle

Source : Wikipédia.

 

 

 Eh bien, voilà, dès que l'on parle "péché", soudain, tout se met à être "capital", comme si le péché était la chose la moins partagée du monde, situé en haut de quelque Annapurna, hors de vue, inaccessible. Et pourtant, cette petite chose peccamineuse, nous lui flattons le ventre au moins autant de fois que nous mangeons, buvons, aimons et, peut-être respirons. Seulement c'est tellement coalescent à notre humaine condition, c'est si intimement entrelacé à nos actes, nos pensées, nos projets, nos fantasmes, nos envies, nos désirs, nos tentations, nos frustrations, nos objurgations, nos palinodies que nous n'en apercevons même plus la silhouette. Ça se réfugie derrière nos sourires, ça se terre bien au chaud dans nos rictus sociaux, ça se dissimule dans la main que l'on tend, dans la caresse que nous prodiguons, dans la dénégation que nous opposons dès que la faille menace de s'ouvrir et de jeter au plein jour le revers de nos sentiments.

  Mais n'allez pas en déduire trop tôt que tout ceci résulte d'un manque de considération de l'Autre, d'une volonté de le dénigrer ou bien de le réduire à l'état de simple objet. Ceci, bien au contraire, signe un excès d'amour, un trop plein de juste passion dont nous voudrions faire l'offrande à la mesure de ce manque congénital qui creuse un vide en nous et dessine l'étrange brume de l'abîme. Car, tous, toutes nous sommes sous l'emprise de ces passions qu'on dit volontiers mortelles ou, à tout le moins, contraires aux règles de la morale.

  Mais la morale est une invention de l'homme, une pure abstraction et il nous faut le recours au symbole afin d'en percevoir la trace signifiante. La morale, c'est comme une pomme dans laquelle nous enfouirions notre museau obséquieux alors qu'un INTERDIT serait édicté de toute éternité par lequel cet innocent fruit porté à la dignité  serait l'essence même de la connaissance. Et nous voilà revenus auJardin d'Eden et à la virginité première dont l'homme, la femme étaient censés habiller leur nudité.

  Le problème là dedans, c'est la présence du "troisième homme", Dieu, sauf son respect, lequel introduisait lui-même, par son regard Transcendant, par son jugement altier, le ver dans la pomme. Car, si Adam et Eve portaient déjà en eux le germe de la perversion - comment, d'ailleurs eût-il pu en être autrement ? à moins d'une génération spontanée -, ils pouvaient en jouir réciproquement, sans conséquence fâcheuse. Leurs relations fussent-elles empreintes de ce que, plus tard, on jugeaitpeccamineux, rien n'en aurait altéré la qualité, la spontanéité, le don de soi et ainsi, de péché en péché, comme par un simple décret de la nature, les choses seraient allées d'elles-mêmes sans que le cours de l'univers en eût été affecté.

  Imaginons un instant une manière de "scène primitive", genre d'archétype et d'anticipation de la"Comédie humaine" dont, d'ailleurs les Protagonistes dans leur innocence native n'auraient nullement alertés. Prélevant des fruits sur l'Arbre de la connaissance du bien et du mal, les dégustant sans arrières pensées, d'un façon quasiment "virginale", Adam aussi bien qu'Eve; Eve aussi bien qu'Adam auraient pu se livrer au péché sous de multiples manières sans même que leur conscience manifestât quoi que ce fût à leur égard. Car, en direction de cette pomme, ou bien de Celui, Celle qui fait face, manifester orgueil, avarice, envie, colère, luxure, paresse, gourmandise c'eût été "vivre" tout simplement dans une bien naturelle inclination, "exister" serait pour plus tard.

Et si nos ancêtres avaient pu poursuivre leur aventure généalogique dans cette optique généreuse, sans entrave d'aucune sorte, nous les hommes, les femmes d'aujourd'hui, serions en train de commettre toutes sortes de péchés, la paix dans l'âme - celle-ci, sans doute n'aurait eu aucune raison d'apparaître -, le corps en repos, l'esprit en roue libre. Le problème, du reste, est venu d'un conflit entre nature etculture. Ainsi naissait la première version édénique de la dialectique. Car il y avait paradoxe et paradoxe majeur à déguster un fruit porteur d'interdit, stigmatisé par les ruses du serpent, jugé par Dieu.

  La morale était ce "tiers-instruit" - allusion à l'ouvrage du génial Michel Serres -, qui, s'immisçant entre les consciences, "instruisait" simplement du fait, culturel entre tous, que certains actes pouvaient recevoir l'approbation divine, d'autres étant fortement prohibés, avec, tout au bout, les flammes coruscantes de l'Enfer. "L'enfer, c'est les autres" disait Sartre à bonne raison, à commencer par l'Autre Majuscule, ce sublime empêcheur de tourner en rond, à savoir Dieu. Dans la nature, l'Eternel-Dieuavait jeté une poignée de sable, la culture, et tout le système s'était enrayé, produisant de la différence dans ce qui, à l'origine n'en avait pas; la différence établissant sa mortelle ligne de partage entre le Bien et le Mal. Désormais, il y aurait les actions vertueuses, les délictueuses. C'est pour cette raison, qu'aujourd'hui même, pensant, écrivant, lisant, nous réinvestissons symboliquement le paradigme d'une connaissance marquée du sceau du péché.

Pensant, nous péchons. Ecrivant, nous péchons. Lisant, nous péchons. Existant nous péchons.

Cependant nous continuons à pécher puisqu'aussi bien c'est inscrit au profond de la destinée humaine et qu'une vie sans péchés serait comme un sexe nu, une simple désolation dont nous ne souhaiterions jamais que nos yeux soient abreuvés.

 

 

 

 

 

 

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