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5 juin 2013 3 05 /06 /juin /2013 08:09

 

"Les Copains d'abord".

 

Une fable sur l'altérité

peut-elle faire événement

sur les réseaux Sociaux ?

 

 

  Eh bien, chers Lecteurs, chères Lectrices, non, vous ne rêvez pas. Cette interrogation de l'intérêt porté à certains textes "osés" (en tout bien tout honneur, s'entend, ceci concernant bien plutôt la longueur des énoncés que leur intention lubrique ou ourlée de quelque intention mauvaise), est une question récurrente que nous nous posons d'une façon bien naturelle, du reste. Nous disions, il y a peu, à propos de la fable érotico-langagière "Honnies soient qui mâles y pensent.", notre légitime souci de savoir si une éventuelle lecture pouvait, en toute bonne logique, suivre l'acte d'écriture. Ici, il convient de faire une réponse de "Normand", précisant à la fois le souhait des Lecteurs (trices), de voir figurer une telle fable au titre dudit événement, la suite de l'histoire s'inscrivant en faux contre la première affirmation, la lecture ayant failli à sa promesse.

  Et, ô combien nous comprenons les réticences des Lectrices (teurs) quant au fait de s'aventurer dans une entreprise de longue haleine. Décidemment, Facebook et autres Twitter sont bien le domaine du surf rapide, du picorement distrait (à quelques exceptions près), du sautillement sur place alors que, tout autour de nous se pressent les millions de fragments éblouissants de la manne cybernétique. Et, croyez-le si vous le voulez, loin de nous l'idée de les en blâmer. Ici est le siècle de la vitesse avec ses infinies trémulations, ses milliards d'informations à la seconde. Ici est l'antidote du "long fleuve tranquille", ici sont les "fureurs et tremblements" d'une société devenue ivre de sa propre giration. Il n'y a pas lieu de s'en alarmer, simplement constater. Avant Gutenberg et l'invention de l'imprimerie, seulement les érudits pouvaient accéder aux parchemins  et à la connaissance, les autres, ceux qui n'étaient pas élus "cultivaient leur jardin" d'une autre manière. Donc rien n'est perdu, seulement les voies sont différentes.

  Alors, demanderez-vous, pourquoi persévérer puisque l'entreprise semble vouée à l'échec ? Certes ! La réponse sera aussi simple qu'évidente : les "effets de mode" (pratique du tennis, vélo, surf, golf, habillement, etc…) , tout ce que les anglo-saxons ont étiqueté sous le prédicat de "way of life", donc tout ce conformisme, ou bien cette tendance comportementale porte en soi les germes de sa propre ruine. Ainsi le phénix renaît-il de ses cendres. Autrefois, la lecture était le seul passe-temps des enfants aussi bien que des adultes et donc, si les mécanismes sociaux sont animés d'une sorte "d'éternel retour du même", cette dernière, la lecture, devrait, un de ces prochains jours, se retrouver sur le devant de la scène.

  Et puis, quel plaisir y aurait-il à s'inscrire dans cette perpétuelle mouvance trouvant sa justification dans ce mouvement même ? Toujours la subversion, le décalage, la vision singulière s'inscrivent dans cette manière de ramer à contre-courant. Donc; Ceux, Celles qui souhaiteront trouver dans l'ancienne formule du feuilleton quelque raison d'espérer plus conforme à leurs souhaits, autant en matière de contenu que de rythme, seront les bienvenu(e)s. La publication (à l'encontre de "Honnies soient"), se fera dans la durée, selon les caprices du temps et l'humeur de son inventeur.

  Au plaisir de vous retrouver bientôt.

 

« Il faut donner du temps au temps.  »

 

Miguel de Cervantès 

 

 

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5 juin 2013 3 05 /06 /juin /2013 08:06

Cet article, initialement publié

dans les colonnes d'Exigence-Littérature en 2011

a été repris par "Le Petit Célinien"

Site exclusivement dédié

à l'oeuvre de Louis-Ferdinand Céline, en 2012

 

 

VENDREDI 14 SEPTEMBRE 2012


 

voyage au bout de la nuit2 

Chez Céline l'argot n'est, à l'évidence, ni une fin en soi, ni la poursuite d'une visée esthétique, mais le lieu chargé de sens d'un langage dont l'obsession, la révolte, la marginalité, vise à conduire l'homme au "bout de sa propre nuit", celle de sa déréliction, de sa vocation à l'unique déliquescence. Pour autant le style n'est nullement superfétatoire. Il constitue l'assise d'une philosophie, d'une vision du monde exacerbée, cernée de violence, tissée de désespérance.

 

Le Voyage est la chair-même du pathos, son écriture vibrante, mordante, qui cherche à saigner le lecteur à blanc, à le laisser sans voix, sans possibilité de refuge à partir duquel pourrait s'élever un langage rassurant, où les mots seraient ronds, sans aspérités, lénifiants comme des baumes, apaisants tels des onctions, enveloppants à la façon d'une douce matrice originelle. Rien de cela chez Bardamu, l'écorché-vif du XXe siècle qui chemine dans la nuit, à la manière des héros de Victor Hugo dans lesMisérables traînant leurs destins en forme de boulet; semblable aux personnages de Zola pliant sous le fardeau de la misère sociale et morale. La guerre, elle aussi, a produit son langage singulier, celui des Poilus, populaire et argotique, langage de l'obus et de la mitraille dont le dénuement, l'aridité rejaillissaient sur leurs narrateurs, à la façon des grenades qui explosaient dans les boyaux des tranchées, sombres métaphores de vies détruites avant même d'être accomplies.

 

Si l'argot a sa valeur propre, c'est bien dans cette situation sans issue où l'homme qui le profère est au bord du gouffre, de l'abîme et alors ce langage ne peut tourner en rond, ne peut tomber dans les ornières euphémisantes d'un sens perverti. Bien au contraire il transcende les maigres destinées des narrateurs pour en faire des récits épiques, des fictions héroïques où le tragique le dispute au dérisoire. Ici l'on est bien loin d'une certaine "langue verte" dont la couleur dominante était "locale", assujettie à une anecdote mettant en scène quelques personnages pittoresques. Parlant de la langue de Céline, peut être même le qualificatif de "populaire", d'"argotique" est-il déplacé. Lui conviendrait sans doute mieux le prédicat de "marginale", "révoltée" ou bien "révolutionnaire". Une "écriture du Mal" comme l'était celle d'Antonin Artaud - la douleur - personnifiée -, dans sa "Lettre sur la cruauté". L'écriture est alors non seulement existentielle, mais "existence" au sens premier du mot, vivante, faite de sang et de nerfs, de lymphe et de pleurs. Sorte de barrière ultime au-delà de laquelle n'apparaît même plus ni le métaphysique ni le nihilisme mais l'incompréhensible domaine de la mort-nue, du néant. Céline écrit avec ses tripes, avec sa détestation de l'homme aussi, cet homme qu'il voudrait meilleur mais dont il désespère. Ecriture vraie, profonde, semblable à un soupir, sifflante à la manière d'un râle, nauséeuse comme un hoquet, déchirante comme le sont l'ongle et la dent. Le Voyage ne pouvait être écrit autrement; il n'est pas autre chose que son écriture, son éructation continue, son tremblement, son vertige, son explosion qui questionne l'homme jusqu'en son tréfonds, à sa respiration dernière. C'est pour cette raison que le Voyage ne peut se lire que d'une traite, d'un seul empan de la conscience, à la manière de tout acte essentiel, fût-il amour, détresse, agonie. On n'en ressort pas indemne. On est marqué. On porte les stigmates. On croit les oublier mais eux ne nous oublient pas qui veillent le moindre faux-pas, la menue fissure, le plus insignifiant bubon. Lire le Voyage c'est comme vivre, c'est être condamné... et le savoir, ce qui est l'essence-même du tragique. Il n'y a rien au-delà de cet acte de lucidité qu'une immense finitude.

 

Nul roman ne réalise mieux ce que la forme peut apporter au fond, le style à la perception de l'exacte condition existentielle. La forme est le fond. La forme est la signification, la connaissance décisive. La forme est l'être. Le style est à Bardamu ce que la crécelle est au pestiféré : son signe de reconnaissance, sa figure de proue, son empreinte ontologique, son indélébile tatouage. Plus de crécelle, plus de Bardamu et le Voyage dans les limbes. Lire le Voyage, c'est faire sienne cette réalité d'un langage si peu ordinaire que n'en peut surgir que l'extra-ordinaire, le hors de l'espace-temps, seulement une sidération. Seul le style de Céline pouvait accomplir la prouesse de créer du sens à partir du non-sens et bâtir une œuvre magistrale sur des fondations de "fange et de limon" : 

 

 "Fin ou commencement ? Langage révolutionnaire à l'état brut (...) tel est le prolongement pathétique et ambigu que Céline confère au langage du refus et du rejet. C'est dans cette marge de limon et de fange qu'il inscrit son entreprise, sa question — littéraire. Aussi peut-on affirmer que, avec une profondeur poétique jamais égalée, l'auteur du Voyage au bout de la nuit puise dans l'argot populaire le ton fondamental de sa voix narrative." 

(Extrait de "Le voyage au bout de la nuit de Céline : roman de la subversion ou subversion du roman", Daniele Latin, Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique, 1988.)

 

Il convient de préciser que la justesse du ton, la vérité de la fiction ne pouvaient se soustraire à ce style si particulier mais ne pouvaient davantage faire appel à un style différent, pas plus qu'opérer un mélange des genres qui lui eût fait perdre tout crédit si ce dernier n'avait fait l'objet d'une recherche constante, s'il n'avait mis en œuvre des procédures capables de faire d'un tel langage une sorte de condition existentielle en soi. Car la forme du langage célinien est tout entière contenue dans le fait qu'il s'impose à nous avec le côté abrupt d'une évidence, la brutalité d'un événement, la cruauté de la tragédie. Nul ne peut y échapper, pas plus les contemporains de Céline que nous-mêmes, ici et maintenant. Si le langage de l'auteur du Voyage étonne (à la fois au sens étymologique "d'ébranler par un coup de tonnerre" et au sens philosophique du "questionnement" qu'il met en œuvre), c'est bien parce qu'il produit, chez le lecteur, un vertige, une vacuité, une faille. Que l'on rejette ce langage ou que l'on en fasse l'objet d'un culte, rien ne l'empêche de creuser en nous ses sillons de sens, rien n'en limite la sourde et inconsciente expansion. L'essence même de ce langage consiste à convoquer en permanence deux registres : soutenu et familier, à les opposer, à faire naître de leur rencontre un subtil jeu dialogique. Le sens, à proprement parler, ne provient ni de l'un ni de l'autre séparément mais de leur ajointement, de leur relation mutuelle, de leur tension interne. Alors se développe une façon de tressage sémantique semblable à un chant polyphonique où chaque voix féconde l'autre, leur confluence donnant naissance à l'émergence d'une voix médiane qui est supérieure à l'addition de leurs singularités. Ainsi une nouvelle profondeur se révèle-t-elle qui ouvre une perspective radicalement novatrice, condition même d'une surprenante modernité. Or le projet polyphonique est constant tout au long du Voyage, faisant de cette œuvre, une œuvre inimitable. Jeu dialectique permanent dans lequel chacun des registres joue sa propre partition tout en renforçant l'autre mais, où, en dernière analyse, ne semble parfois émerger que le langage de la putréfaction, de l'abjection, du mépris, de l'ordure, du fumier sur lequel Céline se complaît à asseoir les fondements de la condition humaine. Eût-il fait le choix de l'argot comme seul mode d'expression, serait-il parvenu au même but ? Qu'il nous soit permis d'en douter. L'amplitude, la démesure de l'expression célinienne reposent essentiellement sur l'art de cultiver l'écart mais avec une maîtrise consommée, de jouer jusqu'à la caricature l'ambiguïté du propos qu'alimente sans cesse une sourde perversion. Si, parfois, l'argot semble constituer la figure de proue du Voyage, nul doute que l'intention de son auteur fut celle de faire partager son aversion de la guerre, de la misère en instillant dans la conscience du lecteur la dimension de la déréliction, de l'absurde, inconcevables, inacceptables en soi. Hissé sur un piédestal, l'argot peut s'affirmer langue littéraire, laquelle n'a de sens qu'à porter à son paroxysme le cri de la révolte. Et puis, quelle loi, quelle parole transcendante pourrait édicter la prééminence d'un registre sur l'autre, affirmer la précellence d'une langue classique qui reconduirait toute autre forme d'expression, par exemple celle d'une modernité radicale, à la valeur d'un sabir ? Jehan Rictus faisait l'apologie de cette langue spontanée, vivante, proche du tissu du quotidien, projet que soutenaient également Ramuz, Giono, Cendrars et, bien évidemment, Céline lui-même :

 

"Ma langue est épouvantable, dites-vous, pourquoi ? […] Vous m’accorderez bien, au surplus, que la langue française n’est pas immuable et qu’elle n’est pas venue à sa perfection totale ! […] Comment remplacer certains mots qu’on a pressurés, jusqu’au jus, jusqu’au zest, sinon en retournant puiser à la source, au fumier (soit) même de la langue qui est l’argot, quoi qu’on en dise ? L’argot joint à la locution populaire et à l’image non moins populaire, toujours dramatique et saisissante. Que diable ! Qu’est-ce que ça peut faire qu’un vocable ou une expression ne soit pas parlementaire, classique, noble ou de bonne compagnie, si cela exprime une souffrance tellement vraie, tellement sincère qu’elle vous en tord les boyaux. Or c’est là ce que je cherche. Exprimer, émouvoir. Croyez-vous que la langue littéraire adoptée ne soit pas également un jargon ? Et puis, où est la limite du bon ou du mauvais français ? Qui l’a fixée ? La langue est-elle fixée ? J’estime par exemple que le français de Brantôme ou de Montaigne est plus pittoresque, franc et savoureux que le français de Racine. Maudissez-moi si vous voulez, mais c’est ce que je pense ; si la langue française est fixée, elle est morte […]." 

(Lettre de Jehan Rictus à Léon Bloy citée dans "Le dernier Poëte catholique")

 

Si, en 1932, date de la parution du Voyage, une telle langue faisait figure de parent pauvre, plus même, d'atteinte aux bonnes mœurs littéraires, aujourd'hui elle en fait partie intégrante. La fécondité de la langue n'est jamais mieux servie que lorsqu'elle est plurielle, mouvante, protéiforme. Cependant son caractère d'abri de la multitude, de la diversité ne suffit pas à lui seul à assurer son rayonnement. Il lui faut la profondeur nécessaire à l'accomplissement du sens. Nul doute que Céline y soit parvenu avec une rare maîtrise !


Jean-Paul VIALARD
e-litterature.net, 11 janvier 2011.

 

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4 juin 2013 2 04 /06 /juin /2013 07:32
Passer la nuit - Marina de Van
samedi 9 mars 2013, par Jean-Paul Vialard 
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©e-litterature.net


L'écriture comme absence à soi.

 

 

Fragments, Notules et Commentaires.

 

 

   Que saisit-on d'un livre, sinon quelques nervures, quelques lignes de fuite ? Peut-être, lire, n'est-ce jamais que cela, saisir une vastitude et n'en retenir que quelques émergences qui, pour nous, ont pu faire sens et s'imprimer à l'orée de notre conscience. Être en accord avec un texte c'est d'abord éprouver à son endroit des affinités électives, les recueillir et en faire le lieu d'une possible efflorescence.

  Fragments remarquables doublés, comme en écho à la proposition de l'Auteur, de commentaires façonnés par une vision subjective du monde car c'est d'abord en tant que sujet singulier que nous prenons acte des réflexions qui sont soumises à notre jugement.

  Suivent une série de Notules, brèves assertions de l'Ecrivain qui paraissent vouloir dire l'essentiel d'une parole dont, trop souvent, nous perdons le fil.

  Jamais il ne s'agit du résumé d'une œuvre, lequel ne fait qu'initier un inévitable redoublement de l'écriture. Plutôt inciser les choses, y apposer une empreinte afin que ces dernières, les choses,  puissent s'ouvrir selon une inclination particulière.

 

     Propos liminaires de l'Editeur.

 

Passer la nuit

Marina de Van

La fin d’une époque – les conditions du vrai 
L’effort de communication

 

"J'ai la sensation d'un moment vide, parfaitement anodin et paisible. J'attends, sachant que je n'ai rien à attendre, parce que ce qui viendra  ne dépendra que de moi, et des gestes connus à l'avance, aisés à accomplir, quotidiens. J'ai un désir de sommeil, de me coucher sur le côté avec la serviette toujours nouée, ma joue contre mes cheveux humides, le nez et la gorge encore savoureux de cette eau piquante, d'humeurs acides. J'ai envie de fermer les yeux en sentant l'humidité des cils sous la paupière, et le froid peu à peu désagréable de la serviette mouillée."

 

Partition musicale d'une dérive, la narratrice se heurte au vide d'une journée qui commence alors que rien n'y est prévu pour elle. Elle dissèque l'état dépressif, son mécanisme, les sentiments qu'il provoque. La perception du réel vacille. La narratrice installe des cadres : préparer le café, tenter d'avaler quelque chose, regarder par la fenêtre, se doucher… Des occupations doivent à tout prix rythmer cette journée, combler son vide. Un cercle d'événements inéluctablement répétés se met en place. Parfois, il faut sortir, voir des gens. Or, la volonté de s'extraire de la solitude l'y confronte plus encore. Une sensation accrue du corps se développe, dans toute sa matérialité. Cette fois, Marina de Van s'applique à transmettre par l'écriture ce qu'elle a pu ailleurs filmer. C'est cette violente sincérité qui resurgit là, entre les lignes. Sincérité face à la difficulté d'être normale…
Si le sujet du livre circonscrit un terrain glissant, l'auteur en évite tous les écueils. Elle parvient à installer sa narratrice dans la sphère de la haute lucidité, celle qui permet de voir dans le vide de l'existence une vie, en soi.

 

 

 

     Commentaires.

 

     On n'entre pas dans ce roman (ou ce récit) comme dans un roman ordinaire. Il y faut de l'empathie, de la participation, il faut consentir à une certaine douleur physique, à une désespérance, il y faut une réelle absence à soi. Ce thème de l'absence traverse l'œuvre à la manière d'un leitmotiv lancinant, à la façon d'un cri voulant dire la souffrance de ne pas être, de ne pouvoir transgresser les limites étroites d'un corps aliéné à sa propre déraison. C'est d'une geôle dont il s'agit, d'une camisole étroite qui enserre et livre à l'effroi, d'un sentiment de chrysalide ne parvenant jamais à s'extraire de sa tunique pour aller vers la sublime métamorphose. Une immobilité du temps, un arraisonnement de l'espace et il n'y a plus alors qu'une profonde vacuité tellement semblable à l'abîme, au néant. Ce néant qu'il aurait fallu transcender afin d'aller vers une toujours possible liberté, celle-ci fût-elle conditionnelle.

  Mais à défaut de pouvoir exister, de faire éclater la bogue ontologique, on se contente de vivre, c'est-à-dire de fonctionner au rythme d'un métabolisme basal, de boire, de manger avec parcimonie, de fumer, de faire fonctionner sa propre fiction dans le cocon étroit d'une insularité dont on ne parvient pas à sortir, que, du reste on ne souhaite pas, à supposer qu'une telle chose fût seulement plausible.

  La Narratrice, l'Esseulée, on ne parvient nullement à la cerner. Pas plus son nom qui jamais n'apparaît, comme pour signifier la biffure d'une identité, pas plus que sa physionomie pareille au masque de la tragédie antique, au mieux identique au visage blafard du mime. En fait, la Narratrice, bien qu'elle soit corporellement présente par la médiation d'une anatomie torturée, ne s'illustre guère que sous les traits abstraits d'une figure de rhétorique, par de brèves apparitions en forme d'ellipse. Sentiment de désespérance qui nous saisit en même temps que surgit l'attention à la pure énigme. Qui est-elle, celle qui, toujours  disant, se dissimule sous les mots afin qu'une épiphanie ait lieu, qu'une écriture surgisse ? Car c'est bien là l'enjeu de toute écriture vraie que de soustraire à notre naturelle curiosité l'anecdote qui, toujours, recouvre la vérité du voile de l'illusion. Ecrire, c'est toujours proférer du-dedans-du-langage vers une conscience qui percevra les fondements, l'origine à partir de laquelle toute expérience humaine fait sens et actualise sa condition. Il ne peut y avoir de tricherie, de subterfuge, d'esquive. Pour cette raison, la littérature naît plus souvent de la tragédie que du vaudeville. Car, si le plaisir peut se raconter, si l'événementiel peut alimenter la fable, le conte;  la souffrance, elle, n'autorise aucune distraction. Etant, par essence, liée à notre être-jeté, constituant le tremplin de notre déréliction, de notre propre étrangeté au monde, elle ne peut émerger qu'à l'aune d'une exigence, d'une élévation en direction d'une sublimation, donc d'un trajet vers un dépassement, une forme d'art.

  Quant aux autres protagonistes du récit, leurs brèves présences ne nous les livrent que par défaut, comme s'ils ne s'illustraient qu'à être pris dans les mailles d'un rêve sans objet. Ainsi Yann, Florence morte d'un cancer, Pierre, Iliana, Paul l'amant halluciné, font-ils de rapides apparitions, vite dissous dans les remous existentiels de celle qui, par l'écriture surtout, leur prête une certaine forme de réalité. Tout est soumis, avec précision, volonté, à la règle de la triple unité de temps, de lieu, d'action. Ce qui, malgré la modernité du propos, confère à ce livre l’ empreinte d'un certain classicisme.

   Le temps se manifeste avec la régularité d'un métronome trop bien réglé, minutieusement noté, cliniquement approché grâce à une scansion proprement arithmétique. Les jours ne se succèdent pas selon une poétique ou bien une quelconque harmonie mais sont les témoins horlogers, mécaniques, d'un scalpel faisant ses découpes précises : "Il est 13 h 53; il est 20 h 24; un sursaut - 17 h 06." - Ceci, par une dialectique habilement entretenue, jouant avec la durée d'instants toujours renouvelés, livrés à quantité de rituels obsessionnels, ne paraissant jamais devoir finir. Ce temps, cette notion si abstraite, impalpable, indéfinissable, constitue, à n'en pas douter, l'une des nervures selon laquelle "l'histoire" tient, se meut, trouve sa propre logique.

  Le lieu décrit non seulement ce qu'il est convenu d'appeler "un roman de chambre", dont l'existentialisme et le Nouveau Roman ont fait, en leur temps, les assises de leurs fictions, mais plutôt un microcosme étroit, une monade "sans portes ni fenêtres" qu'on ne déserte que très provisoirement afin de pouvoir y revenir mieux. Décor nu, désolé, vide, genre de théâtre beckettien dont de rares objets prosaïques tiennent lieu de jarres ou d'étranges potiches, simples égarements parmi de hasardeux trajets. Et pourtant, ce cadre étique, mortellement banal, - un appartement quelconque, des vitres sales, des draps défaits, une cour avec des buissons, des arbustes, une fontaine éteinte, des oiseaux, un coin de ciel - sont le prétexte à une écriture venant du-dedans-du-langage (la seule qui soit), à de belles et élégantes descriptions (on ne peut tricher avec de simples objets : voir Francis Ponge - "Le parti pris des choses"), à une émergence du sens à partir du simple, de l'inapparent, de l'inaperçu, tout ceci abritant en réserve une magnifique polysémie. Il suffit de s'appliquer à la faire paraître.

  L'action est belle parce qu'indigente, répétitive, gonflée de la sève de l'obsession, de la douleur à fleur de peau, de l'affect creusant ses plaies et faisant croître ses bubons; l'action interpelle parce qu'ouverte aux mille manies, rituels et menus vices, depuis la boisson excessive d'alcool jusqu'à l'addiction à quelque forme de drogue en passant par la cigarette élevée au rang d'icône, de sombre déesse sans laquelle la vie ne serait même plus supportable; l'action est passionnante parce que rivée aux vrilles de l'ennui, aux tourbillons ténébreux du spleen, aux  orbes infinies et vertigineuses de la dépression. Là, au creux de ce que l'individu vit de plus intime et de plus affligeant, il n'y a plus de fuite possible, sinon la seule possibilité de hurler ce qui, habituellement est caché, à savoir la tragique beauté de toute condition humaine. Souvent l'art ne naît que de cette inconcevable aporie.

  Alors, lorsque l'altérité, le couple, ne sont plus que d'évanescentes théories, que le ventre est infécond, la sexualité en friche, le désir de toute chose aboli, les envies abîmées dans les marécages de la répétition, les projets enserrés dans les mailles de l'ennui, se construit une dramaturgie à trois faces habitée d'échos mortifères, de sombres réverbérations laissant au réel l'espace du mirage et l'esquisse d'une métaphysique limitée à un outre-horizon. Comme une perte sans fin de soi, comme la chute libre dans la folie, le saut dans quelque onirisme étroit et sans but. Les trois dimensions où se mouvoir se nomment désormais : corps, langage, imaginaire.

  D'abord le corps, le premier objet saisissable, toujours à portée de la main, le corps-martyre, le corps-complice, le corps-dérobé. Jamais on n'en finit avec le corps. Jamais on n'en arrive à bout. Toujours un ultime plaisir, toujours une douleur, un frémissement, un vertige. Alors on joue à en faire un arc vibrant, une outre qui résonne, une peau tendue sur laquelle pourrait ricocher le subtil poème du monde. Seulement on a perdu ce qui donnait accès au rythme, à la cadence, à la danse, à la marche sur les pointes. Il ne reste plus qu'une vague démesure qu'on ne sait plus apprivoiser, dont on a perdu jusqu'à l'usage le plus simple. Ce sur quoi l'on pensait pouvoir compter en dernier ressort, se cabre, rue, se révulse, retourne son cuir, livre ses urticantes coutures. Le corps se raidit, devient membre gourd, branche abîmée de gel et de lichen. Le corps se rebiffe, pousse à l'extérieur ses plaies, ses excoriations, ses humeurs mauvaises. Le corps assure sa vacance, piétine, se scinde de l'esprit, revendique son autonomie. Le corps est à lui-même sa propre finalité, sa physique aboutie, son vase clos. Il n'a cure de ce qui le surmonte, conscience ou bien âme, il veut vouloir jusqu'en sa démesure. Une volonté de volonté en quelque sorte. Une pure liberté dont son possesseur devra faire le deuil, au moins partiellement, dans l'attente d'un sens retrouvé, plus tard lorsque la clairière s'ouvrira à nouveau.  

  Ensuite le langage. Le langage du corps étant oblitéré, on se tourne alors vers le "vrai" langage, celui qui fait ses mille diapreries, lance dans l'éther ses subtiles efflorescences, déroule ses chatoiements infinis. Seulement ceci n'a lieu qu'à l'aune d'un bonheur suffisant ou, à tout le moins, hors des ravages de la dépression. Atteint, lui aussi, par les assauts de la solitude, miné par la vacuité des journées, déraciné en raison d'un sol miné de l'intérieur, la parole se fait monotone, ouverte aux récurrences, livrée aux lieux communs d'une pensée claustrée, soumise à l'enfermement. Formules tournant à vide, obsessions, manières d'écholalies, de cantilènes autistiques. Ici, on est loin du poème et la prose du monde est un simple ondoiement ophidien, un emmêlement, un enchevêtrement pareil aux confusions racinaires des mangroves. Langage ne parvenant pas à s'extraire lui-même de sa quotidienneté, de sa lourde gangue d'ennui. Langage intérieur, d'enfermement, asilaire. Les tentatives quotidiennes d'écriture sont livrées au même constat d'impuissance, le récit piétine, menace de s'enliser à tout moment, de signer une chute définitive.

  Enfin l'imaginaire. Mis en opposition, d'emblée, avec la rudesse du corps, avec la pente abrupte d'un langage aliéné, cet imaginaire apparaîtra plus rayonnant, plus solaire, atténuant l'impression générale crépusculaire de l'œuvre. L'imagination sera le dernier recours contre la folie. Transcender le quotidien, lui assurer des assises l'amenant à signifier, même a minima.  A cette fin  sera requise l'imagination. Ici sera la voie d'accès à une dilatation de l'espace, à une nouvelle configuration du temps. Être en d'autres lieux, en d'autres instants afin que s'allège la chape d'un présent mortifère. Seront convoqués successivement, les eaux lénifiantes d'une piscine, des enfants "avec du sang indien et du sang noir", la mer, - (ce thème récurrent de l'eau réfère-t-il au liquide amniotique maternel ?) - des hommes (possibles amants), des villes désertées, la "sortie dans la lumière forte du midi d'un pays chaud", une chambre sombre à Madras, "une plage de cailloux blancs", une femme en laquelle elle imagine se fondre (on ne pourrait rêver de meilleur archétype de dissolution-métamorphose-renaissance),  "les lumières gaies de la rue", l'alcool, "l'isolement morbide", des paysages et autres rêveries donnant lieu aux plus belles pages de ce livre.

 

     Affinités textuelles.

 

  Ce roman-récit (?) de 142 pages dessine ce qui a été désigné  plus haut par la formule elliptique "d'ontologie du vide". Constamment est posée, par la narratrice, la question fondamentale de ce qu'être-au-monde veut dire. Vision hallucinée d'un réel qui, constamment dérape, se reconfigure selon des esquisses fuyantes, semble disparaître afin de mieux renaître avec sa constante symbolique de finitude, avec son assiégeant sentiment d'angoisse, sa gangue d'oppression. Une constante absence à soi à laquelle l'écriture essaie de donner quelques lettres de noblesse. On ne saurait guère mieux définir cette œuvre qu'en ayant recours, encore une fois, à l'incontournable formule de Miguel de Unamuno, dès qu'il s'agit de poser les bases d'un existentialisme métaphysique. En effet, ici, s'illustre avec force ce "sentiment tragique de la vie" dont nul ne peut faire l'économie à moins de renoncer à une élémentaire lucidité.

  Si l'on définit la littérature comme la recherche d'une exigence en même temps que d'une vérité, "Passer la nuit" semble s'acquitter avec honnêteté de cette nécessaire tâche. L'écriture est économe, précise, souvent empreinte d'une heureuse élégance. Loin des phénomènes de mode, cette œuvre tracera sa voie avec un suffisant bonheur l'assurant d'une vraisemblable postérité.

 

     Fragment (1) - Première page du livre.

 

  "CE MATIN, j'ai  effectué les gestes nécessaires. Prendre mon café, me préparer, m'habiller. Je suis maintenant dans le vide de la journée qui commence sans que rien n'y soit prévu pour moi. Je fume et le mégot court brule ma peau. Je laisse ma main pendre sans broncher. La braise consume ce qu'elle touche de mes doigts relâchés. La douleur me tient éveillée, occupée. Je regarde par la fenêtre, les arbres nus, leurs branches taillées. Je vois le ciel blanc. Je songe à ce que je pourrais faire. Mais quelque chose m'empêche d'agir. Il est midi. Je pourrais lire, ou écrire mon courrier. Mais la vue des enveloppes décachetées me paralyse. Je pourrais faire des courses, acheter des choses à manger. Mais là aussi, cette pensée me fige. Je reste sur mon lit, à regarder le ciel blanc, les toits d'ardoises, les fenêtres opaques de mes voisins. Chacun vit à rideaux tirés, sauf moi, qui n'ai ni rideau ni store, et chez qui on peut donc observer la fixité de la posture, assise, près du plateau du petit-déjeuner, une cigarette brûlante fichée entre mes deux doigts; le filtre résiste à la consomption."

 

     Fragment (2) -  Le refuge dans l'imaginaire. p 74 - 75.

 

  "J'ai imaginé trois enfants, avec du sang indien et du sang noir. Ils sont beaux, surtout le plus grand (…) Son regard posé sur moi a beaucoup de force. Je savoure le temps suspendu, la belle immobilité de son visage (…) Ses doigts effilés, ses membres longs, manipulent des branchages; ou bien il se penche contre un if, le dos droit déhanché (…) chaque geste se prolonge à l'infini. Au-dessus de sa tête, les arbustes ont grandi et se sont couverts de feuilles qui ont la forme d'aiguilles. (…) Et toutes ces petites lignes acérées, nettes, deviennent brumeuses, comme un halo d'où les pointes émergent et suggèrent une direction, un fil qu'on ne voit plus, pris dans la confusion vibratoire des aiguilles rassemblées. Ces têtes vigilantes, ces bottes d'aiguilles, sont pendues, relâchées vers le sol comme des grappes. Au-delà, il y a des palmiers trapus.

  J'ai marché un moment dans la cour, en me demandant comment oublier ces personnages. C'est l'heure du déjeuner, il est déjà 13 h 34.

  Je suis remontée chez moi avec une amertume neuve, le corps raidi par le froid, presque insensible."

 

     Notules.

 

  "Les aperçus instables de la fenêtre et de la pièce font écho à ma dérive, rendent palpable le sentiment de me perdre en moi-même pour y trouver, peut-être, un nouvel espace, du vide. J'essaie d'écrire pour découvrir cette dimension. mais ma manière d'écrire évoque la répétition circulaire d'un enfermement." (p 44).

 

  "Je vis peut-être une cassure radicale entre mon corps et mon esprit - mon corps agissant sans que je sois jamais éveillée…" (p 83).

 

  "La sensation d'un moment vide, factice, reste présente; je me sens toujours absente." ( p 84).

 

  "Je me sens abandonnée, comme une maison vide au bord d'une plage, entourée de broussailles et de sable blanc. (…) La vie, dense et muette, est encore au-delà." (p 95).

 

  "…Mais je suis déjà dans cet oubli, et j'y souffre; je sens la présence, toujours intime, jamais quittée, d'une perte advenue et sans objet, mais qui m'emplit tout entière. (…) Il faudrait que je puisse me dépouiller de moi-même, me déposer sur le trottoir, comme une poubelle à ramasser, pour que la vie puisse être vraiment vive." (p 97 - 98).

 

  "Je désire retrouver l'inconscience de cette monotonie, ma propre absence à ces gestes répétitifs, au spectacle identique des arbres nus, des buissons, du gazon et des ifs." (p 99).

 

  "Là encore, je me heurte à la même absence, à la même incertitude recouvrant les événements de mes années passées - les visages, les dates, les lieux…Rien ne subsiste en moi." (p 111).

 

  "Sans cesse, quelque chose relance mon malaise, l'approfondit, et mes phrases s'en font l'écho répétitif." (p 140).

 

  " Que s'est-il passé dans cette prime enfance pour que ma vie s'enlise dès ses prémisses et touche son point d'arrêt à l'approche de la quarantaine ?

Rien peut-être.

Je me ressers du thé et je regarde l'heure. La journée va être longue.

Je regarde le ciel.

J'attends que le soir tombe." (P 142 - Dernières phrases du livre).

 

  

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30 mai 2013 4 30 /05 /mai /2013 10:18

 

Empreintes anthropologiques.

 

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                                Photographie : Blanc-Seing.                      

 

  Souvent nous n'accordons guère attention aux marges existentielles, notamment à tout ce qui, rejeté par notre société avidement consumériste, gît et meurt dans quelque terrain vague ou bien dans l'espace désolé des friches urbaines. Notre habituelle vanité, notre naturelle propension à se  diriger vers tout ce qui brille et s'habille des atours les plus flatteurs, agit dans une manière de cécité dont nous sommes porteurs vis-à-vis du simple, du modeste, du destiné à bientôt disparaître. Et, pourtant, si le sujet paraît bien puéril, tout juste digne d'affecter la sensibilité naïve de l'enfant, pouvons-nous nous détourner aussi facilement de ce qui, un jour, fut considéré comme remarquable, alors qu'aujourd'hui nous le rangerions volontiers dans un sympathique mais désuet Musée Grévin faisant ses menus entrechats dans la compacité d'une cire antique pareille à l'inertie de la momie ?

  Mais qui donc, ici et maintenant, pourrait bien se soucier du tréteau bancal, du montant de porte de guingois, du fût de chêne mangé par les intempéries, de la bassine offusquée d'huile, de l'étrave rongée par les marées, du balai-brosse aux crins décatis par des années d'usage, des milliers de frottements destinés à recouvrir de bitume la cabane exposée aux assauts de l'air marin ? N'y aurait-il pas une sorte de comportement inconséquent, de glissement de la raison, d'obnubilation de l'attention, d'occupation  proche de l'obsession à porter intérêt à ce qui,visiblement, n'en a pas.

  Le problème est bien là, de la visibilité à l'encontre de laquelle, toujours, se dresse la notion d'invisibilité, car, aussi bien, si la Lune exhibe sa face de lumière, elle nous dissimule sa dimension  cachée et nul doute que le secret en passe de se révéler excède la réalité déjà connue, maintes fois exposée à nos regards lassés. Autrement exprimé, ce qu'il y a à extraire de la mine est toujours infiniment plus excitant que le sol de cette dernière, fût-il prometteur de prochaines découvertes. Dans le cercle de cordages, le col goudronné de l'entonnoirla tuile enduite de chaux, l'échelle aux barreaux de guingois, le fragment de tôle ondulé dorment, en filigrane, quantité de significations, de signes latents qui ne demandent qu'à être décryptés. Or, ces hiéroglyphes ne comportent aucun mystère, ne nécessitent nullement la connaissance d'une clé spécifique à leur entendement. Tout y est latent, tout y est inscrit dans l'usurel'écaillela déformation, tout y est continuellement présent, tout s'y rassemble à partir de la trace que l'homme y a déposée au cours des âges, grâce à son activité fébrile, à son action de métamorphose sur la nature et les matériaux dont elle veut bien lui faire l'offrande. C'est pour cette raison que la lecture que nous avons de ces vieux outils, de ces récipients, de ces matériaux anciens, plutôt que d'emprunter la voie de la simple morphologie ou bien de l'esthétique, doit se disposer à en réaliser une approche phénoménologique à partir de laquelle tout s'éclairera dans une dimension  anthropologique.

  Ce que nous rechercherons, bien en amont de la simple forme de l'objet, ce sera l'empreinte longuement, patiemment déposée, la trace du labeur, la joie de créer mais aussi bien sa contrainte, l'usure subséquente de l'Artisan qui, au fil des jours, identiquement à son rabot, à sa varlope, portera en lui, pareillement à des stigmates, les marques insignes du temps. Ainsi, l'objet, l'outil ne peuvent jamais être dissociés, non seulement de la fonction à laquelle ils ont été affectés dès l'origine, mais de ceux qui en ont assuré la réalisation puis la mise en œuvre. Car, si l'instrument peut, en apparence, bénéficier d'une relative autonomie, il est d'abord et avant tout le prolongement naturel de la main de l'homme, la pointe avancée de sa conscience, la flèche grâce à laquelle il agit sur le réel, le façonne, le rend malléable et disponible, l'adapte à ses besoins, le module en fonction de ses destinations successives, le ploie afin d'assurer son règne sur les choses.

  Ainsi, la bassinela tuilele pinceau, du fond de leur modestie nous disent la royauté de l'homme, le sceau continuel qu'il dépose sur l'environnement, l'amenant, souvent, à la hauteur de la sublimation, à la transcendance dont l'œuvre d'art est révélatrice. Tout est signe depuis l'apparition de l'homo sapiens, aussi bien la trace d'argile rouge sur les surfaces pariétales des grottes préhistoriques, aussi bien le silex biface, le tesson de terre cuite, les gravures sur les flancs lustrés des potirons au Pérou, les routes qui sillonnent le globe de leur lacis dense, les huttes d'herbe des populations nomades, les glyphes incas sur les flancs des pyramides au Guatemala, la fumée qui s'échappe du foyer, la corde de chanvre gisant au flanc de l'épave, le bidon cabossé duquel s'écoule la poix à calfater, le pinceau enduit de peinture, le pilon attendant de faire son bruit de bois dans le mortier qui est son réceptacle naturel et complémentaire.

  Métaphoriquement, identiquement au mortier et au pilon qui s'ajointent dans un processus dialectique afin qu'un sens puisse surgir, identiquement à l'articulation qui implique la rotation du condyle dans le glénoïde, tout joue en écho, tout se réverbère, tout se décline dans un infini emboîtement d'abymes. L'homme aussi qui, jamais, ne peut s'absenter de la marche du monde.

 

 

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Calebasse gravée - Pérou -

Source : Google images.

 

 

 


 

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30 mai 2013 4 30 /05 /mai /2013 07:55
Antonin Artaud : La Folie et son double

mercredi 2 février 2011, par Jean-Paul Vialard 

©e-litterature.net


D’abord il y a le corps. D’abord il y a le lieu. Le lieu du sens à créer à partir du corps. Le corps comme création originaire, écriture. Texte du corps, corps du texte. Mais le texte ne pourra jamais signifier à la manière d’une narration, d’une disposition à l’événement, d’une ouverture à la simple quotidienneté. Le texte est ontologique, qui engage l’être dans sa dimension totale, plurielle, polysémique. Car l’essence du corps artaudien repose sur l’ambiguïté essentielle du recueil et de la dispersion. Recueil en un foyer des énergies disséminées, obsession d’une centralité, d’une aimantation. Limaille existentielle dont il faut assurer la convergence, le fragile rassemblement dans le creuset d’une anatomie qui peine à contenir, à circonscrire, à exister par le dedans de ses propres membranes. Nécessité de reconduire les trajets du métabolisme, les vibrations sensorielles, les énergies mentales à la bouche d’un puits, à une source, à un abri. 
Mais ce mouvement de condensation ne trouve sens qu’à ériger un tremplin à partir duquel puisse avoir lieu la dissémination, la fragmentation, la diaspora. Car le corps unifié est dans une geôle, il ne saurait signifier à partir de lui-même. Le corps est trop étroit pour enclore la puissance primordiale qui le peuple, ses convulsions géologiques, les mégalithes de la pensée, les météorites du sens. Il lui faut trouver la voie d’une expansion, de la multiplicité seule à même d’assurer le rayonnement de l’être. La vastitude du monde figurera le théâtre de cette dramaturgie. Seul ce déploiement sera à la mesure des attentes d’une conscience torturée, exigeante, cherchant à s’extraire de l’inévitable déréliction. 
D’abord il y a le corps, d’abord il y a le lieu. Mais le lieu d’un éclatement, semblable à un démembrement, une éviscération, une dissection. Dès lors la voie est tracée qui conduira Artaud, symboliquement et réellement, au Mexique, la contrée de l’homme originel. Car il faut revenir à l’origine, aux racines premières et renaître dans l’éclatement d’une vérité. Il faut devenir Tarahumara, Fils de la Terre, faire voler son corps en éclat et "se ramasser sous dix mille morceaux" ("Le Théatre de la cruauté" - 1947-), puis en éliminer les organes, la pesanteur existentielle, les attaches prosaïques, matérielles. Alors seulement sont réunies les conditions d’une liberté. Seule cette fulguration est capable d’une telle métamorphose, seule cette violence peut accomplir la vie jusqu’en sa démesure. Libre, l’on peut danser son corps éthéré dans l’espace, puiser dans le Soleil la volonté de son propre ressourcement. Plus de frontières. Les portes ouvertes à Ciguri, le magique peyotl ; à Tutuguri, la chouette dansante qui tient entre ses ailes les fondements d’un théâtre primordial, l’accès à la royale cosmogonie. Libération du corps. Libération de la parole. Danser le corps avec le rythme d’un langage nouveau, cryptophasique, hiéroglyphique. On ne communique pas avec les dieux par le biais de la rhétorique mais par le médium des mots incorporés, syncopés, digérés. Morceaux de mains, de ligaments, d’aponévroses. Les seuls biens dont nous soyons à jamais assurés. Recours aux étranges et fascinantes glossolalies -"lo vio ertil nodilli" -, traces d’une civilisation perdue ou à venir, sombres tessons d’une pensée minérale ou gemmes éclairés de la conscience ? 
D’abord il y a le corps. D’abord il y a le lieu. Mais avant d’y parvenir, le corps devra capituler, se déliter, se laisser submerger. C’est ce sentiment de l’envahissement que mettra en exergue la lettre à Jean Paulhan du 10 Septembre 1945 :

"Car l’homme n’est pas seulement répandu dans son corps, il est répandu dans le dehors des choses." La frontière entre lui et le monde devient diaphane, éthérée. Le monde l’assiège, le circonscrit, le pressure. Il n’y aura alors plus de répit. La chair capitulera. La peau sera la dernière barrière, l’ultime paroi. Mais paroi de pores, semblables à des criblements d’épingles :

"Le corps sous la peau est une usine surchauffée, et dehors, le malade brille, il luit, de tous ses pores, éclatés."

L’entrelacs du dedans et du dehors sera alors une réalité constante. La peau sera le médiateur, le convertisseur qui ouvrira le Poète au cosmos, à l’aventure infinie de l’esprit, à la folie tapie derrière toute création, tout essai de l’homme de tutoyer les terres infinies de la transcendance. La peau est donc la première et incontournable membrane sur laquelle inscrire ses propres signes. Peau éminemment ontologique dont Artaud nous dit :

"C’est par la peau que l’on fera entrer la métaphysique dans les esprits." ("Le Théâtre de la cruauté - Premier manifeste" - 1935)

C’est par la peau qu’Artaud fera entrer la métaphysique, la sienne, sur le théâtre du monde. Pour lui, nulle autre issue que cette effraction corporelle, nulle autre alternative qu’une percussion de cette toile épidermique : une perforation. Témoins ces douloureux et obstinés coups de couteau qui lacèrent les pages et les couvertures de ses derniers carnets. Les dessins qu’ils contiennent, les signes graphiques, les glossolalies ne peuvent rendre compte qu’à être lacérés, triturés, jusqu’à être expurgés de leur sens. Comme une manducation des mots qui seraient mis en demeure de livrer jusqu’à leurs sucs intimes, de livrer leurs secrets, leurs vérités cachées.
Seulement la peau est rétive, cherchant à protéger l’intérieur des assauts de l’extérieur, du vide. On ne franchit pas impunément sa vêture existentielle. On s’expose à la brûlure du monde, on cille sous l’aveuglante clarté. Alors la douleur s’installe dans les plis du corps, y fait sa demeure. Avec obstination. A l’extérieur elle n’est qu’impudeur, exhibition de plaies et de pustules. Le refuge est au-dedans. Dans un affrontement. Artaud le sait de toute l’amplitude de sa lucidité. Révolte permanente en même temps que sourde acceptation. Il a conscience que le monde ne s’ouvrira qu’à l’aune de la démesure, de la déflagration. Il en vit le séisme quotidien à défaut de pouvoir le maîtriser. Du fond de sa condition poético-philosophique il sait que jamais, à lui seul, le "bonheur", ou à tout le moins une existence pacifiée, ne pourront le conduire aux prémisses du sens. La douleur, la souffrance, coalescentes à notre humanité, sont les conditions mêmes de possibilité de l’ouverture des signifiants, du déploiement des signifiés. La douleur est l’avers dont le revers est la beauté. Seule une mince carnèle symbolique les sépare, une limite toujours poreuse, infiniment franchissable, ouverte à la contingence, au surgissement de l’événement. Nul dolorisme en cette constatation, nul attrait pour une quelconque martyromanie. Rien ne sert d’entretenir sa cécité. Rien ne légitime le voilement des vérités qui habitent les fondements de l’humain. Le monde ne fait phénomène qu’à se dialectiser, à se situer dans le pli exact du clair et de l’obscur, du visible et de l’invisible, du silence et de la parole. Silence de la douleur, voix du "bonheur" ou bien le contraire ? Sans doute faut-il inverser l’ordre des évidences. Le "bonheur" n’est qu’une des modalités du désir en acte, il s’assume à seulement exister, comme cela, sans autre forme de procès. Ceux qui en sont atteints, en tout cas, ne se soucient d’en connaître les fondements. Pour cette seule raison, le "bonheur" peut assumer un langage silencieux, une sorte de murmure, un genre de filigrane existentiel. La douleur, elle, ne saurait se satisfaire de cette clandestinité. Il lui faut éclater au grand jour puisque, aussi bien, elle ne nous apparaît que sous le signe de l’insupportable, de l’insoutenable, du non-sens. Artaud en est l’emblème, la preuve vivante, la figure de proue. Alors il lui faut la voix, la parole, le langage. Il lui faut le cri. Inconcevable comme le "Cri" d’Edward Munch. Obscène. Le cri ouvre l’espace de l’angoisse nue, originelle. Le cri projette ses pulsations jusqu’à l’absurde, là où plus rien ne devient visible, plus rien ne s’ordonne. C’est à ce néant-là qu’Artaud doit faire face pour essayer d’exister ; c’est à ce rien que son esprit s’affronte afin que puisse s’informer un tremplin ontologique qui tente de le ramener aux confins du réel, lui et son corps éclaté. Par la création, le langage. Langage du tragique transmué en poésie - cette forme tangible de l’absolu- ; en philosophie - cet étonnement transcendé - ; en littérature - cette parole quintessenciée. 
Dès lors, chaque acte de création sera un cri : cri de la poésie, du théâtre, du cinéma, de la radio, du dessin ; cris de l’acteur qui fait offrande de son corps, lequel devient parchemin, palimpseste où s’imprime le langage du monde ; cris des glossolalies comme d’étranges échos de l’enfermement d’une expression schizoïde, émergence de la folie en puissance, de la création démiurgique abouchée à l’illimité. Rarement écriture aura atteint une telle amplitude, une telle démesure. C’est donc avec ce corps mutilé, avec ce cri aliéné qu’Artaud devra inscrire ses pas dans la difficile conquête de l’exister. Sa souffrance intérieure, paroxystique, ruinante, ne pourra continuer à se transformer en œuvres qui, les unes après les autres, revêtiront la figure de l’incomplétude. 
Alors commencera le long voyage initiatique, tantôt imaginaire, tantôt réel, qui le projettera à l’extérieur de lui-même, sorte de giration, d’orbite mentale sans fin dont son corps de supplicié sera l’épicentre. D’une certaine façon, reniant ce corps comme il le ferait d’un objet "in-signifiant", il cherche à le projeter vers un signifié invisible, transcendant la matérialité, l’ordre des choses, leurs menus arrangements au sein d’une quotidienneté qui l’atteint si peu. Long cheminement existentiel, parcours sémantique en acte. La lucidité, l’intelligence ne lui laissent aucun répit, aucun repos. Plus l’esprit se dévoile, plus les orbes d’un sens perceptible se font jour, plus le corps régresse. Tragique dialectique du maître et de l’esclave. Combat de la lumière contre l’ombre. Combat de la fluidité de l’intellect contre un corps opaque, rebelle, insoumis mais dont les forces s’épuisent. 
Voyager, c’est la certitude de gagner de nouvelles connaissances qu’il voudrait absolues, de nouvelles sensations pouvant féconder la création, de nouvelles perceptions de la grande et énigmatique scène du monde. Tous les lieux visités sont plus symboliques que réels.
Les Galapagos seront les assises immémoriales du roc biologique, la longue mémoire de la lave, les reptations primordiales qui l’agitent de l’intérieur à la façon de failles telluriques. Présence aussi des premiers soubresauts de l’animalité, linéaments ophidiens, trame reptilienne qui dessine déjà les balbutiements de l’humain. Là aussi, comment ne pas deviner la genèse de la création, les essais convulsifs qui sont les soubresauts de toute œuvre, de toute vie. Vie végétative, bégayante, semblable à de timides essais ontologiques qui s’actualisent en matière brute, grossière, indifférenciée. Manières de protubérances minérales qui dressent les figures de sujets racinaires, tuberculeux à la façon des personnages torturés et grotesques de la Renaissance, représentations arcimboldiennes perdues dans le tumulte et les convulsions d’une terre primitive. 
Puis la Syrie d’Héliogabale, le pays des pierres, du bétyle noir du temple d’Ephèse. Ici la lave s’est solidifiée, s’est érigée en signes porteurs de sens. La géologie est encore palpable mais des lignes de force s’en dégagent, comme les premiers mots d’un poème débutent une aventure langagière, symbolique, transcendante.

"Car on sent que sous le désert le sol bouge, que les feuillets successifs de lave montrent en clair pour qui sait les voir le travail géologique et premier de la terre avec ses vagues refroidies, qui s’entassent l’une sur l’autre en lames, révélatrices comme les lames du Tarot." ("Héliogabale ou l’anarchiste couronné").

Si le Tarot est convoqué, ce n’est pas pour faire image, pour créer un paysage métaphorique. Seule une lecture superficielle du monde se satisferait d’une si facile évidence. "Pour qui sait les voir." Le travail de la lucidité est entièrement contenu dans cette "conversion du regard" qui fore les phénomènes en leur intimité la plus secrète. S’arrêter aux "vagues refroidies de la terre", c’est se contenter d’une lecture exotérique, c’est faire de la pellicule des choses leur sens ultime. Pourtant il y a mieux à voir. Il faut aiguiser ses pupilles, en faire des silex tranchants ; il faut déchirer la peau du monde comme Artaud entaillait les couvertures de ses carnets de notes. La vérité, le sens sont plus profonds. Ils résultent d’un patient travail ésotérique où tout ne signifie qu’à percer l’opercule, à travailler la chair, à extraire la moelle. L’allusion aux lames de Tarot n’est pas vaine. Bien évidemment il ne saurait s’agir d’un acte de divination mais de la mise en marche d’un processus herméneutique, du repérage des archétypes qui sont au fondement de l’humain. Là est le vrai labeur qui fonde tout cheminement anthropologique. 
Le voyage au Mexique fait suite à l’incursion imaginaire en Syrie. Plus qu’une suite logique, il s’agit d’une nécessité existentielle, métaphysique. Si la Syrie pouvait encore porter les traces d’un remuement géologique et édifier les premiers signes, le Mexique les féconde, les multiplie, les porte à leur incandescence.

"Cette Sierra habitée et qui souffle une pensée métaphysique dans ses rochers, les Tarahumaras l’ont semée de signes, de signes parfaitement conscients, intelligents et concertés."

La terre n’est plus passive, seulement parcourue de forces internes, la terre s’ouvre en monde, en conscience, en intelligence. De l’ésotérisme du Tarot, l’on est passé à la spiritualité, à la riche cosmogonie Maya, donc à la mesure de la seule transcendance.

"Un pays où bouent à nu les forces vives du sous-sol, où l’air crevant d’oiseaux vibre sur un timbre plus haut qu’ailleurs." ("D’un voyage au pays des Tarahumaras").

La quête du peyotl, le rituel de la danse qui s’ensuit est moins pour Artaud la recherche d’une immersion dans les racines de l’homme que le vecteur d’une illumination de l’esprit. La libre conscience excède toujours les possibilités du corps matériel, ce corps qui souffre de ne pouvoir se dire aussi totalement que l’esprit peut le faire. Là est le drame d’Artaud, son inclination naturelle au "sens tragique de la vie". Mais à vouloir percer les secrets qui dorment au plus profond des signes on court le risque d’être aveuglé par leur révélation. Evoquant les ombres -mais de quelles ombres s’agit-il ? -, des montagnes de la Sierra, Artaud met l’accent sur ce qui constituera son ultime essai de compréhension du monde, de lui-même aussi, dont il ne perçoit plus que les contours flous, les mouvements protoplasmiques.

"Et c’est souvent en additionnant des ombres que je suis remonté jusqu’à d’étranges foyers."

Foyer sous les cendres duquel couvent déjà les braises de la "folie". Braises sur lesquelles il n’aura de cesse de souffler jusqu’à l’épilogue du voyage en Irlande. 
Le périple entrepris par Artaud dessine les contours d’une étrange genèse du sol qui joue en miroir avec sa propre genèse. Les Galapagos signent la lourdeur géologique, la lenteur de la lave, la densité de l’attache terrestre. La Syrie rompt avec cette horizontalité pour dresser les mégalithes des temples où émergent les premiers signes. Le Mexique poursuit ce détachement terrestre. Le moi se cosmise, devient lumineux, sorte d’arche ne prenant sur la terre qu’un appui mental. L’Irlande parachèvera l’œuvre, le Poète lévitant dans l’éther à la façon des personnages flottants de Chagall qui se confondent avec les vibrations de l’espace, se fondent dans les limbes du temps. André Breton dira de lui, lors de cette période troublée qu’il est passé "de l’autre côté". 
Si Artaud avait longtemps parlé d’un "corps sans organes", la "réalité" irlandaise le dépossède totalement de ses liens anatomiques. Il n’a plus de corps. Or l’esprit, jamais autarcique, ne peut être qu’un ballon captif. Privé de ses amarres, il se met à errer sans possibilité aucune de rejoindre sa terre originelle. Sa "folie" le conduira d’hôpital psychiatrique en asile, de Rodez à Sainte-Anne, de Sainte-Anne à Ivry. On remplacera le peyotl des Tarahumaras par l’héroïne, la cocaïne, le laudanum ; on substituera à la danse rituelle les convulsions de l’électrochoc. Rien n’y fera. L’intelligence, la lucidité, l’esprit ne peuvent être atteints par des moyens thérapeutiques, fussent-ils coercitifs. On portera des diagnostics sans appel : "délire de persécution" ; "hallucinations". Son intense activité d’écriture sera évaluée à l’aune d’une "graphorée", symptôme corporel s’il en est, agitation convulsive, désordre neuronal. L’acte de création littéraire comme un bubon qui émergerait à la face de l’épiderme et alors la création ne serait plus que la forme émergente d’un mal intérieur, son expression récurrente, itérative, obsessionnelle. Sans doute l’écriture a-t-elle à voir avec la douleur, la souffrance, la répétition d’une blessure existentielle. A preuve cette révélation de Le Clézio dans "Haï" :

"Au moment où s’achève ce livre, je m’aperçois qu’il a suivi, comme cela, par hasard, à mon insu, le déroulement du cérémonial magique...Ces trois étapes qui arrachent l’homme indien à la maladie et à la mort seraient-elles celles-là mêmes qui jalonnent le sentier de toute création : Initiation, Chant, Exorcisme ? Un jour, on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine."

Mais, pour autant, la médecine a-t-elle le droit de juger le fait littéraire, de dire s’il est création véritable, simple manie, délire, projection d’une paranoïa ? Si la médecine peut se prévaloir de soigner le corps, elle ne saurait s’ériger en pensée critique des œuvres. "Graphorée" : le terme sonne comme une sentence. Artaud réduit comme peau de chagrin à la percussion de trois syllabes. Approche exotérique s’il en est, qui se contente de quelques pas de deux autour de l’homme, autour de l’œuvre. "Graphorée", et alors ? Quand bien même. D’autres hypergraphes célèbres hantent les Lettres de leurs hautes statures. C’est cette urgence à écrire, à passer des nuits blanches sur les manuscrits dont Pierre Assouline nous rappelle qu’elle se nomme "mal de minuit". Belle métaphore qu’il pense pouvoir appliquer à Dostoïevski, Byron, Dante, Molière, Pétrarque, Poe, Tennyson. Par bonheur les "graphorétiques" sont là pour nous sauver des aveuglements de ceux qui ne professent que visions pathologiques, perditions corporelles et mentales. 
"Fou", Artaud ? Soit. Mais alors d’une folie qui "donne à penser", d’une folie transcendée qui ne prend appui sur le réel que pour mieux le dépasser, le soumettre à l’amplitude de sa vision éclatée, multiple, cosmique. Nullement une "folie ordinaire" qui se satisferait d’une commode et simpliste nosographie telle que : hébéphrénie, catatonie, paranoïa, schizoïdie. Ce jargon appartient à la "littérature" médicale qui vise les symptômes à défaut d’entendre l’homme, d’en assumer l’essence. Le lexique asilaire est semblable à celui d’une double peine : une redondance de l’enfermement. Artaud dépossédé de son corps, mutilé dans son esprit. Artaud "graphoré", simple trace à la surface d’une page néantisante. Artaud objectalisé, drogué, annulé. 
Certes Artaud présentait le profil de l’aliéné, son incohérence, sa déchéance physique, ses stigmates, son désarroi patent. Mais rien ne sert de se méprendre. Si, aux yeux du sens commun, Artaud est bien "fou", ses amis, Arthur Adamov ; Marthe Robert ; Jean Paulhan ne s’y trompent pas. Un an avant sa mort, sur la scène du Théâtre du Vieux Colombier, "Artaud le Momo", est bien là, physiquement et métaphysiquement présent. Sans doute sa "folie" l’inspire-t-elle qui fait écrire à Gide, dans Combat, après la mort du Poète :

"Jamais encore Antonin Artaud n’avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d’expressif : sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie."

Or cette "flamme intérieure" est celle d’une intelligence à vif, sans doute alertée d’une fin imminente. Le spectre de la noyade ne saurait mieux dire. Mais le volcan n’est pas éteint, il projette encore des scories, il fuse, il éclaire, il fait ses gerbes "d’aérolithes mentaux". L’admirable portrait qu’Ernest Pignon-Ernest fait d’Artaud en 1998 est éclairant à plus d’un titre. Si la face n’offre, en apparence, que des convulsions similaires aux représentations de Bacon - le saisissement d’une perte irrémédiable -, le regard est encore porteur d’une flamme. Le fusain et la pierre noire dessinent sur la peau, les os, le spectre de la finitude, cependant qu’une lunule de blanc sur la sclérotique sombre s’imprime comme l’étroite métaphore de la lucidité, de l’intelligence qui brûle encore d’un dernier éclat. Regard autant fasciné que fascinant, regard qui fore au plus profond la cuirasse du spectateur en quête de sens. La force de ce portrait est de faire le vide autour de lui. Jamais, peut-être, œuvre n’aura cerné de si près, avec autant d’acuité ontologique, les racines mêmes de l’existence en son espace ultime. Artaud y rayonne d’une lumière intérieure, d’une étrange force, telle une monade visionnaire. Bien au-delà gravitent les constellations de l’affairement quotidien, la contingence, les destinées immanentes. Là est la force du dessin qui nous projette, à notre insu, dans une manière d’absolu. Flamme du regard que la conscience aiguisée et "sur-réelle" d’André Breton a identifiée, sans doute, comme le "double" de la folie d’Artaud : l’évidence de son GENIE. Génie solaire qui irradie, se consume et brûle tout ce qui l’approche. Génie solaire comme celui de Van Gogh, "le suicidé " que la société n’a pas su reconnaître en son temps ; génie solaire pareil à celui de Nietzsche ébloui par la Volonté de Puissance du Surhomme ; semblable aux hallucinations de Lautréamont-Maldoror envoûté par les Chants de l’imaginaire. 
Lire Artaud, c’est essayer de se hisser à cette compréhension de l’incompréhensible, c’est dilater la pupille de la conscience, en faire le foyer d’où tout rayonne, à partir duquel tout signifie avec la force de l’apodicticité. Toute lecture qui n’engage pas le lecteur dans les fondements mêmes de sa lucidité ne peut que manquer sa cible. Il y a nécessaire participation, fusion à l’œuvre. Etre modestement, mais être tout de même un fragment du météore Artaud : condition essentielle à une herméneutique de sa parole cryptologique. Endosser la folie, se livrer à la magie et parler "cosmopoétiquement" (d’après la belle formule de Kenneth White), le langage des dieux :

"...ces dieux-liaisons de la terre, que l’eau et le ciel se sont conciliés, ces dieux-émanations des feux de la terre et de l’eau du ciel, de l’eau empennée de ciel, dont la pluie dévide le plumage, ces dieux-irisations de la vie, tremblement de l’eau de la vie recourbée par le vent du ciel, qui jouent aux quatre coins sonnants de l’atmosphère, aux quatre nœuds magnétiques du ciel, ces dieux sont la vibration non éteinte, et qui parle à l’oreille de l’âme, au cœur de l’esprit."

Rarement texte n’aura atteint une aussi tragique beauté. Avers et revers de la médaille existentielle. Avers du GENIE métamorphosé en FOLIE.

Site de l’auteur

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29 mai 2013 3 29 /05 /mai /2013 08:07

 

Publication d'un "micro texte"

sur le thème

PAROLES D'ENFANCE - 2008 -

 

 

Préface de Jean-Pierre Guéno

Directeur des Publications de Radio-France.


 

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Le Texte publié.

 

 

Le jour n’est pas encore levé. Juste une très légère blancheur qui précède l’aube. L’enfant se réveille, ouvre les yeux. Il reste un moment immobile, regarde le liseré plus clair qui commence à imprimer le contour des volets. Il se lève, pose ses pieds nus sur le plancher. Il aime sentir ce contact du bois un peu froid, les rainures qui séparent les lames. Il ouvre la fenêtre, pousse doucement les volets sur la fin de la nuit, évitant de faire grincer les gonds. Il se recouche, se tourne sur le côté gauche, face au rectangle plus clair ouvert dans le mur couleur de schiste. Au début, ses yeux ne perçoivent rien que cette légère variation de l’ombre, son lent glissement vers la lumière. Puis ses pupilles s’habituent, commencent à déchiffrer l’espace, à y repérer les premiers signes du jour. Il devine d’abord, dans le jardin, les branches du marronnier, comme de grands bras tendus vers le ciel, les feuilles ouvertes à la façon de doigts de géants. Puis le rythme régulier de la clôture de bois, la plage sombre de l’avant toit. L’enfant aime bien ce moment un peu mystérieux où le jour s’annonce à la façon d’un secret. Les grains de lumière sont encore peu visibles, gris-bleu, à peine plus clairs que la cendre des volcans. C’est cette heure couleur de cendre, couleur de lave qu’il préfère. Cette heure où les choses se confondent, cette heure arrêtée.

 

 

Edition originale

Les Arènes.

 

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Edition en poche

Librio - Radio-France.

 

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29 mai 2013 3 29 /05 /mai /2013 08:06

 

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29 mai 2013 3 29 /05 /mai /2013 08:04

 

      AFFINITES

 

*Affinités. Non un propre de l'homme, mais de tout le vivant : plante, animal, minéral.

*Affinités naturelles. La mousse, l'eau, l'ombre.

*Jamais affinité ne se laisse appréhender par la sécheresse du concept.

*Ne cherche pas tes affinités, elles sont coalescentes à ton être.

*Tes affinités te définissent tout autant que tes empreintes génétiques. Peut-être mieux.

*Nulle affinité n'est gratuite. Projection d'une essence.

*Cherche en celui qui te fait face l'espace de tes affinités.

*La non-affinité est répulsive. Pôles identiques de deux aimants.

*Les fantasmes ne sont qu'affinités virtuelles. Espace du vide.

*Toute affinité a une origine matricielle.

*L'affinité n'est que la projection de la conque originelle.

*Nid - Conque - Creux : trois habitats où se focalise l'affinité.

*Temps de l'affinité : le Présent.

*Attaches terrestres : lieux où enraciner tes affectivités.

*L'affinité ne se dit pas, se VIT seulement.

*Tes affinités : un espace où loger ton propre jeu avec le monde.

*De toi à l'autre : l'espace de jeu des affinités.

*L'essence de l'affinité est d'être "une machine désirante" - désirée.

*Amitié, fusion des affinités. 

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28 mai 2013 2 28 /05 /mai /2013 07:43
La racine ontologique de "La nausée"

mercredi 23 mars 2011, par Jean-Paul Vialard 

 

 
©e-litterature.net


"La nausée". Lire l’œuvre au plus près. Dans sa matérialité. Lire sans distance, comme le bûcheron enfonce le coin d’acier dans l’écorce, l’aubier, pour atteindre le cœur, l’âme du bois. Lire dans un corps à corps avec le texte. Chair contre chair. Pulpe contre pulpe. Là seulement est la sensation d’un vécu à l’état pur, d’une existence en sursis, tout au bord de l’éclosion. Mais d’abord il faudra le suspens, la confrontation. Lire au plus près. Dans le tumulte, l’abrupt des mots, leur incontournable densité. Il n’y a pas d’échappatoire. On ne peut lire "La nausée" qu’à s’immiscer dans l’existence de Roquentin, à en ressentir l’irrépressible surgissement. Nécessité d’une fusion.

"La Nausée ne m’a pas quitté et je ne crois pas qu’elle me quittera de sitôt ;ce -n’est plus une maladie ni une quinte passagère : c’est moi."

Donc "la nausée", c’est nous. Irrémédiablement nous. Donc lecture "nauséeuse", immanente à son objet, enserrée dans le conformisme étroit et étouffant de Bouville. Lecture viscérale, organique. De la chambre au café, du café au musée, à la bibliothèque, au jardin public, il n’y a pas d’espace réel, seulement la "pâte des choses" dans laquelle Roquentin s’englue, se débat, dévide le cocon de ses réflexions pareil à l’étoupe. Car la nausée avant d’être un concept est simplement une matière, une vêture qui enserre le corps, une sorte de cuirasse où l’existence ne se manifeste encore qu’à la façon d’un phénomène tellurique. Un tremblement, un vertige. Dès lors nulle aire où déployer les orbes du langage, où asseoir les fondements de l’intellect, les prémisses du sens. A défaut d’exister, il faut se contenter de vivre. Au moins provisoirement. Et penser accessoirement. Pas plus que Roquentin, le lecteur ne peut se soustraire à cette exigence, cette nécessité. Il faut donc lire le texte au plus près, dans une manière d’égarement, comme en apnée. La respiration viendra plus tard. Trop tôt elle serait fatale, trop tôt elle suffoquerait : le sens ne peut naître que d’un long métabolisme, jamais d’une irruption soudaine. Il faut lire au plus près, cheminer dans les ornières solitaires, longer le clair-obscur de l’étroite condition provinciale, se résoudre à n’être qu’une étrange mécanique humaine. Et surtout ne pas anticiper, ne pas interpréter. Le moment des évidences n’est pas encore venu. Le temps est comme figé. Une glu à force d’emprisonner le corps, de ligaturer l’esprit. Donc nul horizon où porter sa vue, nul projet qui apparaîtrait comme le balbutiement d’une quelconque transcendance, l’amorce d’une liberté. Tout est compact, serré ; les bords de l’existence soudés comme les lèvres d’un étau. Situation sans espoir apparent. Le monde gire éternellement autour de son axe sans qu’aucune issue soit possible. Le thème central de la racine autour duquel gravite toute l’œuvre, aussi bien sous l’angle événementiel que sémantique n’est jamais convoqué par Sartre pour autre chose que pour lui-même. La racine est du réel pur, de l’ordre de l’évidence optique, de la perception, de la sensation. :

"...cette racine était pétrie dans l’existence."

Le marronnier auquel appartient la racine ne s’illustre jamais sous la figure du symbole, pas plus que de la métaphore ou de l’allégorie. L’arbre-racine est avant tout du végétal qui existe, me fait face et, par sa simple présence interroge la mienne. Relation dialectique où une existence en vaut une autre ; une racine, un homme.

"Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m’emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence."

Car "exister", à ce stade de la narration est aussi bien "exister" pour la chose que pour l’homme. Depuis le galet qui provoque l’émergence de l’étonnement philosophique, jusqu’à la racine, en passant par les feuilles de papier, le paquet de tabac, la banquette du tramway, le verre de bière. Donc tout existe jusqu’à la démesure et Roquentin n’est qu’un objet parmi tant d’autres, une sorte "d’objet-jeté", de hasard, de pure contingence. Aussi bien que le galet, que la racine, Roquentin aurait pu être, ne pas être, être autrement, être ailleurs. Un vertige qui n’autorise guère la distraction à soi. Nécessité de rassembler les fragments de l’éclatement existentiel. Plus rien ne compte alors que cette urgence à devenir, à convoquer autour de soi les figures du sens, du projet, donc d’une nécessaire ouverture. A ce niveau du récit, le couple Sartre-Roquentin n’envisage nul arrière-plan qui laisserait une issue à la conscience par le biais d’une explication, fût-elle rationnelle. Pour cette raison le marronnier ne signifie pas en tant que symbole ou archétype, pas plus que la racine ne fait signe vers une quelconque métaphysique cartésienne, une éthique, une esthétique, une politique, une mythologie.

"Cette racine avec sa couleur, sa forme, son mouvement figé, était...au-dessous de toute explication."

Par définition, la racine sartrienne n’a pas choisi le sol où croître, sous le banc du jardin public de Bouville, pas plus qu’elle n’était prédestinée à révéler à Roquentin la nature contingente de son existence. Arbre ; banc ; galet ; racine, ne donnent lieu qu’à des fermetures, à des non-sens, à des considérations apophatiques qui reconduisent toutes choses à leur négativité, à leur nullité. Ils n’apparaissent pas comme de simples étants intramondains situés au milieu d’une pure quotidienneté. Ils sont les signes avant-coureurs d’une proche néantisation. En effet, si l’arbre est majoritairement convoqué, ce n’est jamais en tant que simple décor qui serait là de surcroît. L’arbre n’est là que pour témoigner de la forêt qu’il cache, de sa touffeur existentielle où dorment tous les pièges, les chausse-trapes, les monstres de toutes sortes :

"...il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre, nues, d’une effrayante et obscène nudité."

Lecture tératologique qui nous reconduit, consciemment ou non, aux têtes grotesques de Léonard de Vinci ; aux incongruités corporelles d’un Ambroise Paré ; aux visions du jardin du Prince Orsini à Bomarzo où sculptures thériomorphes et métamorphoses humaines disparaissent dans les convulsions d’une terre primitive. Le retour à une manière d’imagerie de la Renaissance sourdement travaillée par des puissances occultes ; aux énergies primordiales qui constituent les assises de l’homme. Pour Roquentin, faire l’épreuve de la contingence, c’est cela. C’est se dépouiller de la culture, de l’histoire, de l’art, des formes policées de la cité ; c’est s’immerger dans la nature jusqu’à en devenir un phénomène parmi les autres, une simple reptation au creux de l’humus.

"J’étais la racine du marronnier...perdu en elle, rien d’autre qu’elle."

Epiphanie arcimboldienne s’il en est où l’apparence humaine se brouille dans un entrelacs de tubercules, excroissances, racines emmêlées et confuses. Or, être immergé parmi les choses, revient à nier sa propre identité, à diluer son essence dans le magma, à fondre sa fragile concrétion humaine dans la "pâte de l’existence". Sartre sait admirablement nous y conduire, par la seule force du texte, la puissance de la narration. Car si "La nausée" est œuvre philosophique, elle est tout autant roman. De là provient sa force singulière. La trame romanesque vient renforcer le concept, la visée philosophique, en mêlant son propos aux linéaments du quotidien. Sorte de philosophie "inapparente" qui travaille en profondeur, dans le sous-sol, comme seules les racines savent le faire. Littérature "racinaire" donc, qui pousse à notre insu ses rhizomes jusqu’au tréfonds de notre conscience. Nous sommes piégés, pris dans les mailles, plongés dans l’exiguïté sémantique de sombres convulsions terrestres. Et, peu à peu, avec Roquentin, nous ne nous révélons à nous-même, à notre condition existentielle, qu’à en toucher le fond, à en explorer les étroites fissures. Nous ne pouvons échapper à cette opacité qu’à recourir au langage, à l’origine, au sens, donc à l’étymologie : "Exister" : "Ex-sistere", "sortir de, se manifester, se montrer". Phénoménologiquement : "sortir du néant". Seule issue vers une transcendance qui déploiera à nouveau du sens, nous reconduira à l’ouverture, au projet, à la liberté qui sera notre dimension proprement humaine. Seul le trajet de la narration nous permettra d’y voir plus clair. Car la tentation permanente serait de recourir à une pensée critique plus large, faisant appel à des lectures croisées et multiples chargées de riches polysémies. Lecture "au plus loin". Ce faisant le risque serait celui de survoler l’œuvre, de prendre du recul, une telle distanciation posant les conditions mêmes d’un retrait du sol originel. Or l’œuvre serait déjà "au-dehors" d’elle-même, en pleine lumière. Or "La nausée" n’est jamais "lumineuse", elle ne s’abouche qu’à la noirceur, à l’étroitesse de la contingence, à la cécité de la finitude. Parcours narratif, progression dans les empreintes de Roquentin, de ses actes, de ses étonnements, de sa confrontation à la dureté du réel, à sa densité incontournable. Une sorte de "parti pris des choses", une lecture au plus près. Le praticable sera celui du quotidien, du prosaïque, de l’ordinaire. Tout lecteur est invité à exister parmi les choses, dans les feux éteints d’une nécessaire clandestinité. Se fondre. Car Roquentin ne deviendra réellement existant qu’après avoir traversé "l’épreuve de la racine". Afin de s’y préparer, il devra constamment régresser, abandonner les quelques traces de la transcendance qui l’avaient fugacement habité lors de la fréquentation du Marquis de Rollebon, du projet de création qui y était attaché. Dimension de l’Histoire. Donc rétrocéder vers une sorte d’argile originelle, de terre fondatrice dont il devine à peine la trace inconsciente sous le banc du jardin public de Bouville. Il nous faut nous disposer nous-même, à entrer dans le récit, à en épouser les méandres, à en ressentir les lignes de force. Roquentin : parcours existentiel en forme d’asymptote qui tend constamment vers le Néant, sans jamais absolument l’atteindre, en s’y perdant "métaphysiquement", cependant. La révélation de l’existence est à ce prix. Les débuts d’Antoine à Bouville, - cette sorte d’utopie, de non-lieu -, ne mettent jamais en jeu qu’une condition d’une étonnante banalité dont la solitude, l’absence de communication, s’apparentent à un genre de misanthropie, sinon à une vie teintée d’érémétisme, tant la chambre qu’il occupe à l’hôtel pourrait s’assimiler à l’image d’une grotte, d’un refuge.

"Moi je vis seul, entièrement seul. Je ne parle à personne, jamais ; je ne reçois rien, je ne donne rien."

Superbe solipsisme qui anticipe la prise de conscience de l’inévitable déréliction. Le répit sera de courte durée. Le temps que durera l’illusion de la création, croyance proustienne en la capacité d’une écriture salvatrice. Mais bientôt Monsieur de Rollebon sera reconduit aux oubliettes de l’Histoire. Puis tout s’enchaînera inexorablement, une sorte de descente aux enfers. Le sens s’hypostasiera continuellement, chaque acte, chaque chose s’absentant peu à peu de la scène sur laquelle évolue Roquentin. Plus rien ne signifiera vraiment, ni l’humanisme de l’Autodidacte, ni l’amour de pacotille d’Anny. La bourgeoisie de Bouville apparaîtra seulement sous les traits de la mesquinerie, de l’insuffisance. Le musée ne sera plus que la piètre caricature d’une prétention à ériger la culture au sein d’une société déliquescente. Dès lors nulle autre métaphore que l’irrésistible aspiration d’un vortex ne rendra mieux compte de l’existence étriquée et sans espoir de Roquentin. Nul autre concept que celui de la "mondéité" heideggerienne ne conviendra mieux à l’analyse de la spirale descendante sur laquelle la vie d’Antoine s’est engagée et dont il ne sera plus maître qu’après sa sidérante confrontation à la racine du marronnier. Il s’agira de rappeler brièvement les thèses directrices des « Concepts fondamentaux de la métaphysique - Monde - Finitude - Solitude " de Heidegger. :

"L’ homme est configurateur de monde." "L’animal est pauvre en monde." "La pierre est sans monde."

Pour mémoire nous évoquerons une synthèse du concept de "mondéité" :

"Le Dasein existe de telle sorte que l’existant lui est toujours manifesté dans son ensemble et c’est pourquoi l’on peut dire que le Dasein ouvre un monde, est configurateur d’un monde, à la différence de la pierre qui est sans monde, ou de l’animal qui est pauvre en monde en ce sens qu’il n’appréhende pas l’étant en tant que tel. Considérer l’étant en tant que tel en son tout c’est le dépasser en direction de son être, un tel dépassement constituant le phénomène de la transcendance à partir de laquelle doit se penser la liberté."

"Jean-Marie Vaysse. Le vocabulaire de Heidegger."

On se souviendra que les théories existentialistes de Sartre se sont abreuvées à la source heideggerienne. Le parcours exemplaire de Roquentin semble en réaliser la parfaite illustration. Si, au tout début de "La nausée", Antoine peut se référer à une approche de la transcendance, s’il peut apparaître comme "configurateur de monde", c’est bien par son projet qui emprunte à l’Histoire, dont il essaie de tirer un sens en se consacrant totalement à l’écriture de la biographie du Marquis de Rollebon. Puis, très tôt, lui apparaît la vacuité d’une telle entreprise. Ce seront alors ses propres assises humaines qui se lézarderont, ses gestes qui lui paraîtront étranges, son corps comme éloigné de lui, muet, incapable d’assumer sa part d’humanité :

"Mon regard descend lentement, avec ennui, sur ce front, sur ces joues : il ne rencontre rien de ferme, il s’ensable. Evidemment, il y a là un nez, des yeux, une bouche, mais tout ça n’a pas de sens, ni même d’expression humaine."

On ne saurait mieux dire l’enlisement en soi, la perte de toute signification. Et cette perte, ce rétrécissement du monde, ne concerne pas seulement Roquentin . Bien évidemment, les autres sont pris dans le tourbillon. Ainsi l’Autodidacte chez qui commencent à se dessiner les premiers linéaments de l’animalité :

"Et la main de l’Autodidacte ; je l’avais prise et serrée un jour...J’avais pensé à un gros ver blanc."

Apparaît alors la "pauvreté en monde" que ne peut qu’évoquer, ce ver, figure pathétique de la finitude de l’homme, aussi bien que la massive minéralité du phoque que semble momentanément revêtir la racine :

"Je voyais bien que je ne pouvais pas passer de sa fonction de racine, de pompe aspirante, à ça, à cette peau dure et compacte de phoque..."

Et puis, encore, cette régression reptilienne, un enfoncement dans l’ombre de la terre :

"L’absurdité ce n’était pas une idée dans ma tête, ni un souffle de voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois."

Ici il ne saurait s’agir d’une sorte d’allégorie qui mettrait en scène le péché originel du Jardin d’Eden, par l’entremise du serpent. Non, l’animalité est brute, réelle, métaphysique, simple préparation à la révélation ontologique. Puis viendront, pêle-mêle, une longue théorie d’objets plus inexistants les uns que les autres, jouant comme en miroir le jeu d’une contingence sans fin : verre de bière ; bouteille d’encre ; loquet de porte ; papier traînant à terre. Rien ne signifie plus que comme matière inerte, sourde, têtue, ne voulant rien livrer d’elle-même. Le pur aveuglement de la "pierre sans monde" se révèle à lui avec l’évidence d’une impasse :

"...et le galet, ce fameux galet, l’origine de toute cette histoire : il n’était pas...je ne me rappelais pas bien au juste ce qu’il refusait d’être..."

La racine, quant à elle, parachève l’œuvre néantisante des choses :

"...et pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elle. Une conscience mal à l’aise et qui pourtant se laissait aller de tout son poids, en porte-à-faux, sur ce morceau de bois inerte. Le temps s’était arrêté : une petite mare noire à mes pieds ; il était impossible que quelque chose vînt après ce moment-là."

Comment ne pas deviner, en filigrane, tout le projet philosophique sartrien contenu dans "La nausée", et, plus particulièrement, dans le sens abyssal de la racine ? S’y dévoile l’ombre portée de Heidegger, la trame qui inspirera les thèmes développés dans "L’Être et le Néant". Le projet du premier roman de Sartre (la seule œuvre qu’il aurait souhaité conserver) est bien onto-phénoménologique. La chose - la racine -, n’apparaît comme phénomène qu’à dévoiler une ontologie. Seulement jamais ontologie n’est "donnée" de prime abord. Elle nécessite un long cheminement. Roquentin le sait bien qui avance difficilement vers son hypothétique liberté. Celle-ci ne sera conquise qu’au prix d’une confrontation avec le Néant. Comme le Phénix, il faut disparaître pour mieux renaître à soi. Roquentin l’éprouvera jusqu’à la nausée :

"Au prix de quel effort ai-je levé les yeux ? Et même les ai-je levés ? ne me suis-je pas plutôt anéanti pendant un instant pour renaître l’instant d’après avec la tête renversée et les yeux tournés vers le haut ?"

Impossible, là aussi, de ne pas repérer l’irruption fondatrice du Néant, le ressort ontologique qui l’anime, le saut vers la transcendance, dont Roquentin est subitement investi. Il vient de franchir l’épreuve onto-existentielle majeure :

"Et puis j’ai eu cette illumination."

L’étant, dès lors, pourra être dépassé en tant que tel en direction de son être et assurer sa propre liberté. La remontée vers le sens se fera par paliers successifs . A propos de la racine, Roquentin déclare, après en avoir subi les derniers assauts :

"Elle s’était effacée, j’avais beau me répéter : elle existe, elle est encore là,...ça ne voulait plus rien dire."

Le Néant a laissé la place à une manière de vacuité "heureuse" :

"Il n’y avait plus rien du tout, j’avais les yeux vides et je m’enchantais de ma délivrance."

S’ensuit une sensation de plénitude :

"Tout était plein, tout en acte."

Alors les images réelles reviennent, s’illustrent d’histoires banales immergées dans la vie, le quotidien. Vision imaginaire d’un couple aperçu il y a peu, lors d’un déjeuner dans une brasserie. Vision charnelle, pulpeuse, comme seule la vie sait la déployer :

"...je voyais les épaules et la gorge de la femme. De l’existence nue."

Mais de l’existence assumée, passée au crible de la conscience, mesurée à l’aune impitoyable de la lucidité. Vision prosaïque, parfois à la limite de l’obscénité :

"Gras, chauds, sensuels, absurdes, avec les oreilles rouges."

Puis le quotidien s’anime, anesthésiant provisoirement l’acuité de la conscience :

"Alors le jardin m’a souri...Le sourire des arbres ça voulait dire quelque chose...j’avais saisi sur les choses une sorte d’air complice...j’avais appris sur l’existence tout ce que je voulais savoir."

La transcendance du langage, un moment occultée, se manifeste à nouveau. La mission dont Bouville semblait, à son insu, avoir été chargée, vient de se terminer. Il n’y a plus guère de place pour d’autre révélation, d’autre illumination :

"Je suis parti, je suis rentré à l’hôtel, et voilà, j’ai écrit."

Comme au début, le recours à l’écriture en tant qu’acte salvateur. De l’abandon de la thèse sur le Marquis de Rollebon à l’œuvre future qui commence à prendre corps dans l’esprit de Roquentin, la boucle est bouclée. Cercle herméneutique. Cependant la racine ontologique n’est pas pour autant oubliée. En sommeil seulement. La suite de l’œuvre sartrienne pourvoira abondamment à son déploiement.

NB : Pour une étude critique de "La nausée", et plus particulièrement du thème de l’arbre, avec ses implications politiques, symboliques, philosophiques, anthropologiques, imaginaires, on se reportera à l’excellent article de Philippe Zard, publié en ligne : "L’arbre et le philosophe. Du platane de Barrès au marronnier de Sartre. Littérature et phénoménologie". Bien évidemment, une telle approche, étayée par une pensée rigoureuse ne saurait être remise en question. Elle n’infirme pas cependant une lecture de "La nausée" au plus près du corps, au plus près de la contingence dont "l’histoire" de Roquentin est porteuse.

 

 

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25 mai 2013 6 25 /05 /mai /2013 08:14

 

FIAT LUX
jeudi 29 septembre 2011, par Jean-Paul Vialard 

©e-litterature.net

 

Le texte qui suit n'a nullement la prétention de constituer un discours rigoureux et logique sur la lumière. Il a seulement pour visée de la mettre en évidence selon quelques nervures existentielles et d'en réaliser une approche métaphorique. Ainsi y aura-t-il de constantes convergences entre lumière et expériences de vie, entre lumière et œuvres picturales. Ces dernières étant, pour la plupart, non libres de droit, le lecteur pourra se reporter utilement à Google images afin de mettre en relation les thèses évoquées à leur sujet et la réalité de leur représentation.

 

"Que la lumière soit et la lumière fut"

 

 

Ce que l'imagination humaine retiendra du FIAT LUX, c'est moins sa signification biblique, religieuse, que la dimension créatrice du langage. Etonnante valeur performative de l'énoncé où la parole et l'acte même se confondent. Etonnante genèse au sens d'une création originelle inouïe. Dans cette interprétation où le rôle du langage est premier, la parole se met à supplanter Dieu lui-même, lequel, dans une sorte de généreuse hypostase, lui aurait laissé la prééminence. Si le langage constitue l'essence de l'homme ,- gageons qu'il en soit ainsi -, alors tout homme parlant devient, par la seule vertu de ses énonciations, Le Créateur. Le Transcendant s'efface devant la transcendance, devant la pure sortie humaine du néant. Dès lors tout acte langagier garde en lui l'empreinte originelle de la lumière. Aussi bien le simple mot, aussi bien le rocher, l'arbre, le fleuve. Car rien n'est conçu ex nihilo mais résulte d'un acte de nomination qui assure sa phénoménalité, concourt à son rayonnement. Tout langage, toute parole, tout signe deviennent éminemment signifiants. Aussi bien la lézarde sinuant sur la face de la terre, aussi bien les signes semés sur le sol par les indiens Taharumaras, aussi bien l'œuvre d'art, le clignotement d'Algol dans la constellation de Persée.

Mais la lumière ne joue jamais sa partition d'une façon solitaire. Il lui faut sa part de réverbération, une surface sur laquelle imprimer sa trace. La lumière est la page; l'ombre le signe, le chiffre jouant en contrepoint. Lumière sur ombre. Ombre sur lumière. Jamais ombre sur ombre. Jamais lumière sur lumière. Constante dialectique. Immémorial rapport de sens.

Mais parfois la prolifération des signes couvre la totalité de la page et alors n'apparaît plus la blancheur et alors n'apparaît plus la lumière. Le sens peu à peu s'efface comme si sa profusion même concourait à son occultation. Confondante condition humaine où les significations, dans leur usure, dans leur persistance à être, ne révèlent plus que leur perspective métaphysique. Comme un retour au néant originel.

 

 

LETTRE AUX GUETTEURS DE LUMIERE

 

 

Non, ne le niez pas, vous la possédez depuis l'enfance cette manière de vérité. Déjà elle vous habitait du temps de votre repli fœtal, au sein de la grotte amniotique. Déjà, au-dessus de votre fragile fontanelle, se déployait un dôme de lumière diaphane, opalescente. Vous en étiez éclairé de l'intérieur. Cela faisait de rapides trajets, depuis la boule informe de votre tête jusqu'à la nervure des orteils. Cela fusait de vos yeux aveugles et soudés, cela détourait vos mains jointives et transparentes comme l'ambre, cela sinuait dans le lacis de votre ventre, cela s'étoilait dans les rhizomes de vos nerfs, cela battait doucement comme l'écume sur les rochers de lave. Vous n'aviez rien d'autre à faire que de vous laisser aller à la migration de la clarté, de disposer votre peau translucide à l'avancée de la lumière. Rien d'autre à faire. Un suspens seulement. Une attente de l'événement. Une passivité ouverte. Une affinité occupée à son propre déploiement. Une pure conscience végétative livrée aux eaux originelles. Tout ceci vous habitait si naturellement, d'une façon si enveloppante, comme une deuxième peau, comme un souffle déplissant vos alvéoles. Cela coulait en vous dans le genre d'une lymphe baignant vos vaisseaux, vos cellules. Tout au long du cordon qui vous reliait à la vie, le patient voyage des nutriments, l'avancée de l'oxygène, la diffusion de l'eau, le fourmillement des globules, tout ceci n'était que la mise en scène de la lumière, de son long métabolisme, de sa volonté de coloniser jusqu'à la plus infime de vos parcelles, jusqu'au dernier atome de votre territoire de chair et de sang.

Donc la lumière vous a envahi, à votre insu, semblable à une marée d'équinoxe. Seulement la marée ne s'est jamais retirée. Elle s'est invaginée dans la moindre de vos cryptes, elle s'est réfugiée dans la plus infime de vos scissures, elle s'est installée dans l'étendue invisible de votre caverne d'os et de peau. Tellement liée à vous, tellement coalescente à votre condition qu'elle en est devenue inapparente, fluide. Pour autant elle n'a jamais cessé de faire votre siège, de guider vos pas, de modeler votre anatomie, d'éclairer vos gestes, de faire briller vos yeux, d'allumer sur votre front de rapides fulgurations semblables aux scintillements des comètes.

Seulement la nature de la lumière est de rayonner, de parcourir l'espace de ses flèches rapides, d'éclairer le sommet des montagnes, de se poser à la crête des rochers, de faire de la terre un miroir, d'imprimer des ondes jusqu'au profond des abîmes.

Seulement la nature de l'homme l'incline souvent à ignorer ce qui, de soi-même, se révèle dans une sorte d'évidence. Comment s'étonner de la lumière ? Comment s'étonner de l'ascension du soleil le matin, de la vibration de la ligne d'horizon, de l'incandescence blanche au centre du ciel ? Comment davantage s'étonner de la chute de l'étoile du zénith au nadir, de sa disparition, chaque soir, derrière les collines envahies d'ombre et de froid ? Tout ceci est tellement dans l'ordre des choses. Tout ceci est si habituel que seuls les rouages apparaissent aux yeux des hommes, seule la mécanique céleste bien huilée, l'enchaînement méthodique des heures, le mouvement perpétuel des secondes. Mais les rouages ne sont que les apparences, des leurres réduits à leur simple phénoménalité, de simples pièces d'horlogerie qu'anime la lumière. Alors qu'en est-il de la lumière ? Est-elle si difficile à appréhender qu'on n'en puisse rien dire ? Sans doute ne peut-on rien en dire puisque nos paroles, nos mots, ne sont que sa propre mise en acte. Il faudrait entre l'homme et son langage, entre l'homme et ses créations, l'espace de la différence afin que puisse surgir un étalon, une mesure, une dimension à partir de laquelle pouvoir appréhender son essence, sa loi de constitution, sa réalité intime. Or la lumière ne nous livrera jamais que quelques unes de ses lignes de fuite, de ses perspectives, quelques unes de ses projections. Quel langage, autre que celui de leur propre rayonnement, pourraient nous adresser le soleil, l'étoile, la comète, l'étincelle ? Il semble bien qu'il y ait une réalité indépassable, une frontière infranchissable. Il faudrait, à la fois, être au cœur de la matière et en dehors d'elle, être l'écorce et le regard qui l'enveloppe; être la sculpture et la conscience qui l'anime; la jarre et l'esprit qui la façonne. Mais cette ubiquité n'est jamais dimensionnellement humaine. Sans doute est-elle l'apanage des dieux, donc inaccessible à notre propre condition.

Inutile de chercher à expliquer ce langage secret de la lumière par l'existence d'un supposé arrière-monde, par une habile métaphysique, par une philosophie originelle nous délivrant de nos questions fondamentales. Quant aux explications de nature divine, elles ne feraient que nous soustraire à nos angoisses existentielles. Sans doute celles-ci sont-elles plus pertinentes que celles-là. Cependant rien ne saurait nous priver de certains "ravissements" intellectuels tels que peuvent nous les procurer les Idées platoniciennes; les écrits mystiques des Sages de l'ancienne Perse, la transcendance de l'art, la beauté des métaphores poétiques, la fascination du génie, la brûlure de la folie. Tout, dans ces diverses épiphanies, nous parle de lumière. Tout nous invite à la mydriase face aux reflets, aux ondes, face à la singulière présence des nuées de phosphènes.

Que dire devant tant de beauté ? Plutôt le silence, la méditation, le recueillement, plutôt la mutité. Ou bien assumer le contrepied : la démesure du dire, le déferlement de la parole, le chant polyphonique où se révèlent à nous, dans une sorte d'évidence esthétique, tous les bruissements de la clarté, leur présence sous l'inapparent, leur persistance à vouloir signifier.

Bien sûr, de la lumière nous pourrions parler, comme nous le ferions de choses lointaines. Vous, aussi bien que moi, aussi bien que tous les hommes de la terre. Nous pourrions parler des hauts plateaux où souffle le vent, des courants lumineux qu'il imprime au milieu des nuages; nous pourrions parler de la pluie si fragile, évanescente, impalpable; des gouttes comme autant de mystères; de l'éclat de la neige; des failles bleues des icebergs; du miroir des rizières; du cercle éblouissant des coraux; des dolines où se perdent les eaux cristallines; des concrétions souterraines pareilles à des gemmes; des résurgences phosphorescentes au creux du calcite; des falaises de talc au-dessus des eaux turquoises; du surgissement blanc des mouettes sur la toile du ciel. Nous pourrions parler des villes aux tours d'acier, aux escaliers de verre; des barres de néon qui rythment la nuit; du clignotement des bars aux enseignes rouges et vertes; des éclairs des tramways; des musiques colorées; des conciliabules qui sillonnent le visage des hommes; du désir illuminant les hanches des femmes, et nous parlerions toujours de la lumière, rien que de la lumière. Et cela vous le savez depuis la nuit des temps. Tout est lumière, seulement lumière. Dites "âme"; "esprit"; "conscience"; "langage" et vous ne dites, en réalité, que "lumière"; "lumière"; "lumière". Vous-même êtes un fragment de cette lumière universelle, de cette clarté sans début ni fin, sans origine ni but, qui parcourt des myriades d'espaces, des nuées de temps. Tous les hommes la savent cette vérité mais bien peu l'assument, collés qu'ils sont à leurs certitudes étroites, dissimulant leurs yeux derrières de minces meurtrières. Avouer cette présence en soi de la lumière, c'est s'exposer au questionnement multiple, à la brûlure, à l'incandescence. Alors vous n'êtes plus qu'un photon dans la longue chaîne lumineuse. Un photon parmi des milliards d'autres. C'est pour cette raison que vous devenez, en une certaine manière, invisible à votre propre regard. Vous êtes atteint de la démesure de la lumière; immergé dans la clarté, simple fusion parmi l'universelle fusion.

Cependant il vous est possible de trouver une issue, de regrouper vos fragments épars, de les assembler en une architecture vraisemblable. C'est de l'ombre que surgira un début de réponse. L'ombre comme simple modalité de la lumière. Non son envers mais sa justification, le tremplin à partir duquel elle peut surgir. Ouvrez vos yeux, dilatez vos pupilles, cernez de près votre horizon existentiel, celui de vos semblables aussi. Oui, cela s'anime déjà. Faiblement, il est vrai. A la manière de silhouettes cendrées sur un ciel hivernal. Mais c'est déjà un début d'explication, le faible surgissement d'une parole fécondant la nuit. Les formes bougent, font des pas de deux, d'hésitantes chorégraphies. Oui, dilatez encore le puits de votre regard, distendez l'iris, fendez la sclérotique, dépliez la membrane de votre conscience. Maintenant, vous sentez, tout au bord de votre visage, sur la plaine de votre peau, comme un fourmillement pressé, une multitude impatiente, la migration d'un peuple nomade en marche vers son destin. C'est encore une vue d'astigmate qui vous habite et les formes se dédoublent, se croisent, se multiplient, se percutent. La courbe de vos yeux est assaillie de rapides hiéroglyphes, de signes multiples ouvrant vers une possible dramaturgie. C'est encore, pour vous, de l'inconnaissance, de l'insu, du mystère. Puis, soudain, un basculement, et tout ce qui vous était étranger, extérieur, à la limite de l'hostile, vient de surgir au sein même de votre territoire de chair. Le peuple des signes franchit la porte étroite de votre chiasma, glisse le long de vos axones, débouche sur l'écran blanc, dans votre conque d'os, et c'est alors semblable à l'ouverture d'un vaste espace, et c'est alors une agora peuplée de milliers de voix, de milliers de mouvements et les petits signes noirs et blancs, rapides clignotements d'ombre et de lumière, vous les reconnaissez et les signaux de morse ne sont que vos propres chiffres, votre alphabet intime, celui qui donne sens à votre empreinte sur la Terre, trace votre chemin, creuse votre sillon dans la glaise humaine. Vous n'existez qu'à être un sémaphore - un "porte-signes" -, vous ne faites phénomène qu'à la mesure des messages que vous émettez - bras droit baissé; bras gauche levé; les deux bras horizontaux; deux bras en V au-dessus de votre tête -, vous n'êtes qu'une gesticulation à la face des choses, une tresse de fumée dans le ciel des Cherokees, des Cheyennes, des Comanches; vous n'apparaissez aux autres qu'à la manière d'un pictogramme mésopotamien, suite d'incisions dans les tablettes de pierre; à la façon des bâtons-messages primitifs, étonnants dessins piqués dans le bois, rythme de traits gravés. Identiquement aux figures qui peuplent la terre - sillons; ravines; mosaïques des champs; ergs; lignes de cairns - , vous appartenez, le sachant ou à votre insu, au "pays des signes", à ce pays semblable au sol des Indiens Taharumaras, longue sémantique géologique, recueil vivant dans lequel les hommes peuvent vivre leur propre histoire et, au-delà, les secrets de leur origine.

La sierra du nord du Mexique, terre sèche, aride, parcourue de pierres, apparaît en tous points identique à une concrétion de la lumière, langage à déchiffrer, riche de sens multiples. Comment pourrait-il en être autrement alors que s'entrelacent, dans une étonnante harmonie, le geste de la Nature, celui des dieux, celui des hommes ? Le visible rejoignant l'invisible.

 

"Cette sierra habitée et qui souffle une pensée métaphysique dans ses rochers, les Taharumaras l'ont semée de signes parfaitement conscients, intelligents et concertés".

(Antonin Artaud).

 

Comment mieux dire le caractère transcendant de l'acte humain, son inscription à même le rocher, sa trace dans le sol à la longue mémoire ? Etroite filiation des hommes et des dieux. Grande arche d'alliance où se fondent, dans un même creuset, gestes profanes et figures sacrées. Si tous ces graphismes se transforment en sèmes, si ces essais picturaux, ces effigies telluriques nous parlent au travers des âges, c'est bien grâce au regard que l'homme porte sur les choses, à sa lumière qui ouvre la connaissance, à sa clarté qui traverse le voile des apparences.

La longue aventure de l'homme sur terre : clignotements de lucioles entre deux pans de nuit. Celui de l'origine. Celui de la fin. Cette aventure est aussi la vôtre et ce rythme syncopé de l'ombre et de la lumière - tellement semblable à celui du nycthémère; à la pulsation diastole-systole; au plissement-déplissement alvéolaire -, ce rythme vous ne le percevez qu'à pénétrer phénoménologiquement l'essence dissimulée sous les apparences. A savoir : vous relier à votre propre nature, à ce qui fait de vous un être unique parmi la multitude. Cependant, il faudra faire halte, initier un suspens dans le cours de votre vécu, le poser devant vous comme le peintre le ferait d'un modèle et, de cette césure, de cette observation minutieuse, attentive, réfléchie, naîtront des sensations, des émotions, quantité de savoirs oubliés, de séquences refoulées, de faibles signaux brillant encore d'un éclat assourdi sur l'arc de la conscience. Il vous faudra alors inverser votre regard, retourner votre peau, fouiller les chairs, déplier les téguments, sonder les os, glisser le long de vos vaisseaux. Ce sera comme de rembobiner un film en noir et blanc, de tourner la manivelle de la lanterne magique et, devant vous, sur l'écran de votre lucidité, les images tressauteront, lumineuses ou ternes, belles ou tristes, généreuses ou réduites à une peau de chagrin. Mais peu importent les états d'âme, les failles, les chausse-trappes, les passages à vide, les atermoiements, les renonciations, les promesses tenues et non tenues, les faux engagements, les ambitions, les compromissions, les reniements. Vous n'aurez pas à relater votre propre vie, à en décrire les anecdotes, à en faire la matière d'un feuilleton. Foin des faits, des événements. Ils ne sont que des épiphénomènes qui vous éloignent de votre propre vérité. Ce que vous aurez à décrypter : seulement le rapport de l'ombre et de la lumière, leur commune dialectique, leur point d'articulation, parfois leur jeu de concert, mais aussi leurs limites, leurs divergences, leurs tensions. Surtout saisir leurs territoires relatifs, les avancées et les reculs, les points de non-retour. Car, voyez-vous, un artiste pourrait, en quelques traits de fusain, quelques hachures, quelques estompes faire le résumé de votre vie. Trois nuances fondamentales -gris; blanc; noir -, et tout serait dit de vous, de votre vie, de la lutte sans fin d'Eros et de Thanatos qui parcourt les linéaments de votre corps, les fluctuations de votre pensée, la tonalité de vos affects. Vous-même réduit à ce chromatisme étroit à partir duquel il n'y a plus de fuite possible. Quelle autre issue, en effet, que la naissance, la vie, la mort ? Porte nocturne, porte diurne, porte nocturne. Aventure ontologique réduite à deux passages : de l'ombre à la lumière; de la lumière à l'ombre.

Allumons maintenant la lanterne magique de l'existence et laissons défiler les images sur la grande toile blanche de l'humain. Nous y percevons de tremblantes silhouettes, d'hésitants pas de funambules. Une multitude d'itinéraires semblables à quelques traces dans la neige légère, seulement quelques essais de parole, quelques balbutiements afin que chaque aventure humaine prenne place dans la grande migration des peuples. Votre voyage, le mien, seulement quelques perspectives, quelques vols de hérons sur le fil de l'horizon. Une simple buée. Guère plus que cela. Guère plus qu'un ris de vent à la face de l'eau. Guère plus qu'une infime étincelle. Regardant vers votre passé, nous nous attacherons moins aux événements qui vous ont effleuré qu'aux affinités qui ont été les vôtres. Vos liens avec la nature, les paysages; vos passions multiples; vos fascinations pour les signes; votre attachement à la philosophie, à la littérature; vos éblouissements face à la peinture. C'est cela qui vous définit, dessine votre contour, assure votre originalité. Tout un réseau serré de relations avec les choses, tout un dialogue tissé avec le monde et, en retour, tout un langage du monde avec celui que vous êtes, dans la lumière de votre propre vérité. Tout un dialogue avec l'ombre, aussi, face cachée, trame métaphysique, envers si peu visible du lumineux, de l'évident, de ce qui signifie avec une sorte de nécessité existentielle. Car vous le savez, la lumière, dans la majesté de son rayonnement, porte toujours en elle les conditions mêmes de son abolition. Le soleil lui-même est mortel. Alors, comment pourrions-nous prétendre entretenir notre propre feu, alors que s'annoncent déjà les braises, alors que transparaît, sous la vie, l'incontournable cendre ?

Notre voyage ne sera que cette succession de clartés et d'ombres, suite de lueurs boréales, d'incendies équatoriaux, de touffeurs de forêts vierges, de vols au-dessus de la canopée où habitent les oiseaux au plumage de feu. Puis, parfois, de brusques repliements, des chutes dans des grottes aux parois de suie, au milieu des vols hésitants et contradictoires des chauve-souris. Notre voyage ? Semblable au clignotement des étoiles, aux phosphorescences des lacs la nuit; aux collines blanchies de lune; aux trous d'épingle des lampyres dans les hautes herbes. Une sorte de clair-obscur au sein duquel il nous faudra tracer notre propre ligne, graver quelques signes en forme de points de suspension.

C'est donc par votre ombilic que la lumière est entrée en vous alors que vous n'étiez, dans la bulle amniotique, qu'une forme approximative, un genre de point d'interrogation. C'est autour de ce mince filament que, lumière après lumière, votre corps s'est construit. Longue hélice d'ADN assemblant pièce à pièce les fragments de votre architecture. Mais votre conscience, seulement végétative, ne pouvait alors en être éclairée. Vous étiez soudé à la Terre-Mère, vague racine plongeant dans l'humus originel. Non encore séparé, vous n'étiez qu'une manière de parasite attaché à son hôte; gale du chêne puisant son suc à même sa propre généalogie. Sans doute perceviez-vous de vagues ondes aquatiques porteuses d'une clarté assourdie ? Comme une promesse de vie. Mais votre première lumière n'était pas visuelle. Vous étiez alors atteint de cécité, à la manière des chiots qui, tout juste nés, progressent vers le lait maternel sans même discerner le lieu d'où il ruisselle. Vous étiez, de par votre inachèvement, de l'ordre de l'animal, peut-être du végétal ou même du minéral, simple remuement géologique dans les plis du limon. Votre première lumière n'était ni phosphène ni onde, mais lumière matérielle, compacte, charnelle. Votre première lumière était dyadique. Elle pénétrait votre fontanelle biologique, fusait le long de l'ombilic et c'était comme une glaise qui aurait été pétrie, étirée, modelée, mise en forme. Une lumière tactile, digitale, une lumière-gouge qui taillait à même l'âme de votre bois souple et disponible. Une lumière esthétique qui vous sculptait à votre insu. Des prémices, des prolégomènes d'un sens ultérieur que, bien plus tard, vous retrouveriez sous des formes métamorphosées, presque inapparentes mais ô combien liées à votre souffle, votre sang, votre peau. Déjà se définissaient, dans l'indistinction du lieu primitif, les premières polarités, les germes élémentaires qui orienteraient vos pas, détermineraient vos goûts, affirmeraient vos tendances. Rien moins que votre essence, votre nature propre dans ces traces à peine visibles qui commençaient à vous habiter, à imprimer à vos gestes une singulière plasticité. Unique. Car c'est bien là la merveille. Parmi la vaste marée humaine, vous êtes une levée d'eau à nulle autre pareille, une goutte au contour précis, un filament autonome au centre des cataractes qui, partout, parcourent le monde. C'est cette évidence qu'il convient de faire émerger afin de faire retour vers vos attaches, vos fondements. Comment y avoir accès, sinon par la magie des lieux, du langage, de la beauté ? Mais pas n'importe quelle magie. La vôtre, celle qui fait briller votre regard, mouvoir vos jambes, animer vos mains. C'est dans les œuvres belles qui vous entourent, vous touchent, vous parlent qu'est la seule réponse. Nulle part ailleurs. Un léger décalage de la vue et la perspective s'est déplacée et d'autres œuvres apparaissent, mais en trompe-l'œil, à la façon d'étranges artefacts. Ici, vous êtes dans le domaine de l'Autre, de celui qui vous fait face, sans doute vous ressemble mais vous est étranger. Pour la simple raison que vous n'habitez pas sa tunique de peau, ne voyez pas par ses yeux, n'entendez pas par ses oreilles, ne vous mouvez pas par ses jambes. Vos affinités, vos points de contact avec le monde sont uniques, absolument uniques. Mais revenons aux œuvres, aussi bien aux paysages qu'aux poèmes, aussi bien aux tableaux. Faisons halte, un instant, dans votre "Musée" personnel. Sans doute ressemble-t-il au "Musée imaginaire" auquel André Malraux faisait allusion. Rappelons l'une des thèses majeures développées par l'auteur de "La métamorphose des dieux" :

Tout objet peut prétendre au statut d'œuvre d'art. Peu importe sa provenance, son époque, son esthétique. Il doit simplement se situer au centre d'un dialogue que l'homme instaure avec lui. Il y a alors, dans cette relation réciproque, de l'homme à l'objet, de l'objet à l'homme, communion, fusion, appartenance intime. Comprenons : visé par le regard, l'objet acquiert un statut transcendantal. Il signifie et rayonne, ouvre un monde, crée les conditions d'une éclaircie. Ainsi, tout parcours humain, nécessairement contingent, a-t-il besoin, pour signifier, de rencontres fondatrices. Sans doute l'objet sublimé par l'art l'est-il lui-même par un autre objet transcendant : la lumière comme condition même de son apparition. Toute œuvre, poème, sculpture, peinture, ne peut apparaître que dans cette clarté-là ou ne pas être. Toute œuvre est lumière, de par son existence même. C'est le sens insigne de sa présence parmi les hommes que de procurer au regard qui la rencontre sa charge de sens, "sa part d'éternité" disait Malraux. Aucune existence sur terre ne peut en faire l'économie, sauf à sombrer dans l'incompréhension.

Mais revenons à votre vécu, aux états de la lumière qui, successivement, ont dessiné votre forme, modelé votre pensée, irrigué vos sensations.

D'abord à "La naissance de Vénus" de Botticelli. Lors de vos premières expériences esthétiques, ce tableau a eu, d'emblée, valeur de symbole, d'œuvre originelle. C'est, bien sûr, de votre origine dont je veux parler. Non d'une origine abstraite comme peut l'être celle de l'humanité. C'est vous qui êtes en question, et seulement vous. Appliquant votre regard à l'œuvre du Maître, vous en preniez possession, elle vous appartenait, elle animait votre souffle, mobilisait vos alvéoles, dilatait vos poumons. "La naissance de Vénus" a quelque chose à voir avec votre naissance. De ce tableau vous ne pouvez faire qu'une lecture ascendante, comme si un flux vital l'animait depuis l'obscurité du limon jusqu'à la transparence de l'éther. Cette conque qui s'ouvre en éventail sur les flots brun-émeraude n'est qu'une métaphore, une sorte de duplication de la conque primitive qui vous offrait abri et possibilité d'essor. Cette conque est la matrice d'où surgit la lumière. Lumière-sève, germinale, lumière-crosse occupée à son unique déploiement. C'est de cette lumière qu'est constitué votre corps, aussi bien que le corps de Vénus qui en est la condensation, la réalisation matérielle. Lumière si pure, légère, marmoréenne, qu'elle semblerait atténuer les projets qu'Eros semble tisser à son insu. Le regard pudique, la pose chaste en attestent. L'attitude est apollinienne, loin du déchaînement dionysiaque et cependant la puissance créatrice est en voie d'accomplissement. En témoignent les nombreux signes allégoriques : le cortège du Printemps initié par Zéphyr et Chloris, repris en écho par l'une des Grâces dont les motifs floraux sont une ode à la création, à son irrésistible accomplissement. Bien sûr, cette œuvre est emblématique à bien des égards, cette œuvre est universelle comme le sont celles des génies et, beaucoup, sur terre, auront en même temps que vous éprouvé cette poussée, en eux, de la lumière. Aucune existence en sa profondeur ne saurait s'y soustraire. Ici la dimension n'est pas seulement anthropologique mais ontologique. Il y va, pour chacun, de sa puissance à être, à rayonner, à imprimer sa marque, à frayer son sillage.

Puis, de Botticelli, vous passez, sans transition, sans justification , -mais comment pourrait-il y en avoir une ? -, à l'œuvre de Georges de La Tour : "La Madeleine à la veilleuse". Alors que Botticelli répondait à vos interrogations d'enfant , -le dépliement de la lumière comme prélude à l'existence -, De La Tour vous offrait de plus profondes réflexions débouchant sur un questionnement adolescent. Conflit des éclairages, lois antagonistes du sombre et du lumineux, polemos du clair et de l'obscur. Ici, la lumière n'a plus à croître, à occuper l'espace, à inaugurer le temps. Ici, la lumière a simplement à se figer, à marquer une pause, à faire halte. Coin inséré entre l'innocence enfantine et la lucidité adulte. Aussi la lumière est-elle à peine évoquée, suggérée, simple émergence du noir avec lequel elle joue en mode dialectique.

Lumière-lagune, pénétrée d'un ciel lourd; lumière-glu où pensées et actes sont en attente du devenir, dans la tension de l'événement. Troublante beauté que celle de Madeleine, la femme pècheresse figée entre deux états : celui de la luxure, celui de la piété. Avec, en suspens, la conscience du repentir. Luxure de l'épaule dévoilée, de la douce courbure du ventre, des jambes plongeant dans une troublante obscurité. Jamais lumière ne vous aura autant ému, jamais lumière n'aura aussi clairement posé la question de l'ambiguïté existentielle. Jeu pervers du désir et de la mort. Chair luttant contre l'esprit. Densité terrestre opposée à l'éther céleste. Lumière-énigme inaugurant déjà, à votre insu, les rouages métaphysiques qui surgiront plus tard. Lumière intérieure, onirique, où la pensée piétine, fait des ronds dans l'eau; pensée spiralée pareille à la sombre giration ophidienne. Pensée du pêché. Pêché de la pensée. Et ce crâne aux orbites démesurées, si près du pubis, si près du Mont de Vénus. Eros tutoyant Thanatos. Plus tard vous penserez à Courbet, à son "Origine du monde", à son troublant réalisme. Seuil à franchir pour surgir dans l'âge adulte. Un point de non-retour. Comment vivre cela, cette peinture si fascinante de De la Tour, dans le vortex adolescent, sinon par un questionnement sans fin, une tension constante, un équilibre de funambule ? Lumière et ombre mêlées, où la vue, simplement ramenée à des considérations optiques, n'est plus d'aucun secours. Vue glauque, physiologique, tissulaire. Vue ombilicale, mais sans rapport avec celui de l'univers amniotique. Seulement ombilic refermé sur lui-même, simple bouton hermétique dans l'attente d'une ouverture du sens, du surgissement d'une lumière neuve, diffusant ses filaments au sein de votre espace mental. Il faudra une révélation, un basculement, il faudra l'irruption, dans la pérégrination adolescente, d'un événement majeur afin que les choses s'éclairent de l'extérieur. La révélation de l'identité sexuée sera l'opérateur qui réalisera l'indispensable métamorphose. Saut vertigineux de la conque primitive à l'ouverture en forme de corne d'abondance. La lumière maternelle, aquatique, amniotique, cèdera la place à l'éblouissement solaire, à l'archétype paternel faisant force de Loi.

L'instant d'une lucidité charnelle et la nature de la lumière sera passée de la bougie de De la Tour aux "Tournesols" de Van Gogh. Il n'y aura guère d'autre chemin possible pour assurer votre passage du marais adolescent à la maturité flamboyante. Le "Vase aux tournesols" de 1888 sera le médiateur, celui qui effacera les empreintes picturales précédentes, vous dotera d'un regard ample, ouvert sur le monde. Regard refoulant les ombres, les failles, les pertes dans d'hypothétiques abîmes. Une pleine lucidité consciente de son rayonnement, de sa puissance à exister. Acmé vitale, heure zénithale où plus rien de dangereux, d'angoissant, de mortifère ne peut plus vous atteindre. Les "Tournesols", vous les regarderez avec volupté, comme on regarde une maîtresse; avec passion, comme on se livre à la peinture, à la littérature, au chatoiement des idées. Un pur désir de vivre, de consommer jusqu'à l'excès la pulpe des jours. Un temps d'accomplissement se suffisant à lui-même. Vous, la peinture : une seule et même chose; un sentiment de participation, d'immersion. Vous serez à l'intérieur de sa matière même. En pleine "pâte existentielle". Comment ne pas reconnaître dans les jaunes lumineux, les jaunes orangés éclatants, les bleus céladon, les verts tendres, la silhouette même de votre propre efflorescence ? Un vertige. Un sentiment d'ascension, de turgescence. Identiquement à Van Gogh qui voulait faire de sa chambre jaune, à Arles, un centre d'irradiation de la lumière, vous serez pris dans ce tourbillon, dans cette irrésistible élévation qui vous projettera au-delà même de vos propres limites. Vous n'aurez alors besoin d'aucune métaphore, d'aucune poésie, pour appréhender ce que la transcendance veut dire. Une pure présence au cœur de la signification. Vivre aux côtés de Vincent, ce sera éprouver cette constante brûlure, ce sera comme de vous offrir, corps et âme, au jaillissement perpétuel, au surgissement d'une inépuisable vitalité physique, spirituelle. Car, sous la profusion, sous la pâte picturale tourmentée des "Tournesols", pâte pétrie, violentée, apparaît déjà la folie perçant sous le génie, se profilent les convulsions douloureuses de la "Nuit étoilée", le spectre de l'asile de Saint-Rémy de Provence. Sans doute en éprouviez-vous les ombres portées que, toujours, vous aviez souhaité ignorer. Les ombres seraient pour plus tard, lorsque le jour aurait décliné, que le corps se serait assagi, renonçant à son emprise sur la matière. Mais, pour l'instant, il s'agit de vivre, de fouler la terre avec, au-dessus de la tête, l'arc de la couronne solaire, environné d'une pluie de gouttes blanches, cerné de nuées étincelantes. Entouré de cette lumière plastique, tactile, de cette lumière cosmique qui lance ses traits dans l'éther. Mais il y a trop de couleur, de matière, de passion, trop de douleur que les yeux ne peuvent contenir, dont l'esprit ne parvient pas à épuiser le sens. Car la pure beauté ne peut se laisser longuement contempler. Il y a danger à tutoyer la démesure de l'œuvre. Et puis, toute incandescence est bientôt suivie d'une obscurité salvatrice. Loi de succession des contraires. La nuit après le jour.

Quelle étrange association d'idées, quelle fantaisie vous conduira alors de Van Gogh à De Chirico ? Le saut paraît irréel, presque surréaliste qui vous projettera du Van Gogh solaire au De Chirico nocturne, sombre, assailli par la question métaphysique. Peut-être la contemplation d'un des derniers tableaux de Vincent aura-t-elle influencé votre perception de l'art, sa dimension souvent tragique, sa lutte permanente contre Thanatos. Assurément, cette œuvre, - "Le champ de blé aux corbeaux", de 1890 -, est déconcertante, inquiétante et nul ne peut faire l'impasse des signes avant-coureurs d'une disparition, d'une perte prochaines. Le suicide, en effet, est imminent pour leHollandais.

Mais l'interprétation de votre volte-face n'est pas à chercher dans la signification de cette peinture, aussi révélatrice fût-elle du prochain surgissement du tragique. Plutôt dans votre itinéraire personnel, c'est à dire dans celui de tout homme ordinaire. Toute apogée est suivie d'un déclin, qu'il s'agisse de l'Histoire universelle, qu'il s'agisse des incertitudes et inflexions d'une existence particulière nécessairement contingente. Au flamboiement suscité par Van Gogh ne peut succéder qu'un repli, une perte. Ubac faisant suite à l'adret. L'exubérance des "Tournesols"; l'énergie tourmentée des oliviers; le ciel envahi par la giration des étoiles, laissent soudain place à la géométrie abstraite deDe Chirico, figée dans l'intellect, énigmatique; étrange statuaire aux yeux vides, étonnants mannequins désincarnés; personnages aux yeux soudés, aux corps de pierre blanche, blafarde, en partance pour l'au-delà.

C'es le "Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire" de 1914 qui retiendra votre attention. Tout, dans cette œuvre manifeste une inquiétante étrangeté; tout est placé sous le sceau de l'énigme, de l'incompréhensible. Mais ses symboles sous-jacents , - évocation de la poésie orphique que signent la présence du poisson et de la conque; sagesse liée à la cécité dans la mythologie grecque -, ne vous atteindront guère. Pour vous, la vraie dimension est existentielle, comme si le temps s'était inversé, avait retourné sa peau, faisant refluer la lumière très loin vers l'intérieur, dans une sorte d'espace inconnu. Lumière abyssale, aquatique, spectrale, s'immolant dans des tonalités froides, figées. Comme issue d'un rêve sans signification où l'on sombre soi-même dans une chute sans fin. Le corps se raidit, les bras s'écartent pour saisir encore un peu d'existence, quelques éclats de clarté mais la pesanteur est trop grande, l'attrait du vide irrésistible. Et alors le réveil est douloureux, la sueur profuse, les draps semblables à des vagues de pierre. Tout est soudain devenu minéral, lourd, hostile. Plus rien ne signifie vraiment que le plateau du lit où souffle un air glacé. Plus rien ne signifie qu'une immense vacuité et la solitude résonne sur les murs vides, couleur de talc. Sorte de rêve prémonitoire, manière de signe anticipateur d'une prochaine cécité. Il n'y aura plus alors, pour vous, que la possibilité d'une identification, d'une immersion dans la masse ombreuse de la toile.

Vous-même êtes le Poète. Mais le Poète-cible, le Poète-trépané. Les mots-météores, les mots-comètes qui cernaient votre front de sillages de feu, vous ne les reconnaissez plus. Par votre fontanelle, ils s'écoulent, milliers de lettres, milliers de petits crochets, nuées de points semblables à des cohortes d'insectes pressés. Ils sont réfugiés au creux de leurs tuniques, ont replié leurs élytres, soudé leurs mandibules. Ils ne brillent plus, ne parlent plus. Ils sont de lourds essaims au dessein secret qui tapissent vos pieds. Vous sentez leur grouillement multiple, leur lente progression le long de votre statue d'albâtre. Leurs pattes griffues s'accrochent à votre anatomie, à vos jambes glabres et lisses comme des colonnes antiques, à votre bassin de marbre; ils martèlent de leurs piétinements touffus le pieu de votre sexe, ils girent autour de votre ombilic, sucent sa sève où git encore une faible lumière; ils s'accrochent aux nervures de votre plexus; ils tapissent votre menton d'un miellat obscur, gluant; ils forent le puits de vos yeux, y déposent leurs œufs mortifères, leur lumière noire et les cerneaux en arrière de votre front, les scissures, les circonvolutions s'emplissent de bitume, sombres chaudrons où s'engluent les idées. Vous êtes un poète sans muse, un rhapsode à la langue soudée, vous êtes Homère aux yeux de pierre occluse.

Les mots n'habitent plus la cimaise de votre tête, ils l'ont désertée. Ils veulent être libres, ils veulent savoir, traverser la vitre glauque, la vitre aux couleurs métaphysiques où se reflète votre silhouette à la tempe abolie, ils veulent signifier par eux-mêmes, émettre leur petite lumière de luciole, leur mince flamboiement de lampyre parmi les herbes avant que la clarté ne sombre définitivement dans l'absurde. Vous êtes le Poète à la page blanche maculée d'encre, tachée d'écume noire. Les signes ont eu raison de vous, ils vous ont réduit à néant. Vous n'existez plus. Vous n'êtes plus qu'une suite indistincte, un genre de pointillé dans l'oublieuse mémoire des hommes. Eh bien, oui, c'est cela même que vous pensez face à l'œuvre de De Chirico. Une pure abolition de tout ce qui signifie, éclaire, resplendit. Une aporie. La vie réduite à une abstraction, à un entrelacs de hiéroglyphes indéchiffrables. Indépassable, croyez-vous. Sans doute votre progression dans l'existence vous inclinait-elle à de telles pensées. Le grand âge frapperait bientôt à votre seuil avec l'obstination étroite du destin. Votre aventure picturale aurait à trouver un épilogue. Vous ne saviez pas encore lequel.

Pendant les jours gris, les jours étroits qui blanchiront vos tempes, vous serez assailli d'images pourtant familières, mais vous n'en serez plus maître. Elles s'imprimeront sur votre front ridé avec obstination, elles vrilleront votre tunique de peau, elles vous habiteront de l'intérieur. Les objets du quotidien, mis en scène par Tapies, vous les reconnaîtrez à peine, pas plus que vous n'identifierez les fragments de corps, les pieds, les mains, les troncs, les aisselles, les pilosités. Simples schizophrénies anatomiques dispersées au hasard des toiles. Anatomies sans langage. Seuls les signes abstraits vous parleront encore, mais indistinctement, comme articulés par des lèvres de pierre. Chiffres, lettres, griffures, scarifications émergeant à peine d'une matière confuse, primitive. Et puis les croix, les croix multiples, les croix omniprésentes, traits de fusain, traces de bitume, encres, huiles lourdes et poisseuses vous n'en percevrez plus que le clignotement existentiel en forme de finitude, le renoncement des jours à signifier hors du sombre, du noir, de l'occlusion. De cette suite de signifiants éteints ne pouvait que surgir l'inévitable "Carré noir sur fond blanc" de Malévitch. Perspective de clarté que vient annuler la large empreinte couleur de suie. Comme une limite ultime à laquelle s'arrêteraient tous les signes, les langages, les regards, tous les gestes, les progressions humaines. La "période Malévitch" serait constituée de ces crochets métaphysiques plantés dans votre chair, de ces pensées étiolées assiégeant votre conscience, de ces idées aussi lentes que la propagation de l'eau dans la densité des tourbières. Pour vous, la lumière ne serait plus présente, quelque part dans l'espace et le temps, qu'à titre d'hypothèse. Vous prendrez alors conscience que, pour pénétrer la lumière, il ne suffit pas de la poser devant soi et d'en décrire les facettes, les nuances. Il faut surtout parler de son ABSENCE, comme on parle de l'absence d'une personne élue. Il faut en être privé, dans la zone où plus rien n'arrive, là où les rayons se courbent, où les droites se brisent, dans le lieu d'une possible perdition. Dans un cachot, une crypte, une oubliette. Ne plus avoir d'issue. Se trouver confronté à la cécité, au non-voir dans sa dimension tragique, confondante. Cultiver le manque comme une fleur vénéneuse, mortifère. Oh, bien sûr, au début, l'ombre n'était pour vous qu'une sorte de voile posé sur les choses, une simple atténuation de leur présence, une faible dissimulation. Mais, malgré tout, vous la perceviez. Comme on perçoit une menace lointaine, enfant, une menace si peu réelle qu'elle semblerait ne pas devoir exister. Ainsi la finitude, par exemple. Se révélant comme une simple suite de mots que ponctuent quelques points de suspension. Ainsi l'obscur vous apparaîtra-t-il à la manière d'une ombre portée, abstraite, en quelque sorte. Etonnamment, c'est en pleine lumière qu'elle se révélera le mieux, qu'elle affirmera son emprise, imposera sa nécessité. Loi des contrastes. Illumination des intuitions fondatrices. Révélation métaphysique. Destins confondus, dans un même creuset, de l'ombre et de la lumière, à la façon d'une vibration : liseré inapparent d'où surgit le clair-obscur. Nullement une vérité qui reposerait sur des fondements logiques, rationnels, étayés. Tout est au-delà des significations quotidiennes, tout est situé dans une dimension thanatologique, métalogique, hors de portée. Comment la parole, le logos, dans leur déploiement, pourraient-ils rendre compte de cette césure du sens, de sa disparition ? Caractère déconcertant, vortex de la lumière où tourbillonne déjà l'œil glauque du néant. Vous n'y échapperez plus. Désormais vous ne serez, métaphoriquement parlant, qu'une surface lisse, une page blanche offusquée de signes. Votre peau ne sera plus que le palimpseste où s'écrira continuellement le chiffre obstiné du monde. Et vous ne pourrez enrayer cette marée, cette profusion de marques, d'empreintes, de poinçons, de tatouages, de traces, de sillages venus de toutes parts. Du reste, ces signes, jamais vous ne vous étiez attaché à les circonscrire, à en atténuer l'emprise. Bien au contraire, vous vous êtes acharné, votre vie durant, à les recueillir, à les collationner, à les archiver dans l'enceinte de votre corps. Signes du ciel et de la terre; signes des montagnes et des océans; signes des poèmes, de la littérature, signes de l'art. A l'intérieur de votre peau, c'est une immense Tour de Babel qui s'est constituée avec ses multiples langages, ses dédales de bruissements, de rumeurs, ses étages de mots, ses labyrinthes de significations. Seulement, la page blanche ,- l'essence -, a besoin d'un espace de jeu où faire courir la lumière. Seulement les signes ,- l'existence -, réduisent cet espace en le maculant de petites noirceurs obstinées, récurrentes, obsessionnelles. Combat immémorial de l'essence et de l'existence. Les signes, - le clignotement des étoiles, le rythme des marées, les œuvres des hommes, leurs gesticulations désordonnées, leurs trajets de fourmis pressées, seulement quelques tentatives laborieuses et éphémères pour tracer un destin, écrire une histoire, témoigner de ce que fut la vie, à un moment précis, sur un coin de la terre. Un passage, une ombre rapide parmi quelques éclairs de lumière. Au bout du compte, de la parole divine, du Fiat lux, l'homme ne retiendra que son injonction seconde "et lux fit", "et la lumière fut", point final à sa propre genèse.

Cependant, parmi les ombres denses , au milieu des œuvres saturniennes, sinueraient encore quelques filaments de lumière dans l'architecture convulsée de votre cortex. Quelques filaments auxquels s'accrocheraient, dans la plus étonnante des rencontres, les grands polyptiques de Soulages. Une manière de "re-naissance". Parvenu au stade "nocturne" de l'œuvre, vous aurez fait l'économie des années de jeunesse, celles au cours desquelles l'artiste, utilisant successivement goudron, brou de noix, gouache, encre, s'essaie à des variations autour du thème qui, depuis toujours, l'occupe, sans pouvoir encore le nommer d'une façon exacte, sans pouvoir en déterminer l'essence. Les couleurs y sont encore visibles, -bleus, rouges, marron -, même si, déjà, elles cherchent à jouer en contrepoint, à se dissimuler, à devenir muettes, en quelque sorte. Ce qu'elles font, soudain, à la faveur de multiples expériences plastiques, manière de survenue d'un sens nouveau, d'un chemin où creuser sa voie :

"Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j'ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de texture réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. J'aime que cette couleur violente incite à l'intériorisation. Mon instrument n'était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D'autant plus intense dans ses effets qu'elle émane de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagé dans cette voie, j'y trouve toujours des ouvertures nouvelles." (Pierre Soulages).

 

Alors naissent les grandes toiles. Le règne du noir y est omniprésent, ne laissant aucune autre couleur s'immiscer dans la composition picturale. Grâce aux empâtements, le noir est devenu matière, le noir est métamorphosé en objet, en texture vivante, vibrante. Les tableaux : rythmes de lignes; levées de peinture que séparent de grands à-plats; obliques vigoureuses; profonds sillons contrastant avec des surfaces lisses, polies; percussions de longs traits; griffures. Toute une géométrie où se joue la lumière, où dansent les reflets, où ricoche la clarté. Le noir-lumière; la lumière-noire, la lumière-chrysalide, la lumière-nymphe devenant imago aux contours multiples, à la polysémie ouverte. Car c'est bien là le prodige. Soudain, pour l'artiste confronté à l'acte pictural, c'est l'émergence d'une vérité, le déploiement en plein jour d'une pure évidence. Le noir, semblable à la larve inerte, invisible, inapparente, qui se transmue, en sphinx, en écaille, en uranie, en priam aux couleurs chatoyantes.

 

"Du sombre émanait une clarté".

 

Traduisons : "Du non-sens naissait le sens. Du secret la révélation. Du mutisme le langage." Geste inaugural du peintre. Geste allégorique reproduisant le Fiat lux divin.

 

"Cette lumière secrète venue du noir."

 

Comment mieux faire comprendre la singulière disposition de l'art à la transcendance, la genèse initiée par le geste pictural ? Mais lumière-crypte, sourde, qui ne peut se révéler qu'à l'aune d'une exigeante lucidité. Pour Soulages, seul le noir pouvait avoir cette profondeur, cette amplitude, cette plasticité au sein de laquelle inscrire la lumière, initier l'aventure ontologique, faire croître la genèse humaine, s'épanouir l'essence du langage.

Mais cette "lumière venue du noir", ne vous projette-telle pas, soudain, au sein même de votre expérience primitive ? Ne fait-elle nullement signe vers le germe humain, langagier, que vous symbolisiez au sein de la grotte originelle ? Vous n'étiez alors qu'une nymphe en attente d'imago, une graine destinée à s'épanouir. Vous étiez déjà, sans le savoir, dans cette "lumière transmuée par le noir", dans cet "outrenoir", tout près de la signifiance qu'ouvrirait bientôt en vous la clairière lumineuse des mots.

Ombre - Lumière - Ombre - Comme une symphonie à venir...

 

 

 

 
 
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