Tragique hyperboréen.
La Mer de glaces
Caspar David Friedrich 1824
Kunsthalle - Hambourg
Source : Wikipédia.
Evoquer le Cercle Polaire n'est pas seulement faire signe vers une ligne théorique qui délimite des territoires, mais c'est surtout amener dans la présence le déploiement d'une "mythologie", ou, à tout le moins, le surgissement de quelque image conforme à nos souhaits. "Cercle Polaire" et déjà nous voyons des Esquimaux sur la banquise, engoncés dans leurs forteresses en fourrures d'ours, harpon à la main, près d'un kayak à la coque fragile ou bien chasseurs arc-boutés au-dessus du petit monticule de givre trahissant la présence du phoque, ou bien assis sur leurs traîneaux tirés par des meutes de huskies à la robe blanche et noire ou encore occupés à scier des cubes de neige afin d'édifier l'igloo protégeant du blizzard. Tout ceci peuple notre imaginaire comme les tomahawks des Sioux nous invitaient à rejoindre les Indiens Peaux-Rouges habitant nos rêves d'enfants. Mais toute cette aimable construction mentale ne résulterait-elle pas d'une simple fantasmagorie dont la réalité serait éloignée, comme perçue au travers d'un voile de brouillard ? Ne serions-nous pas abusés par quelque légende tenace, laquelle nous situerait dans les limites naïves d'une image d'Epinal ?
Nous penchant sur la lecture de Michel Onfray et son "Esthétique du Pôle Nord", nous sommes rapidement ramenés à une perception plus adéquate des choses. En effet, si la première partie fait un inventaire en effet "esthétique" dont nous percevons quelques beautés, la seconde partie de l'ouvrage nous plonge dans une manière d'hébétude. Ces Inuits dont nous pensions qu'ils s'adonnaient, sans doute avec difficulté, sans doute avec peine, à un genre de culte rendu à la magie blanche d'une ultimaThulé, eh bien voici qu'ils sombrent dans les contingences les plus sombres des peuples soumis à l'impérium des sociétés hyper-libérales.
Ayant délaissé leur étymologie même de "mangeurs de viande crue", étymologie dont ils pensaient qu'elle les tiendrait à l'abri des excès de la civilisation consumériste, ils en ont adopté, à marche forcée, la cadence aliénante. Ce territoire supposé recéler une certaine virginité, ce Nunavut, entité mal délimitée, en quête d'une difficile identité, le voilà perdu dans les steppes de l'incompréhension, le voilà projeté dans les apories quantitatives, dans le non-sens d'une existence privée de buts, de moyens de se réaliser. En cela, ils ne font pas exception au destin des peuples pauvres, sédentarisés, parqués dans des cubes de béton qui les étouffent, précipités dans la drogue, l'alcool, la prostitution, la vente mercantile de soi, éternels chômeurs perfusés par des subsides gouvernementaux, errant dans l'existence, condamnés par avance, comme les poissons, autrefois, étaient pris au piège dès qu'ils remontaient faire provision d'oxygène vers le trou où les attendaient les pêcheurs.
Ces peuples, en même temps qu'ils perdaient leur droit de faire de la banquise un espace de liberté, une aire soumise au gré des humeurs nomades, ont perdu leur âme, à savoir les racines qui les reliaient à la terre de leurs ancêtres, à leurs pratiques chamaniques, à leur croyance en l'animisme. Maintenant, isolés dans leurs boîtes surchauffées, inondés d'images télévisuelles, ils n'ont plus pour panthéisme que des envies de pacotille et des désirs de se conformer au standard de développement anglo-saxon. Américanisés, ils le sont jusqu'à l'excès, dans leurs vêtures, dans la pratique hargneuse du ski-doo, dans l'inféodation au GPS qui conduit leurs embarcations parmi les écueils de la glace. Loin est l'Étoile Polaire à laquelle ils confiaient le soin de les guider dans l'espace et le cheminement existentiel. Bien évidemment, la recherche d'un certain confort par ces populations déshéritées n'est nullement condamnable en soi. Ce qui, par contre, est bien plus dommageable, c'est le reniement forcé des valeurs qui fondaient le lien social et la perte d'une liberté sacrifiée sur l'autel des normes établies par un pouvoir central bien peu soucieux des traditions, et des attachements symboliques à des pratiques immémoriales.
Jusqu'ici, notre voyage en Terre de Baffin s'est seulement fait sous les auspices d'une lumière grise, identiquement à la longue nuit dans laquelle les Inuits sont plongés une grande partie du temps. Mais sortons de l'astre nocturne pour nous tourner, maintenant, vers sa face de lumière, boréale, cependant. Comme si, par la seule force de notre volonté nous pouvions rendre à ce peuple dévasté un peu de l'âme qui était la sienne avant que leur territoire ne devienne un lieu sans objet, un temps sans repères, une vie sans finalité. Et regardons vers ce passé, non dans le désir d'y faire fructifier quelque nostalgie, d'y éveiller la corne d'abondance de sentiments trop pleins, mais seulement dans le but de retrouver des lignes de force, des aimantations, des boussoles nous permettant de comprendre ces hommes et femmes émergeant de la nuit des temps comme la fleur sort du permafrost lorsque la terre s'anime des rayons du soleil boréal. Et limitons notre inventaire à ce qui semble constituer l'essence même du monde des Inuits, à savoir ce paysage rude, sans concession, abrupt avec lequel l'histoire de ce peuple se confond.
La pierre, l'eau, l'air comme composantes essentielles et définitives de toute existence s'enracinant sur ce sommet du monde, à l'extrême limite de la vie, pareillement à la pointe avancée d'une conscience qui veillerait à la sérénité, à la bonne marche des civilisations insoucieuses, hédonistes ou bien épicuriennes, se confiant à des latitudes bien plus clémentes. Comme si l'esthétique du Grand Nord devait se doubler des exigences d'une éthique afin de pouvoir paraître et perdurer parmi les rigueurs extrêmes du climat. Bien évidemment, cette condition "morale", cette prémisse du phénomène esthétique ne saurait s'absenter de toute représentation de la beauté, celle-ci s'ingéniât-elle à se manifester sous des cieux plus accueillants. Sous toutes les latitudes, le Beau n'est jamais sans le Vrai. Mais ici, en territoire Nunavut, la densité existentielle hyperboréenne doit nécessairement se doubler des conditions mêmes d'une ontologie sans faille. Exister ne nécessite pas seulement quelque précaution élémentaire et élever une stèle à la gloire d'une figure invisible, bâtir un abri, tailler dans l'ivoire la flèche ou le harpon, fabriquer l'umiak en os de baleine, si tout ceci peut bien s'apparenter à la mise à jour d'autant d'œuvres d'art, celles-ci n'existeront qu'à l'aune d'un risque à assumer. C'est ainsi, les terres sauvages, arides; steppes ou bien déserts, fjords et calottes glacières exigent une infinie précision, des gestes sûrs, une pratique "vraie". Ici, il ne saurait y avoir de place pour l'erreur.
Couteau à neige.
Nunavut.
Source : Musée du Quai Branly.
L'objet du quotidien, métamorphosé par le lien à un panthéisme, lequel voit en toute chose la trace du sacré, s'il devient œuvre d'art est aussi le vecteur par lequel l'Inuit assure sa survie dans un milieu éminemment hostile. On comprendra aisément que tailler, dans une défense de morse un couteau à neige, cet outil universel servant aussi bien à chasser le caribou qu'à nettoyer les patins à glace ou bien construire un igloo exige quelque précaution minimale et le recours à une précision par laquelle l'outil recevra aussi bien son caractère fonctionnel que se révélera son appartenance au registre de l'art. Réalisé dans ce double souci, esthétique (l'Inuit adhère pleinement à la beauté de son œuvre), et éthique (l'outil servira à nourrir la communauté, à assurer sa survie), le couteau à neige ou "pana" ( qui désigne également le dieu qui prend soin des âmes des défunts avant leurs réincarnations dans la mythologie inuit), le couteau, donc sera l'objet investi d'une double face : païenne, strictement liée à une fonction de nourrissage et sacrée au regard des fonctions supérieures qui lui sont attachées et qui concernent la continuation de l'espèce. Toute autre approche qui ferait l'économie de cette dimension d'un lien fort avec des rituels gravés dans l'inconscient collectif ne constituerait qu'une approximation à défaut d'en saisir le caractère impérieux.
Et ce qui se dit du couteau à neige, peut également être évoqué dans le registre minéral ou bien aquatique. Car l'on ne fréquentera bien l'Inuit qu'à s'immerger dans sa culture, à s'immiscer dans ce paysage exigeant (d'où l'éthique), ayant pour sémantique essentielle la parole de la pierre, de l'eau, de l'air. Ceci, cette continuelle affinité des peuples esquimaux avec les prédicats naturels, il faut le dire à nouveau et bien s'en imprégner; il serait même nécessaire de devenir soi-même cet habitant farouche du territoire Nunavut. Et, si ceci était seulement réalisable, alors nous comprendrions mieux ce que "la peur" veut dire. Car, avant d'être saisis d'étonnement au contact des dieux - ceux-ci, du reste ne figuraient pas dans le panthéon du cosmos inuit -, avant d'éprouver un sentiment fort d'appartenance à l'environnement, c'est bien de "peur", d'effroi au contact du foyer même des forces telluriques dont nous serions envahis, surplombés par les immenses cathédrales de glace, sous les coupures du blizzard, enveloppés des brumes boréales et de leurs énigmatiques aurores.
Sans doute le même sentiment qui assaillait l'homme préhistorique, lequel, au seuil de sa grotte s'abritait du feu céleste. Les conditions climatiques sont si extrêmes qu'elles ne laissent la place ni à l'exercice d'une religion, ni aux réassurances d'une croyance. Inuit, on est plaqué contre les murs de glace, sous le ciel gris et hostile, transpercé jusqu'à l'âme par l'air pareil à la lame des couteaux à neige. C'est ce que rapporte Aua, le guide-chaman à l'explorateur Knud Rasmussen, dans une formule aussi elliptique que signifiante : "Nous ne croyons pas. Nous avons peur. " Dès lors c'est cette peur qui devient le foyer des significations, c'est elle qui tient lieu de jugement, précède toute rationalisation, anticipe tout geste. Car il s'agit d'abord de vivre, la foi est secondaire, une manière de luxe, de privilège de ceux qui ont, autour d'eux, un espace vital suffisant. La Terre de Baffin exige une lutte pied à pied, un combat de tous les instants, corps à corps afin d'assurer sa propre survie. Une simple défaillance, un relâchement de la tension mentale et c'est alors le baiser de la Mort qui fait son souffle froid.
Avoir compris cela, c'est également avoir saisi la raison pour laquelle une éthique, non seulement n'est pas un passager épisodique, mais est une absolue nécessité. Là, dans le Grand Nord, il faudra faire sienne la définition, au sens premier, strict, de "l'éthique", à savoir cet "ensemble des principes de bonne conduite". Et, par là, il ne s'agit pas simplement de démêler le vrai du faux, de s'inscrire dans un principe moral. Bien évidemment, là comme ailleurs, ceci est un précepte dont il faut se munir afin que l'existence prenne sens. Mais, par "bonne conduite", il ne suffit pas d'entendre le comportement de l'homme propre à assurer son rayonnement, son intime liberté ainsi que celle de l'Autre, dont le respect est la règle. Les choses, ici, sont plus rigoureuses, plus minérales pourrait-on dire, plaquées au sol des exigences naturelles. Ici, il s'agit de "conduite bonne" au sens premier de "prendre les bonnes décisions", de faire les gestes adéquats, de se sauver soi-même, ainsi que ses congénères de la pente fatale qui ne peut que surgir des irrésolutions de toutes sortes. La tempête de neige n'attend pas, l'ours a tôt fait de dégainer ses griffes, le phoque de replonger sous la lame de glace, l'umiak de chavirer dans les eaux polaires. Et, si nous devions adhérer au sens commun, de toute éthique, à savoir de "l'édification de règles morales", alors nous pourrions nous accorder sur le fait que la première "morale" dans cet espace hostile consiste à "sauver sa peau", celle du Compagnon de chasse ou du pêcheur, d'assurer la survie de sa propre famille. Donc une morale du besoin élémentaire, une éthique de la chair, une authenticité de l'acte coïncidant nécessairement avec la satisfaction des besoins vitaux. "L'autre éthique", celle qui se développe sous d'autres cieux plus cléments, dans le Jardin grec d'Épicure, par exemple (on se souviendra seulement de la conception épicurienne de l'éthique qui défend l'idée que le souverain bien est le plaisir, défini essentiellement comme "absence de douleur"), "autre éthique" donc qui peut se divertir à inventer quelque subtilité, à broder des spéculations intellectuelles, à folâtrer parmi les orangers en fleurs et la luxuriance végétale. Le Pôle Nord exige des vertus que la Méditerranée n'appelle pas .
Pour L'Inuit, l'équation est simple , en quelque sorte, qui se résume à énoncer ceci : nourriture + abri = Vie. Son contraire = Mort. L'on percevra ici même les conditions d'apparition d'une "morale minimale" - si l'on peut oser l'oxymore -, dont les fondements se résument à assurer demain à partir des actes de subsistance d'aujourd'hui. Comme quoi toute morale, bien avant d'être le résultat d'un décret, est essentiellement liée aux conditions de ceux qui en édictent les préceptes.
Dans un tel contexte tendu à l'extrême, pour l'Inuit, même s'il éprouve un attachement à sa terre, il ne saurait y avoir place pour un sentiment esthétique. Ce dernier hante plus les cimaises confortables des musées et la sérénité des bibliothèques qu'il ne pourrait trouver refuge à l'abri des cercles de pierre qui, autrefois, délimitaient l'emplacement des huttes des baleiniers. Quant aux cairns, s'ils sont "esthétiques", c'est à partir d'une vision culturelle dont le Regardeur se dote, faisant abstraction de sa fonction première. Car, avant d'être possible œuvre, le cairn a un statut strictement fonctionnel, opératoire : il est chemin tracé afin que les animaux l'empruntant puissent être chasés; il est sémaphore indiquant aux pêcheurs la proximité de la côte, bientôt du refuge. Le totem de pierre ne se dresse donc qu'à élever dans l'air sa flèche païenne, liée de près à la satisfaction des besoins élémentaires, à la survie d'un peuple constamment menacé de disparaître. Si l'on voulait, à tout prix, attribuer à cet édifice de pierres une valeur symbolique, alors l'on pourrait dire qu'il est l'équivalent du poteau indiquant le centre du monde aux populations soumises à des conditions extrêmes, mais poteau nourricier, repère pour l'homme, sémaphore de sa périlleuse destinée.
Taamusi Qumaq, défenseur de la culture inuit disait au sujet des inuksuks (ou cairns) :
" Les inuksuks ont été utilisés pour repérer les endroits où les caribous marchaient en grand nombre. Quand il y avait plusieurs inuksuks ensemble, on les appelait des « Nalluni». Ils indiquaient le point sur la rive vers lequel les caribous nagent en traversant un lac. Quand les caribous nageaient avant qu'ils arrivent au rivage, on commençait à attaquer en les piquant avec un harpon ".
Ici l'on voit bien que, loin d'avoir une fonction religieuse ou bien transcendante, les cairns sont en relation avec l'activité de la chasse précédant l'acte de la manducation. Le cairn devient une manière de mère allaitante symbolique par laquelle exister. Les liens qui unissent l'Inuit à la "Mère-nourriture" apparaissent comme l'équivalent d'un cordon ombilical vital. Or, toute relation au pivot matriarcal suppose une éthique. C'est pour cette raison que nous ne cessons de parler d'éthique alors que la réalité première ferait plutôt signe vers les fondements d'une possible esthétique.
Inuksuit à l' Inuksuk point
( île de Baffin ), Canada.
Source : Wikipédia.
Nous, peuples du confort, enfants d'une tradition où règne "luxe, calme et volupté", nous ne voyons le cairn, l'igloo, la débâcle de la "Mer de glace" qu'avec l'œil romantique et exalté d'un Caspar David Friedrich, autrement dit dans une vision sublimant le réel, le détachant de sa charge métaphysique. Cependant, à bien regarder l'œuvre, nous ne manquerons pas, bientôt, d'y deviner le naufrage d'un bateau pris en étau dans les glaces de la banquise. La toute-puissance de la Nature ayant raison contre la volonté de l'homme. Ce que notre insuffisante vision aura occulté dans un premier temps, à savoir le règne sans partage de la Mort, sera ensuite réaffirmé par la force de l'œuvre, laquelle nous situe dans les abîmes d'une éthique à assumer, alors que nous n'y avions seulement aperçu une froide majesté. A propos de cette toile, le sculpteur David D'Angers parlera de "la tragédie du paysage", soulignant par ce vigoureux prédicat la loi de la nécessité humaine, singulièrement celle du peuple Inuit qui, à défaut de pouvoir trouver dans le cirque blanc qui l'environne les traits de l'immédiate beauté, n'en éprouve souvent qu'un tumulte au profond de la chair.
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Sur le peuple Inuit et sur quelques considérations esthétiques, sociales, politiques, on pourra se reporter à l'ouvrage de Michel Onfray : "Esthétique du pôle Nord" - Biblio essais - Livre de Poche.