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22 novembre 2013 5 22 /11 /novembre /2013 09:48

 

Tragique hyperboréen.

 

 4-copie-1

 La Mer de glaces

Caspar David Friedrich 1824

Kunsthalle - Hambourg

Source : Wikipédia.


 

  Evoquer le Cercle Polaire n'est pas seulement faire signe vers une ligne théorique qui délimite des territoires, mais c'est surtout amener dans la présence le déploiement d'une "mythologie", ou, à tout le moins, le surgissement de quelque image conforme à nos souhaits. "Cercle Polaire" et déjà nous voyons des Esquimaux sur la banquise, engoncés dans leurs forteresses en fourrures d'ours, harpon à la main, près d'un kayak à la coque fragile ou bien chasseurs arc-boutés au-dessus du petit monticule de givre trahissant la présence du phoque, ou bien assis sur leurs traîneaux tirés par des meutes de huskies à la robe blanche et noire ou encore occupés à scier des cubes de neige afin d'édifier l'igloo protégeant du blizzard. Tout ceci peuple notre imaginaire comme les tomahawks des Sioux nous invitaient à rejoindre les Indiens Peaux-Rouges habitant nos rêves d'enfants. Mais toute cette aimable construction mentale ne résulterait-elle pas d'une simple fantasmagorie dont la réalité serait éloignée, comme perçue au travers d'un voile de brouillard ? Ne serions-nous pas abusés par quelque légende tenace, laquelle nous situerait dans les limites naïves d'une image d'Epinal ?

  Nous penchant sur la lecture de Michel Onfray et son "Esthétique du Pôle Nord", nous sommes rapidement ramenés à une perception plus adéquate des choses. En effet, si la première partie fait un inventaire en effet "esthétique" dont nous percevons quelques beautés, la seconde partie de l'ouvrage nous plonge dans une manière d'hébétude. Ces Inuits dont nous pensions qu'ils s'adonnaient, sans doute avec difficulté, sans doute avec peine, à un genre de culte rendu à la magie blanche d'une ultimaThulé, eh bien voici qu'ils sombrent dans les contingences les plus sombres des peuples soumis à l'impérium des sociétés hyper-libérales.

  Ayant délaissé leur étymologie même de "mangeurs de viande crue", étymologie dont ils pensaient qu'elle les tiendrait à l'abri des excès de la civilisation consumériste, ils en ont adopté, à marche forcée, la cadence aliénante. Ce territoire supposé recéler une certaine virginité, ce Nunavut, entité mal délimitée, en quête d'une difficile identité, le voilà perdu dans les steppes de l'incompréhension, le voilà projeté dans les apories quantitatives, dans le non-sens d'une existence privée de buts, de moyens de se réaliser. En cela, ils ne font pas exception au destin des peuples pauvres, sédentarisés, parqués dans des cubes de béton qui les étouffent, précipités dans la drogue, l'alcool, la prostitution, la vente mercantile de soi, éternels chômeurs perfusés par des subsides gouvernementaux, errant dans l'existence, condamnés par avance, comme les poissons, autrefois, étaient pris au piège dès qu'ils remontaient faire provision d'oxygène vers le trou où les attendaient les pêcheurs.

  Ces peuples, en même temps qu'ils perdaient leur droit de faire de la banquise un espace de liberté, une aire soumise au gré des humeurs nomades, ont perdu leur âme, à savoir les racines qui les reliaient à la terre de leurs ancêtres, à leurs pratiques chamaniques, à leur croyance en l'animisme. Maintenant, isolés dans leurs boîtes surchauffées, inondés d'images télévisuelles, ils n'ont plus pour panthéisme que des envies de pacotille et des désirs de se conformer au standard de développement anglo-saxon. Américanisés, ils le sont jusqu'à l'excès, dans leurs vêtures, dans la pratique hargneuse du ski-doo, dans l'inféodation au GPS qui conduit leurs embarcations parmi les écueils de la glace. Loin est l'Étoile Polaire à laquelle ils confiaient le soin de les guider dans l'espace et le cheminement existentiel. Bien évidemment, la recherche d'un certain confort par ces populations déshéritées n'est nullement condamnable en soi. Ce qui, par contre, est bien plus dommageable, c'est le reniement forcé des valeurs qui fondaient le lien social et la perte d'une liberté sacrifiée sur l'autel des normes établies par un pouvoir central bien peu soucieux des traditions, et des attachements symboliques à des pratiques immémoriales.

  Jusqu'ici, notre voyage en Terre de Baffin s'est seulement fait sous les auspices d'une lumière grise, identiquement à la longue nuit dans laquelle les Inuits sont plongés une grande partie du temps. Mais sortons de l'astre nocturne pour nous tourner, maintenant, vers sa face de lumière,  boréale, cependant. Comme si, par la seule force de notre volonté nous pouvions rendre à ce peuple dévasté un peu de l'âme qui était la sienne avant que leur territoire ne devienne un lieu sans objet, un temps sans repères, une vie sans finalité. Et regardons vers ce passé, non dans le désir d'y faire fructifier quelque nostalgie, d'y éveiller la corne d'abondance de sentiments trop pleins, mais seulement dans le but de retrouver des lignes de force, des aimantations, des boussoles nous permettant de comprendre ces hommes et femmes émergeant de la nuit des temps comme la fleur sort du permafrost lorsque la terre s'anime des rayons du soleil boréal. Et limitons notre inventaire à ce qui semble constituer l'essence même du monde des Inuits, à savoir ce paysage rude, sans concession, abrupt avec lequel l'histoire de ce peuple se confond.

  La pierrel'eaul'air comme composantes essentielles et définitives de toute existence s'enracinant sur ce sommet du monde, à l'extrême limite de la vie, pareillement à la pointe avancée d'une conscience qui veillerait à la sérénité, à la bonne marche des civilisations insoucieuses, hédonistes ou bien épicuriennes, se confiant à des latitudes bien plus clémentes. Comme si l'esthétique du Grand Nord devait se doubler des exigences d'une éthique afin de pouvoir paraître et perdurer parmi les rigueurs extrêmes du climat. Bien évidemment, cette condition "morale", cette prémisse du phénomène esthétique ne saurait s'absenter de toute représentation de la beauté, celle-ci s'ingéniât-elle à se manifester sous des cieux plus accueillants. Sous toutes les latitudes, le Beau n'est jamais sans le Vrai. Mais ici, en territoire Nunavut, la densité existentielle hyperboréenne doit nécessairement se doubler des conditions mêmes d'une ontologie sans faille. Exister ne nécessite pas seulement quelque précaution élémentaire et élever une stèle à la gloire d'une figure invisible, bâtir un abri, tailler dans l'ivoire la flèche ou le harpon,  fabriquer l'umiak en os de baleine, si tout ceci peut bien s'apparenter à la mise à jour d'autant d'œuvres d'art, celles-ci n'existeront qu'à l'aune d'un risque à assumer. C'est ainsi, les terres sauvages, arides; steppes ou bien déserts, fjords et calottes glacières exigent une infinie précision, des gestes sûrs, une pratique "vraie". Ici, il ne saurait y avoir de place pour l'erreur.

 

 5

Couteau à neige.

Nunavut.

Source : Musée du Quai Branly.

 

  L'objet du quotidien, métamorphosé par le lien à un panthéisme, lequel  voit en toute chose la trace du sacré, s'il devient œuvre d'art est aussi le vecteur par lequel l'Inuit assure sa survie dans un milieu éminemment hostile. On comprendra aisément que tailler, dans une défense de morse un couteau à neige, cet outil universel servant aussi bien à chasser le caribou qu'à nettoyer les patins à glace ou bien construire un igloo exige quelque précaution minimale et le recours à une précision par laquelle l'outil recevra aussi bien son caractère fonctionnel que se révélera son appartenance au registre de l'art. Réalisé dans ce double souci, esthétique (l'Inuit adhère pleinement à la beauté de son œuvre), et éthique (l'outil servira à nourrir la communauté, à assurer sa survie), le couteau à neige ou "pana" ( qui désigne également  le dieu qui prend soin des âmes des défunts avant leurs réincarnations dans la mythologie inuit), le couteau, donc sera l'objet investi d'une double face : païenne, strictement liée à une fonction de nourrissage et sacrée au regard des fonctions supérieures qui lui sont attachées et qui concernent la continuation de l'espèce. Toute autre approche qui ferait l'économie de cette dimension d'un lien fort avec des rituels gravés dans l'inconscient collectif ne constituerait qu'une approximation à défaut d'en saisir le caractère impérieux. 

  Et ce qui se dit du couteau à neige, peut également être évoqué dans le registre minéral ou bien aquatique. Car l'on ne fréquentera bien l'Inuit qu'à s'immerger dans sa culture, à s'immiscer dans ce paysage exigeant (d'où l'éthique), ayant pour sémantique essentielle la parole de la pierre, de l'eau, de l'air. Ceci, cette continuelle affinité des peuples esquimaux avec les prédicats naturels, il faut le dire à nouveau et bien s'en imprégner; il serait même nécessaire de devenir soi-même cet habitant farouche du territoire Nunavut. Et, si ceci était seulement réalisable, alors nous comprendrions mieux ce que "la peur" veut dire. Car, avant d'être saisis d'étonnement au contact des dieux - ceux-ci, du reste ne figuraient pas dans le panthéon du cosmos inuit -, avant d'éprouver un sentiment fort d'appartenance à l'environnement, c'est bien de "peur"d'effroi au contact du foyer même des forces telluriques dont nous serions envahis,  surplombés par les immenses cathédrales de glace, sous les coupures du blizzard, enveloppés des brumes boréales et de leurs énigmatiques aurores.

  Sans doute le même sentiment qui assaillait l'homme préhistorique, lequel, au seuil de sa grotte s'abritait du feu céleste. Les conditions climatiques sont si extrêmes qu'elles ne laissent la place ni à l'exercice d'une religion, ni aux réassurances d'une croyance. Inuit, on est plaqué contre les murs de glace, sous le ciel gris et hostile, transpercé jusqu'à l'âme par l'air pareil à la lame des couteaux à neige. C'est ce que rapporte Auale guide-chaman à l'explorateur Knud Rasmussen, dans une formule aussi elliptique que signifiante : "Nous ne croyons pas. Nous avons peur. " Dès lors c'est cette peur qui devient le foyer des significations, c'est elle qui tient lieu de jugement,  précède toute rationalisation, anticipe tout geste. Car il s'agit d'abord de vivre, la foi est secondaire, une manière de luxe, de privilège de ceux qui ont, autour d'eux, un espace vital suffisant. La Terre de Baffin exige une lutte pied à pied, un combat de tous les instants, corps à corps afin d'assurer sa propre survie. Une simple défaillance, un relâchement de la tension mentale et c'est alors le baiser de la Mort qui fait son souffle froid.

  Avoir compris cela, c'est également avoir saisi la raison pour laquelle une éthique, non seulement n'est pas un passager épisodique, mais est une absolue nécessité. Là, dans le Grand Nord, il faudra faire sienne la définition, au sens premier, strict, de "l'éthique", à savoir cet "ensemble des principes de bonne conduite". Et, par là, il ne s'agit pas simplement de démêler le vrai du faux, de s'inscrire dans un principe moral. Bien évidemment, là comme ailleurs, ceci est un précepte dont il faut se munir afin que l'existence prenne sens. Mais, par "bonne conduite", il ne suffit pas d'entendre le comportement de l'homme propre à assurer son rayonnement, son intime  liberté ainsi que celle de l'Autre, dont le respect est la règle. Les choses, ici, sont plus rigoureuses, plus minérales pourrait-on dire, plaquées au sol des exigences naturelles. Ici, il s'agit de "conduite bonne" au sens premier de "prendre les bonnes décisions", de faire les gestes adéquats, de se sauver soi-même, ainsi que ses congénères de la pente fatale qui ne peut que surgir des irrésolutions de toutes sortes. La tempête de neige n'attend pas, l'ours a tôt fait de dégainer ses griffes, le phoque de replonger sous la lame de glace, l'umiak de chavirer dans les eaux polaires. Et, si nous devions adhérer au sens commun, de toute éthique, à savoir de "l'édification de règles morales", alors nous pourrions nous accorder sur le fait que la première "morale" dans cet espace hostile consiste à "sauver sa peau", celle du Compagnon de chasse ou du pêcheur, d'assurer la survie de sa propre famille. Donc une morale du besoin élémentaire, une éthique de la chair, une authenticité de l'acte coïncidant nécessairement avec la satisfaction des besoins vitaux. "L'autre éthique", celle qui se développe sous d'autres cieux plus cléments, dans le Jardin grec d'Épicure, par exemple (on se souviendra seulement de la conception épicurienne de l'éthique qui défend l'idée que le souverain bien est le plaisir, défini essentiellement comme "absence de douleur"), "autre éthique" donc qui peut se divertir à inventer quelque subtilité, à broder des spéculations intellectuelles, à folâtrer parmi les orangers en fleurs et la luxuriance végétale. Le Pôle Nord exige des vertus que la Méditerranée n'appelle pas .

  Pour L'Inuit, l'équation est simple , en quelque sorte, qui se résume à énoncer ceci : nourriture +  abri = Vie. Son contraire = Mort. L'on percevra ici même les conditions d'apparition d'une "morale minimale" - si l'on peut oser l'oxymore -,  dont les fondements se résument à assurer demain à partir des actes de subsistance d'aujourd'hui. Comme quoi toute morale, bien avant d'être le résultat d'un décret, est essentiellement liée aux conditions de ceux qui en édictent les préceptes.  

  Dans un tel contexte tendu à l'extrême, pour l'Inuit, même s'il éprouve un attachement à sa terre, il ne saurait y avoir place pour un sentiment esthétique. Ce dernier hante plus les cimaises confortables des musées et la sérénité des bibliothèques qu'il ne pourrait trouver refuge à l'abri des cercles de pierre qui, autrefois, délimitaient l'emplacement des huttes des baleiniers. Quant aux cairns, s'ils sont "esthétiques", c'est à partir d'une vision culturelle dont le Regardeur se dote, faisant abstraction de sa fonction première. Car, avant d'être possible œuvre, le cairn a un statut strictement fonctionnel, opératoire : il est chemin tracé afin que les animaux l'empruntant puissent être chasés; il est sémaphore indiquant aux pêcheurs la proximité de la côte, bientôt du refuge. Le totem de pierre ne se dresse donc qu'à élever dans l'air sa flèche païenne, liée de près à la satisfaction des besoins élémentaires, à la survie d'un peuple constamment menacé de disparaître. Si l'on voulait, à tout prix,  attribuer à cet édifice de pierres une valeur symbolique, alors l'on pourrait dire qu'il est l'équivalent du poteau indiquant le centre du monde aux populations soumises à des conditions extrêmes, mais poteau nourricier, repère pour l'homme, sémaphore de sa périlleuse destinée.

  Taamusi Qumaq, défenseur de la culture inuit disait au sujet des inuksuks (ou cairns) :

  " Les inuksuks ont été utilisés pour repérer les endroits où les caribous marchaient en grand nombre. Quand il y avait plusieurs inuksuks ensemble, on les appelait des « Nalluni». Ils indiquaient le point sur la rive vers lequel les caribous nagent en traversant un lac. Quand les caribous nageaient avant qu'ils arrivent au rivage, on commençait à attaquer en les piquant avec un harpon ".

  Ici l'on voit bien que, loin d'avoir une fonction religieuse ou bien transcendante, les cairns sont en relation avec l'activité de la chasse précédant l'acte de la manducation. Le cairn devient une manière de mère allaitante symbolique par laquelle exister. Les liens qui unissent l'Inuit à la "Mère-nourriture" apparaissent comme l'équivalent d'un cordon ombilical vital. Or, toute relation au pivot matriarcal suppose une éthique. C'est pour cette raison que nous ne cessons de parler d'éthique alors que la réalité première ferait plutôt signe vers les fondements d'une possible esthétique.

 

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Inuksuit à l' Inuksuk point

île de Baffin ), Canada.

Source : Wikipédia.

 

  Nous, peuples du confort, enfants d'une tradition où règne "luxe, calme et volupté", nous ne voyons le cairn, l'igloo, la débâcle de la "Mer de glace" qu'avec l'œil romantique et exalté d'un Caspar David Friedrich, autrement dit dans une vision sublimant le réel, le détachant de sa charge métaphysique. Cependant, à bien regarder l'œuvre, nous ne manquerons pas, bientôt, d'y deviner le naufrage d'un bateau pris en étau dans les glaces de la banquise. La toute-puissance de la Nature ayant raison contre la volonté de l'homme. Ce que notre insuffisante vision aura occulté dans un premier temps, à savoir le règne sans partage de la Mort, sera ensuite réaffirmé par la force de l'œuvre, laquelle nous situe dans les abîmes d'une éthique à assumer, alors que nous n'y avions seulement aperçu une froide majesté. A propos de cette toile, le sculpteur  David D'Angers parlera de "la tragédie du paysage", soulignant par ce vigoureux prédicat la loi de la nécessité humaine, singulièrement celle du peuple Inuit qui, à défaut de pouvoir trouver dans le cirque blanc qui l'environne les traits de l'immédiate beauté, n'en éprouve souvent qu'un tumulte au profond de la chair.

************

Sur le peuple Inuit et sur quelques considérations esthétiques, sociales, politiques, on pourra se reporter à l'ouvrage de Michel Onfray : "Esthétique du pôle Nord" - Biblio essais - Livre de Poche.   

 

 

 

 

 

 

  

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22 novembre 2013 5 22 /11 /novembre /2013 09:27

 

Sujet.

 

 

*On n'étonne jamais que soi-même.

 

 

*Comprendre : un pas vers l'autre. Interpréter : un pas vers soi.

 

*Thérapie : seul le Sujet est à-même de produire un discours sur soi.

 

*Seule attitude éthique du psychanalyste : écouter le patient et faire abstraction de soi. Si possible !

 

*Relation thérapeutique : éthique du sujet et seulement cela.

 

*Le dogme en thérapie est l'histoire d'une fausse route qui vise plus le thérapeute que le patient. Psychanalyse.

 

*Seule attitude du psychanalyste : écouter le patient et se taire et ne pas penser.  Gageure !

 

*On ne fait d'offrande véritable qu'à soi-même.

 

 

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21 novembre 2013 4 21 /11 /novembre /2013 09:26

 

Silence.

 

 

*La prière n'est jamais silence mais murmure du sacré.

 

*Jamais de silence entre les êtres. Toujours un bruit de fond assourdissant.

 

*Nulle part de silence, pas même dans le rêve.

 

*Même avec les morts nous ne pouvons dialoguer en silence.

 

*Nervure du langage, aucune respiration n'est jamais silencieuse.  

 

*Seulement dans le silence, les réserves immenses du langage.

 

*Toute phrase proférée est une parenthèse qui enclot une expérience du monde. Unique.

 

*Creuser le silence jusqu'à faire sourdre la parole.

 

 

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20 novembre 2013 3 20 /11 /novembre /2013 09:05

 

Soutine ou l'art écorché vif.

 

 1-copie-1

 Chaïm Soutine - Le Village, 1923 © ADAGP

 

Paris 2012 / RMN (Musée de l'Orangerie)

Hervé Lewandowski

 Source : toutelaculture.com.

 ***

  Entrer dans l'œuvre de Chaïm Soutine semble ne pouvoir se réaliser qu'à la suite d'un parcours propédeutique ou, à tout le moins, d'une réflexion cherchant, sous les apparences, les motifs réels servant de fondement à un art singulièrement atypique dans sa forme. Quand bien même le Voyeur des œuvres ferait irruption dans les toiles du Peintre à partir des impressionnistes ou des expressionnistes, ce dernier, le Voyeur,  ne manquerait d'être étonné. En effet, le monde de Soutine est particulier, étrange, dérangeant, à la limite de la distorsion schizophrénique. Comme si la réalité extérieure se fragmentait en une infinité de tessons épars venus dire à la conscience l'impossibilité de réaliser une synthèse signifiante des choses. L'éviction de l'homme d'une possible compréhension des phénomènes dans une perspective unificatrice.

  Bien évidemment, de telles contraintes imposées au réel de la vision font inévitablement penser au surgissement de la folie ou à un désordre mental. Et pourtant, Soutine ne saurait être qualifié d'aliéné. Bien évidemment les essais d'explication auront vite fait de débusquer dans la biographie du Russe, les failles patentes par lesquelles vérifier quelque hypothèse d'une socialité défaillante, d'une psychologie mise à rude épreuve. Chaïm ne relève pas du régime psychotique, sa relation au réel, si elle paraît chancelante, n'est pas détachée de la quadrature du monde. C'est dans une structure névrotique qu'il faut chercher à percevoir les soubassements de cette œuvre convulsive dont la lecture, à la manière du Test de Rorschach, nous livrerait quelques uns de ses  mystères.

  Ainsi, ces multiples anamorphoses de maisons - ces lieux hautement symboliques investis d'affects -, feraient-elles signe vers un tempérament introverti, secret, peu expansif, replié sur lui-même. Identiquement à un ombilic qui demeurerait scellé sur sa propre germination. Dans l'effusion de l'arbre en direction d'un ciel mouvementé, faut-il voir  une représentation des obsessions des souvenirs morbides de l'enfance ? Dans la modestie torturée des logis, les affres du dénuement ? Dans la confusion des nuages, la tentation du suicide plusieurs fois envisagé ? Dans la presque disparition des signes picturaux, les ravages d'une sauvagerie incoercible ? Dans la déstructuration du paysage, la toujours possible disparition de l'Artiste ? Dans le maelstrom existentiel, le surgissement, comme en filigrane, de la chute dans la dépravation, le saut dans la luxure ? ( Sa perte dans l'alcool, sa réclusion dans la prostitution, en compagnie de l'Ami Modigliani, sembleraient témoigner dans ce sens.) Dans la violente opposition des teintes complémentaires - le jaune soufre contrastant dialectiquement avec le bleu outremer, à la limite du noir -, les racines d'un tempérament ombrageux, colérique, foncièrement indépendant ?

  Tout converge en direction d'une interprétation tragique du monde dans lequel semble enfermé Soutine. Faille, abîme, œil du cyclone pour jouer sur le registre métaphorique. Comme s'il n'y avait guère d'autre issue qu'à s'enfermer, d'une manière autistique, dans le cadre étroit de la toile. Le Voyeur des œuvres est confronté lui-même à ses propres angoisses, aux écueils qui ont jalonné les épreuves de la vie, à ses zones d'ombre. Nul ne peut rester indifférent et contempler les cimaises dans un genre de détachement. Il y va de la condition humaine en son tréfonds, pareillement à un échouage au profond des abysses. Nous demeurons muets, nous sommes confrontés à une manière de catatonie comme si, regardant, nous pouvions, d'un instant à l'autre, basculer dans le pur nihilisme, entrer dans le domaine de l'incompréhensible. Emboîtements de questions tournant à vide, succession de thèses approximatives concernant l'homme, l'œuvre :

"Soutine resta une énigme impossible à déchiffrer jusqu’à la fin. Ses toiles sont les seules clefs véritables qui ouvrent la voie de cet homme déroutant. "

 C'est ainsi  qu'Alfred Werner  pose le "problème" du Peintre dans son livre "Soutine". Mais, à cerner de près les linéaments existentiels se diffusant dans l'œuvre, nous ne réalisons guère qu'une approche proximale ayant quelque chose à voir avec une manière de myopie. Nous isolons les traits dominants de la personnalité de l'Artiste et, aussitôt, nous en déduisons une immédiate compréhension du monde qu'il aurait  mise à jour au travers de sa création. C'est donc à une analyse d'une histoire individuelle que nous confions notre enquête, plutôt qu'à la perception plus large de l'inscription de l'œuvre dans une Histoire de l'Art. Or, s'il semble légitime de s'appuyer sur l'homme pour comprendre l'œuvre, il n'en reste pas moins vrai que les toiles ne parleront qu'à être saisies dans un empan plus large. Car l'œuvre de Soutine n'est pas seulement une entreprise individuelle, mais elle signifie universellement par rapport aux grandes manifestations de l'esprit humain. A preuve ce témoignage de Paul Guillaume paru dans le numéro de Janvier 1923 dans la revue "Les Arts à Paris" :

  "Un jour que j’étais allé voir chez un peintre un tableau de Modigliani, je remarquais, dans un coin de l’atelier, une œuvre qui, sur-le-champ, m’enthousiasma. C’était un Soutine et cela représentait un pâtissier. Un pâtissier inouï, fascinant, réel, truculent, affligé d’une oreille immense et superbe, inattendue et juste, un chef-d’œuvre. Je l’achetai. Le docteur Barnes le vit chez moi […] Le plaisir spontané qu’il éprouva devant cette toile devait décider de la brusque fortune de Soutine, faire de ce dernier, du jour au lendemain, un peintre connu, recherché des amateurs, celui dont on ne sourit plus…»

 

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Le Petit pâtissier - 1923 -  

Musée de l'Orangerie.

Source : La Bougeotte.

 ***

  Bien évidemment, l'on comprendra ici que la référence à Soutine, à sa vie, ses difficultés successives, son drame personnel ne constituent pas les catégories adéquates à partir desquelles faire une exégèse de l'œuvre. Il y a plus. "Le Petit pâtissier" ne joue nullement  dans "la cour des petits" mais résonne avec l'ensemble de l'édifice pictural historique. Une œuvre magistrale est en train de naître - le collectionneur Barnes ne s'y est pas trompé -, et c'est avec une rare maîtrise que ce Pâtissier s'impose à nous, dans une évidente singularité, le visage torturé et comme étonné d'être parmi les événements du monde - Francis Bacon est déjà en puissance dans cette représentation -, la posture "royale", comme sur un trône, alors que la toque et la carrure des épaules disent la majesté du personnage, son surgissement de l'écume blanche de sa vêture; le tissu rouge, écarlate, serré dans les mains faisant déjà signe vers les écorchés zoomorphes dont, bientôt, l'Artiste fera des objets de prédilection. On sent la maîtrise, on sent l'irrépressible attirance vers le phénomène humain à mettre à jour par le médium de la peinture. Cette expression vibrante de la pâte, cette tension des couleurs jouant entre elles un combat immémorial - il y a de la corrida là-dedans, de la sombre dramaturgie, de l'affrontement thanatogène -; ces métamorphoses en voie de constitution (comme une condensation à l'extrême, dans la toile, des phénomènes vitaux qui traversent l'existence de l'homme); cette urgence à dire dans une violente sémantique l'expérience d'être-au-monde, tout cela ne joue pas dans les limites somme toute étroites de l'être-Soutine, mais bien dans l'immense perspective de l'être-Art dont nous, les hommes, sommes les dépositaires, à charge pour notre conscience de relier les fragments épars qui, depuis les ébauches pariétales des grottes jusqu'aux installations de l'art contemporain, dessinent pour nous la sublime quadrature de l'exister.

  Si Soutine est connu grâce à ses portraits à la touche inimitable, à ses maisons diluviennes; il l'est tout autant par son interprétation toute personnelle de la relation à la crucifixion animale, à la matière pourpre sortant de la vie, à son écoulement selon  de violentes désincarnations, comme si le Peintre, perforant muscles, viscères et boyaux voulait mettre à jour, dans une manière d'exactitude "médico-légale", sinon la matière dont le corps est constitué, du moins réaliser une radiographie de l'âme. La sienne, sans doute, l'âme du monde aussi car l'une ne saurait aller sans l'autre. Traverser la peau du réel comme un geste sacrificiel destiné au Dieu-Peinture, un exutoire afin d'être délivré de ses propres fantômes, de ceux qui assiègent l'humain de leurs songes mortifères. Peignant ceci qui dérange, met à nu les nervures par lesquelles la vie soutient son projet, revient à endosser les prérogatives du Démiurge. Démontant l'objet-chair, en explorant les structures de nerfs et de sang, mettant à jour les liaisons d'aponévroses, les tendons, les synapses, les connexions on devient, subitement, cette manière de chaman en possession de l'esprit de l'animal, pouvant ainsi le reconfigurer selon sa volonté et le remettre dans l'ordre du monde, celui que l'on aura choisi. Ceci est rien de moins qu'une psychanalyse charnelle où se rendent visibles, jusqu'en leurs fibres intimes, les infinis rouages de l'exister. Quête identique dont, en son temps, se rendait maître un Léonard de Vinci acharné à démonter jusqu'à l'absurde toute anatomie - fût-elle homme, cheval, oiseau -, afin d'être investi d'un pouvoir universel sur les choses.

 

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Soutine - Bœuf écorché - 1925.

***

 Bien évidemment, ce thème de l'animal comme introduction à un pathos humain, par simple métonymie, était déjà une figure de l'art bien avant les représentations de Soutine. Rembrandt, en 1655, proposait une vision identique d'un "Bœuf écorché", lequel émergeait du clair-obscur du Hollandais dans un ruissellement de lumière dorée. La forme, de Rembrandt à Soutine, était différente, mais nous pouvons faire l'hypothèse que le fond était le même : plonger dans le tréfonds de la psyché humaine, mettre à jour les archétypes qui flottent continûment en arrière-plan de la conscience. Donc, inscription de Soutine dans le mouvement général de l'art alors que certains ne souhaiteraient le cantonner qu'à une vision personnelle du monde. Peignant comme il le fait, avec une manière de hargne, de passion dévorante, projetant sur le subjectile ses amas de pâte sanguinolente, triturant la forme jusqu'à épuisement du sens, l'Artiste ne se contente pas de girer autour de son atelier de la rue du Mont-Saint-Gothard sans apercevoir le monde qui se dévoile au-delà. Le monde, il y est, situé en plein cœur, dans l'effervescence de l'art, depuis ses assises classiques jusqu'aux représentations et installations contemporaines, en passant par les remises en cause de l'art moderne.

  Évoquer Soutine, c'est convoquer, en même temps, l'expressionisme d'Égon Schiele, ses visions apocalyptiques du visage, des corps portés à la limite de leur figuration, comme la perte dans une possible déflagration. Évoquer Soutine, c'est se confronter aux visages et corps inquiétants brossés par Lucian Freud, genres de perditions géologiques, excroissances pierreuses à la limite des grotesques de la Renaissance. Évoquer Soutine, c'est surgir au milieu de l'atelier de Francis Bacon et faire droit aux tumultes et convulsions de l'épiphanie humaine dans son "inquiétante étrangeté"Évoquer Soutine, c'est débouler sur l'étrange scène métaphysique de "l'art corporel" incarné par les performances de Marina Abramović, c'est accepter de voir un corps - son propre corps ? - soumis aux assauts de la lacération, au supplice de la flagellation, aux morsures de la congélation. L'empan de l'œuvre de Soutine est donc vaste qui parcourt les assises de l'art selon des nervures hautement signifiantes. Ce que le Peintre met en jeu dans sa peinture convulsive, éruptive, n'est rien de moins que la dramaturgie qui traverse la condition humaine, depuis au moins le temps où elle sait qu'elle est cette condition, dont elle ne pourrait échapper qu'à l'aune d'un mortel nihilisme. Avec Chaïm, comme avecNietzsche nous savons que "Dieu est mort" : il ne reste plus que l'Art pour nous assurer de quelque"salut". Avec ceci, nous nous arrangerons !

 

  

 

 

  

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20 novembre 2013 3 20 /11 /novembre /2013 08:55

 

 

XXIII   La mer.

 

 

                    

   Ce matin la lumière est longue, la mer cendrée et la ligne d’horizon un fil invisible. Assise sur son rocher plat, Gemma attend. Il n’y a pas de bruit encore, comme si la clarté naissante avait enveloppé les choses d’un voile de silence. L’eau est lisse, infiniment, tendue d’un bord à l’autre de la crique et au-delà vers Blanuys, vers la côte d’Espagne. Parfois, sur la falaise, un bruissement d’ailes, un déplacement de rémiges et ça ressemble à la pluie lorsqu’elle touche la poussière de ses doigts fins et agiles. Parfois, vers la ville, l’aboiement d’un chien, la chute de capsules d’eucalyptus sur la terre. L’air est si léger, le temps si aérien que le corps de Gemma se confond avec la dalle de pierre.

  Gemma attend, comme un animal, l’oreille aux aguets. Et bientôt, venant du port, un glissement sur l’eau, de douces vagues semblables à des plis de sable, une étrave bleue, le triangle d’une voile blanche, un homme à la barre et son visage brille aux premiers rayons nés de la mer. Aujourd’hui, pour Gemma, c’est un grand jour. Pour Mostem aussi. Un jour de voyage le long de la côte dans la grande barque poussée par le vent de la terre. Jamais Gemma n’est montée sur un bateau, jamais elle n’a senti la mer glisser sous elle, à la façon d’un animal marin, jamais elle n’a vu la crique de loin. Maintenant elle est assise, face à Mostem, à ses yeux rieurs, à son visage entaillé de rides profondes.

  Le vent s’est levé et pousse devant lui de fines bulles d’écume. La voile, gonflée, tire le bateau vers le large, et l’horizon courbe recule toujours, vers l’eau profonde, de l’autre côté de la Terre. Au travers de la toile, sur toute la surface de son corps, sur son visage aussi, ses bras, ses mains, ses pieds nus, Gemma sent les battements du ciel, l’appui du grand dôme de lumière, sa réverbération sur l’immense plaque liquide, et elle est comme un poisson qui flotte entre deux eaux et ses yeux s’ouvrent, sa bouche, ses ouïes, tout la traverse d’un flux bienfaisant, sa peau revêtue d’écailles s’habille d’argent, elle se laisse couler dans les remous couleur d’émeraude, elle frôle les boules fluides des méduses, les cheveux noirs des algues, les milliers de bras des poulpes et des calmars, elle descend au fond des failles marines où l’eau est épaisse, glauque comme une vitre ancienne, jaune parfois, inquiétante, habitée de remuements étranges, de sons qui ne bruissent pas et alors, fouettant l’air de sa queue, elle remonte les courants, traverse la mince pellicule où miroite le ciel et le soleil fait briller les gouttes d’eau qui retombent en gerbes, comme un arc-en-ciel posé sur la crique lointaine, sur la falaise noire d’où les goélands s’élancent avec des cris aigus, lignes blanches qui s’ouvrent, se croisent, se fondent dans la mer, et parfois certains se laissent porter par le vent qui progresse avec la lumière, devient chaud, sec, gonflé de sable et il y a de grandes spirales qui montent plus haut que les nuages et les grands oiseaux blancs se peignent de brun, de beige, de gris, l’ivresse habite leurs forteresses de plumes, leurs yeux sont des globes mobiles aux prunelles très sombres, leurs becs se recourbent, leurs pattes se replient, serres acérées et ils planent longuement sur les volutes d’air blanc, brûlant, et Gemma est déjà parmi eux, regardant rouler sous ses ailes la montagne violette, les touffes d’herbe, les îlots des genêts, la grande Tour à l’ombre longue, les murs sombres du Fort.

  Les nappes d’air se dilatent et tout alors devient très haut et la Terre n’est plus qu’une boule parsemée d’étangs bleus, de plaques sombres, d’étendues vertes et l’on voit très loin, au-delà du cercle de l’horizon, des collines de sable à l’infini, des villages de terre blanche, des lits d’anciennes rivières où roulent les cailloux, des huttes de branchages, des signes d’argile peints sur des parois de pierre, des figurines de terre, des nuages noirs et lourds poussés par l’harmattan et la pluie qui frappe le sol et le brouillard qui enveloppe tout et une sorte de mer grise où tombe la lumière, un bateau bleu confondu avec l’eau, et l’on regagne la crique, sa profondeur bleutée, le mystère de sa grotte enfouie dans les plis de la roche et Mostem s’éloigne, silhouette à peine visible dans le jour qui décline et Gemma reste un instant à regarder le grand arc du ciel, la mer où tombent les étoiles, l’horizon infini derrière lequel dorment encore tant de choses secrètes.

 

 

 

 

 

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20 novembre 2013 3 20 /11 /novembre /2013 08:47

 

Silence.

 

 

*Les plus profondes pensées s'abreuvent au silence.  

 

*Le poème. Plus il est silencieux, plus il signifiera.

 

*Jamais de silence absolu. Sinon le règne unique de la folie.

 

*Jamais de silence en vous. Le corps parle toujours.

 

*Le silence est un mythe que détruit la mémoire.

 

*L'ellipse est approche du silence. Jamais son expression ultime.

 

*Le silence absolu est l'essence du Néant. Jamais une possibilité pour l'homme.

 

*Le silence n'est pas le contraire du bruit. Seulement sa condition de possibilité.

 

*Seul Dieu est silencieux. Seul Dieu est Néant.

 

*L'essence du langage est nomade. Le silence est sédentaire.

 

 

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19 novembre 2013 2 19 /11 /novembre /2013 09:08

 

Mondo ou l'illumination.

 

 moi

"Mondo" en Folio - Gallimard.

  

 

Début du livre.

 

  "Personne n'aurait pu dire d'où venait Mondo. Il était arrivé un jour, par hasard, ici dans notre ville, sans qu'on s'en aperçoive, et puis on s'était habitué à lui. C'était un garçon d'une dizaine d'années, avec un visage tout rond et tranquille, et de beaux yeux noirs un peu obliques. Mais c'était surtout ses cheveux qu'on remarquait, des cheveux brun cendré qui changeaient de couleur selon la lumière, et qui paraissaient presque gris à la tombée de la nuit. On ne savait rien de sa famille, ni de sa maison. peut-être qu'il n'en avait pas. Toujours, quand on ne s'y attendait pas, quand on ne pensait pas à lui, il apparaissait au coin d'une rue, près de la plage, ou sur la place du marché. Il marchait seul, l'air décidé, en regardant autour de lui. Il était habillé tous les jours de la même façon, un pantalon bleu en denim, des chaussures de tennis, et un T-shirt vert un peu trop grand pour lui."

                                                                                            Mondo - page 11.

                                                                                      

  Mondo est donc ce jeune garçon venu d'on ne sait où, éternel errant dans la ville anonyme, rêveur du bord de mer qu'il contemple longuement. Sa solitude, il la partage avec le monde dont il essaie de percer le chiffre au travers des phénomènes dont, constamment, ce dernier l'abreuve. Au hasard de ses pérégrinations, il fera la rencontre de personnages apparemment étranges, Giordan le Pêcheur; Dadi le Gitan; Le Cosaque; Thi Chin, l'étrange hôtesse de la Maison de la Lumière d'Or. Mondo  est en quête d'un ailleurs, d'une contrée merveilleuse où se ressourcer, contempler à l'écart des hommes, se retrouver lui-même, sans doute savoir qui il est. Chaque confluence avec les autres est l'occasion de poser une question récurrente, obsessionnelle : "Voulez-vous m'adopter ?". Ici, l'on comprendra que la demande d'adoption, loin d'être simplement la recherche d'un foyer, d'un lieu auquel s'identifier et trouver repos est une exigence de mettre à jour une essence bien plus fondamentale, de l'ordre d'une révélation, d'une métamorphose intérieure à opérer afin de s'assurer adéquatement de son être. Démarche ontologique s'il en est dont le nom de "Mondo" lui-même, issu du "mondô" japonais - rien n'est gratuit chez Le Clézio -, ouvre les portes d'un tout autre univers que celui de la vie mondaine ordinaire. Mais, pour bien comprendre, il faut préciser en quoi  consiste cette pratique d'origine bouddhiste :

  "Le mondô est le terme japonais par lequel est désigné un dialogue d'un type bien particulier dans l'enseignement du bouddhisme zen. Il vise à établir une communication entre le maître et le disciple en dehors de la logique intellectuelle, par-delà le sens commun des mots, et à vérifier si l'aspirant est effectivement parvenu au zen, c'est-à-dire à l'illumination grâce à laquelle l'univers se montre dans son unité, par un dépassement de la distinction entre le sujet et l'objet."

                  François Marotin commente Mondo et autres histoires - Folio pp. 36 - 37.

 

   Le "foyer " recherché est ici davantage à interpréter comme foyer de l'être et non seulement à titre d'entité hestiologique, laquelle assurerait, au centre de l'habitat, la présence chaleureuse de la flamme s'élevant dans l'âtre. Du reste, dès la lecture des premières lignes citées plus haut, le lecteur doit être alerté quant au fait de faire irruption dans une expérience hors du commun. Combien cet enfant est étrange, en effet ! D'abord le fait qu'il semble venu de nulle part, flottant quelque part dans l'éther, sans origine, sans attache terrestre. Comme un ovni, un extra-terrestre métaphysique dont l'aspect lui-même nous entraîne bien au-delà des conventions habituelles. Enfant sans âge vraiment bien établi - ses cheveux brun cendré en attestent -, sans temporalité repérable - la lumière le métamorphose constamment. Alors nous sommes conviés à une autre pensée, à une autre exigence de lecture. Tout, désormais, fera sens à l'aune d'un délaissement d'un cadre strictement matérialiste pour se porter vers de plus nécessaires sublimations. La spiritualité, l'exigeante philosophie zen sont là qui veillent. Nous n'aurons plus à nous égarer dans les ornières d'un constat banal de l'existence. Il y a mieux à saisir dès que l'intellection a été alertée de fondements à mettre à jour sur lesquels reposent les nervures de l'être. Il s'agit essentiellement d'une initiation à laquelle nous invite l'Auteur, dépassant ainsi le cadre traditionnel de la fiction attachée de près à la restitution d'un réel vraisemblable.

Premier extrait : 

  "Mondo aimait bien faire ceci : il s'asseyait sur la plage, les bras autour de ses genoux, et il regardait le soleil se lever. A quatre heures cinquante le ciel était pur et gris, avec seulement quelques nuages de vapeur au-dessus de la mer. Le soleil n'apparaissait pas tout de suite, mais Mondo sentait son arrivée, de l'autre côté de l'horizon, quand il montait lentement comme une flamme qui s'allume. Il y avait d'abord une auréole pâle qui élargissait sa tache dans l'air, et on sentait au fond de soi cette vibration bizarre qui faisait trembler l'horizon, comme s'il y avait un effort. Alors le disque apparaissait au-dessus de l'eau, jetait un faisceau de lumière droit dans les yeux, et la mer et la terre semblaient de la même couleur. Un instant après venaient les premières couleurs, les premières ombres. Mais les réverbères de la ville restaient allumés, avec leur lumière pâle et fatiguée, parce qu'on n'était pas très sûr que le jour commençait."

Commentaire : 

   Mondo, cet enfant de pure magie semble flotter au-dessus du réel avec une grâce toute naturelle. Sustentation dont chacun pourrait s'étonner mais dont le petit prodige semble s'accommoder sans même s'apercevoir qu'il s'agit d'un don extraordinaire. Comme une pure jouissance d'être et de se déployer dans la parution infinie du monde. Alors que les hommes dorment encore ou bien qu'ils dérivent à la limite de leurs rêves, Mondo lui, est face à la mer, dans l'attitude de la contemplation. Il sait l'événement qui ne tardera guère à surgir dont la conscience sera soudain emplie jusqu'à la limite extrême de l'exister. Car cette heure de l'aube est habitée de toutes les merveilles. Tout semble suspendu entre ciel et terre dans une tension qui ne se résoudra qu'à la mesure de la progression du jour. Ce que cherche l'enfant du fond de sa simplicité tellement accordée au rythme des éléments, c'est seulement de faire corps avec ce qui paraît et qui ne saurait recevoir de nom. Nommer, attribuer un quelconque prédicat et alors tout le merveilleux disparaîtrait dans les fibres serrées du réel, dans les mailles ténues des explications, dans l'aridité du concept et les insuffisants aveux des contingences ordinaires.

  C'est à une profonde méditation que l'intellect est soumis pendant que le corps s'en remet à une confiance illimitée au regard des choses de la nature. Fusion de l'objet-monde et du sujet-ressentant comme si une intimité les attachait, de l'ordre d'une appartenance réciproque. Mondo-Soleil-Mer-Lumière-Couleurs, le tout repris dans une matière d'unité originelle, avant même que l'assemblage en cosmos ne se dissipe en multiples fragments, en réalité plurielle, en infinité d'esquisses dont l'Existant ordinaire, abreuvé d'images, de sensations et d'occupations diverses ne parvient plus à faire la synthèse. Mondo est celui par qui l'éparpillement trouve à se recentrer, le multiple à s'unifier. Plus rien ne trouble alors puisqu'entre l'homme et ce qui l'accueille ne saurait s'instaurer de division. Le cadre du monde devient immédiatement lisible, directement interprétable sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir la raison, de poser des jugements, de faire appel à l'artifice séparateur des catégories. Tout signifie dans une même arche donatrice, tout se dévoile à la conscience de la même façon que le soleil monte au zénith dans un mouvement se suffisant à lui-même, auto-réalisateur, fondé dans sa seule appartenance au rythme cosmologique infini. L'homme n'est plus séparé, il vit de concert avec tout ce qui l'entoure, il fait alliance avec la nature, le ciel, la courbe bleue des eaux, l'étendue sans limite de la plage, le vol blanc du goéland et c'est pour cette raison que "la mer et la terre semblaient de la même couleur", car il n'y avait plus rien qui vînt s'interposer entre l'Existant et la conque qui depuis toujours l'abritait mais dont il n'avait perçu jusqu'alors que les résistances, les tensions, les lignes de fracture.

  Sans doute l'histoire de  Mondo n'est-elle qu'une fable cosmologique, une utopie surgie du pur éther, une fiction venue dire à l'homme la nécessaire harmonie dont il doit se sentir investi afin que son cheminement sur terre puisse recevoir l'empreinte d'un sens et non plus s'annoncer sous les stigmates de la faute, du péché, de l'incomplétude. Une simple disposition à être dans la simplicité tout comme les "Rêveries du promeneur solitaire" installaient Rousseau dans une inclination de l'âme à chercher dans le contact avec la nature une manière de ressourcement, dans celui avec l'eau une transparence apaisante, dans les rêveries et l'écriture une parfaite entente avec lui-même dans la réalisation d'un pur présent.

   Mais ce genre d'apaisement universel dont Mondo semble porteur trouve fatalement ses limites et bien vite la "morale" ordinaire, les réalités quotidiennes reprennent leurs droits et un jour, "la camionnette grise du Ciapacan" - Police, milice, forces du Destin ? -, avait surgi à l'improviste, embarquant Mondo et ses rêves dans le véhicule impérieux de la Nécessité. Personne ne devait plus revoir l'enfant doué de pouvoirs magiques. Les hommes, semble-t-il, ont peur de ces petits magiciens qui pourraient apporter, grâce à leur don de double vue, des connaissances à même de troubler l'ordre du monde.

 Deuxième extrait :

 "L'été allait commencer maintenant, et pourtant c'était comme s'il faisait froid. Tous, ici, dans notre ville, nous avons senti cela. les gens continuaient d'aller et venir, de vendre et d'acheter, les autos continuaient à rouler dans les rues et les avenues, en faisant beaucoup de bruit avec leur moteur et leur klaxon. De temps en temps, dans le ciel bleu, un avion passait en laissant derrière lui un long sillage blanc. Les mendiants continuaient à mendier, dans les coins de murs, à la porte de la mairie et des églises. Mais ce n'était plus pareil. C'était comme s'il y avait un nuage invisible qui recouvrait la terre, qui empêchait la lumière d'arriver tout entière."

Commentaire : 

 Le froid a envahi l'âme des habitants de la ville. C'est comme après un cyclone ou bien une tornade, tout semble figé dans une sourde densité, dans la glu étroite de l'incompréhension. Le Petit Magicien s'en est allé et, avec lui, les rêves de liberté et les images de féerie dont les hommes avaient été habités un instant. La grâce est de telle nature qu'on n'en estime la valeur qu'à l'aune de sa disparition. Maintenant tout reprendra sa place dans la longue caravane des habitudes, tout reposera sur le lit d'un paupérisation existentielle, tout se recouvrira des cendres de l'aporie. Le "nuage invisible" qui recouvre la terre n'est autre que celui de l'incurie des hommes, lesquels abreuvés d'une réalité au plus près du corps n'ont su apercevoir les prodiges de la lumière, cette métaphore indépassable des clartés de la conscience, des pouvoirs infinis de l'esprit, des inclinations de l'âme à se dépasser toujours en direction du souverain Bien, ce Soleil qui n'habite la voûte céleste qu'à la condition qu'on consente à porter le regard au-devant de lui, au sein même de ce qui apparaît comme signification ultime, indépassable. C'est sans doute à cette vision platonicienne de la nouvelle que le lecteur doit s'accorder s'il veut percevoir adéquatement l'essentialité de la parole que Le Clézio confère à Mondo, ce petit prodige sans lequel l'existence ne serait qu'une coquille vide où ne résonnerait que le silence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 novembre 2013 2 19 /11 /novembre /2013 09:02

 

XXII  Blanuys.

 

 

   

  Le jour est levé au dessus de la mer et le ciel est un mur clair que sternes et goélands sillonnent en tous sens, poussant leurs cris aigus jusqu’au fond de la grotte. Gemma s’éveille, ouvre ses yeux à la clarté. Elle sort de sa bouche d’ombre, s’assoit sur un rocher qui regarde la mer. Elle observe le miroitement des vagues, leurs plis d’écume, le glissement des bulles sur les graviers lissés par la houle. Puis, sans manger, elle part sur la grève, vers le sud, en direction de Blanuys. Elle avance pieds nus sur les rochers usés, évitant les troncs déchiquetés, les échardes des planches, les épaves des bateaux rongés par la tempête. Soudain le vent a tourné, venant du haut de la falaise, chargé d’odeurs musquées, portant avec lui les rumeurs de la ville. On aperçoit bientôt les premières maisons, la plage courbe, le port où flottent les bateaux à la coque de bois.

  Gemma s’engage sur le ponton, à la recherche de Mostem. Elle voudrait, encore une fois, monter sur son embarcation, écouter les histoires qui parlent de la mer, des longs filets où brillent les poissons d’argent, du marché, de la fabrique qui entrepose les anchois dans de grands fûts remplis de sel ; elle voudrait aussi parler du pays lointain, de l’autre côté de la Terre, de ses maisons d’argile, des collines de sable, des caravanes de chameaux, des palmiers bercés par le vent. Mais Mostem n’est pas là. Il ne reste, sur le petit embarcadère, qu’un anneau rouillé, un morceau de chanvre usé, un vieux pneu collé au môle de pierre. Alors Gemma, fascinée par les remous de la ville, ses rumeurs, ses allées et venues s’engage dans les ruelles que le soleil partage entre ombre et lumière.

  Les passants, rares à cette heure matinale, sont de lentes silhouettes qui se fondent dans l’air à peine déplissé. Elle remonte d’abord l’avenue du bord de mer, franchit le pont qui enjambe la Sioule, grimpe l’escarpement vers Castell Béar. Elle découvre la longue façade du Musée, son alignement régulier de fenêtres, son grand toit de tuiles rouges posé contre le ciel. Près du guichet, une file de visiteurs. Gemma s’y mêle avec la souplesse de l’algue, la discrétion d’une étoile de mer. Les salles sont grandes, fraîches, nimbées d’une lumière verte, presque phosphorescente, si semblables à son abri qu’elle avance tout naturellement au milieu des parois de verre comme elle le fait, tous les jours, dans le goulet étroit de sa grotte. Elle emplit ses yeux du flottement des buissons d’algues, du rayonnement vert des ombelles de mer, du soleil des éponges ; elle s’étonne des poulpes aux yeux globuleux, du ballet de leurs tentacules, de leur jet d’encre qui mêle l’eau à la nuit ; elle rit de la maladresse du bernard-l’hermite, du long bec de la raie aigle, du museau aplati de la murène, de son corps de serpent maladroit. Plus loin elle voyage entre les bouches en corolle des oursins, les éventails de corail puis elle décide de quitter tout ce monde des abysses, de remonter à l’air libre, là où la vue est sans limite.

  Elle redescend vers le port. Maintenant des touristes déambulent sur le rivage, vêtus de couleurs claires, leurs visages pareils à de la glaise, accompagnés d’enfants qui glapissent aussi fort que les goélands. Enfin la place entourée de cafés, sous l’ombre dense des platanes, les terrasses remplies de paroles, de mouvements, agitées comme des ruches. Beaucoup de gens de Blanuys autour des tables. Des habitués, de vieux pêcheurs, des commerçants, des retraités qui surveillent la ligne d’horizon avec ses cargos blancs qui avancent avec la lenteur des baleines, l’anse de schiste gris où Dolphy le dauphin fait parfois une apparition soudaine puis repart vers le large.   

  Gemma s’assoit sur un banc près des auvents de toile, écoute le bruit des conversations, la rumeur des étourneaux dans la tête drue des platanes, surveille la course des serveurs, attentive au martèlement de milliers de pieds sur les dalles du sol, et c’est pour elle comme une ivresse qui la saisit, gire autour de sa tête, inonde son corps, ses membres à la façon d’une douce ambroisie. Elle flotte dans l’air, tout entourée du ressac de la foule qu’elle perçoit au travers d’un brouillard. Sa tête vogue parmi les nuages, tout près du sémaphore d’Albère qui surveille la côte de son œil de cyclope. Les gens sont si près, si loin à la fois, abrités dans des aquariums, derrière de lourdes parois de verre et leurs yeux sont des porcelaines où s’abîme la lumière, leur sclérotique dure, semblable à celle des aveugles.

  Gemma, ils ne la voient pas vraiment, tellement sa silhouette est menue, naturelle, confondue avec les choses. Elle pourrait aussi bien être le banc lui-même, le rocher qui porte le mémorial avec ses armoiries de bronze, la jetée de pierre qui plonge dans la mer. Elle est invisible, elle ressemble au vent de la terre, au sable, à la fumée grise qui monte du cercle des tables. Elle est seulement une trace, une empreinte, une bulle que l’air traverse. Elle est heureuse de cela, de ce regard de myope qu’elle porte sur le monde, de cette distance qui la met à l’abri du pouvoir, de la vindicte, de la haine des hommes. Une brise imprégnée de lavande et de thym coule des collines, se répand dans le dédale des rues, se perd dans l’écume marine. Il fait si doux. La musique qui vient des terrasses est si belle. Gemma n’est plus qu’une respiration sur le banc de pierre, une poitrine à peine soulevée, un repos sans fin.

  Le jour décline. Bientôt il fera nuit. Les réverbères s’allumeront sur le front de mer, projetant leur hampe de fer dans l’eau profonde et noire. Quelques lamparos au large troueront l’obscurité de leurs halos mobiles et vacillants, attirant des nuées de poissons pareils à des étincelles. On repliera les parasols ; les voitures éteindront leurs phares ; les hommes et les femmes rentreront chez eux, l’écho de leurs talons les suivant comme des ombres indiscrètes. Le croissant de la lune découpera dans le ciel sa forme de faucille. Les rochers des Elmes émergeront de l’ombre, comme des cachalots sortant de l’écume. La clarté sera faible, juste une pluie de flocons. Il sera temps pour Gemma de regagner son territoire parmi les taches blanches du guano, les empilements de bois flottés semblables à des os, le lisse des galets usés par la mer. Quelque part, dans le creux des rochers, la plainte longue d’une dame-blanche. Dans quelques heures le ciel pâlira. La grotte ne sera plus qu’une faible respiration, un clapotis à peine perceptible dans l’attente du jour.

 

 

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19 novembre 2013 2 19 /11 /novembre /2013 08:50

 

Silence.

 

 

*Silence infini : reconnaissance de notre condition mortelle.

 

*Silence avec les Autres, jamais avec soi-même.

 

*Seulement dans le silence peut surgir la vérité.

 

*Le silence : espace de liberté.

 

*Seul le langage est secret, le silence est bavard.

 

*L'œuvre d'art ne convoque le silence que pour mieux ouvrir la parole intérieure.

 

*Le silence n'est pas absence de mots; il est retournement méditatif du langage.

 

*On vous agresse par la parole ? Opposez donc la paroi énigmatique du silence.

 

*Le silence a plus de possibilités de sens que le langage : virtualité infinie du vide.

 

*Tout silence est langage. Mourant, un insecte ne profère pas de cri.

 

 

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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 10:03

 

Plaidoyer pour une "Alchimie textuelle."

 

 

[ Ce texte est un  prologue destiné à  préciser quelques choix  d'écriture concernant mes articles figurant sous l'intitulé "Alchimie Textuelle". Ce texte est long, mais sa césure n'aurait guère eu de justification que de se conformer à une lecture rapide, laquelle aurait évacué nombre de significations qui seraient restées latentes. ]

  

 Le plus souvent, le langage nous affecte à la manière d'un simple ris de vent, d'un caprice météorologique passager ou d'un accident survenant en quelque coin de la planète sans que nous en percevions l'immédiate portée. Mais le langage n'est rien de "naturel" et l'on se fourvoierait à le considérer  semblable à la feuille, à l'objet domestique ou bien à une chose banale surgissant à tout instant dans le cadre de notre inépuisable vision du monde. Le langage est unique en ce sens qu'il définit l'émergence même de la condition humaine parmi les errements de l'histoire terrestre. Ôter le langage c'est soustraire à  l'homme ce qui l'amène à transcender ce qui croît, git et meurt chaque jour sans que nous en prenions vraiment acte : tous les menus événements qui parsèment l'existence et se dissolvent aussi vite qu'apparus.

  Le tremplin de la conscience ne s'anime que des phrases, des mots, des énonciations qui peuplent les bouches prolixes et créatrices. Nommer les choses consiste à les  amener dans la présence, à les signaler comme pourvues de sens, à les faire s'inscrire dans un horizon  de possibilité dont elles auraient été privées si, d'aventure, la machine à articuler anthropologique ne leur avait donné vie. Seulement le langage est immergé dans une totalité dont, souvent, il ne s'exhausse qu'avec peine, à savoir la complexité constituée par le triple registre du réel, du symbolique, de l'imaginaire. Bien des mots prononcés ou écrits, bien des signes divers finissent par se fondre dans un maelstrom de sons, d'images, de bavardages multiples aussi bien qu'hasardeux. Sans doute la marche du monde est-elle ainsi faite que son niveau de complexité croissant sans cesse, les hommes finissent par exister dans un bruit de fond assourdissant à défaut d'en percevoir ce qui, par essence, les constitue et les détermine, cette parole à nulle autre pareille que nous devons prendre en charge afin qu'elle puisse être reconduite à ses fondements : permettre l'éclosion des significations et leur déploiement.

  Parfois, abusivement, l'on parle du "langage des abeilles", de celui des arbres ou bien de l'eau. Mais, ici, il faut bien évidemment replacer ces assertions dans le cadre d'une efficacité métaphorique qui ne fait sens que pour rendre palpable un phénomène "naturel", lequel, sans cette médiation, passerait inaperçu. Le langage humain se perçoit dans un empan d'une autre nature, aussi bien quantitativement que qualitativement. C'est lui, le langage humain, qui donne naissance à l'Histoire, à l'Art, à la Culture. Car comment se questionner à leur sujet en l'absence d'une fonction symbolique, non seulement chargée de rendre compte de ces universaux, mais d'en assurer l'apparition, puis la continuité, puis l'expansion. L'œuvre de Léonard de Vinci serait-elle parvenue jusqu'à nous, hommes contemporains, si le langage, l'imprimerie, les livres, la communication verbale avaient déserté les chemins de la civilisation ? Et pourrait-on davantage rendre compte du génie de Picasso, des métamorphoses que le cubisme fit surgir sur la scène de l'art moderne si nos langues étaient soudées à nos palais dans une confondante mutité ? Nous ne pourrions même pas décliner notre propre identité et deviendrions semblables au cheminement incertain et oublieux du crabe déambulant parmi les entrelacs racinaires de la mangrove.

  Mais le constat en forme d'hébétude et d'impuissance qui consiste à se lamenter sur la perte de ce qu'il est convenu de nommer les "valeurs" n'aurait guère plus d'effet que de prêcher, comme Simon, dans le désert. Parler, nous le pouvons toujours. Ecrire, nous le savons aussi. Proférer quelque anathème sur la société, nous nous y employons souvent  mais, pour autant, ces nobles occupations suffisent-elles, d'abord à nous réjouir, ensuite à nous rendre conscients que le langage est un bien précieux, irremplaçable, essentiel ? Faire vivre le langage consiste certainement à user de l'art de la dialectique comme les antiques Grecs, à user de la langue de Racine, à s'inféoder aux sublimes écrits des Lumières, à lire Proust et Giono et plein d'autres merveilleux écrivains.

  Mais il est d'autres formes d'apparition, notamment de l'écrit, plus rares, moins aisément perceptibles, sans doute étranges, cryptées, nécessitant un décodage, ou, à tout le moins une affinité avec des formulations abstraites, parfois ésotériques, alambiquées, ou au contraire ascétiques, géométriques, minimalistes, elliptiques, flamboyantes, allusives, itératives, métaphoriques, semées de néologismes, syntaxiquement chaotiques, lexicalement sophistiquées, étonnantes et subversives, impertinentes et recherchées, toxiques et vénéneuses, arides et désolées pareillement aux surfaces érodées des mesas, luxuriantes comme des oasis dans la touffeur saharienne, plantées dans le limon souple ou bien telluriques, volcaniques, sulfureuses, jaillissantes, fusantes, faisant leurs gerbes"d'aérolithes mentaux" pour paraphraser la folie d'en-haut, celle de l'inimitable Antonin Artaud, celle du très fantastique Lautréamont.

  Le lecteur l'aura perçu, cette littératurecette écritureces signes que nous appelons de nos vœux n'auront pour unique aventure que de  concourir à la sublime métamorphose, laquelle s'appuyant sur les ressources inépuisables du langage, en fera éclater la bogue, livrant au plus près ce merveilleux corail dont nos langues désirantes et irrévérencieuses feront leurs délices avant même que son épuisement n'ait lieu.

  Ecrivant ou tâchant de s'y atteler, il s'agira dès lors, le plus possible, de donner libre cours à ce que l'imaginaire pourrait rencontrer si, d'aventure, plus aucune attache ne le fixait à la quadrature du réel, si, soudain, toute topographie contraignante et terrestre se dissolvait dans l'éther, si les mots assurés de liberté et de plénitude pouvaient déployer leurs étincelantes oriflammes par-delà toute rationalité, bien au-delà de toute logique. Une manière de dire quasiment autistique dont le déploiement serait à lui-même sa propre finalité.

  Etrangeté de ce qui annonce son épiphanie pareillement à une mystérieuse cryptologie. Langage racinaire, entrelacs confus, emmêlements pareils aux luxuriances des sombres forêts pluviales. Enonciations issues de catacombes complexes, lexique taillé dans la gemme opaque des incertitudes, phrasé tantôt syncopé, tel un scalpel ; tantôt longue période semblant se suffire de sa propre persistance à être.

  Beaucoup s'étonneront de ces curiosités langagières, de ces fantaisies glacées évoquant les arêtes des bleus icebergs ou bien l'aridité ferrugineuse des sables désertiques. Le langage en tant que langage, la phrase pour la phrase, le mot pour le mot. Pas d'autre justification que ce pur métabolisme montrant ses rouages, ses cliquetis, ses précisions horlogères, ses mécanismes à l'enchaînement précis et clinique, au rythme obsessionnel. Le dedans-du-langage retournant sa peau afin de se mettre à nu, pour que  se livrent à nous quelques esquisses qui pourraient bien un jour s'actualiser si l'homme, de plus en plus homme, enfin en conformité avec son essence, décidait de se confondre avec cela qui le constitue bien au-delà de toute autre réalité, à savoir de coïncider avec  sa parole, intime, secrète, effervescente, taillée dans le pur saphir.

  Alors, si ceci advenait, en dehors de toute fiction fantastique, à l'abri des tours de passe-passe, des éblouissements et pirouettes des prestidigitateurs de tous ordres, nous connaîtrions ce que la vérité veut dire car nous serions projetés dans les limites mêmes de notre propre entendement, là où surgit la lumière - le langage n'est que cela, n'est-ce pas, un pur jaillissement, un éblouissement de photons, une radicalisation du regard, l'ouverture à la magnifique et étincelante mydriase, c'est-à-dire le saut dans la conscience, la disposition à la lucidité, la parution dans la clairière à partir de laquelle le monde serait définitivement intelligent, clair, lisible, non réductible à ses évanescentes apparitions, si proche des merveilleuses Idées platoniciennes que nous serions comme des enfants comblés, les yeux plein de présents, les mains ouvertes sur le vaste univers - donc nous serions là où, toujours, notre humaine condition aurait dû nous reconduire si nous n'avions été abusés par tous les faux-semblants dont nous sommes, à notre corps consentants, les sublimes et dociles révélateurs.

  Sans doute un tel appel vers un langage assurant, de son intérieur, son ultime assomption vers ce qu'aucune bouche, jamais ne pourrait proférer, résulte-t-il à tout le moins d'un vœu inatteignable, d'une luxuriante utopie, à moins qu'il ne s'agisse simplement de l'excroissance d'une pathologie faisant ses coruscantes ramifications à bas bruit, bien au-dessous de ce que toute conscience éclairée laisserait se manifester. Et pourtant, tous, lecteurs autant qu'auteurs, dissimulons en quelque coin secret - et souhaitant le demeurer -, de tels désirs, selon lesquels la parole emplirait d'elle-même la vacuité dont, consciemment ou non, nous sommes habités jusqu'en une prolixe déraison, jusqu'en une absurdité dont même le néant lui-même ne suffirait pas à rendre compte du fond de son absoluité. 

  Est-ce parce que nous sommes des hommes ordinaires, aveuglés par la quotidienneté, usés par le recours aux lieux communs, que nous finissons toujours par renoncer ? Est-ce par l'effet d'une paresse, d'une incurie ?  Est-ce, tout simplement, parce qu'à l'aventure, nous préférons le confort du poème et de ses rimes, la justesse existentielle de la fable, la fiction rassurante du roman, l'espace circonscrit dela nouvelle, le libre cours de l'argumentation, les réfutations rassurantes de la dialectique ? Ou bien ces rives nous seraient-elles interdites, ou simplement inatteignables, hors de portée, réservées au seul empan du génie ? Et quand bien même le génie se vouerait à cette tâche consistant à faire voler en éclats les pépins carminés de la grenade langagière, ne serait-il pas, par sa condition même, le seul à s'y retrouver avec ce qui, souvent, tutoie la folie parce qu'incompréhensible ?

  Faut-il accepter une part d'aliénation, jouer avec le feu, communiquer avec les esprits pareillement au chaman, comploter avec le diable, vendre son âme à Méphistophélès lui-même ? Ou bien, plus simplement, faut-il demeurer en soi et y chercher ce qui, dissimulé sous les apparences, pourrait s'actualiser selon une mince dramaturgie dont nous serions témoins et acteurs ?  Mais ici il nous faut rétrocéder vers un horizon plus étroit, et essayer de nous livrer à une simple alchimie, à une manipulation comme en font les tout jeunes enfants lorsqu'ils jouent avec leur babil ou bien quand, par isolement, fantaisie ou ennui, ils se livrent, dans l'étroitesse de leur chambre à des manières de pullulations langagières, d'infinis soliloques dont eux-mêmes seraient en peine d'exhiber les significations. Mais parfois, l'exercice cent fois renouvelé trouve-t-il sa raison d'être à seulement assurer sa poursuite.

  Donc, ceux qui s'aventureront dans les arcanes de ces "Alchimies textuelles" auront à y apporter leur propre matériau. Le moyen le plus sûr de résister aux miroitements de l'écriture et de s'y retrouver avec ce qui, le plus souvent, nous habite de l'intérieur, avant même que le monde appose sur le palimpseste que nous sommes son chiffre indélébile.

 

   

 

 

 

    

 

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