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13 mai 2025 2 13 /05 /mai /2025 07:51
Ontologie de la nudité

La Loire,

Bois Levé

 

Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

   [Petite précaution oratoire – Ce texte, dont la forme pourrait faire croire à un poème, n’en est nullement un. Sa présentation graphique, ses soulignements, sa typographie parfois différente du texte de fond, tout ceci ne concourt qu’à faire émerger du sens là où, selon nous, il mérite de l’être. Comme si le fond était pure mise en abyme de signifiants, au-dessus desquels, d’une manière simplement conceptuelle, certains signifiés émergeraient telle une figure de proue dont ils signaleraient la présence. Dès l’instant où le discours devient abstrait, un peu à la façon des calligrammes de Guillaume Apollinaire, dessinant dans l’espace le trajet intérieur de l’intellect, ces artifices graphiques viendraient en préciser les points les plus saillants. Parfois, devient-il nécessaire de forcer le trait, de désigner l’essentiel au détriment du factuel inessentiel. Ainsi la Vérité se signalera au titre d’une Majuscule, son opposé, la fausseté se contentant d’une minuscule.

   Quant à l’Être, maintes fois mis en exergue, il ne fait signe, ni en direction d’un dieu caché, ni ne dissimule une mystique, pas plus n’il ne relève de quelque magie, tel qu’il est précisé dans les lignes ci-dessous.

 

L’Être est le Signifié qui nous livre

l’étant comme signifiant.

 

   Il n’y a guère d’autre mystère ! Sur ce, que votre lecture, tel ce « Bois levé », puisse gagner le sens plein des significations, c’est tout le « mal » que vous souhaite l’Auteur que je suis, en son essentielle modestie.]

 

*

 

Il y a beaucoup de choses dissimulées,

occultées dans le Monde.

 

L’Amour en cage,

sa baie enfermée

dans son calice rouge,

le cerneau de noix muré

dans sa coque de bois,

le corail serré

dans sa bogue d’épines.

 

De manière symbolique,

 

L’Amour est Vérité, le calice fausseté

Le Cerneau est Vérité, la coque est artifice

Le Corail est Vérité, la bogue est mensonge

 

   La Vérité se décline sur un seul mode, si bien que le mot pour en exprimer l’essence demeure identique à qui il est, unique, quelles que soient les circonstances ; l’erreur se décline sous des modes divers, polyphoniques, si bien que les mots pour témoigner de ses accidents successifs se donnent sous le signe de la multiplicité, du chatoiement trompeur, de l’illusion polychrome.

 

La Vérité est nue, la fausseté est vêtue.

Être en Vérité c’est être Nu.

Fausseté : masque du dés-être.

  

Être, c’est Être-NU.

 

Toute vêture soustrait au regard la belle

et irremplaçable signifiance du corps.

Nulle vêture et c’est le saut immédiat

dans le réel plus que réel des Choses,

leur authenticité accomplie.

 

Il n’y a d’Être,

donc de possible ontologie,

que du Nu.

 

   Le vêtu, se dispensant d’être, existe a minima, fragile aura à distance de ce qui est seulement à considérer, l’Être en son essentielle vigueur. Certes la Nudité n’est nullement l’Être en sa plénière valeur, il n’en est que la manifestation,

 

tout comme la brume manifeste l’eau de la lagune,

tout comme la vapeur manifeste le nuage,

tout comme le rose aux joues manifeste la présence de l’Amour.

 

   Certes, parler de l’Être est toujours prendre le risque de nommer ce qui, dépourvu de quelque apparence, ne fait sens qu’en tant que phénomène de la pensée.

   Si l’on assemble « fausseté », « artifice », « mensonge », on ne fait que produire une chaîne de signifiants.

   Si l’on recueille, en un seul et unique endroit, « Amour », « Cerneau », « Corail » on ne fait qu’énoncer trois fois le même et unique Signifié.

 

L’étant est signifiant,

seul l’Être est Signifié,

seul Il peut recevoir

une Majuscule à l’Initiale.

 

   Ceci n’est ni opération magique, ni mysticisme, ceci est la simple mise en exergue de la différence ontologique :

 

l’Être est le versant

caché de l’étant.

 

   L’utilité de ce préambule se donne à la manière d’un abord propédeutique. Qu’en est-il de cette belle photographie de Thierry Cardon au regard des méditations antécédentes ? Eh bien ceci consiste simplement

 

en ce que la Nudité

s’y présente en tant que

surgissement de la Vérité.

 

   Et, ici encore, il nous faut créer une incise signifiante en nous reportant au concept de la Vérité tel qu’envisagé chez les Anciens Grecs sous la forme de « l’alètheia », forme selon laquelle cette Vérité ne serait que dévoilement de choses occultées. Donc la Vérité serait recouverte de milliers de voiles qui la soustrairaient au regard de la conscience. Aller droit au Signifié de la Vérité, consisterait à progressivement soustraire toutes les strates signifiantes (in-signifiantes, devrait-on dire) qui en obturent l’accès. Autrement dit, substituer à la doxa, aux opinions toutes faites, la rigueur d’une connaissance fondée en ses plus effectifs principes. Trouver l’Amour, non ce qui lui sert d’abri, de dissimulation, ce calice mensonger qui, tout aussi bien peut revêtir n’importe quel autre aspect, l’important étant de mettre la Vérité en lieu sûr. Et, ici, d’un seul coup se dévoile l’ambiguïté, le paradoxe étonnant qui postulent la dissimulation comme condition de possibilité du Vrai. L’exister n’est nullement à ceci près, qu’il use le plus souvent de la « ruse de la raison » afin de parvenir à ses fins. La Raison ne prospère jamais mieux que sur le brasier des passions humaines.

   Maintenant il nous faut décrire l’image, conservant en arrière-fond, ce motif alèthéiologique qui en constitue, en une certaine façon, la nervure inaperçue. Le ciel est gris perle qui s’élève haut (Être), sur lequel repose le peuple blanc des nuages : un peuple efface (des-être) l’autre tout en le révélant. L’horizon médian est une ligne d’arbres aux noires silhouettes qui s’incline et plonge de l’orient à l’occident de l’image. L’orient comme Vérité qui joue en mode dialectique avec son opposé, cet occident où s’abîme la clarté-vérité solaire, où la nuit dissimulatrice des révélations du jour se dispose à jeter son immense cape noire sur les rêves des Hommes, ils sont des fragments d’évidence qui ne subsistent que dans l’étrange clignotement qui est celui, étonnant, de l’Être.  Une plage de sable clair (Être) rejoint le massif ténébreux (dés-être) des arbres, comme si la clarté le disputait au nocturne partout envahissant.

   Une mare d’eau grise, immobile, que détoure une grève de graviers de couleur anthracite, sert de fond au déploiement de ce remarquable « bois levé », dépouillé, nu, (Être) débarrassé de sa vêture d’écorce (des-être), laquelle aurait dissimulé toute cette beauté infiniment vacante qui, la plupart du temps, occultée, ne s’imprime ni sur notre rétine, ni sur la lame curieuse de notre intellect.

 

Cette forme se donne,

dans une pure évidence,

en tant que Forme-Archétype

dont un originaire universel est tissé,

dont notre originaire singulier est l’exact reflet.

 

   Si cet entrelacement de tiges de bois est bien de l’ordre du signifiant, comment du reste pourrait-il s’en excepter ?, sa souple harmonie, son mince cosmos répondant à quelque loi d’organisation, son architecture aérienne, sa présence pleine et entière  font signe, d’une façon lumineuse, en direction d’un Signifié cardinal en lequel, bien sûr, nous reconnaissant le signe de l’Être à nous adressé, à nous Hommes de Langage et de Raison dont l’aiguille de la boussole ne saurait être aimantée que par un pôle éminent de signification.  

   Car ce « bois levé », sa désignation le destine à quelque transcendance vouée à gommer le sombre réduit des immanences plurielles, ce « bois levé » donc est pur langage, « voix levée » parmi le silence de cette Nature prodigue, de cette inépuisable génitrice, de cette admirable

 

Phusis qui est un autre nom pour l’Être,

un autre nom pour la Vérité.

 

Être Artiste c’est Être-en-Vérité,

 

   toute occultation de cette exigence et les voiles retombent qui obombrent les pratiques humaines, les reconduisent à n’être que de pathétiques colifichets posés sur l’immense beauté d’un corps, celui de l’Art. On ne le dira jamais assez :

 

l’Art est Beauté,

la Beauté est Vérité,

la Vérité est Être

 

   en son exceptionnelle venue à nous, les Distraits, les Curieux de futilités et de biens vite acquis, vite métabolisés, l’urgence de vivre talonne que n’anime nul repos, que ne tient en suspens nulle patience. Cette œuvre est œuvre de longue haleine, exercice scrutateur d’un regard exercé à mettre dans les coulisses ce qui mérite de l’être, à placer sur la vive lumière de la scène

 

ce qui nous fait Humains

 

   parmi le vaste chaos mondain des approximations, des reniements, des infidélités, des hypostases qui arasent le réel rendu méconnaissable à la mesure des mouvements aporétiques qui s’y inscrivent quotidiennement et menacent de le réduire à néant.

 

De telles images rayonnent de la vertu du Simple

qui est leur mode d’Être essentiel.

 

   Non seulement elles s’adressent à notre sensibilité, à notre émotion esthétique, mais elles constituent une vivante et efficiente prophylaxie dont nous souhaiterions que, touchant Chacune, Chacun, ces images puissent inscrire, en notre vision du Monde, un peu de ce qui en fait l’exception :

 

une Lumière se lève,

les ombres rétrocèdent,

le Sens surgit du sein

du sombre labyrinthe existentiel.

 

Nous, les Erratiques Figures,

avons besoin

de « Bois Levés »,

 de Bois infiniment Levés.

 

   Merci Thierry Cardon d’allumer en nous ces comètes, leur sillage brillera longtemps, comme fulgurent les Étoiles dans le champ occulte de la vaste nuit.

 

Nous le pressentons,

un Bois va se lever,

il sera l’Orient de la Terre !

 

 

 

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10 mai 2025 6 10 /05 /mai /2025 09:42
 L’indétermination en tant que telle

« Objet indéterminé »

 

***

 

                                          Depuis mon Causse (indéterminé), ce Mardi 6 Mai 2025

            

 

               Très chère Sol,

 

   Ma missive, une fois n’est pas coutume, va commencer par ce genre de mystérieuse formule de l’inventaire d’un « objet indéterminé », tel que trouvé, au hasard de mes recherches, parfois aussi vaines que stériles, parmi la jungle des signes du Net. Tu en comprendras bientôt le symbolisme crypté. Donc le mince document ci-après relatif à l’objet représenté à l’en-tête de mon courrier :

 

« objet indéterminé

Numéro d'inventaire :

A.1461

Autre(s) Numero(s) :

Inv. Asie : A.1461 ; Trocadéro : 18174 ;

Guimet : 133 ; Autre N° : 431

Domaine :

ethnologie

Asie

Dénomination :

objet indéterminé

 

Musée d'ethnographie de l'Université de Bordeaux »

 

*

   De si longs mois sans nouvelles et, cependant, ta présence à mes côtés ne saurait mieux s’illustrer qu’à la hauteur du manque dont tu es « l’objet déterminé », lequel me visite bien plus qu’en songe. L’immense distance qui nous sépare est inversement proportionnelle à l’affection que nous avons en commun, du moins en puis-je faire l’hypothèse. Mais plutôt que de décrire mes inclinations particulières (elles ne manqueront de venir en leur temps, et de quelle manière !), il me faut avoir recours aux précieuses définitions du dictionnaire relatives à « l’indétermination » :

 

   « État d'esprit d'une personne qui ne parvient pas à prendre une décision, à se déterminer :

    ‘’Laure se leva, se regarda, arrangea une mèche de cheveux échappée au chignon. Elle ne pensait à rien. C'est dans cet état de suspens et d'indétermination qu'elle entendit un murmure de voix. » - Daniel-Rops, Mort,1934, p. 203.

  « P. ext. Caractère irrésolu, faisant preuve d'hésitation. » ‘’Tu pèches toujours par indétermination et laisser-aller. Ta lacune est dans le caractère, c'est la netteté du vouloir. » (Amiel, Journal,1866, p. 109).

 

   Mais, à la « sècheresse » de la définition canonique, je préfère le geste littéraire des Auteurs, leur style, leur façon singulière de voir les choses, perçant ainsi bien plus avant la nature de ces « états d’âme », la formule fût-elle « datée » et ô combien conventionnelle. Je relèverai, dans la manière d’être des Protagonistes, ce qui me semble essentiel, en leur naturelle disposition, à l’instant même de leur ressenti :

 

« Elle ne pensait à rien »,

« dans cet état de suspens »,

« laisser-aller »,

« ta lacune est dans le caractère. »

 

   Aussi bien chez Daniel Rops que chez Amiel, l’essence de l’indétermination repose dans une manière de vacuité, de catatonie qui affectent en propre les Personnages, si ce n’est dans un coupable manque à être du comportement, nous laissant penser que « l’indécision », « l’hésitation » sont coalescentes à une intime couleur personnelle qui teinterait les choses dans un genre d’affection mélancolique native dont les Existants seraient les victimes, faut-il dire « à leurs corps consentants », pointant par-là une intime disposition à créer et à éprouver quelque irréparable malheur. En quelque sorte une tristesse constitutionnelle engluant ses Hôtes en un indépassable et funeste destin. Tu noteras, comme moi, que seule l’intériorité des Sujets est mise en cause, nullement les causes extérieures qui pourraient en expliquer la brusque survenue. Si tu veux, un genre de salutation au chagrin dont Françoise Sagan, en son temps, se faisait le chantre, « Bonjour tristesse » se donnant pour le cri de ralliement de Ceux et surtout de Celles qui en éprouvaient la douloureuse joie. Ici, seul l’oxymore peut en dépeindre l’ambivalence, l’ambiguïté d’une conduite qui, à cette époque, se faisait mode, se faisait manière d’exister. Mais je crois qu’aujourd’hui, si le mystérieux « état d’âme » existe encore (comment ne le pourrait-il ?), il prend des allures bien plus addictives à toutes sortes de drogues censées en endiguer les subits raz-de-marée. « Autres temps, autres mœurs » nous dit le dicton populaire. Le Peuple a parfois des « sagesses » dont il faut écouter la « profondeur », la tenir pour un avertissement, pour une sombre prédiction qui, le plus souvent, badigeonne d’ombre le parcours de tout destin, ce dernier fût-il des plus « remarquables ».

   Je crains que la lecture de ces quelques lignes ne t’installent, par simple mimétisme, en ce genre de mangrove (oui, j’use souvent de cette métaphore), de mangrove existentielle, là est le sens qu’il faut lui attribuer, donc en cette zone mi-aquatique, mi-terrestre où tout se donne sous un jour déconcertant, où l’ambigu paraît en lieu et place des choses nettes et évidentes, où la vérité est une fois hors de l’eau, une fois au sein même de la mare liquide opaque, trouble, dans ce milieu étonnement racinaire, chaotique, où le périophtalme (ce poisson se déplaçant sur ses nageoires) se confond avec la bizarre translation de guingois  du crabe violoniste, où le singe nasique s’essaie habilement à la nage, où tout se mêle à tout dans l’indistinction la plus confondante qui se puisse imaginer. En réalité, un genre de monde imaginaire tissé de glauques filaments, cerné de lueurs étranges d’émeraude artificielle, comme au fond d’aquariums plongés dans la pénombre d’un mince réduit.

   Eh bien, Sol, c’est ce genre d’enchevêtrement qui m’étreint ces temps-ci, ce genre d’imbroglio semblable à ces fils de pelotes si intimement emmêlés qu’on ne sait plus en désigner ni l’extrémité, ni le milieu et c’est un peu comme si, Soi-même, ayant régressé à cet illisible motif, l’on ne parvenait plus à situer son origine, à tracer les limites de son propre présent, à faire de ses projets la matière de quelque possible. Sans doute, écrivant ceci, suis-je en train de « remuer le couteau dans la plaie », de t’en communiquer la sanglante blessure, mais je te sais assez forte pour prendre le recul nécessaire, ramener avec philosophie ces événements à leur importance minimale, simples contingences se dissolvant à même leur inanité, leur insignifiance. Mais il nous faut avancer dans ce brouillard si dense, blanc comme le frimas hivernal, épais et résistant comme la glu.

   Décrire le pathique est toujours épreuve pour Soi, pour l’Autre qui, nécessairement, est extérieur à cette scène, aux raisons et irraisons qui s’y dissimulent, ourdissent la trame d’un trajet soumis aux délibérations d’un sinueux et ténébreux labyrinthe. Mais je vais cesser là le recours à ces métaphores oiseuses qui ne font que nous égarer, que reporter le problème là où il n’est pas. Je crois que je pourrais résumer ce qui me visite au gré de cette seule citation extraite de « Brise marine » de Mallarmé :

 

« La chair est triste, hélas !

et j'ai lu tous les livres.

Fuir ! là-bas fuir ! »

  

   Tu sais, tout comme moi, combien cette plainte est tragique, combien elle résonne à la manière d’un signe avant-courrier de notre finitude en ces instants maudits où plus rien ne fait signe

 

qu’un horizon vide,

qu’un soleil voilé,

qu’un peuple de larmes suspendues

à la démesure du ciel.

 

   Si, dans cet instant déchiré qui est mien, « la chair est triste », c’est bien au motif que « tous les livres » ont été lus et, qu’hors les livres, rien ne s’éprouve

 

que de l’ordinaire dépouillé de ses attraits,

que du commun accablé d’affliction,

que du quotidien affecté

d’une exténuante banalité.

 

   Mais, Solveig, comment peut-on vivre sans le recours au livre, sans la chanson du langage, sans la dilatation imaginaire qui en est l’armature la plus exaltante qui soit ? Comment ? Certes il y a bien d’autres occupations, une foule en réalité, mais le problème tient tout entier en ce caractère « d’occupation », en une vocation utilitaire, ustensilaire pourrait-on dire, qui ôte à l’entreprise toute dimension de recherche fiévreuse d’une possible joie.

   Certes un Jardinier qui, sa vie durant, n’a feuilleté aucun livre, existe au même titre que moi et, peut-être, d’une façon plus intense, lui qui sait se contenter du contact simple avec la terre, de la cueillette des fruits, de leur consommation dans l’intimité d’une pièce rustique. Souvent, dans mes écrits, ai-je évoqué cette qualité hors du commun du Simple en tant que Simple, mais tu auras compris que ma posture est théorique, uniquement théorique. J’aime la poésie de la terre, j’aime son contact de douce et accueillante matière, cependant j’ai bien plus de mal à m’accorder aux soins qu’elle exige, que j’accomplis en pensée, lisant, par exemple, quelques pages admirables sur le labour dans les passages lyriques de « La mare au diable ». Je ne sais si, en dehors de son activité d’écriture, Georges Sand cultivait son jardin, si Zola se penchait sur les sillons de glaise après avoir noirci de signes les pages relatives aux semailles en Beauce dans son livre « La terre ». Il me faut de la distance. Il me faut du rêve.

   Å l’époque de mes études, lorsqu’Anne, ma meilleure Amie, avec laquelle j’échangeais bien des passions communes, me signalait une tristesse qu’elle pensait déceler dans mon air pensif, ma justification, toujours la même, je la traduisais par ces mots sibyllins : « J’ai lu Mallarmé. » Mots qui ne trompaient ni mon Amie ni moi-même. Anne ne voulait pas m’inquiéter plus avant. Je ne souhaitais nullement mettre à jour ce que j’estimais être une « faiblesse ». Parfois, sinon toujours, l’orgueil, la fierté sont d’utiles remparts derrière lesquels on s’abrite afin qu’une lézarde jugée mortelle ne vînt faire s’écrouler notre fragile citadelle. Mais je reviens aux livres qui, en réalité, ne m’ont jamais quitté. Cependant, depuis quelque temps ils ne m’adressent plus les généreux gestes d’amitié d’antan, ils gisent, par centaines, parmi la nuée de poussière des étagères. Oh, parfois m’arrive-t-il encore d’en saisir un exemplaire, d’en relire les passages soulignés avec tant d’ardeur dans les jours d’autrefois. L’autrefois subsiste à titre de mémoire, l’ardeur s’est absentée, mais où est donc passée la félicité qui s’immisçait parmi le peuple des mots, où donc ce subtil bonheur de découvrir, selon la progression infinie des signes une identique progression en Soi, une montée en direction de quelque faveur depuis toujours promise ? Oui, Solveig tu auras saisi à distance cette résineuse nostalgie qui s’attache à mes regrets, tout comme se lie à la branche cette larme de sève sèche qui semble être un reflet de sa plainte intérieure.

   Å l’instant je viens d’évoquer ces souvenirs de lecture, ils crépitent encore du plus loin du temps et de l’espace, ils viennent à moi tels de tremblants mirages se levant de l’illisible et multiple sable des jours. Sans doute, Toi la Littéraire, penseras-tu que je pourrais trouver le plus vif intérêt à cultiver ces réminiscences, à en déployer la charge de sens heureux qui ne peut manquer de s’y dissimuler. Certes ceci pourrait avoir lieu, mais à la façon d’une réplique proustienne bien décolorée, ayant perdu, en quelque sorte, la plupart des chatoiements dont elle était censée constituer le lieu d’actualisation. Si l’événement ancien de « La Recherche » se magnifiait au seul mérite du retour positif dans le présent, sais-tu, c’est cette belle et étonnante énergie mentale qui métamorphose l’ordinaire en exceptionnel, lequel fait défaut à mes actuelles investigations. Å peine un motif de satisfaction se lève-t-il de quelques lignes lues à la hâte, qu’une ombre vient en recouvrir le frais bourgeonnement, comme si un plaisir ancien de lecture n’avait été que gratuite délibération d’un désir en quête de son vain remplissement. Il faut, au travail de réminiscence, une foi suffisante quant aux vertus mémorielles de réaménagement manifeste du présent à partir de ce qui fut.

   Le sentiment que j’éprouve aujourd’hui, en ce sens, est celui d’une fuite à jamais ou alors d’une réitération simplement artificielle, d’un jeu tournant à vide, d’un manège déserté de ses chevaux de bois, de cartes à jouer usées où les anciennes figures s’épuiseraient à paraître. Si, au travers de ma restitution de cette terne climatique, tu en déduis l’existence, chez moi, d’un foncier pessimisme, tu auras raison et cette tendance qui m’est naturelle se trouve bien évidemment renforcée au motif des égarements de notre époque dont j’éviterai de citer le tissu serré des apories qui en constitue l’étique texture. Tout ceci est si affligeant !

   L’existence, toute existence, ne crois-tu, doit reposer sur un sol de croyance suffisamment fondé en ses attentes, suffisamment étayé quant à ses projets, or rien ne peut se bâtir sur un sol qui se dérobe et menace de vous engloutir. Pour que les choses aient un sens, il leur faut un socle de détermination, sans quoi les choses retournent à leur état natif avant même d’avoir pu produire leurs effets bénéfiques. Dans « L’extase matérielle », Le Clézio parlant des enfants qui jouent, des hommes mûrs qui devisent de tout et de rien, des vieilles femmes en deuil, l’Écrivain donc fait la constatation désabusée qui suit :

   « C’étaient des mouvements passants, de simples mouvements passants mis en rapport et séparés les uns des autres par l’étendue du vide. Ils glissaient, tous, obscurs, chacun dans sa voie autonome, sans jamais se rencontrer. Ils étaient venus de l’indéterminé, et ils allaient vers l’indéterminé. »   (C’est moi qui souligne)

   Oui, ceci est excellement dit et rien ne servirait de commenter le « vide », « l’obscur », la rencontre impossible. Les mots parlent d’eux-mêmes et sèment en nous leur longue et lourde traînée métaphysique, si bien que lisant, nous avons l’impression que ces mots s’effacent à mesure de leur énonciation, qu’un néant est étendu là, devant nous, dans l’incoercible manifestation de ce qui ne saurait l’être, à savoir la certitude de l’exister en sa pure évidence. « Des mouvements passants » réduits à leur motif de passage sans que quiconque ne puisse en arrêter le cours, en fixer l’irrémédiable flux. Mais ceci doit nous amener à réfléchir sur l’essence de l’indéterminé.

 

Ou bien, en son caractère antéprédicatif

où rien n’est décidé de rien,

il sonne à la manière d’une liberté absolue.

 

Ou bien cette décision de rien,

au titre de sa vacuité,

sonne à la manière d’une aliénation absolue.

 

   L’on voit, ici, combien la vérité est difficile à établir, combien elle repose sur une simple postulation du Sujet, une simple croyance en réalité. C’est bien là la fausseté des évidences immédiates qui ne reposent que sur les sables mouvants ouverts par l’urgence de donner une réponse à la récurrente et obsessionnelle question de notre présence/absence parmi la pullulation des confluences mondaines.

 

Est-on Vraiment là où nous croyons être ?

Ne sommes-nous les touchants jouets

d’une commedia dell’arte

qui se jouerait à notre insu ?

Ou bien est-ce notre possible imaginaire

qui nous a fait nous lever à l’encontre du jour,

de ses promesses, de ses enchantements ?

 

   Tu le sais mieux que moi, Sol, nous oscillons tels de risibles culbutos et nulle position de repos n’est la bonne. Campe-t-on dans l’Eden de l’Idéalisme et l’on n’est guère assuré de s’y maintenir longtemps faute de prises effectives. S’arrime-t-on aux basques du Réalisme et bientôt l’on demandera à quelque transcendance de nous libérer de nos entraves.

   Toujours le choix est cornélien qui nous oblige à avoir recours à la puissance d’effectuation de la dialectique.

 

Passage incessant du Noir au Blanc,

de l’Ombre à la Lumière,

de la Tristesse à la Joie.

 

   C’est bien là l’une des caractéristiques majeures de l’exister que de nous projeter une fois dans la clarté éblouissante de la Scène, une fois dans l’obscurité dense des Coulisses. Souvent l’ai-je exprimé dans mes écrits, notre grandeur, tout comme notre intime faiblesse consistent à nous situer comme des êtres de l’Entre-Deux, grand écart s’il en est qui ne postule l’Infinitude que pour lui substituer, aussitôt, le mur têtu de notre Finitude. Mais rien ici ne doit être lu dans la totale négativité comme si notre condition mortelle ne pouvait que nous précipiter de Charybde en Scylla.

 

C’est parce qu’il y a du chagrin

qu’il y a de l’ivresse.

C’est parce qu’il y a de l’ennui

qu’il y a de l’allégresse.

C’est bien parce qu’il y a de l’inquiétude

qu’il y a de l’ataraxie.

 

   Si tout ne faisait fond que sur du Même, rien ne se détacherait de rien et alors plus aucune visibilité ne se donnerait à notre conscience. Tout ne peut faire fond que sur de l’Autre,

 

ainsi le Personnage sur le paysage,

la ride d’un visage sur une joue lisse,

la joie d’une rencontre sur le vide d’une absence.

 

   Seuls les ridicules Marchands de Bonheur actuels, les camelots et autres amuseurs publics qui vendent à l’encan leurs risibles cricris, leurs magiques colifichets, ceux qui se disent « optimistes naïfs », la naïveté l’emportant du reste sur l’optimisme, les gourous qui vantent les pouvoirs magiques de la marche sur les braises, les thuriféraires qui disent les vertus des bains glacés, ceux qui préconisent la nécessité de méditations en regardant la Lune, ceux qui conseillent l’immobilité des longues contemplations narcissiques ne sont que des imposteurs, des semeurs d’idées creuses qui abusent leurs adeptes et les conduisent dans une irrémissible impasse. Et dire que certains de ces Camelots d’une facile joie sont des psychiatres en titre : la Faculté doit en rougir !

    Ces pratiques ne sont rien moins que mensongères, bien pires que le mal qu’elles sont censées endiguer. Tout comme moi, Solveig, je le sais, tu conseillerais à ces « blessés de l’âme » de se détourner de ces pratiques occultes qui frisent le chamanisme, de confier leurs peines aux méditations belles et profondes qui traversent le champ de la Philosophie. Certes sa fréquentation est aride mais, au moins, elle ne promet plus qu’elle ne peut tenir. Ceux, Celles qui s’y plongent sont bien placés pour connaître le genre d’ascétisme qu’il est nécessaire de convoquer afin de découvrir en Soi, mais aussi hors de Soi, de vraies et inestimables valeurs. Mais mon plaidoyer en faveur des « disciplines sérieuses » s’arrêtera ici, qui aurait très bien pu se déployer en direction de l’Histoire, de la Littérature, de l’Art, des Sciences Humaines, les domaines à explorer sont si vastes, tellement générateurs d’acquisitions vraies parce que méritées, gagnées de haute lutte jusqu’en leur essence même.

   Mais je dois me livrer maintenant à quelque digression sur la Philosophie. Tu sais combien cette matière me tient à cœur. Terminant un essai, je n’ai de cesse d’en commencer un autre alors même que la substance du précédent n’est nullement encore métabolisée. Å la fin de chaque livre, toujours je postule l’indispensable relecture, sinon de la totalité, du moins de ces « morceaux d’anthologie » dont je souligne, avec vigueur, au stylo, l’inestimable valeur. C’est, malheureusement, toujours ma passion de nouveauté qui l’emporte, sans doute curieux de découvrir, dans un nouvel ouvrage, une facette de la Vérité s’assemblant à d’autres facettes, une perspective neuve jusqu’ici inaperçue, une évidence surgissant soudain de la marée de signes noirs. Bien que mettant souvent en exergue la précieuse portée des affinités dont je pense qu’elles constituent la matière même d’un orient, une façon essentielle de s’y retrouver parmi le dense maquis des idées et des thèmes, un guide pour la pensée, je m’aperçois, souvent dans une manière de désarroi, de leur constante instabilité, je dirais presque de leur « fantaisie », mes centres d’intérêt oscillant d’une visée réaliste à une visée idéaliste, privilégiant ici le concept de Nature que vient recouvrir celui de Culture, me passionnant, à tour de rôle, pour la problématique des Essences, puis pour celui de la Transcendance que la perspective de l’Immanence vient remplacer sans, qu’en aucune manière, un motif demeure stable, acquis une fois pour toutes. Et je te fais grâce de mes climats successifs en lesquels s’illustrent l’existentialisme, la phénoménologie, l’ontologie, l’épistémologie, mais cette énumération ne présente guère d’intérêt si ce n’est qu’elle constitue le miroir d’une instabilité fonctionnelle dont, malgré mes efforts, je n’arrive nullement à bout, quand bien même une âme charitable m’aiderait à y voir plus clair.

   Parvenu, à ce qui me paraît être un point de non-retour, je n’arrive guère à me consoler sous le point de vue qui considèrerait, chez les Autres, des afflictions plus profondes que la mienne. Du reste ceci ne serait rien moins que détestable, le malheur des Quidams qui passent dans la rue est le leur, le chagrin que j’éprouve est le mien et, en la matière, nul vase communiquant ne pourrait en assembler les formes aussi diverses qu’incompatibles. Je crois qu’il me faut, à ce point de ma « confession »,

 

garder pour moi

ce qui est en moi,

pour moi,

 

   en cette dimension impartageable qui fait notre singularité. Malgré la saison qui avance, les pierres du Causse sont grises, ce matin, nimbées d’un fin grésil et la vue échoue à voir d’autre horizon que ces cayroux monotones rythmant, dans la retenue, la vie intime du Causse. Au-delà du nimbe brumeux, se font parfois deviner les bêlements des moutons qui broutent consciencieusement les touffes d’herbe maigre. Je ne sais s’ils trouvent leur contentement à cette rumination quotidiennement réitérée, à cette activité ne vivant que de sa propre constance.

 

Le mouton est-il heureux ?

Le sait-il lui-même ?

Et nous, comment pourrions-nous le savoir ?

Au prix d’une délibération gratuite ?

Å la hauteur d’une hypothèse

nécessairement fausse ?

Å la mesure d’une projection

de nos propres sentiments sur

ce qui n’est nullement nous ?

  

  Chère Solveig, bien plutôt que d’allonger le catalogue des questions vides, voici le temps venu de mettre un terme à notre échange. Je me doute qu’en ta lointaine et si belle Suède, le temps traîne encore avec lui, quelque frimas hivernal. Je t’imagine sans peine, dans ton chalet de bois rouge, tout au bord du Lac Roxen, emmitouflée dans une chaude pélerine, lisant un de ces Romantiques dont, depuis toujours, tu fais ton miel.

 

Il te reste donc le Romantisme.

Il me reste donc le souvenir.

Il est la mesure dernière

avant le total dénuement.

 

Je t’embrasse affectueusement.

Le Solitaire du Causse.

 

PS - Si, au hasard de tes découvertes,

tu tombes sur un « objet indéterminé »,

 

empresse-toi de

lui trouver un sens,

n’importe lequel,

léger ou profond,

par-là même,

c’est un sens

que tu attribueras

à ton destin.

 

Ceci est précieux !

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7 mai 2025 3 07 /05 /mai /2025 16:40

 

J'ai vu l'Amour.

 

 

phy 


 Source : fotocommunity.

 

 

  Le physalis. Mais qui donc a bien pu nommer, métaphoriquement, cette fragile et gracieuse plante "L'Amour en cage" ? Faut-il ne rien connaître à l'Amour pour le circonscrire à des limites, celles-ci fussent-elles immatérielles !

 

  D'ailleurs, l'Amour, je l'ai vu, de mes yeux vus, il a des ailes diaphanes, un corps d'éphémère, une tunique de soie, des pattes de cristal, un grésillement d'insecte, le vol du colibri, les yeux-caméléon, la grâce du jour, l'impalpable de la nuit, le velouté de la brume, l'irisation de la goutte, la courbure du poème, la consistance de la dune, la fuite de la lumière, le toucher de la nacre, une langue de corail, des lèvres de silence, des idées de vent, des clartés de lagune, la douceur du galet, l'insistance légère de l'aube, l'impalpable du crépuscule, l'arrondi de la crique, le balancement du palmier, le teint rose-thé, le vol bleu du céladon, la transparence du parchemin, le fluide de l'aquarelle, l'à-peine esquisse du temps, le glissement de l'estompe, le tournis du flocon, la blancheur du magnolia, le grisé de la cendre, les joues-porcelaine, la hanche-lyre, le bassin-amphore, la chute d'une plume, le vol du sterne, la pliure d'écume, l'hésitation du grésil, les nervures de la feuille, le fil d'horizon, le clignotement des étoiles, la couleur des voyelles, un son d'outre-ciel, un goût de nectar, le balancement de la phrase, la souplesse de l'alexandrin, le flou de la peau-chagrin, l'ellipse de l'espoir, la confidence de l'édelweiss, la marche piquetée de l'aigrette, la touffeur de la tourbe, le balancement de la canopée, la rumeur du sommeil, les pieds de Mercure, le fil d'Ariane, la mutité du Sphinx, l'impermanence de l'uranie, la calebasse de l'ukiyo-e, l'harmonie du taijitu, le toucher de la pluie, les doigts de gemme, la saveur de la madeleine, la pureté de la source, la confidence de la banquise, le col du cygne, l'allure de l'alezan, le trot du yearling, la caresse de l'argile, l'éclat de la chambre noire, la fuite de l'étincelle, la rumeur de la lave, le calice du lys, un susurrement de fontaine, l'énigme du puits, le scellé de la jarre, la glaçure de l'émail, l'ondoiement du ruisseau, le sinueux du chemin, la plénitude du cercle, l'étoffe de l'étoupe, la vibration inaperçue du cristal, la fuite de l'écluse, l'éclat sourd de la falaise, le rythme auroral, la nuit féconde, l'approximation du dire, la jetée souple de la parole, le mouvement des astres, la langueur lunaire, la patience des étangs, le frais des ombrages, la marée fluide, l'inclinaison de l'étrave, la modestie de la ligne, l'absence du pointillé, la suspension du souffle, le nuage de la lampe, l'élégance du noir, le parti-pris du blanc, la griserie des médiations, les affinités électives, l'adret incliné de l'heure, la permission de minuit, la collation frugale, le battement des yeux, le limaçon de la langue, le sanglot étouffé, le râle du courlis, la tête de linotte, le seuil permissif, la métaphore plurielle, le rêve alambiqué, la douleur de l'absinthe, l'ivresse du peyotl, les pointillés de la mescaline, les éblouissements du jade, l'ennui des ancolies, la retenue du névé, la fraîcheur menthe poivrée, l'abstraction diagonale, la déclivité des humeurs, l'ambroisie glacée, la meringue étoilée, le précieux du velours, la rigueur du lin, le diamant de l'herbe, la tunique du scarabée, la lueur du café, la suavité du thé, tremblement de chrysalide, giration de douce obsidienne, repli de calmar, grains célestes, pierres levées, œuf gigogne, oscillation de balancelle, effluve de musc, perte d'eau dans l'acequia, odeur sourde de limaille, impulsions aimantées, nords magnétiques, effusions boréales, dérive des continents, faille sismique, glèbe versée luisante, feuillée sous le vent, dentelle arborée, lente chenille processionnaire, coulure de zinc au bord du toit, levure gonflant le pain, dragées fondantes, élixir en pluie de muqueuse, mouillure palatale, supinations digitales, frottis de glénoïdes, pavé lustré petit jour, lucarne sur le toit, facétie cerf-volant, songe aquatique, page à peine maculée, ébruitement de courlis, phosphorescence d'ivoire, aile bleue sous les alizés, marécages d'eaux oblongs, palimpseste illisible, mappemonde bercée azur, escalier montant colimaçon, mystique corps fluet, magie charbonneuse du soir, musique rimbaldienne, nostalgie proustienne, spleen baudelairien, mue imaginale, dépliement métamorphique, mémoire oubliée oublieuse, emmêlement de tulle, languissement ombilical, chair ferrugineuse, clapotis alambiqué, peau arche tendue, paume douce soudée, digitalités pianotées, fleurements arboricoles, miroir sans tain, avancée racinaire, paupières allumées khôl, temple ouvert au silence, vertige effilé de la lame, rideau soufflé griserie, signes ployés roseaux, sources claires à contre-nuit, lourde salive marine, félin aux yeux verts, baies mauves dans haie écartelée, route à l'assaut des nuages, collines naissantes, coquillage habité de rumeurs, rêves de sable, chaînes libres du temps, ténèbres percées braises vives, solitude horlogère, clairière neuve, sein forestier, toits ardoises bleues, flammes à l'assaut du ciel, encre diluée dans espace agrandi, pétales exubérants, calices éployés, étamines dressées, pollen fusant éther; mais qui donc a encagé l'Amour, cette libre disposition de Soi en direction de l'Autre, qui donc a osé cette métaphore morte ? L'Amour n'est pas la cage. L'Amour est l'Oiseau vermeil, hors la cage, plumage polychrome ouvrant son éventail, ailes gonflées de vent, rémiges infiniment mobiles, dépliement de soi, pur bondissement. L'Amour jamais ne tutoie la geôle. L'Amour est l'autre nom de la LIBERTÉ.  Sinon il n'en est que le Fou commis à perdre son âme !

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6 mai 2025 2 06 /05 /mai /2025 07:37
De l’élémental à l’élémentaire

Rivages...

Étang de Thau…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Ici, comme en de nombreuses autres images d’Hervé Baïs, faut-il partir de l’élémental, lequel constitue le socle de l’énonciation iconique. Par « élémental », il faut entendre, selon les termes du dictionnaire :

 

« Qui participe de la nature des éléments, des forces naturelles. »

« Qui participe de la nature originelle de l'élément premier.

Retour à la confusion élémentale. »

 

   Et, bien entendu, cette notion « d’originaire » à laquelle se réfèrent nombre de mes textes, fait tout d’abord signe en direction des quatre principes, terre, air, eau, feu, selon lesquels, et depuis au moins « Le Timée » de Platon, la Nature est tissée en ses plus initiales valeurs. Au-delà de ces « briques élémentaires », plus aucune réduction de la matière n’est possible sauf à inventer une substance originelle qui en soutiendrait la venue. Mais ici l’on bute sur une régression à l’infini d’un substrat supposant un substrat antérieur, à moins que l’on n’envisage un « Éternel Retour du Même » s’alimentant à quelque mythologie personnelle tournant en cercle sur ses propres méditations. Nous disposant à inventorier ce qui nervure cette photographie, force nous est imposée de la décrire à l’aune de ses éléments.

   Terre - Certes, elle est présente, bien qu’il soit nécessaire d’en chercher l’émergence en ce paysage lacustre qui fait à l’eau, la part belle.  Terre que nous imaginons consistante, Terre de Sienne calcinée versant à Terre d’Ombre, à Terre de Cassel, mesure ténébreuse du sol inclinant vers une nuit génitrice dont elle serait le pur accomplissement. Longue bande de terre de l’horizon qui paraît scinder l’image en deux parties d’égale dimension, un peu comme si elle était un genre d’étalon à partir duquel percevoir et comprendre le motif premier du paysage. Terre encore, pareille à une confluence fluviale, à la partie inférieure de l’image, nous l’imaginons toute de sable entrelacée, avec ses belles nuances de Blanc de Meudon, d’Ardoise, de Cendre, avec des rehauts d’Ocre Jaune, toute une palette douce aux yeux qu’obombre le lourd couvercle des nuées cachant la boule étincelante du Soleil.

   Air - Air partout car rien ne saurait l’arrêter, il est ce fluide discret qui gonfle la poitrine des Hommes, il est ce courant sur lequel glissent infiniment les caravanes limpides d’oiseaux, parfois il est vent, cette Tramontane venue de la terre, dont l’haleine froide soude les éléments entre eux, parfois Vent Marin chargé d’humidité, il mêle tout, il est union, il est osmose comme si les choses, encore encloses en une manière de tunique native, se rassemblaient au sein d’un unique et rassurant cocon. C’est sans doute lui, l’air, qui relie tout en une manière d’harmonie, lui qui synthétise le divers, lui qui assure la cohésion du ciel, des nuages, de l’eau, du sable et des Voyeurs que nous sommes qui respirons au rythme de la Nature, nous n’en représentons que le naturel prolongement. L’air lisse notre peau, l’invite au voyage hors de soi, là, dans cette manière d’Eden promis à une sorte de silence éternel, à une félicité que rien ne pourrait entamer.

   Eau - Oui, Eau, c’est elle qui est l’élément générateur du paysage, sa raison d’être, sa silencieuse oraison tout au bord de l’agitation du monde. Elle est présente, ô combien, dans le ventre gris et lourd des nuages, elle est simple vapeur, elle est promesse de pluie, elle qui abreuvera le Peuple des Assoifés. Eau dans sa plénitude, eau dans sa sublime réverbération, eau-miroir qui recueille la silencieuse supplique du Ciel, qui abrite en son sein les paroles usées des Existants, leurs prières le plus souvent inexaucées, eau lustrale qui attend l’immersion en son sein de Ceux, de Celles qui espèrent d’elle leur régénération, leur ressourcement au contact du fluide purificateur. Eau, elle est de même nature que celle de nos cellules en lesquelles, depuis toujours, vit en nous, l’immensité de l’Océan primitif. Eau dont la subtile agitation, telle un inaperçu ruisellement, supporte l’aventure nautique de cette barque de pêche, immobile pour l’éternité. Eu métallique, pareille à une brillante plaque d’acier, elle recueille les doléances célestes, ces signes noirs-blancs-gris des nuages, ils sont une silencieuse parole dont, jamais, on ne perçoit la « bouche d’ombre » qui en articule les paroles, en distille les sons. Eau matricielle, en elle nous venons au Monde, en elle nous voudrions, en une manière de dernier saut, la rejoindre pour des épousailles sans lieu ni temps.

   Feu - Disant le feu, c’est un peu comme si nous inventions une histoire pour enfants naïfs. Nul, ici, ne voit le feu, nul ne peut en tracer la subite et illusoire ignition. Mais, à être attentifs, nous en apercevons quelques rapides accents, quelques témoignages comme au travers du verre d’une lampe magique. Feu du Soleil, il sourd de derrière les nuages, il nous adresse la volonté de sa présence à l’encontre même de ces masses de vapeur qui tapissent les allées du ciel. Feu qui se réverbère sous la forme des belles écailles de lumière qui animent les eaux du lac, y dessinent de rapides courants, y écrivent l’immémoriale puissance de toute lumière. Feu encore sous la forme d’une lame étincelante qui traverse l’image en sa partie médiane. Feu de notre esprit qui veut trouver dans le Feu naturel son équivalent symbolique, son frère combattant les ténèbres, écartant les voiles de la fausseté.

   C’est bien la force de ces photographies que de nous reconduire au lieu même du surgissement des choses. Dans le clignotement en clair-obscur des photographies, dans la douce phosphorescence des grains de lumière, dans les intervalles ménagés par la médiation du gris, dans le lexique simple et immédiat du bi-chromatisme, ce n’est rien de moins que le jeu des « particules élémentaires » qui vient à nous, non seulement à la manière d’une esthétique, mais bien plutôt à la façon d’un questionnement sur qui-nous-sommes, nous-mêmes, en notre principielle venue sur les rivages de l’exister. Précieuses sont ces images qui contiennent en elles, nullement à la façon d’êtres visibles, mais symboliques, la mesure initiale du simple. Nous en pénétrant, ce sont de minces choses originaires qui nous cernent de leur évidence inaperçue, cryptée parce que hautement désirables. En elles, ces déclinaisons paysagères, se donnent à penser, et surtout à sentir,

 

aussi bien la modestie des mousses étoilées

sur leurs motifs de pierres blanches,

aussi bien la lumière grise du galet

réverbérée par le mur des falaises,

aussi bien l’empreinte

vert-de-grisée

du délicat lichen,

aussi bien le lueur d’étain

des plaines lacustres,

aussi bien les cairns

de pierre ponce

levés contre la

paroi du ciel,

aussi bien la racine

de blanche porcelaine

illuminant le peuple du limon,

aussi bien la coulée de lave

fossilisée au flanc du volcan,

aussi bien la belle clarté nocturne

de la pierre d’obsidienne,

aussi bien la nacre immaculée

du coquillage ouverte

à la présence du jour,

aussi bien le fin liseré d’argent

qui entoure la fragile diatomée,

aussi bien le bouton de rose

poudré de pluie,

aussi bien la discrétion

des veines d’argile

 s’effaçant à même

 leur immatérielle

 empreinte.

  

   Que nul n’aille s’étonner de cette litanie lexicale, elle est le simple reflet du lyrisme au contact de la beauté paysagère en direction de laquelle pointe, toujours, à la façon d’un interminable quête, de sens,  le travail assidu du Photographe. Une fois encore, nous faut-il citer la célèbre assertion de Paul Klee :

 

« L’art ne reproduit pas le visible,

il rend visible. »

 

    Ce que cette photographie « Rivages - Étang de Thau », rend visible, c’est la beauté des choses dans leur venue à l’être en leur immédiateté, leur spontanéité, la pureté dont elles témoignent à l’envi. Ce paysage vient juste de naître, dans l’étonnement d’être au Monde. Il est première lettre de l’alphabet dont les autres lettres, plus tard, viendront confirmer la diction, l’écriture initiales. Du motif central de la barque de pêche, rien n’a été dit, sans doute pour la simple raison que son inscription ne se justifiait nullement à titre d’élémental. En réalité, elle n’est ni terre,  ni air, ni eau, ni, feu et, cependant elle a sa place ici, au titre de l’élémentaire rencontrant l’élémental.

 

Deux commencements,

deux origines fusionnent

en une identique coïncidence

spatio-temporelle.

 

   La barque  se déduit des éléments de la Nature comme si elle était le langage premier ouvrant l’histoire et surtout l’évement à nul autre pareil de l’exister.  Manière, si l’on veut, d’Arche de Noé primitive traçant une possible genèse de l’Homme parmi la belle confluence

 

d’une terre non encore modelée ;

d’un air avant même qu’il ne devienne vent ;

d’une eau ne se sachant encore ni fleuve, ni océan ;

d’un feu non encore parvenu à son solaire déploiement.

 

   Mais ce qui fait l’essentiel de l’élément c’est qu’il porte en lui, au plus dissimulé de son être, toutes ces virualités qui, un jour se manifesteront, toutes ces épiphanies en réserve qui se désocculteront. Alors sera venu le temps des choses élémentaires. Nul n’en pourra prédire ni l’avenir, ni les formes, ni les actions.

 

Élémental ; Élémentaire,

les deux puissances tutélaires

dont nous ne connaissaons jamais

que les contours, les frontières, les lisières.

C’est leur vérité la plus apparente.

Peut-être faudrait-il leur accorder,

 suffisamment longtemps,

la mesure d’un libre espace,

seul moyen de les installer

en leur essence.

Sans doute faudrait-il !

 

 

 

 

 

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5 mai 2025 1 05 /05 /mai /2025 16:57

 

[Préambule - Cette fable moderne met en exergue la beauté du monde à laquelle s’oppose sa souveraine et illimitée laideur. Chaque jour nous faisons l’amer constat que des choses ne vont pas bien, que la terre se réchauffe, que les maladies gagnent du terrain, que la misère pullule, que les injustices de tous ordres courent dans la société qui devient de plus en plus inhumaine. Le texte ci-après, de coloration globalement ‘écologiste’ au sens large, plus précisément ‘humaniste’, décrit les grands travers qui affectent le cours du monde. Nous massacrons les biens les plus précieux, nous dilapidons les richesses que la Nature a mises à notre portée sans même que notre conscience se révolte, qu’elle soit simplement dérangée à l’annonce de tel tsunami, de telle inondation. Nous accusons le coup, certes, mais nous demeurons figés, incapables, le plus souvent, de produire le moindre geste qui permettrait, au moins à titre individuel, d’enrayer une parcelle du mal. Nous nous habituons à tout, voilà le pire !

   Nous comptons sur la générosité du temps qui passe, sur sa capacité à panser les plaies infligées par l’humanité, sur la providence, sur la rotation des astres, la course des comètes et que sais-je encore, comme si nous étions les acteurs désintéressés de notre propre désastre. Mais que faut-il donc pour que nous sortions de notre léthargie ? De nouveaux holocaustes, des séismes meurtriers, la fin d’une civilisation, la nôtre que nous avons portée devant l’Histoire avec une légèreté exemplaire ? Que faut-il ? Sans doute les développements ci-après seront-ils jugés majoritairement ‘moralisateurs’. En réalité le rapport à la Nature, bien plus que d’être moral est ontologique, c'est-à-dire qu’il y va de la question de l’être. Du nôtre, de tous ceux et celles qui nous font face, les rivières, les océans, les montagnes les glaciers. Seule une levée des consciences pourrait inverser des horizons bien sombres. Ce modeste article n’a d’autre but que de montrer ce qui apparaît et nous adresse un message urgent. C’est la Terre que nous avons à sauver. Espérons qu’il soit encore temps !]

 

*

 

   Olivier habite au sommet d’une colline. Il aime cette nature qui s’ouvre à lui dans la générosité. Jamais il n’aurait pu vivre au fond d’une vallée étroite, là où la vue est limitée, où la conscience n’a nul tremplin pour s’envoler. Olivier est une âme simple qui n’aime rien tant que le spontané, l’immédiatement donné, cette feuille livrée par le vent, ce nuage léger qui brode l’azur, cette pluie fécondant le sol de poussière, lui donnant cette belle teinte d’argile ou d’ébène. Olivier lit beaucoup, surtout de la poésie, compose quelques textes, se distrait de longues promenades solitaires, s’emplit des visions du monde. Soit qu’il voie le monde à sa portée, soit qu’il le recompose dans un rêve éveillé. Il n’a de cesse d’inventorier tout ce qui fait sens à l’horizon des yeux, autrement dit, il n’est jamais en repos, plutôt en embuscade, cœur disponible, mains grand ouvertes, imaginaire déployé afin de recevoir une myriade d’images qu’il prend soin d’archiver sur les rayons de sa mémoire.

   Ce matin le temps est au beau calme. La grande chaleur a laissé la place à un temps brumeux, signe avant-coureur d’un automne qui s’annonce déjà. De cette rémission de la chaleur, le corps se trouve heureux. La canicule est éprouvante qui tend ses pièges, enserre, contraint et, en définitive, ôte toute liberté. On est cloués dans des pièces d’ombre, on évite de bouger, le moindre mouvement est une épreuve. Olivier sent en lui ces grandes ondes de liberté qui nagent dans sa poitrine, ses membres, jusqu’au bout de ses pieds qui effleurent le sol dans une manière de vol léger. Tout ce qui s’étend devant lui, ce paysage immense, sans limite, il en ressent les bienfaits sur la nappe lisse de sa peau, il en apprécie la faculté de régénération comme si une source s’était levée en lui qui le désaltérait, l’accordait au rythme immémorial du monde.

   Du haut de sa colline de calcaire qu’il nomme indifféremment ‘mon promontoire’, ‘mon belvédère’, Olivier embrasse une sorte de totalité dont il est le réceptacle privilégié. Tout, soudain signifie jusqu’à l’excès. La moindre herbe poussée par le vent est un genre d’embarcation sur laquelle connaître les verts océans des prés. La feuille suspendue à l’arbre est pareille à un fin nuage qui ouvrirait le voyage d’une infinie méditation. La pierre sur le sol ressemble à un dolmen dressé par ces très lointains ancêtres dont encore, sans doute, un fragment nous habite qui nous dit la primitivité d’une vie minérale, l’Homo faber et la pierre étaient confondus en une identique mutité, le monde, encore, ne parlait pas. Seulement le langage de l’éclair, de la foudre, du tonnerre, le langage de la grotte qui était comme un ventre maternel.

   Mais nous sommes sortis de la longue nuit de la Préhistoire, mais nos âmes sont éclairées, mais nous avons le principe de raison pour guider nos actes, donner droit à nos jugements les plus sûrs, les plus exacts. Nous avons des yeux exercés par l’éducation, habitués à la rencontre du beau, mais aussi du laid, entraînés à la contemplation de ce qui, pour nous, est utile, indispensable même à notre vie, à notre passage sur terre. Des mains de la Nature nous avons reçu d’infinies offrandes que nous pensions inépuisables, toujours renouvelées, mais nous avons trahi notre ‘Mère’, puisqu’aussi bien la Nature est celle par qui nous figurons au monde et tâchons de frayer notre voie parmi les richesses, les dons, mais aussi les écueils qui jonchent notre route, des barricades s’y lèvent, des herses surgissent du sol avec leurs pointes acérées pour obstruer la voie, faire plier nos têtes et nos fronts sous l’imparable joug des fourches caudines. Car, nous les Hommes, nous pensions immortels, doués de toute puissance, pareils à ces dieux de l’Olympe dont les noms magiques résonnaient sous la voute d’airain du ciel.

   Il n’y avait nulle limite à notre expansion. Nous croyions pouvoir piocher à l’infini dans la corne d’abondance du réel. Nous avons inventé la métallurgie, dans de sombres forges nous avons élaboré les outils que nous destinions aux ‘travaux et aux jours’. Seulement, créant le coutre et la charrue, nous aurions pu nous limiter à ouvrir la terre à l’aune de nos seuls besoins : manger, nous vêtir. Mais nous n’avons su nous contenter des miettes, nous voulions la flûte dorée, mais nous voulions la miche à la miette grasse, mais nous voulions tous les fournils du monde pour y faire cuire les pâtes levées de nos envies illimitées, de nos désirs incandescents. Plus le feu lançait haut ses flammes, plus nos yeux brillaient des étincelles sourdes de la convoitise. Nous avons eu, constamment, au cours de l’Histoire ‘les yeux plus gros que le ventre’. Nous mangions une croûte de pain et nous regardions, avec des yeux hallucinés, de grosses tourtes emplies de mille friandises. Nous, les hommes, avons surtout pêché par gourmandise car c’est bien l’un des traits déterminants de notre condition, nous sommes des êtres insatiables qui, jamais, n’épuisons l’outre immensément ouverte de nos désirs.

   C’est ceci que pense Olivier du haut de sa colline de falaises blanches, semée de chênes rabougris, de genévriers à la maigre végétation. Ici, tout semble plaider la cause du simple, du modeste, de la réserve en toutes choses qui est bien préférable à la précipitation, à la décision tranchée qui bouscule le monde, parfois le renverse et il faudra des siècles de dur labeur pour regagner ce qui a été perdu au seul motif d’une hâte à combler ce qui, jamais, ne peut l’être, à savoir cette immense vertige de la jouissance qui, une fois éprouvé, demande, dans un ‘éternel retour du même’, à être comblé. Nous sommes des êtres du manque et c’est une faille permanente qui creuse en nous la profondeur de l’abîme. Nous emplissons continuellement nos seaux de provendes multiples, nous les destinons à la boulimie sans fin de nos envies, seulement, pareils à des tonneaux des Danaïdes, nous n’avons nul fond et ce que nous pensions pouvoir thésauriser se dissipe comme une brume sous la poussée du soleil. Toujours nos mains sont vides qui éraflent l’air et se désolent de n’y rien trouver que des lambeaux de choses inconnaissables.

  

   Rêve éveillé d’Olivier

 

   Mes yeux portent au loin, ma vue est illimitée. Tout comme le rapace de haut vol dont la vision est panoptique en même temps qu’incisive, je n’oublie rien du monde en sa naturelle et resplendissante beauté. Je ne veux rien dissimuler, je ne veux rien gommer de ce qui vient à moi, prononce à mon oreille les mots doux comme la comptine du pur émerveillement. La Terre est belle, la Terre est infinie. Elle court d’un horizon à l’autre portant avec elle ses immenses richesses dont nul ne pourrait faire l’inventaire. Il suffit de prendre du recul et d’exercer sa conscience à décrypter tout ce qu’il y a d’exception à vivre en ce lieu, en ce temps d’immense profusion. Ce qu’il faut voir, c’est ceci :

   Voir l’élément-terre en sa parfaite parution. C’est l’automne. Quelques brumes flottent au ras du sol. Les terres viennent d’être labourées. Les mottes luisent dans le premier jour, on les penserait d’acier rouillé avec des reflets luisants que le soc a poncés. Les sillons font de grandes lignes qui se jettent vers le ciel, loin là-bas à l’horizon encore semé d’ombres violettes, traces infimes d’une nuit en train de basculer de l’autre côté des choses visibles. Il y a une colonie de garde-bœufs qui parcourent les prairies attenantes où paissent des vaches à la robe claire, elles font comme des taches solaires tout contre les champs à la teinte plus soutenue. Parfois des ilots à la couleur de feuilles, parfois de vastes étendues de poussière inclinant vers la soie, la toile de lin, les infinies variations du beige, on dirait des empiècements de cuir plaqués sur une vêture souple, parcourue de plis et de remous, une sorte de lac avec ses reflets, ses ondes troubles, ses moirures variables selon l’endroit d’où on les observe.

   Voir le dos gonflé de l’océan. Il semble ne jamais devoir en finir avec son histoire bleu-clair brodée de golfes et longée des touffes légères des tamaris, avec ses contes à la lueur bleu-marine coulant au profond des abysses, avec ses lames turquoise battant les récifs coraliens, avec ses transparences de cristal sous le froid boréal tissé de hautes glaces. Oui l’océan est image de l’infini, ses eaux jamais ne cessent de s’agiter, de se soulever en gerbes d’écume blanche, de retomber en plis qui prennent parfois l’accent impénétrable, mystérieux des ténèbres. De grandes voiles immaculées le traversent de long en large, focs gonflés que le Noroît pousse au-dessus des fonds de sable, des poissons aux yeux aveugles y vivent dans la discrétion de leur tenue invisible. Le bruit continuel de l’océan est un baume qui adoucit les mœurs, lime les angles de la violence, arase les dents aigues des destins belliqueux. C’est un bruit doucement maternel, une langue qui vient lisser notre peau, lui dire la simple joie qu’il y a à vivre ici, dans l’échancrure du rocher, là près de la lagune aux reflets d’argent, plus loin tout près de l’isthme que longent les vagues au destin millénaire, elles ne cessent jamais d’être et ne se posent nullement de question. Ne sont que parce qu’elles sont.

   Olivier rêve yeux grand ouverts car ce qu’il voit, là devant lui, ces collines de terre blanche, ce ciel limpide, la ligne d’horizon et son cercle doucement incliné, tout ce qu’il voit joue en écho avec le vaste monde. Voit-il la frêle robe noire d’un chêne et il voit en même temps le balancement du palmier dans la marée verte de l’oasis, la haute stature du baobab, son image d’arbre inversé lacérant de ses racines la pulpe des nuages, les hauts fûts des cèdres rouges s’élevant aux hauteurs inimaginables de la canopée, ce territoire traversé des flamboyantes couleurs du toucan à bec rouge, illuminé de la tunique verte du caïque à tête noire, surpris de la braise presque éteinte du cotinga Pompadour. Les forêts sont précieuses, elles sont des mers où se déverse la houle pressée des vents, des flux incessants. Les grands arbres se balancent et chantent en frottant leurs écorces usées les unes contre les autres. Peut-être est-ce leur façon de faire l’amour, d’initier le geste infini de la génération, de donner aux hommes l’oxygène dont ils ont besoin pour vivre et tracer leur sillon sur la dalle immense des continents. L’arbre est ce génie tutélaire devant lequel, à défaut de nous prosterner, nous devrions nous incliner, remercier sa présence, l’ombre qu’il nous prodigue sans compter, les fruits qu’il destine à notre bouche, les écorces que nous brûlons dans l’âtre, les bûches qui flamboient dans nos cheminées, les planches de nos meubles, les racines dont nous faisons des décoctions, elles soignent nos maux, guérissent nos âmes.

   Olivier rêve, avec son beau prénom d’arbre, aux fleuves majestueux auxquels il doit son existence. Ils surgissent des glaciers, sautent des verrous de moraines, cascadent sur des tables de granit ou de schiste, creusent des canyons aux parois vertigineuses, se faufilent dans des détroits, deviennent torrents, lacs, mortes eaux qu’arrêtent les barrages de ciment des hommes. Ils sont le peuple joyeux de l’eau, le chant qu’ils adressent à la terre, ils font se lever les graines, ils sont les divinités des moissons, ils fabriquent le pain dont nous agrémentons nos repas. Ils sont si discrets que, souvent, dans l’épi de maïs, la verte tige de blé, la graine de froment, la croûte blonde du pain, nous ne savons nullement reconnaître leur présence.

   C’est un problème humain que d’avoir la mémoire courte, que de renier les dieux qui nous portent dès que les présents qu’ils nous ont adressés, déjà devenus anciens, ne sont plus guère honorés, pris qu’ils sont pour de logiques gratifications dont la source ne nous est plus apparente. Ainsi les fleuves coulent-ils vers l’aval de l’espace, le long corridor du temps, à bas bruit, une goutte poussant l’autre, une eau se substituant à la précédente, jusqu’au vaste estuaire, jusqu’à l’immense mer qui les accueille comme leurs pères, sans eux, elle n’existerait pas la mer, elle ne serait qu’une immense cuvette à ciel ouvert parcourue de crevasses et de bois fossiles pareils à ceux qui gisent, tels des minéraux, dans l’aride ‘Désert de la Mort’ dans cette Californie exténuée de chaleur.

   Olivier rêve aux hautes et inaccessibles montagnes, ces Princesses des fières altitudes, ces têtes altières couronnées des diamants aigus du soleil. L’air y est pur. L’air y vibre comme s’il était animé par quelque diapason céleste. Grimpant à leurs sommets, soudain, la tête devient légère, comme si elle se détachait du corps, pareille à ces étonnantes montgolfières qui flottent à mi-ciel, légères, on croirait avoir affaire à des ballons de baudruche. C’est bientôt un vertige qui survient et l’on se prend à penser que l’on a été bien audacieux de comparer sa taille de ciron à ces géantes de pierre qui n’ont peur ni de l’éclat de la grande étoile blanche, ni des chutes de neige, ni des coups cinglants du blizzard. C’est ainsi, tutoyer l’absolu rend invulnérable. On ne redoute plus rien, ni l’éclat du gel, ni les bourrasques de vent. On s’érode seulement. On perd un peu de matière, une simple poussière au regard de l’éternelle géologie. Le temps des roches n’est nullement celui des hommes. Les hommes sont infiniment corruptibles, le temps de quelques saisons seulement, alors que les pics ne s’useraient guère qu’aux yeux de géants à la prodigieuse longévité, des Mathusalem ayant résolu l’énigme de la mort.

   Montagnes des alpages, combien vous êtes admirables avec vos vaches à la robe grise, écumeuse, aux pis gonflés de lait, ce délicat breuvage que boivent les Existants dans leurs appartements climatisés sans même savoir ce qu’est une sonnaille, quel bruit elle fait contre les falaises de roches, ce qu’est une transhumance, la joie sereine d’appartenir à la nature, entièrement, sans aucune dette à la culture, à la civilisation. Connaître la montagne une fois dans la pure dimension de sa vérité, c’est être poinçonné au creux de son âme de la nécessité de la retrouver, de l’honorer telle qu’elle est, une merveilleuse puissance qui repose en elle-même et n’attend rien d’autre que l’éternité.

   Olivier, depuis le haut de son ‘belvédère’, rêve aux glaciers, à ces hauts murs de cristal aux mystérieuses galeries bleutées qui montent et descendent dans le ventre fécond de ces dieux du froid. Ici, tout est exact. Tout est rigoureux. On ne joue nullement avec les murailles de glace, on les respecte, on les vénère. Les Inuits, plus que tout autre, savent du fond même de leur instinct que l’on ne part pas impunément à la chasse au phoque ou au morse à n’importe quelle heure du jour, par n’importe quel temps. Ici, selon le choix, il s’agit de vie ou de mort. Le froid, la neige, la glace, les congères ne connaissent pas les demi-mesures. Une mauvaise décision peut être irréversible, le chasseur ne jamais revenir de sa chasse. C’est pourquoi l’on est prudents. C’est pourquoi l’on jauge longuement une situation et que l’on ne décide d’un acte qu’en toute connaissance de cause. Les pôles sont aussi beaux que ses terres sont hostiles. Du reste il y a une évidente relation entre le paysage sublime et la désolation qui en est l’habituel fondement. Déserts, toundras, steppes, salins, lacs asséchés fascinent les humains sans doute pour l’unique raison qu’ils mettent en exergue une mort maintenue à distance dans l’espace et le temps.

  

   Pensées d’Olivier pour le monde qui vient

  

   On ne tient jamais mieux à l’existence qu’à en mesurer la fragilité, qu’à être exposé au danger, à tutoyer la tragédie. Face aux immenses étendues blanches de l’Arctique, aux sables brûlants du Désert de Gobi, du Kalahari, face à l’immense plateau érodé du Colorado, nous mesurons, à sa juste valeur, le cadeau immense de la vie, la dette qu’elle devrait nous imposer, le respect que nous devrions manifester en direction de la Nature en son irremplaçable présence. Nous ne sommes que grâce à elle, elle n’est que grâce à nous. Nos destins sont coalescents, tissés des mêmes fibres. Si la Nature va bien, alors nous aussi nous allons bien. Il semble que cette règle élémentaire du rapport à notre ‘Mère-nourricière’ ait été oublié. Mais il ne s’agit pas seulement d’amnésie. Certains comportements irresponsables semblent prendre un malin plaisir à détruire ce que des millions d’années ont mis à édifier, patiemment, pierre à pierre, cette immense Tour de Babel dont, aujourd’hui, nous habitons les cellules sans bien savoir quels en sont les fondatios, quelles sont les lois qui en régissent le fonctionnement, sans nous interroger sur la fragilité d’un édifice, sa construction fût-elle édifiée en des époques reposant sous les strates illisibles de l’Histoire.

  Oui, les glaciers nous scrutent de toute la hauteur de leur édifice majestueux, mais cette majesté est aussi magique que précaire. Chaque jour voit s’effondrer ces génies de glace  comme des châteaux de cartes, des pièces de bois que les enfants assemblent avec soin afin de les faire tenir en équilibre, de réaliser la plus haute tour possible. Immanquablement, la fin du jeu voit l’écroulement de l’audacieuse structure, laquelle défiant la loi de la logique a dépassé ses propres possibilités. Oui, mais les lois de la physique ne sont pas les lois humaines. Ce qui correspondrait à la ‘logique’, ci-dessus évoquée, dans l’espace matériel, trouverait son pendant dans la ‘raison’ en matière de décisions humaines. Tout est en effet question de raison. Nous avons connu le ‘Siècle des Lumières’, la puissance presque illimitée de la Raison, parfois jusqu’à l’excès.

   Il ne s’agit nullement de refaire l’Histoire. De toute manière l’homme ne semble jamais rien retenir des leçons qu’elle nous adresse. Les génocides succèdent aux holocaustes, la barbarie à l’inquisition, le racisme à la xénophobie. Piètre constat, certes, mais constat réaliste malheureusement. Il ne faut nullement sombrer dans un pessimisme qui ne serait que la face cachée du nihilisme, donc de l’absurde qui enlèverait tout sens à notre existence. Il faut lutter, il faut résister et ne pas donner droit aux Cassandre de la désolation, ne pas céder aux sirènes nous convoquant au mépris de la vie. Oui la Terre, notre Terre est en grand danger. Ceci, nous le savons tous mais feignons de l’ignorer ou reportons le poids de nos actes sur les générations futures. Curieuse conception de l’héritage, tout de même. Héritage de cendres et de ruines.

   Terre en tant que notre planète ; terre en tant que matière, glaise, limon, humus que nous foulons chaque jour ; océans et mers que nous parcourons sur nos ferries hauts comme des immeubles ; forêts que nous survolons, dans ces fuselages d’acier étincelants ; arbres que nous arrachons, comme si nous procédions à l’ablation de nos poumons ; fleuves que nous martyrisons et asséchons ; montagnes que nous déplaçons afin d’y dérober gemmes précieuses et minerais ; glaciers que nous regardons fondre comme nous verrions les chutes du Niagara, sans pouvoir aucun d’en freiner l’irrémédiable fuite.

   Terre, que faisons-nous donc pour remédier à ton abandon, à ta faillite qui ne paraît inéluctable qu’à la mesure de notre impéritie, de notre insuffisance ? Que faisons-nous sinon observer le navire qui coule avec ses précieuses cargaisons ? Qui donc se jettera à l’eau ? Qui donc osera être un Homme ? « Indignez-vous », disait en son temps le diplomate et humaniste Stéphane Hessel. Certes il convient de s’indigner, c’est certainement le tremplin à partir duquel bâtir une audace et cingler vers le grand large. N’attendons nullement un élan collectif qui, sans doute, ne viendra jamais. Agissons à notre mesure. A chacun sa part.

   Ainsi naissent les grands changements. Il n’est que temps d’agir. Le langage ne suffit pas, pas plus que les grandes déclarations d’intentions, les tables rondes et autres colloques. Avons-nous besoin d’une pédagogie, d’une éducation particulière pour savoir quelle est notre responsabilité face à ce qui nous fait vivre ? Avons-nous besoin d’un modèle pour économiser l’eau, modérer nos déplacements, baisser notre chauffage, consommer sain, limiter notre ration de viande, pratiquer des loisirs modestes en besoins énergétiques ? Avons-nous besoin d’un modèle pour être Hommes sur la Terre ? Non, la bonne volonté suffit. Non, le bon sens suffit. Qui donc se déclarerait démuni de volonté, privé de bon sens ? Qui donc ? Soyons des Hommes au regard de l’Histoire ! Soyons des hommes face à la Conscience ! Il n’y a guère d’autre lieu où exister.

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3 mai 2025 6 03 /05 /mai /2025 16:44
Du Blanc, l’originelle parution

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   Certes l’on pourrait entrer dans cette photographie à la suite d’un saut et s’y immerger au plein de sa réalité, sans qu’aucune pré-compréhension n’en ait posé les fondements. Mais, ce faisant, de qui-nous-sommes - cette manière de Nuit intérieure qui cherche le Jour de son possible -, nous serions demeurés sur le seuil d’une porte, apercevant la soie d’un mystère mais n’en éprouvant nullement le doux chatoiement, en estimant seulement ce flottement au large de nous, et la caresse serait passée que nous demeurions au seuil de nous-mêmes, comme nous sommes demeurés au seuil de cette porte visible/invisible, nous immergeant en sa Matière, à défaut d’en saisir le vivant Esprit. Toujours soudés à la réassurance du Visible, nous aurions occulté cet Invisible qui nous aurait été précieux si nous nous étions donné la peine d’en saisir, au moins dans un essai, l’inestimable et singulière venue.

   Mais ce que nous exprimons, de cette manière malhabile, parce qu’insuffisamment conceptuelle, force nous est imposée d’en demander l’ouverture auprès de deux Auteurs qui en ont formulé, dans la clarté, le mode essentiel, la signification intime. Oui, « intime » car les choses ne se donnent jamais d’emblée, identiques à ces coques de noix dont il faut briser la paroi afin d’en connaître les cerneaux, là où l’essence paraît toute lumière qui coïncide avec la plus grande exactitude de leur être, ces cerneaux crépusculaires qu’il convient de faire nôtres.

 

« La poésie –

par des voies inégales et feutrées –

nous mène vers la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

Andrée Chedid, Extrait de Terre et poésie

 

***

 

« Tout poème naît d’un germe,

 d’abord obscur,

qu’il faut rendre lumineux

pour qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

René Daumal - Poésie noire

et poésie blanche

 

***

 Ici, l’essentiel, comme toujours,

est contenu dans l’espace

de quelques mots simples :

 

« la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

« qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

   Donc, le tissu même de la Poésie est une manière d’aube, de clarté qui survient originairement, mais toujours le « fruit de lumière » ne s’enlève que sur un fond d’obscurité, ne vient à l’œuvre qu’après s’être extrait de sa nuit. La nuit, c’est ce qu’expriment le « feutré », « l’obscur », dans une manière de dire allusif qui ôte ce qu’il exprime à même sa diction. Car toute Poésie est de nature essentiellement fragile, elle dont les mots de cristal ne font leur tintement qu’à contre-jour de l’exister, au sein des agitations mondaines et du tourbillon vertigineux de l’Univers. Mais il faut un abri, mais il faut un secret et le dépli discret de ce qui ne peut s’effectuer qu’à l’aune d’un merveilleux clair-obscur.

    C’est bien sous le sceau d’une dialectique Noir/Blanc, Nuit/Jour, Ombre/Lumière que les mots du Poète, s’extrayant de leur gangue naturelle - tel l’imago, au terme de sa métamorphose, se hissant de sa tunique fibreuse en direction de la transparence -, que les mots traceront le processus qui, de la lourde Matière, de son opacité de glaise, monteront vers cet Éther qui, depuis toujours, était la promesse d’une allégie, d’un surgissement dans le monde inouï des significations. Tout ceci est excellement synthétisé dans un extrait prélevé dans « René Daumal - Poètes d’aujourd’hui - Seghers », lequel pointe en direction de ce travail d’essence  alchimique, partant de la nature sourde et indéterminée, occluse des mots (une manière de primitivité, d’archaïsme), les portant à leur illumination, à leur floraison, à leur épanouissement sous la voûte immense du Ciel, cet illimité, cette infinité que ne sauraient connaître nulle contrariété, uniquement le dépliement sans fin d’une Liberté. Mais écoutons les mots de Jean Biès, auteur de cet essai :

   « Daumal ne prétendra rien d’autre, désormais, que transmuer « l’œuvre au noir » - domaine des angoisses et des illusions, des ténèbres visqueuses de la materia, où les eaux mercurielles restent congelées - en « œuvre au blanc » - royaume de luminosité ; - faire passer sa poésie du Solve au Coagula ; ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel. »

   Tout ceci, et singulièrement l’inclusion de l’âme du Poète en cette « cosmologie » à usage personnel, en cette chaotique présence primitive, tout ceci crée le Poète-Démiurge en quelque manière (ou Alchimiste si l’on préfère, l’analogie est évidente), lequel s’inquiète de façonner le Monde (le Poème) à la mesure exacte de qui il est, à savoir cette exigence de mettre fin au Désordre (le Poème doit exprimer une langue compréhensible), de donner vie à une pure beauté qui, si elle est d’ordre esthétique, ne saurait se dispenser de prendre visage lexico-sémantique, message transitant directement de cœur en cœur, de raison en raison, de sensibilité en sensibilité.

   Car c’est ceci, l’ordre du Monde, mettre en relation, produire un sens commun, faire se conjoindre deux existences séparées en les fusionnant en une identique cornue métamorphique. Alors, la clé de voûte du système lexique confondra, en une seule et même unité, en une dyade insécable, le Poète, le Lecteur (celui qui élève, celui qui récolte les « fruits de lumière »), même moisson osmotique de ce qui, sublimement formulé, connaîtra immédiatement son propre coefficient d’éternité. Si le vieux rêve idéaliste de la fusion Sujet/Objet peut trouver ici illustration, gageons que ce qu’il faut bien nommer « extase poétique » est bien l’opérateur qui, en une seule et même dimension, réunit Poète/Lecteur/Langage dans la plus effective des joies qui se puisse imaginer. Une ambroisie est partagée et le monde des dieux Olympiens n’est guère loin qui nous tend la coupe d’ivresse, Dionysos tempéré par la sagesse apollinienne, Apollon dilaté de l’intérieur par la fougue dionysiaque. Subtil équilibre, conjonction des opposés. La Raison disciplinant le Polémos, le Polémos s’assagissant sous le baume de la Raison.

   Il n’en faut ni plus, ni moins pour donner au Poème sa forme pourrait-on dire « performative », il accomplit, à même son dire, ce à quoi il était destiné à l’ombre de toute conscience : ouvrir un espace dans le derme sourd de l’exister, dans ce confondant nihilisme dont la parole est le Rien, dont la promesse est le pur Néant. Tout Poème venu à lui dans la faveur est de nature cathartique, il nous sauve de nous-mêmes, il apaise nos inquiétudes, il nous abstrait des formes contraignantes de l’Espace et du Temps. Il confère à notre essence d’Hommes et de Femmes cette assurance de tracer dans la terre un sillon fertile, d’y déposer des graines, d’en récolter, dans l’entaille d’un infime bonheur, la moisson future qui illumine notre présent, le rend, sinon radieux, du moins suffisamment touché de clarté, peut-être même d’espérance, de douceur de vivre. D’exister près du ruisseau, de la source, de l’étoile, ces étincelles qui habitent la nuit de la Poésie et la transcendent au gré de leur inimitable vivacité, de leur éclat, de leur incommensurable fidélité car, toutes ces choses, nous les portons en nous, que le génie du Poète nous rend lisibles afin que, notre soif étanchée, nous ne demeurions en plein désert, désert de nous-mêmes.

   Et maintenant, il s’agit de se poser la question de savoir en quoi, cette belle photographie d’un paysage de neige, porte en elle, tel le Poème, cette forme de passage alchimique du Nigredo primitif (ce Noir calciné) à son opposé l’Albedo (cette blancheur de cygne), en quoi elle porte les traces d’un Chaos originel devenu un monde ordonné, un Cosmos.

   Cette image, si subtilement équilibrée selon l’ordre du Cosmos, son arbre planté à l’endroit exact de son être (il ne pouvait, en toute logique, occuper que la place qu’il occupe), les arbres poudrés de neige dessinant un subtil horizon accueillant la totalité du paysage, la frise légère des chalets de bois venant jouer avec l’horizontalité de l’arbre (dans une manière de relation orthogonale qui est simple mais évidente métaphore de la Raison), le champ blanc immaculé disant sa singulière perfection, en même temps qu’il constitue le socle idéal sur lequel le tout de l’image vient se mettre en place, genres de constellations trouvant le lieu de leur infrangible Loi. La vision de cette photographie est pure réassurance pour tout esprit en quête de sens.

 

Ici, tout s’enchaîne dans l’harmonie.

Ici, tout vient de soi.

Ici se présente le lieu même de l’épure.

 

   Rien n’est de trop qui serait une fausse note dans cette fugue légère. Rien ne fait tache. Rien n’est étranger. L’œuvre photographique se fond dans l’œuvre alchimique et c’est la pure conscience qui émerge là,

 

et c’est l’être qui se spiritualise,

et c’est l’âme qui connaît

la plus grande lucidité,

 et c’est le dépassement se soi

vers le hors-de-soi, l’infini.

  

   Puis, par phénomène de simple opposition, l’image abordée dans son lexique plus précis, s’y laissera apercevoir, dans l’approximation il est vrai, dans l’à-peine insistance (comme si le Corps se sentait honteux de n’avoir point encore rencontré l’Esprit), quelques prédicats relatifs au Chaos de l’Oeuvre au Noir, cette Nigredo symbolisée par tous les affleurements de Noir, la partie sommitale du ciel, les lignes foncées qui courent le long du tronc et des branches, les façades d’ombre des chalets, le chemin qui traverse le champ virginal de la neige, la bande grise au premier plan. Tous ces stigmates, toutes ces substances lourdes trahissent la présence du Corps lesté de tous les maux dont il est le sombre réceptacle :

 

noir des processus de corruption de la chair,

noir de la tyrannie de l’ego,

noir des cruelles passions,

noir des désirs cachés,

des peurs ancestrales, archaïques,

noir des ambitions invasives.

  

Il convient maintenant de reprendre le geste daumalien

tel que suggéré par Jean Biès :

 

« faire passer sa poésie du Solve au Coagula ;

ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel »,

 

   tel est ici le seul moyen de synthétiser l’image, de l’accomplir en sa signification la plus entière. Subtil cheminement de la Poésie Noire à la Poésie Blanche.

 

Les Idéalistes épris d’Esprit se fixeront sur le Blanc.

Les Matérialistes versés dans la complexité du Corps choisiront le Noir.

Les Sceptiques qui doutent de tout, aussi bien du Blanc que du Noir,

s’immergeront dans les plis du Gris.

 

   La perception du Réel est ainsi faite qu’elle suppose cette polychromie, chaque gradient déterminant les êtres que nous sommes selon leurs propres affinités, qui, certes, ne sont des vérités que relatives, mais des vérités tout de même. Sans doute la vérité de toute œuvre, qu’elle soit picturale, photographique ou bien œuvre du Verbe, consiste-t-elle en ce mode de passage d’une réalité à une autre, autrement dit au sein même de son propre métabolisme, là où le point des rencontres tisse ce chiasme en forme de Ruban de Moebius, cette représentation d’un Infini parfait, absolu en son essence. Image d’un point nodal indépassable, pareil à l’Idée platonicienne, à cet Archétype qui ne saurait trouver d’autre fondement qu’en lui-même. Domaine des entités absolues, éternelles, immuables, de nature substantielle, que Descartes définissait de la manière suivante : « ce qui est conçu immédiatement par l’esprit ».

 

Du Blanc, l’originelle parution

Ruban de Moebius

Source : JC LE JALLU

 

   Alors, de manière visuelle, donc métaphorique, et pour en revenir à la qualité symbolique de cette image de l’arbre et de ses entours sombres ou bien lumineux, nous pourrions synthétiser les différents concepts abordés sous un tableau à double entrée,

 

la gauche correspondant à la lourdeur terrestre du Corps,

la droite indiquant l’allégie céleste de l’Esprit :

 

NOIR   BLANC

 

NIGREDO   ALBEDO

 

TERRE   CIEL

 

CHAOS   COSMOS

 

OBSCUR   LUMINEUX

 

SOLVE      COAGULA

 

DISSOLUTION    LIBERATION

   DES CORPS      DE L’ESPRIT

                                          

                                           MORT DE L’EGO         ÉMERGENCE

                                            et des PASSIONS      de la CONSCIENCE

 

***

 

Telle la ligne zénithale sombre du Ciel

Tel le rideau d’Arbres à l’horizon

Tels les Chalets de bois

Tel le Chemin dans la neige

Telle la Bande grise tout en bas

Tel l’Arbre irradiant au

centre de l’image

Å Chacun, Chacune

de trouver sa place

sur l’une des extrémités

de ces boucles

du Ruban de Moebius

 

Å moins que le centre

ce point de continuel

Aller-retour d’une

réalité à l’autre

Ne soit la seule

  position possible

Simple balancement

 

Du Beau au Vil

Du Bien au Mal

Du Vrai au faux

Du Jour à la Nuit

De l’Être au Non-être

Du Tout au Néant

 

Ne serions-nous, dès lors

Qu’Oscillation ?

Que Fluctuation ?

Que Variation ?

Raison pour laquelle

L’Immuable fléau de l’Idée

Sur la balance de l’exister

Serait le seul remède

A nos contingentes

Contradictions

 

*

 

  

 

 

 

 

 

 

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3 mai 2025 6 03 /05 /mai /2025 08:48
Du rien d’étant au quelque chose

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

[Petite note liminaire - Ce texte, malgré sa présentation qui pourrait le donner pour un poème n’en est nullement un. Bien plutôt s’agit-il d’une méditation métaphysique qui ne peut qu’égarer la Lectrice, troubler le Lecteur. Si le « physique » est toujours aisément perceptible à l’aune de sa simple réalité, le « méta », au contraire, ne se donne qu’en se retirant, dévoilement-voilement. Pour cette raison d’une pénurie infiniment renouvelée du sens, Chacune, Chacun  peut facilement y « perdre son latin », à commencer par l’Auteur. Comment dire ce qui toujours échappe, fuit, se dissimule et nous provoque au motif que les questions fondatrices de l’exister se perdent dans la nuit des temps et des arguties de divers ordres ? Alléguant cette difficulté de cerner l’indicible, les mots qui suivent ont la texture floue des dentelles oniriques, des aurores nébuleuses, des crépuscules flottants. Ici, le Principe de Raison et de Réalité doit nécessairement céder le pas à ces Fantaisies de l’Imaginaire dont, toujours, la fonction « méta » s’entoure, comme Isis de son voile. Mais argumenter plus avant serait contredire ce que nous venons d’énoncer. Lisez si vous en avez le courage !]

 

*

 

   Parfois, au sortir d’un rêve, comme un éclair traversant la nuit, comme le surgissement d’une immédiate intuition découlant de quelque concept depuis longtemps interrogé, quelques lignes simples s’imposent à vous dont vous pensez qu’elles étaient en attente de se manifester depuis toujours. Qu’elles vous étaient destinées en quelque manière.

 

Un destin de ligne croisant

un destin d’existence.

 

   Mais, au vrai, ces lignes vous questionnent-elles ou bien, d’une manière bien plus « naturelle », ont-elles toujours fait partie de vous à ce point qu’elles ne vous inquiètent nullement, qu’au contraire, vous vous sentez en affinité avec elles ? C’est tout de même étrange la plurielle foison des formes, tellement liées à l’exercice d’une quotidienneté qu’elles finissent par y sombrer sans même que quiconque n’y prête attention. Formes nous-mêmes que des formes d’altérité viennent rencontrer, le réel se donnant à nous selon ces modestes figures, ces subtils arrangements architecturaux, ces modes de venue à l’être dont nous sommes nécessairement parties prenantes, le plus souvent à notre insu. Autrement dit nous vivons au milieu d’agencements qui nous sont coalescents, dans la pure distraction de leur impérieuse présence.

   Mais s’arrêter sur le motif des formes consiste à tenter d’en saisir la fuyante essence. L’on penserait pouvoir les faire siennes à la hauteur de leur plénitude, de leur total accomplissement, genres de géométries aux abscisses et aux ordonnées précises, matières aux composés exacts, textures créées grâce au va-et-vient d’une navette aux desseins purement logiques, d’un jet de dés ne laissant rien au hasard car, tout, d’avance, était déterminé. Mais accorder autant d’importance à une intention prédictive qui en aurait produit la venue, est non seulement excessif, mais totalement faux. Rien, des formes, ne se donne de manière à ce qu’elles soient rencontrées dans leur profondeur, dans un genre de saturation qui nous les offrirait en leur entièreté, sans restes. Bien loin que la donation des formes ne s’accomplisse de façon évidente au seul titre de leur intégrité, assurées une fois pour toutes de l’exactitude de leur choséité, c’est par bribes, par fragments, par parcelles successives qu’elles nous apparaissent, si bien que la réalisation de leur synthèse est pure possibilité, approximation hypothétique, nullement ce don que nous voudrions entier, dénué de quelque mystère que ce soit. Énonçant ceci, nous voulons exprimer que toute forme se constitue à partir

 

de ses propres entours,

de ses intimes lisières,

de ses singuliers rivages,

de ses bordures,

frontières et délimitations.

 

   Toute forme n’est forme qu’à être enclose à l’intérieur d’une ligne à partir de laquelle elle signifie, rayonne, diffuse les propriétés imprescriptibles de son contenu.

   Et après ces quelques considérations générales, ce que nous voudrions poser en tant que thème de réflexion, ceci :

 

Tout début de forme est

lexique minimal d’un désir

 

Ainsi, tout rivage est-il désir de la mer.

Ainsi toute berge est-elle désir du fleuve.

Ainsi toute crête est-elle désir de la montagne.

Ainsi toute lisière est-elle désir de la forêt.

Ainsi toute enceinte est-elle désir du fortin.

Ainsi tout contour est-il désir de l’île.

Ainsi toute silhouette est-elle désir d’un corps.

Ainsi la ligne flexueuse du désir

est-elle désir de soi, désir du désir,

désir se confondant avec son propre objet.

 

   car tout désir est autarcique, car tout désir ne vit qu’au plein de qui-il-est, sans césure, sans faille qui en altèrerait le caractère d’absoluité. Tout désir est impartageable, jamais il ne peut être scindé, il se donne en l’entièreté de son être, mais comme il a déjà été dit, par esquisses successives, raison pour laquelle il paraît, tout à la fois, si proche et si lointain. L’amenant à rougeoyer juste devant le globe de vos yeux, vous pensez qu’il vous appartient ou, à défaut, qu’il appartient à cet objet de votre désir (cette Amante que vous convoitez en secret), mais en réalité il n’est ni à Vous, ni à l’Autre,

 

il est seulement tension

de Vous à l’Autre,

de l’Autre à Vous,

 

   raison pour laquelle il est si précieux au motif que tout objet possédé est déjà perdu d’avance, remplacé qu’il est par un nouvel objet effacé avant même que d’être né.

 

Tout désir,

à défaut de posséder

une incarnation

est simple turgescence,

efflorescence,

déhiscence,

éclosion de soi en un

espace sans espace,

un temps sans temps.

 

   Aurait-il temps et espace qu’il ne diffèrerait, ni du livre sur l’étagère, ni de l’écorce de l’arbre, ni du nuage glissant dans le ciel. Ce qui fait la puissance du désir c’est la mesure illimitée de son « méta », c’est-à-dire de son « après », de son « au-delà », du pur dimensionnel sans dimension du métaphysique dont il est, l’espace d’un bref instant, la brusque actualisation, la brève illumination, le rapide embrasement. Une phosphorescence irréductible à sa manifestation, une inconsistante consistance de phosphène. C’est pour cet aspect de fugace allégie, d’aérienne dilution, de sibylline fuite, qu’il ne peut appeler,

 

sur ses entours,

que la discrétion de la ligne,

l’inaperçu du lacet,

l’imperceptible contour,

la souple ondulation,

le fuyant linéament.

 

   La pluralité des prédicats ici convoqués dit, à l’envi, son caractère intangible, son indéfinissable nature.

    Tout ce long préambule, toutes ces approches, ces tutoiements, afin de donner lieu à ces quelques lignes du dessin de Barbara Kroll qui, en lexique pictural synthétique résume, en quelques rapides traits de sanguine et de graphite, ce que l’énonciation langagière s’épuise à faire paraître. Sauf en un lexique fourni, attestant en ceci les limites (le désir inexaucé ?) des mots, leur incapacité à proférer l’indicible qui, partout exsude du réel comme un excédent seulement de l’ordre du senti, de l’appréhension de ce qui vient à nous à défaut de paraître, seulement une manière d’alizé dont nous sentons les effluves sans bien en pouvoir déterminer le caractère essentiellement dissimulé.

   Et c’est bien cette insatisfaction, cette frustration élémentaire, cette faim jamais comblée, cette soif jamais étanchée qui nous font nous pencher, tels d’inquiets Narcisses, sur l’onde désirante qui n’est que la projection de notre propre reflet.

 

Peut-être ne sommes-nous désirs

que de nous-mêmes,

 

   en cette infinie recherche de complétude qui gire en nous, au plus intime, dont nous voudrions qu’elle pût enfin nous dire

 

qui nous sommes,

qui nous avons été,

qui nous serons

 

   car ce n’est qu’au prix de ces trois extases temporelles que nous pourrons nous rejoindre en notre entièreté. Tâche certes exténuante mais à laquelle nous sommes tous attelés, le sachant ou à notre insu.

  

Donc l’image et ses possibles attendus

 

   Noir escarpin du désir, de quels trajets est-il la résultante, de quelle longue marche est-il l’incipit ? Tout à l’extrémité du corps, il en souligne la présence alors que, déjà, de ce corps il est en fuite pour quelque aventure non encore inscrite à l’ordre signifiant du jour.

   Donc la jambe droite, dont l’escarpin est la conclusion, deux saillies de sanguine, une rouge modulation, on soupçonne le désir qui la porte devant nos yeux, cette jambe, tel un fruit défendu et, pour ceci, convoité à l’extrême, à la limite d’une douleur.

   Jambe gauche dont on ne fait que deviner la nature de jambe tellement le dessin en est sommaire, partie terminale non menée à son terme, se dissolvant à même l’ivoire du sol. Serait-ce le feu d’un désir s’épuisant dans sa quête à trouver une gémellité, n’abondant qu’en lui-même comme si toute altérité du désir n’était que pur fantasme ?  Ce que semble confirmer cette exténuation du dessin, désir qui échoue à trouver, hors de lui, quelque exutoire que ce soit.

 

Désir en tant que désir, et le

vaste et nu désert tout autour.

  

   Mais à quoi donc aurait servi la représentation totale du corps, alors que son paysage partiel en dit bien plus que sa supposée unité ? La partie manquante, la partie soustraite au burin de nos yeux, c’est bien celle-ci en laquelle le désir exulte comme tenseur de la forme espérée, comme son arc-boutant et l’édifice érotico-gothique, archaïque, se déduit de cette absence, s’en nourrit, comme s’il y avait volupté à gommer toute sensualité, à la réduire, sinon à un pur néant, du moins à ce genre de vide constitutif de nos êtres mortels, de nos êtres saturés de lourde finitude. Car tout désir prospère sur ce sol de la finitude dont il essaie, pathétiquement, de se faire le contre-poison, l’élixir adjuvant au terme duquel, en un genre d’extase somatique, l’éclatante lumière de l’immortalité brillerait au bout du tunnel, nous sauvant définitivement de qui-nous-sommes (ou plutôt de qui-nous-ne-sommes-pas !).

   Bien évidemment, cette impression de vacuité se multiplie à l’infini, réverbérée par le total dénuement de la pièce (une chambre ?  un salon, ? un boudoir ?) cette pièce qu’on dirait sans désir au terme d’un regard superficiel, car c’est bien du contraire dont il est question.

 

Tout ce qui, ici, ne s’énonce pas,

ne paraît pas, dont la figure

est plus hallucinée que réelle,

tout donc concourt, par la négative,

à en appeler à ce qui, par omission,

nous cloue au pilori,

car c’est de nous et uniquement de nous

dont il s’agit dans la persistance

têtue de cette éclipse,

dans cette intolérable privation

qui, de nos êtres, ne retient

que l’approximative esquisse,

ce trait jamais accompli

qui, cependant, nous désigne

humains plus qu’humains.

 

Des nombreuses œuvres de Barbara Kroll, dont la signature se donne comme la mise en abyme fragmentée, torturée de la figure humaine, nous pourrions les ranger, ces essais, sous la rubrique d’une « phénoménologie de la pénurie ». Et ceci n’est nullement péjoratif.

 

Seule la pénurie peut nous donner accès,

au motif de l’impérieux désir qu’elle soulève,

à l’abondance, au surexcédent

dont elle est la condition de parution.

 

L’agape suppose le jeûne.

 

   Merci à l’Artiste de nous condamner à cette diète sans laquelle rien ne ferait sens que la reconduction, à l’infini, d’une manducation de provendes dont nous finirions par ne plus apprécier ni la saveur, ni la prodigalité.

  

« Du rien d’étant au quelque chose »,

toujours est-ce le Rien

qui convoque la Chose,

Toujours est-ce la Chose

qui copule avec le Rien.

Êtres métaphysiques par essence,

ce sont ces cruelles abstractions,

Rien-Chose ; Chose-Rien,

Qui s’annoncent comme

Nos Interlocuteurs ordinaires.

Narcisses, nous interrogeons l’Eau

Nous interrogeons notre Reflet

Nous interrogeons

qui-nous-sommes

Ou croyons être

Chose ?

Rien ?

Pour quoi se décider ?

Tellement de vacuité

En-soi, hors-de-Soi

Nous voguons en silence

Et tremble notre orient

D’être dévisagé

D’être porté au jour.

 

Fragments

Esquisses

Brisures

 

Du DÉSIR

Seulement

du DÉSIR

 

 

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2 mai 2025 5 02 /05 /mai /2025 16:52

 

OMBRE et LUMIERE

 

 

regard-touareg

 Source Útkereső blogja

  Note : Voici un texte fonctionnant essentiellement sous le registre de l’imaginaire, de l’intuition. Nulle allégeance à un quelconque sacro-saint principe de raison, nulle référence à une pensée logico-rationnelle. Ce qui veut se dire ici, de l’ordre de l’ombre, de l’essence de la lumière ne peut transparaître qu’en filigrane, sous une forme particulière. Certes déroutante, certes atypique mais sans doute plus efficace qu’un discours rigoureux. Du reste, certains objets du discours échappent, par leur nature, à tout essai de démonstration. Plutôt se laisser aller à une manière de dérive langagière : entre deux eaux. Plutôt se livrer aux méandres oniriques.


    Le regard.

A l’origine, à peine une lueur dans les lointains du temps, un plissement douloureux du magma, une sphère blanche au milieu.

Tâche circulaire qui veut étendre son emprise, rayonner dans l’espace.

Mais, au début, il n’y a pas de lieu où exister, pas de fuite possible. Etau noir qui resserre ses mâchoires, veut contraindre à la disparition la couleur originelle.

Mais la couleur ne renonce pas, se contracte, diffuse ses dendrites, lance ses rayons. Blancs filaments de myéline semblables aux cheveux des comètes.

Nul dans l’univers ne le sait, mais le REGARD vient de commencer. Il aiguise son trépan, il affûte ses drôles de diamants. Il veut forer l’espace. Il veut ouvrir la bogue de la vérité, faire surgir les dards, percer la peau. La faire éclater : seule issue possible. C’est vraiment cela que veut faire le regard : enfoncer son coin de métal dans l’écorce terrestre, creuser des failles par où se verront les racines.

Ouvrir le monde. Regard-silex entaillant la conscience. Regard aigu comme la pointe des flèches.

    Les yeux - le noir.

Murs de charbon. Ciel hermétique. Etau. Etau.

Autour des yeux sont les signes d’ébène, les signes d’obsidienne. Ils creusent la nuit.

Ils sont canines. Incisives. Ils veulent lacérer la chair, la manduquer.

Pulpe ligneuse. Racines. Les longs rhizomes sombrent les cavités, gluent les abîmes. Grand est le silence dans les orbites vides par où le vent s’engouffre.

Gouffre du ciel noir que n’habite nul horizon. Seuls les grands arbres décharnés sont plantés dans la terre et leurs hiéroglyphes cinglent le ciel. Ciel vide d’éclairs.

Les nuages sont si denses, cotonneux, pressés comme l’étoupe. Noir silence que traversent les cercles étroits des paroles scellées.

Pierres de lave refermées sur leur sourde clarté. Tout est si noir dans l’espace étréci.

Tout si noir. Hachuré. Traits de fusain, coulées de cendre perdues. Goudron. Goudron.

    La tête - Le noir.

Noirceur du sommeil. Blanche noirceur du sommeil sous les fulgurantes étoiles du rêve. L’outre de la conscience s’est étrécie, s’est réduite à la taille de l’ombre. Ombre onirique rapide, sorte de cil vibratile, battement infime de diatomée.

Le noir est répandu partout, à la façon d’une membrane tendue. Aile de chauve-souris. Cris perçants du silence.

La tête est un chaudron de bitume et le chiasma des yeux une étrave ensablée. Etrave serrée dans l’eau lourde, marécageuse, parcourue de filaments de suie. Tête encagée dans les mailles d’acier. Le limaçon des oreilles, envahi de grenaille, tinte dans le gris. Dans la mesure étroite du jour.

Mais où la lumière ? Où le rayon ? Où le chemin ? Tête d’os encadrée de poudre noire. Tête en forme de boulet de canon. Où la mèche ? Où le détonateur qui incisera de feu les nervures, distendra les cerneaux ? Qu’enfin coule la poix nocturne ! Et la matière grise, pourquoi la nommer ainsi ? Pourquoi pas "l’étendue noire" ? ; "le sombre cachot où se terrent les idées" ? ; "les hameçons métaphysiques" ? La nommer métaphoriquement : "cancrelat" ; "étuve immonde" ; "creuset d’où rien ne sort" .

Tout est si noir dans les veines charriant du sang épais, putride. Qui donc a parlé d’idées lumineuses ? Et la lumière où est-elle ? Qu’on m’apporte donc de la lumière ! Un seul photon entier, rond comme une bille, éclatant comme mille soleils ! Un seul photon et du cosmos surgiront mille étoiles de feu.

Mais rien ne sort jamais de la tête noire. Sauf le chaos, le vertige et des billes de coke et des coulées de lave brune et des scories mauvaises. Où donc le remède pour décolorer l’ombre ? Où donc la clé pour habiter la faille oblique des jours ?

    Les yeux - Le soleil.

Depuis toujours les yeux savent cette clarté que diffuse l’étoile solaire. Depuis toujours ils savent ce rayonnement qui jaillit de l’astre blanc, cette parole de l’origine.

Les mots ne sont que cela : des éclats de lumière. Vous le saviez avant même le premier clignotement de votre conscience. Vous le saviez depuis l’antre primitif, la conque où flottaient les eaux primordiales. Les eaux douces, pures, qui bruissaient de mots. Du fond de votre cécité vous les perceviez ces éclats dans la nuit, ces feux de Bengale. Comme une couronne tressée, une comète enveloppante. Vous n’étiez alors qu’une parole celée, une idée fossile. En attente seulement. En attente du dire qui déploie, ouvre, rayonne. Membrane amniotique tendue sous les eaux. Tendue jusqu’à l’effraction qui libère, ouvre la voie à ce qui, depuis toujours, veut surgir à la clarté. Que proférer autrement que par la lumière ? Que dire autrement que par l’étoile blanche dispensatrice du cosmos ? Toutes les choses de lumière nous parlent. Toutes les choses nous parlent de lumière. Depuis la grande couronne qui gravite autour de la sphère brûlante jusqu’au tremblement de la luciole. Tout dans l’étincelle. Tout dans le scintillement. Tout dans les pupilles qui scrutent l’espace. Là est la seule réalité : diamants à la pointe des herbes ; miroirs inclinés des vagues ; clignotement des étoiles dans le ciel tendu comme un schiste.

Là est la seule réalité, avant que les yeux, en forme d’amandes étrécies, ne soudent leur porcelaine. Sclérotique biffée. Dure-mère retournée comme un gant. Lumière occluse. C’est toujours ainsi à la fin. Ombre. Ombre. Ombre.

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1 mai 2025 4 01 /05 /mai /2025 17:37

 

F1 

 

Aux sources du Fleuve Alphée

 

  Ce matin-là était un matin de printemps semblable à bien d’autres. Des gouttes de rosée brillaient à la pointe des herbes, la sève courait sous les écorces, les bourgeons s’apprêtaient à éclore. Le ciel était rosé du côté du Levant, avec encore quelques teintes grises et des écharpes de brume tapissaient les rives de la Leyre. Odin mit le sac de toile sur son dos après y avoir rangé La Géographie par l’Image et la Carte, livre qui ne s’éloignait jamais de lui à plus de deux coudées. Odin se passionnait aussi bien pour les atolls des îles Touamotou que pour les fjords de Norvège ou les polders des Pays-Bas, mais ce qui l’attirait le plus c’était la grande carte Vidal-Lablache qui trônait dans la salle de classe, tout près du pupitre de Monsieur Chaliès.

  Elle était magique cette carte de France avec ses montagnes qui faisaient des taches semblables à du pain brûlé, ses plaines d’herbe couleur de menthe, ses océans si clairs qu’on aurait pu y deviner les piquants des oursins et les filaments des étoiles de mer. Mais ce qui le fascinait le plus, c’était la carte avec les fleuves, les rivières. Ça le faisait penser à un grand corps d’argile qu’auraient parcouru des faisceaux de veines, d’artères, de capillaires et il ne doutait point que cette carte fût douée de vie et qu’au profond de la nuit elle rejoignît les réseaux souterrains, les lacs, les océans à la courbure immense et ainsi jusqu’à la voûte des étoiles.

  Lorsqu’il entra en classe il eut la prémonition que cette journée serait marquée d’une pierre blanche, la Vidal-Lablache éclaboussait le mur de ses teintes pastel et le tableau maculé de craie portait en son milieu, calligraphié à la manière d’un savant et appliqué calame :          

 

Leçon du jour : Fleuves et Rivières de France.

 

  Chacun gagna sa place et Charles Chaliès, de sa belle voix grave qui faisait rouler les cailloux du gave :

 

« Mes enfants, aujourd’hui nous allons naviguer, tels des radeaux, sur nos belles rivières ; alors ouvrez grand vos oreilles et vos yeux que je vois encore bien pris de sommeil. »

 

  Ce brave Chaliès ne craignait ni l’emphase ni la solennité de sa mission et tous savaient alors qu’un voyage allait commencer qui, longtemps encore, habiterait leurs mémoires. Chacun embarqua donc sur son radeau et commença la longue dérive qui le conduirait, de canaux en écluses, d’écluses en affluents jusqu’à la royauté du grand peuple des eaux. Odin, quant à lui, émerveillé par cette ode fluviale, se laissait aller à la symphonie des mots que Charles Chaliès égrenait avec ferveur, comme si de précieuses gemmes se fussent échappées de ses académiques lèvres.

  Odin savait qu’il lui fallait cueillir ces offrandes comme la lumière du jour et les mots le traversaient à la façon d’une brise subtile, et les lieux magiques habitaient sa peau, résonnaient dans les conques de ses oreilles, le parcouraient du dedans en de longues vibrations semblables à de l’écume. Il y avait en lui La Seine, le vent chargé de calcaire du Plateau de Langres, Paris, l’Ile de la Cité, l’Ile Saint-Louis, le Marché aux fleurs, l’estuaire à Honfleur large comme une mer ; il y avait le long cheminement de La Loire, la brise du Mont Gerbier des Joncs, la ligne grise et blanche du Forez, les Cévennes bleues aux entailles profondes, les îles de sable et de saules à Orléans, les châteaux majestueux des Rois, l’Océan aux flots immenses ; il y avait Le Fleuve Garonne, les roches sauvages du Val d’Aran, la chute dans le mystérieux Trou du Toro, le Port de la Bonaigua où couraient les chevaux, les briques rouges de Toulouse, les quais de pierre de Bordeaux, l’estuaire de La Gironde pareil à un lac de boue, l’Ile Verte, l’Ile Margaux, le grand peuple des oiseaux, les hérons, les aigrettes, les mouettes rieuses, les cabanes à carrelets, leurs hauts piquets plantés dans la vase, puis l’Océan, le grand large, l’obélisque blanc du phare de Cordouan, sa lanterne traversée d’air et de soleil ; il y avait Le Rhône surgi des glaces bleues du Saint-Gothard, le miroir du Léman pareil à une grande faucille couchée sous le ciel, Lyon et La Croix-Rousse, Le Mont-Blanc et son cône de neige, puis la coulée rapide vers le sud, la steppe de la Crau semée de galets usés, hérissée d’asphodèles et de bouquets de thym, la Camargue, ses galops de crinières blanches sous le vent, les robes luisantes des taureaux, la grande montagne de sel de Giraud, Port Saint-Louis et ses vols de flamants roses comme un  nuage à l’horizon. Il y avait en lui tous ces trajets lents ou rapides, ces chutes brusques, ces méandres, ces clapotis, ces îlots de sable aux flancs paresseux, ces barres rocheuses, ces hauts plateaux cernés de vent, les rideaux des peupliers, les larmes des saules, le coassement des grenouilles, la fuite argentée des truites, la procession oblique des écrevisses, les pertes d’eau dans les failles, les résurgences, les rives de mousse et de lichen, les parois de sable hautes comme des dunes, les vasières, les sols de tourbe, les calices blancs des nénuphars, la lame aiguë des flèches d’eau, les plumets roses des renouées, les quenouilles brunes des massettes avec leur doigt dirigé vers le ciel, il y avait les mosaïques de lumière des marais salants, les petits promontoires de sel, leur couleur de neige, leur crépitement sous le soleil entre les griffes de râteaux des paludiers ; il y avait tout cela et Odin savait depuis toujours qu’il devait garder comme un secret ces images, ces bruits, ces sensations. Un jour il les raconterait à ses enfants, à ses petits-enfants comme le faisait Monsieur Chaliès aux élèves émerveillés de la classe etOdin pensait que ses camarades, eux aussi, sans en laisser rien paraître, dissimulaient dans quelque cachette minuscule, ces trésors aussi indispensables que la vue, le toucher et l’émerveillement qui habite si bien le monde des rêves.

  Et ce qui rassurait Odin plus que tout, c’est qu’il savait que ces fleuves étaient éternels, et qu’ils couleraient encore bien après que les hommes auraient déserté la Terre. La leçon de géographie terminée, on dessina sur de grandes feuilles blanches, la carte de France, les taches brunes des reliefs, les lacs verts des plaines, les eaux à peine bleutées des océans et d’un trait d’outre-mer foncé, les sinueux parcours des fleuves qui irriguaient la terre comme la pluie féconde les semailles.

  On rangea les feuilles sous les abattants de bois, on sortit en récréation, on joua à pousser des calots et des agates sur des chemins de poussière, on lut quelques vers de Sully Prud’homme, on rentra à la maison, on fit ses devoirs et on s’assit sur des bancs pour profiter des caresses douces du printemps. On fit tout cela, sauf Odin qui prit un panier d’osier, y mit quelques provisions et après en avoir averti sa Mère, se dirigea vers le bas du village où coulait la Leyre, petite rivière sans ambition qui faisait avancer son destin, goutte à goutte, entre champs et falaises sans que nul y prêtât attention.

  Cependant la Leyre cachait en de subtils contours quelques vrais coins de paradis que Grand-père William avait fait découvrir à son petit-fils, les jours de pêche, alors que l’aube coloriait à peine la cime des aulnes et que les villageois sommeillaient dans leurs couettes de plume. La Grève de Talbert était un de ces lieux remarquables quoique serti de silence et de modeste apparence. Dans un coude de la rivière se trouvait une plage de gravier que le courant venait lécher de ses bulles claires et irisées comme des ballons de fête. Près de la berge opposée, un grand trou qui abritait gardons, ablettes et autres goujons. Odin en avait ferré plus d’un de sa gaule de bambou mais aujourd’hui il s’était seulement muni de son panier, ayant l’intention de réserver la grève à une collation et à quelques rêveries aquatiques.    

  Car Odin, s’il était bon élève et appliqué à la tâche, n’en était pas moins un éternel rêveur que le vol d’une libellule pouvait entraîner à des lieues, jusqu’au faîte des nuages et parfois au-delà.Odin fit basculer le couvercle d’osier, prit une pomme qu’il croqua à belles dents - le suc cascadait dans sa gorge-, grignota quelques galettes de sarrasin et se coucha à même les galets encore chauds du soleil qui les avait abreuvés. La Leyre chantait tout doucement et cela faisait un bruit de vent comme les flûtes indiennes au sommet des Andes.  L’air était si doux, la nature si encline à l’imagination, qu’Odin s’endormit alors que le jour commençait à sombrer, éclairant d’un dernier feu les chatons des noisetiers. L’air battait alentour de ses palmes légères, disposant le corps de l’enfant au repos. Bientôt un croissant de lune apparut à l’orient alors que la rivière murmurait à l’oreille d’Odin 

 

« Viens donc me rejoindre, Odin et faisons tous les deux le merveilleux voyage aux sources de l’Alphée. »

 

  La Leyre n’avait pas fini de murmurer qu’Odin abandonna son lit de gravier pour la douceur des eaux. Il les sentit entourer ses jambes comme des lianes qui, sans tarder, s’insinuèrent en lui et son corps devint alors diaphane et aérien, à la manière des cirrus qui habillent les ciels légers de Bretagne. Il se sentit investi de mille gouttes pressées  qui cascadaient vers l’aval, de tourbillons, de nuées, de longs filaments mêlés à l’humus, aux racines noires pareilles à des anguilles, aux tapis gorgés d’eau des mousses, aux balais aquatiques qui le faisaient songer à la caresse de doux éventails de plumes.

  Il passa sous des ponts, tourna sur des roues d’eau, longea des moulins, franchit des écluses, glissa le long de barques à l’étrave de goudron, puis son corps se divisa en de longues ramures, laissant la place à des îlots que peuplaient de grands oiseaux gris et blancs, des sternes au vol rapide, des aigrettes aux becs jaunes, leurs longues pattes semblables à des tiges de bois. Longtemps il rôda parmi les roselières, se frayant un passage au milieu des joncs, frôlant les feuilles vertes des guimauves, leurs pétales blancs comme du talc ; il entendit les busards fendre l’air de leur voilure blanche et fauve ; il entendit le mugissement du butor étoilé ; il entendit les lames aiguës des faucheurs  claquer dans les chaumes ; il sentit les plumets neiger sur sa peau humide, flotter au gré des courants que lui, Odin, dirigeait maintenant avec la science et la sagesse immémoriale des fleuves au long cours.

  Rien ne lui paraissait plus naturel que sa condition aquatique, au milieu des balais des roseaux, entouré des cris et des vols planés des oiseaux, leurs ailes gonflées pareilles aux voiles des goélettes. Depuis toujours Odin savait cela, cette grande sagesse des eaux, cette sorte de vérité liquide qui parcourait le monde des étangs, des lacs et des océans jusqu’au socle profond de la Terre. C’était comme si les milliers de petites vagues, les milliers d’écailles brillantes qui hérissaient la face des mers avaient voulu dire aux hommes quelque chose de mystérieux et de profond mais il n’y avait pas de mot, pas de phrase qui pût seulement approcher d’un souffle toute la richesse qui vivait, à leur insu, sous le miroir des eaux.

  Il y avait l’infini savoir des carpes des étangs aux ventres gonflés d’œufs ; il y avait toute la beauté des étoiles réfugiée dans les yeux aveugles des poissons-lanternes, les chants de la terre résonnant dans les conques marines. Il y avait la nage rapide des ragondins qui poussaient l’eau de leurs pattes palmées et cela voulait dire l’impatience de la vie ; il y avait le long glissement des loutres dans les eaux vertes, tout à l’intérieur d’Odin, et cette fuite voulait parler du temps qui passe ; il y avait le sautillement des araignées d’eau sur la glace polie des étangs et l’on savait alors la fragilité des choses, leur texture si fine, semblable aux dômes des baudruches.

  Puis Odin sentit qu’il quittait le delta et ses marais gorgés d’eau et de vie, que son propre courant l’entraînait, malgré lui, vers l’amont. Il fut une large rivière verte et bleue que les barques des pêcheurs sillonnaient en tous sens ; il franchit des filets piquetés de poissons d’argent ; il frotta ses flancs à des quais de lave brune que des promeneurs longeaient en riant ; il passa sous un pont aux arches en ogive, des enfants y pêchaient éperlans et civettes au bout de tiges de sureau ; il franchit une écluse, devint un canal paresseux sous l’ombrage des platanes aux troncs vert-de-gris, à l’écorce ophidienne ; il prêta son dos à l’étrave des péniches, regarda sur le chemin de halage les allées et venues des robes estivales ; vit des peintres du dimanche avec leurs minces chevalets, des familles en chemise qui pique-niquaient ; il croisa des croisières, des rires, des éclats de voix ; il traversa une écluse de billots de bois, haute comme une tour qui cachait une eau basse entre des galets, une nature sauvage, bientôt des rives escarpées puis des torrents aux larges tourbillons que remontaient des saumons aux minces ocelles.

  Dans un méandre de la rivière il lui sembla reconnaître Monsieur Chaliès lui-même, un carnet de croquis à la main, occupé à faire des esquisses, à noircir des pages au fusain, à y dessiner sans doute les grands arbres qu’il aimait tant : peupliers, aulnes aux troncs blancs, saules cendrés, bouleaux aux écorces luisantes, coudriers aux tiges droites parsemées de chatons. MaisOdin ne pouvait s’attarder et il crut entendre la voix où couraient des galets, lui dire :

 

 « Dépêche-toi Odin, ton voyage n’est pas encore arrivé à son terme. La patience d’Alphée est grande et sa demeure toujours ouverte à ceux qui veulent, comme toi, percer ses secrets, mais il n’est jamais de bon augure de faire attendre les dieux, leur bonté fût-elle immense comme la voûte des cieux ! »

 

  Alors de son corps d’eau qui maintenant s’amenuisait, se contractait, Odin fit sortir une caravane d’ondes pressées qui se mirent à franchir d’étranges gorges, des roches escarpées, des verrous de pierre qui se dressaient contre le ciel. Le chemin s’inclinait brusquement à la verticale, sorte de  gradin de basalte qui se lançait à l’assaut des nuages. Odin cambra ses reins dans un ultime effort pour franchir les degrés de la roche. L’eau jaillissait en écume d’une bouche d’ombre et il sut alors que cette épreuve serait la dernière, comme s’il se fût confronté à sa propre énigme.

  Il fut soudain au milieu d’une immense conque qui secrétait une lumière verdâtre, phosphorescente, se réverbérant sur des parois blanches de calcite. An centre d’un vaste amphithéâtre se dressait une fontaine. Une blonde Néréide répondant au doux nom d’Aréthuse, drapée dans des voiles bleus, s’y tenait dans une pose hiératique qu’on eût dite éternelle. De ses cheveux blonds tombait une pluie fine. A ses pieds de minces ruisselets parcouraient le sol en de longs fils cendrés. Odin ne pouvait détacher ses yeux des Filles de la Néréide qui s’égaillaient sur le basalte nu.

  Alors, du plus profond de la pierre, se fit entendre une voix qui emplit la caverne :

 

 « Odin ; mon fils, je suis Alphée, le dieu des Fleuves et des Rivières. N’as-tu donc point reconnu tes Sœurs, La Seine aux pieds légers ; La Loire aux hanches sinueuses ; La Garonne et sa taille menue, Rhône et sa danse rapide ? Odin, mon Fils, danse donc toi aussi et rejoins ensuite les tiens qui dorment les yeux ouverts au bord de la Rivière. Enseigne leur les secrets de l’eau et, eux aussi, viendront un jour puiser aux sources de la sagesse ! ».

 

Puis la voix regagna le silence lourd du basalte. Le soleil au travers des saules jouait sur les cailloux de la grève. Un rayon se posa sur la joue d’Odin, illumina ses cheveux. Il frotta ses yeux, s’étira. Il lui semblait revenir d’un long voyage, d’un très long voyage que sa mémoire avait oublié. Les maisons du village s’éclairaient sur la falaise. Il pensa qu’il était grand temps de rentrer. Avant d’aller en classe il ferait un dessin pour Monsieur Chaliès. Il y aurait des prés et des collines, des saules et des aulnes, de grandes plaines d’eau, de verts marécages, de blondesNéréidesle Fleuve Alphée aux doigts multiples, et au milieu, Grand-Père William et son panier de pêche, Odin et ses rêves comme des nuages tout autour de la tête. Oui, assurément, le dessin plairait à son Maître. De cela il était sûr, comme du ciel si bleu, si pur qui courait d’un bout à l’autre de l’horizon à la manière d’un grand arc-en-ciel traversé de pluie.

 

 

 

 

                          

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29 avril 2025 2 29 /04 /avril /2025 07:58
 Du monde invisible

Acryl papier

 

Léa Ciari

 

***

 

   Posant devant nous cette image, nous pourrions nous essayer au jeu des dénominations, partant d’un regard objectif pour finir en une énonciation purement subjective. Par exemple nous donnerions pour titre : « Femme et enfant », demeurant dans la plus grande neutralité qui soit, puis nous dirions « Mère et fils », précisant en ceci la nature de la relation , puis nous dirions « Mère et enfant se donnant la main », introduisant ici, une manière d’affection, puis nous dirions « Deux sans-visage », avançant en une forme d’énigme, puis, enfin, nous dirions « Deux du monde invisible » et c’est à partir de cette formulation que percerait en nous, venant de cette singulière étrangeté, le dard diffus d’une sourde inquiétude qui n’aurait pour équivalent que l’inimaginable perte du sens à même notre existence. De l’objectif somme toute rassurant, sûr de soi, au subjectif nué de sourdes menaces, tout l’itinéraire, tout le dépliement inouï de la gamme des états d’âme. Mais sans doute, en guise d’interprétation, à défaut d’en émettre une qui soit exempte de toute fausseté, la première qui vient à nous, la mesurons-nous à l’aune de nos propres inclinations. Aujourd’hui, en ce printemps qui se traîne au ras du sol, dans le jour sale qui cogne à la vitre, vraisemblablement ne me sera-t-il donné que de produire ces idées tristes, simples émanations d’une sorte de désarroi intérieur.  Mais peu importe, le sens des choses n’est nullement inscrit au fronton de pierre de quelque Temple qui énoncerait une vérité définitive. Juste en Soi, au plus secret.

   Et puisque vient tout juste d’être évoqué le maussade d’un temps climatique rejaillissant sur la qualité du temps existentiel, autant poursuivre dans cette voie qui ne paraît sans issue qu’à demeurer sans parole. Le fond du papier, badigeonné d’une teinte neutre, un de ces mélanges ne semblant se décider pour rien de précis, le fond donc ressemble à la saison présente, éclats de corolles blanches se perdant dans l’à peine perdurance du jour. Un virginal et délicat pétale se hasarde-t-il à s’immiscer dans le colloque du Monde et le voici, déjà, promis à son irrémédiable perte. Un pollen commence-t-il à talquer l’air, à célébrer la saison nouvelle, qu’un frimas hivernal, réclamant son dû, vient en compromettre le court destin, le reconduisant au néant. Cette époque est époque du doute, époque des remous et des convulsions. Le Temps lui-même, semble avoir perdu son orient.

   L’avoir si bien perdu que tout ce qu’il touche se voile et paraît disparaître dans une immémoriale confusion. Ces deux formes, qui semblent ne pouvoir demeurer que formes, esquisses, vagues tracés sur la surface anonyme du subjectile, nommons-les, d’une manière aussi floue que possible, « Elle » pour la figure féminine, « Lui » pour l’image enfantine. Comme si, peinant à parvenir au contenu total de leur être, ils ne pouvaient que demeurer en chemin, à mi-distance de ce néant de leur naissance qui les fascine, de cet autre néant de leur perte future qui clignote à l’horizon et les cloue à demeure. « Elle » paraît ne nullement percevoir l’étrange motif de sa présence, ici, dans ces travées de carton-pâte en forme de labyrinthe, « Lui », depuis sa neuve venue sur la lisière de l’exister, confie sa main à une autre main. Aveugles, les deux mains.  Assemblées au hasard des destins d’égarement et de sourdes errances. Petite main qui ne sait rien de la grande. Grande qui ignore tout du futur de la petite.

   Les vêtures, frappées d’une bizarre catatonie, paraissent aussi mutiques qu’intangibles, genre de drapeaux de prière faseyant dans les lames d’air glacé de quelque mythique Népal perdu au milieu de son cortège de blancs nuages. Certes, « Lui » tient bien en sa main gauche un colifichet bleu dont on devine qu’il pourrait s’agir d’un lapin en peluche. Seul élément vraiment réaliste que l’ensemble de la scène vient atténuer comme s’il s’agissait d’un simple amusement. Car à être si peu visible, si peu préhensible, le jouet y perd son âme, peut-être même la retourne-t-il en objet maléfique qui pourrait bien pervertir la prétention à vivre de ces deux illusions, de ces deux fictions qui, dans le dessin, sembleraient dissoudre la possibilité même d’une venue parmi la foule dense des Existants.

    Oui, ceci qui se donne à nous au travers d’un verre dépoli, au travers d’une paroi de papier huilé d’une maison de thé, nous ne pouvons qu’en éprouver l’irrémédiable fuite, l’apparence de nymphe parvenue au seuil de sa proche disparition. Et cette représentation, se cèlant elle-même, elle ne fait que concourir à nous interroger sur la réalité même dont nous pensons qu’elle nous appartient en propre comme le bien le plus précieux, l’impartageable possession, l’indivisible propriété. Il nous faut l’assurance de l’Autre, son indubitable matérialité, sa foncière assise sur un sol de croyance. Å défaut de ceci, c’est notre propre territoire qui menace de se lézarder, d’être précipité à trépas sans possibilité aucune de s’en exiler jamais.

 

Ta silhouette tremble à la hauteur

de mon propre effacement.

 

   C’est bien la puissance de cette image que de dresser, devant nous, tout contre la falaise de notre visage, cette autre falaise de craie qui a pour nom « Métaphysique », dont la Physique recule et ne laisse plus place qu’à ce « Méta » à l’invisible motif puisqu’il ne désigne, avec ses valeurs « d’après », « d’au-delà de », « d’avec », que des abstractions sans étendue ni limites : un Vide sans bords, un Rien sans nervures. Cette peinture de Léa Ciari, aussi bien pourrions-nous la nommer « Méta-image » et, d’elle nous aurions tout dit, n’en disant rien cependant. C’est ceci la force du « Méta », à la hauteur d’un nul prédicat, les contenir tous en puissance, les garder en réserve en vue d’une possible effectuation. Et c’est bien cette effectuation qui « rompt le charme » qui brise le fol espoir de mettre, sous l’anonyme visage du « Méta », toutes les libertés, toutes les essences dont nous rêvons, qu’effacent continûment, l’écoulement du sable dans le sablier, le mécanisme horloger de nos existences, la combustion de la passion. En réalité, nous sommes des manières de « Méta-intelligibles » que vient constamment réaménager la mesure toujours opérante du « Méso-sensible ».

 

Nous sommes toujours

au milieu des choses,

ni avant, ni après.

Sauf notre Naissance.

Sauf notre Mort.

 

   Nous pensons avoir porté en pleine lumière les raisons de notre désarroi face à cette peinture. Mais notre rapide intuition est-elle suffisante ? Ne pêche-t-elle par défaut d’investigation de plus grande profondeur ? Certes, c’est bien de ceci dont il s’agit. Le flou nous égare, l’anonymat des Personnages nous situe en une manière de désert, la non-figuration des visages nous met à l’épreuve, sinon de la Mort, du moins de l’Absence. Visages de nulle apparence, Visages dont les sens sont inapparents. Ni son, ni odeur, ni goût, ni vision, seul un hypothétique toucher pourrait affirmer quelque prétention à paraître. Mais l’on sent bien que, de tous ces sens livrés au couperet du non-sens, c’est la vision, cet événement cardinal, qui fait le plus défaut. Tragédie de Celui, Celle qui entendent, goûtent, touchent, mais NE VOIENT PAS ! Abîme infini de la terrible cécité. Tout s’agite et brille autour de vous et vous n’en percevez ni l’éclat, ni le mouvement de roue polychrome, ni son rythme, ni l’horizon sur lequel tous ces merveilleux modes de l’exister se détachent. Mais, ici, quelle est la plus grande malédiction ? Être né aveugle et n’avoir jamais rien vu du Monde ou bien avoir été Voyant puis avoir perdu subitement la vue ? Å nos yeux, c’est bien la seconde hypothèse qui est la plus cruelle au motif que, ne voyant plus, vous savez la nature exacte de la sublime manifestation des choses que vous n’apercevrez plus que sur l’écran infidèle et trouble de votre mémoire.

   Ce que semblent mettre en exergue ces deux visages privés d’yeux est de cette nature, d’une irrémissible perte, d’un deuil à tout jamais dont rien, jamais, n’en pourra dépasser le caractère abyssal. Mais voici qu’il nous faut bâtir une narration vraisemblable afin de donner quelque étoffe à notre écriture. Elle, Lui, qui avaient vécu des années somme toute normales à l’instar de tout Quidam, eux donc avaient assisté au vaste spectacle du Monde, parfois doublé de quelque splendeur, parfois écho d’une sorte de mal invisible qui flottait aux abords de la Condition Humaine. Avant même que la cécité ne les visitât, et par un étrange phénomène d’accélération des us et coutumes de la société des Hommes, le Monde avait connu une étrange et soudaine mutation. Un basculement. Une chute.

   On courrait partout dans les villes au milieu des confluences multiples et désordonnées de toutes sortes de véhicules. Dans les rues, il fallait frayer son chemin parmi la lourde masse des Hagards, en jouant des coudes.  Les vastes magasins étaient pris d’assaut et, bien souvent, l’objet convoité n’existait plus à l’approche du rayon qui aurait dû l’exhiber. Mers et Océans étaient continûment sillonnés de gigantesques ferries qui charroyaient leurs grappes de Chalands. Le ciel, mais il n’y avait plus de ciel, n’était qu’une mare grise sur laquelle glissaient les coques d’acier des puissants aéronefs.  Dans les forêts pluviales, de lourdes et anonymes masses d’arbres s’effondraient en silence sous les voûtes des hautes canopées. Les Curieux, casqués, les yeux rivés sur leurs étranges boîtes (on appelait ceci des « box ») paraissaient n’apercevoir personne, obsédés qu’ils étaient par la luminescence bleue des écrans, par les sons syncopés qui s’engouffraient dans le vortex de leurs oreilles. Trop occupé de Soi, nul ne saluait plus quiconque. Se hasardait-on à ôter le casque de sa tête, à distraire ses yeux de sa « box », et l’on entendait, partout, le sifflement sinistre des obus, le claquement des armes automatiques, les cris de détresse des Blessés et l’on imaginait le long murmure des Morts. Les dialogues entre les Vivants, bien plutôt que d’utiliser les mots du langage, consistaient en de rapides duels où seul l’éclat des lames décidait du sort des Impétrants. Partout on trichait, pillait, volait, violait, exploitait, fouillait la moindre parcelle de sol et la Terre était devenue cet immense marigot taché de sang, envahi de larmes, maculé des désirs sulfureux, polymorphes d’un Peuple simplement voué aux gémonies.

   Enfin, vous l’aurez compris, Elle, Lui, n’étaient nullement devenus aveugles à la suite d’une maladie. Elle, Lui, tel l’infortuné Œdipe se crevant les yeux suite à la révélation de son crime, Elle, Lui donc avaient volontairement oblitéré leurs yeux, effacé du Monde leurs visages sur lesquels, sans doute, les traces de quelque infamie se fussent devinées s’ils avaient continué à être les Spectateurs « consentants » de cette immense parodie humaine qui paraissait n’avoir nulle limite, n’avoir nulle fin.

   Beaucoup s’insurgeront, sans doute à raison, de cette interprétation par trop pessimiste de l’œuvre de Léa Ciari. Cependant nous la croyons surtout réaliste, certes amplifiée sous la loupe d’un regard critique. Parfois est-il utile de « grossir le trait », de diagnostiquer la tumeur maligne avant que n’intervienne le collapsus final. Ce texte ne prétend qu’à se donner en tant qu’allégorie, préfiguration de phénomènes à venir si le Monde continue à demeurer sourd à ses borborygmes internes, à ses convulsions, à ses hoquets qui risquent de le faire chuter dans une irrémédiable syncope. Le visage, signe s’il en est de l’identité humaine, du motif en lequel l’Autre se reconnaît et vous reconnaît, le visage donc est, assurément, la figure en laquelle projeter, tout à la fois, ses plus belles espérances, à la fois ses plus vives inquiétudes. Alors, par le biais de notre imaginaire, dotons ces visages des signes éminents de l’humain, investissons-les des projets les plus hauts qui se puissent imaginer.

 

Une Lumière remplace une Ombre.

Le jour vient effacer les incertitudes de la Nuit.

Une Joie se substitue à un Chagrin.

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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