Overblog Tous les blogs Top blogs Littérature, BD & Poésie
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU
13 novembre 2025 4 13 /11 /novembre /2025 08:29
Écrire le peu de la langue

***

 

   [Il s’agit ici d’un long texte, réponse aux remarques de Joël Moutel. On notera l’aspect formel de ce texte qui présente l’allure générale du poème avec ses vers courts, ses retours à la ligne. En réalité, la formulation n’est nullement poétique, bien plutôt « sémantique », elle qui a pour souci, au motif du détachement, de la mise en lumière de certaines de ses parties, de faire paraître de façon clairement visible le procès de la pensée, les étagements conceptuels, les enchaînements logiques, les oppositions binaires, enfin tout artefact contribuant à l’exhaussement de ce qu’il y a à comprendre et risquerait la dilution dans une présentation graphique canonique, longue suite de signifiants dont le flux étouffe, parfois, le cours de la réflexion, manière de plaine monotone d’où nul relief ne s’élève. Il s’agit donc de topographie intellectuelle et de rien d’autre dont la langue dissimulerait la parution.]

 

Les remarques de Joël Moutel (fragment, suite) :

 

   « tu voudrais écrire avec beaucoup d'espace autour de peu de mots tu hais l'excès de mots tu voudrais n'écrire qu'avec des mots rares insérés dans un grand silence tu ne veux pas de mots qui déchirent le silence le vide autour d'eux mais des mots qui fassent parler ces vides et ces silences car c'est en  eux que git le sens les mots doivent accentuer le silence  le vide ou plutôt un espace inspiré pourquoi tant de mots il en faut si peu pour dire les quelques grandes choses qui comptent dans la vie se contenter de tracer juste quelques mots sur un grand fond de silence mais trouver ces mots ces mots capables de représenter ce silence d'animer ce blanc en fait il s'agit de trouver un juste dosage entre le dit et le non-dit un non-dit plus gros de sens que tous les mots que l'on peut tisser ensemble. »  (C’est nous qui accentuons)

 

Mon commentaire :

 

   Tout au long de ces « conciliabules avec lui-même » (on est toujours seul dans la tâche de l’écriture), Joël Moutel nous a habitués à faire alterner les mots du commun le plus prosaïque avec des mots de réflexion sur des sujets bien plus profonds que ceux abordés par le langage mondain. Aujourd’hui, placés sous la bannière du Silence et du Vide, ces mots nous nous proposons de leur donner un écho, de les amplifier à l’aune d’une singularité évidemment totalement subjective. Du texte de Joël, nous prélèverons quelques extraits qui nous paraissent les plus signifiants, les ouvrant en quelque sorte à un avenir dont il se pourrait qu’ils puissent tracer un hypothétique chemin de pensée. Ces éclairages particuliers, les voici résumés au travers de quelques assertions bien senties qu’il serait dommageable de laisser en repos :

 

des mots rares insérés dans un grand silence

des mots qui fassent parler ces vides et ces silences

les mots doivent accentuer le silence le vide

ces mots capables de représenter ce silence d’animer ce blanc

un non-dit plus gros de sens que tous les mots que l’on peut tisser ensemble

 

   Et, à l’intérieur même de ces réflexions, tâchons de tirer l’essentiel qui, pour nous, se résume en ces mots-phares, en ces mots-orient d’un sens à immédiatement proférer :

 

« Parler, accentuer, animer

Donner sens

A ces Vides

A ces Silences »

 

*

 

   Le silence, le silence existe-t-il vraiment ou bien est-il un simple dessin, un trou que notre imaginaire ménagerait au sein de la marée invasive du langage afin d’instaurer une pause, de faire halte, de nous ressourcer en quelque manière, en tant qu’Existant, à l’aune de cette parenthèse productrice de calme et de joie ? Autrement dit, le silence n’est-il une simple invention que l’Homme aurait trouvée afin de reprendre haleine au milieu de cette course éprouvante nommée « Vie » ? Si nous prêtons l’oreille à ce qui nous est extérieur, nous faisons l’amer constat que tout est plein, que nul hiatus ne s’introduit parmi les mailles enchevêtrées du réel, que le compact domine, que le pluriel foisonne, que le temps se précipite, que l’espace ne présente nulle faille mais un irréel continuum au centre duquel, comme en un vortex, nous tournoyons à l’infini de qui-nous-sommes, sans même pouvoir prendre quelque distance que ce soit par rapport à l’étroite mesure de notre corps, par rapport à la coursive en forme de meurtrière de notre esprit. Il y aurait comme une camisole de force en laquelle notre soi-disant liberté se métamorphoserait en définitive aliénation.

  

   Å l’évidence, c’est d’un bruit de fond permanent dont nous devons, à nos corps défendants, établir le constat.

   Bruit de fond de l’Univers, glissement rapide des étoiles dans le lointain cosmos, assourdissante musique des sphères, expansion continue de la matière qui se dilate, se déchire, feule à la manière d’un animal sauvage.

   Bruit de fond du Monde, mugissement de la gueule rubescente des volcans, craquement des failles telluriques et, surtout, bruit des paroles des colloques pluriels qui émaillent les couloirs de la Terre en tous sens. La Condition Humaine est terriblement bavarde, faisant, souvent, le plus mauvais usage de cette essence des mots qui la détermine cette Condition, la désigne en tant que l’évidence première parmi le grouillement animal, la luxuriance végétale.

   Bruit de fond de l’Homme qui s’enlève sur celui du Monde, sur celui de l’Univers. Comme si une étrange spirale venait de la nuit des temps, de l’abîme de l’espace, portant en ses basques la totalité de ces sons assemblés dont l’étrange dessein serait de nous enserrer, nous-les-Humains en cette sorte de toile abrasive dont le constant travail ne pourrait se solder que par une présence réduite à la portion congrue. Ce qu’il faut entendre, en cette métaphore strictement mécanique, que tout est partout à l’œuvre pour nous tromper, nous abuser, nous conduire à la déshérence. Il nous faut donc

 

desserrer les mors du réel,

nous exonérer du Plein

à la force du Vide,

nous dispenser des Bruits

à la mesure du Silence.

  

    Il nous faut dilater ce qui peut l’être, ouvrir ce qui est occlus, éclairer ce qui est ombreux. Il nous faut sortir de ce pessimisme ambiant, trouver du sens, y compris dans les vertus microscopiques de ce qui-vient-à-nous sur le mode du presque absentement, de la nullité productrice d’une active et bien dommageable mélancolie.

 

Ce dont il nous faire le postulat :

 

que l’ordre naturel des choses

peut être inversé par la nature

de notre conscience intentionnelle,

 

que nous pouvons, à tout instant,

prendre en considération

le Blanc en lieu et place du Noir,

décréter le Jour afin de repousser la Nuit,

substituer le Poème à la Prose,

tirer le Chant du pur Silence.

 

Ces vives oppositions,

 

ces contrariétés naturelles,

 

Blanc/Noir,

Jour/Nuit,

Poème/Prose,

Chant/Silence

 

   ne sont nullement des exigences logiques mais des nécessités d’essence ontologique, ce-qui-est, comme Janus, est nécessairement à deux faces et, en tant qu’Hommes vigilants, il nous est demandé d’en inventorier les esquisses plurielles.

  

   Ainsi, si nous reprenons les propositions de Joël Moutel, à savoir « ces Vides », « ces Silences », si nous prenons le soin de les faire « Parler », de les « Accentuer », de les « Animer », de leur « donner Sens », nous aurons tout simplement ouvert la voie au plus vif de cette dialectique existentielle dont nous sommes, parfois, les heureux Médiateurs. Pôles de médiation mais aussi Forces de résilience d’où le-tout-des-choses peut venir à la forme, s’épanouir, s’éployer au large de qui-l’on-est,

se donner pour ces signes qui,

se faisant, nous font

au plein de notre Être.

 

Au constat de ce Plein qui sature nos existences,

nous opposerons sans cesse ce Vide,

cette lumière en tant que jeu entre les choses,

au Bruit nous substituerons le Silence.

 

   Vide, Silence, nous tâcherons de les mettre en exergue au travers de quelques simples modalités que nous trouverons aussi bien

 

dans la mise en perspective des Paysages,

mais aussi dans le concept des « souffles vitaux »

tels qu’évoqués par François Cheng,

dans le geste poétique d’André du Bouchet,

dans la méditation philosophique d’Henri Maldiney

sur la signification de la « Montagne Sainte-Victoire »

telle que vue par la peinture de Cézanne.

 

   Perspective des Paysages

 

   Tous, nous connaissons ces paysages saturés de présences multiples telles que produites par le fourmillement de la jungle, l’enchevêtrement des mangroves, la profusion matérielle des chaos rocheux et autres sites volcaniques, tous se donnant pour des formes originaires de la Nature en ses premiers et effectifs essais de parution mondaine. Encore convulsive, encore habitée des soubresauts primitifs de la matière en fusion.

 

 

Écrire le peu de la langue

La Jungle avec le lion d'Henri Rousseau

 

*

 

   Prenons pour thème de méditation « La jungle avec le lion », d’Henri Rousseau, en tant que forme-archétype qui, tout aussi bien, pourrait servir de modèle à l’abord et à la compréhension des mangroves et autres sites volcaniques qui nous posent problème à la seule vision de leur illisibilité. Imaginons le Lion sous une forme Humaine, présence évidente au centre du tableau. Partout règne le plein, la luxuriance végétale qui colonisent l’espace, ne laissent nulle échappatoire au gré de laquelle recouvrer une liberté perdue. Donc, l’Homme-Lion est entièrement cerné de ces larges feuilles d’herbe, de ces palmes semblables aux éventails des fougères, des hautes et invasives ramures des arbres qui colonisent l’espace et ne laissent nul intervalle par où s’exonérer du poids d’un incontournable réel. Il y a comme une action conjuguée des choses qui fomentent, dans l’ombre, de bien étranges projets, sans doute réduire l’Homme à néant, le phagocyter en quelque sorte, le réduire à la seule et unique valeur d’un Plein muet, atone, aussi bien insondable qu’indépassable.

   Certes, les Observateurs attentifs pointeront la sourde nitescence de la Lune, la lactescence du ciel, trouveront en leur évocation la possibilité de créer une ouverture, d’instaurer un sentiment de possible liberté. Ceci n’est nullement faux, mais ceci s’inscrivant hors la conscience Humaine, demeure un argument périphérique, de surcroît, dont le sens ne peut que chuter sitôt abordé, au motif qu’il ne possède nulle raison d’être. Les choses de la Nature sont nécessairement amorphes dès l’instant où elles sont délaissées par le rayon d’un regard qui les féconde intérieurement, les porte à l’évidence d’une manifestation lucide, pensante, judicieuse.

 

Installer un Vide,

faire naître un Silence,

ceci avec toute la charge de sens

qui leur est nécessairement associée,

seule une Conscience vigilante le peut.

 

   Si, de la touffeur ambiante, quelques mots peuvent se lever de façon à désobstruer l’horizon, ce seront bien des énonciations strictement humaines (léonines en l’occurrence) qui en constitueront les fondements. Des mots, mais également des postures imaginaires, des météores oniriques, des méditations poétiques.

    Si l’Homme-Lion se situe au point focal de l’image, cela suppose qu’il s’agit là d’un foyer, d’un point d’irradiation autour de qui tout s’ordonnera sous le signe éminent d’une signification. Tous les oculi percés dans le derme de l’exister ne le sont qu’à la mesure d’une intention qui en anime la sourde substance. Attendre de la Matière, attendre de la Nature, attendre de la feuille et du tronc l’émission d’un signifié actif, « performatif » pourrait-on dire, est attitude naïve, la même que celle qui se manifeste chez le tout jeune Enfant projetant sur son environnement le surgissement toujours possible d’une magie, d’une surréalité à portée de la main. C’est bien l’activité conceptuelle, la disposition noétique de l’Homme qui clament sa puissance, identique à la force léonine, si calme, si posée dans le tableau, mais tellement pleine de promesses, d’incisions dans le tissu ténu du vivant :

 

Être Soi, malgré

ce qui enserre et contrait,

cette jungle symbolique

qui ne demande qu’à éclore,

à devenir simple clairière

sous la poussée bienfaisante

et productrice

du regard humain.

 

   Jusqu’ici, Vide et Silence n’ont trouvé que leurs natives prérogatives, à la manière d’une lente buée émergeant de la pellicule d’eau d’un étang. Lui donner une ampleur nouvelle sera l’objet des réflexions qui suivent.

 

« Souffles vitaux », selon François Cheng

 

On prendra soin de noter ici cette remarque essentielle :

 

Vide, Silence, Souffle,

sont à interpréter

en tant qu’Intervalles,

espace de sens inséré

entre deux signifiants :

 

intervalle

entre deux mots,

entre deux sons musicaux,

entre deux traits de pinceaux,

entre deux respirations,

 

   tous ces signes renvoyant le microcosme Humain à la dimension macroscopique hyper-spatiale de la Nature. Mais écoutons les propos de François Cheng dans « Vide et plein, le langage pictural chinois » :

  

   « Wang Wei : ‘’Au moyen du menu pinceau, recréer le corps immense du Vide.

   ’’ Tsung Ping : ‘’Le contact spirituel une fois établi, les formes essentielles seront réalisées ; de même sera capté l’Esprit de l’univers. (…) D’où la primauté accordée à la notion de souffle. Si l’univers procède du Souffle primordial et ne se meut que grâce aux souffles vitaux, il faut que ces mêmes souffles animent la peinture. » 

  

      Et, encore :

  

   « Dans la peinture comme dans l’univers, sans le Vide, les souffles ne circuleraient pas, le Yin-Yang n’opérerait pas. Sans lui, le Trait, qui implique volume et lumière, rythme et couleur, ne saurait manifester toutes ses virtualités. Ainsi, dans les réalisations d’un tableau, le Vide intervient à tous les niveaux, depuis les traits de base jusqu’à la composition d’ensemble. Il est signe parmi les signes, assurant au système pictural son efficace et son unité. »

  

   « Cascade sur le mont Lu » de Shih-T’ao nous donnera le prétexte de repérer, dans la figuration, ces souffles de l’Homme, aussi bien de la Nature qui valent au titre de leur écart, de leur différence.  

 

C’est ceci qu’il nous faut garder en vue :

 

ce sens n’émergeant que

des distances entre les choses,

ne se levant que des interstices

qui creusent la permanence visible du réel,

du battement constant des formes,

 

   lesquelles sont la respiration interne de la scène qui s’offre à nous, le plus souvent inaperçus ces frissons, ces invisibles et lentes exhalaisons, tous phénomènes passés sous silence du fond de leur évidente modestie.

 

Souffle à valeur éminemment allégorique existentielle :

inspir dit la positivité de l’être,

expir dit sa négativité.

 

La tension, la divergence, le raidissement

entre les deux manifestant

la vie en son balancement,

en sa pulsation, en son intermittence,

lesquels sont l’emblème même

de sa signification cryptée.

 

   Rien ne vit que sous l’empire de la polémique, rien ne paraît qu’à l’aune de cet étrange clignotement du Soi, du Hors-de-Soi, lexique du devenir des choses qui ne sont que cet affrontement dont chacun vit les effets à défaut d’en comprendre l’origine.

  

   Identique à la position de l’Homme-Lion de la toile du Douanier Rousseau, les deux Hommes minuscules situés au bas de la représentation sont les principes fondateurs du régime entier de l’œuvre. C’est par eux, ces microcosmes, que le Tout du paysage signifie et se révèle à nous selon l’interrogation inquiète d’une lente et profonde métaphysique.

 

Quelle est donc la place de l’Homme dans le Monde ?

Est-il simple matière se découpant sur une autre matière ?

Est-il pur Esprit à peine incarné,

si bien qu’il semble flotter à mi-distance

entre qui-il-est-en-son-essence

et qui-il-pourrait-devenir ?

Est-il un simple détail de l’histoire ?

Est-ce sa conscience qui gouverne

et donne possibilité à l’univers

ou bien n’en est-il que cette minuscule diatomée

se perdant à même sa transparence ?

  

   Et, si nous serrons de plus près les motifs de la représentation de Shih-T’ao, quelles formes d’intuition se présenteront à nous ? Cette peinture aquarellée est frappée, saisie d’une pure beauté. Tout y est lié en une manière d’osmose si bien que le motif de la dyade pourrait se fondre dans le chiffre d’une indivisible et absolue unité. Chaque coup de pinceau, dans le genre d’un lavis, se donne pour geste de suppression des scissions, pour réalisation d’une harmonie au sein de laquelle nulle séparation, nul hiatus ne pourraient venir troubler l’ordre parfait. Tout ici coïncide avec force, tout ici fait figure de camaïeu, de douce argile en laquelle nulle fissure ne pourrait produire son négatif effet.

  

Pourtant diront les Sceptiques,

il y a du Plein cependant visible,

il y a du Vide cependant visible.

 

   Certes mais le métier du Maître japonais a rassemblé ce qui menaçait de se séparer, de se fragmenter en mille morceaux dont personne n’eût pu souder les fragments afin d’en donner une image vraisemblable. Ici, dans la plus belle des esthétiques possibles, les Souffles Vitaux s’accordent : celui de la vaste et insaisissable Nature, ceux des Lettrés qui contemplent le beau spectacle qui leur est offert sans qu’ils aient quelque effort à fournir.  Tout coule de source et poursuit le chemin de son destin sous l’étoile la plus favorable qui soit. Tous les éléments du tableau concordent, rien ne sonne faux, rien ne distrait qui pourrait inquiéter, mettre en danger.

 

Tout repose en soi au motif

de l’indissociable lien

qui unit Plein et Vide

dans une dimension qui

n’a même pas l’épaisseur d’un fil.

  

   Bien que le concept de « sfumato » ne soit nullement japonais mais plutôt Léonardien, il semble bien, ici, que nous puissions le donner en tant que médiateur des formes supposées se différencier au titre de leur nature.

 

Sfumato du genre du clair-obscur

qui illumine le sombre,

qui atténue le trop lumineux.

 

   Si l’on peut « Donner sens à ces Vides à ces Silences », c’est bien au motif que, se fondant avec les Pleins, non seulement ils ne posent plus le problème de la signification, donc de l’écart, mais que la Signification est à elle-même son propre objet, qu’une manière d’Absolu de la représentation a été atteint. Loin que la signification ne soit extérieure à son objet, qu’elle soit hors-champ, voici qu’elle a migré en soi, à l’intérieur même de son être, auto-manifestation de sa présence plénière, titre on ne peut plus exact de la Vérité interne qui l’anime et la définit comme telle. Tout ce qui, en nous, scinde notre regard, nous place en position schizoïde, comme si un invisible raphé mental divisait note anatomie, et ceci tient à notre position de Mortels traversés du motif de la finitude, une fois un pied dans l’Être, une fois le pied dans le Non-Être. Nous sommes des Ravaillac démembrés par la nature même de notre condition existentielle. Mais refermons la parenthèse du « sentiment tragique de la vie », selon le beau titre du livre de Miguel de Unanumo.

   

   Si dans un esprit analytique l’on décompose l’image selon ses plans apparents, voici ce qui se manifeste :

Écrire le peu de la langue

   Les Pleins : le rocher, tout en bas avec la présence des arbres, la présence des Lettrés. Plus haut, une ligne de végétation. Å droite des rochers, l’amorce d’une forêt. Tout en haut, deux sortes de tabulas minérales qui sont comme le point d’aboutissement matériel de la composition.   

   Les Vides : les espaces lisses, vaporeux qui entourent, telle une île, les rochers où sont les Hommes. La forme nuageuse-écumeuse crée par la nébulosité, l’irisation des milliers de gouttes d’eau provenant de la cascade. La cascade elle-même. L’amont de la cascade, comme s’il s’agissait d’une nappe de neige dont elle proviendrait. Enfin le ciel diffus qui ne semble avoir nulle limite.

  

Ce qui est tout à fait remarquable, ceci a été noté plus haut de façon théorique,

 

cette fusion intime des opposés

qui unifie en une unique proposition

toute la teneur du couple Homme-Paysage,

du couple Plein-Vide,

du couple naturellement distinct des Souffles Vitaux.

 

   Tout ici conflue, tout fait sens au « sens » fort du terme, sens à lui-même sa propre profération. Ultime manifestation de ce-qui-est, qui fait image sous la clarté de sa propre évidence. Si les oppositions, les contradictions sont utiles et inévitables, elles ne se justifient qu’à l’aune de notre regard divergent, « bifide », simplement lié aux contingences de tous ordres,

 

alors que la vraie Réalité-Vérité

est d’un autre ordre,

de l’ordre des Essences

qui ne se peuvent aborder

que sous l’angle d’une vision

purement eidétique.

 

   Ceci s’apprend, ceci se cultive, ceci demande un long et laborieux apprentissage, lequel ne peut qu’être récompensé au centuple dès l’instant où l’ombre se désobstruant, c’est la vive et scintillante Lumière qui apparaît comme le seul motif d’intérêt dont nous sommes, tout à la fois,

 

le Centre et la Périphérie,

les Ordonnateurs et les Receveurs.

 

   Dans cette œuvre de Shih-T’ao qui n’énonce rien moins que le Sublime, Vide et Silence ont été les convertisseurs discrets, anonymes, non seulement de l’œuvre peinte, ce qui serait déjà en soi une prouesse, mais plus encore, convertisseurs de-qui-nous-sommes, nous Les Voyeurs qui ne nous attachons guère qu’aux évidences du Plein, aux certitudes du bavardage et du bruissement.

 

André du Bouchet - Les marques typographiques du Vide

 

   Continuer à disserter sur les couples Plein/Vide, Silence/Mot, ne saurait faire l’économie des admirables et conceptuels poèmes d’André du Bouchet, lesquels sont assortis de subtils commentaires, dans l’article « Marcher entre les mots : Les territoires du blanc chez André du Bouchet et Kenneth White », commis par Christine Durif-Bruckert et Marc-Henri Arfeux. Nous commenterons à notre tour ces commentaires dans le souci de les placer en écho des remarques précédentes au sujet du tableau de Shih-T’ao.

 

   « Autrement dit, c’est dans les espaces blancs, les ponctuations elliptiques de toutes sortes que passent les pas des deux poètes marcheurs, (André du Bouchet et Kenneth White) c’est-à-dire par les vides, par ce qui excède le langage ou ne se dit que par l’intervalle et l’espacement entre les mots. »    

  

Et encore :

 

   « Voilà ce qui fait l’allure (dans le double sens de la temporalité et de la forme) d’un poème de André du Bouchet : la présence massive des blancs, l’agencement aéré des espaces que l’on regarde comme autant d’éclats, de fragments, de blocs qui se réduisent à un simple groupe nominal. Ces séquences verbales semblent flotter, perdues, déliées d’elle-même. »

 

                                                                                             (C’est nous qui soulignons)

 

   Si, dans notre abord de la signification de « Cascade sur le mont Lu », nous avons surtout insisté sur l’essentielle liaison des éléments de la peinture, sur l’unité qui se dégage de l’ensemble, ici, chez du Bouchet, c’est l’ordre inverse qui se trouve mis en valeur,

 

à savoir les vives oppositions

creusant leurs abîmes

au travers des « espaces »,

de « l’intervalle », « des blancs »,

« des éclats », des « fragments », des « blocs »,

ainsi que dans la mise en scène typographique

 

   dont la spatialisation spécifique accentue le motif divisé, fracturé, dissocié de la langue dont on peut légitimement penser qu’elle n’est que le reflet allégorique d’une existence toujours déchirée, toujours à recommencer.

 

Et les Auteurs de l’article d’ajouter :

 

   « L’origine n’est-elle pas cette dimension perdue, cet autre versant des choses qui se réfléchit dans la masse du poème, et que spatialise et temporalise la composition des espaces et ponctuations » :

 

  

 

                                   « Cette contradiction chatoyante,

                                   Cette clef

 

                                               dans l’espace blanc                                             

 

 

 

                                               entrer, sortir

 

                                   — c’est le même pas »

 

 

(Une lampe dans la lumière aride,

 Carnets 1949–1956,

Le bruit du Temps, 2011, 222)

 

 

   La remarque : « L’origine n’est-elle pas cette dimension perdue », n’est nullement fortuite. Ce qui, ici, est à retrouver, ce sentiment de l’originaire, obsession canonique de tous les Poètes, Philosophes, Savants de tous les temps, de tous les pays. Comme la recherche d’une étoile perdue au sein du fourmillant et énigmatique Cosmos.

 

Si cette Étoile, le poète Shih-T’ao la perçoit

dans  la chute neigeuse de la cascade,

dans l’écumeuse présence qui entoure

les rochers où sont les Hommes,

la perçoit comme une promesse,

un possible avoir,

 

c’est bien la version diamétralement opposée

qui affecte les remarques de du Bouchet

sous la forme de la « contradiction »,

fût-elle « chatoyante »,

de la « clef » dont on ne sait

si elle sert à « entrer »

ou bien à « sortir »

(de la vie ?),

« c’est le même pas »,

c’est la même chose,

c’est un régime

strictement confusionnel.

  

L’Unité chez Shih-T’ao,

devient coupure, dissociation, schisme

chez du Bouchet.

 

   Mais ce chiasme infiniment visible dont l’on penserait volontiers qu’il crée deux régimes irréconciliables, n’est que la face bifide de l’exister, « le même pas » qui anime les deux Marcheurs sur l’unique et irréfragable ligne de leur propre destin.

 

Ce qui, en définitive, veut dire

qu’entre Plein et Vide,

entre Silence et Parole,

 

la ligne de crête est une détermination simplement humaine,

une ligne de partage des eaux selon des ruissellements opposés

dont, cependant, l’origine est identique, la provenance gémellaire.

 

C’est la disposition quasi rationnelle de l’Homme

qui lui fait configurer le réel selon

des catégories, des classes, des genres

 

alors que le vrai est dans

la pure coalescence de

toutes ces dispersions,

de toutes ces disséminations.

 

  

Henri Maldiney - Cézanne et la Montagne Sainte Victoire

 

Écrire le peu de la langue

La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves

 

  

   Abordant l’œuvre de Cézanne, nous partirons de l’une de ses figures essentielles entièrement contenue dans l’expression « peindre sur le motif ». Si cet impératif délivre, au premier degré, l’obligation d’avoir en vue directe le sujet à peindre, portant sur lui ce regard mondain uniquement contingent, il faut ouvrir l’interprétation à la signification étymologique de « motif ». Voici la version simplifiée qu’en donne le dictionnaire :

  

   « tiré de l'anc. adj. motif « qui donne le mouvement, moteur » (…) empr. au b. lat. motivus « relatif au mouvement, mobile » (...), dér. du supin motum de movere « mouvoir. »

  

   Donc « peindre sur le motif », c’est peindre le mouvement, peindre ce qui, dans le tableau, se meut. Et ce « mouvoir », quel est-il ? C’est celui qui résulte de la mise en tension des valeurs antinomiques de la figuration,

 

incessantes et fascinantes

variations

du Sombre au Clair,

du Vide au Plein,

du Silence à la Parole.

 

Sombre des habitations,

Clair des prairies.

Vide-Silence des blancs,

Plein-Parole des noirs profonds,

des mauves-glycine,

des gris-bleus célestes.

 

   Pour qui y prête attention, pour qui substitue au regard mondain la vision intuitive des essences, « Wesenschau », le « se mouvoir » se donne en tant que se mouvoir de l’Être en sa plus grande abstraction, mais aussi de l’être-Montagne de la Montagne dans l’apparitionnel le plus émouvant. L’on objectera avec raison que l’Être n’est nullement visible, que seul le phénomène, le paraître, le « Schein » se donnent à voir, que tout voir au-delà du visible est pure mystique, simple plan sur la comète, onirisme sans fond. Certes, mais il nous faut dépasser le cadre des évidences ordinaires. Il nous faut donner acte à la célèbre formulation de Paul Klee, ce visionnaire :

 

« L'art ne reproduit pas le visible,

il rend visible. »

 

Cette assertion reportée au traitement cézanien de la « Sainte-Victoire »,

 

ce qu’est le « visible » :

le cône de la Montagne,

le paysage en ses multiples esquisses,

ces couleurs en leur subtil rayonnement.

 

Le « rendu visible » :

l’être intime de la Nature mis à nu

par le mode opératoire des Blancs,

ces générateurs inépuisables de sens

pour qui s’inquiète de dévoiler

la lumière dissimulée sous le pan d’ombre.

 

Ce que fait ce Blanc-Silence :

substituer à l’aspect monadique

« sans portes ni fenêtres » de l’œuvre,

l’ouverture de la clairière,

le surgissement lumineux de la « Lichtung »,

le halo de l’Être transparaissant

dans les esquisses têtues

de la représentation.

 

Ici l’on n’est plus dans la rude

et sourde présence ontique,

on a accompli le pas, on a procédé au saut

qui laisse place à la clarté ontologique,

on a biffé l’apparence

afin de lui commuer

la quasi visibilité

de l’invisible.

 

   Bien évidemment, ici, le langage devient éthéré, diaphane, si léger qu’il pourrait soudain éclater à la façon d’une bulle de savon. C’est bien là le prodige du regard eidétique-phénoménologique que de nous faire transiter du domaine spectral des manifestations immédiates à celui, bien plus assuré, de Vérité de ce qui, toujours, nous interroge et nous place  face à notre esquisse foncièrement humaine : déchirer le voile des choses, telle est notre mission la plus impérative si l’on veut donner droit à cette franchise, à cette droiture, à cette netteté qui s’obombrent, dans les travées multiples du contemporain, de Noir de Fumée, de Noir de Mars, du Noir de Carbone, du Noir de Jais, donc de Noir synonyme de non-sens. Ayant évoqué, en titre, le Philosophe Henri Maldiney, nous ne saurions faire l’économie de ce regard phénoménologique incandescent qu’il a porté sur les choses, singulièrement sur ce motif de la « Sainte Victoire » avec une acuité que peu ont atteint. Les deux longues citations qui suivent sont tirées de l’ouvrage « L’art, l’Éclair de l’Être » :

  

Parlant de la Sainte-Victoire :

  

   « Elle ouvre l’espace du regard en ouvrant le sien propre. Suspendu à elle, dans sa proximité absolue, le regard se meut de foyer en foyer ou d’éclat en éclat. Notre vision est mise en mouvement par une sorte d’appel et de réponse qu’elle nous fait d’accueillir ce que nous n’attendons pas. »          (C’est nous qui soulignons)

  

   Commentaire -  Comme une itération absolue, une manière de dette obsessionnelle à ce qui mérite d’être vu, le « regard » ou la « vision » sont cités trois fois dans une manière de jet prédicatif de ce qui, en l’Homme, doit se manifester au contact de l’art. Il en est de même pour le geste « d’ouverture » convoqué par deux fois, allusion à cette clairière de l’Être sans le rayon lumineux duquel rien ne se donnerait pour présent, pour visible. Persistance insistante aussi du « se meut », du « mouvement » dont l’appel se situe au plein même de la Montagne , dont la réponse est le regard du Voyeur, cette plongée dans l’essence faute de laquelle ne se donnerait le sujet qu’en tant qu’artefact, nullement en son essentielle valeur. « Ce que nous n’attendons pas », c’est le « rendu visible » de Paul Klee, à savoir ce bourgeonnement de l’Être qu’il nous appartient de dévoiler et de partager en une sorte de communion avec nos Commensaux.

 

Et, forant plus loin encore le sens des Blancs, des Vides :

 

   « Peindre un tableau, écrit Huang Pin-hung, c’est comme jouer au jeu de Go. On s’efforce de disposer sur l’échiquier des « points disponibles ». Plus il y en a, plus on est sûr de gagner. Dans un tableau ces points disponibles ce sont les vides. »

  

   « Chaque blanc est un point-source que seule la genèse de l’espace, mis en demeure, dans ce vide, ou de s’anéantir ou de s’ouvrir à lui-même à travers les déchirures de sa trame, relie à tous les autres vides. (…) Dans un tableau de Cézanne le regard se meut, sans préméditation ni hasard, d’amer en amer. Un amer dressé dans sa solitude au péril de l’espace. »

                                                                                                  (C’est nous qui soulignons)

 

   Commentaires -  Le « blanc » tel « un point-source », dit le site originaire du Rien, du Néant d’où tout provient, où tout retourne. Tel le regard du Voyeur qui, délaissant l’œuvre, la reconduit à ses limbes fondateurs. Ne serait-ce ceci le « péril de l’espace », que de n’être habité que de Vides, de Blancs qui ne formulent rien en dehors du regard du Dasein, lequel lui octoie forme et existence, sens aussi et surtout,  selon ces « amers », ces orients que sont les « points disponibles ».  Nous sommes  mis en demeure de les ouvrir, de les faire se déployer. Ne le ferait-on que nous disparaîtrions nous-mêmes à l’aune de leur effacement.

 

On en arrive à l’étonnant paradoxe

de la façon picturale cézanienne,

laquelle postule

 

l’émergence d’une ontologie positive,

cette imposante masse minérale,

ces silhouettes d’habitations,

ces champs, ces boqueteaux

qui viennent à nous à l’aune

 

d’une ontologie négative,

ce Néant, ce Rien, ce Vide,

ce Blanc, ce Silence

qui espacient les formes,

les portent étrangement

à leur accomplissement comme

par une opération magique.

 

Autrement dit

du non-être surgit

purement l’Être,

de l’Informulé, le Formulé,

de l’Indicible le Dicible,

du Non-pictural, le Pictural.

En un mot, du Non-sens, le Sens.

 

 

Pour en revenir aux belles remarques de Joël Moutel

 

Il y a bien plus de Vide hors-babélien,

de l’Innommé, du Secret, du Retenu

que de Plein babélien et jamais

le fourmillement des langues

n’égalera toutes les paroles inarticulées,

toutes les voix tissées de pur imaginaire.

 

Le visible est cerné de toutes parts

de limites, de barrières, d’interdits.

L’invisible, le silencieux, le dissimulé

présentent la liberté et l’infinie mouvementation

de ce qui, n’ayant encore reçu nul prédicat,

les peut tous rencontrer ou au moins

les tenir à disposition pour

de futures actualisations.

 

Écrire le peu de la langue

K2

 

 

La langue, par essence

est une universalité qui puise

ses ressources à l’infini.

 

Sous le « peu » de la langue

en transparence,

se laisse deviner

le « beaucoup » de la langue.

 

Si nous disons « pierre », nous disons « montagne »,

si nous disons « montagne », nous disons Himalaya

et disant ceci nous disons « Everest »

qui se dit aussi Sagarmatha ou Chomolangma,

selon que l’on est en Chine ou au Népal,

nous disons aussi K2 ou Mont Godwin-Austen

ou Chogori ou Dapsang,

disant K2, nous disons aussi Karakoram,

nous disons aussi Thomas George Montgomerie, qui nomma le K2,

puis aussi, en une manière de queue de cerf-volant

qui déploierait ses ellipses fascinantes, ses arcs-en-ciel,

nous dirions aussi le prince italien Louis-Amédée de Savoie,

atteignant le col qui porte son nom à 6666 mètres,

nous dirions l’altitude, le sommet élevé,

nous dirions ce constant Idéal dont les Hommes

 sont silencieusement en quête (leurs vides filigranés),

dont le K2 est la vibrante et fascinante allégorie,

nous dirions en réalité ce Tout de l’Être en lequel,

Chacun, Chacune inscrit ses pas,

cette ontologie fondamentale

dont nous ne saisissons jamais

que des bribes existentielles,

notre vision est trop au nadir,

 il la faudrait au zénith !

 

    Énumérant tout ceci à la façon d’une litanie sémantico-lexicale, nous entamons le long cercle herméneutique qui, tel le fameux Ruban de Moebius, ne semble avoir ni début ni fin, nous touchons à l’origine en même temps qu’à l’infini du temps qui se perd, loin, bien au-delà des Hommes.

 

Autrement dit le « peu »

n’est rien sans le « beaucoup »,

le « beaucoup »

n'est rien sans le « peu ».

 

Il n’y a nul réel silence,

sauf à le considérer tel un harmonique du Bruit.

Il n’y a nul réel Vide,

sauf à l’estimer en tant qu’hypostase du Plein.

 

Toutes choses sont étroitement liées

et c’est pour ceci, bien qu’étant Hommes-Errants,

nous pouvons poursuivre notre marche,

guidés par ces orients silencieux,

ces amers vides,

 

   ce sont des Alphas auxquels, par-delà l’espace et le temps, répondent d’invisibles Omégas.  Les liens, nous ne pouvons les voir, aveuglés que nous sommes par nos regards strictement mondains. Encore une fois, il nous faut nous déshabituer de cette vision étique, de cette myose pupillaire,

 

élargir le cadre,

ouvrir ce qui peut l’être,

se confier à cette mydriase,

autre nom du regard eidétique

qui intuitionne le réel,

le perçoit jusqu’en ses plus profonds abîmes.

Là seulement sont nos assises les plus sûres.

 

En conclusion convient-il de dire

que toute formulation quant

aux « Vides », aux « Silences »,

porte ontologiquement en son revers,

comme l’ombre portée souligne

la présence de la lumière,

ce « Parler », cet « Accentuer », cet « Animer »

dont Joël Moutel a proféré l’existence,

se doutant, cependant, que seule

une partie du réel se donnait,

que l’entière Vérité de cette pensée

ne pouvait appeler, comme en écho,

que sa partie manquante mettant un terme

à l’ensemble du procès de signification.

Et, ne sommes-nous,

nous-les-Hommes atteints de finitude,

cette « partie manquante » que nous cherchons

à débusquer dans l’art, la musique,

le paysage, la relation amoureuse ?

 

Ne sommes-nous… ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
3 novembre 2025 1 03 /11 /novembre /2025 09:51
Léthé en son essentielle dissimulation-révélation

« Autoportrait »

Acrylique sur toile

Léa Ciari

 

***

 

   Comprendre une œuvre, sauf à en découvrir d’une façon immédiate le sens, c’est parfois avoir recours à la métaphore afin que, de cette analogie, puisse découler quelque chose qui nous mette en chemin vers son obscur destin. Oui, car l’exister d’une œuvre est le plus souvent crypté, dissimulé au motif que son Créateur, sa Créatrice s’abritent sous l’opacité de la pâte, comme s’ils étaient de pures entités pelliculaires entre subjectile et plaine des couleurs, des inapparences en quelque sorte.

   Donc la métaphore : le ciel est de pure clarté, autant dire de claire venue. Nulle nuée à l’horizon qui en détruirait la belle harmonie. La Montagne se découpe sur le virginal azur, d’une manière tranchée qui ne laisse nul doute sur les limites de son être. Les Cols, sont des coupes strictement définies, des géométries exactes qui ressemblent à l’enchaînement logique des créneaux et des merlons des forteresses médiévales, une Raison à l’œuvre si l’on veut. L’adret est lumineux en lequel se laissent lire les nettes arêtes de ses pentes déclives, les avers et revers de la roche sont clairement exprimés, les courbes de niveau sinuent avec exactitude si bien qu’elles ne se confondent nullement, chacune selon son intime et singulier trajet. Chaque chose est à la place qui lui revient de droit, avec la forme essentielle qui lui échoit selon les lois de la Nature : bel arrondi du Cirque, précision horlogère du Pic, ligne continue de la Moraine, arêtes franches et biseautées des Glaciers. Les boqueteaux, d’un vert Bouteille sont hautement différenciés, ne se confondant nullement avec les taches plus claires, vert Amande des pâturages. Chaque étage végétal occupe une place selon son mérite, de haut en bas, comme sur les lignes d’une portée musicale, les Pelouses alpines, les Pins cembros, les Mélèzes, les Pins à crochets, enfin les Pins sylvestres. Les Cascades font leurs chutes exactes, rythmes clairs qui sont la chevelure précise de la matière.

   La physionomie du paysage est une succession de plats et de creux, de combes, de failles et de dolines, de douces éminences au caractère cependant bien affirmé. Si nous avons pris la précaution de doter quelques mots d’une Majuscule à l’initiale, c’est afin de mettre en relief la belle Réalité-Vérité de leurs nervures essentielles. Avec le souci du détail qui eût pu nous conduire, en un excès imaginatif, à percevoir, par transparence, au travers des flancs de la Montagne, jusqu’au trajet souterrain des blanches racines, la légère fluence des fins rhizomes. Bien évidemment, cette description au scalpel, cette infinie précaution à dire l’Être-des-choses et lui seul ne peut se justifier qu’à l’aune

 

d’un Idéal en quête de l’Essence de ce-qui-est.

 

   Volontairement les détails ont été biffés, les confusions évitées si bien que n’apparaissent que des notions « claires et distinctes », ce que, du moins nous souhaitons, pour employer le beau lexique cartésien. Ce faisant, nous n’avons nullement abandonné l’œuvre de Léa Ciari en rase campagne, nous n’avons fait que tracer, tout autour, quelques ellipses sémantiques dont nous espérons, tel l’adret, que son versant esthétique soit illuminé.

   Si l’on voulait qualifier la nature même du regard appliqué à la lecture de la Montagne, il faudrait parler, dans la plus grande précision, de ce « regard eidétique », lequel, à l’opposé du regard mondain de surface, s’enquiert des profondeurs de ce-qui-est, de façon à surgir au plus intime de leur être, là où plus rien d’ultime ne s’offre à nous que cette manière de dénuement, de simplicité, fondement de toute certitude venant éclore au jour de la conscience. Plus loin, nous verrons en quoi cette vision « eidétique » est essentielle à notre saisie la plus juste des peintures illustrant notre article.

   Alors qu’en est-il de cet « Autoportrait » de Léa Ciari, au regard de la métaphore ci-avant convoquée ? Si la Montagne disait son exactitude selon netteté et précision de ses Cirques, Glaciers et Boqueteaux, autrement dit proférait d’une manière très visible les prédicats idéaux de son Essence, la perception de la toile de l’Artiste semblerait, à l’aune d’un premier regard (un regard strictement mondain), en constituer une manière de contre-exemple, d’opposition franche. Autrement dit, rien « d’essentiel » (en sa valeur originaire d’Essence) ne se donne au regard, « Léthé », nom du Modèle, demeurant, tel un secret hiéroglyphe, celée en son plus énigmatique silence. Si bien que, l’observant, non seulement nous demeurions dans une espèce de mutité à son endroit, mais nous aurions le désir de la répudier sans délai au titre de sa non-manifestation. Alors, ce qu’il faut ici préciser : que le regard strictement mondain, seulement attaché au fleurissement des apparences, à la pure magie des reflets, au pluriel carrousel des éblouissements, longe une possible Vérité, en tutoyant la forme, à défaut d’en pouvoir lire le riche symbole. Aussi, allusion doit-elle être faite au Voile d’Isis, ce Voile allégorique se donnant pour l’entière dissimulation de la Nature, laquelle ne livre que partiellement les magnifiques lois de son Essence. Pour qui est en quête de cette haute et redoutable Réalité-Vérité, redoutable parce qu’infinie dans l’œuvre de son découvrement, loi lui est imposée de soulever le Manteau de la Déesse afin de vivre de la belle et infinie lumière de son éclat. Derrière le Voile, plus de manifestation tronquée de ce qui est important, vital, sublime, plus de trompeuses apparences, plus d’hallucinations, d’aveuglants mirages, plus de commedia dell’arte,

 

juste l’exactitude

de l’Être-des-Choses.

 

   Or tout examen de la « Léthé » doit se rapporter au sein même de la mythologie grecquepersonnification de l’Oubli, lequel Oubli ne peut s’effacer et dévoiler sa charge de Vérité qu’à la suite d’un travail de mémoire, de mise au jour d’un présent lumineux, inversion des pans d’ombre qui en dissimulaient la force vive. Faire éclore la Vérité, se dit, en ancien grec « alètheia », le « a privatif » indiquant la suppression de la « Léthé » oublieuse des formes du réel. Donc, c’est sous cet éclairage aléthéiologique qu’il faut nous emparer de cet « Autoportrait », nous immiscer sous sa surface, glisser en son revers, vêtir sa propre vision de cette dimension eidétique (d’Essence), afin de découvrir le dissimulé, le percevoir en tant que mouvement essentiel de ce qui s’y abrite. Nous emprunterons la figure de la recherche géologique, le Volcanologue trouant la croûte noire et refroidie de la lave du bout de sa pioche, découvrant ce rubescent magma en fusion qui est la Vérité, non seulement du Volcan, non seulement de la Terre, mais de la Physis, cette dimension à nulle autre pareille, mystérieuse puissance, moteur interne des choses et des êtres. Sans doute, Tous, Toutes, sommes-nous des Fils et des Filles de cette déflagration ontologique se perdant dans la nuit des temps. Cependant nous n’en portons plus que d’infinitésimales traces se perdant, elles, dans la nuit de nos corps.

   Le regard que nous dirigeons sur « Léthé », est, en conséquence, ce regard strictement existentiel (donc le strict opposé du regard eidétique habité de la présence immanente des Essences), ce regard distrait des Existants qui rebondit constamment, jamais ne s’arrête ni ne se remet en question, vision papillonnante du réel en son extraordinaire fourmillement. Ce que la technique picturale fait paraître, cet éclairage flou de l’Artiste, cette manière d’écorce superficielle dont le motif se trouve altéré par l’interposition d’une vitre ruisselant de buée, laquelle n’est sans rappeler la fragilité, l’estompe des Personnages dont les ombres portées se découpent sur le papier huilé des cloisons des Maisons de Thé. Seulement des Estompes, des Esquisses dont on se demande si elles sont bien réelles, si ce n’est la mobilité de notre imaginaire qui en a tracé les essentiels phantasmes, images d’un autre Monde, peut-être d’un outre-Monde.

   Dans notre activité logique de saisie du réel, notre conscience se heurte à une indécision manifeste : où doit-elle faire porter la pointe de son interprétation ? :

 

sur cet en-deçà de l’image

qui ne se nourrit que

 de tremblants farfadets,

d’illusions d’optique,

d’irisés simulacres,

 

ou bien, franchissant le pas,

traversant l’écran qui nous en sépare,

 

nous emparer de l’au-delà de ce réel,

nous situer au cœur même,

au foyer de l’Être de l’Artiste,

 

   là où, sous la vitre givrée des apparences, gît l’essentiel du Soi, cette foncière aptitude à assigner le réel de la façon la plus serrée, la plus singulière qui soit afin que, le Soi puisse se donner en tant que ce pouvoir de constitution dont l’œuvre d’art est la résultante. Si ces conditions idéales sont réunies,

 

à savoir faire coïncider l’en-deçà de l’image

en laquelle nous stationnons,

Nous-Voyeurs de cette forme

et le Soi-créateur-de-l’Artiste,

 

   alors nous retrouverons un orient un instant perdu et quelque chose se manifestera de l’ordre d’un sens toujours en attente d’être découvert, inventorié, métabolisé. Nous nous révélerons  dans l’optique de vivre au plus près de cet « Autoportrait » lequel, Humain en son essence,

 

décide de  notre « Portrait » même,

de notre condition d’Existants

placés sous la vision de l’Autre,

l’Artiste passeur de formes,

mais aussi de l’Autre en tant que cette Œuvre qui,

avant de demeurer en sa stricte autonomie,

nous appartient un peu à la hauteur

de la détermination que nous lui adressons

comme sa possible signification

et, par simple motif de réciprocité,

la nôtre, édification des balises en lesquelles

nous tracerons le chemin qui nous est destiné.

  

   Å plonger plus avant dans la sémantique de l’image, nous découvrirons en elle, sans délai, cette mesure essentielle d’un livre derrière lequel « Léthé » semble trouver refuge. Plus qu’une forme symbolique, cette présence des signes écrits constitue un signal à nous adressé dont il convient de ne nullement euphémiser l’insigne portée. Plus d’Un, plus d’Une verront, dans cette représentation, une manière de miroir en lequel « Léthé » se fondra, tel Narcisse se mirant dans la surface de l’onde. Pluralité de signes trompeurs, fiction gratuite à partir de laquelle s’aliéner en son pur et inutile mensonge. Nous imaginons aussitôt l’indistincte pullulation de Personnages de comédie dissimulant leur propre épiphanie sous la pellicule d’une dramaturgie inventée de toutes pièces. Autrement dit une fluence de mots inutiles, tronqués, comme le sont ceux des rencontres mondaines où leur substance même croule sous le poids fatidique de son inanité, de sa frivolité.

   C’est bien dès ici qu’il nous faut prendre les choses à revers, troquer notre vision quotidienne, singulièrement domestique, contre la Vision intuitive des Essences, laquelle ne peut résulter que de cette belle « conversion du regard » revendiquée par tout geste de nature phénoménologique. Imaginons un instant l’émission de quelque langue vernaculaire tenue au hasard des rencontres :

 

« C’est bientôt la fin du printemps.

Bon week-end !

On est lundi ou mardi ?

Je ne reste pas longtemps.

Un instant, s’il vous plaît.

C’était mieux avant.

Je ferai ça demain.

Il dort encore ?

Je ne bois jamais de café 

Il fait beau aujourd’hui

On va au ciné »

 

   Ce ne sont que conversations météorologiques, allusions temporelles creuses, formules automatiques du quotidien qui ne disent plus rien. Å force d’être répétées, personne n’en perçoit plus le contenu réel, seulement un genre de sourde mélopée sans but apparent.

 

« Printemps » ne dit rien

« Week-end » ne profère rien

« Ciné » n’énonce rien

 

   Sans parler des affligeants : « Grave », « C’est énorme », « Génial », « En fait », « Carrément », « Pas de souci ».

 

   Mais, ici, volontairement, nous sommes allés aux extrêmes, là où la langue, cette Sublime Essence, se meurt d’être si prosaïquement employée. Notre siècle se complaît, à foison, à allumer des autodafés dans lesquels disparaissent les incunables du passé, il n’en demeure guère que des cendres, et encore !

 

   Et puisque nous proposions de « prendre les choses à revers », le choc va être rude, la collision radicale. L’exigence des Essences est telle que rien ne sert de tergiverser, d’employer des moyens termes, il convient de faire place nette, de faire surgir ces mots à l’infinie puissance qui, telle la surabondance de l’Un dans la philosophie plotinienne, communiquent aux hypostases qui en dépendent, une inépuisable énergie, un subtil rayonnement.

 

Appeler donc des mots

qui tracent dans le nocturne du Monde

leur brillant sillage de comètes.

 

   Encore une fois nous est-il demandé de pointer l’index en direction de ce lexique philosophico-poétique des Anciens Grecs, aube de la Pensée et de la Philosophie, mots originaires qui sont comme les formes architectoniques, archétypales qui traversent le chaos mondain, lui insufflent un ordre selon la Raison. Elle seule, cette Profération Initiale, viendra à bout de toutes les errances, de tous les non-sens qui, partout fleurissent, si bien que n’en résulte qu’un vaste pandémonium privé d’aurore, remplacé par un funeste crépuscule prédictif de l’endormissement des consciences. Et puisque nous avons décidé de nous porter au-devant de

 

ces Mots magiques,

chargés de lourdes

et belles significations,

 

voyons en quoi ils peuvent s’appliquer

et rayonner à partir de « Léthé »

ou de sa représentation.

Parole de l’Origine : Phusis, l’être en son initiale donation

 

Parole de l’Origine : Khréon, la présence du présent

 

Parole de l’Origine : Moïra, la Dispensation

 

Parole de l’Origine :  Logos, le Recueil

 

Parole de l’Origine : Alèthéia, naissance de la vérité

 

   Nous reprendrons donc, point par point, ces allégoriques et ésotériques assertions afin de leur attribuer un contenu relatif à la quête entreprise en direction de « Léthé ». Afin que notre propos ne demeure dans l’abstraction seule, il nous faut à nouveau poser devant nous la belle Œuvre de Léa, la commenter selon l’esprit même de ces Termes Originaires.

Léthé en son essentielle dissimulation-révélation

Parole de l’Origine : Phusis, l’être en son initiale donation

 

   Ce que l’on aperçoit ici, tel le surgissement originaire de la Phusis, cette Figure identique à une forme antique, peut-être celle d’une Déesse. D’une Déesse se donnant sous l’espèce d’une poterie destinée à quelque mystérieux rituel. Tout un camaïeu de beiges, toute une unité d’Argile et de Glaise, éléments fondateurs, s’il en est, d’une possible généalogie Humaine. L’Être paraît, mais sous la réserve prudente, mais sous la retenue pareille à une respiration, à un souffle d’avant la parole.

 

   Parole de l’Origine : Khréon, la présence du présent

 

   Et bien que cette image de « Léthé » soit fugitive, prononcée sur le mode pastellisé des choses délicates et fragiles qui viennent au Monde, un étrange sentiment de pure Présence se manifeste en nous, au plus vivant de qui-nous-sommes. Cette Présence, est-ce vraiment la sienne, la présence que la peinture porte en propre comme sa propriété ?  Ou bien est-ce nous qui la constituons cette présence, au motif que si, d’aventure, elle nous échappait soudain, nous serions décontenancés, perdus à nous-mêmes en quelque manière, absents à nos Silhouettes de carton, simiesques faces jouant sur une scène sans consistance aucune ?

 

    Parole de l’Origine : Moïra, la Dispensation

 

    Nous, Voyeurs de l’œuvre, qu’observons-nous, si ce n’est ce simple résidu de la Dispensation de la Moïra Tisseuse de Destins, cette parution de « Léthé », esthétique en sa forme achevée ? En quelque façon, depuis même notre avant-naissance, nous étions, tout comme Celle de l’image,  initialement destinés par les étonnants desseins du Ciel et de la Terre, à figurer en ce lieu, en ce temps, au même titre que les affluents viennent nécessairement du Fleuve-Père, destinés donc à nous actualiser selon une invisible Volonté, à en prendre acte, à nous incliner avec respect devant ce-qui-vient-à-nous, ce qui, par son mérite, confirme  notre situation terrestre, cette hésitation, ce frémissement, cette irisation fleurissant au carrefour des multiples hasards de l’exister. Ici, « Léthé » se donne pour Fille de la Moïra, comme nous, en un unique geste du devenir humain.

 

   Parole de l’Origine :  Logos, le Recueil

 

   Tous ces mouvements antécédents de donation de l’Être : Phusis surgissante ; Khréon émergeant au centre de l’actuel ; Moïra assemblant les fils du Destin, tout donc converge en un point unique qui se décline sous la puissance focale du Logos, Recueil des signes épars du Monde en ce qui l’affirme comme réel-plus-que-réel, ces Mots sans lesquels le Tout se réduirait, comme peau de chagrin, à la dimension dispersante-évanouissante  du Rien.

 

   Parole de l’Origine : Alèthéia, naissance de la vérité

 

   De toute cette infinie mouvementation des apparitions-disparitions, de tous ces remuements originaires qui oscillent du Chaos au Cosmos, de toute cette agitation qui nous ferait douter de notre propre existence, voici que, par extraordinaire, visant encore et toujours « Léthé », une évidence se fait jour, une intuition initiatrice d’exactitude se lève en nous à la façon dont l’œil du cyclone colonise le Ciel et lui impose sa loi :

 

« Léthé », celle que nous pensions

en tant que dimension obscure,

esquive du réel,

fausseté en quelque façon,

 

voici qu’elle se proclame

 

avec la vive clarté d’une flamme,

qu’elle se profère comme « A-Léthé »,

 

comme pure Alèthéia,

 

naissance de la Vérité.

 

    Y a-t-il mystère à ceci ? Tour de Prestidigitateur ? Est-ce une colombe irréelle qui sort du chapeau du Magicien afin de nous abuser ? Non, toutes ces hypothèses sont pure fantaisie, gentilles d’hallucinations concoctées par un fertile imaginaire. Mais comment expliquer

 

cette subite translation

d’une supposée Non-Vérité

à une Vérité ?

 

La résolution de l’énigme tient en peu de mots :

 

c’est par une simple conversion

de son propre regard que « Léthé »

s’est métamorphosée en « A-Léthé »,

   claire affirmation de qui-elle-est, simple dissimulation en puissance de toutes les donations possibles d’êtres à la surface de la Terre. Et par simple effet de vases communicants,

 

la Vérité qu’elle porte en elle

ruisselle en nous,

 

   nous désobstrue en quelque sorte, nous ôte notre propre « Léthé », nous ouvre l’éclaircie au motif de laquelle les choses qui paraissaient infiniment cryptées, ne feront que scintiller, brasiller, faire leurs gerbes d’étincelles, ici, là-bas, encore plus loin sur la ligne d’horizon, et bien au-delà, au plein de la nuit cosmique

 

tel un sourire

qui s’allume sur le

visage d’un Enfant.

 

*

 

Variation iconique :

Léthé en son essentielle dissimulation-révélation
Partager cet article
Repost0
27 octobre 2025 1 27 /10 /octobre /2025 09:55
Elle qui ployait sous le faix d’Ombre

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Proférer à propos de l’ombre est toujours tâche difficile car l’on court le risque permanent de chuter dans le prosaïque, le sens commun ou, à l’inverse, de n’évoquer que de vagues fantômes dissimulés en leur linceul de ténèbres. Et, puisque nous parlons de « linceul », autant laisser à Anatole France le soin de préciser ce qu’il entend, au titre de la mythologie gréco-romaine, sous cet énigmatique vocable :

  

   « ... je souhaitais ardemment de converser avec l'ombre de Virgile. Ayant dit, je (...) m'élançai sans peur dans le gouffre fumant qui conduit aux bords fangeux du Styx, où tournoient les ombres comme des feuilles mortes (...). Charon me prit dans sa barque, qui gémit sous mon poids, et j'abordai la rive des morts... »    (C’est moi qui accentue)

 

   L’on aperçoit, d’emblée, dans le désir de l’Écrivain, pointer cette image dont nous eussions fait volontiers l’économie puisqu’il s’agit d’extraire du lourd voile des ténèbres ce halo sans forme, ni voix, ni présence, cette image fanée des Défunts tels qu’ils habitent le corridor de notre psyché, ce flou, cette indécision, ce voile qui faseyent au vent du Néant avec la guise d’une moirure, d’une irisation d’essence purement fantomatique.  Mais, en réalité, il convient de se demander si l’intention de l’Auteur de « L'Île des Pingouins », ne cherche à se mettre en quête que de la seule nature de ces Défunts ou bien si, à l’aune de quelque antiphrase, ce n’est pas plutôt la Lumière des Vivants et des Vivants « extra-ordinaires » qu’il cherche à faire briller du fond de son Verbe. Verbe qui, par destination, extirpe précisément des noirceurs natives du chaos existentiel, ces fragments lumineux - les mots - qui désobscurcissent une frondaison de nuit initiale, laquelle dissimule à nos yeux d’Existants la juste mesure d’un Sens au gré duquel être Homme avec la clarté requise.

  

   Il n’est nullement indifférent qu’Anatole France ait désigné, tout au bout de l’ombre, le visage haut et altier d’un Virgile que l’on affublait du génial sobriquet de « Cygne de Mantoue ». Or, aussi bien le Cygne dans sa blancheur virginale, que la fière cité lacustre de Mantoue, brillante figure de proue de la Lombardie, font signe, à l’évidence, en direction d’une lumière qui semblerait ne jamais pouvoir s’éteindre. De plus, on n’écrit pas « L’Énéide », « Les Bucoliques », « Les Géorgiques », quintessence de la langue et de la littérature latine pour faire venir un sombre crépuscule mais bien plutôt pour initier une aube nouvelle au gré de laquelle s’avancer sur la voie d’un diaphane sentier. C’est du moins cette interprétation inversée de l’Ombre, cet éloignement inconséquent du prodigieux Soleil, que nous essaierons de faire paraître au cours de ce texte, lequel, comme bien d’autres, se place sous la haute présence de l’Astre-Vérité. Une triste vision infernale cédant la place à sa valeur antagoniste, cette céleste ambroisie dont les dieux de l’Olympe nous font le sublime don depuis le rayonnement de leur Empyrée.

  

   Mais, puisque notre point de départ consiste à décrypter, en l’œuvre de Barbara Kroll, les indices d’un sens, il convient que nous nous recentrions sur cette peinture, que nous tâchions d’y rencontrer ses obscurs corridors, mais aussi bien ses plateaux de Haute Lumière en lesquels abandonner toute tendance mélancolique, gagner, de haute lutte, ces sommets qui brillent de toute la puissance de leur éclat, devenir, en Soi, manière de fragment d’Éternité.

  

   Elle, que nous ne connaissons pas, Elle-qui-nous-échappe par définition, au motif que toute image en soi est fugitive, infiniment sujette aux variations de notre imaginaire, Elle donc, nommons-là « Skiá », envisageons-là en sa graphie grecque « Σκιά », afin de lui conférer une profondeur énigmatique, « Σκιά » signifiant « Ombreuse », autrement dit « Née de l’Ombre », autrement dit, par souci de simple paronymie : « Ombrageuse », elle qui, à peine venue dans le cirque de notre vision, ne peut qu’en obscurcir le champ, tout comme la sourde et grise nuée tache de ciel, l’obombre selon des teintes quasi métaphysiques. C’est un peu comme si son curieux patronyme l’annonçait sous les auspices d’une signification dissimulée sous l’habituelle ligne de flottaison de la conscience. Mais reprenons la version canonique de cet avant-nom « Skiá », de cette nomination prédictive de bien des tracas humains.

 

[Skiá], phonologiquement approchée :

 

[SSS], la sifflante en sa longue émission,

semble se retenir sur le bord d’un dire

[K], explosion de l’occlusive sourde, laquelle,

tel un vigoureux coup de gong, annonce

 une rude et contraignante réalité, une fermeture

[IA], l’association vocalique,

en son important degré d’aperture,

paraît venir contredire la note fermée

qui précédait son émission

 

   Certes, l’on sera en droit de se demander si cette interprétation n’est nullement gratuite, simple jeu fantaisiste sur un matériau qui, non seulement n’a rien à dire, mais qui, s’il disait, pourrait le faire de mille et une autres façons. Å l’évidence il y a jeu et même érotisation de la simple composante phonologique. Cependant, nous croyons que toute nomination, quelle qu’elle soit, porte en elle, à nos corps défendants, de nombreux sèmes dont le contenu nous demeure inaccessible parce qu’inconscient. Donc si l’on nous accorde quelque crédit, nous maintiendrons, qu’en son appellation, « Σκιά » porte, tel un vibrant oxymore, une contradiction majeure : elle est, tout à la fois, annonce d’une venue, promesse d’ouverture et donc de lumière et, en même temps, une fermeture donc la projection, sur son destin, d’une pénombre la reconduisant en permanence à de sombres et délétères ruminations, sorte d’annulation de Soi, retour dans de mystérieux et inaccessibles limbes.

  

   Ce fond de la peinture, ce fond qui semble reculer à mesure que l’on cherche à s’en emparer, serait-il l’image symbolique des limbes tout juste cités ? Ces nervures bleues seraient-elles la trace d’âmes pouvant encore prétendre à quelque existence alors que les intervalles blancs, sans aucune consistance - ce silence, cette vacuité -, seraient ces âmes dissoutes ayant entrepris leur vaste carrousel céleste à la recherche d’un corps pouvant les accueillir ? Et cette tache noire qui occulte une partie de la surface, ne serait-ce l’Ombre portée de la Camarde, cette hideuse figure allégorique de la Mort qui chercherait à étendre son royaume jusqu’au domaine des Vivants ? « Moissonner les Vivants », tel serait sa plus effective devise. Alors, que dire du visage de « Σκιά », « d’Ombreuse » en son « Ombrageuse » essence ? Elle semble n’être, en toute hypothèse, qu’une émanation de cette inquiétante Camarde, ce que l’absence de son nez (« camard ») paraît confirmer à l’excès.

  

   En vérité nous sommes déroutés, autrement dit nous perdons notre chemin en direction des choses du Monde, à commencer par le singulier sentier qui nous conduit en nous, au centre d’irradiation de notre exister. Inévitable phénomène d’écho par lequel, Tout Autre nous phagocyte, nous porte en lui, avant même que nous ne fassions retour en nous, lestés de ces pensées d’altérité qui nous exilent de qui-nous-sommes. Nous sommes nous en propre, mais nullement à part entière, nous sommes des satellites tournant dans le vide sidéral des consciences à la recherche de leur intime substance, elle, cette substance que de mystérieux fils attachent à-qui-elle-n’est-nullement. Comme si le Soi n’était que par défaut, colonisé par d’invisibles entités, manières de marionnettes à fil au bout duquel le Manipulateur dissimulerait un visage porteur des stigmates du Mal. C’est ainsi, l’image du Mal est toujours reliée à ce qui est inconnu, à ce qui est dissimulé, à ce qui se retranche   de notre vision pour la mettre en porte- à-faux, de guingois, genre de strabisme qui ne nous livrerait des choses que de fausses et stupéfiantes esquisses. Visage maculé de « Σκιά », laquelle maculation demande en nous, au plus profond, son effacement, sa dispersion, la mise au jour d’un regard droit, d’un sourire lumineux, d’une mimique ourlée de quelque félicité. Progressant en terre inconnue, ne sachant nullement quel type de sol foulent nos pieds, quelles formes évanescentes cherchent à saisir nos mains aveugles, nous nous débattons intérieurement, nous poussons les murs de notre geôle,

 

nous voulons de l’espace,

nous voulons un horizon,

nous voulons de la clarté.

 

   Geste éminemment humain que de chercher à s’extraire du pandémonium ambiant, tirant autant que possible sur ses coutures afin qu’un écart s’y produisît, qu’une parenthèse s’y ouvrît, qu’une meurtrière en fendît l’armure. Il y a urgence à ne nullement laisser « Σκιά » au plein de sa fuligineuse cellule, de la porter là ou seule une étincelle de beauté la révélera à elle-même, éclaircissant la nuit de son visage, dilatant le puits de ses pupilles, teintant d’un frais rubis la douce saillance de ses pommettes. Nous voulons l’extirper de cet ascétisme mortifère, la faire danser sur la vaste scène bariolée du Monde, faire naître dans sa gorge un chant heureux, des mots de miel et de nectar, la porter là où toujours elle aurait dû être, dans une présence à Soi non seulement indubitable mais porteuse des félicités les plus réelles qui se puissent concevoir.  

Nous venons tout juste de parler de « pandémonium », combien ce vocable nous transporte en ces Dionysies antiques, en ces orgies débridées où le vin est célébré à la manière d’un dieu, où l’ivresse est la règle ultime, où débauche sexuelle et violence rythment, de leur sabbat infernal, les rencontres les plus improbables, mais aussi les plus tissées d’une archaïque joie, une explosion de tout le corps en laquelle l’esprit se dissout dans une sorte d’acide extatique. Certes, l’image ici abordée ne fait paraître des hypothétiques Dionysies, que la forme de leur exténuation extrême, après que le vin, la danse, l’amour, morts de leur propre épuisement, ne laissent plus percevoir que cette noirceur, indice funeste s’il en est des fosses en lesquelles les Vivants, parfois, se commettent selon des actes sans qualité qui signent les limites mêmes de leur propre finitude. Alors, convaincus de la vacuité de la fête, persuadés que tout ce déchaînement de passion ne vaut que par son inutilité radicale, nous nous mettons à rêver à de belles Figures Apolliniennes qui pourraient sourdre en silence derrière l’écran de l’image, peut-être au travers de cette résille bleue que nous avons traduite précédemment à l’aune des barreaux d’une geôle,

 

présence supra-lumineuse,

rayon de pure beauté,

effusion sublime du Dieu

du Soleil et de la Lumière,

centre d’irradiation d’un chant quasi magique

porté par une aérienne musique,

flèche brillante distillant en son céleste trajet

une poésie de la plus haute tenue.

  

   Volontairement et afin de nous extraire de toute cette poix invasive qui ceinturait notre être, tout comme elle inclinait « Σκιά » à n’être qu’une Ombre-d’Elle-même, nous avons initié un soudain revirement du champ de notre vision, métamorphosant cette Jeune Présence, l’invitant depuis son centre d’accroissement et de déploiement à agir sur son Destin, à le faire s’extirper d’une conscience promise aux affres du non-être, à le porter au-devant de-qui-elle-est en son projet le plus diaphane, le plus radieux qui soit :

 

Vivre sans délai,

vivre sans contrainte,

vivre au plein d’une joie trouvée,

sinon retrouvée.

 

   Ceci n’est nullement opération d’une mystérieuse puissance qui ne dirait son nom, ceci fonctionne selon la loi purement humaine énonçant qu’au revers de toute situation négative, toujours peut s’illustrer et croître une positivité en puissance sur le point d’éclore. C’est bien là le travail de toute conscience que de porter sur Soi un regard réflexif, d’annuler toute contrariété, de prendre appui sur sa propre liberté, condition de tout essor de Soi en direction d’un temps d’éclosion et de fécondation dont l’on ressent les flux internes sans toujours pouvoir en identifier la source possiblement productrice d’épanouissement, de prospérité.

  

   Alors, maintenant, comment tout cet échafaudage théorique peut-il trouver les signes de sa manifestation parmi le lacis confus des éléments picturaux de cette toile ? C’est tout simplement le jeu des couleurs entre elles, leur étonnante et subtile dialectique qui viennent à notre secours, de manière à nous tirer de l’ornière où, depuis le début de notre enquête, nous nous débattions sans grand espoir de n’en jamais sortir. Et si l’on veut bâtir deux zones d’affrontement coloré, il nous suffira de parcourir la surface de la peinture du haut vers le bas afin d’y découvrir les opportunités sémantiques qui, dans un premier geste du regard, ne pouvaient que nous échapper. Car il y a bien un tour de force de cette plastique aussi heurtée que violente qui dissimule en son fond les motifs grâce auxquels échapper au pur désespoir humain. Si le haut de l’image s’ourle de funestes ombres dionysiennes ; le bas, lui, par opposition, se donne dans une clarté apollinienne dont, pour notre part, nous ferons un pur tremplin de satisfaction intérieure. Nous exilant de notre tristesse, laquelle était destinée à « Σκιά », projetant sur elle le rayon d’une vision régénérée, nous lui offrons, à la force de notre conscience constituante de la réalité, cette voie d’ouverture et de sublimation dont tout être est humainement en attente, fût-ce à titre inconscient. Voyons comment ceci peut s’actualiser sous les mérites d’une description au plus près de ceci même qui fait sens pour nous. Ce sera donc ce tropisme singulier qui fera le fond de notre recherche, ce tropisme selon lequel, de manière métaphorique,

 

la nue cache la vastitude éclairée du ciel,

le sous-bois n’existe qu’à être illuminé par les hautes frondaisons,

la lourdeur de la terre à s’alléger de la luisance de la glaise.

 

   Si, munis de ce viatique interprétatif, doués d’un regard panoramique de l’œuvre, nous parcourons l’ensemble de la toile, la révélation surgira bien vite qu’au travers d’un sombre désespoir se laisse deviner le rayon d’une joie. Tout en bas, en effet, au nadir de la toile, se manifeste, dans le genre d’une étrange beauté, une manière d’ensoleillement, de rayonnement lumineux, de diffraction de signes purement révélateurs d’un motif heureux se levant de la relation que nous entretenons avec la géographie picturale. Alors que le zénith du travail, habituellement réservé à l’expansion, à la radiation de l’Astre Solaire, se donnait selon une touche d’hivernale noirceur, son opposé, le dernier horizon du tableau en revendique la belle et irrésistible possession. Tout ce qui oppressait, contraignait, exposait les corps, aussi bien celui de « Σκιά » que le nôtre, à ne connaître que la contention, le silence et l’immobilité, voici que le chaud faisceau d’une flamme s’installe en nous, voici qu’une soudaine nitescence que nous n’attendions plus, vient vernisser notre conscience de bien heureuses manifestations. Alors il y a comme un étrange phénomène de rebond, une manière de fructueuse oscillation qui part de nos sensations pour animer, en quelque manière, la représentation de « Σκιά », lui donner vie, insuffler en l’outre vide qu’elle était il y a peu, de nouvelles possibilités d’espérer et de croître.

  

   Car ici, ce qu’il faut supposer, c’est l’installation d’un échange entre deux réalités, fussent-elle d’un ordre totalement adverse, l’Humaine, l’objectale, réunies, l’espace d’un regard dans un monde identique de sens :

 

je regarde la toile en laquelle « Σκιά » est inscrite

et, de facto, « Σκιά » me rejoint comme si,

ayant traversé son essence strictement matérielle,

elle m’apparaissait comme mon double,

comme si, depuis ma nature strictement humaine

j’avais accompli quelque mystérieux bond

me projetant certes en une sorte de réification,

mais augmentée, transcendée par

la vertu même de mon esprit scrutateur de sens.

 

   Oui, c’est toujours d’un SENS L’AUTRE dont il s’agit dès l’instant où l’on se met en quête de décrypter la nature d’une œuvre d’art. Ce qui vaut pour l’objet d’art, « Σκιά » en sa picturale présence, cet exhaussement du Soi, ne saurait valoir pout tout autre objet fonctionnel à usage mondain. Mais ceci va de soi.

   Si, pour nous, face à cette œuvre de Barbara Kroll, une évidence nous saisit de l’ordre de la manifestation d’un sujet quasi métaphysique traité avec la profondeur qu’il mérite,

 

trouver dans le derme même de la pâte picturale,

quelque trace symbolique de la chair humaine,

 

   ceci impliquant la réciproque, ce ne peut être qu’au motif d’une tâche singulière d’interprétation. Ce qui, pour nous, relève de la simple constatation d’une clarté manifeste, sonnera pour Quiconque, à la manière d’un pur caprice intellectuel, voire d’une claire intention de « brouiller les pistes ». Certes, toute investigation en quelque œuvre que ce soit est synonyme de prise de risque. Quelles intentions ont présidé au geste pictural de l’Artiste ?  Ladite Artiste, sans doute, serait bien en peine d’en exposer les motifs rationnels. Et quand bien même serait-elle au clair avec sa création, elle ne pourrait nullement empêcher tel ou tel Regardeur de porter avec lui, dans son regard, le pluriel foisonnement de toiles vues, lesquelles jamais ne s’effacent, traçant à l’insu des Voyeurs, des lignes interprétatives dont ils n’ont même pas conscience.

 

De cette façon s’écrit la Liberté :

celle de Celle-qui-crée,

celle de Celui ou Celle qui regardent.

 

Toute « vérité » est frappée

à l’aune de la subjectivité.

 

   Ceci, mille fois l’avons-nous affirmé, notre intuition se renforçant à chaque nouvelle énonciation. Il nous faut accomplir notre acte de vision lestés de ce poids qui n’est réelle charge que pour Ceux et Celles qui n’en perçoivent nullement les cheminements antécédents. Nulle vision n’est neuve, oblitérée qu’elle est par le fourmillement de nos expériences perceptives, et c’est tant mieux ! Ceux, Celles qui attendent de magiques « clés » de compréhension, se fourvoient selon des conceptions naïves.

 

Nul Serrurier, aussi habite fût-il,

ne viendra jamais à notre secours, ni au leur.

 

Liberté est hymne identitaire

pure ipséité

don de Soi en l’orbe

des Choses et du SENS

 

Ou bien n’est Rien.

 

Voilà ce qu’avait à nous dire,

aujourd’hui,

Barbara Kroll,

Par la modeste médiation

Dont, un instant,

Nous avons été le simple véhicule

Porteur d’une incertaine et

Relative Vérité

 

« Elle qui ployait

sous le faix d’Ombre »,

Voici que d’Elle,

au plus secret

de-qui-elle-est,

une Lumière s’est levée,

nullement religieuse,

nullement mystique,

une Lumière que nous dirons

traversée d’une Raison Esthétique

mais ceci demanderait

encore plus de clarté

encore plus d’Essence

disponible afin que

notre propre Illumination

devînt possible.

 

Toujours être en Chemin,

voici La Voie

voici le Tao

Elle qui ployait sous le faix d’Ombre
Partager cet article
Repost0
22 octobre 2025 3 22 /10 /octobre /2025 08:12
De l’Art immédiat du Simple

Portugal 2011

tirage argentique - virage sépia

 

Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

   Quiconque viserait cette image dans la distraction serait immédiatement pris d’un doute à double racine : s’agit-il là, d’une œuvre d’art et, s’il en est bien ainsi, comment ce motif aussi simple peut-il en constituer le fondement ? Disserter à propos de l’Art est toujours chose difficile pour la simple raison que la détermination de son domaine, à savoir là où il commence, où il finit, constitue la ressource la plus subjective qui se puisse concevoir. Et, en l’Art, affirmer ceci comme étant beau, relève de la gageure, tant le Beau est variable selon les climatiques où il s’illustre, selon les états d’âme et les goûts de Ceux, de Celles qui essaient d’en prononcer l’essence. L’on voit bien, d’emblée, qu’à défaut d’être un jeu gratuit, toute assertion vis-à-vis de l’art présente le risque, pour Celui qui l’émet, de procéder à quelque dogme assorti d’une évidente mauvaise foi. Le problème paraît donc insoluble, du moins pris sous ce point de vue partiel, sinon partial. Ce qu’il faut faire, afin de sortir de cette nasse conceptuelle, à notre avis, créer deux parenthèses en lesquelles

 

placer l’œuvre, d’une part,

et, d’autre part, le Voyeur de l’œuvre.

 

   En quelque sorte deux autonomies se faisant face car, ni l’œuvre, ni le Soi ne peuvent être envisagés à l’aune d’une hétéronomie.

 

L’œuvre en soi en tant que telle.

Le Soi en tant que tel,

 

soit la confrontation de deux Essences

dont chacune ne peut qu’être souveraine.

  

    C’est au gré de cette seule autonomie que le décret de l’œuvre d’Art pourra être énoncé. Une manière d’attitude performative du Regardeur qui pose en acte, cette puissance, cette virtualité qui sommeillaient au sein même du futur devenir des œuvres.

 

Je dis que cette Œuvre est de l’art

et mon acte de nomination suffit

à son effectuation en tant que telle.

 

   C’est ce qu’a accompli Marcel Duchamp énonçant « L’urinoir » en « Fontaine », « La Roue de bicyclette » en archétype du geste qui sculpte, « Le Porte-bouteilles » en la Forme polysémique dont tout art abouti est capable selon sa nature :

 

métamorphoser un objet immanent

en objet transcendant.

 

   De plus, notre geste autonome de Liseur de l’Art présente l’immense avantage de supprimer les clivages entre les oeuvres, d’abolir, entre elles, toute idée de hiérarchie. Il y aurait une grande naïveté à poser la question de savoir, de la « Montagne Sainte Victoire », d’un glacis de Rothko, d’un « Outrenoir » de Soulages, laquelle de ces propositions picturales se donne, en premier, en second, et ainsi de suite, façon radicale de se voir attribuer un mérite dont tout geste adverse ne serait qu’une euphémisation, un genre de métonymie. Sortir de toutes ces apories reviendra à poser les équivalences suivantes :

  

L’œuvre est en voie d’elle-même et

de nulle autre qui lui serait extérieure.

L’Oeuvre est capable d’elle-même

sans que quelque vérité externe

n’en vienne confirmer la réalité.

L’Œuvre est œuvre parce qu’elle est Œuvre

ou l’entière, insécable tautologie à l’œuvre.

 

   Certes, plus d’un Sceptique pensera que de telles affirmations ne reposent que sur une sorte d’autocomplaisance, que cette manière de raisonner appliquée à l’ensemble du réel n’est rien moins qu’une Pétition de Principe, une façon somme toute commode de se rendre « Maître et Possesseur » de ce qui vient à l’encontre, la liberté de l’Émetteur conditionnant l’aliénation de ceci à qui cette assertion s’applique. Libre à eux, libre à nous de poser aussi bien l’Art que l’œuvre selon nos propres déterminations au prétexte que ce qui, en ma conscience, s’inscrit en tant qu’Art, tel Autre n’en recevra nulle confirmation, au point même d’affirmer une position en totale opposition avec la nôtre. Mais nous n’argumenterons plus avant sur l’insoluble problème de la Vérité dont l’avisé Pascal énonçait cette indépassable sagesse :

 

« Plaisante justice qu'une rivière borne !

Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà. »

   

   Ici, reprenant l’énoncé à mon compte, je dis cette œuvre de Thierry Cardon en tant qu’œuvre d’art et mon mérite sera modeste quant à la confirmation de ce qui vient d’être annoncé. Sans doute le prétexte est-il mince, de modeste dimension. Que voit-on sur la plaine du subjectile ?          

   D’abord les ascétiques silhouettes de quelques graminées dont on se demande quel peut-être leur étrange destin. Que voit-on ensuite ? Une surface de Blanc d’Ivoire parcourue de quelques déchirures et boursouflures.   Alors que dire de cette étrange relation ? Que dire du mot végétal s’enlevant sur le fond abstrait de ce qui pourrait ressembler à une croûte terrestre sillonnée de crevasses ? Ce dénuement, cette radicale économie, il nous faut leur attribuer une vêture à leur dimension, de manière à ne les laisser dans une manière de mutité qui ne ferait que nous égarer. Nous nous appliquerons donc à faire émerger une thèse herméneutique

 

posant les Graminées en tant que

symbole Humain-plus-qu’Humain,

faisant face à une Terre virginale, originaire,

argile de teinte et de constitution aurorale

ouvrant la possibilité même de l’existence des choses.

 

Des choses premières, s’entend,

des choses sortant tout juste

de leur mystérieuse essence.

   

   Donc les Graminées, Humaines-plus-qu’Humaines au seul prix de leur constitutif désarroi. Donc la Terre, à la seule valeur de sa mesure donatrice de vie, à la guise de son fondement matriciel. Ce que nous sommes en train d’énoncer : que cette œuvre, selon nous, doit se lire à la façon d’une allégorie mettant en confrontation dramatique

 

Destin Humain

et Néant de sa provenance initiale,

 

    ce Néant, ce Rien symbolisés par la césure, la fente, la faille lézardant le sol nourricier. Il nous faut d’abord parler du risque humain plus haut évoqué. Toute marche vers l’avant d’un Sujet anthropologique peut se comparer au cheminement hésitant d’un Passant sur une ligne de crête,

 

entre l’adret d’un bonheur,

l’ubac d’un sombre désespoir.

 

   Et la chute n’est nullement rare qui précipite le Marcheur en direction de l’ombre, de Charybde en Scylla d’où, peut-être, jamais il ne remontera.

  

   Sombres et illisibles desseins de la destinée Humaine. Donc les déchirures qui, dans un tel contexte, ne pourront que figurer le vertige abyssal en lequel tout parcours Humain peut s’abîmer lors du moindre de ses faux pas. L’étendue matricielle configuratrice de vie, la Terre en sa donation initiale, reprend en elle le motif qu’elle avait amené au plein du jour, sous la pluie bienfaisante des hautes lumières. On a ici tous les ingrédients de la tragédie classique :

 

un Destin de Héros croît et embellit

parmi les plurielles images du Monde,

mais suite à quelque erreur de jugement,

à un défaut de lucidité,

les Moires tisseuses de liberté,

mais aussi d’aliénation,

le condamnent à errer,

cet Œdipe aveugle,

au sein d’une Colone dévastée,

mourant sous les traits

des infernales Érynies.

  

   Certes le trait est noirci, certes l’interprétation est verticale, laquelle semble drosser un infranchissable mur face au peuple des Humains. Oui, mais à l’évidence, notre propre Finitude clôt notre destin à la manière d’un brusque scalpel déchirant, à notre corps défendant, cette chair existentielle qui est le seul bien dont nous disposions sur Terre. Et nous irons même plus loin dans notre lecture ténébreuse de cette œuvre. Nous la penserions silencieuse pour la simple raison d’une double mutité :

 

celle des Graminées,

celle de la Terre.

 

   Mais il faut persévérer dans notre quête de sens, inciser la peau de l’œuvre, nous immiscer, nous-mêmes, en tant que Graminées, poussées germinatives qu’un décret extérieur condamne à trépas, nous précipiter donc dans cette fascinante mais définitive échancrure, devenir, nous-mêmes fêlure au gré de laquelle biffer définitivement

 

l’être-que-nous-avons-été,

l’espace d’un instant,

pour devenir ce-que-nous-ne-serons-plus,

ayant rejoint la fente originaire

qui nous avait mis au Monde.

  

   Or, ici, parmi la dalle silencieuse du Temps, se laisse percevoir un Cri tout pareil à celui poussé par la peinture violentée d’Edvard Munch, Cri face à la Mort qui équivaut au Cri du Nouveau-né surgissant sur la margelle de l’exister.

 

D’un Cri l’autre :

l’écriture tragique du Destin.

 

    Destin écrit à l’encre sympathique, toute visibilité ôtée au sens de l’écriture : témoigner de l’Homme. Ce parchemin lacéré que l’Artiste place devant nous à la façon d’une troublante énigme, n’est-il, au moins symboliquement, cet antique palimpseste où les signes superposés du Temps Humain s’effacent à même leur confusion ?

 

Immense et déroutante fragilité Humaine

dont ces Graminées témoignent à l’envi,

 

   comme si leur modestie, leur faible empreinte, leur naturelle discrétion voulaient nous ménager, nous faire croire en ce possible dont toute croissance est comme l’emblème, l’assurance d’une progression vers demain qui ne soit en pure perte.

  

 

   Et c’est bien au motif d’une esthétique à « fleurets mouchetés » que cette œuvre nous pénètre jusqu’en notre tréfonds le plus mystérieux. Beau et efficace geste esthétique tout tressé des lianes presque inapparentes d’une plastique ascétique. Parfois dire peu, sur la lisière d’une retenue, c’est énoncer grandement ce qui, du reste, ne peut qu’être chuchoté : le tarissement de la source qu’un jour nous ne serons plus qu’à titre de réminiscence, nullement la nôtre, bien évidemment, celle d’autres consciences dont nous aurons croisé le chemin, alors que ce croisement n’aura plus de motifs d’actualisation. Cette légèreté aérienne, n’est pas sans nous faire penser aux paroles de Nietzsche dans « Le gai savoir » :

  

“Ce sont les paroles les moins tapageuses

qui suscitent la tempête et les pensées

qui mènent le monde viennent

sur des pattes de colombe.”

   

      Il nous paraît opportun de citer, en épilogue de ce texte, cette remarque au sujet du « Gai savoir » tirée d’un article de Wikipédia :

  

   « Il relève ainsi l'ambivalence même de sa conception de l'existence, saisie entre la recherche de la vérité intrinsèquement mortelle, et l'illusion intrinsèquement vitale. »

  

   Å sa manière bien à lui, Thierry Cardon, jouant de ces manières de discrets clairs-obscurs, ne fait peut-être que faire dialoguer, dans une poésie légère « vérité mortelle » et « illusion vitale ». Le véritable métier d’un Artiste est celui même de la jonglerie entre des tendances contradictoires, vives dialectiques qui sont le tissu de l’exister, en réalité œuvre de Magicien qui, sous la face riante des choses, dévoile prudemment, quelque vérité qui pourrait bien nous atteindre, si, d’aventure, nous prenions le temps de soulever ce voile de la māyā que plusieurs philosophies orientales veulent percer de manière à porter à la clarté cette vérité transcendante se dissimulant sous la chape de plomb de la réalité matérielle.

   Mais disant ceci, nous ne faisons que mettre en exergue le vif intérêt que porte l’Artiste à la belle Civilisation Indienne, terre de magie et de spiritualité s’il en est. Ce fin et passionné Observateur des « lignes flexueuses » de la Loire, photographiant ici

 

le Blanc de Seiche d’une souche séculaire,

là le réseau serré des herbes sauvages sur fond d’eau,

là encore un semis de graviers noirs

d’où émerge la sculpture noueuse d’une racine,

 

ce Passionné infatigable trace,

pour nous Observateurs,

pour lui Acteur,

le praticable de cette vaste scène mondaine

sur laquelle nous figurons à titre

d’Énigmatiques Sujets.

 

L' Énigme est notre demeure !

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
20 octobre 2025 1 20 /10 /octobre /2025 09:12
Fraternités paysagères

Vue sur le Canigou depuis le Bourdigou…

à Sainte-Marie-La-Mer

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

    « Le Bourdigou », combien ce nom, avec ses trois syllabes claires, avec son déterminant « Le », qui non seulement le singularise, mais lui donne quelque ampleur, combien ce nom flaire bon le lieu vernaculaire, celui dont, aujourd’hui, il ne reste plus dans la mémoire qu’une infinitésimale trace, à peine une vague fragrance au large de Soi, une touche de papier d’Arménie avec ses nostalgiques effluves, on dirait l’effusion d’une réminiscence se confondant dans un temps sans réelle épaisseur. Alors, si on le souhaite, l’on peut régler la focale de sa vision (tout comme celle de son appareil photographique) sur le champ immédiat qui s’offre à notre regard. Dès lors, ce sera une simple vision de myope ne prenant en compte que le proximal à défaut d’y inclure ce distal bien trop éloigné, une manière d’étrangeté qui meurt de ne pouvoir être rencontrée dans l’instant même de son évocation. Saisis de ce microcosme paysager, l’on n’aura cure de tenir compte de ce qui, au loin, disparaît à même son flou, son imprécision. L’on musardera tout le long du Bourdigou, ce petit fleuve côtier portant en soi un espace encore vierge des meutes citadines et des constructions anarchiques qui en sont le logique accompagnement. On flânera en Soi, seulement attentif au beau motif de la flore indigène, on observera la Loeflingie d'Espagne, ses fleurs vertes en grappes ; on s’amusera du joyeux mimétisme de l’Ophrys guêpe ; on se réjouira de la disposition en croix de l’Euphorbe péplis. On ne sera distrait par rien, curieux de tout connaître de cette manière de péninsule à l’écart du bruit du Monde. On s’étonnera du vol noir et blanc de la Sterne naine, on s’égaiera des boules duveteuses des Luscinioles à moustaches s’envolant des roselières. C’est en ceci qu’aura consisté notre première découverte, se fondre en ceci même qui ressemble à une niche écologique en laquelle trouver apaisement et consolation. Mais l’on s’apercevra, sans délai, que cette vue à courte échéance ne suffira à combler notre désir de plénitude et de bonheur.

  

   Alors il nous faudra abandonner l’espace maritime, nous tourner vers le terrestre, chercher à y trouver de nouveaux points d’appuis, lesquels, loin d’être étrangers à notre précédente quête, en approfondiront le sens. Remonter en direction de l’amont de la rivière. De longs filets d’eau dessinent des reflets constamment changeants, des moirures en lesquelles notre image narcissique ne trouvera guère les moyens de s’ancrer, diluée qu’elle sera parmi les linéaments de cette étrange beauté. La lumière joue, saute, fait mine de s’absenter pour mieux scintiller à contre-jour de notre vision qui, maintenant, s’élargit, se déploie en myriade d’images semblables à celles qui animent les prismes colorés des kaléidoscopes. Oui, c’est la fête de la lumière, nullement une imitation humaine, nullement une mise en scène, Lumière-Nature en la plus belle effusion qui soit. Å peine regardons-nous telle irisation, qu’une nouvelle la recouvre de son brillant glacis. Merveilleuse chorégraphie des transparences, elle est le tremplin donnant essor à notre imaginaire. Si la lumière maritime se perdait dans sa vastitude azuréenne, celle-ci, la fluviale, reçoit du ciel cette onction au gré de laquelle elle connaît un destin double : être, tout à la fois, en un seul et unique geste, simple pellicule liquide, mais aussi, mais surtout, légèreté aérienne poudrée d’une généreuse et impalpable clarté. Comme si une curieuse efflorescence de l’eau devenait phosphorescence du ciel et, partant, vision métamorphosée que la nôtre, portée à l’acmé de son pouvoir de décryptage du réel.

  

   Tout nous paraîtrait d’une si transparente évidence que c’est nous-mêmes qui connaitrions l’envol, genre de cerf-volant flottant haut, au gré des courants aériens. Mais, bien avant de gagner la haute altitude, cette illisible dimension spatiale  échappant à mesure de notre ascension, c’est dans la zone intermédiaire, la zone infiniment productrice de sens, la zone médiatrice que notre regard décidera de s’installer, sentant en elle, combien son pouvoir synthétique est grand, elle qui assemble le large Territoire Marin et la mouvance inapparente du Fief  Céleste, ce Sublime Idéal au gré duquel devenir, au large de Soi, bien plus que le Soi, une manière de puissance inactuelle source de joies multiples et infinies.

  

   Du Terrestre au Céleste, tout converge en ce foyer, en cette lisière de poétique tenue. Tout y devient irréel, aussi magique que le vol stationnaire du Colibri devant la fleur saturée de nectar. Tout, ici, fait horizon, recueil pour les erratiques cheminements des Hommes au dos courbé, conque pour les hésitants pas de deux des Femmes aux voluptueuses arabesques.

 

Fraternités paysagères

   Le noir du végétal joue avec le gris vacillant de l’onde, joue avec l’étrange blancheur de neige du ciel dont l’ascension ne semble n’avoir nulle fin. Vides boqueteaux, Nature en sa virginale expansion, liberté infinie du paysage à se composer, à se recomposer selon les fantaisies arborescentes issues du centre même de son être, insaisissable énergie, capacité de renouvellement fabuleux de la mystérieuse Phusis qui l’anime en son sein de bien étranges mouvements. L’immobilité est de surface, la mobilité de profondeur, pareille à une lave noire qui n’attendrait que de sourdre des écorces, de faire ses cendreux bourgeonnements alentour avec la majesté des Choses Essentielles.  Semer, ici, dans le plus grand silence, ces Formes immémoriales que les Existants regarderont à peine, préoccupés qu’ils sont à sonder, en eux, le miracle de vivre, éblouis de ses manifestations joyeuses, infiniment renouvelées. La Nature est là, en sa Toute-Puissance, large ombre portée sous le faix de laquelle tout-ce-qui-est se donne dans une manière d’infinitésimale présence. De discrétion obligée.

 

De passage presque inaperçu

entre deux Principes :

le Fluvial au Nadir, ce long ruissellement,

cet épanchement continu vers

on ne sait quel secret destin ;

l’Aérien, le Zénithal, fuite échevelée

d’un Coursier aux étranges motifs,

on n’en perçoit jamais

 que les étonnantes ruades,

un étincellement de sabots

parmi les célestes éclairs.

 

   Deux Principes aux si étranges motifs que nul n’en peut comprendre le sens, sauf à laisser libre cours à un imaginaire créateur de plurielles et foisonnantes fictions.

  

   Au point de jonction de ces deux Principes, identique à l’intervalle entre deux mots, mais un intervalle empli, saturé de sens, lesté d’évidente concrétude : le beau surgissement de ce Tiers Inclus, de ce Médiateur, de ce Mètre-étalon de la mesure Humaine : Boqueteaux en leur réalité-vérité ; Mas Blanc, demeure des Hommes en sa réalité-vérité, inouï fanal par lequel être au Monde selon sa propre aventure.

 

Croisement, intersection de deux regards :

 

le Proximal qui ignore le sens

au motif de sa singulière myopie,

le Distal qui ignore également le sens

au motif de son étonnante et dispersive hypermétropie.

 

C’est le Juste Milieu,

le Regard Médian

 

   qui se donne pour le regard le plus exact, lui qui prend appui sur le proche, mais aussi le lointain, en médiatise les effets, les porte au centre d’une irrémissible réalité-vérité, là où il n’y a plus de fuite possible,

 

là où l’arbre parle son langage d’arbre,

où la maison tient son langage de maison,

où l’Homme assemble les deux,

sous la puissante focale

de sa conscience constitutive

de toute signification,

de toute dimension d’actualisation

du virtuel, du possible.

 

 

   En soi, regarder justement ce-qui-vient-à-nous, ce que Tous nous devons faire, ce que fait avec sûreté le geste photographique, voici de quoi ne plus douter de-ce-qui-se-présente, mais l’accueillir à la façon d’un merveilleux don producteur de félicité, d’enchantement. L’on parle volontiers, depuis l’avènement des « Temps Modernes », de « désenchantement du Monde », sans doute à raison, et c’est bien la qualité de notre vision à laquelle est confié le soin de le réenchanter, ce Monde. Merci à tous ceux qui s’y emploient avec talent :

 

les Photographes explorateurs du réel,

les Artistes qui le fécondent,

les Prestidigitateurs qui l’amplifient

à la dimension du songe,

les Astronomes qui le portent loin

au bout de leur lunette,

les Savants qui en décryptent les secrets,

les Idéalistes qui le nimbent

d’une lumineuse auréole,

 

  enfin Tous Ceux et Celles qui, visant le lourd et terrestre horizon,  y dessinent ces sublimes arabeques des Aurores Boréales, seul leur esprit le peut, seul le nôtre en peut recevoir la pure obole. On disait le Lyrisme mort, voici que nous pouvons le faire surgir à nouveau en sollicitant ce fond de Romantisme toujours disponible à la racine de la galaxie Humaine. Oui, infiniment disponible. Sans doute, aujourd’hui, la plus grande des vertus, la plus belle des médecines, le plus efficace des simples à placer dans notre pharmacopée personnelle, cette subtile préparation alchimique Romantico-Lyrique, naturel contre-poison de toutes les dérives complotistes et autres aberrations de la Raison dont notre époque s’est fait une spécialité spécifique.

 

Soyons Simples,

soyens Naturels selon

l’ordre Universel de la Nature.

 

   Là, et seulement là, est la clé de notre marche exacte sur ce coin de Terre, bien le plus précieux qui soit. En ranimer la flamme n’est nulle option facultative, un devoir « éthique », mais c’est vrai que les « gros mots » effraient Ceux qui leur préfèrent la « grosse vie », titre d’un ouvrage de Jean-Louis Bocquet dont il nous plaît de citer la quatrième de couverture de l’Éditeur :

  

   « La « grosse vie », c'est le hip-hop, la tune, la célébrité, les femmes, le luxe clinquant griffé et la dope. Un fantasme de réussite sociale fulgurante et facile qui taraude les jeunes de banlieue scratchant dans les caves leurs vinyles et aspirant à se propulser sur ta grande scène médiatique. »

  

   Qui nous aura lu adéquatement aura compris qu’à cette « grosse vie » nous préférions, sans hésitation aucune, ce que nous pourrions nommer, a contrario , « la fluette et frêle vie ». Bien évidemment, dans ce contecte, « fluet », « frêle », loin d’être le signe d’une débilité existentielle, est une force qu’il nous faut oser, faute de quoi le « désenchantement » nous abrasera jusqu’à ce que « mort s’ensuive ».

 

L’inévitable Mort,

au moins que les temps

qui la précèdent,

nous soient doux

et gorgés de sens.

 

Oui, de SENS !

Ce magnifique suc de l’exister.

 

« Le Bourdigou » justement considéré

en est peut-être l’Initiale Vérité.

 

Demeurons-en-nous

Avec la souple vivacité

De Ceux et de Celles

Qui ont découvert en EUX,

Au LARGE d’Eux,

Cette mesure inouîe

D’un Sens Primordial,

Il nous fait Être

Qui-nous-sommes

Dans la plénitude

Du geste existentiel.

 

Nous voulons

« Le Bourdigou »

Nous l’aurons !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
13 octobre 2025 1 13 /10 /octobre /2025 08:47
Les lignes questionnantes du Désir

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Afin de pénétrer l’univers clos des choses, le plus souvent convient-il de partir d’une neutralité formelle et colorée, d’un silence natif afin que, de ce naturel retrait, quelque chose de signifiant puisse apparaître, manière de lexique archaïque sur lequel greffer sensations, perceptions, connaissances plurielles. Une terre blanche par exemple, une masse de calcaire anonyme, des feuillets d’ardoise grise en lesquels le souci de notre œil percevra bientôt, à l’issue d’une longue patience, quelques tracés, quelques lignes venant éclairer le sombre lacis de notre entendement. Donc, peu à peu, la surdité originaire se rendra sensible au faible bruit de fond du Monde. Donc, peu à peu, la cécité des roches cèdera sous l’amicale pression de lignes de couleur s’annonçant telle la terre en tant que la terre, simple matériau inerte s’ouvrant aux motifs de l’essence qui paraît et se laisse patiemment inventorier. L’essentiel en sa belle et simple parution. Du motif muet des roches initiales s’élèveront bientôt des failles de squarzite à la couleur de pollen, les traits discrets de mystérieuses diaclases, une partition doucement musicale d’oxydes de fer à la teinte de rouille, d’oxydes de cobalt à la teinte vert-olive. Ainsi, squarzites, diaclases, oxydes, rouille, vert-olive traceront, à fleur de peau, ces précieux prédicats les révélant à nos yeux, à la façon d’une « leçon de choses » aussi simple que pleine de vivants et enthousiasmants motifs.

   Mais, si ces valeurs et qualités de la roche nous émeuvent, ce n’est nullement à la hauteur de leurs arabesques esthétiques, mais du plus profond du statut apparitionnel de ce qui vient nous rencontrer et constituer les nervures et strates du sens.

 

Car vivre est comprendre.

Car comprendre est mettre en relation

les objets qui doivent l’être,

 

comme si une immémoriale nécessité avait, de tout temps, exigé que leur coalescence fût un jour réalisée, révélée.

   Si notre texte, placé sous l’incipit du portrait minimal tracé par le pinceau de Barbara Kroll, peut recevoir quelque forme de justification, cette source de droit proviendra, en droite ligne, des homologies structurelles qui gravitent à l’intérieur des choses, genre d’impérieuse nécessité qui ne demande que la clarté de sa portée au plein du jour. Car il y a, selon nous, d’abord de façon métaphorique, ressemblance entre la morphologie de la roche en ses plis naturels et celle, plus subtile, sans doute, du tracé de graphite presqu’invisible qui détoure le visage du Modèle, celui de l’Artiste, puisque désigné comme forme d’un autoportrait. Ensuite, au-delà du formel, c’est bien l’être même de la terre qui se donne à voir dans sa belle et simple exposition, aussi bien l’Être de l’Artiste en sa projection sur la plaine de la toile. Lignes apparemment inertes qui rejoindraient d’autres lignes, certes immobiles dans la texture peinte, mais infiniment mobiles, animées du réel souci de vivre, d’élaborer des projets, de lancer, en avant de Soi, ces fleurets mouchetés de la création pareils à des jets successifs d’actualisation de la conscience selon des modalités toujours renouvelées : soit discrétion de l’ébauche, soit violence du trait lorsque la passion à l’œuvre n’endigue plus le flux de sa puissance.

   

Les lignes questionnantes du Désir

Convergence des traits du visage

et de ceux des diaclases inscrites

au cœur des roches

*

 

   Peut-on oser l’hypothèse que, des lignes du désir humain, symbolisé par le contour du visage et le tracé des lèvres, à celles des nervures de la roche, perçues comme désir de la Terre, il n’y aurait même pas l’épaisseur d’un simple trait ?

 

Désir humain,

Désir de la Terre,

une seule et même passion :

 

   se signifier, se porter au regard du Monde en tant que cette étonnante singularité qui ne pourrait trouver quelque sens que ce soit en dehors de ces projections d’essence.

 

L’Être en-Soi-pour-soi,

la Chose en-soi-pour-soi.

 

   Seul le passage du Soi-Majuscule-Humain, au soi-minuscule-matière créant un écart de nature, et, conséquemment, un intervalle de compréhension. Ceci, nous vous l’accordons volontiers, n’est que pure spéculation. Mais, au fond, émettre quelque concept au sujet du Soi, au sujet de la Nature, n’est-ce pas, en toute rigueur, avancer dans la touffeur de la jungle, mains en avant, fouillant l’obscurité, n’apercevant, tout en haut, la lumière de la canopée, qu’à la façon d’une déstabilisante illusion et n’en saisir que le virtuel éparpillement, la douce et fuyante irisation, le poudroiement céleste en son évanouissement même ? Nous demandons et rien ne vient nous assurer que notre conjecture soit fausse, pas plus que juste, nous direz-vous. Mais vivre, dans le pli le plus secret des choses est prendre le risque de l’erreur, aussi bien celui de la certitude.

   Cet autoportrait de l’Artiste est remarquable en ceci qu’il vient à nous sur le mode du retrait, de l’à peine naissance, comme retenu en arrière de la lourde, exténuante tâche d’exister. Une simple buée venant de la Nature, ou bien exsudant du Modèle même serait en pouvoir de tout dissoudre, à savoir de faire refluer ces quelques traits en des lignes captatrices hors notre raison, de gommer le fin voile de peau, d’abraser la rouge lueur des lèvres. Alors que nous étions sur le bord d’une révélation, sur la margelle d’un geste de possible croissance de la Forme Humaine, voici que cette dernière refuse de se donner, ne serait-ce que sur le plan formel et peut-être même se soustrairait-elle au pur destin onirique qu’elle avait fait naître sur la toile de notre conscience nocturne. Ceci veut signifier que toute donation d’existence est toujours, par essence, sur le point de s’absenter et, par voie de conséquence, de nommer notre propre absence à qui-nous-sommes ou nous-croyons-être. Énigme en tant qu’énigme.

   Nous n’aurons guère d’autre « possession » de Celle-qui-fait-face qu’à la traduire en mots, sans doute mots de cendre, mots de poussière qu’un simple alizé pourrait effacer sous le rythme souple de son haleine. La tête, mais est-ce bien une tête que cet étrange bouton sommital que nous pourrions aussi bien voir se confondre avec la simple ébauche du fait anthropologique tel que nous le montre la sculpture archaïque grecque ? Étranges têtes d’idoles cycladiques dont quelque vague relief du visage, à peine l’arête du nez, à peine le bourrelet sus-orbitaire, à peine la figure d’un ovale élémentaire, pourraient faire signe vers les quelques lignes de la chevelure, la griffure des lèvres dans le mode contemporain de traitement de la perspective humaine tel que proposé par l’Artiste allemande. Mais le travail d’esthétique comparée s’arrêtera là, afin de laisser libre le champ d’interprétation.

   Cette évocation minimale de la condition qui est la nôtre, loin de nous laisser indifférents au motif d’une si légère allusion, ne peut que nous inquiéter sur la nature d’hypothétique absentement de toute réalité humaine. C’est bien là la force signifiante de tout lavis, de toute touche aquarellée, de toute ébauche, que de placer, devant nous, la simple possibilité de l’impossible. Car, à notre possible porté au plus loin du temps, nous devons croire, faute de quoi c’est le tragique qui nous dissoudrait dans l’acide muriatique de son effectivité et alors nous ne penserions plus les choses mais ce sont les choses qui nous penseraient depuis leur mystérieux pouvoir térébrant. Mais bien loin de céder à quelque désespoir, nous faut-il nous rattacher, dans cette bizarre figuration de l’Être, au double motif des lèvres, cette incandescence qui nous sauvera, au moins provisoirement, du désastre. Nous abandonnerons donc la représentation sévère des idoles cycladiques, leur préférant ce magnifique portrait de « Jeanne Hébuterne au collier », de Modigliani, peut-être le seul parmi la série des « Jeannes » à affirmer quelque trace de volupté, sous le motif arborescent d’une bouche doucement purpurine dont nous trouverons l’écho dans « Lèvres du désir » de Barbara Kroll, du moins est-ce le titre que nous attribuons à cette œuvre en voie de sa propre genèse.

 

Les lignes questionnantes du Désir

Pour nous, il existe une évidente connexion entre les deux œuvres : même attitude réservée-inclinée, identique effacement de la peinture en une belle retenue, pareil bourgeonnement des lèvres, certes plus affirmé dans l’interprétation contemporaine que dans sa version classique. Mais l’intention reste la même : donner à la douceur féminine des gages de son pouvoir, cette belle sensualité-volupté à fleur de peau, d’autant plus performative qu’elle se retient tout au bord d’un dire. Simple évocation peut-être plus annonciatrice d’une possible joie, qu’elle ne l’aurait été en une exubérante et impudique monstration. Parfois le retrait qu’implique  la négation est-il plus à même de nous convaincre que la positivité bruyamment étalée dans une trop évidente affirmation.

   Nous avons dit à propos de « Lèvres du Désir », mais avons-nous dit suffisamment, avons-nous dit exactement ? Ce qu’il faudrait, à la manière dont un bourdon s’éparpille dans un étrange bruissement, sorte de délire chorégraphique face au nectar de la fleur, ce qu’il faudrait donc, c’est assurer un genre de point fixe face à ces Lèvres, face à ce Désir et, au gré d’infinies variations phénoménologiques, ressentir en nous, l’étrange bouillonnement de lave que suscitent ces rubescentes présences. Ce qui veut signifier qu’il serait, pour nous, de la plus grande urgence,

 

de faire de ces Lèvres adverses, les nôtres ;

de faire de ce Désir autre, notre propre Désir.

 

   Une évidence s’annonce ici : on ne sonde véritablement l’essence des choses qu’à se trasporter en leur feu essentiel, à comburer à même leur ignition, à réaliser cette mythique fusion, point d’orgue d’une indistinction du Sujet et de l’Objet, objectif que l’on porte secrètement en Soi depuis que la lumière, un jour, nous révéla au mystère du Monde.

   Certes nous apercevons combien pour les Lecteurs et Lectrices, ces assertions sonneront à la façon d’un Idéalisme mystique dont nul ne pourrait revenir qu’harrassé, la cible est trop haute, la cible est trop brillante. Mais c’est bien de ceci dont il s’agit face à toute énigme (l’économie de cette toile, sa foncière étrangeté), s’extraire  de l’obscurité archaïque qui modèle la forme de notre psyché, oser se confronter au rai de clarté, cette si belle métaphore de la Vérité en son « habit de lumière ». Oui, le risque est le même que celui du Toréador lumineux faisant face à la noire énergie du Taureau : vaincre ou mourir. Car, à l’instar du jeu tragique se déroulant dans la poussière dense de l’arène, connaître, se porter dans le lumineux, constitue la seule voie possible ;  tout faux pas, tout geste inabouti revenant à nous dissoudre sans délai dans la ténébreuse fougue taurine. Énoncer ceci, bien loin d’être un excès de la représentation et du langage, est ce ressenti du danger qui, en permanenec, menace de nous précipiter dans l’abîme.    

   Alors, est-ce si important de donner un sens à la toile de cette Artiste ? Est-il question de Vie ou de Mort ? La réponse ne peut qu’être affirmative dans une visée d’essence métaphysique-symbolique. Nous réitérons notre hypothèse :

 

Comprendre est Vivre,

ne nullement comprendre est Mourir.

 

   Le Sens est ce qui nous est octroyé de plus précieux. Le non-sens est, comme dans la philosophie plotinienne, cette matière vile, dernier terme de la procession, aberrante exténuation qui échoue à remonter vers son principe, ultime dispersion de soi, chute dans le non-être absolu. Certes, toute méditation métaphysique est hautement paradoxale au motif que la visibilité, la concrétude du langage, la charge pleine des mots désignent un objet invsible dont nul n’est assuré qu’il ait quelque réalité que ce soit. Mais là, cette radicale incertitude, est ce qui manifeste son plus évident intérêt. Se poserait-on tant de questions concernant la possible origine du Big Bang si son contenu nous était transparent ?

   Quelle que soit la perspective selon laquelle prendre acte de « Lèvres du Désir », ne peut que totalement nous désarçonner. Toutes les biffures des prédicats de l’épiphanie humaine nous mettent en danger de ne plus rien comprendre au Destin du Monde.

 

Plus d’yeux pour le viser.

Plus d’oreilles pour entendre le chant des étoiles.

Plus de nez pour humer les souples et énivrantes

fragrances de la peau de l’Amante.

 

    En réalité, nous sommes en plein désert, tout comme un Ermite à la recherche de son Dieu, lequel fuit à mesure du regard qu’il essaie de porter en sa direction. Alentour, tout paysage s’évanouit, toute dune s’écroule, tout arc de barkhane se dissout dans la vibration soutenue du mirage. Donc, au milieu de ce non-pays, de ce non-lieu, privés de repères, nous n’avons, pour seul orient, que cet Incarnat persistant des Lèvres. Braise dans la nuit d’un devenir étréci à la taille de la peau de chagrin. Oui, « chagrin » se levant du cruel sentiment d’abandonnisme qui nous étreint : comment arrimer notre Désir, cet impétueux appétit de vivre, à ce qui, certes rougeoie, mais menace à tout instant de s’absenter du champ quémandeur d’une volupté privée de son objet ? Car, dans la simple logique de l’effacement de-ce-qui-est, nous pourrions bien, tel l’infortuné philosophe présocratique Empédocle, précipiter notre propre disparition en nous jetant dans la fournaise de quelque volcan. Tout désir est, par nature volcan. Et c’est parce que le fait de le tutoyer est le plus grand risque qu’il nous requiert  tel son obligé complément. Peut-être l’icône krollienne nous dit-elle ceci en son langage pictural ? Ceci nous pouvons le croire à la hauteur du questionnement dont il est, tout au long des plurielles œuvres, ce désir, la manifestation la plus apparente. C’est toujours ce que nous avons médité au travers des nombreux textes consacrés à cette singulière entreprise : dire plus en disant peu.

 

Ceci est l’une des missions de l’Art,

peut-être l’unique, en réalité.

Paul Klee ne disait-il pas,

d’une façon totalement « prophétique » :

 

« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

 

 

Partager cet article
Repost0
10 octobre 2025 5 10 /10 /octobre /2025 08:02
Biffer afin de mieux connaître

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Que cette peinture soit paradoxale, qu’elle interroge vivement qui la regarde, qu’un sentiment d’inquiétude en provienne, nul n’en pourra infirmer l’évidente réalité. C’est sans doute le sort de toute esquisse, le destin de tout travail préparatoire à une œuvre future que de se poser en tant qu’énigmes, de nous disposer à une manière de flottement tout proche d’un vertige. Le texte qui va suivre, commentaire de cette genèse picturale en voie d’accomplissement, ne doit nullement être interprété comme la biffure d’une Altérité reposant sur quelque supposé rejet, mise en quarantaine ou délaissement.  Le souci de cette écriture, bien au contraire, consiste à dépouiller le Sujet de ses artifices de façon à le déposer nu, en quelque sorte, face à nous qui, ainsi, en connaîtrons la plus approchante vérité.

   Nous prendrons acte, par degrés successifs, de ces vagues formes colorées qui, dans l’instant de notre observation, paraissent tels de rapides bourgeonnements en direction de ce qui deviendra, à terme, leur puissance florale. Å l’évidence, un travail interne s’y développe, une sève végète sous l’écorce, une impatience existentielle s’y dissimule. Et c’est bien cette omission, c’est bien ce secret, c’est bien cette retenue qui nous remuent intimement, nous désarçonnent, en même temps qu’ils nous fascinent au motif que tout geste en voie de soi est manifestation de la vie, de son pluriel et inouï métabolisme.  Façon unique qu’ont les choses de bouger en elles, de porter en elles les mesures qui les révéleront en leur être singulier à l’endroit des regards conscients qui viendront s’y poser, semblables à ces abeilles butinant le délicieux nectar des corolles. Donc abeilles industrieuses, il nous faut devenir, faute de quoi nous demeurerions à l’entour de ces mystères, éblouis par leur apparence externe, ignorant d’eux ce qui fait leur essence et les porte devant nous tels des chiffres à résoudre pour notre plus grand bonheur.

   En effet, rien dans ce premier jet de couleurs sur le subjectile ne vient au secours de notre entendement. Tout semble si réservé, tout semble si recueilli, genre de mutique paroi nous laissant à nous-mêmes incapables d’en franchir la sourde densité minérale. Ce-qui-fait-face se refuse obstinément. Nulle clarté qui pointerait l’index vers une possible solution, arcane vivant de sa fermeture, de sa bien étrange occlusion. Identique à un monde échouant à trouver le chemin de son être. Donc il nous est demandé d’inventorier qui-vient-à-nous, sur le mode du plus grand retrait. Et c’est bien ce retrait, cette dissimulation que nous pensons voulue au plan du geste artistique, qui nous requiert vivement à des fins de décryptage. Tout y serait d’emblée évident que nous aurions poursuivi notre chemin, oubliant déjà, cette trace qui ne nous aurait affectés que d’une manière vaguement épidermique. Alors tâchons de dire qui-elle-est, cette venue aux choses que nous nommerons « In-figurable », prenant soin de détacher le préfixe privatif « in », de son radical, exposant ainsi en pleine lumière ce qui nous provoque, cette fuite, et menacerait bientôt de nous réduire à l’état de simples archéologues placés devant la réalité d’une terre vierge de tout indice, de toute trace d’une civilisation ancienne. Autrement dit le dénuement fiché en plein cœur avec l’impossibilité de l’en déloger.

   « In-Figurable », donc, à laquelle nous attacherons la définition canonique de ce beau mot de « figure » :

  

« Étendue déterminée, essentiellement caractérisée par le contour. »

 

   Les Attentifs verront vite où « le bât blesse ». Elle, sur-qui-nous-dissertons, s’inscrit en faux contre l’essence même de cette assertion : certes, elle est bien une « étendue », mais radicalement indéterminée ; elle est bien dotée de « contour », mais dans la plus grande imprécision qui soit. Elle est bien, sous cet éclairage, « L’In-Figurable » dont nous nous mettrons en quête afin de lui donner visage, épaisseur, réalité. Visage mis entre parenthèses, visage occlus, elle n’apparaît qu’à la manière d’un vague et sans doute inquiétant pré-Être, ce dernier se distinguant essentiellement par sa dimension antéprédicative, privative de tout destin clairement délimité s’inscrivant dans les parages de l’Humain.

   Face de cendre et de porcelaine sur laquelle, du vaste Monde, rien ne s’inscrit, pas même la passée d’un vent, pas même le flottement d’un nuage, pas même un infinitésimal sentiment qui pourrait en rencontrer le troublant et vaste anonymat. Nous voyons bien qu’ici, pour reprendre la métaphore archéologique, nous sommes, nous-les-Voyeurs, des Explorateurs du Vide, des Exégètes du Rien. Car l’absence du visage, élément essentiel de toute polarité humaine, ne peut que nous désespérer de trouver, tout au bout de notre truelle existentielle, quelque tesson archaïque qui dessinerait l’horizon d’une Civilisation ancienne.

 

Que de la poussière

s’élevant de la poussière.

 

    Et nos mains de Chercheurs d’or se recroquevillent sur leurs fentes et leurs crevasses, inutiles battoirs faseyant dans l’air tels de pitoyables drapeaux de prière. Et ce n’est nullement le reste de la physionomie qui viendra nous consoler de l’impression de vacuité qui sinue en nous à la manière d’un fluide glacial.

   La chevelure est un filon de charbon anonyme qui coule vers l’aval, encadrant un faciès dépeuplé. Si le bras gauche se donne sous une certaine consistance, celle-ci fût-elle diffuse, le bras droit, lui, semble n’exister qu’à la façon d’un vague tracé imaginaire. Quant à la vêture, elle ne profère rien de bien convaincant, elle est le fourreau étroit bleui en lequel le corps est sanglé comme s’il devait subir la dure épreuve d’une durable contention. Certes, ce parcours descriptif au « ras du sol », ce chemin énonciatif se perdant dans les buissons et remous d’un chaos à l’œuvre, d’un balbutiement à peine articulé, confine à un ressenti incohérent, informe, insensé. Vous aurez remarqué la présence, itérative, dans les trois mots qui précèdent, de ce « in » privatif qui, décidemment, invalide la plupart des ressentis que nous pouvons éprouver à l’égard de ce profil vaguement anthropologique. Mais le travail de pure description trouve, en cet instant, le motif de sa propre exténuation. Désormais le silence intérieur sera notre seule et unique parole.

   Mais, pour autant, l’on ne saurait s’exonérer de poursuivre plus avant, avec pour cible essentielle, l’atteinte de quelque méditation psycho-philosophique, genre de point d’orgue de notre hypothétique connaissance de Celle-qui-est-l’Inconnue-même, elle qui attise, fouette notre curiosité.  Prenons donc le temps de lui tresser une couronne humaine, simplement humaine qui, nous le souhaitons, la portera sur la margelle du Monde, là où quelque chose de vivant, d’animé, en confirmera la singulière présence. Nous avons une conscience nette des difficultés natives qui nous placent dans le réel danger, sinon dans l’impossibilité de porter l’Autre dans l’ouverture d’une visée interprétative correcte. Que cet Autre soit un réel incarné, qu’il soit trace symbolique sur le relief de la toile, peu importe, le fond du problème est identique. Cet Autre sur lequel nous avons déjà largement spéculé, nous le savons de nature simplement langagière, longue suite de mots avec lesquels il ne coïncide jamais, se laissant plutôt entrevoir dans l’intervalle même de ces mots, dans leur césure, comme s’il indiquait, par-là, sa consistance de Vide et de Rien pour reprendre les énonciations antécédentes. Mais laissons-le, cet étrange Personnage, logé au plein de son anonymat, ne cherchant à repérer en lui, que de vagues indéterminations, des sortes de fugues abstraites sitôt évanouies que proférées.

Biffer afin de mieux connaître

   Plaçons-nous au point focal de cet Être, à savoir dans cette physionomie ovale et insolite qu’il nous tend, utopie sans contenu, espace sans attaches, temps privé de repères. Tout ici qui se décrit selon des termes négatifs, nous voulons en inverser le cours,

 

métamorphoser l’obscurité en clarté,

le silence en parole,

l’insondable en palpable.

 

   Depuis au moins les écrits de Jean-Paul Sartre nous savons que le regard de l’Autre nous aliène, nous conditionne, que les yeux de cet Autre sont des dards qui forent en nous de bizarres avens, que notre sort en dépend, que le point de vue que nous offrons au Voyeur-qui-fait-face, ce n’est nullement nous qui en décidons, mais, singulièrement, ce Profil adverse qui nous tient sous l’empire de sa vision, une flèche nous transperce et atteint notre cible intime en plein cœur, sans qu’il nous soit possible, en quelque façon, d’en dévier la trajectoire. En un mot, cet Autre nous domine tel le Suzerain son Vassal. Et nous éprouvons, en nous, au plus secret, la sensation de ne nullement nous appartenir, d’être la simple banlieue d’un haut territoire qui nous impose sa loi d’airain. Ce qui veut dire, en dernier recours, qu’aussi longtemps que durera le regard inquisiteur de l’Autre, nous ne pourrons nullement arriver au centre de notre Être, en connaître seulement la vague périphérie, manière de voyage orbital sans fin et sans but, erratique parcours  que disperse un vide sidéral.

   Le revirement du négatif en positif que nous annoncions, le soudain basculement de l’ombre à la lumière, nous pouvons l’opérer sous la puissance même d’une investigation plus approfondie de ce sol ambigu qui nous fait face, lequel n’ayant encore nullement accédé à sa forme complète, inscrit en son derme vacant, nombre de significations dont nous pourrons tirer un substantiel profit. Si, habituellement, l’on décrit métaphoriquement la consistance même des yeux, on leur accorde quelque ressemblance avec ces « puits sans fond » où brille, dans un mystérieux lointain, une fascinante pellicule d’eau. C’est bien en ce reflet éblouissant, captivant, envoûtant, que notre Être même se dissout, comme phagocyté par une force mystérieuse de nature insondable.

   Et, maintenant, si nous prenons acte de la disparition, ou plutôt de la non-venue à soi du regard de l’Autre, ceci ne peut que signifier, d’une manière strictement logique, la condition d’apparition de notre propre liberté. Notre Être, en tant que non soumis à l’imperium d’une vision adverse, trouve là-même les conditions de possibilité de son éclosion.

 

Ce « Tu » qui ne me vise plus tel sa chose, son objet,

confère à mon « Je », tout l’espace de jeu

de son intime et heureuse liberté.

 

   Dit de façon différente, l’aliénation de l’Autre privé de son propre regard, fait naître en moi cet état hors contrainte, cette mobilité sans limite, ces actes théoriquement infinis au terme desquels je me sens Libre parmi la vastitude de la Liberté, son essence totale, infinie. Tout, dans la dialogique situation humaine, au sein des rencontres, se résume à cette constante dialectique des regards où, chacun à tour de rôle joue le rôle infiniment hégélien du « Maître et de l’Esclave », intense rapport de domination qui naît de tout commerce humain, de toute liaison. La soi-disant « égalité » est de pure convention, genre de « poudre aux yeux » qui incline à la cécité, faisant prendre le reflet pour l’origine de la lumière. Ceci est une vérité d’expérience contre laquelle quiconque ne pourrait s’élever.

   Ce qui est à voir, dans cette « optique », l’éternel jeu de miroirs en lesquels les Sujets Humains sont pris, tout comme la phalène papillonne contre le scintillement de la flamme derrière sa cage de verre.

 

Si j’énonce : « le regard de l’Autre m’aliène »,

par simple retournement logique, je dois dire :

« l’absence de regard de l’Autre me rend libre ».

 

   Donc, visant la forme approchante de la possible réalité humaine « d’In-Figurable », je me rends libre de sa venue en présence, je suis à bonne distance, « in-touchable » en une certaine manière, hors d’un propos qu’elle ne saurait proférer puisque, aussi bien, sa bouche n’est qu’une vague hypothèse au large de qui-elle-est, elle qui n’est encore que tremblement à l’orée des choses.

   Au titre des homologies existentielles signifiantes, la liberté de mon propre regard prenant appui sur la face anonyme « d’Infigurable », bien loin de l’aliéner (elle qui ne peut rien deviner de mes intentions, de mes désirs, de mes projets) la rend, de manière totalement symétrique, libre de Soi puisqu’elle ne saurait être affectée du rayon de ma vision qui ne peut l’atteindre. D’une Liberté l’Autre. Le visage « d’In-figurable » eût-il été pleinement accompli, dès lors, entre Elle et moi serait né l’inévitable mécanisme de la domination, de l’hégémonie, de la domestication de l’Autre au motif que deux Êtres se faisant face sont toujours dans un rapport d’inadéquation, de dysharmonie, ce en vertu de quoi une Forme s’impose à l’autre, l’asservit, la contraint, la force à passer « sous les fourches caudines » d’un terrible et indéfectible Principe de Réalité. Moi qui suis Figure réalisée, m’inscris dans un rôle de maîtrise, de possession, de souveraineté au simple motif que cette loi est naturelle, que le Chêne est plus fort que le Roseau. Afin que l’utopique « Égalité » puisse s’enraciner dans le cadre des réalités mondaines, il faudrait, non seulement qu’il y ait des Chênes et uniquement eux, ou bien des Roseaux et uniquement eux, et que, de surcroît, Chênes et Roseaux puissent revendiquer une égale puissance face à l’adversité. L’on comprend aisément combien cette conception est illusoire, simple décret d’un esprit s’exonérant de la concrétude ambiante.

   Certes, le fait d’énoncer la Liberté au titre d’une non-figuration sonne à la manière d’un décret gratuit, d’une fantaisie de l’esprit. Mais raisonner de cette manière revient à accorder au statut de la visibilité et à lui seul la possibilité d’établir la Vérité.

   Mais la face cachée de la Lune a autant de réalité-vérité que la face apparente qu’elle tend aux observateurs que nous sommes.

   Mais les Indiens de l’Orénoque dont je ne verrai jamais la face teintée de cuivre ont autant de réalité-vérité que la mienne.

   Mais les personnages que dessine mon activité onirique ont autant de pouvoir sur moi, que ces Quidams que je croise au hasard des rues, s’effaçant au gré de nos parcours divergents.

   C’est toujours ceci qui fausse les débats de notre entendement : n’accorder qu’à la mesure d’une stricte visibilité notre confiance et les clés de notre compréhension du Monde. Il nous faut pratiquer une conversion de notre propre regard. Nous, qui sommes à nous-mêmes importants pour le confort et l’assurance de notre psyché, jamais nous ne nous apercevrons en totalité : seulement un reflet dans le tain du miroir, comme si, foncièrement livrés au motif de l’incomplétude, notre Être voguait en de bien étranges territoires dont nulle lunette astronomique ne pourrait rendre compte à la hauteur de ses qualités optiques.

   Nous ne sommes pas seulement en-Nous, mais aussi, mais surtout hors-de-Nous en des lisières d’étrange texture. Amarrés à l’étrangeté de ce non-visage, perdus dans la coulée de sa noire chevelure, éblouis par ce blanc d’Espagne qui lui tient lieu d’épiphanie, abandonnés à l’isthme de ce cou qui fuit incessamment vers l’aval, persuadés d’une erreur grossière de la Phusis qui aurait tout fécondé, à l’exception de cette pure possibilité d’être, il nous revient de réparer cette sorte d’injustice, de métamorphoser cet antéprédicatif sans contours stables pour lui substituer la seule prédication dotée de sens : faire de cet Autre en sa pure évanescence, quelque chose de lisible que nous pourrons loger au sein même de notre conscience exploratrice de valeurs. Ce vœu reviendra tout simplement à substituer à la biffure du visage de précieux motifs, lesquels nous diront l’humain en tant qu’humain.

   Le front est lisse, cependant parcouru de minces ridules, traces infinitésimales du souci de vivre.

   La peau est un doux parchemin sur lequel neige la clarté d’un jour nouveau.

   Les sourcils sont deux arcs doucement incurvés qui disent l’heureux étonnement d’être parmi les confluences plurielles du présent.

   Les yeux, oui les yeux en leur étrange pouvoir, loin d’être un abîme sans fin, sont deux lentilles transparentes, légèrement mordorées, de précieux reflets en lesquels Quiconque aimerait se perdre pour la suite des jours à venir.

   Le nez est un simple trait autour duquel, telles de souples et duveteuses collines, se donne à voir l’empreinte presque illisible des joues.

   La bouche, oui la bouche, le souverain bourrelet des lèvres est cette supplique muette qui appelle le geste d’amour indéfiniment renouvelé.

    Sous le vague des mèches de cheveux se laisse deviner l’ondoyant repli des oreilles où l’on imagine le flottement d’une belle sonate, allegro d’un clavecin exquisement tempéré.

   L’ovale régulier du menton vient mettre un point d’orgue à cette visibilité comme pour la soustraire aux risques multiples et toujours imprévus de l’exister.  

   Certes, l’on pourra s’étonner de l’amplitude de l’écart séparant « In-Figurable » de « Figurée » (ce qu’elle est devenue par la magie du langage), certes le fondement de cette subite métamorphose résulte d’un travail de l’imaginaire et de lui seul, ce merveilleux don que, le plus souvent, nous nous dépêchons d’oublier. Mais que nul ne suppose qu’il s’agirait là d’un jeu gratuit, d’une aimable rêverie sise en l’âme de quelque Romantique en mal de lyrisme. Ce que nous croyons, tel l’énoncé d’une imparable Vérité, c’est qu’en Chacun, Chacune de nous, sommeille une imperceptible étincelle qu’il suffit de ranimer, étincelle témoin d’une tension interne de notre psyché constamment tendue vers la saisie d’un Bien, Idéal de nature certes impalpable mais qu’il faut porter en Soi à la manière d’une offrande, afin que, toutes consciences confondues, le Monde, plutôt que d’être la mesure chaotique des choses, en vienne à réaliser son harmonieux ordonnancement.

   C’est seulement à cette aune que l’Humanité devient réellement et entièrement humaine. Tout visage martyrisé, tout visage biffé, tout visage bafoué, ces insupportables manifestations entravées en leur être, il nous revient, non seulement d’en dépasser le triste horizon, mais de tracer, au large de notre conscience, ce vaste cercle d’un déploiement en lequel une radieuse lumière effacera jusqu’au moindre repli d’ombre, jusqu’au plus petit indice qui témoignerait encore de funestes et ténébreux desseins qui seraient autant les nôtres que ceux supposés d’un imparable Destin à l’œuvre, dont nous ne serions que les obligés exécutants.

 

Libres infiniment, voici le « devoir »

qui nous échoit comme

notre éthique la plus immédiate.

 

   La peinture de l’Artiste en tant qu’esquisse peut se lire selon la métaphore de tout être en voie d’accomplissement, venant d’un tumultueux chaos qu’il porte en Soi en tant que son emblème premier. La patiente genèse du tableau apportant, par strates successives, ces prédicats qui sont l’essence terminale « d’In-Figurée », devenue « Figurée », cette genèse donc semble retracer celle de l’immense geste humaine, une sortie progressive de l’ombre, une entrée à pas feutrés dans cette lumière dont chacun doit prendre soin de peur qu’une soudaine et coupable inattention, n’en vienne pervertir l’inestimable signification. Tout est peut-être travail de mémoire, travail de conscience ! Si le titre propose « Biffer afin de mieux connaître », toute biffure suppose, à l’intérieur même de qui elle est, cette tâche infinie d’écriture venant se superposer au confus et indéchiffrable palimpseste humain. Tâche exaltante d’Archéologue, mot dont le beau préfixe « arché » ou « arkhè » signifie « le début ou premier principe du monde dans l'ancienne philosophie grecque ».

 

Autrement dit la Sagesse

en tant que Principe.

 

Y aurait-il d’autre voie que celle-ci

afin de coïncider avec l’essence

qui a à être la nôtre ?

Partager cet article
Repost0
6 octobre 2025 1 06 /10 /octobre /2025 08:50
S’accorder au Lieu, à l’Instant

« Mélancolie »

 

Edvard Munch

 

Source : Wikipédia

 

***

« Moi, ce que je voudrais bien trouver

dans chaque homme,

c’est une pulsation,

un mouvement régulier et souple

qui l’accorde au temps et au monde. »

 

« L’extase matérielle »

 

J.M.G. Le Clézio

 

*

 

   Comme toujours, les pensées de Le Clézio témoignent d’une grande profondeur existentielle, si bien que leur commentaire nécessite le passage par une situation concrète afin de ne nullement demeurer dans l’orbe de méditations purement abstraites. Alors, envisager cette « pulsation » vitale, cet accord au spatio-temporel qu’il attribue à « chaque homme », destinons-les, certes à un Être purement symbolique, le Personnage de « Mélancolie », tel qu’imaginé par la psyché torturée d’un Edvard Munch, psyché se développant tout au long de son œuvre, singulièrement dans le motif de la « Frise de la vie ». Genèse intensément métaphysique dont parfois, si ce n’est souvent, le travail du Nobel de Littérature se rapproche, surtout dans ses premiers livres, au seuil desquels « Terra Amata » trace l’étrange parcours de l’aventure humaine depuis la naissance jusqu’à la mort avec son lot de joies et d’angoisses successives, alternance d’ombres et de lumières se donnant dans la belle et « mélancolique » dimension d’un fascinant clair-obscur.

   Nous envisagerons donc la mélancolie selon sa définition strictement littéraire, telle que fournie par le CNRTL :

   « Sentiment d'une tristesse vague et douce, dans laquelle on se complaît, et qui favorise la rêverie désenchantée et la méditation (thème poétique et littéraire cher aux préromantiques et aux romantiques). »

   Et, bien évidemment, cette « tristesse vague et douce » nous fait irrésistiblement penser au titre et au contenu du livre, devenu célèbre, de Françoise Sagan, « Bonjour tristesse », lequel pourrait se donner tel l’archétype de toute mélancolie tissée des rencontres, aléas, furtifs bonheurs teintés des sombres nuées d’un désespoir à l’œuvre, naturelle inclination située immédiatement au revers de toute action, de toute pensée, de toute méditation. Si « exister » en toute logique consiste à s’extraire du Néant, toujours des adhérences subsistent, attachées à sa source originaire, comme une « pulsation », un étrange clignotement, une étonnante et confondante dialectique portant en elle, les germes de ses chaos, l’empreinte des constantes chausse-trappes dont la menace plane tel l’aigle dans le pur azur vierge de toute trace, qui repère sa proie afin que, la condamnant au trépas, une vie, la sienne, puisse avoir lieu.

   Les termes de l’Écrivain, nous les penserons tels ceux d’une mélancolie effective, genre de halo identique à celui qui affecte le Sujet munchien, cette manière de catatonie, de profonde hébétude, l’exact contraire de la « pulsation », du « mouvement » souhaités tels dans les écrits lecléziens.  Un genre de « coïncidence des opposés », ce que dessine toute existence aux prises avec son propre destin.  Ce qui veut dire que notre première approche s’ancrera à un socle entièrement tragique, lequel constituerait la forme primitive, incontournable de toute présence  à même la réalité, avant même que ne soit atteinte cette manière d’ataraxie supposée résulter d’un accord au « temps et au monde. »  Alors il nous faut entrer, comme par effraction, dans la sphère éminemment autistique de « Mélancolique », le Personnage de Munch par nous ainsi désigné, allégorie de toute perte de Soi dans les remous convulsifs de la temporalité humaine.

   Depuis les alentours de l’œuvre en lesquels nous nous situons tels de curieux et attentifs Observateurs, nous éprouverons la matière même de cette singulière « ambiance », le mot allemand de « Stimmung », en sa monstration la plus exacte conviendrait mieux, contenu sémantique dont nous donnons, ci-dessous, la traduction tirée de la thèse de Pascal Pierlot, « Les concepts de Stimmung (tonalité affective, disposition thymique) dans l’œuvre peinte et théorique de Carl Gustav CARUS » :

   « La Stimmung est un concept transdisciplinaire entre philosophie, psychologie et esthétique. Les deux traductions choisies sont « disposition thymique » et « tonalité affective », l’une insistant sur l’humeur fondamentale, l’autre rend mieux compte de la métaphore musicale issue de l’étymologie (die Stimme : la voix). »

   Si l’on prend toute la mesure de ce mot-concept de « Stimmung », l’on percevra d’emblée sa dimension psychique exponentielle, laquelle peut aboutir soit à l’excitation, à l’exaltation pures, soit à la foncière indifférence, état pathologique du Schizophrène enfermé dans la geôle du non-sens. Quant à « la voix », elle prend l’ampleur d’une parole strictement intérieure dont seul le Sujet en percevant les harmoniques, peut tirer, sinon un savoir, du moins des inclinations mentales, imaginaires, genres de miroirs en lesquels se retrouver dans un troublant face à Soi, narcissisme archaïque dont les fondements échappent à Celui, Celle qui s’essaient à en sonder la profondeur abyssale. Mais nous refermons cette longue et croyons-nous, indispensable parenthèse, de façon à mettre en regard l’énoncé de l’Écrivain et le lexique pictural du Peintre.

   Ce qui nous interroge au premier chef, ce Sujet munchien qui serait, à la limite, bien plutôt de l’ordre de l’objet, de l’humain en sa concrétion primitive, comme si, encore, son corps demeurait rivé à une sorte de roc originaire dont son mental aurait bien de la peine à s’extraire, état sourdement végétatif, reptation en Soi au plus mystérieux d’une enfonçure mutique, privée de clarté.  Un genre de Caverne Platonicienne avec ses ombres longues, ses spectres rampant en de fuligineuses torches le long de parois exténuées de n’être que parois, autrement dit privées d’être, privées de paroles.  Méditant à notre tour sur cet étrange Personnage de la galaxie quasiment surréaliste de l’Auteur du célèbre « Cri » (le titre est bien plus qu’une révélation !), méditation sur méditation, si l’on peut dire, geste métaphysique au carré, nous entrerons dans ce Monde aux contours si flous mais paradoxalement, violemment expressionnistes, comme si notre propre chair, arrachée au socle mondain, vivait sa propre désincarnation, manière de peau   de chagrin flottant au milieu des bourrasques du « vent mauvais ». Manière de « langueur » automnale dont le Poète Verlaine s’est fait l’admirable chantre dans « Chanson d’automne », cette douce et mélancolique complainte qui pourrait se donner telle la définition exacte de cette « Stimmung » précédemment abordée :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Oui, c’est bien cette consistance de « feuille morte », avec son limbe troué, avec ses étiques nervures, que paraît devoir symboliser « Mélancolique » selon le nom que nous lui avons attribué. Le plus visible-préhensible de cette toile c’est bien l’étrange posture de sa figuration. Loin que les divers éléments du paysage n’y occupent une assise bien déterminée, notre vision devient astigmate à son contact, le spatial se dissout selon de souples linéaments que nous pourrions rapprocher des fameuses « lignes flexueuses » à la Léonard de Vinci, lui l’infatigable créateur d’un monde de tourbillons, de maelströms, de vortex en lesquels l’œil physique se perd, aussi bien que l’œil mental, le résidu étant celui d’un infini vertige. Notre propre lexique formel se confond avec celui des choses, nous laissant désorientés, désemparés. La « pulsation » que cite Le Clézio, s’est dangereusement emballée, « l’accord » que l’Écrivain a en vue pour l’Homme, se métamorphose en un profond et irrémissible discord, comme si l’absurde lui-même ne faisait que tisser à l’envi ses fils irrationnels afin de mieux l’enfermer, cet Homme,  au centre d’un filet existentiel pris de démence.

   Nous pourrions facilement imaginer la présence d’une telle image convulsive abusant la tête de quelque Autiste pris dans les violents remous de ses extravagants éclairs, victime du permanent contresens dont il est le bien involontaire jouet, dépourvu des facultés qui lui permettraient de s’arrimer avec clarté à la concrétude du Monde. Tout est en dispersion de soi. Chaque chose s’inscrit en abyme dans la chose contiguë. Rien ne s’affirme qui pourrait constituer cet écueil auquel amarrer ses mains afin de se soustraire au naufrage. Le « mouvement régulier et souple », cité dans l’extrait tiré de « L’extase matérielle », se trouve constamment contrarié, contrepied pictural dont l’évidence saute aux yeux. Tout, dans cette convulsion du paysage s’inscrit en faux par rapport à quelque souhait d’harmonie, d’ample et souple repos des choses. Écrivant ceci, nous avons bien conscience de dresser l’antithèse de la proposition de l’Auteur de « Désert », mais c’est parfois grâce au conflit d’un mouvement dialectique entre les opposés que les choses s’éclairent et consentent à dire leur nom. Bien des réalités ne deviennent visibles qu’à avoir été d’abord dissimulées avant même d’apparaître telles des vérités palpables, indubitables.

     Le problème du Sujet munchien est d’être ce Non-Sujet, lequel n’arrive nullement à Soi, de demeurer dans les limbes d’un devenir constamment entravé par des contrariétés métaphysiques. Nul Être stable aisément reconnaissable ne se présente à lui. Sa situation foncièrement fausse ne repose que sur du dialogique interne tournant en rond, Soi ne recevant d’accusé de réception que de ce Soi, tautologie scellée sur sa propre vacuité.  Posture déréalisée que rien ne vient atteindre, si ce n’est la mesure avant-courrière de tout sentiment, perception non encore adéquate aux objets qu’elle vise, sensations proches du mécanisme primaire de l’arc reflexe, ressentis seulement instinctuels dont rien d’autre ne peut se lever qu’une sourde hébétude, une prostration sans fin.

   Si, nous détournant de toute cette négativité, nous nous dirigeons vers quelque positivité, nous dirons qu’il faut, à toute présence à Soi, la référence à quelque altérité. Qu’elle soit formelle- esthétique, rapport à une œuvre, au sublime d’un paysage ; ou bien rapport fondationnel-éthique, relation à un ou plusieurs Sujets, car c’est bien l’écho renvoyé par un Autre-que-Soi qui donne à ce Soi les nervures au gré desquelles il pourra, non seulement graviter autour de qui-il-est, mais s’expatrier, sortir de son insularité et, après avoir fait récolte d’impressions externes, de voix étrangères, de sentiments polyphoniques indéterminés, seule cette luxuriante moisson fera croître en lui les semences d’un Soi-plus-que-Soi, seule dimension possible de l’Être sur Terre.

   Mais en toute bonne « logique » existentielle, rejoindre l’Autre suppose de s’être rejoint Soi-même, d’être parti de son propre visage avant même de pouvoir explorer celui de Qui-fait-face, lequel, par un simple processus inverse, interrogera qui-nous-sommes. Maintenant, et avant même que de donner priorité à cet Alter-Ego dont rien ne nous permettrait de faire l’économie, force nous est imposée de nous pencher sur le miroir que nous tend notre propre ego, fondement s’il en est de votre aventure humaine. Et, ici, nous reprenons l’assertion leclézienne :

 

« Moi, ce que je voudrais bien trouver

dans chaque homme,

c’est une pulsation,

un mouvement régulier et souple

qui l’accorde au temps et au monde. »

 

   Si, un instant, nous nous projetons en cet étrange Personnage munchien, nous substituant à qui-il-est, voici les désirs les plus chers que nous nous souhaiterions, aussi bien pour lui en tant que Modèle, aussi bien pour nous en une sorte de gémellité fraternelle.

 

Ce que nous voudrions :

 

que le Ciel dise son nom

dans la pure clarté de son être ;

que la maison d’ombre à l’horizon

fasse briller les rectangles de ses fenêtres ;

que l’eau de la mer transforme

son flux complexe en une

parole d’eau qui nous devienne familière ;

que le rivage, bien plutôt que d’être

cette invasive marée chaotique,

devienne plan architecturé, rationnel,

clairement interprétable ;

ce que nous voudrions,

que les teintes surréalistes

du paysage s’assagissent,

se donnent en des couleurs

que nous pourrions dire « primaires »,

aisément lisibles au gré de

 notre sentiment esthétique.

 

   En un mot, ce que nous souhaiterions ardemment, que les choses rassemblées en leur être de choses les plus simples, les plus évidentes, abandonnent leur physionomie de rébus, leur énonciation de charades, qu’elles nous rencontrent à la façon dont une comptine enchante un Jeune Enfant, l’accomplissant en-qui-il-est, cette présence surgissante assurée du don immédiat d’une compréhension de ce-qui-fait-encontre. Ce que nous projetterions ardemment, depuis la discrétion d’un secret espoir, que notre présence, superposée à celle de « Mélancolique », se réverbère de façon exacte sur la psyché du Monde, notre image en retour s’assurant de sa dimension de simple évidence. Alors, toute attitude méditative inquiète de Soi, toute pensée terne, chagrine, toute inflexion stérile de nos états d’âme, tout ceci renoncerait à cette tragique climatique

 

pour devenir rayon de joie tout au bout de notre regard,

touche de soie tout au bout de nos doigts,

hymne à la vie ouverte tout au fond

de la conque de nos oreilles.

 

   Étonnante et prodigieuse métamorphose de « Mélancolique » (nous en tant que son reflet), qui prendrait à revers toutes les postures antécédentes, les retournerait en quelque sorte, exposerait au soleil les ombres néfastes, lesquelles se dissoudraient pour laisser place à une radieuse clarté.

 

Å l’affliction succèderait la réjouissance,

au chagrin se substituerait la jubilation,

à l’abattement ferait suite l’allégresse.

 

Un balsamique oubli effacerait

les douloureux souvenirs pathiques.

L’ordonnancement d’un cosmos

viendrait en lieu et place des confusions

et autres désordres chaotiques.

 

 

   Ce que nous souhaiterions montrer, les conditions selon lesquelles la « pulsation », le « mouvement régulier et souple », « l’accord au temps et au monde », peuvent se manifester. Ils ne le peuvent d’eux-mêmes au motif d’une immémoriale nécessité qui en aurait, de toute éternité, exigé les conditions d’apparition. Rien n’est si simple dans l’exister. Rien ne s’attache aux obscurs desseins d’un Destin surplombant qui nous dicterait la loi de nos conduites, nous imposerait la violence de nos passions.

 

Être Homme, c’est transcender

toutes choses par essence,

être Homme veut dire être Libre.

 

   C’est cette liberté dont il nous faut faire usage avec le plus sûr des discernements. Conscients de cette autonomie de nos actes, nous comprendrons que nous puissions nous orienter dans l’exister à l’aune d’une volonté nous libérant des contraintes de tous ordres, sauf de celles, bien entendu, qui gouvernent notre dimension anatomo-physiologique livrées au mouvement invisible de la corruption, du délitement, du geste incessant, biffant, de l’entropie. Nous ne pouvoir avoir d’influence sur les limites extrêmes qui bornent notre cheminement sur Terre, notre Naissance, notre Mort. Cependant, dans l’intervalle, à l’intérieur de cette parenthèse, il nous faut faire le postulat de nos intimes possibilités. Toujours nous tendons, par nature, vers le meilleur. Mais il serait naïf de croire que le bon, le grand, l’excellent, coulent de source et sont des oboles qui, de toute manière, ne sauraient faire exception, se soustraire à nos vœux les plus chers. Si, au cours de cette longue boucle du texte, l’ombre de la mélancolie a taché l’atmosphère ambiante, ce n’est que pour mieux révéler, en fin de parcours, combien ce trouble de l’âme ne peut paraître qu’en tant que condition de possibilité de son opposé, à savoir la joie.

   « S’accorder au Lieu, à l’Instant », énonce le titre. C’est-à-dire ne nullement différer de l’espace qui vient, du moment qui s’annonce. Vœu éminemment idéal qui, toujours, plane au-dessus de nos têtes, y compris de celles des plus sceptiques d’entre nous. Nous croyons que le problème de l’exister consiste à faire fond, sur les Autres, les Choses, le Monde. Nous pensons qu’il nous faut partir d’une posture native foncièrement mélancolique résultant du trauma de notre naissance. Notre vie anténatale était un doux bercement amniotique, fragile et belle oscillation à laquelle nous avons été arrachés sans ménagement, nos cris (voir « Le Cri » de Munch) en sont les témoins les plus vifs. Ceci pourrait se condenser sous la forme du brusque passage d’une félicité à l’infortune, à l’adversité, lesquelles ne pourraient s’orner que des traits déchirants d’une mélancolie originaire. Dès lors, pas à pas, endiguer les vagues les plus invasives de cette mélancolie sera l’œuvre inaperçue mais nécessaire qu’il nous faudra déployer afin de tenir la tête au-dessus de ces ténébreuses lagunes en lesquelles nous pourrions sombrer au regard de nos inattentions, de nos faux-pas successifs.

 

Tout comme le Mal est le sol

sur lequel le Bien a à se fonder,

la Mélancolie est l’assise sur laquelle

le bonheur, le rire, le rayonnement

ont à prospérer.

 

   Tout comme le Blanc émerge du Noir. Tout comme le Soleil s’exhausse de la Nuit. Tout est mouvement dialectique, chaque chose appelant son contraire, vivant de son contraire. Nul pays n’existant que de jour. Nul temps ne se développant que sur de l’éternel.

 

Tout Lieu vient du Non-Lieu.

Tout Temps vient du Non-Temps.

Tout Homme vient du Néant.

 

   Dans l’œuvre de Munch, « Mélancolique » lui-même fait fond sur une joie, un sentiment positif, une certitude d’être un destin singulier parmi les destins du Monde. N’aurait-il ce socle où s’enraciner et alors il ne pourrait être que nul et non avenu, un infime détail perdu dans le fourmillement universel. Son attitude questionnante-méditative est déjà la preuve, qu’au fond de Soi, « Mélancolique » cherche une issue à son paradoxal combat. Faisant fond sur quelque chose, ce quelque chose au titre qu’il n’est pas rien, l’exonère d’une immédiate chute dans la Non-Existence. L’hypothèse que nous pouvons formuler en dernière analyse,

 

c’est que cet Homme,

à l’instar de tout Semblable,

trouve en lui-même l’élan d’une « pulsation »,

le rouage d’un « mouvement régulier et souple »,

le rythme d’un accord « au temps et au monde. »

 

 Et, au pire, ne serait-il animé de ces belles inflexions, que la seule force de notre regard nécessairement constituant, le porterait sur les margelles de son Être,

 

disposé à jouer le Jeu de la Vie.

Le seul en son pouvoir.

Le seul en notre pouvoir.

Partager cet article
Repost0
26 septembre 2025 5 26 /09 /septembre /2025 10:28
Dans l’heureuse volupté de Soi

« Ich im Ferienzustand »

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

« Moi en mode vacances »

 

   Telle est la traduction, en mode approximatif, du titre donné à son œuvre, par Barbara Kroll. Il s’agit donc d’un autoportrait d’un nu assis dont l’évidence n’échappe à personne, au premier regard, qu’il s’agit d’une pose heureuse, de la mise en scène d’une situation dominée par le soleil d’une ataraxie. Rien ne choque, rien ne vient obscurcir le champ de la vision, fût-on soucieux ou de nature mélancolique. En matière musicale, ceci pourrait s’énoncer selon un « Hymne à la joie » ; dans le domaine pictural selon le beau tableau de Matisse « Luxe, calme et volupté ». Il ne vous aura nullement échappé, que de l’assertion matissienne, le seul mot plein de « Volupté » a été retenu, que nous avons pris soin d’orthographier avec une Majuscule à l’Initiale.  C’est donc ce beau mot de « Volupté », ce mot gorgé de suc et de sève, ce mot dispensateur d’une joie pleine et entière qui envahit l’espace entier de notre conscience, la sature de couleurs, l’habille de sons suaves comme nul n’a pu encore en éprouver l’intime saveur. Si l’on envisage (donnons visage) ce terme sous son élémentaire mécanique phonatoire, l’on s’aperçoit bien vite, qu’en elle, cette gestuelle labiale, un sens nous est donné qu’il conviendra de décrypter de la manière la plus incisive qui soit.

 

VOLUPTÉ

 

[VO] : resserrement des lèvres à la façon d’un murmure

[LUP] : continuité vocalique trouvant sa fermeture sur l’explosion de l’occlusive sourde [P]

[TÉ] : se termine sur la large ouverture vocalique du [É]

 

   Ce qui est à retenir, de cette brève analyse articulatoire, c’est bien « la large ouverture vocalique du [É] » qui joue le rôle d’un médiateur à partir duquel quelque chose comme une déchirure va se produire, une fissure s’ouvrir dans la trame serrée du réel, une échancrure au gré desquelles vont se révéler quantité de significations latentes, jusqu’ici inaperçues. Nous croyons à la façon d’une évidence dont les choses se donnent à nous, singulièrement les choses du langage, y compris dès la forme élémentaire de leur phonation, rien n’étant gratuit, arbitraire, dans l’infinie variété des signes qui viennent à nous, qu’ils soient visuels, auditifs, tactiles.  

   Nos sensations, nos perceptions sont les premières portes qui nous donnent accès à l’immense polyphonie du Monde. Si cette « méthode » est faillible au regard d’exemples qui s’inscriraient en faux par rapport à ses postulats, ce qui demeure une certitude, c’est que les mots que nous prononçons sont les nôtres, que nous projetons nécessairement en eux, nos impressions, nos états d’âmes, sans doute nos attentes les plus fébriles quant aux explications que nous attendons des phénomènes qui envahissent notre esprit.  Nous voulons qu’ils nous parlent, ou, tout au moins, que leurs paroles ne demeurent nullement silencieuses, celées en elles-mêmes. Le feraient-elles que nous serions immédiatement envahis d’un sentiment de dépossession.

  

   Maintenant, nous devons élargir le cadre et confier notre compréhension au contenu réel de ce substantif tel que donné par le dictionnaire :

  

   « Impression extrêmement agréable, donnée aux sens par des objets concrets, des biens matériels, des phénomènes physiques, et que l'on se plaît à goûter dans toute sa plénitude. »

  

(C’est nous qui soulignons)

 

   Et nous pourrions ajouter, sans risque d’erreur, les phénomènes « psychiques » de l’ordre de la conscience de Soi, du moins au regard de la peinture de l’Artiste allemande. Ce qui, ici, est à retenir avec le plus vif intérêt, les notions évoquées par les termes tels que « agréable », « se plaît » et surtout la puissance évocatrice de « plénitude », ce terme « plein d’emblée », à la seule magie d’une intuition opérante du sensible, nous aurions pu dire « performative » tellement ce beau mot assèche en nous toute tristesse, ramène à son étiage le plus bas tout sentiment de malheur ou de privation. Si, maintenant, nous jouons à rapprocher les deux mots « Volupté », « Plénitude », non seulement ils ne paraissent nullement se détacher l’un de l’autre, bien plutôt s'entr'appartenir au gré de mystérieuses affinités si bien que l’évocation de l’un, entraînerait de facto, l’apparition de l’autre en une manière d’étrange et originaire coalescence. Au seul motif que la Volupté ne peut qu’être Pleine, au motif également que le Plein, sous-entend, au premier chef, comme sa nécessaire liaison (nullement « dangereuse » cependant), cette belle et indéfinie Volupté qui en est comme le miroir nécessaire, l’écho associé, la forme intimement gémellaire.

  

  C’est ainsi, il existe des fusions, des osmoses, des coïncidences opératoires dont il serait vain de les vouloir séparer, tout comme il serait aussi vain d’évoquer le Ciel sans, qu’aussitôt, ne s’annonce la Terre dans l’orbe d’une alliance immémoriale tissant, sur notre revers, à notre insu, le mystérieux destin du Monde. Que nous n’en énoncions nullement la puissance auto-réalisatrice, ceci n’invalide aucunement le tranquille chemin des Choses selon une logique qui n’est nullement la nôtre : toujours un évident écart de notre dimension modestement anthropologique, à la vastitude inimaginable de celle, cosmologique, qui tutoie la modestie de nos frêles esquisses sans que nous en fussions alertés en quelque façon. Nous avons assez à faire de chercher à savoir où poser l’empreinte de notre marche, notre regard quitterait-il le sol, que nous serions soumis à un vertige existentiel dont, peut-être, nous ne reviendrions nullement, dispersés dans ce ciel sans attaches visibles, égarés parmi la confluence des vents et des cohortes de nuages.

  

   Mais, tout au long de cette digression, nous n’avons pas perdu de vue cette Plénière Volupté qu’il nous faut nous disposer à accueillir en sa balsamique écume, souhaitant seulement pouvoir recevoir une partie de sa délicatesse et de sa fraîcheur. Dès lors, il ne nous restera plus qu’à cheminer tout le long de l’œuvre peinte, pointant ce qui, ici et là, ressort de la Volupté, diffuse sa Plénitude. Décrivant la Volupté rien n’est plus logique que de tracer les limites mêmes d’un autoportrait. Car, si possibilité de Volupté il y a, c’est au singulier motif que cette Volupté, fût-elle la lumière d’une Altérité, donc d’une différence, est avant tout la nôtre, comme si la toile de notre corps, tendue en direction de la falaise du corps de « Voluptueuse », ricochait sur sa face, puis, à la manière d’un écho, revenait en nous, tapissant notre chair intime de cette paradoxale Volupté que, dès lors, nous considèrerions en tant que notre unique possession, gommant en ceci la source même de sa donation. Volupté est toujours Volupté de Soi-pour-Soi car c’est bien de nous dont il s’agit au centre du déploiement de cette félicité aussi secrète que profonde. Jeu subtil des relations entre les Êtres, chaque sujet tirant du phénomène le « mérite » qui lui revient par nature, éprouver le Monde au sein de son impartageable et inaliénable conscience.

  

   Il nous faut donc, munis de cet étrange viatique, cheminer en l’Autre, lui donner forme et sens, en épuiser, autant que faire se peut, la dimension créatrice d’immédiate jouissance, en retourner le miroir étincelant vers Soi, étincelle d’Altérité allumant en notre ipséité le sentiment d’être à l’endroit exact de-qui-nous-sommes, des Êtres en attente d’une complétude qui, depuis toujours, se fait attendre.

   Ce-qui-nous-fait-face et nous installe avec elle en mode dialogique : ce fond vivement orangé, cette manière de corail dynamique, pulsatille, cette radiation chaleureuse et pleine de vie, cette invitation au contact humain, au partage.

   Ce-qui-nous-fait-face : cette assise Aigue-marine qui nous dispose à faire l’épreuve d’une eau sans doute lustrale dans l’intimité de laquelle, c’est un peu de notre naissance aux Choses qui se joue et nous incite à nous bâtir un avenir vraisemblable.

   Ce-qui-nous-fait-face : ce tableau en angle, variante de l’Aigue-Marine, sa réplique en quelque sorte, dans cet Azur plus soutenu, image s’il en est de notre appartenance au Céleste, à son infinie ouverture en ce cosmos dont nous sommes le presqu’inaperçu fragment.

   Ce-qui-nous-fait-face : cette sorte d’évocation d’une perspective royale entièrement contenue en la Fleur de Lys, cette allusion à distance de quelque divinité, cette mesure de la pureté et de la perfection, halos d’une Vérité à l’œuvre dont, à défaut de percevoir la source, nous percevrions ses clairs ruisseaux, ses souples et multiples deltas.

   Ce-qui-nous-fait-face : Elle qui prononce silencieusement son motif identitaire « Ich im Ferienzustand », Elle dont nous traduisons maladroitement la formule par cet étique « Moi en mode vacances », comme s’il s’agissait, élargissant l’interprétation, de la « vacance de l’Être », de sa disposition de difficile équilibre entre deux états diamétralement opposés,

 

un versant exposé à la Volupté,

un autre faisant signe vers un ascétisme, un chagrin

 

   qui, toujours, la menaceraient, cette si rare et difficile Volupté, la clouant à la rigueur du Principe de Réalité, faisant par-là rétrocéder toute possibilité d’extase, mettant en réel péril le Principe de Plaisir.

   « Elle, La Passante », qui fait halte un instant en cette surprenante et accomplie ivresse sensuelle, la voici livrée à notre regard, délivrée de toute pudeur, libérée de toute retenue, son corps de pur albâtre à peine voilé de sous-vêtements qui la révèlent nue-plus-que-nue, infiniment vacante à nous livrer les chiffres secrets de ce palimpseste qu’est toujours l’Autre en sa dimension énigmatique. Volupté charnelle heureuse, simple, visage saisi de cette joie intérieure qui la déborde, dont le pourpre des lèvres porte témoignage, dont l’ouverture calme des yeux traduit cette souple marée intérieure, ce flux tout en douceur qui convient si bien aux « âmes bien nées », celles qui, placées « sous la bonne Étoile », avancent dans l’exister selon un chemin harmonieux, sage, apaisé.

  

   Certes, il y a presque contradiction apparente entre le prédicat de « Volupté » à Elle attribué et cette pose qui, bien loin d’être provocatrice, suggestive, se donne sous l’aspect d’une calme disposition à qui voudrait en prendre acte. Mais penser ceci, ce « calme » et rien que lui consisterait à ne considérer, de la formule matissienne, que sa partie médiane, lui ôtant ce souverain « luxe », cette admirable « Volupté » qui sont, dans la suite triste et monotone des jours, ce lumineux fanal qui éclaire l’esprit de ses rayons fécondants. Ce serait aussi oublier que toute Volupté vraie, si elle veut paraître assumée en son fond, ne saurait nullement consister en une attitude de façade, d’exposition, mais se doit de demeurer discrète, dissimulée en quelque sorte.

  

   Jamais Félicité n’est plus diffusive, flamboyante, qu’à se faire oublier, qu’à se blottir au sein de Soi qui est notre possession la plus chère. Comme à l’accoutumée, Barbara Kroll, par la grâce de sa peinture allusive, nous a tenus éloignés des rives trop évidentes du réel pour nous inviter à ce voyage imaginaire sans lequel tout demeurerait dans une manière de lourde mutité. Toujours faut-il faire éclater la coque dure de la noix afin de découvrir la pure merveille des cerneaux dans leur douceur native :

 

là et seulement là est le voyage « pour Cythère »,

 

Amour de l’Autre,

Amour de Soi qui ne se livrent

qu’avec parcimonie.

 

Atteindre, au moins une fois dans sa vie,

 

la Plénitude de la Volupté,

 

et l’embarquement en l’exister n’aura pas été en pure perte.

Cependant, bien loin des phénomènes de mode,

à l’écart de toute recette donnée à l’avance,

Volupté se conquiert,

 bien plus qu’elle ne

se donne avec facilité.

 

 

Partager cet article
Repost0
30 août 2025 6 30 /08 /août /2025 08:30
Fraternité blanche.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

A l’origine, au temps où rien encore n’était décidé de la marche du monde, disons aux environs du Paradis Terrestre, alors qu’Adam et Eve apprenaient tout juste les rudiments de l’amour - c’était avant la Pomme -, alors que le flirt était encore dans les prémices, nimbé d’innocence et teinté de touchante naïveté, nos amis les arbres vivaient dans une manière d’euphorie que même un cataclysme n’eût point entamé. Il faut dire, le Paradis avait tout pour plaire. Le climat était généreux, l’air doux comme le corail de l’oursin, les flamants roses se reflétaient dans le miroir de l’onde, les biches regardaient de leurs yeux enamourés, les girafes ployaient leur long cou avec une grâce infinie, les lions faisaient patte de velours, les cerfs ponçaient leurs bois afin qu’ils ne pussent entailler l’âme des deux seuls existants dont la silhouette était visible à l’horizon des choses. Quant aux arbres, revenons-y, ils étaient d’une si belle nature, si indolente, qu’on eût pu les croire éternels. Leurs troncs étaient aussi lisses que les joues d’une vierge, leurs feuilles lancéolées, couleur d’espoir, étaient détourées d’un mince filet d’argent, ils portaient des fruits dans la plénitude, genre de pommes d’or du Jardin des Hespérides, leurs frondaisons, tantôt couleur de vermeil, tantôt à la teinte d’eau claire ou bien de platine, ou encore d’émeraude tissaient dans l’air la pure symphonie de la beauté. Rien ne semblait jamais pouvoir atteindre cette subtile harmonie et même le héron bleu à la grande sagesse aurait donné son bec à couper que, jamais, ce divin bonheur ne serait entamé par quelque événement, fût-il extraordinaire.

Fraternité blanche.

Le Paradis terrestre

Raphaël Toussaint

Source : Wikimedia Commons

Et maintenant, passons sur les inconséquences humaines et sur les avatars qui conduisirent Adam et Eve, ces pêcheurs devant l’Eternel, à se jeter dans la gueule du loup avec la bonne foi qui sied aux âmes simples. Cependant, les arbres chassés du Paradis, comme tout ce qui y vivait, se retrouvèrent sur Terre comme un peuple épars et maudit qu’une incompréhensible diaspora eût égaré aux quatre coins du monde. Maintenant, ils habitaient aussi bien sous les tropiques qu’aux sommets des montagnes et, pour beaucoup, leur sort était aussi enviable que le destin du charançon aveugle forant leurs cercles de bois de leurs dents hémiplégiques. Le Paradis, c’était bien fini, il fallait se résoudre à vivre dans la modestie et le dénuement, ce que les arbres se disposèrent à faire en raison de leur grande sagesse.

Et voici ce qu’il advint d’eux : le palmier, abrasé par les meutes de l’harmattan et la furie du sable, perdait ses cheveux, ne disposant plus que d’une touffe étique semblable à la tête du chauve. Au milieu des forêts gauloises le vénérable chêne subissait les coups de boutoir des grappes de gui et l’invasion sournoise des bubons de la gale qui faisaient, dans leurs ramures, comme des décorations de noël. L’étonnant araucaria, s’il faisait le désespoir des singes, ne résistait guère aux assauts de la rouille qui le dépouillait de ses lames avec la dextérité du magicien à faire surgir des colombes de son chapeau. Au sein des mangroves, les lacis de racines des palétuviers étaient victimes de la prolifération des crevettes. Les immenses séquoias périssaient sous les lames hurlantes des tronçonneuses. Les très résistants châtaigniers se voyaient lentement délestés de leur substance par la hargne des marteaux-piqueurs des pics-verts. Les pins maritimes, au sommet des dunes, s’étiolaient lentement, lacérés par le vent du large, devenant, petit à petit, bois éoliens blancs comme de os de seiche, puis minces ossements perdus dans le flux des eaux. Les imposants baobabs dans leur forteresse à la couleur orangée ne résistaient guère, en dépit de leur puissance, aux attaques des fourmis rouges. Les acacias, quant à eux, n’étaient guère protégés par la herse de leurs épines, des prédateurs affamés parvenant à prélever leurs rameaux fleuris afin d’en faire leur ordinaire.

Oui, il faut le dire, le sort commun des arbres n’était guère enviable, d’autant que pour ceux qui avaient échappé au désastre, l’intelligence humaine avait inventé les pires tortures qui se pussent imaginer : on ligaturait les branches des érables, on les contraignait dans des pots grands comme des coquilles de noix ; on colonisait des arbustes en charmilles qu’un sécateur brillant à la lame redoutable rabattait avec la plus grande rigueur qui se pût imaginer ; les fruitiers, on les taillait vigoureusement, enfin, on palissait, émondait, ébranchait, écimait, égayait, élaguait, étêtait, coupait, décapitait, décortiquait, dégarnissait, supprimait tout ce qui dépassait à l’horizon du végétal. Nos amis les arbres on les aimait avec tellement d’empressement - comme une fillette étouffe dans ses bras sa poupée chérie -, qu’au bout du compte il n’en restait plus que de rares vestiges, un bourgeon par-ci, une branche par-là, une racine ailleurs, quelques feuilles volant au beau milieu des ramures de l’air.

Heureusement, pour le peuple des arbres, quelques individus plus astucieux que les autres ou doués d’un destin plus généreux, avaient réussi à échapper aux maladies, à la hargne des hommes, à leur cupidité, à leur empire sur les choses de la nature, aux haches qui tailladaient et mutilaient. Il s’agissait d’un groupe de jeunes charmes, aux troncs étroits et un brin tortueux, non encore parvenus dans la force de l’âge, seulement dans les années graciles et indécises de l’adolescence. Longtemps ils avaient erré de sommets en ravins, de déserts en forêts pluviales, constatant, partout, les atteintes du mal, la propagation des épidémies, la chute et le deuil. Alors, ils avaient décidé d’adopter un instinct grégaire, un comportement siamois, et, comme des moutons au lainage accueillant, ils s’étaient assemblés en une tribu compacte, se serrant les coudes, se prêtant main forte, prenant pour devise l’entraide et la considération de leur semblable. Ils avaient fini par trouver un site qui leur convenait, au fin fond d’une combe, entre deux versants protecteurs, un genre de presqu’île terrestre, une manière de gentille utopie dont ils avaient fait leur terre d’élection. Ils vivaient là depuis quelques années déjà, dans la simplicité et le murmure de leurs rameaux minuscules. Ils parlaient peu, se sustentaient de courants d’air, respiraient un air limpide comme l’amitié. Chaque hiver, la neige faisait, à leur pied, un tapis blanc si pur qu’il semblait ne pas exister ou bien alors comme un simple lien qui les maintenait réunis. Le frimas était leur nourriture essentielle, un genre d’ambroisie si pure qu’elle coulait en eux comme une sève invisible et les faisait s’élever dans le temps avec la même persistance qu’à une mousse à s’abriter sur les versants humides. Ici, dans ce lieu hors du lieu, jamais personne ne vient, sauf quelque rapace au vol lourd, quelque chouette antique et vénérable et des passereaux pacifiques. C’est une manière d’éternité qui semble les avoir figés dans un langage immobile, une pure poésie blanche s’élevant du mystère du monde.

Si, un jour, par le plus grand des hasards, vous tombez sur leur repaire secret, comptez-leur une fable, chantez-leur une comptine, murmurez-leur une berceuse et retirez-vous sur la pointe des pieds. On ne dérange pas un paradis, on le regarde du bout des yeux et on part en silence. La seule parole qui soit et qui longtemps, agit en nous, comme un charme !

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher