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8 juillet 2025 2 08 /07 /juillet /2025 07:21
Romantisme, Sublime, Éclat

« Le Voyageur contemplant

une mer de nuages », 1818

 

Source : Wikipédia

 

***

 

   Cette toile de Caspar David Friedrich a fait l’objet de très nombreuses exégèses savantes. Il ne s’agit nullement ici d’écrire à leur suite en creusant un sillon identique. Bien au contraire aborder cette œuvre se déterminera selon nos propres affinités et subjectivité. Notre fil rouge consistera en une simple description de la scène, prenant soin d’y attacher les significations que nous pensons latentes dans le derme de la peinture dont il faudra tirer quelque enseignement au sujet de cette icône du Romantisme. Les signes de l’œuvre, partout visibles, dissimulent en une manière d’arrière-fond conceptuel, toute la dimension invisible, celle-là même dont Paul Klee disait :

 

« L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

   Bien évidemment cette « visibilité » est la part autonome, infrangible, non négociable dont chaque Spectateur est porteur, le sachant ou à son insu.

  

   Il faut partir du bas du tableau, de ce dur socle contingent, cette dimension hautement immanente, racinaire, qui nous attache, nous les Hommes, à notre existence la plus concrète, évidente, palpable. Le roc présente la forme d’une tête de lion, cette puissance, cette royauté, comme si rien n’en pouvait entamer la solidité, la mesure antédiluvienne qui l’habite, la mémoire géologique immémoriale qui le traverse comme son identité la plus ferme. Un pied sur la bosse du museau, un autre à la limité de l’œil et de la crinière, un Homme est debout, campé solidement sur l’appui de ses jambes, dont le titre du tableau nous dit qu’il est un « Voyageur ». Étrange posture figée, catatonique pour un Voyageur, étonnante fixité qui se donne en tant que l’oxymore même du nomadisme, de la migration, de la randonnée. La vêture, sévère redingote, pantalons noirs, est sombre, nocturne, elle fait contraste avec le paysage qui fait face au personnage. Bien évidemment, le fait que Friedrich nous présente son modèle de dos n’est nullement pur hasard. Toute relation humaine suppose le face à face : une épiphanie « dé-visage » l’autre, des regards se croisent, des sensations s’échangent. Ici, le phénomène de l’altérité s’est totalement dissous, nous laissant, nous les Voyeurs, dans une marge d’incertitude et de frustration comme si, d’emblée, nous étions évincés de ce colloque singulier dont nous eussions souhaité qu’il s’installât de Lui à Nous dans une simple volonté de connaissance réciproque. Mais, en réalité, bien plus que notre propre déception, c’est la solitude immense du Voyageur qui se dévoile en tant que son inclination la plus perceptible.

  

   Cette « inhumanité », cette morphologie bestiale du rocher, son allure déchiquetée, sa noirceur, ce dos pareil à une falaise ténébreuse, sinon hostile, nous conduisent à un effroi qui, en toute hypothèse, ne peut qu’être l’écho de toute Silhouette Adverse en laquelle il nous semble percevoir l’aporie existentielle dans sa mesure la plus sombre. Alors, malgré nous, peut-être même contre nous, à la façon du surgissement du pur négatif, le titre d’un ouvrage s’impose avec la brusquerie des évidences trop longtemps retenues : « Le Sentiment tragique de la vie » du Métaphysicien Miguel de Unamuno (référence plurielle dans plus d’un de nos textes), sentiment que nous prenons en son expression la plus directe, au premier degré si l’on peut dire, comme ce sentiment de révolte s’élevant contre l’absurde de la vie, sa dimension nihiliste, évacuant en ceci toute connotation religieuse, toute spéculation sur l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme. La vie en tant qu’absurde au motif de notre finitude, de notre illiberté, nous n’avons choisi ni notre naissance, ni notre mort. Tout mot au-delà de ceci est pure nullité !

  

   Ce ressenti quasi pathétique exsude de tous les pores de la partie inférieure de l’image, il ôte, de notre conscience, tout espoir de délivrance, d’éclosion, de déploiement, il nous encloisonne en une geôle existentielle dont nous sentons bien que nul ne pourra exciper, serait-ce au prix d’un sacrifice. Tout, finalement, se résout en cette tache noire telle la suie, nos yeux y perdent leur pouvoir de percer le réel, d’y creuser des lumières, d’y ouvrir des clairières. Cette indistincte tache noire constitue, pour nous, une manière de barrière que nous jugeons indépassable, comme si notre humanité devait demeurer en-deçà, ne nullement chercher à sortir de l’horizon des Vivants, là où vibre, dans une sorte d’étrange feu follet, la brume d’une Métaphysique dont, jamais, nous ne pourrons parvenir à parcourir les sombres corridors en clair-obscur. Car voir au-delà de ce qui est humainement pensable, à la manière des Aveugles, en tâtonnant, ne percevant de formes que fuligineuses, abstruses, insondables, voir au-delà donc supposerait, à tout le moins, un exceptionnel don de la vision, ou bien peut-être, plus simplement un genre d’inconscience au motif que l’invisible, jamais ne peut se rendre visible, qu’il nous faut consentir à nous immerger dans la frontière de peau qui est la nôtre.

  

   Mais la condition qui nous tient en retrait face à ce qui apparaît tel l’inconnu, ne semble pas affecter cet étrange Voyageur dont la fascination paraît évidente. Devant lui, le paysage est aussi étonnant qu’immense et les rochers qui émergent tout juste de la brume, la vague silhouette d’un possible horizon, le tracé délicat d’une montagne, une esquisse bien plutôt qu’une forme, un songe bien plutôt qu’une réalité, tout ceci concourt à faire se lever la scène tout en délicatesse et suggestion d’une des évidentes caractéristiques du Romantisme :

 

le Moi du spectateur y rayonne au plein

d’une sensibilité exacerbée,

l’imaginaire y est hautement sollicité,

la texture du rêve s’y décline à la manière de dentelles,

le sentiment mélancolique est patent,

l’appel de la spiritualité s’y laisse clairement deviner.

 

   Ces états d’âme se donnent ici dans une manière d’évidence plus que suggérée et il faudrait beaucoup de distraction pour n’en pas repérer les signes les plus distincts.

  

   Mais l’activité de description trouve là ses propres limites puisque le concret des rochers, l’assurance massive de la silhouette Humaine, le cèdent à une sorte d’illisible, de simple reflet d’une abstraction. Dès ici, nous ferons l’hypothèse que le Voyageur, confronté au non-Moi, à l’altérité radicale, se verra perdu en son propre motif de chair, séparé de ce dont il aurait voulu, en quelque sorte faire une annexe de qui-il-et, un genre de satellite déployant son orbite tout autour de sa réalité-même, c’est-à-dire accroissant sa propre dimension anthropologique de choses qui, à défaut de lui prêter allégeance, seraient comme un fragment de son propre corps flottant dans un espace proche. Donc une sorte de familiarité s’établissant entre sa manière d’être et celle du Monde.

  

   On se posera aussitôt l’inévitable question de savoir si ce que le Voyageur observe avec tant d’attention, sinon de ferveur religieuse, c’est bien la Nature en son essence la plus propre. Or, ici, la pure évidence s’écroule sur elle-même à mesure que l’on sonde la question plus avant.  D’instinct, il nous semble que cette Nature Majuscule, cette inconcevable Totalité, le Voyageur la perçoit au motif même que la vastitude de l’espace qui se déploie devant son regard ne peut rien laisser dans l’ombre ; que sa vision, soudain devenue panoptique, universelle ne fait rien de moins qu’éclairer l’Étant-en-son-ensemble, que rien ne demeure dissimulé qui pourrait mettre en doute la qualité d’une conscience disposée à recevoir ce don immense du paysage. Mais, feignant d’affirmer ceci, nous sentons bien, nous qui décrivons, notre évidente dépendance à ce que nous pourrions nommer « Principe de Certitude », lequel ne peut que souffrir de quelques insuffisances natives. Nous percevons bien le fragile de notre assertion, nous sentons déjà le délitement de notre belle assurance, nous devenons sensibles à cette fausseté qui se glisse dans ce que nous donnions, naïvement, pour une vérité.

 

   Et si nos certitudes se lézardent, c’est qu’elles jouent en écho avec la belle sentence d’Héraclite :

 

« Nature aime à se cacher »

 

   Ce qu’ici il faut entendre, nous semble-t-il, en lieu et place d’une tendance joueuse de la Nature, laquelle se dissimulerait au compte de son propre plaisir (une histoire sans conséquence donc), c’est une dimension bien plus métaphysique. Disant « Nature aime à se cacher », ce que nous croyons, à l’encontre de l’idée qui supposerait

 

l’arbre caché par la forêt,

les gouttes d’eau dissimulées dans les flots du fleuve,

le disque blanc du soleil s’effaçant à même l’insistance de la lumière,

 

   ce que nous croyons donc c’est que cette Nature Majuscule ne livre à nos yeux autant scrutateurs qu’inquiets, qu’une petite partie de l’Étant-en-Totalité, à savoir la nature minuscule qui se dévoile ici et là, comme pour le Voyageur, ces rochers sortant de la brume, ce vague horizon, la pente de cette montagne. Un usage simplement fragmenté de la Grande Nature dont notre nature humaine, nécessairement partielle, fractionnée, divisée, apparaît en tant qu’écho, navigation de concert. Et ce qu’observe, en toute hypothèse, ce Voyageur, face à la scène qui tisse le fond de sa propre histoire (l’histoire du Voyageur), ce qu’il observe donc c’est

 

l’incomplétude de son Destin

qui anime son incertitude,

laquelle rime avec finitude.

 

   Énonçant ceci, c’est un peu comme si nous posions un point final à notre méditation, laquelle n’ayant plus guère de substance sur laquelle faire porter son intérêt s’épuiserait dans l’inanité de sa propre ressource. C’est sans doute ceci le « sentiment tragique » du Romantisme :

 

découvrir, en tant qu’Homme,

dans le face à face de son Destin

avec celui d’une Nature-Totale

réduite à l’état de nature partielle,

l’essence même de la vacuité des choses.

  

   Si, immédiatement, après ces remarques hautement aporétiques, nous formulons l’hypothèse vraisemblable que le Voyageur est saisi par le Sublime et nullement par une pensée, une sensation qui pourraient être contingentes, frappées au sceau d’une simple vanité mondaine, nous donnerons l’impression au Lecteur, à la Lectrice d’annuler, soudain, nos précédentes assertions au motif que la Hauteur supposée de tout Sublime ne fait que renvoyer aux calendes grecques toute idée de tragédie, toute préoccupation existentielle située bien en aval, dans une sorte de prosaïsme sans intérêt.  Certes, ceci n’est pas totalement faux mais c’est oublier que le Sublime, s’il est d’abord synonyme de Hauteur et de Lumière, il n’en cache pas moins dans ses plis secrets, leur envers, à savoir l’Abîme et l’Ombre.

  

   S’ajoutant au doute quant à la possible chute du Sublime dans la mesure obscure d’un bas-fond, un autre doute surgira peut-être au prétexte que beaucoup, peut-être, ne songeront guère que cette « Mer de nuages », puisse à elle seule, au regard de sa modestie, de sa simplicité, recevoir le prédicat de « Sublime ». Å l’évocation de ce qualificatif, sans doute nombreux seront ceux qui convoqueront, sur la toile de fond de leur imaginaire, les images polychromes des strates oranges et grises des grès du Parc National de Purnululu en Australie ; les impressionnants fûts des araucarias fossilisés de la Forêt Géologique d’Argentine ; les roches multicolores du Désert Peint aux États-Unis ; les paysages lunaires des falaises troglodytes de Cappadoce en Turquie, ces dentelles de pierre que survole l’étrange nuée de montgolfières, sans doute un « sublime à la carte » avec « frissons garantis », autrement dit un « sublime de pacotille » pour employer un vocable à la hauteur de cette très risible commedia Dell’arte céleste qui, bien évidemment, ôte tout intérêt aux sites visités qui deviennent de simples cartes postales, d’incompréhensibles images d’Épinal. Enfin vous aurez compris tout le mal que nous pensons de ce tourisme sans foi ni loi dont, vraisemblablement, la devise doit être celle-là même d’Attila celui qu’au Moyen-Âge l’on surnomma « Le fléau de Dieu ».

  

Hors cette parenthèse polémique, ce que nous souhaitons exprimer (ce souhait se retrouve dans nombre de nos textes),

 

c’est bien l’idée que le Sublime,

c’est du moins pour nous une certitude,

naît bien plus souvent d’une Nature apaisée,

sans doute diaphane, translucide,

d’une composition harmonieuse,

d’une discrétion élégante,

 

   tout ceci s’opposant à ces images caricaturales, hautes en couleurs, prolifération même des signes ôtant leur possibilité de participer en quoi que ce soit à l’apothéose d’une vision certes idéale, prodigieuse, mais qui exige d’être équilibrée, légère, pure, raffinée. Toutes les toiles du Maître Romantique témoignent de cette belle retenue, de cette pudeur constitutive d’une vérité contenue leur en paraître.

  

Ainsi la duveteuse nébulosité du « Moine au bord de la Mer » ;

l’économie de moyens au gré de la teinte bi-tonale

de « L’Abbaye dans une forêt de chênes » ;

l’exacte géométrie dénuée d’artifices de « La Mer de glace » ;

la paisible atmosphère en clair-obscur des « Âges de la vie » ;

la blanche discrétion des « Falaises de craie sur l’île de Rügen ».

 

   En réalité toute une ambiance nordique bien éloignée des excès tropicaux et des bouillonnements équatoriaux.

  

   Ce qu’à partir d’ici nous souhaitons mettre en exergue, c’est la qualité de la lumière, son subtil rayonnement, sa présence quasi magique, ce que le divin Platon désignait sous le beau terme « d’ekphanestaton », manière d’illumination de l’esprit, d’embrasement de l’âme qui, en dehors de toute connotation religieuse, peuvent s’emparer de tout « Voyageur » en quête d’un sens trouant l’entêtante obscurité du Monde, qu’il soit antique,  contemporain ou bien seulement projeté en tant que sa possibilité.   Cette notion ne saurait se limiter à une conception seulement esthétique du regard mais entraîne, de façon nécessaire, l’ouverture d’une dynamique éthique dont la diffusion ontologique fera paraître l’Être sous la clarté d’une pensée juste, d’une pensée dialectique rompue à l’exercice de la Raison.

  

   Parvenus à ce point de nos réflexions, il s’agit maintenant, commentant quelques extraits essentiels à la compréhension de ce mystérieux « ekphanestaton », d’aller plus avant en direction de la Beauté et du Sublime, de cette manière nous resterons au plus près de la signification intime des œuvres de Caspar David Friedrich. Les citations suivantes proviennent d’un bel article de Thomas de Koninck, intitulé « Beauté et simplicité » :

   Å l’incipit de ces réflexions, la formule grecque « Ekphanestaton kai erasmiôtaton » qui se traduit par : « ce qui est le plus lumineux et qui le plus attire l'amour ».

    

   « Beauté et sens ne font en somme qu'un, l'essentiel de leur être étant la lumière, allant jusqu'à la splendeur. »

  

   Ici, la Beauté ne se contente nullement d’être esthétique, c’est-à-dire de se limiter à la pure monstration d’une forme, qu’elle soit naturelle ou abstraite. Excédant cette dimension, elle est, tout entière, signification, cette dernière, loin d’être mondaine, ordinaire, va au plus loin, jusqu’à cette splendeur qui nous envahit, nous « érotise » pour reprendre le sens exprimé précédemment dans l’étonnante formule « et qui le plus attire l’amour. »

  

   « Comment comprendre le fameux ekphanestaton, que Robin traduit : ‘’ce qui se manifeste avec le plus d’éclat’’ ? Pour l'exprimer en deux mots, à la suite d'Iris Murdoch : ‘’la beauté est, comme dit Platon, visiblement transcendante’’. Nous aimons la beauté parce que, présente visiblement, elle nous fait accéder, comme en un éclair, à l'invisible. »

  

   C’est bien ce « plus d’éclat » qui se lève de cette « Mer de nuages », que contemple « Le Voyageur ». Certes, beaucoup n’y verront qu’un éclat assourdi, nébuleux, mais au motif que toujours la Beauté se voile, cet éclat ne peut paraître qu’à se dissimuler, à nous signaler un signe discret mais un signe plein d’adresse dont notre cœur recevra le message, si du moins, il est sensible à ce qui émerge du pur et de l’immédiatement advenu dans une manière d’évidence heureuse. Et cette évidence, sa puissance d’évocation, son magnétisme relèvent de cette pure transcendance qui nous affecte comme ce qui, précieux, ne saurait être longtemps différé. C’est pourquoi l’éclair en est le symbole le plus urgent, le plus manifeste.

 

   Et cette longue remarque pleine de profonde compréhension de Hans Urs von Balthasar :

  

   « Elle est le fond [La Beauté] suprême et mystérieux de l'être qui transparaît à travers toutes les apparitions. D'une manière plus précise, elle est tout d'abord la manifestation immédiate de cet excédent irréductible qu'on découvre en tout ce qui est révélé, de cet éternel surcroît qui habite l'être de tout existant. Ce qui éveille la joie esthétique, ce n'est pas seulement la correspondance entre l'essence et l'apparition, mais la certitude absolument incompréhensible que l'essence apparaît réellement dans l'apparition (qui pourtant n'est pas l'essence), et qu'elle y apparaît comme un être qui est éternellement plus que lui-même. »

 

   Nous avons choisi d’accentuer les mots qui nous paraissent être l’essentiel de cette longue citation :

  

   « l’être » : ce terme si général, si « commode » que chacun peut y mettre l’intention qu’il veut, que pour notre part nous habillerons de la connotation heideggérienne, laquelle implique en sa latence la présence de cette phùsis  (Nature) des Anciens grecs, de cette Totalité-de-l’Étant, ‘’se déployant comme ordre des contrastes à partir d’un fond indistinct (d’un apeiron)’’ (« De l’être » - Joël Balazut), de cet insaisissable, si l’on veut, dont la démesure abyssale paraît être le seul prédicat qui le définisse par une sorte de négativité. Le langage s’épuise vite à en évoquer les contours toujours fuyants, toujours chaotiques. Il relève seulement de l’intuition, sa mesure étant trop vaste pour qu’elle puisse se satisfaire de l’empan nécessairement étroit du regard humain,

 

cet être donc,

ce fond sans fond,

cette large indétermination,

cette ressource inépuisable

qui trouve son essence

à toujours la remodeler,

la remettre en question,

à la présenter selon la pure donation

que suit, sans délai, un confondant retrait,

lequel laisse les Existants-que-nous-sommes

en état de sidération.

  

   Quant à « l’excédent irréductible », à ce « qui est éternellement plus que lui-même », ceux qui éprouvent la foi y verront nécessairement le reflet d’une image de Dieu, quant à nous, nous  y verrons

 

cette pure joie du motif humain

transcendant le réel, le quintessenciant,

lui attribuant cette belle dimension

d’excès, de surcroît dont l’Art,

en particulier, revêt tout ce qu’il touche

à la manière d’un don prodigieux

 

 semblable à l’inspiration sans réserve du Génie dont chacun sait qu’il est la Figure transcendante par excellence du mouvement Romantique. Ce que le Voyageur, perché sur son noir rocher, perçoit, c’est bien

 

ce « dépassement »

de Soi,

des Choses,

du Monde

 

dont le Paysage Sublime est l’opérateur le plus efficient.

 

Le Sublime est

Grandeur,

Dépassement,

Excès.

 

   Ne le serait-il et alors il ne pourrait que se contenter d’une « beauté ordinaire » qu’il faudrait sans doute en ce cas reporter à la dimension des choses jolies, agréables, gracieuses, enfin tous les qualificatifs que l’on voudra qui, bien entendu, ne seront que de rudimentaires euphémismes d’une qualité les outrepassant de beaucoup.

 

    « Ce qui est propre à la beauté est cependant qu'elle est lumière, rayonnement, clarté, apparaître - mais apparaître éclatant de l'insondable, qu'on croyait le plus distant et qui nous surprend, causant dès lors une joie indicible. D’où le mot cher à Platon, exaiphnês, « soudain », comme l'étincelle ; l’évidence soudaine de la présence, en ce que je vois, de la plus inouïe profondeur, laquelle ne passera pas, même si ma vision en est appelée à s’évanouir ; comme si, dans un excès de générosité, transparaissait l'invisibilité même de l'invisible, son inaccessibilité rendue un instant accessible. La beauté est éclat visible et intelligible à la fois : c'est pourquoi elle s'impose comme la vérité. »

 

   Cet extrait est dense, saturé de sens, si bien que même une savante herméneutique n’en viendrait à bout. Le langage est pure merveille qui, par son pouvoir de nomination, d’évocation, porte devant nos yeux la compréhension de cette réalité si complexe. Mais ce pouvoir n’agit qu’à la mesure des substances dont il nous livre le secret, des structures dont il analyse la présence autant que la pertinence. Mais là où l’échec est patent c’est à partir du moment où les mots se disposent à faire paraître la non-substance, la non-structure, c’est-à-dire à s’appuyer sur une réalité trouée, sur une architectonique de dentelle où les vides signifient tout autant sinon plus que les pleins. Il en est ainsi, pour reprendre le lexique essentiel ici repéré : « lumière », « joie indicible », « soudain », « étincelle », « invisibilité » de ce qui se donne pour le constat d’une cruelle limitation dont notre vue serait atteinte, singulièrement d’une myopie ne percevant que le concret immédiat des choses, nullement leurs formes éthérées, abstraites.

   

   Chacun aura saisi combien le sentier devient étroit, combien les certitudes s’obombrent de motifs illisibles, combien notre soif de connaître et de posséder ne saurait s’étancher à cette fontaine imaginaire renaissant constamment de ses cendres afin d’y mieux retourner. En effet, lorsque ce qui prédique le réel devient si léger, si intangible, nous cessons de facto d’avoir affaire à la chair du Monde, comme si cette dernière se retournant, ne nous offrait plus qu’un illisible parchemin semé du secret de troublants hiéroglyphes. Reportées au Voyageur, ces quelques rapides réflexions nous le livrent, ce Nomade, comme un Être en quête d’un désert où les signes s’effacent au fur et à mesure de la marche dans la vibration d’illusions d’optiques nées des mirages qui brillent au loin.

  

   Devant le Voyageur et exclusivement pour lui au motif de son immense solitude, le Sublime ne se donne que dans la Solitude, toute présence Autre serait une puissance adverse qui métamorphoserait le Sublime en ce qu’il n’est nullement, à savoir une des agréables mesures du Monde. Il faut à l’expression du Sublime, à sa réception par le Voyeur, cette intime coalescence, cette osmose, cette harmonie, cette fusion, toutes qualités qui ne peuvent s’éprouver que d’Être à Être, de la Nature à l’Homme sans quelque médiation que ce soit qui se situerait hors ce champ privilégié de la rencontre unique.  Donc, face au Voyageur, la « lumière » est un ruissellement de pure beauté, uniquement tissé des fils diaphanes du jour, la joie ne peut être que « joie indicible », indicible pour la simple raison que

 

le Sublime ne s’énonce nullement en mots,

seulement en Lumière, en Éclat.

 

   (Ici, les Majuscules, bien loin d’être de purs artifices veulent souligner leur infinie qualité d’Essences), et combien cette joie se montre « soudain », car « l’exaiphnês », l’Étincelle platonicienne est bien le seul motif « temporel » (extra-temporel, devrions-nous dire) qui puisse rendre compte de « l’invisibilité » partout diffuse et, paradoxalement qui apparaît comme un excès de visibilité.  Comme si, pour le Nomade soudain doué de pouvoirs quasi médiumniques, s’ouvrait le champ immense de perceptions extra-sensorielles au gré desquelles l’invisible effaçant le visible, l’intelligible se donnerait à ses yeux à la manière d’une sublime offrande. L’on voit ici combien la formulation devient problématique, faisant se côtoyer le registre du normal et du paranormal, manière de frontière diffuse aux repères si flous qu’il devient infiniment problématique d’énoncer quoi que ce soit sans qu’une suspicion de mysticisme ou de prestidigitation n’en vienne assombrir la réalité. Si bien qu’au silence du Voyageur ne pourrait répondre que notre silence, mais un vrai silence dépourvu de mots, libre d’idées, le silence pour le silence et rien d’autre qui pourrait troubler la méditation de ceci même qui n’a ni espace ni temps, une simple buée à l’horizon du Monde.

  

   Pour l’exprimer en termes plus philosophiques, il conviendrait de dire que le Voyageur perçoit la Nature Naturante, en tant qu’Arché, que Principe fondateur de toutes choses (que nous situons volontairement à l’extérieur de toute volonté divine en tant que Nature au sens large de Phùsis), la nature naturée, saturée de visibilité apparaissant comme la simple contingence de l’activité de la Naturante.  

 

   Mais tous ces points de vue sur la Lumière ne pourraient trouver leur expansion qu’à y rajouter ces belles et synthétiques remarques de Philippe Lacoue-Labarthe dans un article intitulé « La vérité du sublime », provenant de l’ouvrage « Du sublime » :

 

   « Cette lumière – l’éclat même de l’ekphanestaton – ne cesse de briller ou de fulgurer dans le texte de Longin.I,4 : ‘’Mais quand le sublime vient à éclater où il faut, c’est comme la foudre : il disperse tout sur son passage’’ ; XXXIV, 4 (il s’agit de Démosthène) : « Il foudroie pour ainsi dire et il éblouit de ses éclairs les orateurs de tous les temps. »

 

    Il n’est guère utile de s’adonner à de longs développements pour cerner, dans les mots du Pseudo-Longin, sous « la foudre », « foudroie », « éblouit », « éclairs », bien plus que le réel du réel si l’on peut dire. et il est d’emblée évident qu’il ne faut attacher à ce lexique qu’une simple valeur métaphorique, symbolique. C’est un peu comme si ces mots de l’Écrivain grec anonyme, dilatés de l’intérieur par le génie même de celui qui les profère, s’accroissaient qualitativement jusqu’à perdre leur sens habituel nécessairement contingent pour se vêtir de la hauteur d’une transcendance.

   Ainsi pourra-t-on estimer que la « foudre » n’est nullement foudre en tant que telle avec sa céleste illumination, que les « éclairs » ne sont nullement ceux qui embrasent le ciel d’orage mais qu’ils sont pure puissance rhétorique, démonstrations passionnées et éloquentes d’un Orateur hors du commun. Qu’ils sont donc de la guise de l’impalpable, de l’indicible, de ce qui, bien plutôt que de se laisser comprendre au terme d’une réflexion, surgit dans le ciel des Idées à la manière d’un autre terme grec (jamais l’on ne peut faire l’économie du grec !) surgit donc comme le ‘’kairos’’, dont Wikipédia nous donne la définition suivante :

 

« Le kairos est le temps du moment opportun.

Il qualifie un intervalle, ou une durée

précise, importante, voire décisive. »

 

   Or il semble bien que l’empreinte du Sublime ne puisse jamais se donner qu’en cet intervalle de temps magique, lequel ne s’est jamais produit avant, lequel ne se reproduira plus après, instant suspendu parmi tous les autres instants, présence du présent en son exceptionnelle survenue. Et il est juste qu’il en soit ainsi de façon à ce que le Sublime soit réellement le Sublime. Nul ne pourrait l’envisager dans la durée. Notre coïncidence avec la Nature en sa profondeur de Phùsis, ne peut avoir lieu que dans cet exaiphnês, dans ce « soudain » de l’apparition où la manifestation du Prodige correspond point par point avec notre propre manifestation,

 

comme si, du Même, le Soi,

à l’Autre, la Nature,

 

   il y avait congruence des affinités et en même temps fusion, ce qui, bien évidemment ne peut que faire signe en direction de ce fameux « sentiment océanique » inventé par Romain Rolland, repris par Freud. Entre les deux hommes s’ensuivra une réflexion approfondie sur l’origine du sentiment religieux. Mais ici, nous ne pouvons passer sous silence une méditation poursuivie par Ariane Nicolas de Philosophie Magazine sur ce phénomène si étrange, si magnétique :

 

   « Lorsque nous sommes confrontés aux éléments surpuissants, à des phénomènes qui nous dépassent, à des paysages sublimes. Cette aptitude - ou ce besoin - nous donne alors l’impression d’entrer en contact avec une transcendance. Non pas avec tel ou tel Dieu précis de telle ou telle religion, mais avec une présence surnaturelle, surplombante, enveloppante, en laquelle nous semblons nous fondre, comme si le Moi devenait lui-même un grand Tout. »

 

Or nous disions, citant Héraclite :

 

« Physis kruptesthai philei »,

« la nature aime à se cacher ».

 

   Nous disons à nouveau que ce sentiment humain vis à vis d’une Nature insaisissable provient moins du rocher se dissimulant dans l’éboulis de la montagne que de notre incapacité foncière, en tant qu’êtres finis d’embrasser l’Infini, que notre sincère et profonde désolation de ne vivre que de fragments épars alors que nous aurions tant aimé, en un seul empan de notre être, saisir cette Totalité de la Nature en sa multiple et inépuisable faveur. Et si, de nouveau, nous évoquons ce « sentiment tragique de la vie », jamais il ne peut se traduire de façon aussi évidente qu’à la hauteur de cette nullité, quant à nous, de capture de ce Tout qui, toujours nous met au défi de le conquérir alors qu’il est simple reflet d’un temps d’Éternité qui se dérobe infiniment à toute tentative de le dévisager et de le connaître.

 

   En guise de lumière il semble évident qu’il faille rechercher sa vérité dans l’essence même de ce qui se manifeste, dans l’orbe immédiat du paraître, le « mystère » demeurant tout entier inclus dans l’étonnant de la monstration des choses, dans le prodige qui s’y accomplit, « qu’il y ait de l’étant et non pas rien », tout donc focalisé sur le surgissement, le déploiement qui vient en droite ligne de cette Phùsis si énigmatique dont la puissance performative est purement sidérante, comme si le langage de la Nature accomplissait ce qu’il dit à mesure de son énonciation. Nullement la lumière en tant que phénomène physique, en tant que cascade de phosphènes, mais bien plutôt la merveille de l’apparitionnel, le prodige de la donation, la prodigalité de cette immense corne d’abondance dont, par nature, nous ne saisissons jamais qu’une infime parcelle alors qu’elle épanouit sa puissance à l’infini dans une manière d’éblouissement qui est bien davantage celui de notre esprit que de nos yeux.

  

   Tout ce que nous venons d’énoncer ci-avant, (ce diffus rocher noir, ces masses sombres émergeant de la brume, cette vague silhouette de la montagne), tout donc se donne en tant qu’expériences toujours fragmentaire du Sublime, lequel Sublime nous oblige à faire l’épreuve de notre propre Soi, toujours relative cette épreuve à la rencontre avec ce qui nous excède et, corrélativement nous interroge au plus intime. Quiconque aura bien suivi les étapes de notre méditation, aura procédé à un saut rétrograde dans le temps, condition d’une compréhension de l’originaire qui couve sous le Sublime. Dès lors il faudra renoncer à investiguer le mystère dont il s’entoure à l’aide de la logique, ou bien à grands renforts de délibérations conceptuelles. Ces dernières échoueront à en décrire les contours.

   Le troublant paradigme présidant à une approche satisfaisante du Prodige, du Merveilleux, se traduira par un retour à l’antéprédicatif, à l’instant même où, encore, les significations ne se sont nullement révélées, où elles sont à l’état de germination seulement avant même qu’un long métabolisme n’en ait révélé les qualités. Le Verbe n’a encore nullement droit de cité, recueilli qu’il est au plein de sa bogue native. Domaine s’il en est de la sensation archaïque, de l’infra-verbal, de la particule élémentaire.

 

Substituer à la notion intellectuelle,

le fait brut ;

à la méditation pensive,

l’immédiateté du frisson ;

à la finesse de l’intuition,

le flux de la palpitation interne ;

à la rigueur de la logique,

la survenue du tremblement ;

aux certitudes de la pensée,

la floculation du désir.

 

Peut-être est-ce ce denier concept de désir

qui est le plus adéquat à décrire notre

impatience manifeste face au Paysage Sublime.

 

Notre inconsciente projection

en qui il est, cet Étrange Vis-à-vis,

autrement dire être Soi et,

en même temps, par une

prodigieuse métamorphose

des présences respectives

et des significations singulières,

être Nature,

façon de panthéisme

à portée de tout un chacun :

alors, avec le Grand Tout,

plus aucune différence,

un jeu de miroir éternel,

un vertige infini mais consenti.

 

Oui, ô combien consenti !

 

Désir,

Vertige,

Infini :

 

les trois notations encore verbales

au motif desquelles nous nous attacherons

en guise d’épilogue provisoire

dans une manière

sans doute désespérée

de nommer le Sublime.

 

 

 

 

 

 

 

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7 juillet 2025 1 07 /07 /juillet /2025 17:10
Intérieure beauté.

Walvis Bay - Vol de Pélicans Roses.

Photographie : Martine Fabresse.

 

« Je désire presser dans mes bras la beauté qui n a pas encore paru au monde ». Joyce - Dedalus.

 

Presser dans ses bras cette insaisissable beauté, comme nous le suggère Joyce, qui donc n’en a éprouvé l’irrésistible frisson ? En être parcouru n’est jamais qu’accomplir, par la pensée, ce trajet en direction du Beau transcendant dont nous participons, ce « rejeton du Bien », selon Plotin, qui inscrit en nous la braise de sa nécessité.  Car nous ne pouvons nous passer ni du Beau, ni du Bien, sauf à nous exonérer de notre essence humaine. Mais ceci est propos de métaphysicien et nous voulons demeurer dans l’orbe de la réalité. Ce réel qui toujours nous questionne, imaginons-le, dressons-en la métaphore, dessinons-en l’esthétique.

   C’est un matin, encore dans l’indistinction de l’heure, dans ce pli natif qui sépare d’un invisible trait la densité nocturne de la légèreté diurne. Loin, quelque part en Namibie, sur l’étendue de Walwis Bay, « baie des baleines », étrange territoire qu’habitent hypothétiquement ces animaux mythiques dont la beauté n’égale que  leur inconcevable taille. Le lieu, sa pureté, sa presque invisibilité semblent tracer l’impalpable quadrature de la grâce, de l’éphémère, de l’à-peine perçu, de l’ineffable dont s’entoure toujours la chose qui parle à notre âme le langage du rare, du poétique, du sublime. Être là ne peut s’accomplir que dans une manière de dénuement, de simplicité, de retrait en soi qui est l’empreinte que dépose en nous la majesté du paysage. Il faut regarder avec la pointe de l’âme, l’étincelle de l’esprit, l’effervescence de l’émotion qui fore l’ombilic de son dard inquiet. Oui, « inquiet » car toute Forme Majuscule, toute parution traçant l’esquisse d’une ontologie, d’une présence évidente, énigmatique de l’être, ne peut émerger qu’à l’aune de cette surprise par laquelle l’Existant fait soudain halte, ménageant dans ce suspens spatio-temporel, une place pour le recueil, une source pour la méditation, un sémaphore pour la contemplation. Alors le regard s’ouvre, les yeux se dilatent, la conscience se déploie jusqu’à l’incandescence des archétypes qui tracent en nous les nervures du sens. C’est toujours lorsqu’une chose se donne à voir comme l’exception qu’elle est que provient, jusqu’à nous, l’arche ouverte, brillante des significations. Et c’est en raison du fait qu’elles nous assaillent que nous faisons silence, que nous demeurons immobiles, en attente de l’événement qui, se révélant en sa nature fondatrice, nous portera en un lieu de félicité, celui de notre vie intérieure, cellule intime, creuset de la subjectivité par lequel donner libre cours aux fluences de nos affinités. Ce sont elles, nos affinités, qui nous mettent en rapport avec le monde et tressent en nous les cordes qui nous font tenir debout, assurent notre verticalité, autre nom pour la transcendance humaine se sauvant, au moins provisoirement, de ses chutes, excipant de ses apories.

   L’eau, l’horizon, le ciel sont une unique rhétorique, une sémantique à peine appuyée qui nous disent l’ineffable qualité de l’instant, ce trait modeste, cette mince déflagration de la seconde dont la suivante, harmonique discret, surgit à la façon d’un éternel retour du même, temporalité figée pareille à ces boules de verre dans lesquelles la neige suspendue feint de tomber sur une miniature de Noël avec la lenteur d’un sentiment en train de naître, de découvrir son sensualisme discret, son effleurement de duvet. Ou bien de plume, telles ces rémiges de pélicans, manières d’éventails noirs, denses, disant la présence, le témoignage de la vie, ici, si loin des hommes qui ne les voient pas, progressent en regardant le sol, occupés qu’ils sont de terrestres multitudes. Ces oiseaux jetés en plein ciel, qu’une conscience, une volonté arrêtent, images figées d’une éternité en train de s’actualiser, voici que ceci nous atteint avec l’exactitude d’une vérité.

   Ces pélicans sont là, dans la plus pure réalité qui soit, si près d’une Idée platonicienne, formes immuables s’alimentant à leur propre profération, modèles éternels dont le plus grand des artistes ne pourrait tirer que quelques images approchantes, icônes dans le meilleur des cas, idoles dans un  mimétisme seulement convoqué, effleuré, à défaut d’être jamais atteint. Cette impression de Réel est si forte que, de ces oiseaux, nous ne saurions guère tracer d’esquisse plus juste. Immobilisés dans le geste qui fixe, ce fameux « kairos » des Anciens Grecs, cet « instant décisif » qui, s’il porte bien son nom, et augurons qu’il en soit ainsi, extrait du divers, du multiforme, du polychrome, du toujours fuyant, cette indépassable représentation, comme si rien, désormais, ne pourrait s’approcher d’une proposition intellective de ces habitants des lacs et des marais qui semblent la pure émanation, peut-être la cristallisation des éléments, eau, air, dont ils tirent leur esquisse essentielle.

   Nous ne gagnerions rien à nous distraire de notre immobilité, sauf à interrompre la magie. Car de telles visions en portent l’indélébile trace. Tout comme le visage de l’Aimée trahit la tension qui l’habite et la dépose là où toujours elle a été, au centre d’elle-même, dans ce foyer qui rayonne et appelle. Car cette image nous entraîne où nous habitons avec le vœu d’y toujours demeurer car la beauté est ainsi faite qu’elle nous possède au foyer même de notre citadelle, s’y dissimule et n’attend que de surgir à même le phénomène que nous attendions sans trop y croire. Et le voici dans cette tension qui le fait être et le dépose devant nos yeux comblés. C’est bien l’exact opposé d’une illusion, c’est un rêve arrêté en plein vol, c’est un imaginaire qui, de toutes parts, outrepasse sa capacité à créer et nous plonge dans l’aire ouverte d’une immédiate compréhension. Du monde qui fait face. De nous qui l’interrogeons depuis la crypte secrète de notre désir.

   Les lieux d’évidente beauté, lagunes aux eaux cendrées, altiplano laissant flotter ses aériennes savanes, lacs de sel aux arêtes éblouissantes, colonnes bleues des glaciers, souple mouvance des dunes, tous ces lieux sont inévitablement situés aux limites, sur les lisières, aux confins dont notre regard s’informe comme parvenu à l’extrémité de sa pointe interrogative. La beauté est hors toute question, tout langage, toute sensation. Elle est de l’ordre d’une simple relation, d’un passage, d’une transitivité dont il faut se saisir comme on le ferait d’une feuille d’automne emportée par le vent avant qu’elle ne s’absente pour toujours. Ceci, cette indicible perception, cette épiphanie au bord d’un abîme, il ne dépend que de nous de l’amener au paraître. C’est NOUS qui lui donnons essor, seulement nous avec le tremplin déployé de notre conscience. Il n’y a pas de beauté en soi. C’est NOUS qui esthétisons le monde, lequel en retour, décèle en nous la beauté disponible, seul avoir que nous ayons jamais possédé. Beautés se reflétant en miroir, l’une nourrissant l’autre, s’abreuvant à leur inépuisable source commune. Tout sentiment esthétique est nécessairement spéculaire car la visée de l’objet de notre contemplation nous  renvoie le rayon de notre regard afin que, métamorphosé par la chose belle, il puisse à son tour nous féconder et nous assurer de sa lumineuse présence. Alors nous regardons et regardons jusqu’à l’épuisement du charme, jusqu’à la perte de ces oiseaux dans les mailles solubles du ciel.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 juillet 2025 7 06 /07 /juillet /2025 17:33

 

Le Jour, le lumineux,

 le plus vif que l’argent,

l’éclat du platine,

 tout ceci s’élevait de soi,

gagnait les hautes altitudes,

les couloirs de haute solitude,

les cimes où plus rien ne comptait

que cette diffusion à jamais de la clarté,

cette irradiation des êtres et des joies.

 

Les arbres dressaient

leurs minces flammes blanches

contre la multitude du ciel,

les nuages flottaient

 en de souples bancs d’écume,

les cygnes, en bas,

sur l’ovale du lac,

faisaient leur tache sublime de talc,

les neiges boréales étaient gonflées,

 dilatées à l’extrême

de toute cette lumière

qui les habitait,

les rendait pareilles

 à des ballons dirigeables

 emplis d’un gaz subtil.

 

Rien ne se colorait

sur la face de la Terre,

tout avait la transparence du cristal,

la résonance pure du diapason

répandant ses ondes selon

d’exacts harmoniques,

les sons se fondaient l’un en l’autre,

avec facilité, sans hiatus qui eût pu

en dénaturer le clair projet.

De grands oiseaux blancs

traversaient l’espace de leurs ailes

mouchetées de vent.

Des planeurs initiaient

leur vol à voile

dans un silence de chapelle.

Des papillons aux ailes

de zircon et de topaze

virevoltaient en de gracieuses arabesques.

 

 Le soleil était une grosse boule d’ouate

qui figurait au loin,

œil cyclopéen si doux,

qu’on eût cru avoir affaire

à un ballon que des enfants délicats

auraient posé sur le fil

d’un fragile horizon.

La Lune aussi était présente

dans sa vêture de soie rugueuse,

ses cratères doucement affutés

pour ravir les âmes

des vieux astronomes

aux cheveux teintés

de lis et d’opalin.

Il n’était jusqu’aux songes des dormeurs

qui ne se paraient de perles radieuses

diffusant à l’infini

leur étincellement de comète.

 

Puis ce furent des

Eclairs aveugles

qui se montrèrent,

lacérant la chair du monde,

 la taillant en vifs lambeaux,

en fragments kaléidoscopiques,

en lanières d’effroi,

en sombres cavernes,

en ténébreux abysses

où plus rien ne se donnait

que le corridor labyrinthique

conduisant au domaine d’Érèbe,

ce provenu du Chaos,

cette redoutable figure des Enfers,

époux de Nyx, la Nuit

aux mille charmes,

aux mille dangers.

 

 Il n’y avait plus aucune écharde de clarté,

plus la moindre éclisse sur laquelle

 un rai de lumière se fût arrêté

pour dire, au moins l’espace

d’une brève éternité,

l’irréfragable beauté de l’univers,

son feu à l’infini des yeux.

Partout était la chape

 visqueuse du noir,

l’adhérence du bitumeux,

l’hébétude du refermé,

la herse baissée de la mutité,

la raideur des membres hémiplégiques.

 

Partout était la

splendide stupeur

qui étalait ses marigots

d’eau putride.

De nulle lèvre humaine

ne pouvait sortir

 le joyau de la langue.

Non, une-longue-suite-de-perles-noires,

des mots-encre-de-seiche,

 des phrases-asphalte,

des interrogations-ailes-de-corbeau,

des réponses-veuves-noires,

des exclamations-éclats-de-graphite.

 

Le ciel ?

Il n’y avait plus de ciel,

seulement un immense dais de deuil

courant selon tous les horizons.

La terre ?

Il n‘y avait plus de terre,

 seulement un amoncellement

tragique

de blocs de tourbe.

 Les océans ?

Il n’y avait plus d’océans,

seulement une longue flaque

couleur d’ennui où mouraient

 les yeux des étoiles.

Les hommes ?

Il n’y avait plus d’hommes,

seulement de sibyllins tubercules,

de comiques moignons

qui ne gesticulaient même plus,

genre de clowns tristes,

immobiles,

à demi-enfoncés

dans la chair altérée

de l’humus.

 

 La Nuit, la permanente Nuit

que plus rien ne visitait,

sinon le souffle court

de son propre néant.

La redoutable Mort

entrait dans son domaine,

elle moissonnait toutes les têtes

 et il n’y avait plus

une seule conscience

pour rendre compte de l’Absurde.

Comble du Nihilisme

 en son plus vertical combat !

Le Jour avait ouvert la Nuit

La Nuit avait ruiné le Jour

Il n’y aurait plus

qu’une ombre immense

étendue sur la douleur

des hommes,

qu’une Nuit

au large d’elle-même,

aux rives infinies.

Où allait-elle ?

Le savait-elle au moins ?

Cruel destin

que celui

qui ne se sait point.

 

***

En guise de commentaire

 

« Noir lumineux et blanc obscur »

(David TMX, Le dessinateur)

 

   Peut-être faut-il partir de ce double oxymore, « Noir lumineux et blanc obscur », pour pénétrer toute l’étrangeté de cette belle figure de rhétorique. Rien n’est jamais pur, sauf l’absolu. Le noir pur n’existe pas. Le blanc pur n’existe pas non plus. Jamais la nuit n’est totalement noire. Quelque part le chant des étoiles, la lumière d’une ville, la rumeur d’un amour (ici la métaphore percute l’oxymore). Jamais le jour n’est indemne de tache. Toujours une poussière, le voile d’un nuage, la tristesse d’un deuil. Il n’y aurait que le Ciel des Idées pour garder à l’essence sa souveraine présence indéterminée : un Noir flottant au plus haut de son âme ténébreuse, un Blanc faisant claquer son oriflamme de neige dans l’azur virginal, étincelant.

   Toujours le Noir demande le Blanc, comme la Vertu demande le Péché. Pour la seule raison que, notre vie, à nous les hommes, est totalement relative, que nous nous inscrivons dans le flux du rythme nycthéméral, ce divin balancement qui nous fait connaître, une fois la joie de la lumière, une fois la tristesse de la nuit. Les Amants sont à la confluence de cette réalité-là. Leur amour est pure lumière s’enlevant sur le fond de la nuit. Symboliquement, la chambre d’amour est toujours nocturne, que vient éclairer la pointe acérée du désir : un éclair se lève parmi la touffeur des ténèbres, un éclair jaillit qui sauve les Amants de l’étreinte définitive d’Eros. Paradoxe apparent que celui qui réclame la mesure nocturne pour y faire surgir la clarté d’un amour. Comme si le glaive lumineux du jour devait féconder la nuit en raison même de l’incommensurable distance qui les sépare et les invite à l’intime union au gré de laquelle chacun connaîtra sa vraie naissance, celle d’un imaginaire qui dépasse et transcende le réel. Chaque acte d’amour est un pas de plus vers la mort et, pourtant, qui n’en ressent la force de libération, la puissance d’éclosion à soi ? Vérité oxymorique :

« Je meurs de t’aimer davantage ».

   Comme quoi toute vérité, plutôt que d’être monosémique est naturellement polysémique au motif que, toujours, nous oscillons entre deux pôles opposés, entre deux couples contradictoires : amour/haine ; désir/aversion ; complétude/manque.

   Jamais nous ne pouvons exciper de cette exigence de l’Être qui, tout autant, est Non-Être. Toujours l’Être se donne comme sur le bord du néant, c’est sa néantisation même qui l’autorise à être, ne serait-il néant et alors il serait privé de toute liberté de paraître de telle ou de telle manière. C’est parce que je fais fond sur le néant que je m’en extirpe, que je commence à exister, que je bâtis un projet qui me porte au-delà de ceci qui pourrait m’aliéner si je ne postulais le cadre même de ma liberté. Est libre celui qui fait face au néant. Est esclave celui qui, pensant lui échapper, au contraire lui donne tous les droits. Mon propre ego ne saurait se structurer autour de ce qui existe déjà, pour la simple raison qu’il ne peut y faire sa place. Mon ego se construit autour du néant, tout comme le jour s’extrait de la nuit afin de connaître son propre rayonnement.

    Certes, ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais elles sont le fondement même à partir duquel commencer à se sentir exister. Aucun sentiment ontologique ne peut se lever d’une forme déjà accomplie par d’autres que lui dans l’espace et le temps. C’est du néant dense de la nuit qu’il nous faut extraire les matériaux grâce auxquels édifier notre propre statue. Elle n’existe nullement préalablement à nous, elle est coalescente à notre destinée, elle se modèle en raison de chacune de nos expériences. Or, qu’est-ce qu’une expérience, si ce n’est extraire les phénomènes du néant, leur donner corps et chair afin qu’ils nous apparaissent dans la lumière de leur singularité qui, en même temps, est la nôtre. Cet amour que je découvre lors d’un voyage, il n’existait nullement pour moi avant l’événement décisif de la rencontre, pas plus qu’il n’existait pour l’Aimée. Tous deux, l’Aimée, moi-même, nous extrayons notre amour naissant du néant, nous l’informons, lui donnons sa climatique, ses traits distinctifs, sa couleur propre. Cet amour n’avait nul substrat, nulle histoire, nulle coordonnée spatio-temporelle. Il était pure virtualité suspendue au hasard des heures et des cheminements.

   Cet amour était de nature purement oxymorique, « Je t’aime, moi non plus » pour reprendre la belle formule de Gainsbourg. En effet, le « Je t’aime » est toujours conditionné par le « moi non plus », autrement dit par la charge inévitable de néant qu’il charrie à tout instant. L’amour peut faiblir, s’étioler, devenir simple intérêt, marque d’amitié, c'est-à-dire renoncer à son essence. Or renoncer à son essence est néantiser sa propre ressource, la ramener à l’étiage du non-sens, lui ouvrir les portes de l’absurde. Combien d’amours devenus haines prennent les vêtures de l’inhumain, de la mortification, de la déshérence. Donc nous sommes condamnés à connaître le régime oxymorique existentiel, il est inscrit dans notre condition, de la même façon que nos gènes contiennent la boussole de notre orientation.

   La mission essentielle de l’oxymore est, par le hiatus qu’il crée, entre les deux termes convoqués, de ménager un effet de surprise, sinon d’étonnement ou de saisissement qui renforcent la puissance de l’énoncé. Ainsi quelques oxymores célèbres : « Et dérober au jour une flamme si noire », ou les apories de Phèdre face à sa  passion coupable ; ensuite : « Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie » où, pour Nerval, « le soleil noir », c’est celui de la nuit d’Apocalypse aux Tuileries, celui de la folie qui gangrène le cerveau de Gérard Labrunie, il se pendra bientôt Rue de La Vieille-Lanterne ; et encore, à propos de la mort de Gavroche, cette phrase émouvante de Victor Hugo à son endroit : « Cette petite grande âme venait de s'envoler » - On n’en finirait jamais de citer les oxymores, d’en donner les belles interprétations fournies par les exégètes de la littérature.

   Le texte sous forme de poésie qui vous est aujourd’hui proposé a de bien modestes ambitions, celles, simplement, de mettre en position d’oxymore le Jour et la Nuit, le Blanc et le Noir, la Joie et la Tristesse, manière de rapide évocation de l’exister en ses plus réelles façons de se donner : une fois dans la sublime positivité, une fois dans la terrifiante négativité. Tout destin s’inscrit dans cette parenthèse, toute aventure anthropologique fait sens dans cette pulsation. Je crois que tout ceci a une valeur non seulement symbolique, mais bien plus largement cosmologique, comme si la vie humaine était un genre de parcours sinusoïdal, de vague ascendante/descendante, un rythme binaire, une valse à deux temps, pareille à l’expansion/rétention de l’Univers, pareille au lever/coucher du Soleil, pareille au sablier du temps que l’on retourne indéfiniment afin qu’il nous dise notre temps humain, seulement humain, pareille au balancement de l’acte d’amour par lequel se donne la génération, pareille à la naissance qui appelle la mort, qui appelle la naissance, qui appelle la mort, une pomme chute sur le sol, y disperse ses graines dont un autre pommier naîtra. Basculements sans fin, branles toujours recommencés. Montaigne disait : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse… »

   Rythme immémorial sans début ni fin, le seul qui garantisse notre liberté car si le monde n’a jamais été créé, l’on peut faire l’économie de Dieu et des dieux, des religions, de leurs dogmes. Si le monde a toujours existé, du moins est-ce là mon intuition, nous pouvons aisément concevoir l’Infini, donner figure à l’Absolu, donner sens à l’Histoire et à l’Art. Poussière d’étoiles nous sommes, poussière d’étoiles nous demeurerons parmi le pullulement inouï des galaxies et les pluies de comètes. Nous ne sommes que des oxymores entre Ombre et Lumière, entre Lumière et Ombre.

 

‘Exister’ : sortir du Néant avant d’y retourner

Donc : ‘Exister’ : espace et temps

d’une tragique joie.

 

 

[NB : Dans le poème, tous les couples oxymoriques

se donnent à voir

en graphie différenciée, en italique :

 

Soie rugueuse

Doucement affutés

Aux mille charmes/aux mille dangers

Brève éternité

Infini des yeux

Splendide stupeur

Comiques moignons

Clowns tristes

Rives infinies

 

(il s’agit ici d’oxymores mineurs

Qui se déduisent de l’oxymore majeur

Qui conduit l’ensemble du poème)

 

Donc l’oxymore majeur

 

Eclairs aveugles

 

c’est autour de lui

que le Jour bascule en Nuit

la Lumière en Ombre

la Joie en Tristesse

il constitue le point de basculement

le chiasme qui inverse toutes choses

l’articulation entre

le SENS

et le

NON-SENS

il est la porte ouverte du Néant

ce par quoi nous naissons

ca par quoi nous mourons

ce par quoi nous existons,

dans l’intervalle .]

 

 

 

 

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4 juillet 2025 5 04 /07 /juillet /2025 17:36

 

En guise d'avertissement au lecteur.

 

 

  Avant d'entrer dans cet écrit  particulier, très particulier, - on voudra bien excuser la redondance - il est fortement conseillé de se reporter, soit à l'article "Alchimie textuelle" parmi les articles du Journal ou bien de lire ce même titre sur la Page d'accueil du Site.

  Il existe parfois des situations tellement confondantes, tellement cernées de tragédie que l'écriture ordinaire ne suffit plus à en rendre compte. Alors il faut inventer une autre langue. Sans doute abstraite, cryptée, pareille à un sabir, difficile à pénétrer et pourtant ce texte dit quelque chose d'une réalité. Mais il le dit dans une manière d'absence à soi de l'écriture, comme si cette dernière avait été contaminée par la constante déréliction du sujet qui l'a inspirée. Parfois faut-il s'exonérer d'une façon quotidienne de dire les événements afin d'en faire ressortir, non seulement la complexité, mais la dimension de limite, tout près d'une ahurissante finitude.

  Dans ce texte, il est parlé de LUI, sans qu'aucune autre identité que celle liée à ce pronom personnel soit convoquée. En effet, certaines existences en forme d'outre vide tutoient constamment cette manière de non-présence, comme si, par avance, un funeste destin s'était attaché à biffer les traces d'une vie ne parvenant pas à trouver son rythme, à s'éployer.

  Alors, il n'y a plus de fiction possible, plus d'histoire qui tienne debout, - la transcendance vers une quelconque liberté étant, par avance, congédiée - et l'écrit se résume à une sorte de "storyboard" désincarné, mécanique, faisant son bruit de rouages et ses frottements ossuaires. L'existence tellement réduite à une peau de chagrin que le langage ne peut témoigner qu'à se perdre lui-même. Mais se perd-il vraiment, ou bien est-il parvenu à la seule issue qui lui reste afin de décrire cet inconcevable qui toujours a lieu alors que nous cherchons simplement à fuir, à nous voiler la face. Il faut seulement lire et se laisser pénétrer par cet étrange cantilène métaphysique. D'ailleurs, le sachant ou à notre insu, que faisons-nous d'autre en marchant parmi les sentiers égarés du monde ?

 

 

 

LE CORPS LE SAIT

 

 le corps

 

Sur un thème "chiriquien".

 

 

 

 

Lui. Sans âge, il est.

A mi-chemin de la vie.

Peut-être plus, peut être moins.

Indéfinissable.

Lui. La cinquantaine. On dirait.

Le teint basané. Criblé de vent.

Des rides barrent le front.

Calvitie bien avancée,

ménageant deux golfes clairsemés

autour d’une presqu’île de cheveux.

Les yeux : vagues, lointains.

Des yeux qui ne vous voient pas.

Qui sont dans l’errance même.

Dans la non-connaissance des choses.

 

Maigre.

Un trench-coat bleu marine. Cintré. Comme autrefois.

Pantalon noir.

Chaussures noires. Usées.

Les talons surtout.

Les pointes aussi.

Les yeux dans le vague.

Toujours. Ne voient personne.

Vous êtes invisible dans le croisement de lui que vous effectuez.

Les choses non plus. Ne les voit pas.

Sauf les voitures parfois. Dans l’approche du détail.

Se penche. Regarde dessous. Curieusement. Les pneus surtout.

Geste un peu obscène. Peu lui importe votre regard.

Ne le voit pas. Le sent peut-être.

Comme un souffle dans les cheveux.

Seuls les pneus sont vus.

Dans leur réalité de caoutchouc. Noirs.

Seules les gravures des roues sont retenues.

 

Se relève.

Le regard dérivé.

Au-delà de l’horizon.

Au-delà de toute forme humaine. Autre qu’humaine, aussi.

Noir, le regard.

Comme le caoutchouc.

Comme l’ombre.

 

Poursuit le bitume.

Ruban noir.

Passe dans l’impasse.

Nul ne le voit.

Il ne voit nullement qui ne le voit pas.

Pas plus que ceux qui le verraient incidemment.

Jours de soleil parfois.

L’ombre marche devant lui.

Marche sur son ombre qui le précède.

Son ombre derrière lui, parfois.

Selon la position du soleil.

 

Passe sur la passerelle. Sur la rivière. L’eau sur les galets.

Croise des ombres qui s’écartent.

Passerelle étroite.

La cascade de l’eau sur les galets.

Ne l’entend pas.

Longe la haie. Palmes brillantes des feuilles.

 

Tourne l’angle de la haie.

Froid venu du nord. Ne le sent pas.

Impression de ses pas dans la poussière.

Qui ne retient pas son empreinte.

 

Evite le refuge à l’angle des deux rues.

 

Voitures.

Cyclomoteurs.

Vélos.

Passants.

Lui, seul.

Au milieu des trajets.

Les Vivants le dépassent.

 

Rue en pente.

Ses jambes le savent.

Ses pieds aussi.

Ne le sait pas, lui, vraiment.

 

Cabine téléphonique.

On téléphone.

On parle fort.

On rit parfois.

Fort, aussi.

Le rire ne l’atteint pas.

Les pleurs non plus.

Parfois des pleurs mêlés de rire. Venus de la cabine de verre.

Ne sait pas l’origine.

Des pleurs.

Du rire.

 

Nuages du nord. Gris. Poussés par le vent.

Des ombres glissent. Sur le visage. Basané. Tuilé.

Peu lui importe.

 

Bâtiment jaune.

Haut.

Désuet.

Cube de ciment.

Escalier de ciment aux arêtes de fer. Qui brillent.

Dans l’atténuation.

Ciel gris sur les arêtes de fer.

Des fenêtres avec des grilles.

Les devine.

Ne les voit pas.

Trois fenêtres. Devinées seulement.

Des fentes dans le mur.

Deux fentes. Horizontales.

Avec des inscriptions.

Peintes en jaune.

Fentes recouvertes de plaques de métal.

De chrome.

Ne le sait pas.

Le métal brille. Plus que le fer des marches.

Seulement la succession, il connaît.

 

Cabine de verre.

Marches aux angles de fer.

Fenêtres avec grilles.

Fentes de chrome.

Porte bleue. Repeinte.

Ne sait pas la nouvelle couche de bleu outremer.

Bloc de ciment jaune.

Plaque de bois bleu. Complémentaire, la couleur.

Ne sait pas la complémentarité.

 

Ne connaît que quelques points de l’espace.

Repères.

Non, ses jambes savent, elles.

La pente du trottoir.

Le quadrillage de ciment du trottoir.

Ses semelles savent.

Cinq quadrillages après l’éclair du métal.

Ne voit pas l’éclair.

Sait seulement les fentes de chrome, avant les encoches du ciment.

 

Porte bleue. Poignée de métal.

Non de chrome. De métal mat.

Appuie dessus.

Grincement.

Ne l’entend pas.

Sait seulement le tapis à terre. Rectangle sombre sur le sol clair.

Sol lisse. Bruit du caoutchouc sur le lisse du sol.

Six pas.

Il le sait.

Non, ne le sait pas.

Les articulations de ses pieds seulement le savent.

Mouvement de bascule des pieds.

Six pas.

 

Une planche. Bois clair.

Cloison de grillage.

Deux trous dans le grillage.

Poche droite du trench-coat.

Rectangle de carton. Dans le creux de la poche.

Il le sait.

Ses doigts plutôt le savent.

Carton foncé. Posé sur la planche.

Bois clair de la planche.

La main s’y pose. Aussi.

 

Fraîcheur du bois. Ne la sent pas.

Ses doigts la savent, la fraîcheur.

Comme pour le carton.

Il est parlé dans le trou du grillage.

Le carton est tendu à ce qui a parlé.

Disparaît dans le trou.

Bruit coulissant d’un tiroir.

Métallique.

Ne l’entend pas.

Feuille blanche. Avec des signes dessus.

Tendue par le trou du grillage, là où il a été parlé.

Tube de plastique noir.

Sur la planche.

Ne le voit pas. Le devine seulement.

 

Il est à nouveau parlé dans le trou du grillage.

Voix creuse. Sans écho.

Une croix noire.

Sur la feuille.

Ne la voit pas.

Sait le crissement de la bille.

Sur la feuille.

Rectangle de papier bleu.

Lui est tendu.

Par le trou dans le grillage.

Bruit sec de froissement.

Bruit métallique, ensuite, sur la planche.

De bois clair.

Deux fois le bruit métallique.

Les deux fois, il les sait.

Le papier bleu aussi.

 

Dans la poche du trench-coat.

Au fond.

Dans le décousu des coutures.

Les deux ronds de métal.

Le papier bleu. Est plié en quatre.

Sait la pliure en quatre au fond de la poche.

Du trench-coat, bleu, lui aussi.

Doigts refermés. Sur la pliure. Sur les ronds de métal.

 

Des bruits autour.

Pas entendus.

Devinés.

Caoutchouc sur le sol lisse.

Six pas.

Il le sait.

Ses pieds le savent.

Rectangle marron.

Porte bleue.

Avant la porte, la poignée.

Grince un peu.

Il le sait. Ses doigts le savent.

 

Marche à l’angle de fer.

Une seule marche.

Il le sait.

Rainures dans le ciment.

 

Des rires.

Des pleurs.

Dans la cabine. Dans le verre de la cabine.

Passe.

Ne sachant rien des pleurs.

Des rires non plus.

 

Grilles des fenêtres.

Escalier aux cinq marches. Aux bordures de fer.

Loin déjà.

Peut être.

Ne la sait pas, la distance de lui aux choses.

 

Le refuge aux dalles de ciment. Inclinées. Avec des encoches.

Ses pieds le savent.

Ses articulations le savent.

Le trottoir de ciment. Le bord arrondi.

Les chaussures savent le creux dans la semelle. Incurvée.

Dans le franchissement du bord.

Le bitume noir. Les nuages gris. Le trottoir taché de feuilles jaunes.

 

Comme le cube de ciment aux trois fenêtres.

Ne les voit pas, les feuilles.

Ses semelles savent le glissement.

Les orteils aussi. Se recroquevillent.

Les feuilles sont dépassées.

Les muscles le savent. Qui se relâchent.

 

A gauche, des façades.

Blanches.

Des jardins.

Verts.

Des arbres.

Avec feuilles.

D’autres sans feuilles.

Ne voit pas les yeux. Ni les feuilles. Ni les arbres. Ni les façades.

Le vent. Le froid. Ne les sent pas.

 

Les mains savent.

La doublure du trench-coat sait.

Les mains au fond de la doublure.

La droite, la main avec la pliure bleue.

Avec les ronds de métal aussi.

Métal blanc. Brillant au fond de la doublure.

Les fils de la doublure le savent. L’appui du métal. Le brillant aussi.

 

Gravillon sur le trottoir.

Le caoutchouc le sait.

Le tronc à gauche. Brun. Rugueux.

Le coude le sait.

Passe au plus près.

 

La rue à gauche. Etroite.

 

La haie verte à gauche.

 

La grande bâtisse jaune à droite.

 

Le garage derrière la bâtisse.

 

Les yeux ne savent pas.

Les genoux le savent. Les articulations.

 

L’air frais de la rivière.

Le froid sur le front.

Les gouttes d’eau le savent.

Le long des rides.

Les joues aussi. Creusées. Dans l’air coupant.

 

Trois tiges de métal. Peintes en vert.

De chaque côté de la rue étroite.

Les passants les savent. Lui ne les sait pas.

Le passage des gens.

Sur la passerelle.

Les épaules le savent. Qui obliquent.

Le bassin aussi. Qui oscille.

Le courant d’air des passants.

Rien d’autre ne passe que les passants qui passent.

Continûment.

Un frôlement.

 

Des bruits.

On tousse.

On éternue.

On parle.

Les bouches le savent.

Lui ne le sait pas.

 

Une bâtisse haute.

De ciment gris.

Ne sait rien d'elle.

Lui ne sait pas la bâtisse proche.

Le tas de détritus.

L’odeur.

Ne la sent pas.

Les passants, oui. Qui s’écartent.

 

Le portique de ciment.

Au milieu, un portail blanc.

En fer peint.

Ne le sait pas.

 

 

Le bitume tourne. A gauche.

Les pieds le savent.

Le bitume tourne.

A droite.

Container vert.

A droite.

Avec des roues noires.

Ne voit pas les roues.

Le caoutchouc. Les gravures dans le caoutchouc.

Les contours du container.

 

L’impasse.

Au nord.

Le froid. Ne le sent pas.

Au milieu de l’impasse.

A droite, trottoir.

A gauche, trottoir.

Ne les voit pas.

 

Voitures. Ne les voit pas.

Klaxon.

Ne l’entend pas.

 

Avenue.

Circulation.

Flot de circulation.

Ne le voit pas.

Le trottoir non plus.

Les pieds le savent. Les orteils, surtout.

La cambrure.

Les articulations.

Le bitume avec des trous.

 

Le croisement. Traversé.

Klaxons.

Ne les entend pas.

Cris.

Ne sait pas les cris.

Des chiens aboient.

Ne sait pas les aboiements.

 

Trottoir. Les pieds le savent.

Les orteils surtout.

Les articulations.

La cambrure.

 

Grande bâtisse grise.

Grande ouverture dans la façade.

Comme déchirée, la façade. Violée.

Les yeux ne savent pas.

Le corps sait l’ouverture. La béance.

L’air à peine plus chaud à l’intérieur.

Dans le cube de ciment. Un tourniquet de métal.

Brillant.

Comme le chrome des fentes.

 

Cliquetis du tourniquet.

Le tourniquet le sait.

A droite des choses claires.

Ne les sait pas.

A gauche des cylindres verts.

Foncés.

Ne les voit pas.

Au fond de la bâtisse. Des angles de métal.

Verts.

Ne les voit pas.

Le corps sait. S’y frotte dans l’avancement.

Les hanches savent. Rotation des hanches.

Du bassin aussi.

Les jambes savent.

Angle de métal à gauche.

Le corps sait, les chevilles savent. 

Les tendons aussi.

Long couloir jaune.

Rives métalliques.

Boîtes jaunes.

Boîtes vertes.

Boîtes bleues.

Les yeux ne savent pas.

A droite. Longue caisse.

Métal blanc.

Du froid.

Beaucoup de froid.

Les mains ne savent pas.

Feuille bleue dans la jointure des doigts.

Pliure au creux de la jointure.

Les doigts savent.

Articulations bleues.

Cercles de métal serrés.

Les mains savent.

Le pouce sait.

L’index sait.

Le majeur sait.

L’annulaire sait.

L’auriculaire sait.

L’auriculaire ne sait pas. Dans son absence.

Les articulations savent.

La pliure du papier bleu. Dans la jointure des doigts.

Les ronds de métal savent. Dans la pliure des articulations.

A droite. Des lignes de métal.

Entre les lignes, des boîtes rondes.

De métal. Rouges. Bleues. Vertes.

Les mains savent.

Les pliures savent.

Les doigts savent.

La langue sait.

La bouche sait.

Les yeux savent.

Les doigts savent.

Le froid de la boîte.

Le lisse de la boîte.

La saisie de la boîte.

La main sait.

Le corps sait.

Le souffle sait. Le cœur aussi.

Les mains savent. Moites.

La pliure bleue sait. Se délie, la pliure.

De la doublure.

Les ronds de métal. Sortis de la doublure.

Exposés. La pliure. Le métal blanc.

A gauche, longue plaque de métal.

Gris, le métal.

Long ruban de caoutchouc. Noir.

Absent d’échancrure. Lisse.

Qui roule entre deux rives de métal. Sombres.

On parle.

Les mains savent.

Les doigts savent.

Le papier bleu est pris.

Entre majeur et annulaire.

Les ronds de métal sont pris.

Entre pouce et index.

Bruit de tiroir. Métallique.

Glissement.

Bruit à nouveau.

Ronds de métal. Sur la plaque de métal gris.

Cuivrés, les ronds.

Entre pouce et index.

 

Dans la doublure du trench-coat.

Les mains savent le froid de la boîte. Verte la boîte.

Les pas savent le franchissement. De l’ouverture.

De l’éclatement de la façade. Sur la rue.

Le corps sait l’autre côté.

De la façade.

Les pieds savent le trottoir. Les aspérités. Les rainures.

Par cœur les savent.

Les articulations savent.

Les orteils savent.

Tous. Sauf les majeurs.

A gauche et à droite. Absents.

La cambrure aussi sait.

 

A gauche, des planches. Vertes.

Des planches verticales.

Horizontales aussi.

Le corps sait.

Sous les planches, des tiges.

Lourdes. De métal gris. Ouvragées. Plantées dans le sol.

Le corps sait. Les planches. La lourdeur des tiges de fer.

Les reins savent.

Le dos aussi.

Les fesses.

Les mollets.

Les planches, les tiges de fer, savent aussi le corps.

Les reins, le dos, les cuisses.

 

La boîte de métal.

Verte, la boîte.

La boîte le sait.

Sur le dessus, l’anneau de métal.

Sur les flancs, des inscriptions.

Les doigts le savent, l’anneau.

L’index le sait. Le détache.

Claquement. La langue le sait.

Les bulles le savent.

Le liquide ambré le sait.

Le sait dans la cascade de la gorge.

La langue le sait.

La glotte le sait. Dans son ouverture.

Les papilles le savent. Le tube salivaire aussi.

La déglutition aussi.

La pomme d’Adam sait l’avalement.

Monte.

Descend.

Monte.

Descend.

Le corps sait le glissement. Du liquide.

Tout le corps parcouru. Secoué le corps.

Spasme de la déglutition.

Le banc le sait. Aussi les planches.

Dans le mouvement. De chute.

Les soubresauts du liquide.

La grande dalle de ciment. Sous les pieds.

 

Une fente. Dans le sol de ciment.

De ciment gris.

Une lézarde.

En zigzag. La fente.

Les chaussures noires savent la faille.

Noire au centre. Dans le sol de ciment..

Le corps déglutit.

En son entier.

Ondulation du corps.

Liquide dans la gangue du corps.

De la tête aux pieds.

Le corps le sait.

Liquide, le corps. Fluide.

La colonne vertébrale aussi.

Vêtements soudés au corps. Mouillés aussi.

Sueur au creux des reins.

Sur les planches vertes.

Les verticales d’abord.

Puis les horizontales.

 

Le corps sait le mouvement descendant.

La liquidité.

Le déclin.

Les cellules savent. La fente de ciment. Liquide aussi.

Pluie.

Ne la sent pas.

Le corps non plus, dans sa liquidité.

Pluie battante.

Les filets d’eau savent la pente du corps.

Savent la fente près des pieds de métal. Lourds. Gris. Ouvragés.

Bulles d’eau. Dans la lézarde.

Ne sait pas le bruit.

Ne sait pas le mouvement.

La perte d’eau dans la fente.

Le ciment gris sait la lézarde.

Les gouttes s’égouttent. Dans la fente d’eau.

Le liquide ambré suit l’inclinaison. Vers le sol.

Le corps la sait, la déclinaison.

Les membres aussi.

Les veines aussi. Le trajet du sang. L’écoulement de la lymphe.

Déluge de pluie.

Qui connaît le chemin. De la chute. Vers la lézarde.

La peau sait sa consistance. Molle. D’outre.

De peau flasque. Son dépouillement aussi.

Les muscles, les nerfs, les os savent.

La liquidité de la peau.

Savent leur inconsistance propre.

Au contact de l’outre de peau. Qui déglutit les muscles, les nerfs, les os.

Ouverture de la lézarde. Qui boit le liquide ambré.

Ses bulles aussi.

Qui boit l’eau de la peau.

Qui boit le corps.

Ses fragments,

de peau,

de muscles,

d’os.

 

Pluie moins forte.

Goutte à goutte.

Bords peu à peu jointifs de la lézarde.

Sur ses rives, des bribes.

De peau.

De cheveux. Mouillés. Epars. Pellicules aussi. Rares.

Lézarde refermée.

Bruits internes de succion.

 

Le corps le sait.

De l’intérieur.

Dans son désordre liquide.

Lui ne sait pas.

Les planches vertes verticales savent le trench-coat.

Comme une peau usée.

Les planches horizontales savent le pantalon.

Noir.

Collé.

Les chaussures aussi.

Molles.

 

Le trottoir sait la boîte.

Verte.

Vide.

Verte.

Vide.

Mangée par le sol gris.

 

Sans âge, il était.

A mi chemin de la vie.

Peut être plus, peut être moins.

A mi chemin de la mort aussi.

Indéfinissable…

 

 

 

 

 

 

 

 

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28 juin 2025 6 28 /06 /juin /2025 09:48
Esquisse

« Esquisse »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   [En guise d’entrée en matière 

 

   « Ébauche, commencement d'un geste, d'une action », voici ce que le dictionnaire nous dit comme valeur, au figuré, du mot « esquisse » et c’est bien cette valeur de pur commencement, de quelque chose qui va avoir lieu, que nous retiendrons, bien plutôt que sa signification en tant que simple prémisse picturale. De toute manière et en toute rigueur, que le geste soit amical, esthétique, émotionnel, c’est toujours d’un point de départ dont il s’agit. Mais, pour autant, suppose-t-il un point d’arrivée, une conclusion logique ? Ce que nous voudrions montrer ici, c’est, parfois la pure gratuité de ce geste qui ne saurait s’expliquer ni par une cause antécédente, ni par un projet subséquent. Le geste en tant que geste en son pur mouvement. La Forme Humaine est là, dans sa pleine évidence, cependant cette manifestation de l’être, sa prétention à vivre est comme entamée, remise en question au simple motif de l’inaccomplissement de l'Esquisse, donc de la fragmentation, donc de la possible nullité du Soi si peu assuré de lui-même. Qu’en est-il de l’Esquisse en son fond ? Voici un thème à creuser.]

 

*

   La nuit est tendue, immensément tendue d’un bord à l’autre de l’horizon. La nuit est bleue. Bleu d’encre-Marine, bleu d’encre profonde. Rien, en elle ne fait saillie. Rien en elle ne parle ni ne bouge. Les grains de la nuit sont serrés, dans le genre d’un sourd granit, dans le mode d’une obsidienne refermée sur la densité de son secret. Sur la natte d’ombre Quelqu’un, dort ou plutôt veille, flottant entre deux eaux de pur onirisme. La Pièce, la Femme, unies en une seule et unique forme, comme si rien, jamais, ne devait se produire, comme si tout devait demeurer en soi pour la suite des jours à venir. Sous le grand dôme bleu, la couche luit identique à un talc qui aurait enfin trouvé le site de son repos. Les ombres glissent doucement, font leurs mystérieuses volutes, s’enroulent sur elles-mêmes. Les ombres ne se savent guère ombres, seulement des choses en attente d’on ne sait quoi. Peut-être en attente de rien. Celle que nous nommerons « Quidam » est entièrement contenue dans les limites de son propre corps, hormis quelques vagues pensées qui papillotent et ne paraissent s’être levées qu’à être reconduites à la poussière de néant dont elles proviennent.

   Mais, soudain, le grand dôme bleu se fissure, de claires gouttes se détachent de la haute voûte, de somptueux flocons de bruit naissent du silence. Au début, cela fait son feutre de coton froissé, d’étoupe et de fibres serrées, cela murmure plutôt que cela ne profère. Celle qui est allongée sur sa couche se redresse un peu, son buste incliné sous la chute des sons. Certes, en elle, au plus profond, il y a de l’inquiétude et, sous l’inquiétude se laisse deviner la poudre légère d’un espoir. Cela frémit tout en haut du plafond de suie, cela essaie de se dire mais, dans la retenue, mots en arrière de la margelle des lèvres. Bientôt, trois notes qui s’énoncent, nullement dans la clarté, plutôt un rythme léger suggéré, il est pareil à un lointain souvenir qui voudrait se dire sans volonté aucune de flétrir la mémoire, d’entailler la chair souple du souvenir. Ce qui se laisse deviner, dans les plissements de l’air, dans la gorge étroite du doute de vivre, ces trois notes qui, longtemps, résonnent dans le vide à la façon d’une énigme :

 

ES - QUI - SSE

 

   On n’en sait ni la provenance, ni la signification.  Peut-être en est-il ainsi, des Grandes Questions (les Métaphysiques, voulons-nous dire), qu’elles nous mettent au défi de les comprendre sans jamais nous fournir de réponse précise, sinon la relativité de nos propres et rapides intuitions. Si nous revenons à l’image, si nous lui attachons quelque symbolisme hypothétique, nous pourrons énoncer, au premier abord, au vu de l’imprécision de l’image, de la vacance de la Forme Humaine qui s’y abrite que cette forme est Libre, infiniment Libre de Soi. Non encore pourvue de prédicats qui en délimiteraient de façon précise le genre (cette Forme, aussi bien, pourrait être masculine), qui en cerneraient les modalités singulières (telle façon d’être et de se conduire), qui en désigneraient les inclinations personnelles (telle affinité avec ceci ou cela), toutes les conditions paraissent donc réunies pour converger, sinon en une Liberté volontaire, du moins dans une Liberté de choix permanent, fût-il, parfois, justifié de manière illogique et entièrement subjective.

   Mais, au fait, nous sommes bien des Sujets et c’est bien nous qui, dans la syntaxe existentielle, jouons le rôle le plus déterminant. Certes, nous pourrons concéder au Lecteur, à la Lectrice, que cette posture pour le moins nonchalante, languide, du Modèle, nous la livre sur le mode d’un sous-investissement, lequel postulerait des actes de valeur moindre. Mais peu importe ici le jugement moral, c’est l’existence en soi, sa valeur effective et peut-être même, par simple effet de contraste, son apparence, son caractère illusoire, son peu de réalité qui doivent être les seuls motifs de notre intérêt. Car, à regarder « Allongée », nous ne tarderons guère à nous interroger sur sa consistance même, non seulement sur le mode pictural, mais y compris dans sa possible projection dans une vie réelle, une vie « en chair et en os » pour employer la formule canonique.

   Il nous faut reprendre la description de façon à analyser l’image plus en profondeur. La pièce, vraisemblablement une chambre, se donne en une manière de flottement entre Blanc d’Espagne, Albâtre neutre et Meudon plus soutenu, enfin ces teintes imaginaires si proches du Néant. Sur le carré d’un tapis de teinte Savoie, l’arborescence noire des montants d’une chaise, un simple profil plutôt qu’une présence effective.  Sur le mur du fond, le carré d’une toile évoquant une peinture sans doute en voie d’exécution,

 

des couleurs plutôt que des formes,

des impressions plutôt que des objets,

des climatiques plutôt que des choses incarnées

 

   « Esquisse » à l’unisson avec l’esquisse générale du tableau. Au centre de la composition « Elle » (laquelle paraît devoir se limiter à la concision, sinon la sècheresse du pronom personnel), en quelque façon une hallucination, un mirage en lieu et place de cette Figure Humaine dont nous attendons que sa présence effective nous rassure quant à la nôtre.

  

    Corps si peu venu à la chair. Invisible visibilité des yeux. Membres à peine issus de ce que l’on pourrait prendre pour un cocon. Quatre traits parallèles de sanguine comme évocation des jambes, du moins leur amorce. Que quiconque, face à cette toile, ressente un genre de malaise, ceci paraît si évident qu’une glose n’est nullement nécessaire. Qu’en tant que Spectateurs de la scène, nous ne fassions que nous projeter en cette chambre, parmi la désolation de son cadre, que nous nous focalisions sur cette présence-absence « d’Esquissée » rien de plus banal, rien aussi de plus inquiétant. C’est nous qui sommes sur la couche, hagards d’y être, surpris au plus haut degré d’adopter cette posture quasi catatonique, comme si nous étions métamorphosés en statues de sel, telle la Femme de Loth, après avoir regardé Sodome. Pour un peu nous nous confondrions avec cette figure mythologique, simples mythologèmes nous-mêmes, simples fictions, simples narrations échangées entre Curieux.  Inconsistants autrement dit.

  

   Bien évidemment, nous sommes arrivés là à un point de non-retour comme si la supposée Liberté proclamée plus haut, s’était retournée en son envers, une confondante aliénation, comme si l’effectuation ontologique, singulièrement celle de la Femme, avait soudain connu son envers, ce souffle blême du Néant anéantissant tout sur son passage. Comme si le règne du Rien et lui seul pouvait prétendre au réel-irréel se gommant à même son oxymore.

   Mais toutes ces remarques, ces enchevêtrements de perceptions-sensations ne sont vraiment perceptibles qu’à être ramassés, à être regroupés afin que du flou émerge enfin, sans doute une imprécision plus grande encore, que se lève cette atmosphère sibylline au sein de laquelle nous aurons du mal à nous reconnaître nous-mêmes, comme si nous étions de simples girouettes battues par le vent. Collationner le lexique de la pure négativité, voici à quoi se résumera notre troublant Destin mis en relation avec cet autre Destin de la toile, Destin faseyant, pareil à la voile d’un bateau chahutée par la Tramontane. Le lexique donc, prélevé dans les phrases antécédentes :

  

   « Flottement » - « ces teintes imaginaires » - « un simple profil » - « des impressions » - « des climatiques » - « Elle » - « une hallucination, un mirage » - « Invisible visibilité » - « à peine issus » - « leur amorce » - « cette présence-absence » - « simples fictions » - « Inconsistants » - « ce souffle blême du Néant anéantissant tout » - « le règne du Rien » - « réel-irréel »

 

   Un Enfant lui-même, prenant acte de ces énonciations d’abandon et de dépeuplement, de ces prédicats dilatés de pure vacuité, comprendrait, en un seul empan d’une rapide lecture, combien les mots ici employés sont ceux d’une absurdité en acte, comme si le violent maelstrom du nihilisme en avait frappé l’être si fragile, tellement en voie de dissolution, de disparition. Et cet Enfant aurait entièrement raison de sentir, tout autour de lui, se développer ces rayons désertiques que nul ne peut franchir qu’au risque de sa vie.  Oui, il en est bien ainsi : cette représentation est la mise en scène de la mesure totalement paradoxale de l’exister

 

avec ses flottements temporels

(ce qui maintenant fait sens aura

bientôt disparu de mon horizon),

 

avec ses dilutions spatiales

(ce qui fait face, ce paysage, ces Personnes,

 les voilà soudain absents et mon regard vide

ne sondera bientôt que des lieux inconsistants

dont nulle préhension ne pourrait

retenir le fugace passage).

 

   Bien évidemment, l’écriture qui s’applique à cette peinture, use d’un évident mimétisme. Elle va et vient, cherche et se cherche à l’affût de quelque possible sens parmi le peuple des égarements et des distractions qui pullulent. J’ai déjà beaucoup écrit au sujet des œuvres de Barbara Kroll, peut-être sous la contrainte de la redite, de la formulation obsessionnelle d’un même sujet :

 

la Finitude en sa dimension onto-métaphysique :

de l’être se donne tout en se retirant,

ce qui, bien sûr, est conforme à son essence

 

Dessin, sinon dessein

de la fragmentation,

de la manifestation tronquée,

de la visibilité partielle,

du paysage parcellaire troué d’avens,

traversé de fissures karstiques,

creusé de dolines en lesquelles

notre compréhension échoue

à trouver quelque

 signification utilisable,

à titre de simple émotion,

d’hypothétique concept.

 

   Cette Artiste possède l’art subtil de nous placer face à nos propres lapsus, à nos intimes contradictions, à nos insuffisances foncières, à notre esquisse tissée de claires-voies, clarté si peu évidente qu’elle nous enveloppe de ces écharpes d’ombre que nous nommons indifféremment, « ennui », « angoisse », « peurs inexpliquées », « sourdes mélancolies » et toutes ces maladies de l’âme dont nous éprouvons les constants assauts sans bien pouvoir en décrire le mutique contenu. Å contempler le fourmillement sans faille des esquisses, à s’immerger en leur chair sombrement métempirique, manière d’oscillation abstraite entre ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait être, nous prenons bien conscience de l’essence même de notre relativité, nous nous appréhendons tel le morceau de cire de Descartes, en lequel

 

   « ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe »,

 

    et il s’en faudrait de peu que, dans le ressenti de cette impermanence, de ces glissements continus, de ces métamorphoses soudaines, il s’en faudrait de peu, donc, que nous ne nous sentions exister que par procuration, comme si une invisible volonté s’appliquait à nous montrer sous le régime de figures si peu assurées de leurs propres contours : une simple congère fondant sous l’ardeur solaire d’un indéfinissable vivre, à peine la consistance d’un frimas. Voici pourquoi, au sens premier, ces œuvres de l’Artiste allemande sont quasiment fascinantes : nous demeurons telle la proie sous le regard sans pitié de son prédateur.

 

Éblouis, subjugués,

entièrement remis à

nos foncières incertitudes

si bien que notre sentiment d’exister

s’en trouve atteint jusqu’en

ses plus profondes assises.

 

Ainsi le but de l’Art

est-il atteint :

nous interroger,

nous bouleverser,

nous ouvrir aux beautés,

mirages et merveilles

du Monde.

 

 

 

 

 

  

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27 juin 2025 5 27 /06 /juin /2025 16:20
Regarder, ouvrir le monde

"REGARD 9"

 

Photographie  :  Patrick Geffroy Yorffeg

 

***

 

   Il faut partir du particulier, aller à l’universel, puis revenir au particulier afin que celui-ci, fécondé en son être par l’éloigné et l’essentiel, puisse se connaître en tant que cette singularité qui est le signe le plus patent de la personne humaine. « Regard », déjà le mot est beau en lui-même, selon la frappe distincte et claire de ses deux syllabes. Elles disent bien plus que leur simple phonétique. [Re] et c’est un geste de retour qui est initié. [Gard], et c’est l’acte de garder qui est évoqué. Mon regard est, en quelque sorte, le gardien de ce qui m’échoit comme mon lot unique, celui avec lequel je dois édifier qui-je-suis dans la plus grande des solitudes puisque mon parcours ne ressemble à nul autre, que mon Destin en a déterminé l’infrangible voie. Nous ne sommes libres qu’à nous inscrire dans la trace de nos propres pas !

   Autrement dit, « regarder » est porter sa vue au loin et faire retour au plein de son être, en son intime, de manière à ce que le travail de la conscience, au terme de la dialectique du proche et du lointain, s’empare du monde avec suffisamment de bonheur et y dépose son empreinte qui ne peut jamais être que cette esquisse de Soi et non d’un Autre. Tout signe du regard se dispose, par essence, à une confrontation avec l’altérité. Et l’altérité est le tremplin par lequel j’arrive à ma posture de Sujet. Ce qui se montre à mon regard est la différence même, ce par quoi je me dispose par rapport à ce qui me fait face et m’intime l’ordre de m’y reconnaître avec moi-même. Le regard est ce rayon sensitif qui part de qui-je-suis, mesure l’espace tout autour, y prélève maints indices qui seront les médiateurs d’un sens interne, non partageable, jamais identique aux expériences de vision de mes alter egos. Tout regard ne prend sens qu’à retourner en Soi, au cœur de la citadelle, là où il pourra être décrypté selon l’originalité qu’il est, sinon son étrangeté.

   Chacun s’accordera à reconnaître la prééminence du regard sur tout autre mode de donation de la présence. Ce que chaque sens sépare, analyse, décrypte selon le mode des catégories, la vision le synthétise en une manière de totalité qui, seule, peut satisfaire le large empan dont nous voulons qu’il nous délivre bien plutôt le vase archéologique en son ensemble, nullement les tessons épars qui nous égarent et participent à notre propre éparpillement, à notre fragmentation, elle nous porte sur les rivages insoutenables de la schizophrénie. Le toucher touche chaque chose l’une après l’autre. L’ouïe ne perçoit les sons que dans la succession, non dans la simultanéité, laquelle ne serait, si elle devait jamais s’actualiser, que l’incompréhensible bruit de fond du monde. Le goût procède par division des saveurs. L’odorat établit une hiérarchie des fragrances. Seul le pouvoir de voir est panoptique, polyvalent, polychrome, polyphonique (et toute la kyrielle des « poly » imaginables) et les yeux qui explorent sont portés bien au-delà d’eux-mêmes dans chaque geste de la vision. Cette dernière, la vision, est le mode du connaître par excellence, le mode au gré duquel peut se lever le déploiement du concept, s’élargir notre préhension des choses. Tragédie de l’aveugle : il ne possède ce qui apparaît qu’à la mesure d’une sommation des sens dont le principal, le principe unificateur, lui échappe totalement. S’est-on déjà interrogé sur le paysage que l’aveugle « voit » ? Pour un Voyant, ceci est pur mystère qui frôle l’aporie. Peut-être est-ce ceci le tissu de toute aporie : se pencher sur le monde depuis son immense margelle et n’apercevoir jamais qu’un vaste océan noir parcouru du vent incalculable des abysses.

   Mais il faut laisser là la théorie et aller voir de plus près ce prodige de la vue, en citer quelques déclinaisons humaines. Ainsi nous approcherons-nous de l’âme dont on dit que les yeux sont le miroir. Cependant affirmer ceci est n’encourir aucun risque au simple motif que nul ne sait ce qu’est l’âme et donc proférer dans le vide revient à peu près à ceci, se réfugier sur de hautes cimes que le brouillard occulte aux yeux des Vivants. Je ne sais si l’âme existe, si les yeux en sont la porte d’entrée. Mais, en tout cas, il est une expérience existentielle des plus douloureuses qui soient, elle consiste en une radicale impossibilité : nul ne peut confronter bien longtemps le regard d’un Autre que soi, pas plus que sonder son propre regard dans le miroir n’est un acte sans danger.

   Mais d’où vient donc cette étonnante étrangeté ? Est-on, soudain, en vue directe de l’Être, ce Rien, ce Néant dont la seule évocation est vectrice d’une angoisse sans fond ? Où bien est-ce notre Esprit qui nous toise et nous met en demeure d’être conforme à une éthique ? Ou bien encore notre Conscience dont « l’instinct divin » nous effraie et nous renvoie dans le corridor le plus sombre de qui-nous-sommes ? Oui, les yeux sont un pur mystère. Oui, les yeux, nos propres yeux nous mettent au défi d’exister, hommes en tant qu’hommes. Oui nos yeux s’érigent en juges suprêmes, nous ne pouvons en soutenir bien longtemps la manifestation. Non seulement nos yeux dits « normaux », mais aussi bien les yeux des Autistes, ils sont vides et sondent le froid et lointain cosmos, pareils à ces Moais de l’Île de Pâques que l’Ether semble avoir soustraits à leur pesanteur de pierre. Ils sont là et irrémédiablement ailleurs. Or l’ailleurs n’a ni forme, ni contours, si bien que l’on peut s’y réfugier et longuement disserter à son sujet.

   Yeux des Existants, ils sont les perles translucides où s’illustre, de la plus belle manière, la vérité. Un regard de vérité est droit, non troublé et les paupières ne cillent nullement d’être confrontées à quiconque. Yeux des Existants, ils sont des lacs d’altitude, de claires ondes dans lesquelles se reflètent les nuages, parfois légers, heureux, parfois sombres, ils infusent en eux toute la tristesse du monde. Yeux des Existants, ils sont le prodige de la conscience, le feu de la lucidité, rien ne leur chappe qui fait sens et ouvre la marche de l’univers en son inégalable faveur. Yeux des Existants, ils sont les portes closes/décloses, elles nous disent l’épiphanie de l’Être mais aussi sa réserve, son refuge en des fonds inconnaissables. Yeux des Existants, ils sont le Chiffre Majuscule, celui de la centralité du regard qui efface toute autre présence, le reste du visage s’y abîme dans l’unique d’une simple joie. Yeux des Existants, ils sont l’aimantation suprême, le Dire en sa constante beauté, ils profèrent le langage le plus subtil qui se puisse imaginer. Yeux des Existants, ils sont à la confluence des signes, ils les fécondent, ils leur donnent espace et vie. Yeux des Existants, ils sont les braises vives au motif desquelles l’intelligence vient à affleurer, se révéler sur le mode de la discrétion. Yeux des Existants, ils sont le Tout de l’Être. Qui donc pourrait dire mieux que cette Parole silencieuse, elle est notre supplique la plus patente, celle que nous adressons à l’Aimée, à la fleur, au rivage de la mer, aux collines qui tremblent sous le vent ?

   Yeux de l’Art en sa plus belle cimaise. Yeux apaisés à la belle teinte cuivrée de Marie de Médicis peinte par Agnolo Bronzino. Yeux exorbités, terrifiés du personnage du tableau « Tête de méduse » du Caravage. Yeux vides qui sondent l’innommable de « Tête aux tresses », dite « La Nymphe », dans un grès mésolithique-néolithique de Belgrade. Yeux qui visent l’extérieur mais aussi retournent à l’intérieur du massif de chair chez « Homme et Femme enlacés », pierre et plâtre de l’art suméro-akkadien. Yeux doux, attentifs, altruistes tels que figurés dans « Deux époux de Pompéi », au temps de la Rome Antique.  Yeux clos soumis à une impérative rétroversion, ardente méditation du « Prêtre de Xipe Totec » au Mexique. Yeux de pure intelligence du portrait de Diderot par Charles-André dit Carle Vanloo. Yeux de Vincent Van Gogh où percent, en un seul et même élan, génie et folie, « Autoportrait de 1889 ».

   Nul ne peint mieux la climatique des sentiments internes que les globes des yeux, ils sont une sémantique anatomo-physiologique que redouble le ton fondamental de l’individu, la marque insigne qu’il attribue aux choses qui se posent devant sa conscience. Quiconque a vu le regard bouleversé d’une enfant triste, quiconque a vu le regard passionné d’une amante, quiconque a vu le regard plein de pénétration du savant, quiconque a vu le regard suppliant et vide du condamné à mort, rien de ceci ne saurait être oublié qu’à accepter sa propre perte dans les fosses carolines de l’indifférence, dans les douves sans fond d’une inhumaine condition. On pourrait longuement épiloguer sur les vertus des yeux, s’entraîner à interpréter leur taille, leur couleur, les signes qu’ils profèrent comme on le ferait des hiéroglyphes d’un Test de Rorschach et encore se présenteraient à nous mille détails dont nous n’aurions immédiatement aperçu la richesse.

   A vrai dire, tout regard est insondable en raison même du fait que, jamais, nous ne possèderons la clé qui nous permettrait d’en saisir l’ultime signification. Et il est heureux qu’il en soit ainsi, qu’une part de mystère demeure en ce siècle de technoscience où tout est étalonné à la mesure du calculable, de la précision arithmétique. Toujours, aux objets qui méritent notre plus grande attention, il faut ce halo de secret, ce coefficient d’énigme, cette ombre portée du silence. C’est ceci, cette marge d’incertitude qui fait de l’humain aussi bien sa grandeur que son exception. Devant l’inaccessible et l’abyssal des yeux, demeurons humbles et adoptons la seule attitude possible, celle de l’étonnement, ferment de tout questionnement. Regarder est ouvrir le monde à condition cependant que le regard soit droit et dénué de quelque intention que ce soit. Sans doute le motif des yeux est cela même qui se prête le plus à la marche souple de l’intuition. Ce qui est précieux ne se peut saisir que dans l’effleurement.

   L’image que Patrick-Geffroy Yorffeg a choisi de soumettre à notre entendement sur ce thème de la vision est une image tout à fait significative des nombreux sèmes qui s’y impriment dans la discrétion d’un soupir. La coiffe qui se confond avec le ciel de l’image nous dit, en termes retenus, l’abri nécessaire à apporter au regard. Tout regard, par nature, est fragile. Au simple motif que, confronté à l’extérieur, sous ses modes divers, grâce, amour, violence, haine, générosité, retournant en lui, il est chargé de ces lourds contenus qu’il lui est intimé de métaboliser car, jamais, l’on ne peut amener le réel en-soi, dans la violence ou la finesse de son dire. Constamment, il nous faut réaménager ce que nous saisissons du tangible qui nous fait face pour l’accorder à nos plus exactes affinités. Ce sont bien nos propres affinités, ces miroirs de-qui-nous-sommes qui nous déterminent en propre et nous livrent au monde dans la dimension de notre singularité. Nous sommes un particulier dans l’universel et ce n’est qu’ainsi, de cette manière souple, fluente, que nous pouvons nous inscrire dans le cours des choses : il est le nôtre toujours en partage avec la grande marée des flux du vivant.

   Le front est large, dégagé, lumineux. Il est le site dans lequel le regard s’inscrit. Il est, en quelque manière, prélude à la vision et c’est pour ceci qu’il lui est demandé de venir à nous dans la plus grande pureté, pareil à une neige qui effacerait toutes les imperfections du paysage. Les deux traits des sourcils, semblables à un signal, à un sémaphore, déjà attirent notre regard sur ce qu’il y a à voir : ces yeux homologues qui reflètent nos propres yeux. Deux consciences se rencontrent dans un colloque singulier qui ne peut être qu’émotion, saisie de l’être-présent au foyer même de sa présence. Notre propre présence s’accroît de celle de l’Autre et c’est cette fécondation qui se donne sous le beau nom « d’humanisme ». C’est bien notre caractère humain fondamental que de reconnaître l’Autre, de lui donner assise, de l’exposer comme ce qui, en soi, est le signe le plus haut. Or seul le regard peut ce prodige à la mesure de la lueur transcendante qui en traverse l’aire donatrice de sens. Voir est signifier en sa guise la plus élevée. Pour cette raison et pour nulle autre, il nous est imposé, en tant qu’hommes et femmes, d’apprendre à voir, de doter notre vue des qualités du cristal de diamant. Vue, sous mille facettes, qui déploie le tout de ce qui vient à notre rencontre comme la faveur à nulle autre pareille de l’exister en sa mission la plus essentielle.

   L’arête polie du nez, l’amorce de la plaine des joues, tout ceci apparaît sous ce même jour lisse, tranquille, sous cette lumière diaphane qui est l’émergence de l’âme en son image éphémère. Deux larges cernes gris entourent les yeux. Deux zones de transition entre le blanc immaculé où rien ne se dit et la tache sombre des yeux où tout se dit et se retient cependant sur le bord d’une parole. Car les yeux, au sens strict, n’articulent rien, demeurent dans une sorte de mutité. D’où leur force, leur puissance. Ce n’est nullement le bavard qui retient notre attention, bien plutôt le discret, celui qui, depuis la pupille de ses yeux, dit en mode crypté le souci de son être. C’est à nous, qui faisons face, de lire, d’interpréter au plus près ce langage tranquille, feutré, il est le gage le plus sûr de la personne en sa vérité. Ces yeux de l’image sont si doux, si rêveurs, empreints d’une généreuse sensibilité, aussi, d’emblée, sommes-nous enclins à penser celle qui en est la source à la manière d’une porcelaine rare brillant sur fond d’un rassurant clair-obscur. En tout clair-obscur, par essence, se donne la lumière, se réserve l’ombre. A nous d’avancer à la rencontre. C’est le mode même de notre avancée qui nous mettra en rapport le plus étroit avec la magie incarnée qu’est toute personne humaine.

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26 juin 2025 4 26 /06 /juin /2025 17:28
Au plus haut, le langage

Paul Valéry, « Été », Manuscrit autographe

Source : Les Cahiers de Didactique des Lettres

 

***

 

   C’est au plus loin du temps. C’est dans l’indéterminé du monde. C’est dans le chaos primitif. Il y a comme un grondement sourd, un long frottement de plaques tectoniques, des matières en fusion qui s’entrechoquent, de curieux borborygmes, ils font penser à l’éveil d’un être en devenir qui ne connaitrait encore nullement le lieu de son habitation. Soi, on est déjà soi, à la manière d’une anticipation de l’humain, une attente de germination, le signe avant-coureur d’un saut futur à même les choses. On bivouaque à l’intérieur de soi. On est plié tout autour du grain de son ombilic, on espère son dépliement à la manière d’une crosse de fougère venant à l’existence dans le clair-obscur chlorophyllien d’un sous-bois. On est si peu encore sur les rives lumineuses de l’anthropos. On est un genre de masse inerte, parfois prise d’étranges convulsions, on a encore un pied dans la sombre jungle animale, alors que l’autre, tâchant de s’extraire d’une glaise native, fait penser au motif d’une jarre qu’un potier façonnerait sur son tour, forme encore inconsciente de ses propres contours.

   Nulle pensée qui nous visiterait. Nulle idée qui ferait son rougeoiement sur le bord de la conscience. Nulle intuition qui poserait le futur tel le but à atteindre. On est soi, attendant que le soi se libère de lui-même, fasse son jaillissement à l’air libre. On est si peu parvenu au bout de son être. On en sent seulement le frôlement pareil à celui d’un zéphyr lissant la feuille de la peau. C’est étrange, tout de même, d’être sans être vraiment, de nager à même la rive, d’agiter bras et jambes en direction de cette eau qui attire, scintille, mais se refuse obstinément à vous accueillir dans le secret de son onde. Comme vous n’êtes encore, physiologiquement, qu’un genre d’arc réflexe, vous ne pouvez émettre nulle hypothèse, tout au plus sentir en votre corps d’amibe quelque modeste remuement que vous comparez, inconsciemment, à la progression de la larve sur son tapis de feuilles mortes. Vous êtes vous sans être vous, c’est-à-dire que vous ne faites que végéter à l’intérieur de votre propre mangrove, parmi les hautes jambes des palétuviers et les pinces levées des crabes tapissées de vase noire. Cela glue et englue. Cela laisse sur le bord de quelque chose, on ne sait quoi mais on sent que, au sein de soi, tout autour de soi, si près, à la manière d’une vibration, un événement se dispose à se lever, à paraître, à envahir la totalité de ce qui est, à donner sens à ce qui, jusqu’ici immergé dans une confusion native, non seulement n’apparaissait pas mais se donnait comme menaçant, lame qui aurait pu trancher toute prétention à vivre.

    Maintenant il n’y plus guère de trace de l’ancien chaos et les choses semblent vouloir s’organiser en cosmos, c’est-à-dire prendre sens pour une destinée humaine. La matière originaire, indistincte, mélangée, grossière, voici qu’elle s’est étrangement ordonnée. Alors la vue s’éclaire, la cécité rétrocède, la clarté devient le mode sur lequel le monde se laisse déchiffrer. Une large rivière se montre tel un ruban d’azur longeant la chaude argile d’une Noble Cité. Elle est entourée de hauts remparts sur lesquels court un chemin étroit. Une porte, vers le sud, constituée de briques d’un bleu glacé, brillant, communique avec un pont qui rejoint la rive opposée. Au centre des fortifications, une Haute Ziggourat monte en direction du ciel, son faîte se confondant avec le bleu des nuages, leur légèreté, leur écume céleste. La Tour est plus mince vers le haut, qui s’évase vers le bas. Le bas est de teinte ocre-rouge, la partie centrale est d’un blanc éblouissant, le sommet couleur de pervenche, une infinie douceur à la rencontre de l’air qui vole haut, ne connaît nul arrêt.

   Cependant que cette vision se donnait à vous sous les traits de la merveille, votre corps s’est précisé, affiné, s’est extrait définitivement de ce lourd limon qui vous emprisonnait et vous soudait à la lourdeur immanente du sol. Vous êtes, - par quel miracle ? -, devenu homme parmi les hommes. Car désormais vous ne serez plus seul. Des milliers d’autres ont rejoint leur être, connaissant petit à petit ce qu’exister veut dire, qui n’est jamais que s’extraire du néant, le repousser, ne nullement l’oublier, il est constitutif de qui vous êtes en votre fond, mais le tenir à distance, tout comme on s’éloigne d’un feu ardent, conservant malgré tout quelque chose de sa chaleur, de son rayonnement. Etrange fascination de ce qui attire et repousse, de ce qui est lumière et de ce qui est ombre, de ce qui s’élance en direction du ciel et de ce qui végète dans la lourdeur immémoriale de la terre. Vous serez façonné, toute votre vie durant, autour de cette originelle ubiquité. Elle vous dira constamment le beau et le laid, le bien et le mal, le vrai et le faux. Et vous n’aurez d’autre ressource que de naviguer de l’un à l’autre sans jamais pouvoir décider de vous arrêter plutôt à celui-ci qu’à celui-là. Vous serez, tout à la fois, un être des pôles et de l’équateur, un être du passé et de l’avenir : un ÊTRE. Tout simplement.

   Vous n’êtes plus en votre état larvaire, vous vous extrayez lentement de l’écorce étroite de votre chrysalide ; la beauté, la rutilance de l’imago illuminent la cimaise de votre front, l’ornant des plus hautes vocations humaines. En vous, à la source la plus éminente qui soit, vous percevez les motifs les plus heureux de votre nature. La conscience a allumé sa braise vive, l’intelligence se répand et sème dans la tunique du corps les clartés les plus vives. Vos sensations sont des bouquets de fleurs polychromes, vos perceptions alimentent les merveilleux concepts, vos intuitions ouvrent les belles avenues de l’imaginaire. Vous êtes vous plus que vous puisque porté bien au-delà de vous-mêmes, dans des contrées élargies aux dimensions du rêve ou bien alors d’un réel transfiguré. Vous êtes tout ouïe, penché sur l’inépuisable spectacle du monde. Vous êtes tout ouïe, ceci veut dire que, soudain, alerté par l’imminence d’un secret déployant sa corolle, vous devenez attentif à déceler en vous et hors de vous la mesure prodigieuse de votre essence. Vous en sentez les nervures pareilles à des fils de soie sur le point de tresser la toile dont vous attendez qu’elle vous enveloppe de sa maternelle destinée, vous porte à votre être jusqu’à la limite de ce qui est humainement perceptible.

   De la Haute Tour de la Cité Antique vous percevez, s’élevant en l’air à la façon du vol de l’abeille, quelque chose que vous attendiez, qui vous correspond et, pourtant, vous n’êtes soudain qu’entière étrangeté, vous n’êtes soudain que tout amour, vous n’êtes soudain que cette déclosion à même toute autre déclosion. Depuis les hauts murs percés de multiples oculus, depuis les coursives des couloirs, depuis les chemins en encorbellement, se donne à vous, dans la plus pure effusion qui se puisse imaginer, ce rythme profondément humain de la Voix, cette exception qui n’a nul équivalent, se donne à vous un chant venu du plus profond de ce que « signifier » veut dire, à savoir vous placer en parfaite osmose avec ce qui vient à votre rencontre et vous situe tel ce Vivant doué des plus efficients prodiges.

   Vous êtes cet être doué de PAROLE, cet être de LANGAGE, seule identité à vous-même car ceci vous rassemble, car ceci vous détermine tout le long du sentier de la vie. L’ayant reconnu pour votre essence manifeste, ceci sera le signe patent de qui vous êtes en votre singularité. Votre voix vous est intiment accordée. Votre langage fait signe en direction de votre ton fondamental. Vous êtes encore trop tôt venu pour prononcer entre vos lèvres gourmandes le beau mot de « PASSION », mais vous en sentez déjà poindre, en quelque endroit mystérieux de votre âme, l’étincelle à jamais ouverte selon tout le temps qui vous sera alloué.  Dès que vous serez en mesure de l’exprimer, cette ‘passion’ se déclinera sous la figure unique de ce ‘LANGAGE’ qui sera l’alpha et l’oméga de votre existence. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Sans langage aucune pertinence ne peut se dire,

sans langage le monde est vide,

sans langage l’homme n’est pas.

  

   C’est très tôt sur le chemin complexe de votre exister. C’est si loin et si présent tout à la fois. Cela murmure et résonne à l’intérieur de vous à la manière d’un chant sacré se déployant sous les voûtes d’un temple. Cela appelle et vous place en des temps effacés que vous faites revivre à l’aide de votre mémoire, ce fil continu qui relie et tresse l’unité de votre être. C’est un matin d’octobre. Dans la campagne environnante, les paysans sont aux champs parmi les terres labourées, leurs sillons brillent sous la douce insistance de la brume. Vous êtes dans votre lit de « La Petite Maison », celle ainsi nommée au simple motif de sa modestie, de sa simplicité. Parfois elle vous fait penser aux maisons de poupées pareilles à celles qui fascinent tant les petites filles du village. Comme à l’accoutumée, vous vous vous êtes éveillé tôt, attentif au moindre bruit de la demeure. Vous avez connu les craquements du bois de la charpente, l’aboiement d’un chien, très loin, première manifestation de la proximité des hommes ; le passage dans la rue des premières voitures, elles glissent sur l’asphalte avec un bruit de chiffon. Dans la chambre attenante, vous avez deviné vos parents parlant à mi-voix, sans doute ont-ils plein de secrets d’adultes à cacher, c’est si mystérieux un adulte avec ses amours, ses soucis, ses colères parfois, ses pleurs et ses rires.

   Vous avez écouté, avec une sorte d’attention quasi religieuse, le ronronnement régulier, souple, de la voiture de votre père, son départ pour la ville voisine où son travail l’attend. C’est précieux un père, c’est rassurant, cela apaise les angoisses, cela assure l’avenir. Puis on a frappé doucement à votre porte, puis la porte s’est entrebâillée, un doux visage est apparu tout entouré du blond cuivré de la chevelure. Vous avez regardé les lèvres de votre mère articuler la phrase rituelle qui ponctue votre réveil, vous installe au seuil de votre journée : « Jacques, mon chéri, c’est l’heure de te lever ! ». Au plus haut, le langage. Ces quelques mots ont bruissé longuement dans la conque de vos oreilles, ont rencontré d’autres mots similaires, des mots d’amour, des mots d’éveil. Les mots du père sont plus « durs », plus tranchés, ils sont les mots du-dehors, les mots de l’autonomie, de la socialisation. Les mots de la mère sont des mots de source originelle, des mots du-dedans, des mots qui tressent en vous la longue et ineffable corolle des sentiments. Ils sont des flocons légers, un lumineux grésil, un photophore éclairant l’intimité de votre chair, ils ricochent longuement le long de l’irisation de votre peau, ils frémissent quelque part du côté de votre jeune conscience, ils lui donnent des points d’appui, ils insufflent en votre âme une longue et nécessaire nostalgie car, jamais, nul ne revient de l’enfance, il y trop de richesse, trop de découverte qui, jour après jour, ourdissent la toile précieuse des significations.

    Maintenant vous prenez votre petit-déjeuner en tête à tête avec votre mère. Un repas en « amoureux », en somme. Le « mythe d’Œdipe » n’aura pas été inventé pour rien. Vous parlez de tout et de rien, du temps qui est frais, des premières feuilles qui tombent sur le gravier du jardin, des jeux que vous faites à l’école. Votre mère écoute avec tout le talent que met une mère à écouter son enfant, c’est-à-dire comme si elle était elle, mais elle-en-vous, en une seule et unique réalité. Le lien est si fort, l’amour si grand que rien de plus beau ne lui pourrait être comparé. Votre sac est prêt. Maman a pris soin d’y glisser quelques délicieux marrons grillés que vous croquerez à la récréation, les partageant avec vos camarades. Un genre de « châtaigne de l’amitié », ce fruit si noble que vous prenez grand plaisir à cueillir dans le silence des bois.

   Quelques pas seulement à faire pour gagner l’école. Votre village vous plaît, Beaulieu est à votre mesure, un terrain de jeu idéal pour accueillir la curiosité de l’enfant que vous êtes. La juste mesure des choses. Une modeste rivière, une falaise de craie, le village posé sur le bord de cette belle blancheur qui, sans doute aujourd’hui, dans votre âge accompli, se donne en tant que dimension native, virginale. C’est cette image originaire qui vous accompagnera votre vie durant. Tous les prolongements ultérieurs, toutes les métamorphoses, les agrandissements, les fleurissements des modernes lotissements ne seront que de curieuses anecdotes, des greffes ne « prenant pas », des ajouts paradoxaux qui ne seront jamais que de pures fictions n’entamant nullement le réel de jadis. Seulement celui-là est beau. Seulement celui-là est vrai. Il existe avec plus de réalité encore, l’imaginaire ayant comblé les lacunes, exhaussé au plus haut la margelle infrangible des souvenirs.

   Vous avez poussé la porte métallique de la cour d’école. Elle a grincé dans un ton qui vous est familier. Oui, les choses aussi ont leur langage ! Vous êtes le premier arrivé. Une habitude se doublant du plaisir de la solitude en attendant la joie de voir arriver vos camarades. Vous aimez bien cette heure alanguie, cette heure qui n’en est pas une, qui ne possède ni ombre, ni contours et qui, par ce motif, est heure de totale liberté. Cet espace est à vous, entièrement à vous. Il est un point de passage entre le refuge maternel de la maison et l’ouverture au monde de la salle de classe. Bientôt les premiers élèves, bientôt les premiers jeux de billes, les rondes des filles. La cour est une ruche joyeuse que l’arrivée de Monsieur Chaliès, l’instituteur, ne trouble nullement. La cour salue en chœur comme s’il était un père bienveillant. La cour aime  sa façon d’être si simple, si spontanée. Son autorité est acceptée car elle est fondatrice de la réussite scolaire qui précède la réussite sociale.

   Vous êtes assis à votre pupitre, celui qui est près de la fenêtre badigeonnée au blanc d’Espagne, la fenêtre qui donne sur la rue. Vous aimez bien cette place près de l’estrade du maître, sa proximité est si rassurante, si pleine et entière. La matinée débute par la lecture. C’est toujours une joie que d’ouvrir le vieux manuel scolaire, le « Souché » à la couverture parme, défraîchie (des générations d’élèves l’ont eu en mains, ce manuel devenu un « classique »), il porte en sous-titre la mention « La lecture littéraire et le français ». C’est ce livre qui a déclenché en vous cet amour inconditionnel en direction de la littérature, cette passion pour l’écrit, elle ne vous quittera jamais. Infinie reconnaissance en direction du maître de vous avoir « inoculé ce virus », non seulement il n’est nullement nocif, mais, bien au contraire, il nervure toute une existence, il assure un destin de ses plus précieuses racines. Vous aimez bien entendre la lecture parfois ânonnante, laborieuse de vos camarades de classe mais surtout la voix forte, assurée, grave de Monsieur Chaliès qui contraste de toute sa hauteur avec ces timides essais de dire le monde selon la voix des grands écrivains. Souvent, lorsque vous rentrez à la maison, après avoir joué, goûté, fait vos devoirs, vous lisez avec bonheur quelques pages du « Souché », elles chantent encore en vous telle une harmonie qui n’aura nulle fin. Si le paradis existe, alors vous le voyez tapissé d’arbres merveilleux dont chaque feuille porte en elle, la justesse d’un texte, l’humour délicieux d’un chapitre, la poésie délicate d’un Romantique. Encore en vous des pages entières, moments d’inoubliables anthologies.

     [Incise - C’est si bien d’être habité par le langage, de l’écouter parler au-dedans de soi, il est un ami fidèle, un compagnon des moments de joie tout comme des moments de tristesse. C’est lui qui guide la pensée, formule la matière des rêves éveillés, bien plus que ne pourraient le faire les images. Ces dernières, si elles ne s’appuient sur des mots demeurent des canevas vides, de simples plans sur la comète ne pouvant trouver le site de leur effectuation. Lorsque, dans notre cité intérieure, nous regardons une image, fût-elle des plus exactes qui soient, notre esprit ne demeure nullement inerte, une activité langagière sous-jacente s’y dessine à la manière d’un commentaire : « Que c’est beau ! » ; « Etonnant tout de même ! » ; « Infinie tristesse ». Les mots sont le tissu habituel qui manifeste les états d’âmes, les fait paraître, accomplit l’entièreté de leur sens. L’image n’est là qu’en tant que paysage, elle constitue un fond, elle n’est qu’une proposition esthétique sur le fond de laquelle se plaque le texte humain, lequel est un genre de scolie appliqué à la dimension visuelle, un agrandissement, si l’on veut, un exhaussement.]

   Parmi les textes que Monsieur Chaliès vous faisait lire aussi bien qu’étudier, vous en retenez un dont l’évocation est récurrente dans vos écrits, ce qui veut dire que vous n’êtes nullement maître du langage, mais que c’est bien lui qui vous possède, lui qui vous « dicte sa loi ». Une loi cependant infiniment consentie. L’extrait ci-après trouve son origine dans l’œuvre sublime du « Génie du christianisme » de Chateaubriand :

    « Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écumes, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune, descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumières jusques dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. »

   Ce texte d’anthologie (tiré de la description, par Chateaubriand, des paysages sublimes des Chutes du Niagara, dans « Le Génie du Christianisme »), fut pour vous un réel éblouissement. Cette prose si poétique vous arrachait à la pesanteur terrestre pour vous remettre, directement, à cet espace céleste tellement évocateur d’une subtile spiritualité. Soudain toute matière s’allégeait, devenait brume floconneuse, air léger, vol de la feuille cuivrée dans le crépuscule automnal. Assurément, les mots de « l’Enchanteur », ont semé en vous les germes de la beauté du langage écrit lorsque, porté à sa plus belle efflorescence, il devient œuvre d’art située en sa plus étincelante cimaise. La première apparition de ce texte sur la toile libre de votre conscience remonte si loin dans le temps que vous n’en avez plus guère qu’un souvenir flou, un genre de tremblement, d’irisation, de frôlement au large de votre corps. Evoquant ces heures fastes aujourd’hui, vous ne pouvez que ressentir un trouble délicieux recueilli au sein même de votre chair. Vous vous imaginez assez bien, aux alentours de vos dix ans, écoutant avec ferveur la diction du maître d’école faisant vivre avec enthousiasme les phrases du natif de Saint-Malo. Vous pensez qu’un long frisson devait courir sur votre peau et s’il n’est, ce frisson, que pure invention de votre imaginaire, alors vous en faites le don à l’enfant que vous étiez, sûr que sa présence hallucinée en tirera les plus essentiels mérites.

   Tout était contenu dans cet extrait pour vous faire aimer passionnément la littérature. Vous découvriez, dans l’extrême condensation de l’écriture, dans la richesse inouïe du lexique, tout ce que la poésie disait dans son essence dont les métaphores si riches posaient le fondement. Il n’y a pas de poésie sans métaphore. Il n’y a pas de poésie sans image qui envahisse la conscience du lecteur. Il n’y a pas de poésie sans emportement de son être hors ses propres frontières. A la lettre, la poésie « défenestre » celui qui s’y voue corps et âme, la monade existentielle retourne sa peau, s’expose au-dehors, renonce à son étrange clair-obscur pour surgir dans l’émerveillement de la pure lumière. Lire en poésie, c’est être exposé en son entier au tonnerre, à l’éclair, au coup de fouet. Si la poésie est portée à son acmé, elle ne laisse nullement le lecteur indemne, elle bouleverse son sentiment esthétique, elle place la beauté au centre de la cible du regard, elle impose une exigence de vérité. La poésie est vérité ou bien n’est pas. Elle est de l’ordre de la révélation, certes une « révélation » bien païenne mais qui ouvre celui-qui-lit au chant continu du monde, à son bruit de source originelle. Lisant ces quelques lignes de Chateaubriand, les méditant en l’intime de votre espace intérieur, vous ne pouviez qu’être bouleversé par la puissance d’évocation des mots. Tout y figurait que votre jeune âme attendait, tout comme vous attendiez le sourire de maman à votre réveil dans la modeste chambre de « La Petite Maison ».

   Tout y était, ceci veut dire la royauté de la nuit pareille à une perle venue du lointain et fascinant Orient, la présence des « hautes montagnes » ces figures s’il en est de la transcendance du réel quand il se pare de vertigineuses altitudes, que son sommet tutoie les « nues ». Et, ici, en raison d’une étrange homophonie où « nue » évoque le nuage aussi bien qu’une forme « nue », donc une pure nudité, donc une manière de vérité primitive, de naissance à soi dans l’écriture de l’autre. Oui, être en poésie c’est renoncer, au moins le temps d’une lecture, à ce qui blesse, moissonne les cœurs, place le corps au bord de l’abîme. Être en poésie est nécessaire ressourcement, c’est là la mission des mots lorsqu’ils sont proférés dans l’essentiel, ils désoperculent la coquille dense de l’exister, ils illuminent le chemin de sa propre avancée et des étoiles s’allument sur la pointe des buissons, des pétales embaumés vous frôlent de leur neuve fragrance. Alors l’on redevient cet enfant naïf, disposé au vent, à la marée, à l’arbre de la clairière, au trajet de la comète au plus haut du ciel.

   Ceci veut signifier que vous avez rejoint le site admirable de ce qui se donne dans la pure gratuité, que votre esquisse s’est dévêtue de ses strates de ténèbres, que votre chair est devenue transparente à elle-même, que vos mains ne saisissent plus, comme dans la prose poétique de Chateaubriand, que des « zones diaphanes de satin blanc », des « flocons d’écumes », « des gerbes de lumières ». Oui, la poésie vécue avec intensité (comment pourrait-il en être autrement, sauf à confondre poésie et énonciation vernaculaire ?), dépouille de soi mais pour atteindre ces régions éthérées où ne volent que les aigles royaux, où ne souffle qu’un immatériel zéphyr, où l’âme connait enfin l’ivresse de son propre envol. Icare volant à jamais au plus près des cieux, la terre est si loin que, jamais, il ne pourra rejoindre. Oui, en ces temps illisibles que l’enfance est devenue, lisant dans le palimpseste surchargé du temps, c’est bien ceci que vous sentez percer jusqu’à vous : une subtile joie, sans doute la même que celle qui habitait le poète lorsque, dans la fièvre de sa création, il ne connaissait que les princières altitudes, les courants « déployant leurs voiles », l’effusion d’un bonheur se suffisant à lui-même. Oui, vous savez l’envol, oui vous savez le dépliement du lyrisme, oui vous savez son insoutenable brûlure lorsque, plongeant à nouveau dans les ornières étroites du réel, il n’apparaît plus qu’à la façon d’une toile flottant en l’air de tout le poids de son insoutenable inutilité, elle faseye longuement ne se souvenant plus de l’origine même de son flottement. Alors, en vous, au-dedans de votre plus intime faveur, vous ne cessez de murmurer ces quelques mots qui claquent telle une injonction : Au plus haut, le langage.

      Oui, le Chateaubriand du « Génie » vous fascina par son style inimitable, par son habileté à vous projeter dans ces paysages étranges du « Nouveau Monde ». Un long laps de temps s’écoula, empli de lectures diverses. Puis c’est au lycée, dans la classe de Christian De Brouder, excellent professeur de lettres modernes, que la littérature s’affirma d’une manière encore plus impérieuse. Ce que Monsieur Chaliès avait commencé à installer à l’école primaire, Monsieur De Brouder le renforçait, l’amplifiait au lycée, de si belle manière que les textes littéraires éclipsèrent tout autre forme de savoir. Les célèbres manuels « Lagarde et Michard » devinrent votre unique viatique, tout le reste passait au second plan dans une zone indistincte dont vous pensiez n’avoir à tirer que de maigres satisfactions. Des heures durant, penché sur les pages serrées consacrées aux « Grands Auteurs Français », vous donniez à cette matière belle entre toutes, ses « lettres de noblesse ». A cette époque d’invasive passion, vous commandiez régulièrement des ouvrages d’occasion à la « Librairie Lardanchet » à Paris. Quelle joie alors d’attendre le passage du facteur, de le voir déposer dans la boîte aux lettres, ce paquet tant attendu. Dans les rayons de votre bibliothèque actuelle, quelques vestiges de ces temps anciens. Ils possèdent, bien entendu, une valeur littéraire incontestable, mais aussi, mais surtout une valeur affective ineffaçable. Le très grand intérêt que vous portiez à Rousseau parmi les grands auteurs du XVIII° siècle se traduisit par l’achat et la lecture de nombreux livres du « Citoyen de Genève ». Vous en lisiez de longs passages, parfois tôt le matin, avant de partir au lycée.

    Feuilletant maintenant « Les Confessions », ce livre aux feuillets jaunis, le haut des pages garde encore la trace du coupe-papier qui en délivra les cahiers, parcourant au hasard les milliers de signes noirs si fascinants, votre attention est attirée par un passage entouré au crayon. Habitude ancienne de souligner les « morceaux d’anthologie » (vos livres actuels en portent de nombreux stigmates), et, ici, il s’agit bien de ceci, à savoir un passage remarquable qui, étrangement, consone parfaitement avec ce qui vient d’être dit concernant l’amour de la littérature. Ce texte se situe au Livre Premier (1712-1728) :

   « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi.

   En peu de temps j’acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces émotions confuses que j’éprouvais coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. »

   A ce texte tellement révélateur de la passion de Rousseau, il convient d’ajouter, en guise de commentaire, ces belles remarques de Marie-Paule Farina dans son livre « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières » :

   « Je ne peux m’empêcher de sourire et de penser à l’enfant qui jusqu’à sept ans lut avec son père, des nuits entières, tous les romans contenus dans la bibliothèque de sa mère morte en lui donnant naissance puis lut à haute voix à son père les livres plus sérieux de la bibliothèque du grand-père pasteur en particulier Plutarque, c’est cet enfant que j’entends là, cet enfant prenant conscience de lui-même déguisé en héros de roman sauvant quelque princesse ou en grand homme grec ou romain ‘aux yeux étincelants et à la voix forte’. »

   Reprenant possession de ce texte aujourd’hui, vous mesurez toute l’ampleur qu’il avait dû représenter au seuil de votre adolescence. C’est étonnant le pouvoir que possèdent les mots sur une jeune conscience. Les mots vous forment, vous bâtissent de l’intérieur. Partout ils jettent leurs lianes, partout ils accomplissent la mesure de votre existence. Comment, sans les mots, quelque chose comme un souvenir pourrait-il exister ? Comment une sensation pourrait-elle prendre corps ? Comment un état d’âme se traduirait-il ? C’est bien là la force du langage que de nous doter d’une architecture, d’assembler le divers en un seul et même lieu, de faire du monde qu’il devienne visible, qu’il se donne en tant qu’espace de sens. « Je sentis avant de penser », tel est le postulat énoncé par Jean-Jacques. C’est bien là un accord que vous établissiez avec lui et ceci depuis le plus loin du temps.

   Lors de vos longues promenades en solitaire du côté de la rivière, vous n’étiez attentif qu’à ceci : la levée hésitante du jour parmi le peuple des buissons, la fuite de l’oiseau surpris au nid, le jeu du vent ridant l’onde, la douce agitation des feuilles dans la peupleraie, la chute de l’eau sur la roue à aubes du moulin. Sans doute est-ce pour cette raison d’un commun ressenti que vous aimiez découvrir toute cette climatique délicate dont l’auteur de « L’Emile » possédait le secret. Une sensibilité à fleur de peau, une chair d’écorché, le parcours incessant d’un chemineau qui, jamais, ne trouve de halte à sa convenance, dont la constante recherche d’une assurance de soi détermine tous les actes jusqu’au plus discret, au plus modeste. Oui, le génial Rousseau est le précurseur de bien des choses et, au premier chef, de ce romantisme qui toujours vous passionna, orienta vos choix de lecture, mais aussi bien la recherche des paysages, l’émotion libre au bord des choses.

   L’apprentissage de la lecture est pure merveille dont seul un faible fanal subsiste à l’horizon de votre mémoire. Vaguement vous vous souvenez de votre première institutrice, de sa chevelure blonde frisottée, de ses blouses de maîtresse d’école bien plutôt que de la manière dont elle vous accompagna sur les beaux rivages du langage écrit. Concernant cet apprentissage, aux temps lointains où le texte fit son surgissement dans votre vie, il existait un genre de mythologie entourant l’accès à la lecture. Il était de bon ton qu’un aïeul, grand-père ou grand-mère, le soir devant un feu de cheminée, vous prenant sur ses genoux, ânonnant en chœur avec vous les phrases simples du manuel de classe, vous initiât aux rudiments du texte écrit, ce dernier étant auréolé du double prestige de la littérature et de l’amour petit-filial que vous portiez en leur direction. Né dans une ferme, au milieu de grands-parents aimants, seul demeure le souvenir de cet amour et nul autre vous installant dans la joie de lire. Il y a des images d’Epinal dont il faut savoir se libérer, elles ne sont que pures anecdotes, écume se dissolvant au contact de l’air, aussi doux soit-il. Mais peu importe, l’essentiel est bien que cette passion ait trouvé jadis le lieu de son éclosion.

   Vos conceptions au regard de l’acte de lire sont tellement coalescentes aux idées de Rousseau que le simple fait de commenter quelques phrases de ce grand auteur, revient à exprimer vos propres idées sur ce sujet. 

   « La conscience de moi-même ». Oui, ceci paraît constituer l’un des thèmes fondateurs de la lecture. Bien évidemment, cette fameuse « conscience de soi » n’attend nullement d’être fécondée par le seul langage écrit, elle se révèle bien en amont au travers des sensations et des perceptions. Cependant, ce qu’à de singulier la lecture, c’est qu’elle vous met en rapport direct, conscience contre conscience, avec un écrivain dont vous partagez les intimes confidences. Bien évidemment ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un livre de « confessions » car alors, vous êtes l’oreille privilégiée qui recueille les secrets, les doutes, les enthousiasmes de celui qui se confie à vous. En ce qui concerne votre apprentissage, vous vous souvenez combien votre précieux « Souché » de la « Classe de Fin d’Etudes », imprima en vous « ces émotions confuses » dont parle Rousseau, lesquelles ourdirent la trame de votre propre sensibilité. Ce que le réel ne pouvait vous apporter au motif que les expériences qu’il propose sont toujours nécessairement limitées, le livre vous l’offrait au centuple parmi le peuple serré de ses milliers de signes. Sans le « Souché », comment auriez-vous pu connaître la savoureuse et mélancolique description d’Anatole France dans « Le livre de mon Ami », savoir qui il était enfant, traversant un matin d’automne le Jardin du Luxembourg, « gibecière au dos », se hâtant de rejoindre le collège dans ces « premiers jours d’octobre » si beaux et si tristes à la fois ?

   Sans le « Souché », comment le Lamartine de ses jeunes années eût-il pu se rendre présent, loin là-bas, dans la maison de Milly alors que la nuit frappe aux volets, qu’un « chien ami » lance son aboiement au milieu des plis obscurs de l’ombre ? Comment cette si belle évocation d’une soirée consacrée à la lecture eût-elle pu vous rejoindre ? Mais écoutez plutôt :

   « Mon père lit à haute voix : j’entends encore d’ici le son mâle de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups de vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur l’un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit, je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination. »

    Lisant ceci enfant, vous comprenez mieux ce que la lecture a d’unique et déjà, au plus profond de vous, vous sentez se déployer les lames de fond d’une irrésistible passion.

   Sans le « Souché », comment la lame de la tragédie humaine se fût-elle immiscée en vous, vous dévoilant ce que l’existence recèle de joies mais aussi de drames ? :

   « Nuit du 21 août 1944 …La nuit a été prodigieuse, noire et silencieuse. Les Allemands ont achevé de faire sauter leurs dépôts de munitions, tiré les derniers feux d’artifice de leur défaite. Rien que les branches d’arbres qui battaient dans le jardin. Et, vers deux heures, une grosse pluie d’orage. » - (Jean Guéhenno – « Journal des Années Noires » – 1940-1944).

   Alors, pour finir, faut-il déduire de l’énonciation de Jean-Jacques, « des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir » que l’une des fonctions essentielles de la lecture est cathartique, thérapeutique et que, somme toute, lire n’est jamais que tenter de guérir d’une maladie existentielle ? Rien ici ne sera décidé au simple motif que chaque acte de lecture est singulier, que nul n’en connaîtra jamais les sources éloignées, les textes se situent au centre de confluences multiples dont une possible origine ne pourrait être tracée qu’à titre d’hypothèse. Laissons les chefs-d’œuvre dormir dans leurs « linceuls de pourpre », là seulement est leur vrai lieu.

   Si, pour vous, une fois la passion de la lecture découverte, cette dernière occupa le plus souvent le devant de la scène, cependant de longues périodes de latence en trouèrent la toile, de longues « traversées du désert » la portèrent à la limite d’un effacement. Factualité de toute existence, occupations prenantes, surgissement d’autres motivations esthétiques, lesquelles, pour n’être nullement concurrentielles, jettent une ombre passagère sur les livres. Puis, dans le sombre défilé des jours, soudain une lumière jette son éclat, une clarté se lève qui réactualise la passion. Elle n’était nullement éteinte, seulement en sommeil. Alors il faut regarder la résurgence avec joie, lui donner de nouvelles assises, chercher dans le tissu dense des rentrées littéraires, la perle rare, débusquer le joyau qui fera son inépuisable feu de Bengale. Au plus haut le langage.

   Rentrée littéraire, année 1975 - La récolte est bonne, les vendanges s’annoncent prometteuses, il y aura du vin, il y aura l’ivresse. Votre impatience de lire à nouveau n’a d’égale que la vitrine du libraire affichant des ouvrages prometteurs que vous lirez en une sorte d’ivresse, il y a si peu de temps à perdre lorsqu’on rencontre à nouveau la beauté. Nul titre ne vous échappera et votre immersion aura pour noms : « La vie devant soi » d’Emile Ajar ; « L’homme de sable » de Jean Joubert ; « Le maître d’heures » de Claude Faraggi ; « Le voyage à Naucratis » de Jacques Almira ; « L’amant de poche » de Voldemar Lestienne. Tous vous ravissent, tous vous procurent un égal bonheur. Amis retrouvés avec lesquels on se sent bien, amis avec lesquels on voudrait que les soirées, jamais ne se terminent. Un livre, cependant, se détache des autres. Question « d’affinités électives », de ressenti, de poésie, de thème sensible abordé dans ce magnifique roman à qui l’on attribuera le Prix Renaudot. Alors ici il faut développer, effectuer une pause, explorer l’ouvrage d’une manière plus intime. La quatrième de couverture de l’éditeur résume parfaitement le contenu de cette fiction qui vous a bouleversé :

    « Sur une côte basse, entre la mer et le marais, une ville inachevée peu à peu s'enlise et seuls quelques rôdeurs hantent les cavernes de ciment où, le soir, s'allument des feux. Autour de ces " ruines modernes ", un désert d'eau, de sable et de vent.

   Comment en est-on venu là ? C’est la question que se pose le narrateur, qui fut aussi l’un des protagonistes du drame. Des années plus tard, il s’établit à proximité de la ville, dont il lui appartient, pour porter témoignage et se délivrer lui-même, de raconter l’histoire. Il y a ce qu’il sait, ce qu’il devine, ce qu’il rêve : la trame de son récit mêlera donc le document et l’hypothèse, le passé et le présent, le réel et l’imaginaire.

   Pourquoi le projet ambitieux de l'architecte Simon Durbain, dont il était l'ami et le collaborateur, a-t-il finalement échoué ? Homme de sable dans une ville de sable, il devient la victime des forces qu'il déchaîne : les éléments, les indigènes du marais, les femmes, les sorcières, les oiseaux... Sans parler des hasards, des étroitesses et des trahisons dans son propre camp. Deux mondes s'affrontent sourdement, puis jusqu'à la violence. La chute de Simon Durbain sera exemplaire et tragique.

   Dans ce roman s'imposent les personnages, les paysages et les courants secrets qui les parcourent. On trouvera cependant, derrière les images, une méditation sur l'histoire et plus particulièrement sur notre société contemporaine, ses illusions, ses faiblesses, ses chances - en renouant avec les forces profondes - de se modifier et de survivre.

  « L’Homme de sable » est un grand roman. Cette grandeur tient à une puissance d’évocation que peu d’œuvres montrent, ailleurs, et tient à la beauté lyrique et tendue d’une langue qui résout, pour son compte, l’antinomie de la poésie et du réel. Oui, « L’Homme de sable » est un roman réaliste. Oui, « L’Homme de sable » est un roman poétique. Le mélange, ici, atteint la perfection, qu’on éprouve dans l’enchantement. »

   Déjà, la lecture de ces quelques mots vous avait installé dans une sorte de méditation poétique dont vous saviez qu’elle était la prémisse d’une lecture investie au plus haut point. Toujours vous avez été fasciné par ces rapides synthèses qui résument, en peu de mots, l’essence d’un texte. Les mots ont un tel pouvoir quand ils sont utilisés dans leur sens plein, exact, à la place qu’ils doivent occuper en un temps et un espace déterminés. Certaines critiques, pensez-vous, constituent une esthétique au second degré, à savoir une beauté plaquée sur une autre beauté.      

   L’ouvrage que vous retrouvez avec une belle émotion, au milieu de votre pile de livres, vous le feuilletez, en lisez un paragraphe ici, un autre là, au hasard. Vous butinez en quelque sorte et votre intuition vous pousse à reconnaître les endroits marqués d’une croix au crayon, ils sont vos points de repère anciens, les amers qui pointent les passages les plus précieux. Alors, dans le temps qui est le vôtre, ici et maintenant, vous prenez soin de recopier avec fidélité ces phrases qui en leur temps, et aujourd’hui encore, déposent en vous un bien précieux nectar.

   Premiers mots du livre : « La côte est basse, sablonneuse, hérissée de maigres tamaris : une bande de terre étroite, entre la mer et le marais, et que l’on dirait fragile au point de redouter pour elle les violences de la tempête. Et j’ai vu, certains jours d’hiver, au point critique du solstice, les vagues se ruer dans les passes des dunes, franchir la route, s’étaler sur les pâtures, poussant jusqu’aux lagunes leur frange d’écume et d’épaves. Pourtant la terre tient. Mieux encore, elle se renforce de cet apport de sable, d’algues et de roseaux. Chaque année, elle gagne même un peu plus sur l’eau, et les vieux crachent sur le sol, là où jadis, enfants, ils pêchaient l’anguille et le muge. »

   Cette description à l’initiale de la fiction, vous la trouviez, hier comme aujourd’hui, empreinte d’un étrange magnétisme comme si le tout du marais, de la mer, des hommes, tout de cette vie à la fois terrestre et maritime, cette vie âpre se disait à l’aune du sable, de la dune, de la vague. Une manière de géométrie élémentaire qui traçait les lignes de force d’un peuple singulier, d’une terre mystérieuse postée à la proue des flots, exposée aux tempêtes, cadre unique où dresser les tréteaux d’une moderne dramaturgie. Ces lieux intermédiaires, ces lieux de passage d’un monde à l’autre sont des genres d’utopies, des aires interlopes, floues, semblables à ces zones grises des grandes banlieues urbaines, il y flotte un air d’infinie tristesse propice à tout événement dont nul ne pourrait anticiper la venue, tragédie humaine, prostitution, trafic de stupéfiants, comportements erratiques, perte de l’essence de l’homme en de bien dommageables contrées. Dès les premières lignes, vous saviez que le sort de « Callages », cette ville de tous les prodiges autrefois promise au plus radieux avenir, maintenant la proie d’une lèpre envahissant ses orgueilleuses pyramides de ciment, que son sort donc était irrémédiablement fixé dans une immobile éternité, qu’une population de marginaux y établirait son campement, qu’en filigrane apparaitrait l’existence des protagonistes qui, ayant cru un instant dresser une architecture de rêve, n’avaient abouti qu’à donner vie à cette sorte de Jéricho dont les murs ne résonnaient plus que de l’inconséquence des hommes, de leur incessante et inassouvie paranoïa, de leur mégalomanie qui lançait en plein ciel des Babel de carton-pâte. C’est ceci la grande force, l’énergie d’une écriture placée à l’incipit d’un récit, que de créer les fondations autour desquelles tout le livre girera comme un satellite autour de sa planète. Tout y est déjà contenu en germe. Tous les destins des personnages y prennent place. Tous les cheminements ultérieurs de la narration y sont semés telles des graines qui, plus tard, germeront, donneront son ton et sa consistance à la totalité de l’œuvre. En quelque manière, commencer une histoire, c’est déjà y inscrire le point final. Entre ces deux termes chaque péripétie, chaque intrigue trouveront la place qui leur revient en propre.

   Puis vous vous arrêtez longuement sur les pages seize et dix-sept, vous les trouvez si admirables. Elles parlent du narrateur qui revient sur les lieux où, autrefois, en compagnie de son ami architecte, Simon Durbain (d’urbain, urbanité ?), il participait à l’édification de cette ville devenue ville-fantôme, cet espoir fou métamorphosé en simple folie irrémédiable. Plus rien ne renaîtra des cendres de « Callages » que le constat amer des illusions et faiblesses de l’homme par où il atteint l’absurde même alors qu’il pensait tutoyer le génie :

   « En effet le soleil déclinait lorsque, franchissant la dernière dune, je me suis tout à coup retrouvé sur le port : sur ce qu’il en reste plutôt, car de longues langues de sable l’ont envahi, gommant les quais, les appontements, cernant quelques voiliers pourrissants où flottent des guenilles. Les toits des hangars ont été arrachés, et là, fouettés par les vents marins, s’enlisent les grandes machines dont nous étions si fiers : tracteurs, bulldozers, scrapers et grues. Elles étaient uniformément peintes d’un orange vif dont subsistent quelques vestiges, mais c’est le jaune sale de la rouille qui triomphe, et, sous l’ongle, le fer s’écaille, rongé par le sel. Les pyramides ont tenu, et la capitainerie, sur l’autre môle, semble elle aussi presque intacte. Pourtant une coulée de sable, un vaste plan incliné, modelé par le vent, a envahi les premières terrasses, se déversant par les vitres brisées, les portes rompues, comme si la plage elle-même, s’arrachant à la mer, était montée à l’assaut des murailles. Près de la pyramide inachevée, une grue géante, restée debout, tourne lentement. De l’église, on ne voit plus que le toit.

   Je me suis approché. Des mouettes gémissaient au-dessus de l’étang. Une fumée montait d’une terrasse, et il m’a semblé entendre des voix. Puis, comme la nuit tombait, un feu s’est allumé, un autre, d’autres encore, sur les balcons, comme à l’entrée de cavernes. Un enfant est apparu à la crête d’une dune et, m’apercevant, a détalé. Des visages ont surgi, hirsutes, basanés ; j’ai reconnu le dialecte des Gitans. Les feux brûlaient plus haut, illuminant les façades ainsi que de gigantesques escaliers dans le crépuscule. »

   Lisant ces pages, votre sentiment se partageait entre appel poétique du paysage camarguais évoqué dans la fiction et une sorte d’abattement face à ce désastre que décrit « L’Homme de sable » mais qui, peut-être, n’est ruine qu’en apparence. Car, dans cette colonisation d’une nature sauvage par l’homme, où se situait le pire : dans l’édification de ces modernes ziggourats devant accueillir des grappes de touristes ou bien dans l’enlisement, l’ensablement de ce délire architectural ? Bien entendu l’allusion était transparente et « Callages » n’était qu’un autre nom pour « La Grande Motte ». A l’époque, de tels projets vous fascinaient au sens étymologique de « faire des charmes, des enchantements », mais le plus propre des « enchantements » est de porter en eux l’abîme qu’ils dissimulent sous une face riante. L’épiphanie d’un visage n’est jamais que son teint de surface et, derrière le masque, toujours, veillent une intention inavouée, un dessein qui, parfois, prennent la dimension terrible du funeste. Si La Grande Motte vous fascinait, c’est bien en raison du regard intéressé que vous portiez sur l’architecture en général. En particulier, l’œuvre de Le Corbusier vous apparaissait géniale, marque insigne d’une modernité des plus accomplie. Le double réel de « Callages » vous mettait mal à l’aise au motif de la foule qui, déjà, s’y pressait, défigurait l’édification de ces ruches géantes qui auraient pu briller au cœur même de leur solitude, mais aussi atteignait le rivage maritime qui se voyait préempté avec autant de considération qu’aurait pu en recevoir un quelconque terrain vague abandonné des hommes.

    Si votre lecture était d’abord littéraire, néanmoins s’y imprimait un arrière-fond d’évidente critique sociétale. Encore aujourd’hui, quand bien même un recul temporel gommerait quelques unes des aspérités les plus fâcheuses de ce résidentiel touristique, vous campez sur vos positions. Combien il eût été préférable, d’après vous, de laisser la Camargue au flottement de ses tamaris, à l’intimité de ses graus, au miroitement de ses lagunes, à la lenteur de ses roubines semées d’iris, de joncs, de roseaux. Laisser la Camargue à ses milliers d’oiseaux, au peuple élégant des flamants roses, à ses chaumières de gardians, aux troupeaux écumants de taureaux. « Callages » dans la fiction, La Grande Motte dans le réel sont deux aberrations identiques. Certes La Grande Motte est en lisière de la Camargue, mais ceci n’y change rien, vous voyez en elle un voisinage gênant. Lors du plein été, le damier des marais, celui des étangs, les sols blancs des sansouires, les oiseaux marins n’auront plus nul repos, le tourisme de masse est un dangereux prédateur. Il faut instaurer une charte afin que la nature puisse demeurer en elle, au sein même de sa liberté. C’est là une simple question d’éthique.

   Mais il vous faut revenir au texte de Jean Joubert, en tirer quelques commentaires qui, sans doute, seront aussi autant d’enseignements. Les mots de l’écrivain sont vifs, ses descriptions presque chirurgicales, ses constats ceux d’un homme de culture, peut-être d’un archéologue qui, revenant sur des traces de fouilles anciennes, ne trouve plus qu’un vaste champ de ruines fumantes. C’est un spectacle de désolation que rencontre le narrateur. La radiographie est sévère. Les clichés ne laissent plus paraître que quelques nervures étiques, des temples à moitié démolis, quelques vestiges anciens qui pourraient témoigner de ce qu’est l’effacement d’une civilisation dès lors qu’ivre de ses propres projets, elle s’effondre sous le poids bien trop lourd de ces derniers. En un espace, somme toute restreint, celui qui découvre l’ancien chantier pharaonique, ne fait que chuter de Charybde en Scylla. Plus rien ne reste que le souffle acide du néant. Plus rien ne demeure que l’impéritie des hommes, leur hâte à se précipiter dans les fosses de l’absurde.

   Dans le soleil qui décline, les visions sont fantomatiques, à la limite d’une hallucination. Images pareilles à celles qui résument le passage d’une tornade, la furie d’un cyclone. Des voiliers, ces hautes figures de l’orgueil humain, n’ont plus pour pavillon que de vaines guenilles qui flottent dans un air sans consistance. Des hangars, qui sans doute abritaient la puissance infinie des machines, voici qu’ils ne montrent plus que des toits éventrés, identiques à des corps mutilés, inutiles, membres battant au vent mauvais d’un devenir sans horizon. Les couleurs elles-mêmes ont été attaquées, comme s’il existait un symbole attaché à la décoloration (perte du sens ?), à l’usure (image des chairs corruptibles aussi bien humaines que matérielles ?), l’orange, cette couleur solaire par excellence, la voici condamnée à n’être plus qu’un jaune roturier qu’attaque une rouille agressive, vengeance du périssable sur ce qui se donne en tant que précieux, inaltérable. Etrangement, dans ce spectacle de haute désolation, une pyramide « a tenu », image sans doute de la vanité humaine face à ce qui s’acharne sur elle et la combat dans un pugilat bien fratricide. Ici, il convient de se questionner sur les conduites des sujets, sur la finalité des desseins humains, sur la façon plus ou moins éthique d’habiter la terre. Que signifie donc cette effigie de béton dressée face au vent de l’adversité ? Est-elle la figure du génie humain foudroyé au faîte de sa gloire ? Nous montre-t-elle le grand désarroi des créateurs de rêves lorsque ceux-ci s’effondrent, que le navire prend l’eau de toute part ? Est-elle la figure dressée en direction du ciel, pareille à un défi que les hommes auraient adressé aux dieux eux-mêmes ? Est-ce ce qui reste d’un entêtement fondé en dehors de toute raison ? Serait-ce le résultat de la manigance d’un sombre destin, une haute demeure foudroyée par les coups funestes d’une épée de Damoclès ? Serait-ce une simple répétition de L’Ecclésiaste : « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil » et alors nous comprendrions que les actions humaines sont impénétrables, qu’elles se réalisent toujours de nouveau dans une manière « d’éternel retour du même » ?

   Toutes ces questions, qui surgissent aujourd’hui comme autant d’énigmes, vous vous les posiez déjà à l’orée de votre âge de la maturité. C’est bien ceci que la lecture apporte, un élargissement de la perspective, la découverte de mondes et de paysages nouveaux avec, corrélativement, le vaste champ des questions qui ne manquent de surgir. C’était autrefois une certitude qui trouve confirmation. Ces bâtiments qui ont résisté aux intempéries, c’est déjà une manière de lèpre qui en sape les fondations. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi. Ce que la décision de quelques uns avait porté à la hauteur d’une réalisation (construire cette gigantesque Babel, presque en plein désert), voici que cela a été violemment remis en question, que le vent a tourné, que le navire a emprunté une autre route maritime. Toujours la nature reprend le dessus. Toujours les grands équilibres ancestraux dictent, un jour ou l’autre, leur loi. Cette ville qui s’édifiait au mépris de tout, paysage, population, sentiments, coutumes, tout ceci a été renversé. Le peuple des Gitans qui rôde aux alentours des Saintes-Maries-de-la-Mer, autrement dit le souffle atavique de cette région belle entre toutes a repris possession des lieux, annexant le fier bâti des hommes. Comme un retour au passé qui, parfois, est retour à la raison. Des feux s’allument « comme à l’entrée des cavernes », l’habitat redevient le refuge instinctif des populations démunies face à l’irréductible égoïsme humain. Ce que la folie des hommes avait élevé contre toute logique, voici que des « Gens du Voyage » s’en sont emparé comme de leurs biens. Un peu de partage, un peu d’équité acquis de haute lutte. Combien faudra-t-il de siècles pour que l’homme conquière son essence une et indivisible ? Parfois la lecture d’un roman comble une attente, confirme un espoir. « L’Homme des sables » vous contenta hors de toute mesure. Mais, une fois la dernière phrase lue, que restait-il qui puisse encore faire infléchir ce réel têtu ?

   Puis encore du temps a passé avec ses petits bonheurs et ses moments de tristesse. Le livre, au cours de quelques décades, se retira au plein de son secret. Nullement renié cependant. Parfois une envie de vous réfugier dans la forêt rassurante des caractères, mais toujours une tâche à accomplir, un déplacement à effectuer, un chemin à suivre sur les hauteurs du Causse, enfin toutes les obligations du quotidien. Puis un jour, au tout début des congés d’été, un soudain questionnement. Quel ouvrage lire qui nécessite peu de temps et présente des attraits suffisants ? Une visite à la bibliothèque de la ville. Le peuple des livres est là, des milliers de livres rangés sur des étagères. Comment choisir autrement qu’au hasard, à l’intuition ? Vous recherchez un ouvrage de petite taille, le retour vers la lecture sera ainsi facilité. Plusieurs livres feuilletés, quelques passages rapidement lus. Puis un titre accroche votre regard « Trois villes saintes », un nom d’auteur vous interroge avec ses étranges majuscules précédant le nom : J.M.G. Le Clézio. Vous ne savez guère qui est ce Le Clézio, quel est le contenu de son œuvre, sur quoi elle porte. C’est égal, vous avez choisi ce livre de format modeste, vous le lirez. Une manière d’injonction que vous vous adressez à vous-même. Parfois, sa passion, il faut la relancer lui offrir d’autres voies à poursuivre, dénicher un livre rare, une écriture hors du commun et alors, miracle, le ressourcement se produit, l’eau coule à nouveau dans la bouche sèche des puits.

 

   Ce livre énigmatique, mystérieux, il faut brièvement le présenter afin que son contenu se dévoile, au moins partiellement. Quelques lignes à ce propos sur « Argoul - Explorer le monde et les idées » :

   « Ce sont des villes antiques, aztèques ou mayas, que Le Clézio chante durant son trip mexicain des années 1970. Tout tourne autour des dieux morts, ceux qui faisaient venir la pluie, sans laquelle nulle vie n’est possible. Les envahisseurs blancs ont vu, sont venus, ont vaincu, et la sécheresse s’est installée avec la fin des hommes. Mais, pour Le Clézio, les lieux terrestres où sont nées les civilisations, ne sauraient mourir. Ils attendent. Qu’un autre peuple ou d’autres circonstances permettent la renaissance. »

   Puis la quatrième de couverture de Gallimard : « Une méditation sur les civilisations d'Amérique disparues » :

   « On avance, peut-être à reculons, pour entrer dans un autre monde sans souvenirs, pour apercevoir, peut-être, un jour, comme un mirage, les dômes blancs de Chan Santa Cruz. La route de poussière va au hasard, elle suit le chemin de ceux qui fuient. Elle hésite, elle titube, tantôt large, tantôt étroite, c'est la route de la soif, de la famille, du désespoir. Les villes conquises sont défaites pour toujours. Leurs temples sont vides, leurs murailles ne protègent plus. Les dieux humiliés détournent leur regard et oublient les hommes. Il y a un très grand silence maintenant, un très grand vide, comme si la déflagration de la violence avait d'un seul coup épuisé toutes les forces de la terre. »

   Ce que vous éprouvez, lisant ces pages fiévreuses au milieu de l’été, ressemble étrangement à une fièvre intérieure qui, elle aussi se réveillerait, demanderait des comptes, exigerait l’immersion immédiate dans la lecture, action indissociable de l’acte d’écrire. Mais l’écriture attendra. Il faut simplement rallumer la flamme et éclairer la cité intérieure. Un photophore doit éclairer les signes, les révéler, leur attribuer la consistance d’un air cristallin qu’on respire. Sans lui, sans cet appel du langage, la terre est un vaste plateau désert où nulle oasis ne trace son sillon de verdure. Tout comme ces civilisations déshéritées qui ont perdu l’eau, vous cherchez une source où étancher votre soif. Vous lisez sans repos, d’un trait, comme un nageur en apnée. Vous ne savez nullement le lieu du livre où s’est produite la déflagration, où le raz-de-marée a déferlé, inondant votre conscience des flots les plus admirables qui soient, les plus salvateurs.

   Ce qu’il faut avoir vécu, ceci, être resté longtemps en dehors des mots ou bien alors sur leur marge, n’en avoir connu que quelques bribes éparses, quelques écailles flottant au loin du corps. Sa chair, il faut l’avoir sentie exilée du langage, offerte en quelque sorte au vent mauvais du non-sens. Car la chair, tout comme l’esprit, a besoin des mots pour exister à sa mesure, à savoir être recueil des paroles, ces seules présences qui soient tangibles, qui vous situent au milieu du vivant, dans l’orbe pluriel du sens. Votre corps, n’en fussiez-vous alerté, est le lieu de rassemblement du langage. Ne le serait-il qu’il se montrerait telle une guenille sans signification, un linge abandonné des hommes en plein ciel, au centre d’un cruel silence. Tel une voile flottant au vent du large, votre corps se dresse tout contre l’azur, et les mots sont identiques à des grands oiseaux blancs qui le traverseraient, déposant au passage, leur rythme, leur mélodie, leur charge d’amour ou d’inquiétude, peu importe, l’essentiel est que vous deveniez cette conque réceptrice, cette manière de vaisseau amiral qui n’avance qu’à la force de la plénitude des mots, de leur dilatation, de leur déploiement bien plus loin que ne peuvent porter les yeux. Votre corps se décline sous un vocable polyphonique : « mains », « yeux », « bouche », ce qui veut dire que, déjà, il se constitue en tant que langage, qu’il parle à sa manière, qu’il profère une continuelle narration à votre insu, mais ne nullement le savoir ne saurait l’annuler. De ceci il faut être pénétré : Au plus haut le langage.

   Donc, immergé dans cette quête des mots qui, pour être simplement profane, s’allume parfois des feux du sacré, vous avancez dans ces « Trois villes saintes », à la fois avec un rare bonheur, à la fois avec une intense fascination, comme si l’entièreté de votre vie en dépendait. Vous êtes vraiment dans l’œil du cyclone, là où les vents rugissent, où l’oeil se fait cyclopéen, où toutes les énergies de la terre se rassemblent, où tout se redéfinit à l’aune de cette puissance insoupçonnée. C’est ceci, la magie de l’écriture, elle vous saisit là où vous êtes, homme simple au centre de sa morne existence et elle vous dépose au plus loin de l’espace et du temps, dans une contrée aux multiples faveurs, en une Arcadie flamboyante, les feux de l’utopie sont toujours de réels sortilèges. Que citer, aujourd’hui, qui subsiste de cette « révolution copernicienne » ? Tout est si beau dans ce livre. Sans doute, le plus significatif, ce style lyrique, tendu, situé à l’extrême de la rupture, là où se laisse connaître un écrivain de grand talent.

      Fragment d’anthologie :

   « La sécheresse est partout. La terre est dure, brûlée, elle résonne sous les pieds. Les arbres ont des feuilles étroites, en forme de griffes, le bois est serré, noir. Dans le ciel le soleil brûle, jour après jour. On ne voit plus les dieux, parce que la sécheresse les a rendus petits, quelques points dans l’immensité de l’espace. Les gorges desséchées ne peuvent plus parler. Même la mémoire s’est étrécie, elle ne laisse que quelques traces, quelques rides. »

   Commenter ceci est prendre le risque de la paraphrase, du discours qui redouble a minima le texte d’origine. Quelques remarques cependant. Les mots sont simples, les mots de tous les jours tels que peuvent les prononcer ces peuples mayas ou aztèques qui ne sont plus livrés qu’à leur propre dénuement. L’étroit, le sec, le dur, le serré, ce vocable du peu et du rien, du retiré et du limité dit la grande misère de ces hommes harassés, collés à leur socle de poussière, là où les lèvres des puits sont gercées, muettes, tout comme les dieux perdus dans la vastitude d’un éther sans fin, un éther devenu illisible. La perte est irrémédiable, le langage ne connaît plus son lieu ; la mémoire, ce témoin précieux des existences passées, de leur propre unité, n’est plus qu’une fumée se dissolvant dans les mailles serrées du temps.

   « Trois villes saintes » lu, puis relu aussitôt, vous n’aurez de cesse de lire la totalité des ouvrages de Le Clézio qui, avec Duras, Modiano, Sarraute, s’inscrira dans cette quaternité littéraire située au plus haut. Survolant son œuvre, vous pronostiquerez plusieurs fois son statut de nobélisable. Immense bonheur, en 2008, lorsque le jury du prix prestigieux lui décerne le Nobel. Une récompense de lecture, en quelque manière.

   Parmi les milliers de textes de cet auteur prolifique, que retenir qui ne soit seulement un choix arbitraire, l’effet d’un pur hasard ? Vous croyez, d’une façon approfondie, à la valeur « instinctuelle » des affinités. « Intuitive », conviendrait peut-être mieux. Un extrait tiré de ce livre parfaitement ignoré, « L’inconnu sur la terre », qui pourtant avait été classé parmi les vingt meilleurs livres de l’année 1978 par la revue « Lire », un court extrait donc suffira à poser ici la singularité dont cet écrivain est la figure de proue :

   « Entre les pins et les oliviers, on regarde la mer bleue, et on oublie tout ce qui retient chez les hommes. On n’a même pas besoin de partir vraiment. On y est déjà, là-bas, de l’autre côté de la mer, le long des rivages de sable blanc, dans le bleu irréel des lagons, ou dans la couleur intense des grands fjords de l’Alaska. On pense aux îles, aux archipels. On pense aux barques élégantes de la mer Rouge, aux boutres, aux sambouks sous le soleil, aux yoles, aux pirogues, aux sampans. On pense aux grands bateaux blancs qui traversent l’Océan, qui se perdent, qui disparaissent dans la brume. »

   Vous pensez que ce court texte, si peu significatif à première vue, est un genre de métaphore de l’écriture. L’écriture de tout écrivain et singulièrement celle de Le Clézio est écriture du regard. Vous n’en voulez pour preuve que ce merveilleux essai intitulé « Mydriase » dans lequel le langage fore loin, à la recherche de ces pépites que sont les mots, ces pierres dures, ces silex qui tranchent, ces éclats d’obsidienne qui luisent doucement dans la nuit et donnent sens et orientation au long cheminement humain dans sa course crépusculaire :

 

« C’est comme s’il ne devait plus

y avoir de mots, jamais. Le regard

est muet. Il lance ses ondes à travers

l’espace, et il ne rencontre pas les

planètes des mots. Il voudrait dire

tellement de choses. Il voudrait créer,

sans arrêt. Son corps est immobile,

Il ne respire plus, parce que

toute sa force est dirigée vers l’espace

pour rencontrer des objets.

Le réservoir est vide. Est-ce qu’on peut inventer

quelque chose quand il n’y a rien ?

 On ne le savait pas exactement mais

c’était ainsi : le langage est dans la

matière. Il n’est pas à l’intérieur de

la tête. Les mots, les vrais mots :

 

l’arbre                    le soleil

                                                 

                                                                le ciel

 

                                         l’arbre

                                                                                    le fleuve

 

                                                                           Le langage est fait de lumière »

 

      Ainsi « entre les pins et les oliviers », le regard embrasse « la mer bleue », autrement dit parcourt la matière solide, rassurante des mots. Oui, rassurante au point de constituer une manière d’ambroisie, ce breuvage des dieux qui, lorsqu’il est bu, affranchit de « tout ce qui retient chez les hommes. » Alors le grand voyage en-soi-hors-de-soi est commencé qui n’aura nulle fin tant que le langage gonflera la voile d’une hauturière navigation. Voyage immense et immobile de l’écrivain qu’il n’a nul besoin de briser les amarres, de ceci le langage s’occupera, portant loin celui qui s’y confie dans le rayon unique de la joie. « On pense aux îles » pour la simple raison qu’on est devenu insulaire soi-même car l’exercice de la littérature ouvre un monde inouï qui peut se satisfaire à lui-même. L’écrivain, traçant sur le papier ces milliers de signes noirs, est hors-sol, il connaît les hautes altitudes, il révèle l’ivresse des espaces infinis qui s’ouvrent devant lui. Vos contacts avec les premiers livres de Le Clézio, plus essais que romans au début, puis ensuite, romans-voyages-initiatiques en quête d’une terre originaire, vous les percevez à la façon d’une recherche obsessionnelle centrée sur le langage en tant que matière lui-même, ce langage qui, jamais, ne semble pouvoir s’épuiser.

   Il faut faire des mots cette chair infiniment disponible qui se prête à toutes les formes, à toutes les métamorphoses. Les « boutres », « sambouks » et autres « yoles », ces mots étonnants venus de nulle part, il faut les porter à leur éclat, il faut en faire ce que d’aucuns nomment des « litanies lexicales », disant par-là la proximité avec ce qui serait de l’ordre du sacré, du religieux. « Religieux », au sens d’être relié, intimement relié à la polyphonie du monde, à sa réserve infinie d’images, à son étonnante puissance métaphorique. Le regard toise les mots, les perce jusqu’en leur fond ultime car là seulement le sens est contenu : d’un texte, d’une œuvre, d’une vie.

   Une infinité de descriptions minutieuses, chirurgicales, traversent les textes de cet auteur, attestant l’importance, à ses yeux, du regard en littérature. Mais il faut laisser la place à cette gemme de pure beauté :

 

« Le langage est fait de lumière.

En s’éteignant, en glissant comme une

eau dans le goulot de l’Ouest, la lumière

a emporté ses mots avec elle.

Ce qui jaillissait de l’astre blanc au

milieu du ciel, tout le temps, c’étaient

les mots. Ils recouvraient la terre

avec leur drôle de poudre étincelante,

ils dessinaient les lignes, les rythmes,

ils creusaient les ombres. »

 

   Oui, Le Clézio a raison, le langage est la lumière même. Lumière qui féconde l’esprit, ouvre la conscience à sa haute mission, celle de dire l’homme en sa plus verticale vérité. Quand aucun langage ne paraît, c’est l’ombre, l’ombre crépusculaire, celle de l’Ouest, de la troublante Hespérie qui éteint tout, noie tout et plus rien alors ne fait sens qu’une giration sans fin, qu’un orbe ivre de sa propre vacuité. Imaginez, un seul instant, une humanité silencieuse parce qu’ayant perdu le langage. Imaginez les hommes, face à face, situés tels de tragiques chiens de faïence. Leurs lèvres muettes, que pourraient donc dire leurs mains, leurs yeux, leurs bouches que les mots ne prononceraient plus ? L’unique profération serait celle de l’ennui sans fin, l’unique manifestation, la dague de l’angoisse fichée au mitan du corps. Il n’en sortirait qu’un sang blanc car même la couleur aurait renoncé à paraître, à dire sa valeur symbolique, à prédiquer ce qu’elle rencontre à chaque instant dans le réel.

   Si la palette immense des rouges peut se décliner sous les auspices de la vive alizarine, de l’andrinople assourdie, de l’écarlate éclatant, du rubis pareil à une émotion, c’est parce que le langage a ensemencé les mots de sèmes à l’infini. Le sang n’est dit « incarnat » que parce qu’il est « dit », c’est-à-dire hissé en sa signification grâce à sa qualité de mot. Un sang qui n’a plus de parole n’est plus un sang mais l’espace vide d’un liquide sans énergie, sans contenu, sans destination. C’est au motif que nous portons, tous les jours, notre parole au-devant de nous, le plus souvent à tort et à travers, que nous n’apercevons plus la fonction éminente du langage, que nous le rangeons parmi les choses usuelles, sans doute à des fins ustensilaires. Or le langage, loin d’être un objet perdu au milieu de la quotidienneté, remisé dans quelque tonneau des Danaïdes dépourvu de fond, est bien ce par quoi chaque motif de l’exister prend relief et sens. Lorsque Le Clézio énonce cette belle phrase poétique, parlant des mots : « Ils recouvraient la terre avec leur drôle de poudre étincelante », il veut simplement exprimer leur pure magie, leur chatoiement, leur scintillement pareils à la goutte de cristal étonnée de paraître à la pointe de l’herbe, ce miracle dans le jour qui naît, abreuvé à l’essence de son propre phénomène. Il y aurait tant à dire, puisque les mots sont la matière même que nous tâchons de creuser en y parvenant si maladroitement, avec une manière de gêne coalescente à l’ampleur de son domaine.

   Mais, maintenant, il faut avancer, faire un grand saut dans le temps, trouver enfin cet immense espace de liberté que procure le fait de ne plus avoir de contrainte attachée à quelque travail, seulement l’horizon immense de journées dont le quotidien s’emplit, le plus naturellement qui soit, de lectures assidues, d’écriture quasi quotidienne. En ceci vous rejoignez une période de jeunesse où, occupé chaque jour à travailler des cours de journalisme à domicile, l’immersion est totale au centre de votre passion : faire de l’usage des mots votre viatique essentiel. En ce qui concerne la lecture, votre intérêt se centre presque exclusivement sur des essais littéraires et philosophiques. Très nombreux ouvrages sur le romantisme, allemand notamment. Quant à la philosophie, très grand intérêt manifesté au domaine étonnamment fécond de la phénoménologie. La liste des livres et auteurs serait trop longue à citer. Pour ce qui est de votre propre écriture, seize livres imprimés à compte d’auteur. Chaque tome de huit cents pages porte le titre de « La chair du milieu », L’énigme de ce titre est expliquée à l’incipit de chaque livre. Rapidement résumée, elle peut se dire en quelques mots. Cette mystérieuse « chair du milieu » est, en quelque manière, la chair, la pulpe internes qui se dévoilent au lecteur attentif, lorsque, alerté par la valeur essentielle des mots, renonçant à seulement connaître leur voile de surface, le lecteur donc consent à faire un travail sur son propre rapport au livre, au texte, cherchant à découvrir, sous la vitre de l’apparence, les motifs plus profonds qui tissent toute énonciation écrite, qu’un seul et unique mot lourd de sens, et pour cause, résumerait à lui seul, trouver le SENS implicite contenu dans chaque parole proférée. Cette attitude portée en direction d’une compréhension plus exigeante du langage pourrait trouver son équivalent, chez les philosophes dont la pensée est le métier, dans le terme savant « herméneutique », mais l’on s’en doutera, ceci n’est qu’une indication commode. Bien évidemment, les quelques réflexions que vous développez dans la modestie de vos textes sont loin de posséder l’ampleur des tâches herméneutiques auxquelles se livre une philosophie savante. Déjà, fonctionner dans l’ombre portée de ces textes admirables, est, en soi, une satisfaction suffisante.

   De manière à conclure ce long développement sur ce qui est censé être votre « passion », un extrait tiré d’un brillant ouvrage du phénoménologue Henri Maldiney, « Ouvrir le rien, l’art nu », fera l’objet de quelques rapides commentaires, selon un intitulé qui vous est familier, celui de « Libre méditation ». Selon cette formule, vous entendez partir du sens exact, « objectif » délivré par le texte pour y apporter une connotation toute « subjective » car seule, celle-ci, à votre avis, peut ouvrir de nouveaux horizons. Répéter les paroles d’un philosophe à l’identique présente le risque de n’être qu’un épigone parlant bien plus mal que le Maître sa belle langue chantée.

   Parmi un long développement de l’auteur sur la rubrique « Montagne », ces quelques lignes :

   « Par ailleurs l’apparition de la montagne n’est pas un exemple du sentir parmi d’autres. Elle en fonde la vérité. Le sentir dont elle est à la fois l’ouverture et l’événement est un sentir tel que la révélation de l’être en lui ne fait qu’un avec la façon dont il éclaire à soi.

   A cette apparition s’applique strictement ce qu’Oskar Becker dit de l’esthétique-artistique : elle est ce qui dans le sensible immédiatement intuitionnable est insigne parce qu’inintégrable au système de la perception.

   Tout ce que nous percevons est significatif d’un monde, dont le sens a toujours déjà devancé et déborde toujours l’objet perçu.

   L’objet perçu est reconnu pour ce qu’il est sur le mode du « en tant que… » (en tant qu’arbre, maison, rocher ou montagne), sur la base de classes ou de catégories en lesquelles s’articule la compréhension du monde comme tel. Or à l’apparition du Cervin la signification est en déroute. Quand il apparaît dans l’unicité de sa nue-présence, nous ne sommes pas en vue d’une montagne parmi d’autres, réelles ou possibles, et se distinguant d’elles par des caractères particuliers, même éminents. Mais s’ouvre soudainement un extremum dans lequel s’engloutit toute la série : la signification « montagne » disparaît dans sa signifiance. Sa manifestation ne détermine pas mais contient cette signifiance, dont l’originarité échappe au tissu des significations de la mondéité. La réalité qui s’y fait jour éclate en elle-même. Ce serait l’exproprier d’elle-même que de l’approprier aux visées de la perception. »

   Ce que nous dit, dans une si belle langue, Henri Maldiney, ce n’est rien de moins que la surrection de l’être-montagne dans l’ordre du réel. Ce qui paraissait, à proprement parler insaisissable, voici que cela nous saisit, nous transit en la profondeur de notre être. Le Cervin, nous ne le voyons pas simplement comme nous le ferions d’une chose ordinaire qui se donnerait en tant que chose puis retournerait à son naturel mutisme. Nous ne « voyons » pas, nous « regardons » avec toute la force que connotent ses divers sens étymologiques : « prendre en considération », « porter toute son attention à, tenir grand compte de (quelque chose) ». Ici, « considération », « tenir grand compte » nous projettent immédiatement au cœur de ce qui est, au centre de rayonnement de ce qui vient à nous. Si « voir » supposait une passivité, « regarder » ne se conjugue que sur le mode actif, à savoir surgir à même l’essence de la chose. Car, d’une manière évidente, le Cervin est pur surgissement. Si pur, que sa « nue-présence » nous ôte toute parole, nous prive de mouvements et nous arrache de facto à l’attraction de la mondéité. Si, soudain, nous nous retrouvons sans mondéité, c’est au prix du gain ineffable d’un monde, à savoir d’une confluence des significations dont le Philosophe nous dit qu’elle débouche sur la « signifiance », autrement dit nous met au contact immédiat de l’être de l’étant. Oui, c’est bien ceci, l’étantité s’efface, les perceptions, de nature encore bien trop physiologiques, organiques, rétrocèdent pour faire droit à l’intuition qui nous place face à l’événement, à l’essentiel, au fondement originaire au gré duquel toute chose se donne en sa plus efficiente vérité.

 

Avec nous, le Cervin ne triche pas.

 Avec le Cervin nous ne trichons pas.

 

   Ce sont nos deux êtres qui sont en présence, en mode co-originaire. Le Cervin n’est lui-même, à l’instant de notre vision, qu’à être placé au centre de celle-ci. Nous ne sommes qui-nous-sommes à l’instant de notre vision qu’à être situé face au Cervin. Une identique temporalité nous unit qui nous accomplit l’un et l’autre jusqu’en notre place la plus exacte : lui en son être-montagne, nous en notre être-homme. C’est de cette intime liaison que nait le sens intime de la présence. En une fraction de seconde, deux choses au monde subsistent et seulement deux :

 

le Cervin en sa blanche majesté,

qui-nous-sommes reconduit

à l’exactitude de notre conscience.

 

   Le propre du regard, lorsqu’il se veut suffisamment éclairé, a ceci de particulier qu’il isole, focalise, se donne dans l’entièreté de ce qu’il vise. Alors plus de dualité, plus de sujet situé face à un objet, ceci est un excès de l’intellection rationnelle qui scinde le monde, ne le fait plus apparaître que selon le mode des catégories, autrement dit à l’aune de purs artifices.

    Le Cervin face à nous, nous face au Cervin, c’est d’un même langage dont il s’agit, d’une unique harmonie, d’un seul poème qui se lève de la pierre, qui se lève de notre chair. Si le Cervin devient charnel au motif de supposées correspondances, à notre tour nous devenons de pierre et de roche, de neige et de vent. Ceci, cette fusion des complémentaires ne se produirait-elle et rien n’existerait que deux silences au large d’eux-mêmes, deux étrangetés, deux solitudes au terme desquelles ne pourrait apparaître que l’abîme d’un cruel nihilisme. Au regard de ce monde auquel ma vision s’applique, mon imagination a une fonction productrice, ce qui veut dire que le Cervin n’existe nullement à titre de cette « phusis » inatteignable des Anciens Grecs, cette matière amorphe, chaotique, abyssale dont le fond nous échappe et nous désespère et, en quelque sorte, nous désapproprie de qui-nous-sommes puisque, aussi bien, nous sommes en relation avec tout ce qui nous fait face, nature, hommes, choses et que donc nous devons nécessairement participer au jeu qu’ils instaurent. Le Cervin existe à même cette profusion qui me fait surgir à moi-même comme le témoin de deux événements assemblées en une unique épiphanie.

 

De l’Autre à Soi,

 de Soi à l’Autre

   

   Ce que fait apparaître la dimension intentionnelle de notre conscience, lorsque nous nous appliquons à entrer dans l’entièreté de notre vision, le Cervin en son être, c’est-à-dire la singularité de sa forme pyramidale, l’originalité de ses arêtes, l’unique dont il est la figure.  Notre conscience organise donc, de manière certes imperceptible mais non moins efficace, sa dimension abyssale, chaotique, de manière à ce qu’un cosmos nous apparaisse, à savoir le Cervin tel qu’en lui-même. Ce qu’Henri Maldiney veut nous faire entendre lorsqu’il dit que « s’ouvre soudainement un extremum », c’est en quoi l’événement de la donation du Cervin est une expérience qui transcende toute autre perception entachée, par nature, de quotidienneté, autrement dit d’approximation, donc recouverte d’un voile qui en dissimule la vérité. Le texte de Maldiney est admirable au motif qu’en cette belle parole de style phénoménologique, il nous conduit au plein du mystère de l’être. Or seulement un langage au plus haut peut se charger de ceci : nous ôter à nous-mêmes, nous êtres campés sur le mode de la préoccupation, du souci, de l’angoisse et nous projeter vers ce qui toujours nous appelle, cet être-des-choses qui est la seule nervure réelle parmi le foisonnement illisible du monde. Certes, parfois le ton se donne-t-il sous la forme prophétique, oraculaire, religieuse puisqu’il s’agit souvent de « révélation », « d’apparition » et l’on pourrait rejouter « d’épiphanie », donc d’ouverture du sacré à même la densité et la confusion de ce qui vient à nous parfois à la manière d’une prose indistincte. Il nous faut un plus clair langage afin de nous orienter, il nous faut une lumière qui dissolve les ombres.

 

Il n’y a de vrai que le regard.

Le regard ouvert.

 

Au plus haut le langage

 

 

 

 

 

 

 

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25 juin 2025 3 25 /06 /juin /2025 07:24
Surgir du Blanc

Plage de Mateille

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

« Ce qui a pur surgi,

voici la merveille »

 

   ce sont ces deux vers qui rythmaient, telle une antienne, l’un de mes précédents textes sur une photographie d’Hervé Baïs mettant en scène, dans la discrétion la plus essentielle qui soit, la persistance à être, dans le presque inaperçu, de quelques tiges de roseau faisant fond sur le gris d’une eau de lagune. Or l’image qui va nous occuper aujourd’hui, bien loin d’en être le contrepoint au motif de sa climatique plus claire, de la présence visible d’une arborescence, se donne comme sa complémentarité, son écho, son répondant selon une commune idée de ce thème de l’origine qui traverse nombre de mes textes, mes habituels Lecteurs et Lectrices en auront pris acte. Et puisque mon discours fait signe en direction d’une analogie, autant mettre ces deux images en perspective afin que, de ce rapprochement, un sens puisse en être tiré.

 

Surgir du Blanc

   Certes, des esprits logiques, ne manqueraient, d’entrée de jeu, de faire remarquer le caractère d’opposition, comme si l’on plaçait, face à face, deux sujets provenant directement d’un incoercible Principe de Contradiction. Mais je crois qu’il faut franchir cette vitre têtue des apparences et voir, au-delà de leur persistance, la similitude qui en tisse l’essence :

 

c’est de Surgissement dont il est question

 

   et rien que ceci, le déploiement dans le Réel viendra plus tard, sans doute convient-il, dans l’instant, de demeurer dans une zone irisée, nacrée, diaphane, cotonneuse, une zone qui énonce le Pur bien plutôt que de pointer ce qui, déjà frappé d’existence, se dispose à n’être plus qu’une ombre parmi le vaste réseau des déclinaisons, des apparitions, des fourmillements, des manifestations plurielles qui affectent les choses en leur constant et paradoxal cheminement. Autrement dit, demeurer en la réserve, attendre dans le silence, patienter dans le non-dit, avant même que les assauts de la parole mondaine n’aient partout semé leurs pommes de discorde, n’aient essaimé cent et une faussetés qui ternissent l’image du Monde, la teintent de la suie des affabulations et impostures dont le quotidien est prodigue à foison.

   Mais il nous faut, gardant en toile de fond l’autre image, nous focaliser sur Plage de Mateille et tâcher d’en cerner les prédicats cardinaux, en eux seuls nous trouverons la vérité de l’image dont la nôtre ne peut que nécessairement découler : une vérité naissant de sa semblance.  Ce qu’il faudrait encore, à la limité du pensable, du conceptualisable, du vers « Ce qui a pur surgi », gommer le « surgi » et ne garder que le « Ce qui a pur », c’est-à-dire nous situer sur cette invisible ligne de crête que nous pourrions rendre visible, palpable, sous la figure du « in » (« im ») privatif, au travers d’un lexique tel que :

  

   in-traçable, in-dit, in-envisageable, im-proféré, in-visible, in-audible, in-observable, im-perceptible, in-discernable,

 

   de manière à ce que trace, visage, visibilité demeurant à l’écart, qu’affleurement, jaillissement des choses demeurent celés en eux, retenus, suspendus, sorte d’immaculée blancheur d’où tout, à tout instant, pourrait se donner en tant que cette « merveille » dont, Tous, Toutes sommes en attente, à défaut d’en pouvoir décrire l’épiphanie, d’en pouvoir prononcer le nom de talc et de cristal.

C’est ceci la « merveille »,

 

le signe avant-coureur de ce qui fait présence,

c’est la juste mesure orientale de l’aube

s’exonérant de sa chute hespérique,

c’est le doux bourgeonnement de la clarté

avant la dilatation solaire,

c’est la belle méditation de la pensée

avant sa claire exposition,

c’est le pas retenu

avant la chorégraphie,

c’est le son abrité

avant sa modulation,

c’est le désir suspendu

avant l’orage amoureux

   

   Alors il n’est d’autre alternative que de nous immerger au plein de l’image en sa radiance primitive, en son antécédence de l’heure, en son immobile et lente parution. Nous devrions dire « pré-parution », comme l’on profèrerait « pré-dire », « pré-venir », « pré-parer », tenir le dire, le venir, le parer, sur la margelle même de leur pouvoir-être,

 

enfin se tenir dans l’intervalle pré-ontologique,

dans le tremblement du pré-être,

dans la libre et étonnante orée de la pré-figuration,

de ce qui va ad-venir,

de ce qui va croître sous le Ciel

depuis la modestie patiente de la Terre

  

   Le Ciel est une claire espérance, une légère allégie, une Idée plus qu’une substance. Ses grains sont lisses, si peu préhensibles et c’est comme s’ils n’existaient pas, s’ils n’étaient que des nuées imaginaires, les fins linéaments d’un songe. Le Ciel descend à la rencontre de ce qu’il n’est pas, de cet adverse, de cette altérité dont il suppute la dure réalité (en vérité une simple théorie, c’est-à-dire la buée d’une contemplation), de ce qui lui fait face et l’attire comme le miroir attire le reflet qui s’y confie avec sérénité. Où la limite du Ciel en sa blancheur, où la rencontre avec cette autre blancheur de l’eau ? Entre les deux, la ligne d’horizon est un si mince fil qu’il mêle les deux présences en une seule : le Multiple devenu l’Unique, inestimable vertu de l’osmose. Virginale, la Nappe d’Eau, pareille à un étincellement, à une floculation ayant trouvé le repos de leur Principe Premier. Rien ne fait saillie, rien ne fait injure dans cette uni-temporalité, dans cette uni-spatialité.

   Et pourtant, l’aimantation de la Terre, la lourdeur de la glaise, la pesanteur de l’argile trouent cette harmonie : des formes arborescentes rayent la psyché aquatique, des ombres avancent, un pli ride la plaine liquide. De l’étant a surgi, du Noir s’est mis à l’œuvre, de l’écriture s’est posée sur l’immémorial mutisme des choses. La Blancheur s’est divisée qui se mêle déjà aux allées et venues des Humains, aux paroles, aux incantations, aux exclamations et clameurs de toutes sortes. En vertu du Principe de Complémentarité, de celui des Correspondances, des phénomènes d’Écho, la Blancheur connaît maintenant son contraire où ce qui paraît comme la frondaison d’une contrariété.

   Blancheur sur Blancheur et rien ne fait signe qui soit compréhensible, qui éclaire, qui permette au concept de s’ouvrir. Tant que le Blanc fait fond sur qui il est, c’est comme si, de l’intérieur de son mystère, du sein de ce songe immaculé, rien d’autre ne pouvait être atteint qu’une dimension franchement abyssale, une plongée dans un abîme privé de mot, le face à face d’une question confrontée à une démesurée béance. Solitude confrontée à la Solitude et c’est le Désert de l’Esprit qui croît lui-même à la mesure de sa propre démesure. Vérité oxymorique en forme de confondant vortex.

   De l’autre côté du Blanc, comme sur le versant opposé d’une montagne, le Noir, le Gris appellent et veulent rejoindre le Sauf, le Vierge, l’Innommé, seulement en ceci l’épreuve du SENS pourra être expérimentée et, corrélativement, les deux faces du phénomène, la Blancheur aquatique, la griffure Arborescente pourront échanger leur lexique, entamer un dialogue, construire une narration Humaine, simplement mais hautement Humaine. Pour qu’il y ait Sens, entre deux entités, il faut réduire l’écart, resserrer les lèvres du Réel, faire venir la condensation des éléments, activer la polarisation de ce qui, désaimanté, ne s’arrime à rien de concret, ne connaît que l’envers de la salvation, à savoir la perte dans un labyrinthe sans fin.

  

Il faut combler la profondeur vertigineuse abyssale,

il faut faire se rejoindre les bords de l’abîme,

il faut réduire la béance à son

plus petit dénominateur commun

 

   Alors la faille se resserre, la diaclase se suture, la fissuré étrécit, la ligne de fracture se colmate et tout ce lent travail de conciliation des antagonismes, d’ajointement du différent, de concorde des opposés, d’alliance des lointains, tout ceci réalise ce qui, d’impossible, devient effectif, tangible, préhensible et compréhensible en sa valeur même de réalité-vérité en acte.

 

La Blancheur de l’Essence a consenti

à quitter son intime secret

pour jouer avec l’Ombre de l’Existence

 

   qui, loin d’être son envers, est la face qui nous regarde, que nous visons comme la seule possible, parce que la seule visible. Cependant, jamais l’Étant-Existant, cette Noire Arborescence, ne pourrait se manifester, faire phénomène, sans l’énergie sous-jacente de l’Être-Essentiel qui en permet le surgissement. Certes, le Réel, ce Janus Bifrons à deux visages, nous n’en percevons que la face de lumière, sa brillance, son apparence, aussi bien ses nervures ténébreuses, son graphisme accentué, alors que, presque toujours, nous négligeons de pénétrer la Blancheur, de l’interroger jusqu’en ses ultimes fondements. C’est seulement, tel le travail de la navette du métier à tisser, cet étonnant mouvement de va-et-vient de la Blancheur en direction de son Vis-à-vis, cette brisure noire du champ virginal que surgit la seule chose à même de conférer du contenu à notre présence sur Terre :

 

le Sens en tant que cet orient qui nous sauve,

au moins provisoirement

des noirceurs de l’Hespérie

 

   C’est ceci, je crois, le travail d’archéologie que nous devons mener au contact de cette belle image comme de bien d’autres de ce Photographe attentif : démêler du réel compact, opaque et toujours confus, quelques lignes de force dont notre être pourra tirer quelque connaissance utile à sa persévérance parmi la jungle le plus souvent illisible qui constitue notre milieu ambiant. Déchirer le voile obstiné des ostensions, lui préférer ce qui, en toute discrétion, en agite la présence prolixe. Le Silence nous en apprend bien plus sur le Monde que les bavardages qui en débordent le réel. Toujours ceci est à expérimenter du sein de Soi, la seule dimension dans sous sommes à peu près sûrs, Quiconque se donnât-il la peine d’en invalider la certitude.  

  

« Surgir du Blanc » veut dire

sortir du Rien,

abandonner la Néant,

plonger dans l’Ombre Existentielle,

Gris, Noir,

et faire Sens à la face du Monde

avec, en arrière-plan

la mémoire de notre Origine :

à peine plus qu’une buée

à l’orée des choses.

 

 

 

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24 juin 2025 2 24 /06 /juin /2025 19:19
La Passante.

Passante qui es-tu

 

Hiver est là avec sa froidure

Son blanc manteau

Son silence accordé

A la cendre du Ciel

Hiver est là

Et la Ville

Esseulée

Pleure dans le retrait

De soi

Dans la perte

Du jour

Dans l’ombre qui grandit

Et endeuille

Le cœur des Hommes

Hiver est là

Et nous tremblons déjà

De ne pouvoir saisir

A nouveau

Le calice ouvert

De la fleur

L’encre des étamines

La joie du pollen

Le soleil

Qui partout rayonne

Et illumine

 

Passante qui es-tu

 

Toi dont la chaise

Vide

Toise la neige

De ses pieds sidérés

Toi qui hantes

Les allées désolées

Où même les oiseaux

Ne chantent plus

Toi qui murmures

En silence

Toi dont le corps

N’est plus visible

Seulement

La trace

D’un Passage

Comme la palme

Du temps

Qui effleure

Et se distrait

De Nous

Dans l’instant qui fuit

Loin en quelque lieu

Dont jamais

Nous ne connaîtrons

La présence

Sauf

Les mots volatiles du

Rien

Sauf le balbutiement

Des choses

Dans le pli ouvert

De la Nuit

 

Passante qui es-tu

 

Es-tu

CETTE

Passante que chantait

Baudelaire

Le Poète

Baudelaire qui

Te FAIT FACE

TE FAIT FIGURE

T’épiphanise à la mesure

Des vers qu’il te dédie

TOI l’Innommable

TOI que cerne

Le Verbe

TOI qui fuies la rime

Transgresse la césure

Te situe aux frontières

De CE LANGAGE

Qui taraude l’âme

Cloue le Créateur

Au pilori

Le laissant

ESSEULE

Crispé

Ciel livide

Où germe l’ouragan

Douleur qui fascine

Et plaisir qui tue

OUI t’ayant aperçue

TOI La Passante

CE chantre de la Modernité

Tissant patiemment

Ardemment

Les liens

Entre

Mal

&

Beauté

Violence

&

Volupté

OUI

Baudelaire

De TOI

Se fût enthousiasmé

Car DIEU

(Fût-il païen

Fût-il athée)

A son corps défendant

L’habite

Comme tout Poète

Qui ne brille

Qu’à la lumière

Des MOTS

Un éclair... puis la nuit !

 - Fugitive beauté

 

 

 

 

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22 juin 2025 7 22 /06 /juin /2025 17:22

 

L'expédition du Club des 6.

 

 cd


 

Source : Atelier Mascarade.

 

 

 

   J'avais à peine raccroché le téléphone, voilà l'Antoine qui se pointe. Et derrière les oreilles d'Antoine, devinez... Non, pas la bande à Bonnot, ni les Compagnons de la chanson; juste les Aubergines, sauf qu'il en manque une, même c'est Pittacci à première vue. On fait un sort à nos cassoulets, à nos bouteilles d'Artaban - Bellonte avait été prévoyant et même Calestrel avait apporté du vin de messe doux comme les cuisses du Petit Jésus -, et on part vers l'inconnu. L'éclaireur de pointe, c'est Garcin, comme dans les Aurès, puis Sarias qu'est presque en habit de lumière avec la robe de chambre en soie qu'il a enfilée sur son pyjama; puis Simonet avec un guide de voyage sous le bras; puis Bellonte avec sa jovialité qu'a un peu fondu; puis "Ma Pomme" avec le billet de sa Conjugale plié comme un ticket de Loto et enfin, Calestrel qui ferme la marche avec son air de croque-mort qui doit prier le Bon Dieu que sa Marie-Firmine le plaque pas pour aller pieuter chez le Curé.

  Alors, sans dire un mot, comme animés d'une même intuition, d'un même souffle, d'une même locomotion, on descend la Rue du Square qui miaule encore après les croquettes de la Mère Wazy; on passe le pont où la Lune se regarde sur les cailloux au fond de l'eau, on remonte la moitié de l'Avenue de la Gare parce que c'est là, justement, que crèche le "Cleup de l'Eternelle Jeunesse", et avant même qu'on déboule sur le parking avec les traits peints en blanc, on entend comme des gloussements, à moins que ce ne soient des grognements ou des glapissements; les derniers veulent être les premiers, les premiers veulent pas être les derniers et ceux du milieu veulent pas être pris en sandwich.

  Alors, en vrac, un peu comme au "Tiercé", on se bouscule pour arriver en tête du peloton mais, en tête, y a rien à voir cause à la buée qui colle aux vitres et on en sera quittes pour le son, à défaut d'avoir l'image. Mais Simonet, l'homme des situations complexes, nous tire d'un mauvais pas du haut de son avisement. Le Jean, il contourne le préfabriqué et, tout simplement, avec son Opinel, il dévisse la plaque d'aération, et alors on reçoit le Carnaval en pleine poire et, bien que la lucarne soit plutôt étroite, on arrive, chacun son tour, à choper un peu du spectacle.

 

 Les Foldingues du Cleup.

 

 Alors, approchez, regardez bien avec nous, ça vaut son pesant d'or.

Vous voyez l'Yvonne, la spécialiste des clafoutis, eh bien, l'Yvonne c'est Miss Charleston avec sa robe noire à franges, ses manchettes à mi-bras, sa perruque couleur carotte et son diadème en toc. Et elle danse, l'Yvonne et même sa robe étroite elle remonte tellement sur les reins qu'elle a plus rien à cacher, ni ses bas résille, ni la culotte qu'elle a même pas eu le temps d'enfiler. Et comme d'habitude elle se descend un peu de Monbazillac, même elle en remplit une chaussure et comme elle est un brin éméchée, elle en refile à ses copines.

  Et derrière l'éventail en dentelles, c'est qui qui se cache ? Mais c'est la Laura en habit d'Andalouse. On dirait pas mais ça lui va bien au teint, le filet rouge. C'est du pareil au même. C'est le même teint vineux, couleur Artaban. Eh, oui, que voulez-vous, la Laura, depuis qu'elle a perdu l'Edmond, faut bien qu'elle se console, d'ailleurs "elle a toujours le gosier en pente". Et, comme dit Sarias, "de toute façon c'est bon pour faire remonter le Smic des culs-terreux".  Et le chapeau noir à larges bords, ça fait un peu d'ombre sur les rides et ça économise le plâtre, c'est toujours ça de gagné. Et la Laura, elle la fait virevolter la large ceinture à franges, on dirait même un dindon qui fait la roue.

  Alors, vous voyez, vous avez bien fait de venir. C'est pas si souvent que le Cleup se donne en spectacle. Et encore, attendez, vous avez pas tout vu !

  Et maintenant on va vous faire un paquet cadeau avec plein de ces jeunesses et le cadeau on vous l'entourera avec des faveurs et des volutes de bolduc. Vous pouvez pas vous plaindre, tout de même ! Alors, hésitez pas, ouvrez-le le colis, comme autrefois les bonnes surprises de chez L'Epicière. Et qu'est-ce que vous y trouvez, dans la pochette ? Vous y trouvez, en vrac, l'Antoinette en Cancan rouge, bottines à lacets, jarretières, plumes sur les bras et perruque en pièce montée; puis l'Amélie en Coccinelle Dream avec ses antennes sur la tête, ses ailes collées derrière le dos, sa robe à froufrous - même on se demande comment elle a pu enfiler toute sa gélatine dedans, vu l'étroitesse du fourreau ! -, ses cuissardes sur des hauts talons et, pour la culotte, on vous dit pas parce qu'on la voit même pas cause aux éminences qui l'ont un peu boulottée; et puis la Milène, avouez, vous l'auriez pas reconnue dan sa robe rouge de Diablesse, elle qui porte toujours le deuil; on doit dire, ça lui va plutôt bien les petites cornes piquées sur sa calvitie précoce; le trident qu'elle tient avec arrogance et ses yeux, vous avez vu ses yeux fardés s'ils sont mignons, on dirait des ailes de papillon avec des traits de charbon tout autour; et la Félicia et la Félicité qui sont presque jumelles du point de vue des noms, elles sont aussi jumelles du point de vue de l'habillement, et ces deux vieilles taupes, c'est presque un miracle, ça leur va pas si mal la tenue Disco avec le chandail bleu décolleté - on voit un peu du remonte-pentes qui, du reste, a du mal à remonter les oreilles de cocker ! -, et le blouson vinyle à large revers couleur guimauve, faut reconnaître, ça rehausse bien leur teint de punaises de sacristie - se sont des accros de Calestrel -, sans compter la mini-jupe à large ceinture qui n'a rien à cacher, pas même les varices qui flottent sur la peau avachie; puis l'Adélaïde en Hôtesse de l'air, elle est pas gironde avec son calot rouge à revers bleu, son chignon couleur sel avec juste un peu de poivre, sa tunique à boutons, ses jambes gainées de soie, ses escarpins vernis, elle est pas gironde notre Adélaïde ? Vous dites ? Ses oignons ? Mais ses oignons on les voit pas, ils sont à l'étuvée dans les escarpins. Ce que vous pouvez être mauvaise langue, alors !, et puis l'Yvette, celle qui sait si bien faire sauter les crêpes, vous la trouvez comment avec sa tenue de Soubrette, son plumeau rose à la main, son tour de cou, sa robe à fanfreluches, sa jarretière sur sa cuisse velue, ses chaussures à hauts talons ? Vous trouvez qu'elle a l'air d'une grande sauterelle ? Oui, d'accord, surtout les jambes, elles sont longues mais comme le buste a la taille d'un bonsaï, ça fait une moyenne et on lui demande pas d'être Miss France à la soubrette; et l'Andréa, celle qu'a toujours le feu à l'entre-jambes, elle vous tape pas dans l'œil avec ses lunettes de Star, sa robe décolletée et moulante - oui, c'est vrai, c'est sans doute un moule à cakes, vu les ondulations -, ses manchettes et ses bottes façon zèbre et surtout sa chevelure couleur citrouille et puis sa bouche pulpeuse et carminée - oui, elle a quelques dents en moins mais ça l'empêche pas de marcher -, et ses créoles, vous avez vu ses créoles, comme ça lui va bien ?"

 

 

 

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