Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
11 décembre 2024 3 11 /12 /décembre /2024 18:13
Du moi-concept au moi-intime

Sur le livre de Marie-Paule Farina

« Descartes, sur la foi d’un rêve »

 

***

 

   4° de couverture

 

   « Il y a quatre siècles, en affirmant que tous les êtres humains avaient le pouvoir de distinguer le vrai du faux, Descartes offrait à chacun d’entre nous, non un modèle à suivre, mais le récit d’un trajet, le sien, vers plus de vérité, et donc, plus de liberté.

   C’est ce parcours surprenant que cet ouvrage présente, en amitié pour un homme généreux dont la vie et les combats, trop souvent éclipsés par ses commentateurs, restent nécessaires à la compréhension de notre modernité. »

 

   Biographie de l’Auteur

 

   « Spécialiste de Sade, la philosophe Marie-Paule FARINA porte une attention revigorante aux parcours créatifs d‘écrivains aussi différents que Sade, Flaubert, Rousseau et aujourd’hui Descartes. Elle a publié des monographies de ces auteurs dans la collection “Éthiques de la création” (Le rire de Sade, pour une sadothérapie joyeuse ; Flaubert, les luxures de plume ; Rousseau, un ours dans le salon des Lumières). »

 

*

 

   Nul n’écrit au hasard de soi, comme si, écrire, était une tâche contingente parmi d’autres, comme si, tremper sa plume dans l’encre se donnait pour identique au geste de tremper son biscuit dans la tasse de thé. Allusion, ici, à la célèbre « madeleine » de Proust. Écrivant « La Recherche », Proust donnait l’impression que son Narrateur (lui-même) ne se plaisait guère qu’à puiser son écriture dans le breuvage amoureusement préparé par sa Tante Léonie. Et il en est bien ainsi, l’écriture de Proust, en son entièreté, sortait directement de « son » réel d’autrefois, de Balbec, de Paris, de Venise, de Combray, je veux dire de sa géographie intime. Son Moi-conceptuel s’alimentait à son Moi-intime, aux événements singuliers qui en avaient tracé l’aventure unique. On n’écrit jamais que pour soi, en soi, on n’est que le Narrateur de son propre soi. C’est toujours son ipséité qui est en question et chacun comprendra aisément que le texte d’un écrivain n’est nullement substituable à un autre. Ce que je veux dire par-là, c’est que tout geste d’écriture part du Sujet écrivant, se charge d’un pollen extérieur et revient dans sa propre ruche, là où le nectar sera ce nectar-ci et nullement ce nectar-là. Cette métaphore veut simplement montrer la chose suivante : on n’écrit que les contours de son propre monde, on ne fait jamais que girer autour de son propre ego, et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ?

   « Toute conscience est conscience de quelque chose », énonce la phénoménologie, à commencer par la conscience de soi. Mais revenons un instant à Proust. En conséquence de ceci même qui vient d’être énoncé, une marine d’Elstir est SA propre marine, un septuor de Vinteuil est SON septuor, les pavés de l’Hôtel de Guermantes sont SES pavés, ce qui fait signe, bien entendu, en direction de cette indépassable subjectivité, de cet égotisme tenant la plume de l’Écrivain. Toutes les entreprises contemporaines de déconstruction du moi sont, par avance, vouées à l’échec. Ce « JE » qui résiste à l’épreuve du Doute, ce JE qui constitue le point focal de la philosophie de Descartes, ce JE dont tout procède, surtout la raison, et aussi bien le sentiment, qui donc pourrait l’évincer au motif que, sur lui, prospèrent l’égoïsme et quelques vices bien trempés des Hommes et des Femmes ?

   Et pour faire écho à ceci, si le septuor du Narrateur, est bien SON septuor, Le « Rousseau », le « Sade », le « Descartes » de Marie-Paule Farina sont, respectivement, SON Rousseau, SON Sade, SON Descartes et ceci est tout à fait remarquable. Pratiquant, dans le réel du passé, une parenthèse, une manière d’épochê, l’Auteur s’approprie ces autres Auteurs, les façonne à son image, projette sur eux quelques unes des affinités qui lui sont propres. Å l’évidence, le Rousseau que je rencontre, que je me plais à aimer est le Mien, nullement celui dont, vous Lectrice, vous Lecteur, vous plaisez à tracer l’original liseré.  Ce genre d’appropriation du Sujet à traiter est la seule possible si l’on veut faire venir à soi l’épiphanie de ces Invisibles, selon leur propre vérité qui, momentanément, est la nôtre tout le temps que durera l’examen de leur singularité. Ceci est d’autant plus remarquable que Marie-Paule Farina dresse de ces hautes figures des esquisses plus qu’attachantes, une manière d’authenticité fictionnelle qui ne peut qu’emporter notre adhésion.  Les portraits, toujours infiniment singuliers, trahissent une tendresse de l’Auteur, une considération toute de sympathie tissée ; une passion, je crois, pour ces « héros » ordinaires, on s’en rendra compte à la lecture de ces ouvrages généreux, toujours très documentés sur le plan biographique, historique, philosophique.

   Mais le temps est maintenant venu de nous pencher sur la vie de cet insolite créateur d’une res cogitans certes historiquement située mais dont les effets se font sentir jusqu’en nos contemporaines latitudes. De manière sans doute arbitraire, bien qu’un lien logique les réunisse à mon sens, Descartes sera envisagé sous les traits d’une figure à la Janus : une face orientée vers le Moi-concept et la raison, l’autre face inclinant vers le Moi-intime et la passion. Car c’est bien une force de ce bel ouvrage que d’entrelacer, en une sorte de chiasme, le concept et l’intime, la raison et la passion. Certes, le nom de Descartes et la notion de cartésianisme qui y est attachée, orientent le regard vers la seule raison, la déduction logique, les architectures de l’entendement.  Or ici, et ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre, c’est une esquisse totalement humaine, empreinte de sensibilité et même de fragilité qui se dégage au fil des pages. Si bien que cet ouvrage, qui se lit tel un roman, mais avec la rigueur de l’analyse philosophique, présente des facettes capables, tout à la fois, de séduire le lecteur érudit et, aussi bien, celui, celle qui, en quête des secrets d’une existence, voyeurisme exclus cependant, souhaitent se lier d’amitié au travers du temps et de l’espace avec cette figure si séduisante.  

    

   Trois occurrences où le Moi-concept est le point focal d’où tout part, où tout revient :

 

   « … contrairement à Rousseau affichant dès le Début des Confessions sa certitude […] de former « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur » ce petit texte, où Descartes expose le chemin qui a été le sien, constitue, aujourd’hui encore, un objet totalement singulier, la première et dernière autobiographie spirituelle d’un philosophe choisissant de parler de métaphysique à ses contemporains comme on mène une conversation en tisonnant son feu et en parlant de soi. »

   Å l’évidence, Marie-Paule Farina nous introduit de manière originale, avec le seul lexique qui convient, au cœur même de la problématique cartésienne aussi osée qu’imprévisible. Il est émouvant, en même temps que provocant et hautement iconoclaste, non seulement de parler de soi, mais d’en faire la matière d’une autobiographie, « spirituelle » de surcroît. Et comment ne pas être étonnés, et ravis à la fois, d’entendre la métaphysique, cette science entièrement hypothétique, dans le flux d’une simple « conversation », tout comme l’on attiserait songeusement des brandons au bout desquels, en réalité, le Moi et le Moi seul rougeoierait, tout comme l’Amant le ferait, déflorant son Aimée.  

 

   « Mais quand bien même je dormirais, tout ce qui se présente à mon esprit avec évidence est absolument véritable. » Cette certitude ne s’affirme ainsi […], qu’au terme de la troisième Méditation.

     « Je fermerai maintenant les yeux […] et ainsi m’entretenant seulement de moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. »

   Et ici, au risque d’étonner Lecteurs et Lectrices, c’est sans doute la métaphore de la défloration (cette ouverture aux émois du Moi adverse, un Moi tout de même !), qu’il convient de prolonger un peu. S’entretenir de soi-même, considérer son intérieur, ceci ne fleure-t-il bon la complaisance à soi et, plus même peut-être, la poursuite d’une activité qui, dans le creux du sommeil (« je dormirais »), pourrait confiner à quelque onanisme mental à ne guère livrer aux quolibets des places publiques et aux conversations feutrées des salons et autres boudoirs ? Il faut bien reconnaître que le style cartésien atteint en ce domaine une naïveté toute feinte dont Descartes lui-même, devait rire sous cape.

 

   « Ce qui fait que je suis ce que je suis […] c’est le fait que je pense et découvre en moi le pouvoir de dire non à tout ce qui m’enracine, m’attache, me définit de l’extérieur et finalement me limite à être ceci ou cela. […] « Philosopher comme si personne ne l’avait encore fait » et vider mon esprit de tout ce que j’ai pensé, de tout ce qui a été pensé avant moi, voilà ce que dit Descartes et, le lisant, nous entendons sa voix, cette démarche de doute en doute nous l’effectuons avec lui « jusqu’à ce Moi le plus pur, le moins personnel, qui doit être le même en tous, et l’universel en chacun. »

   « Le pouvoir de dire non », autrement dit le postulat d’une liberté infinie dont le Moi serait le foyer incandescent dès l’instant où, se révélant à soi telle l’exception qu’il est, c’est son illimitation même qui se montre et bourgeonne à l’infini. Puis vient le très étonnant « comme si personne », ceci posant la position originaire de ce Moi aux virtualités inépuisables, incommensurables. Et comment ne pas être transis jusqu’en ses propres fondements face à cette belle et unique énonciation « jusqu’à ce Moi le plus pur » ? Comment, face au surgissement imprévu de ce prodigieux solipsisme, ne pas envisager encore d’autres développements, une manière d’ivresse quant aux nouvelles possibilités de l’entendement humain, de sa puissance conceptuelle, du tremplin illimité qu’il offre dans la conquête de l’universel alors que le particulier est si étroit, si gêné aux entournures, tellement producteur de contraintes et d’échecs ? Révolution copernicienne s’il en est que la position de ce Moi qui foule aux pieds toutes les déterminations antérieures des facultés humaines.

   Et comment ne pas percevoir, dans ce Moi, l’extraordinaire fécondité qu’il contient en germe, dont Edmond Husserl tirera toutes les conséquences théoriques dans ses célèbres « Méditations cartésiennes » jusqu’aux pensées crépusculaires de la « Krisis ». Mais ici, il faut laisser la parole au Fondateur de l’admirable phénoménologie, sans doute le courant le plus novateur de la philosophie des XX° et XXI° siècles dans ses riches « Méditations » :  

   « Ce je et sa vie de je qui persistent nécessairement pour moi grâce à cette epokhế ne sont pas une partie du monde – et dire : « Je suis, ego cogito », cela ne veut plus dire : « Je suis en tant que cet homme-ci. » […] Par l’epokhế phénoménologique, je réduis le je humain naturel qui est le mien, ainsi que ma vie psychique – domaine de ma propre expérience psychologique – à mon je phénoménologique transcendantal, domaine de l’expérience phénoménologique transcendantale de soi. »

   Ce Moi que Descartes le premier a exhumé des cendres de la métaphysique, il demande un essor qui le conduise quasiment à l’illimitation d’un absolu ou, à tout le moins, sur les fonts d’un Idéalisme Transcendantal. Car l’étant est encore transi de doute au regard de ses attaches mondaines, de ses racines qui plongent dans le sol empirique, confus, tellurique. Mais quelle « chose », donc, peut s’abstraire à ce point de ses adhérences, de ses liens, se libérer de ses « fers » pour employer le lexique de Rousseau, se situer totalement hors doute, si ce n’est le pur ego de ses cogitationes, le Je du « je pense » ? Ce que Claude Romano définit par la formule synthétique suivante dans son beau livre « Au cœur de la raison, la phénoménologie » :

   « Å l’ego psychologique (l’âme) et à l’ego comme composé psycho-physique (« l’ego-homme »), qui sont tous les deux des réalités du monde, s’oppose désormais un ego transcendantal qui n’est ni dans le monde ni du monde, mais en forme l’origine constituante. »

   Ce que Martin Heidegger précisera selon la formule « indubitable » : « Il faut partir d’ailleurs que de l’ego cogito. »   « Questions IV »

   

   Cette parenthèse théorique refermée, il nous reste maintenant à labourer avec délices le sol de ce Moi-intime sans lequel notre approche demeurerait telle la branche dépouillée hivernale, une ombre d’elle-même. C’est du vivant, du concret, de l’intime,  du passionnel, du simple à portée de la main dont il nous faut faire l’épreuve amicale, portant Descartes auprès de nous, nous-même en « son poêle », comme lui en son Moi, deux consciences ouvertes à la beauté du Monde car la mesure mondaine, nous n’en doutons guère, est celle dont, chaque heure qui passe, nous pouvons faire l’expérience, certes heureuse ou malheureuse mais nul ne peut échapper à son destin si, du moins, notre narration personnelle est sa mise en musique.

 

   Quelques occurrences où le Moi-intime se donne en tant que « l’humain plus qu’humain »

 

   Et ici, puisque nous avons transgressé la bonne règle, les convenances, puisque nous avons eu l’effronterie d’apercevoir, sous la cuirasse du Philosophe, un peu de sa chair nue (sous la figure prosaïque de la « défloration », de « l’onanisme »), il convient que nous nous interrogions sur la dimension humaine, simplement humaine de cette haute Figure qui, elle aussi, connaît les vicissitudes de l’envie, les feux du désir, les affres, parfois, du lourd cheminement terrestre. Si Emmanuel Kant (tout comme Descartes d’ailleurs, Auteur du « Discours de la Méthode ») si donc le natif de Königsberg peut être perçu tel l’Auteur de la superbe « Critique de la raison pure », il n’en demeure pas moins qu’il ne peut que s’abreuver à cette « Raison pratique », tutoyer et même s’immerger dans ce domaine de l’agir qui, de toutes parts le cerne, tout comme il constitue le liseré de tout un chacun. Jean-Baptiste Botul a commis, il y a quelques années un petit opuscule intitulé « La vie sexuelle d'Emmanuel Kant » dont la présentation nous précise :

   « Kant semble avoir vécu dans la chasteté la plus complète. On ne lui connaît ni épouse ni maîtresse. C'est du moins ce que prétendent ses biographes. »

   Ce Philosophe dont la vie réglée comme du papier à musique semblait le mettre à l’écart de toute tentation voluptueuse concernent le sexe opposé, n’avait-il, en réalité pour maîtresses ses « Trois critiques » et autres extases intellectuelles ? Bien évidemment, les sceptiques, tout comme les autres peuvent en douter et le refuge dans la mélancolie ne saurait donner pour acquis que la vie sexuelle du Maître confinait à quelque confondant néant. Pour être Kant, pour être Descartes, on n’en est pas moins hommes, c’est ce que voudrait montrer la suite de cet article.

 

   SEUL

 

   « Monsieur d’Écart », « Seigneur d’Écart », a-t-on parfois appelé Descartes tant cette solitude recherchée, revendiquée et défendue bec et ongles irritait. »

   Certes nul n’aurait pu écrire « Les méditations métaphysiques » dans « le bruit et la fureur ». Il faut, aux recherches métaphysiques, une manière de clair-obscur, de lumière en demi-teinte afin que, précisément, de l’obscur puisse naître quelque « idée claire ». Si le prédicat « Seigneur d’Écart » était gentiment péjoratif, il faisait signe en direction de cette solitude nullement tissée des faveurs d’une vie exempte de toute difficulté, la « confession » de Descartes ci-après en atteste l’évidence s’il en était besoin.

 

   « Rien, ne reste rien, ni personne à qui se raccrocher. Seul et dans le noir le plus complet, « je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire. »

   Exilé en Hollande, retiré « dans son poêle », la solitude de Descartes, cependant, n’est nullement la solitude ordinaire affectant les quidams de passage sur Terre. Cette solitude est condition de possibilité de son œuvre, elle est entièrement coalescente à l’expression de son génie. Et le génie, nul ne peut le décrire avec des termes usuels, son monde est certes le nôtre mais à une octave bien supérieure.

 

   RÊVE - IMAGINATION

 

   « Si Descartes vit les deux premiers rêves dans la « terreur et l’effroi », le troisième, au contraire, lui est très agréable : « doutant s’il rêvait ou méditait, il se réveilla sans émotion et continua les yeux ouverts l’interprétation de son songe. »

   L’extraordinaire poursuit ici son singulier chemin. « Terreur et effroi », certes ceci ferait trembler quiconque sur ses bases, mais le Philosophe a mieux à faire que de s’abandonner à cette sorte d’angoisse native, « les yeux ouverts » (la lucidité, la clarté de l’entendement), interprètent le Monde et posent sur lui la grille interprétative d’une pensée toujours en alerte, toujours à la recherche de l’enchaînement des causes et des conséquences. Le portrait que je trace là, porte en lui ces beaux stigmates d’une ambivalence à l’œuvre, Descartes n’est lui-même qu’à s’adosser à ce réel têtu dont cependant son génie moissonne, chaque jour qui passe, les paradigmes d’une vision renouvelée des choses et des êtres. Ici se laisse entrevoir le hiatus de toute interprétation des actions humaines qui, au titre d’une conceptualisation du réel, lui impriment des torsions qui ne correspondent que partiellement à la complexité des sèmes partout disséminés, partout en fuite, on essaie d’en saisir l’étoffe et déjà ils sont loin en avant de nous.

 

    INTIMITÉ

 

   « Descartes ne raconte plus l’histoire de sa formation, mais il est là, c’est le son de sa voix que l’on entend à nouveau, mais, peut-être, sommes-nous devenus, nous aussi, plus mûrs, capables de pénétrer plus avant dans l’intimité d’un Descartes qui nous reçoit en robe de chambre, en ami, près de son poêle dont la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. »

   Combien la mention de Marie-Paule Farina est heureuse, combien « chaleureuse », il va sans dire, puisque nous sommes invités au sein même de la galaxie cartésienne, là, dans sa chambre, lui-même en robe du même nom, près du poêle où ronronne un feu rassurant, nous laissant caresser par sa voix que nous supputons exacte en même temps que disponible. Mais qui donc n’a jamais rêvé de s’introduire dans le cabinet d’un Philosophe (je songe ici au « Philosophe en méditation » de Rembrandt qui contient dans la lumière même de ses pigments, la presque totalité de cette Métaphysique toujours insaisissable), qui n’a rêvé de se trouver dans la chambre d’un Ecrivain, rêvant secrètement de découvrir au seuil de sa contemplation quelque secret de fabrication, quelque alchimie détentrice de puissances irrévélées ? L’Auteur est habile à nous inviter à parcourir les plis de la confidence, à en révéler au plein jour la prolifique substance. Si la visée du concept se donnait sous le signe d’uns symphonie à trois temps, allégro, scherzo, andante, celle de l’intime se donne sous le rythme lent, apaisé, sentimental de l’adagio. Nous étions sur le seuil d’une défloration, nous voici au plein, là où les digues de la pudeur cèdent, où la chair de la confidence se fait onctueuse. Oui, à partir d’ici, comme nous le précise Marie-Paule Farina, « la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. » C’est bien ceci le prodige de l’intime, faire se lever une source là ou rien n’était visible que l’aridité d’un terrain dont nulle faveur n’aurait ameubli le sol.

 

   PÈRE ET AMANT

 

   « Une seule lettre de Descartes fait allusion sans ambiguïté à Hélène (son Amante) et à Francine (sa Fille), en la nommant simplement sa « nièce ». Cette lettre […] on y découvre que Descartes a, en Hollande, au moins un ami en qui il a toute confiance, qui connaît Hélène, s’en occupe, a dû lui fournir, près de chez lui, un lieu où accoucher et une place et qui, en plus, lui transmet les lettres de Descartes. »

   Voici, après avoir longtemps erré auprès du concept, après avoir aperçu le paysage de l’intime, ce dernier se révèle avec toute la grâce dont il est porteur. Descartes se dévoile à nos yeux tel cet humain aux prises avec son destin. Quoi de plus commun, en effet, d’être lié à une Amante, d’obtenir d’elle qu’elle soit la mère de cet « enfant naturel » à soustraire aux yeux des Voyeurs et des Détracteurs de toutes sortes qui n’attendent que la chute de leur ennemi héréditaire ? Ceci est-ce affligeant de la part d’un Homme si élevé en soi, tellement porteur de grandes espérances de la pensée ? Non, tout homme, fût-il d’extraction commune a le droit, plein et entier, au nom de sa liberté, d’orienter son sentier selon la pente qu’il a choisi de lui imposer. Et nul n’a à juger des inclinations particulières, des décisions intimes. Mais est-ce donc si étrange que Rousseau, Sade, Descartes (pour emprunter quelques des noms du panthéon de l’Auteur) soient des germes comme les autres qui dispersent à l’envi les spores singulières de leur devenir ? Poser la question est déjà y répondre.

  

   DISTRACTION

 

   « Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la présence de Francine et peut-être d’Hélène, je n’en sais rien, lui offre, pendant ces trois années si fécondes intellectuellement, une distraction, une sorte de petit cadeau du destin qu’il vit avec bonheur et en toute innocence. » 

    Certes, Hélène, Francine, peuvent être considérées à la manière de « Bêtises de Cambrai » destinées à purger ce Grand Homme de ses hautes considérations philosophiques, sorte de catharsis avant-courrière du dévoilement d’un Grand Œuvre. Mais, plus simplement, il me plaît d’imaginer Descartes sous les traits d’un Amant attentionné, d’un Père aimant car aucune grande théorie ne pourrait éthiquement se satisfaire du recours à des personnes humaines en guise de viatique pour servir des idées, fussent-elles admirables. « Distraction », certes au sens de « distraire » au sens étymologique de « détourner quelqu'un de l'objet auquel il s'applique ». Détourner provisoirement, installer une respiration sentimentale dans le grand cours fluvial des pensées.

 

   « …le passage d’une lettre à Mersenne […] imagine Descartes, jouant tous les jours dans son jardin avec la petite Francine de quatre ans, et tapant des mains pour faire se lever les oiseaux et l’amuser en attendant l’écho, pourquoi pas ? « Pour l’écho…je vous assure que je l’ai observé aux champs, en mon propre jardin… Et encore maintenant, il y a une planche de chicorée sauvage, dans laquelle il répond un peu quand on frappe des mains ; mais les grandes herbes où il répondait le plus distinctement ont été coupées. »    Ce passage est certes déconcertant. Un Descartes herborisant à la manière de Jean-Jacques dans sa bienheureuse Île de Saint-Pierre. Un Descartes jardinier mais alors il faut aller voir du côté du « cultiver son jardin » tel qu’énoncé par Voltaire par la voix de Candide, ce philosophe naïf sous lequel s’amuse à tromper son monde l’Auteur de « Zadig ». Oui, j’en conviens, il est déconcertant de déshabiller la statue de Descartes, d’ôter la pellicule très brillante sous laquelle s’abrite le promoteur de la Raison, mais combien il est heureux, aussi, de voir l’envers de la vêture et tous les artifices, empiècements, rapiéçages, reprisages qui tissent les fils de la destinée ordinaire des Hommes. Si le Descartes de la souveraine Raison ne peut faire phénomène que dans la distance, celui de la Passion nous touche directement au cœur et ceci est heureux !

     

   LES LARMES

   

   Lettre à Alphonse Pollot, ami hollandais : « Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que, pour paraître homme de cœur, on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très proches et j’ai éprouvé que ceux qui me voulaient défendre la tristesse l’irritait. »

   Jamais Descartes ne pourra mieux jouer dans le proximal qu’à nous confier sa peine, sa détresse liée à la perte de ses deux êtres sans doute les plus chers. C’est un peu comme si « la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » s’était soudain muée en « expérience pour bien cultiver sa passion et chercher la félicité dans l’Amour ». Oui, la pirouette est osée mais ce sont toujours les intervalles dialectiques qui, éloignant les deux termes de l’exposition au concept, s’accroissent mutuellement de leurs significations internes. Il est nécessaire de distendre le réel, de lui infliger une tension, de ce coup de fouet naissent les plus grandes intuitions. Oui, « la tristesse » appartient aussi aux hommes, lesquels, le plus souvent, sont décontenancés dès l’instant où leur Mère s’absente, où leur Maîtresse s’éloigne de quelques coudées : orphelinat sans fin des êtres ne reposant plus que sur un pôle, le masculin, cette légende de force et de puissance.

   C’est avec beaucoup de tact et de doigté, avec la finesse non seulement supposée, mais bien réelle de la position féminine, que Marie-Paule Farina nous invite, nous les hommes de faible volonté, à faire abstinence de qui nous sommes, à regarder notre soi-disant courage, notre détermination, nullement en nous, mais orientée en direction de la conquête de ces Femmes, Amantes et Mères sans qui nous ne serions que faibles balbutiements. On ne peut « défendre la tristesse » à qui l’expérimente en soi au creux le plus vif de l’intime. Pour nous, en nous, l’Auteur a tracé les voies les plus productrices de sens qui se puissent imaginer. Descartes de gloire et de lumière, Descartes d’affliction et d’ombre. Tous, autant que nous sommes puisons à ces deux sources de l’être et heureux qu’il en soit ainsi !

 

   Les autres ouvrages de Marie-Paule Farina dont la lecture est bien plus qu’une simple « distraction » :

 

   * Comprendre Sade – 2012 – éd. Max Milo

   * Sade et ses femmes. Correspondance et journal – éd. François Bourin – 2016

   * Le rire de Sade – Exssai de sadothérapie joyeuse – coédition institut Charles Cros/L’Harmattan -    

      2019

   * Flaubert, les luxures de plume - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2020

   * Rousseau, un ours dans le salon des Lumières - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2021

   * Voilà comme j’étais – Autobiographie posthume de Sade – éditions des instants - 2022

  

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            L

Partager cet article
Repost0
11 décembre 2024 3 11 /12 /décembre /2024 09:32
Du spéculaire

« Miroir n 2 »

 

Image : Léa Ciari

 

***

 

    Dans l’œuvre de Léa Ciari, le thème du Miroir est récurrent, présenté selon quantité d’esquisses différentes, ces fameuses « esquisses phénoménologiques » qui sont autant de variations perceptives de l’objet, certes, mais plus essentiellement, des significations de la posture existentielle de tout Sujet. Le Sujet à soi-même nullement évident, le Sujet en miettes, en fragments, en floculations successives. Si bien que ce curieux éparpillement selon changements permanents, oscillations multiples, mutations incessantes, cette métamorphose donc pose, de façon lancinante, parfois suraiguë, le problème du statut de la Vérité dans l’Être.

 

L’Être, cet insaisissable, quand est-il vrai et selon quelles perspectives ?

  

Plus vrai à mesure qu’il se rapproche de son origine ?

Plus vrai dans telle disposions esthético-formelle que dans telle autre ?

Plus vrai dans telle posture factuelle par rapport à une autre qui lui est étrangère ?

 

   Nous voyons bien ici que notre interrogation portant sur le côté purement formel, donc sur l’apparence extérieure, tourne à vide, que les facettes ontologiques sont impuissantes à traduire ce sentiment de Soi unitaire qui, par nature, ne peut que définir le cheminement de tel Homme, les événements narratifs de telle Femme. Å seulement déterminer le Sujet hors-de-Soi, convient-il de lui laisser l’initiative de sa propre détermination, en-Soi, dans la nature la plus intime de sa subjectivité.

   Et si nous posons la dimension subjective de l’exister, par un simple phénomène logique d’écho, nous inférons, de facto, la perspective objective. Tout ceci paraît fonctionner tel un incessant Jeu de Miroirs, l’un se reflétant en l’autre, l’autre se reflétant en l’un. Et c’est ce jeu alterné du Soi et de l’Autre qui nous requiert tels des Individus toujours à la recherche de leur propre orient, en quête de ces étranges rives qui s’épuisent à contenir les flux et reflux du vivant en ses toujours mouvants fléchissements, en ses itératives déclinaisons.

   Nous décrirons cette spécularité de la vision selon trois œuvres, nullement en fonction de leur chronologie, seulement à l’aune de leurs inférences sémantiques, selon le trajet d’une constante décroissance du Soi, auquel se substituera, progressivement, le nécessaire paradigme de l’Autre.

 

En résumé :

 

Du Soi-en-tant-que-Soi

au Soi-en-tant-qu’Autre

Du spéculaire

« Reflétée simple »

 

      « Reflétée simple », outre son évidente qualité esthétique nous montre le souci originaire de cette Existante (Artiste ou non, le problème est identique !), de trouver le lieu de sa propre image, de tenter de coïncider avec ce qui, bien sûr, n’est qu’un artefact, un simple reflet (nul ne peut prendre acte de son visage en une vision directe, seulement un renvoi), premier jalon planté dans le site de son identification singulière. Cette image est aussi troublante qu’évocatrice d’une possible révélation du Soi. « Reflétée simple » semble, d’emblée, au bord d’une fascination, d’un genre de ravissement identitaire. Ivresse que d’être Soi-au-sein-de-Soi. Cependant justifié cet enivrement, de l’ordre d’une reconnaissance qui est naissance à Soi dans la plus exacte joie qui se puisse imaginer. Ici, nulle ombre peccamineuse qui viendrait ternir ce pur surgissement de l’intime à même sa chair la plus exacte. Cette brusque épiphanie du Soi est le parangon même du geste transcendant par excellence.

 

S’exhausser de Soi

et faire, de ce Soi,

cette unique substance

auto-suffisante,

auto-révélatrice de la

 puissance interne

de toute ipséité

 

   Certes, valeur entièrement monadique, tout comme l’est l’instance première en laquelle le tout jeune Enfant, dans la grâce de l’âge, se surprend existant par-Soi dans l’image que lui renvoie le miroir. Lacan, à ce propos, parlait très justement « d’assomption jubilatoire », ce redoublement signifiant marquant, tout à la fois, une manière de geste de nature religieuse (au sens de « relier ») que vient multiplier la palme largement éployée d’une joie à elle-même sa propre source. Sentiment de toute-puissance qui ne repose nullement sur une soi-disant démesure de l’ego. En cet instant de pur bonheur, la coïncidence du Soi avec qui-il-est, chez le jeune Enfant, constitue le plus rare des vécus unitaires, ce dernier sera inconsciemment recherché toute la vie durant. Là, il n’est pas question de morale, il est question de la source vive qui relie le Soi à Soi, sans médiation, sans volonté extérieure. Le dehors sera pour plus tard, avec ses joies et ses peines, ses accroissements d’être et ses retraits.

   Cette représentation tire sa force essentielle d’une sorte de vision double qu’elle nous propose, comme si, par une simple superposition phénoménologique, se donnaient à nous les Voyeurs, la Personne réelle et, dans un genre d’étrange réverbération,

 

son Être-même,

cette Abstraction,

ce Rien,

cette façon de Néant

 

   qui nous habitent, dont nous ressentons les étranges ondes magnétiques à défaut d’en pouvoir appréhender la nature, d’en pouvoir décrire le tissu diaphane, troublant simulacre, songe flou, chimère mouvante, présence démonique nous disant, en une seule et même voix, ce qui, parfois nous grandit aux dimensions de l’Univers, ce qui parfois nous rapetisse à l’étroitesse, nous reconduit à la transparence de la diatomée.

 

Du spéculaire

« Reflétée plurielle »

  

   Ce que la première image suggérait, ce début à Soi, cette singulière origine, cette sensation prédicative de toutes les sensations futures d’exister par-Soi, en-Soi, cette simple suggestion donc, trouve ici son éclatante confirmation. Le Soi-Unique, le Soi-en-tant-que-Soi circonscrit à sa propre notation, reçoit ici sa plurielle illustration. Immense et fabuleux tremplin ontologique au gré duquel l’Être s’envisage selon une infinie quantité de figures, Soi en abîme, Soi-multiplié dont l’infini semble être la seule mesure possible. Et puisque, il y a peu, nous parlions de l’arrivée à Soi du Jeune Enfant, imaginons-le, bourgeon en sa pleine éclosion, dépliement inconditionné de Qui-il-est dans toutes les dimensions de l’espace. Tout juste issu d’une proto-sensation, d’une perception primaire de Soi, le voici porté au plus haut de son destin d’image, réverbération du Soi en ces psychés donatrices de joie, en ces allusives présences qui essaiment, tout autour, la félicité de paraître au Monde, de faire Présence.

   Or, l’Enfant (il en restera bien plus que de simples traces archéologiques dans l’Adulte devenu !), veut son emplissement immédiat, sa plénitude rencontrée à seulement exister. Et comment cette abondance, cette réplétion, cette satiété, tous ces motifs à eux-mêmes la pure logique existentielle, comment l’Enfant s’y projette-t-il, si ce n’est au gré de ce comblement de Soi, de cette généreuse expansion, de ce rayonnement dont il est, tout à la fois, le centre et la périphérie ? Il lui faut assembler ces manières d’images holographiques superposées, les faire siennes, les vivre de l’intérieur comme si, à seulement cheminer dans la vie, sa propre pérégrination cueillait, à chaque instant de son parcours, les fleurs singulières dont le bouquet serait plus que la simple somme de ses participants.  

 

L’Être-plus-que-Soi,

 l’Unique portant le Multiple,

 la Source donnant ses Affluents

  

   Certes, bien des Lecteurs, bien des Lectrices s’étonneront du sentiment de toute-puissance prêté, aussi bien au tout Jeune Enfant, et par une simple logique temporelle, à l’Adulte-devenu. Si, en effet, cette expansion de l’ego peut paraître confiner au plus pur des solipsismes et, par capillarité, au refuge dans le plus sidérant des égoïsmes, ceci n’est jamais qu’une illusion d’optique. C’est Simone de Beauvoir qui paraît avoir exprimé avec le plus de justesse la nature de ce paradoxal et ambigu rapport du Soi à la figure de l’Autre. Dans son roman « L’invitée », elle observe à propos de l’une de ses Protagonistes :

  

« Elle ne cherchait pas le plaisir d'autrui.

Elle s'enchantait égoïstement du plaisir de faire plaisir. »

  

   Cette assertion, loin d’être une simple remarque adventice, témoigne d’une belle intuition. Simone de Beauvoir était existentialiste. Nullement en raison d’adouber quelque mode de comportement excentrique. Si, comme l’affirmait Sartre, « L’existentialisme est un humanisme », alors c’est bien dans la profondeur de l’humain qu’il faut chercher la nature de ses actes. En découvrir, ce qui, dans les attitudes, s’y dissimule, y vit à bas bruit, s’y inscrit en filigrane. Un peu à la manière de ces fins « tropismes », ces infinis mouvements de l’âme que Nathalie Sarraute savait si bien discerner chez ses Contemporains.

   Mais reprenons et illustrons. Supposons : cet Ami très cher, grand amateur de littérature, à qui nous offrons le dernier titre de son Écrivain favori, qu’attendons-nous de notre geste que nous pensons de pure oblativité ? (de manière à être quittes avec notre conscience), attendons-nous son propre et unique plaisir ou bien, d’une manière plus souterraine, cryptée en quelque façon, attendons-nous, par un simple phénomène de réverbération, que le plaisir escompté, d’abord et surtout, soit le nôtre ? Chacun fera cet examen en conscience. Et bien évidemment ce qu’il en est du Plaisir est totalement transposable au motif de l’Amour. « Je M’aime en toi », voici l’une de mes anciennes assertions qui fait à nouveau surface. Comment ne pas en appeler au Principe de Plaisir et au Principe de Réalité, ces principes qui ne sont que le reflet de l’Autre (Plaisir), du Soi (Réalité). Toujours l’Autre, éthiquement parlant, est désigné comme Celui que nous plaçons au foyer même de notre Plaisir.

Toujours, parlant vrai, le Soi est désigné comme Celui qui est prioritairement placé au point ultime de notre propre Réalité. Si, en quelque position éminemment utopique, nous affirmions les événements du Réel entièrement objectifs, il en résulterait, qu’énonçant le privilège de l’Autre par rapport à tout Soi, cet Autre, d’une manière effective, recevrait non seulement l’objet de toutes nos attentions, mais que nous nous effacerions devant lui, afin de faire droit à son entière présence. Mais comme aurait pu le dire le très lucide Milan Kundera, l’objectivité « est une plaisanterie » au simple motif que, bien loin d’être de simples objets, nous sommes absolument, sans quelque atténuation que ce soit, uniquement des Sujets, que le Monde en tant qu’Altérité, nous le visons de nos propres yeux, collectant de lui ce qu’il veut bien nous confier, qu’ensuite nous rapatrions notre regard en nous, là où seulement il sera accompli en-Nous et pour-Nous car, comment, par quelle pétition de principe, ce fragment de Monde pourrait-il être placé sous une autre juridiction que la nôtre ?

   Percevoir, sentir, apprécier, juger, s’émouvoir, se passionner, comment tous ces « tropismes » pourraient-ils s’absenter de nous alors que c’est toujours Nous qui sommes en question au centre même de notre finitude. Nous et uniquement Nous dans notre immense solitude face à notre propre Mort. Or, si notre Mort nous appartient en propre, comment notre propre Vie et ses multiples délibérations pourraient-elles se manifester hors notre intime Subjectivité ? Ces quelques remarques ne sont rien moins que logiques, étayées par le jeu des causes et des conséquences, ne sont rien moins qu’ontologiques, notre Être, avant même de pouvoir se dire Autre qu’il n’est se donne comme Soi-en-tant-que-Soi. Il y a comme un nécessaire cercle herméneutique de la compréhension existentielle qui peut se synthétiser de cette manière :

 

Le Soi est d’abord et uniquement Soi,

simple conscience spéculaire ;

puis d’Autres que Soi se donnent

à voir dans le Miroir de l’exister ;

un métabolisme les assimile au Soi ;

 puis le Soi, lesté de ces autres existences,

retourne en-Soi, là où seulement est sa demeure.

  

   Cette réflexion conceptuelle, qui est aussi réflexion du Soi en l’Autre, crée les conditions d’une naturelle transition. Certes le Soi, s’il fait penser à la solitude d’une Monade, n’en est pas moins un être social qui lui assigne l’obligation d’une co-participation, qui l’interpelle au motif d’une co-présence. Cependant, et afin qu’il n’y ait nulle confusion avec ce qui vient d’être affirmé, un regard nécessairement subjectif ne signifie nullement que toute Altérité ne peut y figurer qu’à titre de quelque vassalité.

 

Soi = L’Autre

L’Autre= Soi

 

Il ne peut y avoir, ici,

Qu’évidente homologie

Des Formes

Et des Destins

 

   La focalisation du regard sur le Soi est une simple nécessité anatomo-physio-psychologique pour autant que le Soi, par essence, est l’unique fondement à partir duquel percevoir le Différent et le porter devant sa conscience. Et les efforts du Soi fussent-ils héroïques afin de créer les conditions de quelque hypothétique osmose (ceci est pure projection d’idéalité), autrement dit faire de l’Autre un Soi, chacun aura compris qu’il ne s’agit là que de l’expression de l’humaine vanité, de sa constante disposition à l’hubris.

 

Toujours le Soi sera le Soi.

Toujours l’Autre sera l’Autre.

 

Indépassable tautologie

 

   Sortir de cette pure logique consiste à céder aux sirènes de l’irrationnel, lequel peut, hors du réel, se livrer à toutes sortes de procédés alchimiques, tous faux par nature.

  

Si la première image nous

livrait le Soi-en-Soi,

la seconde le Soi-dilaté,

la troisième fait place à l’Altérité,

 

   sur « le bout des pieds » si l’on peut dire, mais nous y reviendrons. Non seulement nous souhaitons la présence de l’Autre, par l’effet d’un simple souhait, mais cette présence est coalescente à notre condition même.

 

Ayant une généalogie,

nécessairement

nous provenons de l’Autre.

Ayant une socialité, ceci

nous reconduit à l’Autre.

Ayant amitiés et amours,

inéluctablement l’Autre

ne peut que constituer

l’horizon de notre visée.

 

Mais il est inutile de poursuivre

dans le sillage de cette évidence.

Du spéculaire

« Reflété selon le tout autre »

  

   Alors, comment cette troisième image nous interpelle-t-elle ? Sur la face polie du miroir, sur son champ tissé de vérité en même temps que d’illusions, « Reflétée » se surprend à découvrir cet Autre en sa tremblante et silencieuse profondeur : une clandestinité en quelque sorte. Là, dans ce corps multiplié, dans cet écho sans fin se réitère la forme du « tout autre » :

 

masculin en lieu

et place du féminin,

Mobilité en lieu et

place de l’immobilité

 

   Et il n’est pas sans importance que le lieu de cet Existant se trouve à l’extrémité de la vision, tronqué, partiellement dissimulé par sa propre énigme (toute existence est énigme), visiblement en fuite, cette disparition à la limite du cadre

 

est disparition à Soi (de cet Existant),

est disparition à « Révélée » qui,

par un jeu de volte-face,

devient l’Autre pour l’Autre.

  

   N’est-il pas curieux que, prenant fond sur la nécessaire relation de deux existences supposées gémellaires, cette vigueur des réciproques échanges ne se traduise qu’au motif d’une dissolution des deux formes, ce qui nous autorise à penser, en une formule ramassée dont nous souhaiterions qu’elle ne fût nullement simple jeu de mots, mais vérité ontologique :

 

Dissolution :

de Soi en l’Autre,

dissolution

de l’Autre en Soi

 

   Si, en effet, nous radicalisons la mesure de chaque pensée humaine, toute extériorité présentant toujours la dimension d’un imminent danger se trouve reconduite, réaménagée et, pour finir, assimilée à cette intériorité, dernier refuge où s’assurer d’une présence à Soi. Bien étrange dialectique où la synthèse des opposés, plutôt que de créer une nouvelle dimension de l’exister, trace les motifs même de son exténuation !

 

Spécularité :

jeu infini des reflets,

jeu des apparitions-disparitions

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
7 décembre 2024 6 07 /12 /décembre /2024 08:58
Å peine une ligne

Photographie : Régis Locatelli

 

***

 

Il faut sortir de la nuit,

de la nuit porteuse de rêves,

de la nuit en son

mystère le plus dense.

Rien, du jour, n’est

 encore décidé.

Tout repose en soi comme

si le Monde, encore,

 n’existait pas, si,

du lointain cosmos,

 une simple rumeur

 parvenait tout juste

 aux oreilles des Existants,

mince grésillement

sur le bord libre de la conscience.

L’heure n’est pas encore l’heure.

Murmure amniotique,

 pareil à une

aquatique naissance.

 Douce agitation

des eaux primitives.

 

   Ce qui se retient là, dans l’arche du secret, ne sait nullement de quoi l’attente est faite, ce qui, bientôt surgira, premier poème du Monde en sa belle et unique versification. C’est ceci l’instant magique, cette retenue au bord des lèvres, cette quête amoureuse du jour qui vient et ne s’annonce qu’à l’aune de son propre retrait.

 

L’instant comme instance

d’une signification

à la limite d’un dire.

L’instant comme pensée se

dépliant en souples volutes.

 L’instant comme suspens

d’une venue de ce qui,

bientôt dévoilé,

fera présence,

fera réalité,

fera certitude de l’être.

 

Un bonheur se retient

en arrière de soi.

Une joie se destine.

Une allégresse bouge doucement.

Un phénomène s’ouvre à la

multiple beauté des choses.

 

   Le ciel est très haut, le ciel est tendu de vastitude. Le ciel est cette palme indolente qui vient de loin, dont nulle ponctuation ne pourrait signer le terme. Ciel à lui-même sa propre profération. Ciel d’immensité. Ciel d’infini. Le ciel a une odeur de Lilas, il incline vers Glycine, se vêt de Lavande, se poudre d’Orchidée. Ciel discrètement floral, ciel qui, en un seul et unique mot, dit le Rien, profère l’Infini. Ciel d’illisible figure, les Hommes glissent sous son aile majestueuse sans même s’apercevoir qu’il est ce en quoi ils s’abritent et tissent leur Destin à l’insu de qui ils sont. Ciel en tant qu’hauturière conscience des Distraits, des Erratiques, des Désorientés parmi le vaste labyrinthe en lequel leur hasardeuse marche trace les sillons d’une vanité sans réelle consistance. Tout passe, et les Terrestres courbent l’échine sous le Céleste dont nul arrêt ne pourrait signer la confondante contingence. Le Ciel est le Ciel, voilà tout !

   Là-bas, bien au-delà du pouvoir de l’illusion humaine, une floculation Parme, une sorte de ligne flexueuse identique à un or discret, une à peine traînée sur le miroir sourd de l’onde. Au centre, dans le flou, dans l’irisation, dans le vaporeux, la silhouette lagunaire d’une Ville Fantôme, peut-être simple Village de Pêcheurs, peut-être Villégiature en noir rayé de blanc du Balbuzard Pêcheur, ivoire d’une Spatule, nuage rose d’une colonie de Flamants. C’est ceci qui est bien :

 

la brume de la vision ouvre

la voie royale de l’imaginaire

 et le réel, alors, se multiplie, s’agrandit,

s’éclaire de vastes lueurs oniriques.

S’agit-il d’une île,

d’une flottante sensation,

d’une image extraite de

 quelque album ancien ?

  

   Sur la rive, se confondant avec elle, on imagine quelque Chercheur de Beauté, oublieux de son corps d’inutile présence, polissant le globe de ses yeux,  cette sublime avancée de la conscience, enlevant, feuille après feuille, les strates de visibilité, traversant la nappe d’hiéroglyphes, parvenant au cœur même où cela rayonne, où cela chante, où cela se donne sans réserve à Ceux qui, en quête de sens, finissent par le découvrir, en eux, ce sens, cette réverbération, cette illumination, au plus profond de leur Être, là où la nuit des épreuves et des douleurs faiblit sous les premiers rayons de l’aube.

   Et l’ample, la spacieuse, l’immense et mystérieuse étendue d’Eau, cet élément fécondant de la Terre, cette à peine insistance tout contre la caresse de l’Air. L’Eau-Miroir en lequel l’Humanité cherche fiévreusement la trace de son avenir,

 

Tous, Toutes, Narcisses

aveuglément penchés

sur l’onde,

en quête uniquement

 de Qui-nous-sommes.

 

   L’eau est de même couleur que le ciel. Belle unité qui dit la nécessaire confluence des Choses, leur harmonie, leur osmose pour Qui sait en repérer les signes discrets, partout présents, tellement visibles qu’ils ne font que se fondre dans l’illisible. Regarder, observer, peindre, photographier, n’est-ce pas ceci : ôter l’opercule qui dissimule le réel, le donner à voir en ce qu’il est, le plus souvent pure grâce, pure donation, dont, d’une façon atone, nous négligeons d’apercevoir la richesse, la générosité, ne retenant de lui, le réel, que ses coutures, ses cicatrices, les défauts dont nous le croyons affecté en son fond.

   L’eau est de longue venue. L’eau bat indistinctement, manière de voix originelle. En elle, rien ne contrarie, rien ne dissipe, rien ne partage. Eau à elle-même sa propre et profonde nature. D’elle, l’eau, de son ombilic le plus discret, d’elle l’eau, la très plaisante, la très maternelle, naissent deux barques à la lisière du temps. Barques, elles ne sont, qu’à être le prolongement de la Nourrice, de la Dispensatrice de vie : Onde joyeuse en sa simplicité même. Deux barques qui ne sont que deux Formes venant nous dire le rare de l’événement. La plus éloignée se farde de couleurs délicates : un Blanc de Titane que vient rehausser, mais dans la pure élégance des choses évidentes, cette touche qui effleure l’ordre du Monde, cette belle variation, cette simple oscillation de Capucine à Feu avec, par endroits, cette sobre dominante d’Alizarine. La barque plus proche, une déclinaison de sa sœur jumelle, une atténuation, un genre de fiction irréelle, une chute dans le gris, une simple parole de silence.

 

Et l’immémorial jeu des reflets

comme si, de les voir, nous reconduisait

en des sites antérieurs à notre naissance,

des sites d’impalpable présence,

ils sont l’alpha de notre venue à l’Être.

 

Ce paysage-là,

cette pure beauté des choses

avant même que le temps ne les

incline à la corruption,

cette neuve espérance du jour,

cette palme originelle

sans tache ni couture,

cette plénitude à elle-même

son propre langage,

cette signifiance sur le

point d’éclore

et de rayonner,

 

   il nous est demandé, du plus loin d’une possible Vérité, de lui destiner un regard de pure compréhension, plus même, un regard qui en féconde la juste apparition. Il en est ainsi de ce qui est essentiel : jamais il n’en faut différer la généreuse éclosion, seulement laisser venir dans la confiance, laisser faire efflorescence dans l’abandon, rétrocéder en Soi jusqu’au point le plus exact où la première lettre d’un mot se lève et appelle sa suite. Oui, c’est toujours en attente de la suite que nous nous sentons Hommes, que nous nous sentons Femmes, cette immense faveur à nous destinée dont le Temps (Nous) est le multiple et indéfectible opérateur.

  

« Å peine une ligne à l’orée du jour »,

ainsi s’énonce, en mode retenu,

ce qui, de nos Êtres

tressaille, frissonne,

s’éveille à l’Ouvert.

 

Oui, l’Ouvert est

notre demeure !

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
4 décembre 2024 3 04 /12 /décembre /2024 09:17
Visage

Acryl

Léa Ciari

 

***

 

   Au seuil d’une nouvelle œuvre de Léa Ciari, nous voici soudain confrontés au vertige de notre Humaine Condition. Ce que révèle la toile, avec beaucoup de puissance, n’est rien de moins que la dimension abyssale qui nous porte au Monde en nous y soustrayant, d’emblée. Don et contre-don se percutent avec la sourde violence des affirmations hautement aporétiques dont l’Absurde, en sa nulle rémission, est la figure la plus exacte, en même temps que la plus terrible. Que, face à cette œuvre, nous soyons pour le moins sidérés, nul ne pourrait s’en étonner au motif que, sidération pour sidération, Celui qui nous en révélerait la teneur, s’exposerait à un identique châtiment, s’exiler de Soi pour le reste des temps à venir. Méditer sur cette toile au performatif clair-obscur (il nous obombre à seulement nous placer dans sa propre lueur), nous renvoie, par un simple phénomène d’écho, à un autre article que nous avions commis, de la même Artiste, au sujet d’une toile de texture équivalente. Son titre : « Le doute comme esquisse de Soi ». Avec la permission des Lecteurs et Lectrices, nous en prélèverons les extraits qui nous paraissent devoir confluer avec la présente expression plastique :

 

« La tête. Mais quelle tête ?

 

Le visage. Mais quel visage ? »

 

   « Épiphanie humaine gommée, biffée à même son apparaître. Un grand, un immense silence s’élève de la toile, nous soustrayant à nous-mêmes, nous aliénant à cette mystérieuse apparition qui n’est jamais que le chiffre d’un questionnement infini. Le mien. Celui des mots traçant leur énigme sur le blanc du papier. Le vôtre, vous qui lisez et demeurez dans l’ombre même du geste interrogatif. »

 

   « L’énigme la plus effective à laquelle nous nous heurtons, ce visage sans visage, cette sorte de masque de plomb, cette manière de tubercule nous faisant penser à quelque pierreuse condition, à une lourde minéralité. »

 

Visage

L’œuvre de l’article cité plus haut

 

*

 

   Nous pensons que la mise en parallèle de ces deux images les place en un identique souci

 

de montrer l’invisible,

de dire l’indicible,

de toucher l’impréhensible 

 

   dit de manière différente, de faire émerger et porter au plein jour ce qui, jamais, par essence, ne saurait apparaître, à savoir le contenu « d’outre-noir » (expression soulagienne de ce qui toujours questionne à l’aune de son propre mystère), d’outre-réel métaphysique, cette buée imaginaire, ce pollen fécondant les esprits interrogateurs à la hauteur de cette curieuse absence logée au sein même du concret, de la matière, substance trouée au travers de laquelle nos consciences assoiffées de connaître au-delà des formes de pure évidence, d’autres formes dont nous supputons, à tort ou à raison, qu’elles pourraient nous sauver du naufrage. Tel se dirigera vers la Religion et ses figures, tel autre fera siennes les soi-disant vérités Philosophiques, tel autre enfin, portant les œuvres d’Art au mérite d’une « révélation », chacun donc se trouvera exaucé à une hauteur dont, jamais, il n’aurait supposé qu’elle pût exister. Et, bien évidemment, la liste n’est nullement exhaustive qui pourrait inclure les vertus de l’amour, les bienfaits des substances narcotiques, les ivresses du jeu, la pure fascination de l’argent, la jouissive possession des biens matériels.

Visage

Face à Face

Ou Visage à Visage

  

   Et puisque nous sommes dans le registre des synthèses signifiantes, il ne nous sera guère possible de faire l’économie de la mise en relation du Portrait tel que traité par Léa Ciari, en regard d’un autre, tracé par Francis Bacon, « Portrait de Michel Leiris » dans sa galerie sans fin de subtiles et troublantes anamorphoses.

Visage

Nommons « Anamorphose » cet étonnant Personnage de Léa Ciari, dont nous pensons immédiatement que sa place serait dans un Musée des Illusions avec ses chimériques perspectives, ses nuageuses paréidolies, ses fantastiques bestiaires, ses multiples reflets en trompe-l’œil. Car, d’emblée, nous sommes totalement décontenancés dès l’instant où le paradigme de la forme humaine, se vêtant des habits diaprés d’une étonnante commedia dell’arte, c’est le Soi-même qui est remis à une essence biaisée, donc à une non-essence, à la mesure consternante, entre toutes, d’une simple chose du quotidien, contingence en tant que contingence et nul sens qui en découlerait. Si nous visons « Anamorphose » en son altération première, en son archaïque parution, en son possible état d’inachèvement, nous n’aurons guère d’autre posture que de nous situer au cœur même de cet Autre qui, toujours, est question. Mais ici, la dimension de la question est dépassée et, bien plutôt que ce soit l’Autre qui nous place sous l’autorité de son visage, c’est le Tout Autre que nous rencontrons comme antithèse de qui-nous-sommes, comme « désorient » de ce qu’est l’Être, comme rupture et abîme sans fond, simple halo hespérique se perdant sur les rivages de son apathique occident.

   Énonçant « le Tout Autre », nous ouvrons, dans le derme existentiel, la sulfureuse plaie de ce qui, à notre humain horizon, ne se donne jamais que comme ce qui est accablant, inadmissible et, en dernier recours, inacceptable en sa figure la plus négative. Avec la sombre et torturée épiphanie baconienne, « Anamorphose » partage cette « inquiétante étrangeté » (équivalent de la Folie) dont un jour Freud eut la révélation, lors d’un voyage en train. Mais lisons Freud dans « L’inquiétante étrangeté et autres essais » :

   « J’étais assis tout seul dans un compartiment de wagon-lit, lorsque sous l’effet d’un cahot un peu plus rude que les autres, la porte qui menait aux toilettes attenantes s’ouvrit, et un monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en quittant le cabinet qui se trouvait entre deux compartiments et qu’il était entré dans mon compartiment par erreur ; je me levai précipitamment pour le détromper, mais m’aperçus bientôt, abasourdi, que l’intrus était ma propre image renvoyée par le miroir de la porte intermédiaire. Je sais encore que cette apparition m’avait foncièrement déplu. Au lieu donc de m’effrayer de mon propre double, je ne l’avais, moi tout simplement pas reconnu. »   (C’est moi qui souligne)

   L’index de ce bref extrait, s’oriente tout naturellement en direction de cette « révélation » : « l’intrus était ma propre image », ce qui veut dire que le Soi est devenu, à lui-même, son propre danger, d’autant plus inquiétant, qu’il est sans distance. C’est ce que nous désignerons comme « Folie » au motif que cette dernière, en son point le plus décisif, consiste à ne plus reconnaître son propre Soi, à être devenu étranger à qui il est, césure définitive de la conscience qui, bien loin de voir le réel en son unique figure, le scinde selon une étrange dualité :

 

être, tout à la fois,

Soi-même et un Autre,

à l’insu de Soi.

Voilà le Terrible en sa plus

verticale effectivité !

 

   « L’unheimliche » ou « inquiétante étrangeté » est cette sensation d'angoisse face à quelque chose qui nous est familier, son être propre, ce qui, le plus cher, ne saurait admettre quelque faille que ce soit à l’intérieur même de sa forme, cette mesure insécable de toute normalité, de toute chose étayée en raison. L’irraison surgissant au cœur de la raison : voici l’aporie portée à son acmé, laquelle, jamais, n’autorise de retour en-deçà de la limite aliénante, castratrice, insensée.

   Avant de tracer une galerie de portraits soumis au phénomène de la métamorphose figurale, arrêtons-nous un instant sur la délibération formelle de l’Artiste. Le fond est noir, sans doute une effervescence du Néant. Or, cette dimension fortement néantisante annexe toutes les parties de la représentation : à peine variation d’un illisible nuancier, Vert de Gris, Bleu Ardoise, Gris Acier, Argent. On aura compris que ces teintes, bien plutôt que de constituer le lexique minimal de la palette colorée, l’inclinent, sémantiquement, dans l’ordre de l’annulation, du refus, de l’antithèse, du nihilisme en sa définitive clôture.  

   Le Personnage (s’agit-il encore de ceci ?), ou bien son spectre, son simulacre, le Personnage donc est si peu réel dans cette zone cendrée, cette diagonale de faible clarté qui traverse sa face, simple lame d’étain tombée des toits de quelque cité fantomatique. Puis banlieue plus sourde, plus ambigüe, litigieuse, délimitant la partie gauche, seule l’oreille s’enlevant de la générale confusion. Quant à la partie droite, telle que vue par L’observateur, elle n’apparaît qu’en son décalage, son déplacement, sa diversion totalement cubiste, comme si cet insolite Protagoniste se multipliait selon diverses esquisses dont, cependant, aucune ne coïnciderait avec une forme anthropologique, dont aucune ne serait exacte, compréhensible, pouvant s’insérer dans la logique de quelque discours sensé.

    Hauturière contradiction, discordance manifeste des parties entre elles, dissonance de tous ces éléments qui, dans une scène ordinaire, évidente, s’emboîtent selon l’équilibre, l’harmonieux, le réalisé dans le respect des règles de l’art. Tout Voyeur violemment confronté à l’aridité de ce tableau, à son natif désespoir, à sa primitive lacune, ne peut que ressentir ces ondes nocives, délétères qui, bientôt, sous un simple effet hypnotique, risquent de le ravaler, ce Voyeur, à l’étique condition racinaire dont, plus haut, il a déjà été question.

 

Un désespoir en entraîne un autre.

Une affliction en hèle une autre.

Une douleur en convoque une autre.

  

   Assurément, c’est bien le pur Visage de la Folie qui surgit ici, de l’aspect d’incompréhension manifeste dont il est le virulent et implacable opérateur. Cette zone de l’image qui nous interroge si fort, qui nous met mal à l’aise, cette mesure équivoque, incertaine, hautement paradoxale nous paraît pouvoir coïncider avec les figures foudroyées de ces Génies d’antan, écartelés entre leur sublime exigence de hauteur et cette irréductible marge de réel borné, têtu, en laquelle leur puissance se dissolvait comme si, être touché par ces mérites hors du commun, ne pouvait se solder, pour ces tragiques destins, que par une chute dont nul ne se relèverait jamais.

   Si Henri Michaux sut se retenir sur le bord de l’abîme, traçant seulement de sa plume ces fameux tracés mescaliniens, vibratoires, telluriques, mais finalement inoffensifs pour l’Auteur de « Connaissance par les gouffres », plus d’un succomba sous les assauts répétés et monomaniaques d’une génialité à l’œuvre :  Antonin Artaud céda aux fascinations du peyotl ; Nietzsche s’ouvrit à sa démence à Turin,  à la vue d’un Cocher brutalisant son cheval ; Van Gogh s’engloutit à même sa rage colorée, se suicidant dans un champ de blé d’Auvers-sur-Oise après s’être violemment coupé l’oreille ; Hölderlin, Poète des Poètes, termine sa vie en faisant le pitre dans sa tour du Neckar pour amuser les enfants du Menuisier Zimmer. Toutes ces exceptionnelles existences, peuvent, d’une façon métaphorique, s’inscrire en cette partie droite de la face si habilement peinte en cette manière de vibrato, en cette façon de sfumato, comme si un autre Génie, Léonard lui-même, avait tracé de sa main hautement inspirée, cette sorte de floculation du réel portant en elle, le revers de la Raison : la foudroyante Folie.

    Image : bizarre dédoublement comme si l’Autre se dissimulait derrière soi, si l’Autre, pour lui-même, était Autre, emboîtement en abyme d’une étrange réalité étrangère à Soi et ainsi, tout essai de saisie du réel ne serait qu’illusion, décalage, perte du sens qui, toujours, découvrirait une strate qui lui serait antérieure.  Conséquemment nulle Origine ne pouvant être atteinte comme si les choses, ayant toujours existé, nul acte de création, fût-il divin, ne pourrait être envisagé, que le mystère de la Présence demeurerait en son insondable faveur, qu’au fur et à mesure de la connaissance humaine, l’énigme reculerait, se dissimulerait, impossible épiphanie se dérobant au regard, à la main, à l’imaginaire. Toute mesure ontologique ne serait que projection sur un écran transparent qui ne garderait nulle mémoire des impressions fugitives qui s’y sont inscrites.

   Le mode opératoire de tout phénomène, à commencer par le JE, ne serait nullement opération additionnelle, seulement soustractive, réductionnelle à son dénominateur le plus étroit, toujours en recherche de Soi. Soi prenant appui sur un Soi fugitif, le voile de la Léthé en recouvrant en permanence l’esquisse. Le Soi, en sa pure effectuation, paradoxalement, ne serait qu’une buée déposée à la surface des choses, un tutoiement léger de ce qui, le plus souvent fait sens, cette eau humaine en attente de s’ouvrir à son extériorité, à cette altérité dont il espère confirmation de son propre être.

    Tout hors-de-soi en cette visée d’un temps infini, serait totalement aporétique car ce temps et les choses qui lui sont liées s’évanouiraient dans le déjà-passé avec la certitude que

 

toute vérité ne serait

 que le dissimulé,

 le rapporté à,

 le différé, le plus loin

que sa sourde et

illisible apparition.

 

Le très fameux « Je est un autre » rimbaldien

serait la formulation la plus approchante

de cette « écume des jours », où, dans

une curieuse alternance substitutive

 

JE serait toujours un AUTRE,

où l’AUTRE serait toujours un JE,

 la seule hypothèse vraisemblable

étant contenue en ceci

que c’est seulement

 le PASSAGE de l’UN à l’AUTRE

et, corrélativement,

de l’AUTRE à l’UN,

qui serait la réponse à l’énigme.

 

Ceci, réinterprété en termes

de philosophie présocratique,

 postulerait la chose suivante :

 entre les rives Parménidiennes

fixes, stables, immuables ;

le flux du courant Héraclitéen

instable, toujours renouvelé

 suivrait son cours.

 

Mais ni l’Un ni l’Autre ne pourraient

prétendre représenter la totalité du réel,

au motif que nul Fleuve ne pourrait

se passer de ses Rives,

 pas plus que les Rives ne sauraient

se dispenser de Fleuve.

 

Jeu éternel du Mobile et de l’Immobile

Jeu constant de l’Informe et de la Forme

Jeu alterné du Chaos et du Cosmos

  

   Nul objet du réel n’est autonome en cette visée, seulement dépendant, seulement nécessitant l’action fécondante de l’hétéronomie. Or c’est bien ce dernier concept qui paraît pouvoir revendiquer, sinon le dernier mot, ce que l’infini ne saurait tolérer, mais la constante réitération d’une nature à même son ressourcement éternel. La définition du dictionnaire précise son incomparable contenu :

   « État de la volonté qui puise hors d'elle-même, dans les règles sociales, les influences, le principe de son action. »

   Dans « règles sociales », entendez sa signification élargie de « règles de la Nature », car c’est bien elle, cette Phusis des Anciens Grecs dont l’étonnante manifestation nous met en demeure de répondre à cette entêtante question leibnizienne

 

« Pourquoi donc y a-t-il l'étant

et non pas plutôt rien ? »

 

   Question amplement hypnotique qui ne tire son sens que d’une réitération à l’infini, jeu fascinant de miroirs, subtil jeu de renvois, et, dans le cadre d’une question humaine, simplement humaine, poursuite sans fin d’une ontologie narcissique :

 

réel en sa pure sphéricité,

réel à Soi l’origine et la fin,

réel à la fois centre et périphérie,

réel comme giration continuelle

d’un cercle herméneutique

dénué de tout horizon,

réduction à Soi des choses

en tant que leur clôture,

pur mystère,

indéchiffrable hiéroglyphe.

 

    Or c’est bien l’inintelligible, l’abstrus, l’obscur en leur plus haute densité qui nous tendent ce visage :

 

Humain plus qu’Humain ? 

ou bien Humain moins qu’Humain ?

 

   Nous déciderions-nous pour l’une ou l’autre des hypothèses que nous demeurerions dans l’insatisfaction, l’incomplétude quant à la réponse que nous sentirions bancale, en porte-à-faux. Car ici l’Humain est si violemment questionné qu’il finit par ne plus connaître le lieu de son être, par flotter indéfiniment dans l’abstraction d’un monde sans attaches : erratique Figure, rien qu’erratique et plus rien au-delà qui se marquerait d’une possible esquisse d’exister.

   Le fil rouge qui traverse l’œuvre de Léa Ciari (que, du reste, l’on retrouve dans nombre de ses créations plastiques) est celui de la problématique, importante entre toutes,

 

de la relation du Même et de l’Autre.

 

   L’ubiquité figurale, la morphologie duelle, la réverbération de l’être selon deux motifs distincts et cependant complémentaires, tout ceci pose les fondations, certes d’une esthétique, mais plus profondément, d’une éthique, laquelle ne peut que nous orienter vers la belle philosophie d’Emmanuel Lévinas. Å ce propos, d’Adama Coulibaly, cet extrait tiré « d’Émergence et reconnaissance : au cœur d’une analyse de la problématique du Même et l’Autre chez Emmanuel Levinas » :

    « Levinas réinterprète la sensibilité à partir de la proximité et du contact, et voit en elle la source de la signification proprement éthique. C’est dire que la pensée du philosophe Emmanuel Levinas s’exprime dans une expérience de la rencontre, de la reconnaissance, de l’acceptation de l’Autre qui conduit à son inclusion. De ce type de rapport, se dégage l’épaisseur éthique indispensable à l’humanisation de la vie, trop longtemps affectée par le mépris, la haine, la violence meurtrière contre l’autre, orchestrée dans les guerres et horreurs du 20ème siècle. »  (C’est moi qui souligne)

   Certes, comment être Homme, être Femme, dans l’optique d’une reconnaissance de l’Autre après la barbarie de la Shoah ? L’évidence de l’Autre en son événement majeur, de l’Autre en qui trouver son propre accomplissement, et seulement en ceci, comment donc ne nullement renier une partie de Soi et en faire don à Qui-n’est-nullement-Soi ?

  

Nécessairement, toute idée de l’Autre

envisagée de manière exacte,

suppose, au sein même de Qui-l’on-est,

un retrait, une césure, sinon l’ouverture

d’une brèche en qui recevoir l’Autre.

  

    Le confondant solipsisme en lequel nous nous abîmons en notre contemporaine société ne fait, bien au contraire, qu’écarter les bords de la brèche qui devient faille largement ouverte, abîme au fond duquel les valeurs de toute altérité ne peuvent que s’éteindre ou, à tout le moins, être affectées des inconsistances et des vanités d’un ego qui ne connaît plus ses limites, tant il veut briller, tant il veut coloniser tout ce qui n’est nullement lui. Affliction que tout ceci, sombre visage d’un constant nihilisme à l’œuvre. Et ici il nous faut reprendre dans les propos du Commentateur, cet extrait qui, selon nous, peut prêter à confusion malgré l’évidente générosité de celui qui les profère :  

 

« l’acceptation de l’Autre qui conduit à son inclusion. »

 

   C’est bien ce dernier terme « d’inclusion » dont l’interprétation peut poser problème. En un sens strictement métaphorique, pensons à l’inclusion d’une graine en son contenant.

   Ou bien cette graine demeure en son herméticité et alors il n’existe nul échange entre le Receveur et ce qui est reçu, le caractère d’altérité réciproque demeurer entier, inentamé.

   Ou bien cette graine affirme sa naturelle porosité et alors Receveur et ce qui est reçu partagent leurs donc réciproques et l’Altérité se confond avec la Mêmeté.

   Et c’est bien cette dernière optique qui est la seule fondatrice de réel échange, d’agrandissement, l’Une par l’Autre de deux entités étrangères devenues un seul et même être, sans disparité, sans dispersion, sans différence. Simple harmonie heureuse de Soi. Nous concevons combien cette posture exsude d’Idéalisme plein et entier ! Mais, sauf à vouloir affecter à cet Idéalisme les stigmates définitifs d’un vice, convient-il d’en prendre acte comme d’un modèle sur lequel régler la précision d’une vue éthique, totalement éthique.

   La représentation « d’Anamorphose » porte en sa troublante dimension de chatoiement, de diaprure, de moirage, cette belle et généreuse idée « d’inclusion » selon son versant d’accueil, d’intégration, de réceptivité ; l’autre aspect d’un revers qui pourrait être menaçant, s’estompant, se diluant en ce Gris-Bleu des lointains, simple réminiscence d’une tentation de scinder l’Être, de le découper selon de douloureuses partitions. Simple et évanescente réminiscence.  

 

Visage, « porte-enseigne »

de l’inaltérable et irremplaçable

dimension de l’Humain,

cette Suressentialité !

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
26 novembre 2024 2 26 /11 /novembre /2024 09:41
Éloge du Même

White Alice est avec Alicja Reczek

à Brudzeński Park Krajobrazowy.

Judith in den Bosch

 

***

 

Il faut partir du rien

ou du presque rien.

Il faut partir de l’Ombre,

aller vers la Lumière.

Il faut partir de Soi,

apercevoir l’Autre,

nullement en Soi,

non, comme promesse

du Jour, uniquement.

 

    De sa propre margelle à l’orée de l’aube, il faut descendre, sonder au plus profond le mystère de sa chair, s’éprouver en tant que ceci, fondement, origine à partir de quoi tout apparaîtra, fera sens, perçant l’opercule de la dense nuit, y allumant cette braise vive, la conscience, ce fanal toujours ouvert à la compréhension de ce qui vient, de ce qui se découvre, de ce qui, à interroger dans l’urgence, dévoile l’exister en sa plus effective profondeur, en son épaisseur la plus manifeste. Être là, aux aguets, postée sur la marge de la meurtrière, regarder hors-de-Soi le tumulte des Choses qui n’est jamais que le tumulte interne du Soi, son vif bourgeonnement à partir des coulisses, sa vision multipliée des Objets du Monde, mais ces Objets ne sont que le propre Soi projeté sur l’immense et mobile écran de l’Altérité,

 

de ce qui est distance,

de ce qui est vis-à-vis,

de ce qui, sans doute,

inamical, étranger,

deviendra le plus proche

 

  au motif d’un long temps d’exploration. D’un temps d’incubation, car faire de tout Autre un Soi (« Je est un Autre »), ne se peut jamais qu’à longuement méditer sur son intime nature, sur la possibilité qu’il est, pour Lui, l’Autre, de sa propre révélation à laquelle la nôtre est affiliée tout comme la lumière est la juste rétribution de la clarté solaire.

 

L’on se rétribue de l’Autre

afin de donner de l’étoffe

à son propre exister.

L’Autre se rétribue

de nous dans un souci

strictement homologue.

 

Nulle hiérarchie, nul décalage, nul déphasage :

 

Soi toujours par l’Autre

L’Autre toujours par Soi

 

   Cette équivalence est la mesure éthique de toute rencontre, de toute confiance, de tout échange fondés en Vérité. Ceci, Chacun, Chacune le sait et, toujours, notre mémoire est courte, notre réminiscence sédimentée dans les strates du temps si bien que notre propre rayonnement (ou supposé tel), laisse dans l’ombre tout ce qui n’est nullement lui, tout ce qui, par simple effet de contraste, se donne comme notation de surcroît, remarque marginale, signature illisible au bas du document. Ceci ne veut nullement dire que le Soi, dans un souci de faire apparaître l’Autre, de lui accorder du champ, aurait à se gommer, à biffer sa propre présence.

    Bien au contraire, plus le Soi propre est déterminé, plus le Soi propre est accompli en justesse, plus l’épiphanie de l’Autre sera assurée de son être, trouvant écho dans cet en-face qui, tel un lumineux miroir, lui renverra l’image d’une Présence redoublée de la Présence de l’Autre. Il faut déjà s’être gagné comme Soi, en sa plus exacte faveur, pour accorder à l’Autre la place qui lui revient en tant que Celui, Celle qui ont à être au motif d’un regard qui, d’abord, pour être adverse, opposé, n’en pourra devenir que compréhension, accord, considération. Seule la culture attentive de sa propre chair peut conférer, à une chair qui n’est pas elle, cette belle et ouverte disposition à la confluence des âmes, à leur entente, à leur commune réciprocité.

   Nous disposant à viser « Soi-en-tant-que-Soi » (Celle-de-l’image), nous pouvons lui appliquer immédiatement cette formule existentialiste :

 

« elle est toujours déjà au-dehors »

 

   Bien évidemment, « Soi » n’est nullement une Monade sans porte ni fenêtres qui ne vivrait qu’en-Soi-pour-Soi, sans même jeter un regard sur le Monde, sans y apercevoir ces esquisses des Autres qui, toujours, sont signifiantes au premier, aussi bien, du reste, qu’au dernier degré.  Ce qui veut dire que c’est toujours de l’Autre, de l’Humain en sa donation qu’il est toujours essentiellement question, la montagne à l’horizon nous concernât-elle, l’animal dût-il requérir notre attention, la fleur se donnât-elle à nous sur le mode de la beauté.  

 

Oui, la dimension de l’anthropos

est toujours au centre du jeu,

c’est bien elle qui constitue l’alpha et l’oméga

qui sont nos naturelles et raisonnables limites

  

   Mais si Celle à qui nous accordons notre regard, indubitablement, « est toujours déjà au-dehors », elle ne l’est, en toute bonne logique, qu’en un second temps, un temps différé puisque

 

le Soi doit être posé comme la condition

de possibilité de l’Altérité

 

   C’est parce que notre Soi est conscient de lui-même, parce que s’étant exploré de manière satisfaisante, il peut se tourner, en raison même de son propre emplissement, en direction de ce-qui-n’est-nullement-lui, reconnaître, en ce dernier, une figure identique à la sienne, un alter ego au sens strict, une mimétique présence, un destin concordant, un identique projet, un cheminement de concert. Jamais différence ne peut se percevoir d’emblée, à la manière d’un en-soi, d’une sorte d’absolu. Toute existence finie est relative à une autre existence finie.

 

Large écho des Finitudes,

ample convergence des Solitudes,

profonde jonction des Négritudes.

 

   Oui, « Négritude » peut surprendre mais il faut l’entendre comme cet esclavage, cette foncière aliénation de l’Être à ce qui n’est nullement lui, la verticale et parfois dangereuse altérité, la Maladie, la survenue toujours possible de la Folie, le surgissement « toujours-déjà » annoncé de la désespérante Mort.

 

Oui, c’est bien ceci qui est initialement à comprendre :

si la dimension de l’Altérité est pur prodige

 au titre de l’Amour, de la Joie,

de l’heureuse surprise,

elle est tout autant abîme,

pure désespérance,

déchirure du tragique.

  

   Maintenant, au point le plus central de nos préoccupations, « Soi-en-tant-que-Soi », cette innocente et pure venue à l’Être dans la confiance, dans le sillage originaire d’une simple disposition des Choses à l’accueil de ce qui pourrait paraître et devenir cette belle fable ontologique à l’abri, au moins temporairement, des aléas, des ornières de l’exister.  Comme s’il y avait, à l’orée de toute venue, une manière de libre disposition du Soi à s’envisager (à prendre visage) selon d’heureux présages, les Moires fileuses du destin ayant poudré leur navette des prophéties les plus douces qui se puissent concevoir. Une ample respiration de tout l’Être avant même que les contingences mondaines ne l’aient acculé à ne se percevoir qu’être-à-demi, c’est-à-dire privé de cette inouïe sérénité fondatrice des plus vives espérances.  

 

« Soi » donc est blanche innocence,

virginité première,

Silhouette portant en soi

l’assurance d’une survenance

dans la mesure la plus exacte du temps,

dans la position la plus jute de l’espace.

  

   « Soi », ici, en l’image, est en Soi avec assurance, sérénité. Rien de ce qui serait extérieur ne semble pouvoir la troubler, en atténuer l’évidente ataraxie. Au centre exact de la photographie, tout comme elle est au centre de Soi, tout comme, au regard de toute Altérité des choses venant à l’encontre, elle constitue la figure d’éclairement, le point focal, la source. Source à partir de laquelle, aussi bien, il pourra y avoir Sujet (absolu en quelque manière)

 

« Soi-en-tant-que-Soi »,

Unité irradiante,

Origine manifestante

 

   sous le mérite de laquelle toute autre Présence se donnera comme conséquence de cette cause première. Oui, c’est bien « Soi » qui cause, qui détermine, qui donne acte, qui réalise les conditions de la venue à l’être de ceci qui fait figure. Surgissement du ciel blanc de Lin, apparition, tout au fond, de la ligne discrète de l’horizon comme haie, éclosion-déploiement des frondaisons noires du bouquet d’arbres, émergence du demi-cercle teinté de gris de la prairie, survenance du clair chemin de castine en sa belle courbure. Ici, sous cette lumière toute surnaturelle, « spirituelle » pourrait-on dire (« mystique » pourraient renchérir Certains), sous cette lumière fécondante de l’Être (manifestation de l’exister en sa plus exacte réalité), « Soi » est désignée, sans doute par son propre Destin,

 

comme Celle au gré de qui

toute virtualité deviendra puissance,

tout imaginaire deviendra pure évidence,

tout secret deviendra intime et belle révélation.

 

   Si le titre annonçait « Éloge du Même », ceci veut signifier ceci :

 

« Soi à partir de Soi », le Même,

c’est le Déterminant premier,

la condition du possible

événement de toute Altérité,

le simple fleurissement de

sa manifestation.

 

   C’est un peu, métaphoriquement, comme si « Soi » était pur rayonnement solaire dans l’aube levante, les capitules des tournesols, en tant que différence de qui-elle-est, trouveraient là le principe même de leur propre effectuation. Le Soi-Soleil déterminant ce Déterminé qui, à son tour devient Déterminant en ses germinatives et nourrissantes graines pour Ceux, Celles qui, de la vie, attendent avec fébrilité, le nourrissage, la satiété, l’assurance de connaître le jour d’après. C’est cette belle dialectique du Déterminant et du Déterminé qui justifie et explique le réseau des relations complexes entre les Existants.  Il n’y a de hiérarchie qu’apparente :

 

le Roi exprime le Sujet,

lequel Sujet à son tour devient Roi,

comme dans la dialectique hégélienne

du « Maître et de l’Esclave »,

renversement en chiasme des rôles

et des fonctions, des positions ontologiques.

  

   Alors, l’image. Tout en cette belle et jeune Présence prononce le poème de l’éclosion des choses sous l’irradiante lumière d’un impalpable, d’un invisible éther et c’est bien là le prodige de cette photographie que de suggérer, pour nous les Voyeurs, cette possibilité d’être qui est sienne. Comme si, venant de la nuit native d’un trompe-l’œil, sous l’effet de quelque mystère atmosphérique, de quelque manipulation alchimique, sortant donc du plus loin de l’étrange, uniquement pour nous les Voyeurs, à des fins de rassurance, Elle, « Imagée », Elle « Icône », Elle « Idole », en provenance directe des illusions les plus tenaces, prenait corps pour-nous, nous ancrant à quelque nouvelle certitude de vivre, plus même, nous autorisant à exister selon le bel accroissement du sens intime de notre conscience.

   La portant, « Soi », au-dedans de nous, une Intériorité en une autre Intériorité, des affects-gigogne en quelque sorte, métamorphique inclusion de deux-en-un, sublime osmose des affinités, fusion du Même-et-de-l’Autre, devenus soudain l’Unique-en-Soi, attachement, liaison sans rupture, alliance sans césure, immersion en Soi de ce qui ne l’est nullement mais dont nous sentons bien le précieux et le rare, le limité illimité, le fini infini, car il nous faut bien faire éclater l’habituel opercule des mots, distendre leur sens à l’extrême, autrement, comment dire l’indicible, viser l’invisible, entendre l’inouïe, Être-Soi-au-delà-de Soi dans la liberté la plus entière qui se puisse concevoir, c’est ceci connaître l’illimité de notre corps, de notre âme, de notre pensée, ce que Romain Rolland nommait « Sentiment Océanique », cette conscience de Soi se dilatant, ce flux singulier se portant aux limites du Vaste Océan, lequel est l’image du Cosmos en son entier, sa vastitude sans fin.

   Certes, plus d’Un, plus d’Une se questionneront sur la notion même de Subjectivité portée, apparemment, à son comble. Oui, il s’agit bien de ceci. Cependant, penseraient-ils cette posture comme inclinant nécessairement en direction d’une suressence de l’ego, d’une expansion sans fin du sentiment de Soi, d’un refuge dans le seul solipsisme, de l’appel irrévocable à un foncier égoïsme, que leur hypothèse se révélerait inexacte. S’il est de bon ton, dans les travées de la Modernité, de biffer la notion de Subjectivité, de nier la séparation du réel en tant que Sujet opposé à un Objet, cette remise en question n’est rien moins qu’alliée à une pétition de principe, sinon à la poursuite d’un dogme séculaire. Non, la Subjectivité n’est nullement synonyme d’égocentrisme, d’introversion, de priorité accordée au Soi au détriment de toute Présence. L’on peut se réclamer de la plus pure Objectivité et n’accorder à l’Autre qu’une attention des plus discrètes. L’on peut, a contrario, énoncer la précellence de la Subjectivité et demeurer disponible à l’Autre, lui marquer des signes d’affection et de générosité.

   Ce qu’il convient de souligner avec force c’est, qu’en la matière, Objectivité et Subjectivité donnent lieu à quantité d’intuitions erronées. Faire une approche du réel selon le privilège de l’un ou l’autre plan est, avant tout, affaire de ressenti singulier. La posture résultant, par exemple, de la visée Subjective du Monde est purement d’ordre esthétique (nous le voyons de telle ou de telle manière), est également d’ordre épistémologique (nous partons du Sujet comme médiateur de la connaissance). Il ne s’agit donc nullement d’une question éthique, laquelle s’intéresserait à la qualité des actes du Sujet, selon vices ou vertus, pour faire simple. Souvent les jugements sont entachés de cette confusion originaire qui mêle des plans logiquement incompatibles.

   Si, en tant que visée radicalement Subjective, je juge « La Montagne Sainte-Victoire » de Cézanne, comme belle, ceci ne sous-entend ni estimation morale, ni projection de quelque sentiment singulier à son égard, seulement la singularité d’une vision, laquelle est pure observation et connaissance de ce qui, à l’horizon qui est le MIEN, se pose en tant qu’énigme toujours à résoudre. MA vision des choses m’est « intimement personnelle » (si l’on peut oser cette réverbération), la Montagne que ma conscience intentionnelle vise ne peut jamais l’être qu’au titre de la MIENNETÉ qui m’échoit comme ma propre identité, la singulière projection que mon Moi destine aux choses en tant que leurs prédicats les plus sûrs, au moins est-ce une intuition si ce n’est le tissu même du réel.

   Jamais je ne pourrais viser la Montagne au titre d’un regard teinté d’Altérité. Le regard est MON regard qui, jamais, ne pourrait se donner en partage. Quoi qu’il en soit des vœux illusoires d’une non-contradiction de deux Altérités, de la dissolution de la césure Sujet/Objet, il n’en demeure pas moins qu’à la hauteur d’une analyse purement logique, je suis Un Sujet pour tout Autre dont la distance, la différence, l’absolue étrangeté me l’affectent comme Objet, tout comme, pour l’Autre, à mon tour, je suis irrémédiablement et définitivement Objet, certes inaliénable, certes impartageable. Rayer, d’un seul trait de plume, toute prétention de l’Individu (l’Indivis) à être dans l’exacte mesure d’une ipséité, d’un solipsisme, d’une mienneté est tout à fait inconséquent. Ceci serait simplement soustraire les prédicats essentiels de l’essence humaine, faire de l’Homme ce qu’il ne saurait être, effectivement un Objet à qui l’on aurait confisqué jusqu’à la plus profonde de ses qualités.

   Est-ce à dire que nous devons faire l’éloge de la Subjectivité. Oui, tout comme, corrélativement, de l’Objectivité. En réalité, Chacun, Chacune sent bien en Soi que l’atteinte de toute Objectivité est une simple gageure, une gentille bluette.

 

Aussi bien, il n’existe jamais

de pure Subjectivité, pas plus que

de pure Objectivité.

 

   Ces deux notions (comme bien d’autres du reste) ne sont nullement des absolus, uniquement des relatifs. Toujours un mixte des deux car toute aperception du réel est nécessairement entrelacée de motifs qui peuvent aussi bien incliner dans un sens ou dans l’autre.

 

Je vise la Montagne :

quelle part de Subjectivité,

quelle part d’Objectivité ?

 

   Nous voyons bien que le problème est insoluble. Il nous faut nous résoudre à cette vérité. Tout Sujet ne peut prétendre, tout au plus, qu’à coïncider avec son propre Soi (miracle que ceci), alors comment pourrait-il, par quel subterfuge, par quel mystérieux tour de magie, concorder avec ces Objets aux multiples et infinies esquisses, se confondre avec ce fourmillement du réel, du symbolique (autant « d’objets » qui lui font face), autant de sujets à pur étonnement, occasions immédiates de se perdre, Soi, dans l’étrange fourmillement du Monde ? Comment ceci serait-il possible sans y perdre, aussitôt, son identité, cette Mêmeté du Soi qui se donne pour seule possession affirmée de qui-l’on-est, cet Indivisible, cet Inaltérable, cet Irréductible ?

   Infinies sont les contradictions logiques, naturelles, matérielles qui, pour la plupart structurent notre connaissance, créent le lit de nos affects, déterminent nos centres d’intérêt, animent l’énergie de nos passions. Å peine a-t-on énoncé le mérite du Vrai que le Faux met en doute la justesse de nos affirmations. Posons-nous la beauté de l’Abstrait comme forme de la pensée ou de l’art que surgit au milieu de ce « désert», la multitude bavarde du Concret. La belle expression « j’aime » fleurit-elle sur l’arc de nos lèvres qu’aussitôt s’annonce en catimini son terrible revers « je n’aime pas ». Choisit-on de porter l’Esprit au plus haut de son mérite que la Matière revendique sa part comme essentielle. Voue-t-on un culte à la Lumière, au Soleil que se fait jour, du plus loin de l’espace cette tache sombre de la Nuit en sa plus belle royauté. Dans un esprit de pur Taoïsme, énonce-t-on la prééminence du Yin lunaire féminin que son opposé masculin, lumineux, solaire du Yang vient mettre en doute la véracité de nos ressentis. Se dispose-t-on à fêter dans la joie le rayonnement du Solstice d’été que, perdu au fond de ses brumes, le Solstice d’hiver ne peut que nous enchanter au motif de ses dentelles de givre. Fascinés par l’expansion, la réverbération du Suprasensible qu’aussitôt la manifestation polychrome, chatoyante du Sensible vient perturber la certitude de nos croyances quant à l’existence d’un Monde hors du Monde.

   Nous voyons bien ici que tout Existant est nécessairement empêtré dans le maquis dense de ses propres disputes, divergences et plurielles dissonances, lesquelles paraissent indépassables. Le problème qui nous affecte et nous retourne de fond en comble, celui du choix forcément cornélien entre le Jour et la Nuit, que viennent nécessairement tempérer aube et crépuscule, ces médiateurs, ces opérateurs de la relation, ces moyens termes au rythme desquels nous ne vivons, la plupart du temps, qu’à l’aune de cet « infiniment moyen », lot de tous les Vivants sur Terre.  Nous sommes  le plus souvent situés, à mi-chemin du Chaud et du Froid, du Lumineux et du Ténébreux, dans cette zone tiède, timidement proférée, ce lieu interlope des contrariétés de tous ordres, insérés dans le tissu dense des antagonismes nécessairement ourlés de négativité, dévalorisants, figures castratrices d’une réelle néantisation en acte, dont nous ne ressortons jamais qu’exténués, hirsutes comme au débouché d’une nuit ébrieuse prédatrice de nos rêves les plus enchanteurs, de nos songes les plus oniriques à l’incroyable visage de pure liberté.

   Alors, parvenus au fond même de nos êtres, dans cette impasse irréductible où demeurer serait mortifère, que nous reste-t-il, afin d’échapper à ces tenailles ourdies de verticales oppositions, sinon s’en exonérer ? Mais au mérité de quoi ? Eh bien, selon nous, il s’agit de mettre en œuvre la puissance d’une pure Idéalité afin que cette dernière, enrayant les entraves d’un réel aliénant, puisse s’offrir à nous, au moins à la hauteur de nos imaginaires, dans la dimension ouvrante de nos concepts, mesure enfin permissive de nos êtres portés à la pointe même de leurs possibilités, à l’acmé de leurs libres manifestations.  Notre volonté de croissance, de libre épanouissement, de dispensation positive de notre Soi apercevant

 

Matière,

Concret,

Nuit,

Hiver,

Sensible,

Opaque,

Mutique,

Celé,

Ténèbre,

Ubac,

Fin,

Multiple

 

 

en tant que herse indépassable contre laquelle

vient s’échouer notre volonté de dispensation, constatant

 

qu’Esprit,

Abstrait,

Jour,

Été,

Suprasensible

Transparent,

Proféré,

Ouvert,

Lumière,

Adret,

Origine,

Un

 

   en constituent les antidotes les plus efficaces, les plus précieux, cherchant à en rejoindre la Source originaire fondatrice de joie, plongeant la lame de notre lucidité dans le tronc compact du réel, traversant la moelle de son aubier, parvenant au site même de cette lumière éclatante, charnelle, âme du bois (qui joue en en écho de la nôtre), plongeant en son Intériorité la plus féconde, la plus fertile, c’est rien de moins qu’un Soleil qui s’ouvre à nous, une sublime radiation qui diffuse ses rayons, une promesse de futur qui luit, tel le bel éclat de Vénus, la Belle Étoile surgie au plus mystérieux de la taie noire du ciel.

  

Transitant de Matière à Esprit,

d’Opaque à Transparent,

de Mutique à Proféré,

de Fin à Origine,

de Sensible à Suprasensible,

traversant la texture dense du Réel

pour parvenir à l’Irréel,

forant le Visible pour sauter

en un seul bond dans l’Invisible,

 

   ceci ne consiste en rien de moins qu’au fait de Franchir l’Infranchissable, de traverser la Limite, enfin de déchirer le Voile d’Isis et, au terme de cette déchirure, se trouver, sans distance, auprès de la Déesse. Ce qui revient à dire porter son propre Soi dans la dimension même d’une prééminence de son Essence, position d’une Suressentialité qui n’aura ni nom , ni présence effective en quelque endroit de l’espace en quelque stance du temps,

 

seulement une Unité autoréalisatrice,

le tissage même de la Liberté

en sa diaphane substance.

  

   Et, maintenant, si nous appliquons cette étonnante narration à « Soi-en-tant-que-Soi », il lui faudra s’appuyer sur les motifs hautement tangibles de cet incontournable Réel, quitter le sol des libres et multiples choix, abandonner la logique du « ou bien, ou bien » (le Réel et l’Irréel), lui substituer cette autre « logique illogique » bien plus passionnante du « seulement ceci à l’exclusion de tout autre », ce qui revient à dire, dans l’espace même de notre méditation,

 

préférer le Soi, mais en

 sa plus grande profondeur,

 

   signification qui, pour autant, n’exclut nullement l’Autre, bien au contraire lui attribue la plus éminente dignité, si, du moins, l’intention de notre réflexion en délivre cette disposition d’un Soi fécondant cet « autre Soi » qui nous fait face comme notre essentiel Répondant. C’est donc en portant au plus haut, ici le paysage, en son essentiel mérite, que le paysage dévoilera l’essentiel de son être et que, corrélativement, se déploiera le Propre de « Soi » en sa vérité la plus totale. Dès ici, l’on sera attentif au

 

phénomène d’osmose s’installant

de « Soi » au Paysage,

du Paysage à « Soi ».

 

   Car être le Même jusqu’en ses possibilités les plus extrêmes, c’est franchir ses propres frontières, c’est connaître l’Autre, le Tout Autre comme partie intégrante de Soi : deux Vérités se rencontrent et fusionnent en une unique félicité. Il faut donc s’employer au fonctionnement des homologies signifiantes car c’est bien au terme d’une ressemblance, d’une identité réciproque que quelque chose comme une logique unitaire pourra montrer son visage.

   « Soi » ne s’adonne nullement uniquement à qui-elle-est. « Soi » a souci de ce qui n’est pas elle. « Soi », en l’estime de « Soi » en la plus effective profondeur, ne fait, en réalité, que jeter des lianes en direction de ce dehors sans qui elle ne serait rien, puisqu’il faut bien la présence d’un Espace afin d’y figurer, d’y occuper une position aussi fondamentale qu’unique. « Soi » en son visage se donne pour l’identique nature de Paysage en sa parution. Une épiphanie appelle une autre épiphanie, faute de quoi deux Néants se feraient face dans un vide sidéral sans limites, sans consistance. Nulle distance représentative entre

 

ce pur visage de porcelaine,

cette pureté d’un ciel diaphane.

 

   C’est comme si le ciel, au titre d’une magie, mais aussi d’un pouvoir céleste illimité, avait distrait une once de sa substance pour l’offrir à Celle qui, sans doute, en attendait l’offrande.  La même donation, la même oblativité se lève

 

du chemin de pierres blanches

pour reconnaitre sa trace posée

sur la gorge, sur les bras de « Soi ».

 

Confiance réciproque,

harmonie simple des complémentarités,

complicité des affinités.

  

   Et les tresses des cheveux, pareilles à des cordons qui se seraient échappés de la nuit, comment n’en pas reconnaître l’identique forme dans la haie noire à l’horizon, n’en pas saisir l’immobile tremblement dans les frondaisons du bosquet, n’en pas deviner la sourde effervescence, là, dans le tapis d’herbes sombres ? Et la robe, à qui pourrait-elle confier son destin, quelle ressemblance pourrait-elle susciter afin de ne nullement demeurer orpheline ? La robe est semis de fleurs, la robe est recueil d’une claire fenaison, la robe est patience à l’orée du jour, toutes qualités se levant de cette savane de courtes herbes, un frissonnement se donnant dans le rare d’une alliance sans rupture, sans césure.

   « Soi » n’est pas en « Soi », et uniquement ceci, comme pourrait l’être un vide au sein même de sa propre vacuité.

 

« Soi » est pur SENS, ce qui veut dire

relation,

correspondance,

liaison, d’abord de « Soi à Soi »,

puis, par pur mimétisme,

transfert de ce mouvement

à l’extérieur de « Soi ».

 

    Ce n’est qu’à s’être éprouvée dans la profondeur d’une « intime conviction » qu’elle pourra éprouver le Tout Autre en sa plus vive densité, en sa qualité la plus plénière.  Éternel et immuable jeu d’échos, de réverbérations,

 

de reflets

de « Soi » au Monde,

du Monde à « Soi ».

 

   Et ceci, bien plutôt que de pouvoir s’affirmer selon le mode d’une démonstration conceptuelle, d’inférences logiques de la Raison, ceci se lève, avec minutie, du travail de l’intuition, une évidence se fait jour que la psyché confirmera, que l’affect reconnaîtra comme son double, sa gémellité. Car rien, sur Terre, ne pourrait subsister à l’écart de ce qui n’est nullement Soi : le ciel, les arbres, les oiseaux, la présence humaine, le coucher du soleil à l’horizon.

   Si l’annonce de ce texte se traduisait sous la formule aussi elliptique qu’énigmatique « Éloge du Même », peut-être ce long exposé clarifiera-t-il les enjeux de cette pensée.

 

« Soi » est le Même en tant que Soi.

L’Autre est le Même en tant qu’Autre

 

   La mêmeté est l’essence identitaire de ce que Chacun, Chacune est en son irrécusable fond. Nécessité de faire fond (précisément), sur ce Même en un premier geste de saisie de Soi, puis, au titre d’une nécessité se faisant vite sentir, de ne nullement se restreindre à l’horizon de son propre halo, s’éprouver, en une phase immédiatement ultérieure, en tant qu’Autre pour Soi (nos variations d’humeur, nos contradictions, nos revirements soudains, la labilité de nos goûts, les  caprices de nos amours successives), car si Identité nous avons, à l’intérieur de cette forme identitaire, rien n’est immuable et si nous demeurons en notre essence - cette nécessité -, les contingences de l’exister nous trouvent demain différents d’aujourd’hui, et c’est bien cette constante dialectique, cette effervescence interne, ces singuliers tellurisme qui créent les conditions de possibilité de l’accueil de l’Autre, la nécessaire ouverture du Soi à ce qui ne l’est pas.

Éloge du Même

   « Éloge du Même » avions-nous projeté en un premier jet, formule bien vite remplacée par « Éloge du Même (& de l’Autre) ». Quel que soit le Quidam adoptant la profession de foi d’un radical solipsisme au gré duquel l’Autre ne serait que pur trompe-l’œil, se trouverait bien vite en un abîme sans fond dès l’instant, certes improbable où, Seul sur Terre, rien ne lui reviendrait que cette abyssale dimension qu’il serait lui-même. Ceci nous fait inévitablement penser à la verticale tragédie du « Cri » d’Edvard Munch.

   Celui-qui-crie, crie à l’intérieur de sa propre forteresse, mains vigoureusement plaquées sur les oreilles, altérités au fond de la scène telle des illusions, des spectres. Oui, le Même, rien que le Même peut vide instiller en nous le virus délétère de la folie.

 

Nous disons de nouveau :

 

« Éloge du Même & de l’Autre ».

 

Vous n’aurez pas été sans remarquer la disparition de la parenthèse : elle revient à gommer, autant que faire se peut, la prétention de l’aporie à paraître et à coloniser le champ entier de notre pensée.

 

Rien, dans l’exister, ne saurait faire sens

à demeurer dans la geôle étroite d’une Mêmeté.

 

Mêmeté comme origine,

Altérité comme fin.

 

 

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0
15 novembre 2024 5 15 /11 /novembre /2024 09:30
De Soi à Soi

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Sans doute en est-il de certaines représentations graphiques, identiquement à la face cachée de la Lune, elles nous interpellent au motif que, n’en percevant qu’un fragment, elles font de leur partie invisible une telle énigme que nous n’en serons quittes qu’à en dévoiler le coruscant mystère. Alors, le sens, quel est-il : ceci qui se voit et profère dans la plus grande clarté (presque au prix d’un aveuglement ?) ou bien, à l’opposé, est-ce ce qui demeure dissimulé (notre vue y connaît une égale cécité), en quoi nous devons lancer la lame de notre lucidité ? Étrange constatation : en matière de saisie du sens, visible comme invisible présentent la même opacité, ce qui veut signifier, l’on s’en doute, la complexité de décrypter toute signification. Peut-être la plus visible est-elle, en raison même de la pure évidence qu’elle nous adresse, celle qui se donnera avec le plus de retenue ? Quoi qu’il en soit de ces subtilités quant au juste discernement du réel, le pire serait de nous en détourner. Vraisemblablement, la seule chose à faire, tout comme le Chercheur d’or pioche dans le filon sans pour autant savoir s’il sera aurifère, se confronter à la matière qui résiste, y enfoncer le coin de sa raison : quelque chose en surgira que, sans doute, nous n’avions nullement perçu à l’initiale de notre projet. Peut-être même des orientations inconnues, profondément celées en leur bogue nous rencontreront-elles pour le plus grand contentement de notre intellect. Voyons ce qui se dit dans cette esquisse de l’Artiste allemande dont nous avons dit, à plusieurs reprises, que son œuvre était totalement métaphysique, ne pouvant donc être interprétée qu’au-delà de ses formes immédiates.

    Le dessin qui va à présent nous occuper, dépasse la valeur même du spéculatif et du surnaturel, mesures auxquelles il nous confronte habituellement.  Car, d’emblée, s’agit-il de se poser la question préalable : cette œuvre est-elle arrivée à son terme et, dans ce cas, nous devrons chercher à en décrypter les motifs. Ou bien il ne s’agit que d’une esquisse en cours d’exécution et, dès lors, pensons-nous, quelle est donc l’utilité de sa publication ? Mais penser de cette façon est produire un raisonnement biaisé, sous prétexte que la signification n’attend nullement le dévoilement de la totalité de son être, que, déjà, chaque geste compte en tant que tel, que décider de l’interrompre à tel ou tel moment sous l’influence, certes, de causes inconscientes non clairement identifiées, ceci veut toujours dire quelque chose, non seulement de l’œuvre en cours, mais aussi des préoccupations insues qui guident la main de l’Artiste. Tout est toujours, au sein même de l’activité humaine, déterminé par un motif antérieur dont, la plupart du temps, la racine nous échappe, si bien que, traçant sur le papier une forme, une figure, c’est bien plus cette forme, cette figure qui procèdent à leur venue à l’être, nous n’en sommes jamais que les exécutants. Restriction de notre liberté ?

 

Mais qui donc oserait proférer

l’évidence de notre liberté ?

Certes elle clignote dans les

 intervalles du destin qui,

depuis toujours, nous est assigné.

Métaphoriquement, liberté de l’aube,

 liberté du crépuscule,

minces passages,

minces illuminations

dans la cohorte réglée des jours,

dans le trille contraint des secondes.

De ceci faut-il prendre ombrage ?

Et, du reste le ferions-nous que

la Terre persisterait à

tourner dans le même sens.

  

    Alors, ici, nous reprenons le dessin au motif d’y surprendre, si cette hypothèse peut se vérifier, la part de liberté que nous pourrions y introduire, qui tracerait la voie de notre autonomie, qui indiquerait l’étroit sentier sur lequel contraindre les formes du réel, sinon à se plier au feu de notre volonté, du moins à en envisager l’influence, à en accepter parfois les caprices, les sauts de carpe, les imprévisibles retournements. Y aurait-il joie plus entière dans l’exister, que d’apercevoir, devant soi, le mérite d’une forme, animale ou bien humaine, d’y conformer notre regard qui la reconnaîtrait pour ce qu’elle est, puis, dans une manière de revirement soudain de notre contemplation, d’en inverser le cours, d’en métamorphoser le sens afin de le conformer à quelques unes des affinités les plus effectives qui déterminent notre être ? Autrement dit, une résistance nous met au défi d’en modifier le flux et, à la grâce de notre seule résolution, cette puissance rétrocéderait jusqu’en ce lieu de satisfaction qui se donne toujours en tant qu’adéquation des choses aux nervures sensibles, parfois esthétiques, qui font se lever en nous l’immédiat désir de les accomplir, de les porter dans l’exact prolongement de la qualité de notre regard, dans le pli le plus secret des images qui hantent notre inconscient, dont l’effectuation consciente sonne comme un étrange pouvoir quant à la mesure de l’altérité.

   Mais d’abord ce qui résiste et, souvent, ne concourt qu’à nous désespérer : « Forme-en-voie- de-constitution » s’élève à peine un degré au-dessus de cette grise indétermination du fond. Å l’évidence cette surface uniforme, identique au long et hésitant cheminement d’un ciel d’hiver, cette perte infinie du réel à même la confondante imagerie floue d’une irréalité, ceci néantise absolument, ceci reprend « Forme » en son inconsistance, en ses flottements, en ses abyssales indécisions, une manière de phagocyter toute tentative de paraitre, da faire événement sur la scène du Monde. Comme si « Forme » ne nous était donnée qu’à l’aune de son nécessaire repli. Et c’est bien l’aura de cette néantisation qui rend « Celle-que-nous-cherchons-à-approcher » aussi impalpable que le contour de givre de la feuille, fondant sous les premiers rayons de soleil.

   Certes, il y a traits, pluralité, abondance de traits de graphite, certes il y a ces étranges stigmates noirs qui s’essaient à faire venir au monde du possible cette Silhouette si basse, si inclinée. Certes il y a présence, nous ne saurions le nier même si, en nous, au plus vif, nous sentons la menace du vide, nous percevons les mors de l’abîme largement ouverts. Certes il y a corps, mais corps négatif, corps fragmenté, un seul bras le long de l’anatomie, une seule jambe et l’équilibre est plus que compromis qui fait « d’Étrange » une candidate à son propre exil, si ce n’est la promettre à quelque évanouissement dans l’ouverture de cette autre forme au sol qui prétend être son ombre portée mais qui, cependant, se donne comme le spectre d’une pierre tombale, ou bien comme une naturelle échancrure de la terre souhaitant reprendre en son opacité native tout essai de diction, toute tentative de geste sur cette illusion de vie, sur cette prétention à croître.

   La pièce, quant à elle, n’est pièce que par défaut : deux lignes tremblantes en circonscrivent l’espace de rien. Et ce n’est nullement le simulacre du tabouret qui attribuera épaisseur, densité à ce qui semble bien être une simple parodie du réel. L’être du tabouret est de se disposer en tant qu’assise pour qui voudrait bien s’y confier. « Forme », en sa position debout, suggère bien plutôt que l’assise vient d’être quittée. Ainsi, chacun, « tabouret », « Forme », accroissent-ils leur solitude réciproque à l’aune de cet éloignement. Autant dire, au regard de cette brève description, que tout, ici, est pure vacance de soi, retour en des sites d’improbable tournure, une ligne grésille à l’horizon qu’effacera, bientôt, la nuit faucheuse de clartés.

   Jusqu’ici, tout s’est dit en termes négatifs de disparition, d’effacement, d’évanouissement.  Nous parlions, plus haut, dans notre développement théorique de « la part de liberté que nous pourrions introduire » dans cette brève narration graphique. Par-là nous voulons indiquer la marge de modification de la situation initiale qui, toujours demeure, si nous sommes attentifs aux glissements de sens (une manière de métonymie, si l’on peut dire), et même aux inversions du champ de notre perception,

 

un retournement en chiasme

selon lequel le Noir se

métamorphosera en Blanc,

le Fermé en Ouvert,

 L’Obscur en du Lumineux

 

    Å cette fin il nous faudra reprendre à nouveaux frais la scène qui nous est proposée, et par la vertu d’une dialectique,

 

faire du Manque une Présence,

d’une Dépossession une Possession,

d’une Aliénation une Liberté

 

   Une « conversion du regard » si nous reprenons le célèbre motif de la phénoménologie qui, sous les apparences du phénomène, souhaite trouver la pleine et entière Vérité de l’Être. Cette conversion se réalisera aux moyens d’une dilatation de l’espace, d’une extension du temps, à savoir qu’elle introduira dans cette scène un sens nouveau se déployant dans une aire renouvelée, un sens affectant l’intime perception de l’instant.

 

Or ceci ne sera possible

qu’à mobiliser la force de

la conscience intentionnelle,

à projeter à même le Destin des Choses,

de neuves virtualités,

des puissances irrévélées,

des flux imaginatifs qui n’attendaient

que le moment de leur éclosion

  

   Et ceci, bien loin d’être simple activité ludique, simple manipulation des signifiants, ceci irriguera le réel de nouvelles potentialités dont la ressource, toujours existe au sein même de l’Être, opérant un accroissement corrélatif du signifié, entraînant une dilatation même de nos attentes quant à ce qui se donne à nous, le plus souvent, sur le mode du mystère, de l’amorphe, sinon du totalement incompréhensible, du celé à jamais. Un espoir se lève sur fond de tristesse et de grise parution des jours. Le titre annonçait « retournement de Soi », ici il faut comprendre que cette disposition d’esprit remaniée n’est rien de moins qu’un renversement des valeurs du Soi-humain, du soi-des-choses et c’est à leur singulière confluence que s’annoncera ce que nous pourrions nommer métaphoriquement

 

une « vision en clairière »

où le sens occupera le centre,

où les ombres du non-sens,

 repoussées à la périphérie,

 en lisière de la clarté,

 rétrocèderont pour ne plus paraître

 qu’à la façon des cendres sous lesquelles

crépitent les braises enfin tirées

 de leur gangue de non-savoir,

de leur immémoriale mutité

  

   Si nous renoncions à faire s’ouvrir le sens à partir de cette triste figuration, c’est nous-mêmes en tant que chercheurs de sensations actuelles, de plaisirs inédits, de jouissances audacieuses, c’est nous-mêmes donc qui serions condamnés à végéter dans le massif ombreux de notre inconscient, dans la zone interlope où rien ne se donne pour acquis, où le tout des choses se révulse à la seule idée de livrer son secret. Une nécessité intérieure se fait jour qui, bientôt, grandit, se multiplie, lance ses tapis de rhizomes, projette dans l’air atterré les lianes d’une possession neuve du réel.

 

Tout doit sortir de soi,

tout doit connaître l’ivresse du dehors,

tout doit rayonner à l’infini

 

   Aussi, avertis de ceci, de cette exigence du réel à connaître son retournement, à initier de nouveaux parcours, à féconder ce qui, jusqu’ici végétait dans quelque sombre corridor, nous disposerons-nous à reprendre l’image en ses fondements les plus étiques, insufflant en sa naturelle contingence quelque perspective heureuse, quelque horizon signifiant.

      « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », nous en réhabiliterons la représentation (non que celle-ci n’ait nulle valeur. Bien au contraire sa force est de faire du seul fragment la puissance du tout : l’essence du dénuement, l’essence du désarroi naissent, précisément de cette incomplétude, de cette atomisation), nous la ferons venir dans l’orbe d’une possible joie afin que, naissant de l’effet dialectique, chaque figuration s’accroisse de cette différence : la triste de la joyeuse, la joyeuse de la triste. Soudain, comme par enchantement, la chute s’interrompt, se métamorphose en cette pose de juste ataraxie, en cette attitude, sinon euphorique (l’écart, ici, serait trop grand), du moins satisfaite de Soi, une légère griserie flottant alentour du corps, pareille à l’éclat solaire un jour de printemps.  « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », est-elle devenue tout autre de qui-elle-est, s’évinçant ainsi de son essence, abandonnant le cercle de son identité ? Nullement, c’est toujours à l’intérieur des limites de sa propre essence que ces fluctuations, ces oscillations, ces variations prennent place, figures successives de cette « Stimmung », cette basse émotionnelle continûment rythmée par ses harmoniques, cette nature singulière qui trace l’enceinte à l’intérieur de laquelle nous croissons avec la tonalité qui est la nôtre, uniquement la nôtre. Exception de vivre en ce site, en cet instant, en cette « épochê » de nulle reconduction.

     « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », métamorphique présence en ses stases successives, en ses phases alternées, en ses miroitements polychromes, « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », voici qu’elle s’est retrouvée dans la lumière, à l’adret de son exister, abandonnant pour un moment le site mélancolique de son ubac. Du simplement fourmillement qu’elle proposait au regard, sa chevelure ruisselle avec d’étonnants reflets d’or. Le visage, cette dimension humaine plus qu’humaine, a retrouvé son éclat, des yeux s’ouvrent qui interrogent le Monde, un nez droit y hume les fragrances de la saison, une bouche visitée de rouge dit la note gourmande de la vie. Le chiffon noir tressé des frustes fils de la détresse a cédé la place à la discrétion pleine d’élégance d’une robe légère à peine touchée d’une lumière pâle, limpide comme la fraîcheur du sourire de l’enfant. Bras et jambes laissent paraître l’ingénuité et la santé d’une peau rose-Dragée que vient lisser une douce clarté. Le mince et pathétique tabouret s’est vu remplacé par le goût classique, éclectique, plein de raffinement d’une méridienne contre le dossier duquel repose le bras de « Celle-qui-est-sereine » (l’une des déclinaisons de « Chute », de « Perte »), elle qui semble viser un horizon de pure clarté avec, peut-être le doux moutonnement de ses collines, le cours sinueux de ses rivières, le frémissement à peine perceptibles de ses bouquets d’aulnes et de coudriers.

    

De Soi à Soi

   La dernière description, celle qui substitue à « Celle-qui-chute », « Celle-qui-est-sereine », n’a pu trouver le lieu de son développement qu’en extrayant des archives de l’Artiste cette « Fille aux cheveux d'or », telle que présentée par le Site d’art Zatista. Si l’on se demande ici le rapport de sens qui relie ces deux images, eh bien l’évidence nous fera dire que deux œuvres sorties de l’imaginaire de la même Artiste ne sont, non seulement, homologues, ressemblantes, mais qu’il ne s’agit, en réalité, que de deux stades successifs de représentation d’un Être unique. Certes, cet énoncé assertif peut surprendre, cependant il s’appuie sur la conception suivante :

 

l’Écrivain n’écrit jamais que le même livre,

le Sculpteur ne donne vie qu’à la même forme,

le Peintre ne peint jamais que le même motif

 

   C’est à ce titre qu’une œuvre présente une unité, une cohérence, un sens totalisant.

 

La genèse d’une œuvre est

toujours genèse de Soi

 

L’artiste peignant,

 peint son Soi.

Vous me lisant, ne lisez que

 le Soi qui vous est propre,

Moi, écrivant, ne trace jamais

 que les mots qui déterminent

ce Soi qui est mien

 

Toute condition d’Altérité

 n’est que la réitération à l’infini

 de ce Soi sans lequel nous ne serions

 nullement qui-nous-sommes

 

   Ici les tirets --, ne souhaitent indiquer que l’unité, l’essence inaltérable qui nous permet, face au divers naturel et mondain, de faire Figure, de faire Présence. D’une façon irrémédiablement et heureusement UNIQUE. En son apparence d’éparpillement, de fragmentation, de possible diaspora, « Celle-qui-chute », « Celle-qui-est-sereine » sont les diverses efflorescences, les diverses frondaisons, les multiples pullulations d’une polyphonie du visible.

 

L’Unité,

toujours,

est invisible

 

   Elle ne surgit nullement dans la variabilité du phénomène, son continuel étincellement, sa profusion à l’infini. L’Unité ne peut qu’être intuitionnée, pour Chacun, Chacune, d’une manière qui est consubstantielle à sa nature. Tout ce qui se montre et se perd dans les mailles complexes de l’exister ne se donne jamais que de surcroît. Nous voulons croire à cette représentation intangible, immuable de « Celle », ici ce pronom démonstratif suffira à la déterminer en son entier et lui ajouter quelque prédicat serait, déjà, en entamer la Vérité Première.

 

Or le dire authentique d’un Être ne saurait se dire

qu’en tant que Premier,

qu’en tant qu’Origine.

 

Aussitôt après,

l’apparence,

le faire-semblant,

l’illusion,

le mythe

en sapent le

merveilleux édifice.

 

Demeurons !

 

 

Partager cet article
Repost0
12 novembre 2024 2 12 /11 /novembre /2024 09:17
Nue

« Eleven AM »

 

Edward Hopper

 

***

 

    Nous mettant au défi de découvrir une image, d’en réaliser en quelque sorte l’inventaire, de dévoiler ses significations, rien ne nous sera sans doute plus utile que de la décrire. Signifiance de surface dont il faudra, ensuite, sonder la profondeur. Décrire est déjà la faire sortir de son silence, s’en approprier les lignes essentielles, réaliser une première approche, se poser au seuil de qui elle est. L’ambiance est douce, toute de repos et de calme. La pièce aux teintes apaisées d’argile vient à nous à la manière dont un frais labour d’automne, se hissant de quelque brume matinale, nous rencontrerait dans le genre d’une offrande. Au premier regard, nulle inquiétude, tout est clair, tout est ordonné à la façon d’un harmonieux cosmos. Les tentures, la lampe posée sur son guéridon, la commode à la boiserie discrète, le luxe élégant des murs, le cadre clair de la fenêtre, les voilages légers, tout ceci se donne dans la pure évidence d’un appartement bourgeois inséré le plus naturellement dans le sillage heureux de sa propre mondanité. Le parement des pierres de façade, leur volume, leurs lignes parfaitement droites et exactes viennent nous confirmer dans l’intuition originaire d’un univers taillé à ses plus justes dimensions.

   Mais il n’aura nullement échappé à la Lectrice, au Lecteur, que le sujet principal de l’image, cette Jeune Femme assise sur son fauteuil a, pour le moment, échappé au travail même de la description. Ce pur surgissement de l’humain au centre de ses référents matériels, cette osée et surprenante nudité ne peuvent évidemment se donner qu’à la manière d’une antinomie, à tout le moins pour une réelle surprise et, pour les plus lucides, la manifestation d’un véritable étonnement. On n’est nullement NUE face à la fenêtre sans que quelque raison (ou quelque « irraison ») n’en motive l’exposition. Cependant, avant d’explorer plus avant ces bizarres motifs de dévoilement, il est tout à fait logique de nous demander si « Nue », en sa posture édénique, ressent quelque gêne, si sa propre attitude lui pose question, si nous ne serions nullement  victimes, en notre observation, d’une « moraline » (selon le mot de Nietzsche) qui troublerait l’exactitude de notre regard, mesurant l’Autre à l’aune de qui-nous-sommes, peut-être des juges bien trop sévères d’une attitude qui ne serait que de pure confiance à l’égard des choses, que de pure spontanéité vis-à-vis du jour qui se montre à la fenêtre ?

   En réalité nous questionnons mais, en filigrane de notre interrogation, nous avons d’ores et déjà posé les prémisses d’une vision métaphysique, laquelle voudrait saisir en un fond bien plus abyssal, la valeur ontologique de cette posture somme toute bien ordinaire. Mais il nous faut décrire maintenant « Nue » et tenter d’en saisir, d’une façon plus précise, sinon l’essence absolue, du moins la relative.  « Nue » est donc doucement inclinée, buste penché vers l’avant. La nappe auburn de ses cheveux coule en partie sur le haut de son buste. Bras posés sur ses genoux, ses mains sont jointes comme dans le geste de la prière. L’amorce de sa poitrine est à peine visible. La texture lisse de son corps est blanche tel un plâtre, tel un virginal albâtre. On penserait à quelque Ève dans son paradis moderne, observant par la croisée les agitations temporelles, comme si, s’étant extraite du réel, elle pouvait en observer, tout à son aise, les polyphoniques événements. Concession des plus étranges à l’urbanité environnante : ses pieds sont chaussés de deux escarpins noirs à l’aspect des plus classiques. Certes, la dialectique est abrupte qui met en relation nudité et parure vestimentaire. Appartenant, par ses pieds chaussés à la société des Hommes et des Femmes, elle s’en exonèrerait à la mesure d’un corps totalement livré à la délectation gourmande de la lumière. De là naît, bien évidemment, un sentiment d’étrangeté dont, à l’évidence, nous aimerions percer le secret.

   Mais, ici, sans plus tarder, il nous fout jouer aux homologies signifiantes, peut-être uniquement formelles, mais chacun sait que la forme recèle en elle les plus évidentes significations, bien plus que cette matière amorphe qu’elle discipline et plie à la mesure de son étrange volonté. Au hasard de nos pérégrinations sur les médias, voici que, soudain, venant de nulle part, surgit, pour nous, en une manière de donation directe, cette blanche statuette, biscuit de porcelaine dont la blancheur rejoint sans délai celle de « Nue ».

 

Å l’évidence,

la Blancheur est

leur essence,

la Pureté

leur commune mesure,

le Retour à l’Origine

leur unique souci.

 

   Si « Nue », si « Biscuit » nous interpellent de façon si assidue, si leur naturelle et brillante aura fascine notre regard, si notre attention se focalise, sans possibilité aucune de s’en exciper, sur ces deux belles apparitions, ceci ne saurait avoir lieu qu’à l’aune de magnétiques affinités qui nous attachent à elles, dont, jamais, nous ne souhaiterions interrompre le charme. Car, en cet instant de notre prise de conscience, nous nous apercevons que le fait de persister dans notre être de manière suffisamment satisfaisante passera, obligatoirement, par le mélange, la confusion, l’osmose des intérêts que nous manifestons en commun. Ainsi pourrions-nous proposer cette fondamentale équation :

 

Nue = Biscuit = Nous = Pureté = Origine

 

   Et ceci n’est nullement l’expression de quelque fantaisie. Il en va bien, effectivement, de notre être, ici, dans cette confluence existentielle, dans cette indistinction où nulle présence ne sera différente des autres, où tout fera sens dans une communauté de projets. Oui, nous comprenons volontiers votre naturel effarement : comment donc un Humain peut-il, à ce point, se confondre avec le tout autre, à savoir une représentation picturale, à savoir encore, une statuette au destin si prosaïque ? Certes, à ceci nulle explication logique, seulement la haute dimension du pathique, lequel vous entraîne, à votre insu, en d’étonnants champs d’indétermination dont nul ne pourrait fixer les limites, ni décrire le territoire. Et c’est bien cet horizon flou, cette nécessaire indistinction d’une lointaine origine qui nous motivent au plus vif, entretiennent, en nous, ces braises sur lesquelles nous n’avons de cesse de souffler afin que, peut-être, une Vérité se montre au gré de laquelle, notre regard comblé, se retournerait dans l’archipel de notre propre corps, réaménageant ses fragments, lui conférant une unité, une harmonie qui, jusqu’ici, en aurait été exilée.

   C’est bien de Vérité dont il s’agit ici, que ces postures dressent pour nous afin que, nous y abreuvant sans délai, se montre notre propre Vérité, cette vive lumière que, la plupart du temps, nous nous employons à esquiver car, en reconnaître la pure exigence, nous priverait de quelque confort, mordrait sur notre liberté, du moins est-ce la fausse hypothèse que nous faisons communément. Or ces projections imaginaires sont des plus inauthentiques, elles ne font que mettre en jeu la mondanité de notre « ON », hypostasiant la réelle valeur de notre essence. Il nous faut poser une seconde équation :

 

VÉRITÉ = LIBERTÉ

LIBERTÉ = VÉRITÉ

 

Seul un Être Libre est Vrai

Seul est Vrai un Être libre

Nue

Si nous mettons en relation les deux attitudes de « Nue » et de « Biscuit », nous nous apercevrons vite qu’une naturelle gémellité en assemble les motifs, qu’une identique source en réalise l’unique et belle manifestation. Toutes deux, en leur silhouette, ne font que reproduire (du moins est-ce notre thèse) la position fœtale caractéristique de celle du Nouveau-Né. Donc elles sont sur le seuil du Monde, en attente de paraître vraiment. Donc elles portent, en elles, la trace, certes invisible, certes atténuée, en filigrane,

 

la trace cependant

d’une innocence,

d’une grâce,

d’une eau si pure,

si cristalline, elle

 scintille à la manière

du chant des étoiles

dans le vaste firmament.

 

   De la Blancheur qui en poudre la neuve effectivité, il faut faire le lieu d’une compréhension renouvelée, sondant jusqu’aux fondements premiers.

   Ici, la Blancheur devient le nécessaire ombilic à partir duquel entrer dans la signification foncière dont ces deux œuvres sont le support et le centre de rayonnement. Å seulement évoquer son éphémère consistance, qui est bien plutôt densité, nous revient en tête cette première strophe de « Mémoire » d’Arthur Rimbaud :

 

« L’eau claire ; comme le sel des larmes d’enfance,

L’assaut au soleil des blancheurs des corps des femmes ;

La soie, en foule et le lys pur, des oriflammes

Sous les murs dont quelque pucelle eut la défense

 

L’ébat des anges »

 

   Combien ces mots de l’Auteur des « Illuminations » nous orientent en direction de ce fondement de l’exister, de ces prémisses essentielles, des émouvants linéaments de l’Originaire dont, le plus souvent, à notre corps défendant, nous sentons les archaïques remuements à défaut d’en reconnaître la sourde et trouble présence.

 

Tout ici converge vers l’Origine :

 

    « L’eau claire » en constitue la forme cristalline de premier ruissellement ;

   « le sel » dit sa mesure lustrale lors du baptême ;

   « l’enfance » dit la neuve présence sur la margelle du temps ;

   les « blancheurs » gommant les éclats de la polychromie mondaine, reconduisent, aussitôt au fondement neutre du spectre coloré ;

   la « pucelle » fait signe vers sa virginité ;

   les « anges » nous convoquent à la vision hiératique dont naïveté, fraîcheur, spontanéité tissent l’impalpable texture.

  

   Cette genèse postée à la limite du Monde, cette discrétion d’une couleur qui n’en est pas une mais les autorise, les contient toutes ( le rouge n’est rouge que par rapport à la blancheur, son « degré zéro » ; le vert n’est vert que par rapport à la blancheur, et ainsi de suite, à l’infini du spectre coloré…), cette genèse donc de la matière nuancée, bigarrée a à voir, pure évidence, avec la source même du langage, singulièrement avec la Poésie en tant que Parole Essentielle qui semblerait n’avoir nul précurseur.

 

Écoutons les propos de Michel Collot

dans « La Matière-Émotion » :

  

   « Cette transmutation de la matière est bien sûr inséparable d’une alchimie du verbe. Le Poète régresse en-deçà de l’état construit de la langue, pour explorer ses possibilités enfouies, ses ‘’naissances latentes’’. Il laisse affleurer à la surface de l’écriture une sorte de chaos verbal sous-jacent. »

  

Tout dit la Naissance

 

Tout dit l’Origine

 

   Et, conséquemment, tout dit la Mère, celle qui porte en elle, tout à la fois le Chaos originaire, mais aussi bien le Cosmos qui ne manque de s’ordonner dès l’instant où les énergies matricielles, les tellurismes internes, les diaclases opérantes, les plaques tectoniques trouvant leur repos et la logique de l’exister, enfin tout consent à rentrer dans l’ordre avec, parfois, des sursauts mémoriels, de surgissantes réminiscences.  C’est ainsi, notre exister occupe le juste milieu de cette dialectique de l’ordre et du désordre, de la naissance et de la mort, de l’origine et de la clôture. Cette vérité qui vient de loin, cette parole voilée, ces « lignes flexueuses », toute ces irisations du réel se donnent comme la mesure métaphysique des choses. L’Homme, pure mégalomanie, pense tirer toutes les significations du visible sur lequel il semble régner sans partage. Sur le visible il a du pouvoir, nullement sur ce qui toujours lui échappe, gagnant un silence immémorial, originel.

   C’est pour cette raison que toutes les pensées qui disent et souhaitent la fin de la Métaphysique pêchent par excès de croyance en leur propre puissance, pêchent au motif d’une confondante illucidité. Nous sommes, bien plus que nous le reconnaissons, guidés, sinon manipulés par la puissance de ces archétypes qui ne sont guère que les ombres portées que nous traînons derrière nous alors que la condition même de notre regard ne peut prendre en compte que ce qui vient ici-devant. Si, au terme de cet article, la Blancheur peut se voir attribuer le coefficient de Pure Essence au gré duquel toute notre mondanité colorée n’existe qu’à en être les projections, les échos, les calques et les reflets, alors cette écriture aura atteint sa cible : dire les choses en leur plus grand mérite.

   L’importance de la Mère en tant que pourvoyeuse des signes que, quotidiennement nous interprétons, ne vous aura nullement échappé. C’est pourquoi la conclusion de ces quelques méditations consistera, en premier, en une nouvelle citation de ce beau livre « La Matière-Émotion », en second en une rapide déclinaison de quelques prédicats qui pourraient bien être attachés à la Blancheur, si, toutefois, nous consentons à en dévoiler la manifestation.

  

D’abord la reconnaissance du lieu nourricier :

  

« Revenir à la Mère, c’est retrouver l’origine, mais aussi s’exposer au Chaos, rentrer dans la ‘’nuit antérieure’’ et revivre ‘’transe originelle’’ qui a donné naissance au Monde et au Sujet. »

 

Ainsi dirons-nous de la Blancheur :

 

Blancheur est convertisseur du Néant

Blancheur est Chaos Initial

Blancheur est Terre-Mère

Blancheur est Materia Prima

Blancheur est Matrice primitive

Blancheur est fontaine nourricière

Blancheur est pulsion élémentaire

Blancheur est élan Initial

Blancheur est Principe

Blancheur est Fondement

de tous les Fondements

Blancheur est précurseur ontologique

Blancheur est Ton Fondamental

Blancheur est mesure de l’Anté-Prédicatif

Blancheur est Avant-Signe de tous les Signes

Blancheur est A Priori avant toute expérience

Blancheur est intervalle avant toute parution

Blancheur est ce sans quoi rien n’existerait

                                           Blancheur est ce en quoi l’Être s’élève

Blancheur est Avant-Présence aurorale

Blancheur est mesure anticipatrice du Jour

                                               Blancheur est conque appelant l’Ouvert

Blancheur est pensée informulée

Blancheur est silence avant la Parole

Blancheur est retenue du Poème

Blancheur est degré zéro de l’Esthétique

Blancheur est condition de possibilité

de toute Éthique

 

Le couple « Nue-Biscuit »

en sa nécessaire coalescence,

 en son osmose la plus effective,

en sa pure essentialité,

tisse le bel Ode à la Blancheur,

ce Poème ouvert à la

 dimension du Monde.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 novembre 2024 6 09 /11 /novembre /2024 09:36
Vous avez dit « Étrange » ?

Louis Servedio-Morales –

Homage to Edward Hopper

 

@cameralab21

 

***

 

   Placés face à ce carré de couleurs vives, l’on ne peut vraiment savoir si c’est du réel qui nous rencontre ou bien du rêve, ou encore s’il ne s’agirait simplement d’un artefact polychrome venant d’on ne sait où, qui établirait son étonnante scène, quelque part, dans une manière d’indétermination de notre corps, peut-être uniquement sur ses entours. Autrement dit, cette image nous sollicitant avec la soudaineté de l’éclair, nous aurions le plus grand mal à en saisir l’intime signification.  En conséquence de ce flou, de cette mesure fuyante des choses, nous sommes réduits à ne tracer que de fugaces hypothèses, que de bien furtives intuitions. Or, savez-vous, dès l’instant où un événement ne s’annonce qu’à l’aune de son incomplétude foncière, toute présomption à son égard, toute prémisse supposée en fonder la réalité ne font qu’échouer dans les plis complexes de leur propre vanité.

   Tel Ami à qui vous adressez une missive, cette dernière demeurant sans réponse souhaitée immédiate et alors, commence dans le tissu marécageux de votre matière grise, une sorte de pandémonium élaborant une abracadabrante histoire : l’Ami est souffrant, peut-être séparé de sa compagne, peut-être en proie à quelque souci dont il garde le secret et, pire, votre Ami ne se conjugue certainement plus qu’au passé, au motif de sa disparition que nul n’a osé vous annoncer. Bien évidemment, tout ceci n’est que pure fantaisie, caprice de gamin ne parvenant, sur-le-champ, à ouvrir la pochette-surprise en laquelle phosphore la lumière de son coruscant désir. Votre Ami est en plein santé, si bien qu’il ne se préoccupe nullement de votre missive, pas plus qu’il ne s’arrête sur votre propre cas : il a déjà assez à faire pour lustrer cet ego qui lui est cher, qui, en toute occasion, est prioritaire. Voilà, vous êtes informé !

  

   Mais revenons à qui nous pose une énigme sans doute redoutable.  Certes, il ne s’agit que d’une image, mais qui donc pourrait affirmer la valeur respective des choses qui nous visitent ? L’image possède-t-elle un coefficient de réalité plus fort que ce Quidam qui longe ma rue pour la première fois et disparaît pour toujours à ma vue ? Telle image d’une belle Œuvre d’Art, ne fait-elle en vous, sa constante résurgence, si bien que vous la croyez réelle plus que réelle ?

   Ici, en cet instant précis, la totalité de notre être est tendue vers la résolution d’un problème : savoir qui est cette élégante Jeune femme. Elle n’a pu surgir au plein de notre vision et la figer qu’en raison d’un évident intérêt qu’elle suscite en nous, au plus profond, et nous n’aurons nul repos que nous n’ayons résolu l’interrogation dont elle constitue le centre et la périphérie. Or, dans l’insu de qui elle est, quelle pourrait être la stratégie adéquate, sinon d’en circonscrire l’être en la nommant ?   

 

Nommer c’est donner acte.

Nommer, c’est lever le voile d’Isis,

 

   donner forme à qui s’y dissimule et, si ce n’est nous l’attribuer en tant que corps, au moins donner une nourriture substantielle à l’injonction de notre imaginaire, peut-être en tracer la subtile esquisse. Nous pourrons nous la représenter, ce qui sera déjà un progrès par rapport au dénuement que nous tend sa vacuité. Sans doute trouverez-vous « étrange » (je vais bientôt justifier l’usage des guillemets « ») que, venant en quelque sorte de nulle part, un étonnant hétéronyme

 

« Skrítið »

 

   fît son apparition en tant que solution à notre recherche. Guillemets au seul motif que « Skrítið » signifie « Étrange » en islandais, que ce prénom conserve tout le prestige de ce mystère, qu’il nous paraît approprié quant à l’identité de Celle-de-l’image.  Eh bien, maintenant, que pouvons-nous faire de ce prénom, si ce n’est lui conférer une sémantique, le faire sortir de l’ombre, lui faire gagner, autant que possible, la dimension de quelque ouverture ?

  

Alors, comme si Skrítið était

encore tout jeune enfant,

ses parents à sa recherche

parmi les foisonnants

et fascinants paysages islandais,

peut-être dans le massif de rhyolites

colorées du Landmannalaugar,

peut-être tout près  des lèvres

insondées du rift volcanique,

près de la caldeira d'Askja,

ou dans la région tourmentée du lac Myvatn,

peut-être encore près des fjords de l'Ouest dominés

par le majestueux volcan Snaefellsjökull,

 

Skrítið donc à la recherche d’elle-même,

ses Parents à la recherche de Skrítið,

identiquement à une exploration en abîme.

Recherche cherchant la recherche.

Sens refermé sur lui-même.

 

   Imaginez-donc les Parents, sur quelque pente de savane herbeuse, cheveux en plein vent, mains en porte-voix, lançant à plusieurs reprises, sur le mode de l’incantation, des trilles de sons, semant leurs paroles d’amples modulations comme si le chant seul pouvait toucher la Jeune Fugueuse, comme ceci :

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

 

 

SSS : sur le mode de la sifflante légère

 

KK : sur le mode du vigoureux claquement palatal

 

RRR : sur le mode Rauque et GuttuRal

 

IIIIII : sur le mode d’un accent tonique glissant

 

TTIOOOO : sur le mode atténué de la finale

 

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

 

   Les sons volent en tous sens, les sons ne rencontrent que les blocs de rocher, les coussins de lichen, les flancs des montagnes. Les sons rebondissent, reviennent à leur point de départ. Les bouches reprennent les sons et deviennent muettes. Alors le silence est partout.

   Cette mince narration n’a pour but que de faire émerger, de la conscience des Parents, ce sentiment d’une singularité de leur Petite Fille, une Étrangeté en Soi, une Étrangeté qui ne s’alimente qu’à sa propre source, manière d’invisible autarcie dont nul ne pourrait percevoir le fond car cette Étrangeté est sans fondement. Tout comme la Rose de Silésius, « elle est parce qu’elle est. » Quiconque s’aviserait d’en détourner le cours se tromperait gravement. Jamais, de la rivière, on ne peut déporter le lit, sauf à vouloir ruiner son essence, c’est-à-dire faire de la Rivière ce qu’elle n’est pas, un être à la pure dérive de Soi.

 

Or de Skrítið nous voulons

conserver la pureté,

l’authenticité,

notre Vérité-même en dépend.

  

   La décrire dans l’exactitude sera notre seul projet, notre unique souci. De cette manière et seulement d’elle nous nous rendrons maîtres de Celle qui échappe à notre emprise.

 

Mais saisissons-nous jamais

quelque chose du Monde,

quelque chose de l’Autre ?

 

   Nous ne faisons jamais que des emprunts successifs que nous restituons aux divers Donataires et c’est en raison de la remise des choses à leur place que nous sommes envahis du terrible sentiment de la dépossession. Dépossession qui l’est plus de Soi, que de l’Autre. Découpé dans le carré de l’image, un autre carré qui s’orne d’ombres et de nuit. Ce carré est le pur Néant dont émerge  Skrítið, elle qui transcende le domaine de l’inconnu, se donne pour celle qui, un instant, nous sera connue, puis ne demeurera,  au seuil de la mémoire, qu’une bizarre impression de déjà-vu et, à notre plus grand désarroi, ne sera visible que ce qui ne sera plus jamais actualisable. Ainsi sont précieuses ces possessions à la mesure de leur détachement, de leur éloignement.

   Deux pans de mur comme fondement de l’être de Skrítið : un rouge atténué disant quelque passion sans doute éteinte, un jaune solaire disant le possible rayonnement que l’ombre portée de Skrítið vient, en quelque sorte, biffer, réduire la puissance de diffusion, d’expansion. Puis une longue lame de vert d’eau, une manière de materia prima en laquelle la Fugueuse d’autrefois vient s’abîmer, comme si sa Présence reposait sur des sables mouvants, sur le sol spongieux et mystérieux d’une tourbière. Refuge dans l’élémental, perte de Soi dans un illisible dimension originaire. Existence venant tutoyer le tragique de l’inexistence.

   Un autre carré s’inscrit dans cette mosaïque de carrés : table blanche que traverse une lame de clarté. Un objet métallique brillant, droit, pareil à un vase, se hisse du jaune Mastic de la table sans bien savoir quel est le motif de cette levée. Skrítið, d’elle nous n’avons nullement parlé, elle qui constitue l’unique motif de notre quête. Toujours difficile d’aborder l’étrange, de le doter de prédicats, de le poser devant Soi telle une certitude, tel un objet palpable. Certes, Skrítið est bien là, visuellement repérable, mais son être s’affirme-t-il en quelque manière au-delà de ce geste de vision ? Non, nous ne le croyons pas, nous ne faisons que convoquer un jeu de faire-semblant, donnant de la consistance aux ombres, attribuant de la densité à la brume, déterminant le vol de la phalène dans l’air crépusculaire d’automne.

   Ce qui, d’emblée, nous saute aux yeux : l’ombre portée de Skrítið semble vouloir reprendre en elle, en sa ténébreuse texture, Celle qui, ayant un instant échappé aux griffes du Néant, menace d’y retomber sans délai.

 

L’Ombre est sa dette.

 L’Ombre est son rappel.

L’Ombre est sa souvenance

de l’improféré, de l’antéprédicatif,

du souffle avant-coureur de toute parole,

de ce qui, n’ayant nulle forme,

prononce l’invisible nom de l’informe.

 L’Ombre est le Négatif

dont elle offre le Positif en sa

 constitutive fragilité.

Château de sable.

Babel chancelante.

Jéricho tremblante.

Les murs ne se hissent jamais

de la glaise qu’à en rejoindre,

un jour, l’abyssal silence.

  

 

   Skrítið, Skrítið , Skrítið, nous répétons ici l’antique supplique parentale occupée à rechercher la trace de leur propre Progéniture, à savoir, leur seule et unique et singulière trace, ici, sur la face outragée de la Terre. Mais à la triple invocation Skrítið , Skrítið , Skrítið ne répond qu’un vide sidéral, qu’un vide résonnant à l’infini, les harmoniques s’en perdent comme dans la gorge d’un puits sans fond. Alors, qui est-elle, Skrítið , est-elle la seule courbure, la seule effigie, la seule effusion de ce Néant qui rôde alentour tel un Voleur ? Ne s’agirait-il d’un pur spectre faisant sa venue parmi le monde des Vivants, uniquement poudrée de l’efficacité d’un simulacre, ne serait-elle que l’étroite et vacillante combustion de quelque farfadet, esprit se cherchant un corps mais n’y parvenant nullement ?

 

Illusion d’illusion ?

Écho d’un Écho ?

Aura d’une aura ?

  

 

   Est-ce un effet de réel dont cette image nous tend l’habile mise en scène ?

 

Certes, de Skrítið, il y a surgissement.

 Certes de Skrítið, il y a possible effectuation.

Certes de Skrítið, il y a manifestation.

Certes de Skrítið, il y a phénomène,

 

   et c’est bien la valeur allusive de ce dernier qui nous rencontre au plus profond. Car le pouvoir le plus effectif du phénomène est toujours sa possibilité de retrait immédiat. On aperçoit la Mer et la Mer pourrait bien se retirer. On devine la silhouette d’une Élégante et l’Élégante risquerait de se retirer aussitôt, sur la pointe des pieds. On se plaît à découvrir une lumière d’Aube et l’Aube n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Le phénomène est tissé en son fond d’une Étrangeté constitutive. De même, Skrítið est ourdie de ces fils évanescents du paradoxe, de la contradiction, de la coïncidence des opposés. C’est lorsque son être prétend s’exposer à la vive clarté que la menace est patente d’une exception des choses du Monde.

   Tout, dans son attitude figée, dans son regard hagard, dans la catatonie de son corps, dans le croisement hébété de ses doigts vient nous confirmer la chose la plus terrible qui soit :

 

de l’étrangeté à soi-même,

qui est la plus grande distance.

 

   Skrítið ne peut se rejoindre, coïncider avec son être, elle est victime d’une sorte de schize qui lézarde son corps, fend la mesure de son esprit. Pour elle, nul point fixe qui figurerait une halte, un repos, la dimension cathartique d’un suspens. Non, tout est celé, la bogue fermée sur elle-même. Non, rien ne fait sens, le sens est aboli avant même sa possible profération. Non, l’existence est reconduite au statut de ce qui végète et ne peut connaitre le geste de sa propre croissance.

 

Étrangeté de l’Étrangeté.

Étrangeté de Soi à Soi.

 

    Ceci, on pourrait le nommer « Folie » mais ce serait encore trop au motif que l’Être confronté au Non-Être, jamais ne pourrait être énoncé. Sauf à faire du Sens et du Non-Sens deux réalités équivalentes. Laissons à l’Étrange la mesure indécidée de l’Étrange !

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

Partager cet article
Repost0
6 novembre 2024 3 06 /11 /novembre /2024 08:28
Ce long flux tranquille

L’Alzeau…Montagne Noire…Occitanie…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Tout est encore dans le genre

d’une fermeture originelle,

de long repos,

d’immobilité native.

 

On ne pourrait, même à

l’aune d’une imagination fertile,

dessiner la courbure du Monde,

lui associer quelque prédicat que ce soit.

Genre d’électroencéphalogramme plat,

de retrait des nervures en soi,

d’effacement de tout ce qui ferait saillie,

de tout ce qui, dans l’attente du jour,

pousserait sa prétention à paraître

une coudée au-dessus

d’une indistinction manifeste.

 

Lente léthargie des choses,

douleur, peut-être,

à sortir de leur bogue,

à se confronter

à la vastitude de l’espace,

 à s’exhiber, ici et là,

dans la pure radiance du jour,

dans son bourgeonnement lumineux.

 

Tout est en attende de soi.

Tout est celé dans le motif intérieur.

Tout est lové dans les mailles

laineuses d’un secret.

 Ferait-on, à l’orée de l’heure,

un geste de trop -

avancer sans égards pour ce qui est,

déranger le naturel

ordonnancement des choses,

surgir à l’improviste depuis

quelque mesure abstraite –

et alors, soudain,

tout menacerait

de rentrer en soi :

les feuilles dans le tronc,

le tronc dans les racines,

les racines dans la gangue de glaise.

 

Voyez-vous, c’est précieux

la venue à l’être des choses,

cela demande le silence,

cela convoque la retenue,

cela suppose le recueil,

là, sur la lisière de

 la manifestation,

 là, sur l’invisible lanière

qui sépare l’irréel du réel,

qui place d’un côté

ce qui, vers soi avance,

ce qui, hors de soi, se retire.  

 

C’est toujours ce jeu renouvelé

de la présence et de l’absence,

cette éternelle fluctuation

de l’évidence au doute,

cette bascule entre

ce qui se laisse saisir et

ce qui résiste,

c’est donc en cette

étrange alternance

que s’inscrit le sens en son

plus paradoxal événement,

en sa venue nécessairement

polysémique.

 

Tellement de choses

sous tellement d’esquisses

sont en attente de paraître,

d’envahir notre conscience,

de l’égarer parmi l’invincible

loi de la multitude,

de la profération,

du fourmillement

de l’exister.

 

   On vient des bords, on vient du Néant, on exulte à s’extraire du Rien. Mais que sont le Néant, le Rien ? Tellement de mystères les entourent, tellement de mythes les revêtent de l’inconsistance du nuage, du glissement du vent. Eh bien, oui, ils ne sont, en toute vérité, que furtivité, translation, passage d’une non-réalité à ce qui pourrait devenir réalité et, alors, de cette réalité ils n’auraient été que les médiateurs, les précieux Alchimistes extrayant du vide sidéral de la cornue, cette belle Pierre Philosophale qui brille de tous ses feux au motif de ses innombrables facettes, facettes qui sont la pureté du Sens s’extrayant de l’abîme du Non-Sens.

   Venant de l’ombre dense, venant de la mystérieuse Nuit, nous nous hissons péniblement de la mutité d’une lourde matière, puis, soudain, sur le bord lumineux des Choses, une petite musique paraît, des sons se lèvent du silence, une Parole s’affirme qui est Parole de la Nature venant à Soi sur le mode du chant, venant à Nous sur le mode plénier de pures Présences. Naissant à qui elle est, Nature nous fait naître à qui nous sommes, puisque, à l’évidence, la Nature a tracé en nous la seule voie possible de notre Destin. Fils de la Nature, tout comme Nature est notre Mère. Il n’y a pas d’autre affirmation possible. Cependant, exister, veut dire se séparer de Nature, croître en notre sein, penser à l’aune de notre réalité, avancer en direction de Nature, dont, un jour, nous retrouverons le sein, tout comme le Jeune Enfant confie ses lèvres à la source lactée qui le fait vivre. Nous détachant de notre Terre primitive, que nous reste-t-il pour la rejoindre dans l’orbe du sens ? Il nous reste nos perceptions-sensations. Il nous reste nos cinq sens (toujours du « sens » : heureuse et riche polysémie du Langage), nos cinq éclaireurs de pointe, ceux qui explorent le réel, le décomposent, l’analysent, toutes information dont notre intellect réalisera la synthèse.

  

VOIR : Paysage se donne de Soi,

selon la multitude de ses images.

TOUCHER : Paysage se donne de Soi,

selon la douceur ou la rugosité de ses fragments.

ENTENDRE : Paysage se donne de Soi

selon les harmoniques de son ton fondamental

SENTIR : Paysage se donne de Soi,

selon les fragrances aériennes qui flottent ici et là

GOÛTER : Paysage se donne de Soi,

selon les saveurs plurielles qu’il offre à notre goût

 

   Au fond, tout au fond du Temps, du plus loin de l’Espace, cette Nuit sans visage, cette Obscurité native, ce Mystère voulant demeurer en soi. S’éclairerait-il et rien ne subsisterait de notre Étonnement, et la majestueuse Philosophie connaîtrait le deuil d’une manifeste impuissance.

Il faut du Secret,

il faut de l’Énigme,

il faut des profondeurs Abyssales

 

   de manière à ce que, notre attention, notre passion fouettées à vif, ne désespèrent nullement de faire fleurir à l’extrême pointe de notre conscience, les libres pétales d’un questionnement, de faire se déployer cet Ouvert au terme duquel quelque chose comme une Vérité, ou du moins une demi-lumière, un clair-obscur viennent, au sublime rythme de leur transcendance, nous distraire de qui nous sommes, nous exiler en quelque sorte, nous poser au-delà de notre être, dans cette manière de rumeur solaire

 

qui fera de notre corps

une pure transparence,

de notre esprit

 le lieu d’une fête

toujours renouvelée.

  

   Nature se donne de Soi : le noir est maintenant dépassé, nos yeux se disposent à la saisie de lueurs aurorales, elles sont les naturelles prémisses d’un savoir plus entier au sujet des Choses. Des roches luisent dans l’ombre. Elles dessinent le doux motif d’une esthétique de métal et de galet poncé, si nous pouvons oser cette métaphore matérielle, ce presque toucher que l’intellect destine à son autre, ce qui, là-devant, brille et nous met au défi d’en traverser le vif éclat. Cela vient de loin, cela vient d’un site innommé, cela commence à proférer dans la prudence. Prudence de l’eau à animer son cours, à initier son troublant friselis. Prudence des frondaisons, on dirait des écus lissés de lumière, ils paraissent garder en eux, à l’abri du regard des Hommes, le fluide qui les fait se lever, témoigner de l’être en sa « multiple splendeur ». Prudence du tronc, il se dissimule sous son épais trait de charbon que le jour dissoudra à grand peine. Prudence, réserve, juste discernement de la nappe liquide, elle est le sang incolore de la Terre, le flux selon lequel, visitée en son sein par tous ces courants, ces fluides, ces filets, ces radiations, la Terre donc connaît le jeu inaperçu de l’élémental : l’Eau féconde la Terre dont la Terre porte présence à la façon d’un inestimable don. Souples bassins de rétention, lacs minuscules luisant sous la caresse de la pénombre.

 

Ici un langage naît,

ici une poésie commence,

ici un sens s’édifie.

 

    L’eau, jusqu’ici anonyme, devient mince ruisseau, ruisseau qui chante l’hymne de l’Origine, qui déplie la parole d’une possible joie car exister, pour les Choses aussi, est pure grâce, donation au centuple de ce qui croît sous le vaste et lumineux dôme du ciel. L’eau sinue et, serpentant, se connaît comme celle qui gagne de nouveaux horizons, engrange de nouveaux savoirs. Savoirs d’elle, savoirs de tout ce qui vient à l’encontre. Noire symphonie, paisibles harmoniques argentés, le Noir, l’Argent sont les lieux de la première dialectique du réel.

 

L’Ombre n’est que par la Lumière,

la Lumière ne fait sens que

sur le fondement de l’Ombre.

 

   Or, événement hautement singulier, ici, dans la simple venue du jour, dans l’atténuation de la clarté, dans la confiance des Choses entre elles, se déplient les volutes élémentaires de la Signification. Rien n’est isolé qui retournerait dans un archaïque Néant. Rien ne rétrocède vers un état antérieur. Rien ne s’aimante en direction de quelque négativité. Là, dans cette lumière levante, là dans ce premier frémissement du jour, là dans le dépli de ce qui se montre en tant qu’essentiel, ce n’est rien de moins que la stupéfiante parution des Choses à même leur discrétion, là l’inexpliqué phénomène de l’Être se donnant certes sous la réserve, certes sur la limite d’un retrait, mais en ceci, nous les Regardeurs sommes comblés : nulle émergence, nulle éclosion ne nous rencontrent avec autant d’insistance émerveillée qu’au prix de leur possible absence.

 

Nous ne sommes jamais Présents,

qu’à ne pas nous absenter.

 

Suspens !

  

L’admirable flux héraclitéen poursuit son avancée.

Nous poursuivons la nôtre sous le regard

bienveillant de la Nature.

 

Tellement de choses,

en elle,

 à faire fructifier !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
4 novembre 2024 1 04 /11 /novembre /2024 09:47
Dans la pure immanence de Soi

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Elle qui emplit le champ entier de notre vision, qui est-elle pour survenir ainsi, à l’improviste ? D’où vient-elle, peut-être d’un lieu innommable ? Quel est le motif de sa quête, elle qui ne paraît exister qu’à demeurer en Soi, au plus secret de son Être ? Mais sa venue dans le rythme des choses concrètes, mais l’effraction de la nuit dont elle provient, mais l’irréel de sa posture, mais l’improbable de son esquisse, tout ceci ne concourt-il à annuler sa présence, à la reporter en des sites de troublants marécages, en des aires peuplées d’herbes sauvages, en de plurielles savanes s’effaçant à même le poudroiement d’un pollen sans véritable consistance ? Å même sa fragilité, sa futilité, peut-être même sa vanité ? Mais, en regard de toutes ces imprécisions, toutes ces approximations la concernant, ne sommes-nous envahis des lianes d’un doute dont, étant atteints au plus vif, nous risquerions de disparaître à nous-mêmes, à ne plus sentir notre enveloppe de peau, à glisser au sein même d’une chair devenue inconnaissable, simple assemblage de tissus à l’illisible texture ? Car il en est ainsi des visions dirigées sur l’étrangeté qu’elles deviennent mystérieuses elles-mêmes, infondées en quelque manière, étrange flottement fantasmagorique, simple apparence mythique menaçant, à chaque instant, de rejoindre la transparence de la chimère, de se métamorphoser en cette billevesée à laquelle n’attribuer quelque effet de persuasion que ce soit.

   Si ce que nous disons est vrai, alors nous figurerons, « Elle-la-Distante », nous les Chercheurs de sens, en tant que deux absences se faisant face, deux néants prétendant à l’exister, agencements existentiels détricotant leurs motifs respectifs à seulement en envisager l’œuvre menée à son terme. Cependant, si notre persistance sur le sol d’argile, si notre entêtement à paraître nous est donné comme le pur indubitable en l’ordinaire de nos jours, ici et maintenant, confrontés à l’abyssale prescription de ce qui ne saurait ni recevoir de nom, ni prétendre à une forme, nos certitudes se lézardent, et, pareils aux troncs en lesquels le Bûcheron projette son coin d’acier, nous sentons bien la mesure de notre vulnérabilité, la caducité qui nous habite tel le Noroît qui balaie la steppe de son haleine glacée. Nous prenons conscience, avec quelque effroi, de notre déficience interne :

 

poser trop de questions aboutit à un identique

résultat que le fait de n’en poser aucune

 

Devant nous, c’est l’étendue

d’un Désert sans limites où ne se

lèvent que d’éphémères nuages

  

   Alors, nous posons encore une question : comment pouvons-nous donner forme à l’informe, si ce n’est en usant de mots, en vêtant sa vacuité de quelques-uns des prédicats, fussent-ils rares, qui l’extrairont de son natif silence ?  Car c’est bien la force du Langage que de faire émerger du rien la pluralité des significations qui le transformeront, ce rien, en quelque chose de possible, en une hypothèse trouvant le fondement de quelque justification. Avant que d’être Hommes et Femmes de chair, nous sommes Êtres de Langage, nous dépendons entièrement de lui : il nous attribue notre propre nom, ses mots nous définissent, ses textes écrivent notre histoire. Êtres de narration, comment pourrions-nous affirmer et confirmer notre Être si le Langage disparaissait ?  Notre mutité serait l’équivalent du non-être. Après ceci, il ne reste plus rien à énoncer.

   Donc ce seront des paroles vraisemblables que nous produirons au contact « d’Elle-la-Distante », Elle qui sera toujours « l’Éloignée » au motif de son autonomie, de l’altérité qu’elle nous tend comme le miroir en lequel nous refléter. Reflets contre reflets si l’on peut dire, chacun couché au sein de sa propre Monade. Nuit, nuit profonde, nuit d’encre, c’est sur ce motif totalement nocturne, entièrement énigmatique, inapprochable, insondable, c’est donc sur ce pur mystère que « Distante » se détache mais, avec peine, sans doute la face de son dos ne témoigne-t-elle que de cette appartenance, encore, aux rives lucifériennes du Néant. Afin d’exister, afin de prétendre à la parution sur le Grand Théâtre du Monde, elle doit s’extraire de cet abîme par un geste équivalent de néantisation.

 

Je néantise le Néant qui

me libère de sa puissance

 

   Mais jamais le don n’est le totalement libre, l’effectué une fois pour toutes. Toujours, par rapport à l’originaire d’où l’on provient, l’on demeure en dette, le solde sera pour plus tard lorsque le chemin de croix parcouru, il ne restera plus qu’à s’acquitter de son dû. Douloureux arrachement, toujours des adhérences subsistent. Métaphoriquement : la bernique ne se détache du rocher qui l’accueille qu’à laisser sa propre empreinte sur le minéral, lequel, par une exacte symétrie, inscrit en son hôte la nécessité de son granit, cette mémoire minérale à la très longue vie. Elle sera l’indestructible halo, l’aura effusive entourant tous ses gestes, signant de sa persistance la totalité de ses actes.  Parlant du Néant, méditant à son sujet, nous ne pouvons, nous-mêmes, qu’être affectés de ce qui apparaît, subjectivement, comme sa haute déficience, comme sa dimension de pathos cyclopéen.

   Ici même, après ces quelques arguments décidant de la nature du Néant, pouvons-nous dire « qu’Éloignée » se soit définitivement libérée de sa native vacuité, de ce qui apparaît comme son non-sens, son sentiment d’un Absurde pareil à celui éprouvé par l’infortuné Sisyphe ? Bien évidemment non. Le motif du papier peint est toujours redevable du mur qui l’a accueilli et abrité. Mais foin des métaphores, il nous faut avancer dans l’inventaire de « Distante ». Chevelure nocturne plus que nocturne en quoi se dit la réserve de Néant qui cerne le massif aliéné de sa tête.

 

Tête de chute.

Chute irrémédiable.

Irrémédiable en tant que

chiffre de son étroit Destin

 

   La Moïra a traversé le corps de « l’Infortunée » avec le fer d’une dague qui est son aliénation, le signe d’une éternelle giration portant en elle, au plein de son vortex, les plis insanes, démentiels de sa nécessité. Oui, chute pareille à la Chute Originelle, exclusion à jamais des lumineux rivages de l’Éden. Alors on s’attendrait que, par un juste retour d’une positivité chargée d’annuler cette lourde négativité, quelque faveur fût attribuée, sinon à l’esprit, du moins à l’enveloppe charnelle « d’Infortunée ». Mais le « sort en est jeté », il ne sera nullement dit que quelque félicité que ce soit oindra sa peau à des fins d’allégresse, de béatitude. Non, « Égarée » portera sa croix tout le long de son chemin de vie. Marquée au fer rouge de la malédiction. Poinçonnée des stigmates d’un incurable mal.

   C’est ce motif d’une adversité originaire qui incline le massif de sa tête. C’est cette douloureuse estampille primitive qui métamorphose son anatomie en cette affliction dont rien ne semblerait pouvoir la distraire. On se serait attendu à ce que le visage, cet emblème de la dignité humaine, se fût montré sous d’heureux auspices, que des yeux fendissent l’armure, qu’une bouche esquissât l’ébauche d’un sourire. Mais nul don de cette nature ne nous est offert. Le visage - si l’on peut encore employer ce mot -, ce qui en tient au moins lieu : cette manière de nappe d’argile claire, ce bandeau innommé, ce prédicat à la Colin-Maillard, cette offuscation de la mesure anthropologique, cette biffure de l’être qui n’annonce plus que le motif du non-être, de l’absence à jamais d’une conscience qui eût pu éclore, s’épanouir, se lever dans l’aube renouvelée d’une journée libre, ouverte à la plénitude de l’heure, toutes ces contrariétés donc, toutes ces luttes intestines  font de « Distante » une distance par rapport à qui elle est, font « d’Éloignée », le propre et confondant éloignement de qui elle est. Qui est-elle ?   Le saura-t- elle jamais, elle dont le sombre Fatum la dirige ici, dans cette impasse, l’appelle là, dans l’inconnaissance de Soi ?

   Mais en quoi consiste donc le reste du corps, ce corps flagellé, ce corps fouetté à vif par le lacet cinglant de l’aporie, sa mort n’aurait été pire que cette vacance infinie par où peut frapper le pire des outrages, par où peut s’infiltrer l’humiliation majuscule ? Je ne doute guère que mon inventaire « d’Affligée » ne vous désarçonne, que vous en attribuiez la noirceur à quelque sombre événement qui m’accablerait. Mais il ne s’agit nullement de ceci, il s’agit simplement, les yeux grand ouverts jusqu’à la mydriase, de sonder une âme, non en son envers, à savoir la chair, mais en son endroit le plus vif, en sa donation la plus tragique. Si toute chair, par naturelle destination, suppose le plaisir, elle n’en est pas moins façonnée, au moins à égalité, par des meurtrissures, des blessures, de profondes scarifications.  

   La dimension formelle que « Distante » offre à notre regard : cette poitrine à peine dessinée (comme si sa maturité féminine ne  pouvait être atteinte), ces bras de mante religieuse, cette infinie longueur des membres (l’on se demande s’ils ont une fin, s’ils ne s’égouttent continûment en direction d’une bonde terminale), cette non profération dont la teinte qui tapisse sa vêture, cette infime variation, ce faible tremblement de tons soutenus,  de Savoie à Safre, en passant par Saphir, cette Nuit plus sombre que celle d’hiver, cette perte de la lumière en d’inaccessibles tréfonds, tout ceci ne nous dit-il, en filigrane, le peu de réalité de Celle qui ne nous rencontre qu’à s’absenter elle-même, qu’à provoquer notre propre absentement de la Scène du Monde ? Nous questionnons et le fait de n’avoir nulle réponse nous incline à penser selon deux plans :

 

ou bien « Hallucinée » n’existe pas,

ou bien nous n’existons pas.

 

Peut-être sommes-nous la buée

d’une pensée d’un illisible Existant

qui nous tient sous le feu de

son irrémissible volonté ?

 

Nous questionnons !

  

 

   En exergue à cette fantaisie imaginaire, et afin de donner site, sinon à une explication (peut-on vraiment « expliquer » l’existence ?), seulement proposer une fuite métaphysique à cet article, nous dirons que la « pure immanence de soi » (titre de ce texte), veut dire « relation plurielle au Néant originaire » car, en définitive, lorsque nos interrogations tournent à vide selon un infernal cercle herméneutique, que nous reste-t-il à proposer, sinon cette ressource au Néant qui pourrait contenir en soi, par simple effet dialectique, quelques vues en direction de l’Être ?

 

Puisqu’aussi bien Être

et Néant sont le même.

Nul n’a pu saisir du Néant

Nul n’a pu saisir de l’Être

Seulement les intuitionner

Seulement les imaginer

 

Jamais on ne les rencontre,

toujours on les postule,

on les projette jouant de concert

la grande partition de cette étonnante

commedia dell’arte qui paraît être

leur terrain de jeu favori.

 

   Et puis, avant de nous séparer, une précision s’impose. Le Lecteur, la Lectrice n’auront nullement parcouru ces lignes sans prendre conscience de cette fluctuante nomination de Celle que nous avons placée sous la platine du microscope : 

 

« Elle-la-Distante »

« L’Éloignée »

« L’Infortunée »

« Égarée »

« Affligée »

« Hallucinée »

 

   Bien évidemment, au titre de cette continuelle redondance, vous aurez perçu en quoi l’exister de cette « Inconnue », sera troué, percuté de signes négatifs, poinçonné des plus tristes desseins qui se puissent concevoir. Était-il utile de noircir ainsi le trait, d’enfoncer le fer continûment dans la plaie, de jouer, en une certaine manière, avec l’affliction, avec la vacuité ? Notre patronyme, l’orient au titre duquel s’affirme notre identité, se dégage notre singularité, pourquoi le soumettre au feu itératif de nominations plurielles ? L’intentionnel de cette pluralité signifiante, bien loin d’être simple fantaisie, répond au souci d’extraire « Affligée » de sa propre subjectivité, de son ipséité, afin de nous la rendre universelle, embrassant en ceci, non seulement le Destin de Celle que nous observons, mais conférant à la totalité de l’Humanité souffrante cette lourdeur du pathos, cette inclination au tragique de toute considération pensante dès lors qu’elle s’applique à l’inéluctable, l’irrémissible voie en laquelle, dès le jour de notre  naissance nous empruntons la longue marche, clignant des paupières sous le jour intense de la Vérité :

 

nous ne pullulons qu’à l’aune

de notre disparition,

seule promesse auto-réalisatrice,

 seule parole performative

 dont l’effectivité

 

est réelle

 

plus que réelle.

 

 

Partager cet article
Repost0