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4 décembre 2024 3 04 /12 /décembre /2024 09:17
Visage

Acryl

Léa Ciari

 

***

 

   Au seuil d’une nouvelle œuvre de Léa Ciari, nous voici soudain confrontés au vertige de notre Humaine Condition. Ce que révèle la toile, avec beaucoup de puissance, n’est rien de moins que la dimension abyssale qui nous porte au Monde en nous y soustrayant, d’emblée. Don et contre-don se percutent avec la sourde violence des affirmations hautement aporétiques dont l’Absurde, en sa nulle rémission, est la figure la plus exacte, en même temps que la plus terrible. Que, face à cette œuvre, nous soyons pour le moins sidérés, nul ne pourrait s’en étonner au motif que, sidération pour sidération, Celui qui nous en révélerait la teneur, s’exposerait à un identique châtiment, s’exiler de Soi pour le reste des temps à venir. Méditer sur cette toile au performatif clair-obscur (il nous obombre à seulement nous placer dans sa propre lueur), nous renvoie, par un simple phénomène d’écho, à un autre article que nous avions commis, de la même Artiste, au sujet d’une toile de texture équivalente. Son titre : « Le doute comme esquisse de Soi ». Avec la permission des Lecteurs et Lectrices, nous en prélèverons les extraits qui nous paraissent devoir confluer avec la présente expression plastique :

 

« La tête. Mais quelle tête ?

 

Le visage. Mais quel visage ? »

 

   « Épiphanie humaine gommée, biffée à même son apparaître. Un grand, un immense silence s’élève de la toile, nous soustrayant à nous-mêmes, nous aliénant à cette mystérieuse apparition qui n’est jamais que le chiffre d’un questionnement infini. Le mien. Celui des mots traçant leur énigme sur le blanc du papier. Le vôtre, vous qui lisez et demeurez dans l’ombre même du geste interrogatif. »

 

   « L’énigme la plus effective à laquelle nous nous heurtons, ce visage sans visage, cette sorte de masque de plomb, cette manière de tubercule nous faisant penser à quelque pierreuse condition, à une lourde minéralité. »

 

Visage

L’œuvre de l’article cité plus haut

 

*

 

   Nous pensons que la mise en parallèle de ces deux images les place en un identique souci

 

de montrer l’invisible,

de dire l’indicible,

de toucher l’impréhensible 

 

   dit de manière différente, de faire émerger et porter au plein jour ce qui, jamais, par essence, ne saurait apparaître, à savoir le contenu « d’outre-noir » (expression soulagienne de ce qui toujours questionne à l’aune de son propre mystère), d’outre-réel métaphysique, cette buée imaginaire, ce pollen fécondant les esprits interrogateurs à la hauteur de cette curieuse absence logée au sein même du concret, de la matière, substance trouée au travers de laquelle nos consciences assoiffées de connaître au-delà des formes de pure évidence, d’autres formes dont nous supputons, à tort ou à raison, qu’elles pourraient nous sauver du naufrage. Tel se dirigera vers la Religion et ses figures, tel autre fera siennes les soi-disant vérités Philosophiques, tel autre enfin, portant les œuvres d’Art au mérite d’une « révélation », chacun donc se trouvera exaucé à une hauteur dont, jamais, il n’aurait supposé qu’elle pût exister. Et, bien évidemment, la liste n’est nullement exhaustive qui pourrait inclure les vertus de l’amour, les bienfaits des substances narcotiques, les ivresses du jeu, la pure fascination de l’argent, la jouissive possession des biens matériels.

Visage

Face à Face

Ou Visage à Visage

  

   Et puisque nous sommes dans le registre des synthèses signifiantes, il ne nous sera guère possible de faire l’économie de la mise en relation du Portrait tel que traité par Léa Ciari, en regard d’un autre, tracé par Francis Bacon, « Portrait de Michel Leiris » dans sa galerie sans fin de subtiles et troublantes anamorphoses.

Visage

Nommons « Anamorphose » cet étonnant Personnage de Léa Ciari, dont nous pensons immédiatement que sa place serait dans un Musée des Illusions avec ses chimériques perspectives, ses nuageuses paréidolies, ses fantastiques bestiaires, ses multiples reflets en trompe-l’œil. Car, d’emblée, nous sommes totalement décontenancés dès l’instant où le paradigme de la forme humaine, se vêtant des habits diaprés d’une étonnante commedia dell’arte, c’est le Soi-même qui est remis à une essence biaisée, donc à une non-essence, à la mesure consternante, entre toutes, d’une simple chose du quotidien, contingence en tant que contingence et nul sens qui en découlerait. Si nous visons « Anamorphose » en son altération première, en son archaïque parution, en son possible état d’inachèvement, nous n’aurons guère d’autre posture que de nous situer au cœur même de cet Autre qui, toujours, est question. Mais ici, la dimension de la question est dépassée et, bien plutôt que ce soit l’Autre qui nous place sous l’autorité de son visage, c’est le Tout Autre que nous rencontrons comme antithèse de qui-nous-sommes, comme « désorient » de ce qu’est l’Être, comme rupture et abîme sans fond, simple halo hespérique se perdant sur les rivages de son apathique occident.

   Énonçant « le Tout Autre », nous ouvrons, dans le derme existentiel, la sulfureuse plaie de ce qui, à notre humain horizon, ne se donne jamais que comme ce qui est accablant, inadmissible et, en dernier recours, inacceptable en sa figure la plus négative. Avec la sombre et torturée épiphanie baconienne, « Anamorphose » partage cette « inquiétante étrangeté » (équivalent de la Folie) dont un jour Freud eut la révélation, lors d’un voyage en train. Mais lisons Freud dans « L’inquiétante étrangeté et autres essais » :

   « J’étais assis tout seul dans un compartiment de wagon-lit, lorsque sous l’effet d’un cahot un peu plus rude que les autres, la porte qui menait aux toilettes attenantes s’ouvrit, et un monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en quittant le cabinet qui se trouvait entre deux compartiments et qu’il était entré dans mon compartiment par erreur ; je me levai précipitamment pour le détromper, mais m’aperçus bientôt, abasourdi, que l’intrus était ma propre image renvoyée par le miroir de la porte intermédiaire. Je sais encore que cette apparition m’avait foncièrement déplu. Au lieu donc de m’effrayer de mon propre double, je ne l’avais, moi tout simplement pas reconnu. »   (C’est moi qui souligne)

   L’index de ce bref extrait, s’oriente tout naturellement en direction de cette « révélation » : « l’intrus était ma propre image », ce qui veut dire que le Soi est devenu, à lui-même, son propre danger, d’autant plus inquiétant, qu’il est sans distance. C’est ce que nous désignerons comme « Folie » au motif que cette dernière, en son point le plus décisif, consiste à ne plus reconnaître son propre Soi, à être devenu étranger à qui il est, césure définitive de la conscience qui, bien loin de voir le réel en son unique figure, le scinde selon une étrange dualité :

 

être, tout à la fois,

Soi-même et un Autre,

à l’insu de Soi.

Voilà le Terrible en sa plus

verticale effectivité !

 

   « L’unheimliche » ou « inquiétante étrangeté » est cette sensation d'angoisse face à quelque chose qui nous est familier, son être propre, ce qui, le plus cher, ne saurait admettre quelque faille que ce soit à l’intérieur même de sa forme, cette mesure insécable de toute normalité, de toute chose étayée en raison. L’irraison surgissant au cœur de la raison : voici l’aporie portée à son acmé, laquelle, jamais, n’autorise de retour en-deçà de la limite aliénante, castratrice, insensée.

   Avant de tracer une galerie de portraits soumis au phénomène de la métamorphose figurale, arrêtons-nous un instant sur la délibération formelle de l’Artiste. Le fond est noir, sans doute une effervescence du Néant. Or, cette dimension fortement néantisante annexe toutes les parties de la représentation : à peine variation d’un illisible nuancier, Vert de Gris, Bleu Ardoise, Gris Acier, Argent. On aura compris que ces teintes, bien plutôt que de constituer le lexique minimal de la palette colorée, l’inclinent, sémantiquement, dans l’ordre de l’annulation, du refus, de l’antithèse, du nihilisme en sa définitive clôture.  

   Le Personnage (s’agit-il encore de ceci ?), ou bien son spectre, son simulacre, le Personnage donc est si peu réel dans cette zone cendrée, cette diagonale de faible clarté qui traverse sa face, simple lame d’étain tombée des toits de quelque cité fantomatique. Puis banlieue plus sourde, plus ambigüe, litigieuse, délimitant la partie gauche, seule l’oreille s’enlevant de la générale confusion. Quant à la partie droite, telle que vue par L’observateur, elle n’apparaît qu’en son décalage, son déplacement, sa diversion totalement cubiste, comme si cet insolite Protagoniste se multipliait selon diverses esquisses dont, cependant, aucune ne coïnciderait avec une forme anthropologique, dont aucune ne serait exacte, compréhensible, pouvant s’insérer dans la logique de quelque discours sensé.

    Hauturière contradiction, discordance manifeste des parties entre elles, dissonance de tous ces éléments qui, dans une scène ordinaire, évidente, s’emboîtent selon l’équilibre, l’harmonieux, le réalisé dans le respect des règles de l’art. Tout Voyeur violemment confronté à l’aridité de ce tableau, à son natif désespoir, à sa primitive lacune, ne peut que ressentir ces ondes nocives, délétères qui, bientôt, sous un simple effet hypnotique, risquent de le ravaler, ce Voyeur, à l’étique condition racinaire dont, plus haut, il a déjà été question.

 

Un désespoir en entraîne un autre.

Une affliction en hèle une autre.

Une douleur en convoque une autre.

  

   Assurément, c’est bien le pur Visage de la Folie qui surgit ici, de l’aspect d’incompréhension manifeste dont il est le virulent et implacable opérateur. Cette zone de l’image qui nous interroge si fort, qui nous met mal à l’aise, cette mesure équivoque, incertaine, hautement paradoxale nous paraît pouvoir coïncider avec les figures foudroyées de ces Génies d’antan, écartelés entre leur sublime exigence de hauteur et cette irréductible marge de réel borné, têtu, en laquelle leur puissance se dissolvait comme si, être touché par ces mérites hors du commun, ne pouvait se solder, pour ces tragiques destins, que par une chute dont nul ne se relèverait jamais.

   Si Henri Michaux sut se retenir sur le bord de l’abîme, traçant seulement de sa plume ces fameux tracés mescaliniens, vibratoires, telluriques, mais finalement inoffensifs pour l’Auteur de « Connaissance par les gouffres », plus d’un succomba sous les assauts répétés et monomaniaques d’une génialité à l’œuvre :  Antonin Artaud céda aux fascinations du peyotl ; Nietzsche s’ouvrit à sa démence à Turin,  à la vue d’un Cocher brutalisant son cheval ; Van Gogh s’engloutit à même sa rage colorée, se suicidant dans un champ de blé d’Auvers-sur-Oise après s’être violemment coupé l’oreille ; Hölderlin, Poète des Poètes, termine sa vie en faisant le pitre dans sa tour du Neckar pour amuser les enfants du Menuisier Zimmer. Toutes ces exceptionnelles existences, peuvent, d’une façon métaphorique, s’inscrire en cette partie droite de la face si habilement peinte en cette manière de vibrato, en cette façon de sfumato, comme si un autre Génie, Léonard lui-même, avait tracé de sa main hautement inspirée, cette sorte de floculation du réel portant en elle, le revers de la Raison : la foudroyante Folie.

    Image : bizarre dédoublement comme si l’Autre se dissimulait derrière soi, si l’Autre, pour lui-même, était Autre, emboîtement en abyme d’une étrange réalité étrangère à Soi et ainsi, tout essai de saisie du réel ne serait qu’illusion, décalage, perte du sens qui, toujours, découvrirait une strate qui lui serait antérieure.  Conséquemment nulle Origine ne pouvant être atteinte comme si les choses, ayant toujours existé, nul acte de création, fût-il divin, ne pourrait être envisagé, que le mystère de la Présence demeurerait en son insondable faveur, qu’au fur et à mesure de la connaissance humaine, l’énigme reculerait, se dissimulerait, impossible épiphanie se dérobant au regard, à la main, à l’imaginaire. Toute mesure ontologique ne serait que projection sur un écran transparent qui ne garderait nulle mémoire des impressions fugitives qui s’y sont inscrites.

   Le mode opératoire de tout phénomène, à commencer par le JE, ne serait nullement opération additionnelle, seulement soustractive, réductionnelle à son dénominateur le plus étroit, toujours en recherche de Soi. Soi prenant appui sur un Soi fugitif, le voile de la Léthé en recouvrant en permanence l’esquisse. Le Soi, en sa pure effectuation, paradoxalement, ne serait qu’une buée déposée à la surface des choses, un tutoiement léger de ce qui, le plus souvent fait sens, cette eau humaine en attente de s’ouvrir à son extériorité, à cette altérité dont il espère confirmation de son propre être.

    Tout hors-de-soi en cette visée d’un temps infini, serait totalement aporétique car ce temps et les choses qui lui sont liées s’évanouiraient dans le déjà-passé avec la certitude que

 

toute vérité ne serait

 que le dissimulé,

 le rapporté à,

 le différé, le plus loin

que sa sourde et

illisible apparition.

 

Le très fameux « Je est un autre » rimbaldien

serait la formulation la plus approchante

de cette « écume des jours », où, dans

une curieuse alternance substitutive

 

JE serait toujours un AUTRE,

où l’AUTRE serait toujours un JE,

 la seule hypothèse vraisemblable

étant contenue en ceci

que c’est seulement

 le PASSAGE de l’UN à l’AUTRE

et, corrélativement,

de l’AUTRE à l’UN,

qui serait la réponse à l’énigme.

 

Ceci, réinterprété en termes

de philosophie présocratique,

 postulerait la chose suivante :

 entre les rives Parménidiennes

fixes, stables, immuables ;

le flux du courant Héraclitéen

instable, toujours renouvelé

 suivrait son cours.

 

Mais ni l’Un ni l’Autre ne pourraient

prétendre représenter la totalité du réel,

au motif que nul Fleuve ne pourrait

se passer de ses Rives,

 pas plus que les Rives ne sauraient

se dispenser de Fleuve.

 

Jeu éternel du Mobile et de l’Immobile

Jeu constant de l’Informe et de la Forme

Jeu alterné du Chaos et du Cosmos

  

   Nul objet du réel n’est autonome en cette visée, seulement dépendant, seulement nécessitant l’action fécondante de l’hétéronomie. Or c’est bien ce dernier concept qui paraît pouvoir revendiquer, sinon le dernier mot, ce que l’infini ne saurait tolérer, mais la constante réitération d’une nature à même son ressourcement éternel. La définition du dictionnaire précise son incomparable contenu :

   « État de la volonté qui puise hors d'elle-même, dans les règles sociales, les influences, le principe de son action. »

   Dans « règles sociales », entendez sa signification élargie de « règles de la Nature », car c’est bien elle, cette Phusis des Anciens Grecs dont l’étonnante manifestation nous met en demeure de répondre à cette entêtante question leibnizienne

 

« Pourquoi donc y a-t-il l'étant

et non pas plutôt rien ? »

 

   Question amplement hypnotique qui ne tire son sens que d’une réitération à l’infini, jeu fascinant de miroirs, subtil jeu de renvois, et, dans le cadre d’une question humaine, simplement humaine, poursuite sans fin d’une ontologie narcissique :

 

réel en sa pure sphéricité,

réel à Soi l’origine et la fin,

réel à la fois centre et périphérie,

réel comme giration continuelle

d’un cercle herméneutique

dénué de tout horizon,

réduction à Soi des choses

en tant que leur clôture,

pur mystère,

indéchiffrable hiéroglyphe.

 

    Or c’est bien l’inintelligible, l’abstrus, l’obscur en leur plus haute densité qui nous tendent ce visage :

 

Humain plus qu’Humain ? 

ou bien Humain moins qu’Humain ?

 

   Nous déciderions-nous pour l’une ou l’autre des hypothèses que nous demeurerions dans l’insatisfaction, l’incomplétude quant à la réponse que nous sentirions bancale, en porte-à-faux. Car ici l’Humain est si violemment questionné qu’il finit par ne plus connaître le lieu de son être, par flotter indéfiniment dans l’abstraction d’un monde sans attaches : erratique Figure, rien qu’erratique et plus rien au-delà qui se marquerait d’une possible esquisse d’exister.

   Le fil rouge qui traverse l’œuvre de Léa Ciari (que, du reste, l’on retrouve dans nombre de ses créations plastiques) est celui de la problématique, importante entre toutes,

 

de la relation du Même et de l’Autre.

 

   L’ubiquité figurale, la morphologie duelle, la réverbération de l’être selon deux motifs distincts et cependant complémentaires, tout ceci pose les fondations, certes d’une esthétique, mais plus profondément, d’une éthique, laquelle ne peut que nous orienter vers la belle philosophie d’Emmanuel Lévinas. Å ce propos, d’Adama Coulibaly, cet extrait tiré « d’Émergence et reconnaissance : au cœur d’une analyse de la problématique du Même et l’Autre chez Emmanuel Levinas » :

    « Levinas réinterprète la sensibilité à partir de la proximité et du contact, et voit en elle la source de la signification proprement éthique. C’est dire que la pensée du philosophe Emmanuel Levinas s’exprime dans une expérience de la rencontre, de la reconnaissance, de l’acceptation de l’Autre qui conduit à son inclusion. De ce type de rapport, se dégage l’épaisseur éthique indispensable à l’humanisation de la vie, trop longtemps affectée par le mépris, la haine, la violence meurtrière contre l’autre, orchestrée dans les guerres et horreurs du 20ème siècle. »  (C’est moi qui souligne)

   Certes, comment être Homme, être Femme, dans l’optique d’une reconnaissance de l’Autre après la barbarie de la Shoah ? L’évidence de l’Autre en son événement majeur, de l’Autre en qui trouver son propre accomplissement, et seulement en ceci, comment donc ne nullement renier une partie de Soi et en faire don à Qui-n’est-nullement-Soi ?

  

Nécessairement, toute idée de l’Autre

envisagée de manière exacte,

suppose, au sein même de Qui-l’on-est,

un retrait, une césure, sinon l’ouverture

d’une brèche en qui recevoir l’Autre.

  

    Le confondant solipsisme en lequel nous nous abîmons en notre contemporaine société ne fait, bien au contraire, qu’écarter les bords de la brèche qui devient faille largement ouverte, abîme au fond duquel les valeurs de toute altérité ne peuvent que s’éteindre ou, à tout le moins, être affectées des inconsistances et des vanités d’un ego qui ne connaît plus ses limites, tant il veut briller, tant il veut coloniser tout ce qui n’est nullement lui. Affliction que tout ceci, sombre visage d’un constant nihilisme à l’œuvre. Et ici il nous faut reprendre dans les propos du Commentateur, cet extrait qui, selon nous, peut prêter à confusion malgré l’évidente générosité de celui qui les profère :  

 

« l’acceptation de l’Autre qui conduit à son inclusion. »

 

   C’est bien ce dernier terme « d’inclusion » dont l’interprétation peut poser problème. En un sens strictement métaphorique, pensons à l’inclusion d’une graine en son contenant.

   Ou bien cette graine demeure en son herméticité et alors il n’existe nul échange entre le Receveur et ce qui est reçu, le caractère d’altérité réciproque demeurer entier, inentamé.

   Ou bien cette graine affirme sa naturelle porosité et alors Receveur et ce qui est reçu partagent leurs donc réciproques et l’Altérité se confond avec la Mêmeté.

   Et c’est bien cette dernière optique qui est la seule fondatrice de réel échange, d’agrandissement, l’Une par l’Autre de deux entités étrangères devenues un seul et même être, sans disparité, sans dispersion, sans différence. Simple harmonie heureuse de Soi. Nous concevons combien cette posture exsude d’Idéalisme plein et entier ! Mais, sauf à vouloir affecter à cet Idéalisme les stigmates définitifs d’un vice, convient-il d’en prendre acte comme d’un modèle sur lequel régler la précision d’une vue éthique, totalement éthique.

   La représentation « d’Anamorphose » porte en sa troublante dimension de chatoiement, de diaprure, de moirage, cette belle et généreuse idée « d’inclusion » selon son versant d’accueil, d’intégration, de réceptivité ; l’autre aspect d’un revers qui pourrait être menaçant, s’estompant, se diluant en ce Gris-Bleu des lointains, simple réminiscence d’une tentation de scinder l’Être, de le découper selon de douloureuses partitions. Simple et évanescente réminiscence.  

 

Visage, « porte-enseigne »

de l’inaltérable et irremplaçable

dimension de l’Humain,

cette Suressentialité !

 

 

 

 

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26 novembre 2024 2 26 /11 /novembre /2024 09:41
Éloge du Même

White Alice est avec Alicja Reczek

à Brudzeński Park Krajobrazowy.

Judith in den Bosch

 

***

 

Il faut partir du rien

ou du presque rien.

Il faut partir de l’Ombre,

aller vers la Lumière.

Il faut partir de Soi,

apercevoir l’Autre,

nullement en Soi,

non, comme promesse

du Jour, uniquement.

 

    De sa propre margelle à l’orée de l’aube, il faut descendre, sonder au plus profond le mystère de sa chair, s’éprouver en tant que ceci, fondement, origine à partir de quoi tout apparaîtra, fera sens, perçant l’opercule de la dense nuit, y allumant cette braise vive, la conscience, ce fanal toujours ouvert à la compréhension de ce qui vient, de ce qui se découvre, de ce qui, à interroger dans l’urgence, dévoile l’exister en sa plus effective profondeur, en son épaisseur la plus manifeste. Être là, aux aguets, postée sur la marge de la meurtrière, regarder hors-de-Soi le tumulte des Choses qui n’est jamais que le tumulte interne du Soi, son vif bourgeonnement à partir des coulisses, sa vision multipliée des Objets du Monde, mais ces Objets ne sont que le propre Soi projeté sur l’immense et mobile écran de l’Altérité,

 

de ce qui est distance,

de ce qui est vis-à-vis,

de ce qui, sans doute,

inamical, étranger,

deviendra le plus proche

 

  au motif d’un long temps d’exploration. D’un temps d’incubation, car faire de tout Autre un Soi (« Je est un Autre »), ne se peut jamais qu’à longuement méditer sur son intime nature, sur la possibilité qu’il est, pour Lui, l’Autre, de sa propre révélation à laquelle la nôtre est affiliée tout comme la lumière est la juste rétribution de la clarté solaire.

 

L’on se rétribue de l’Autre

afin de donner de l’étoffe

à son propre exister.

L’Autre se rétribue

de nous dans un souci

strictement homologue.

 

Nulle hiérarchie, nul décalage, nul déphasage :

 

Soi toujours par l’Autre

L’Autre toujours par Soi

 

   Cette équivalence est la mesure éthique de toute rencontre, de toute confiance, de tout échange fondés en Vérité. Ceci, Chacun, Chacune le sait et, toujours, notre mémoire est courte, notre réminiscence sédimentée dans les strates du temps si bien que notre propre rayonnement (ou supposé tel), laisse dans l’ombre tout ce qui n’est nullement lui, tout ce qui, par simple effet de contraste, se donne comme notation de surcroît, remarque marginale, signature illisible au bas du document. Ceci ne veut nullement dire que le Soi, dans un souci de faire apparaître l’Autre, de lui accorder du champ, aurait à se gommer, à biffer sa propre présence.

    Bien au contraire, plus le Soi propre est déterminé, plus le Soi propre est accompli en justesse, plus l’épiphanie de l’Autre sera assurée de son être, trouvant écho dans cet en-face qui, tel un lumineux miroir, lui renverra l’image d’une Présence redoublée de la Présence de l’Autre. Il faut déjà s’être gagné comme Soi, en sa plus exacte faveur, pour accorder à l’Autre la place qui lui revient en tant que Celui, Celle qui ont à être au motif d’un regard qui, d’abord, pour être adverse, opposé, n’en pourra devenir que compréhension, accord, considération. Seule la culture attentive de sa propre chair peut conférer, à une chair qui n’est pas elle, cette belle et ouverte disposition à la confluence des âmes, à leur entente, à leur commune réciprocité.

   Nous disposant à viser « Soi-en-tant-que-Soi » (Celle-de-l’image), nous pouvons lui appliquer immédiatement cette formule existentialiste :

 

« elle est toujours déjà au-dehors »

 

   Bien évidemment, « Soi » n’est nullement une Monade sans porte ni fenêtres qui ne vivrait qu’en-Soi-pour-Soi, sans même jeter un regard sur le Monde, sans y apercevoir ces esquisses des Autres qui, toujours, sont signifiantes au premier, aussi bien, du reste, qu’au dernier degré.  Ce qui veut dire que c’est toujours de l’Autre, de l’Humain en sa donation qu’il est toujours essentiellement question, la montagne à l’horizon nous concernât-elle, l’animal dût-il requérir notre attention, la fleur se donnât-elle à nous sur le mode de la beauté.  

 

Oui, la dimension de l’anthropos

est toujours au centre du jeu,

c’est bien elle qui constitue l’alpha et l’oméga

qui sont nos naturelles et raisonnables limites

  

   Mais si Celle à qui nous accordons notre regard, indubitablement, « est toujours déjà au-dehors », elle ne l’est, en toute bonne logique, qu’en un second temps, un temps différé puisque

 

le Soi doit être posé comme la condition

de possibilité de l’Altérité

 

   C’est parce que notre Soi est conscient de lui-même, parce que s’étant exploré de manière satisfaisante, il peut se tourner, en raison même de son propre emplissement, en direction de ce-qui-n’est-nullement-lui, reconnaître, en ce dernier, une figure identique à la sienne, un alter ego au sens strict, une mimétique présence, un destin concordant, un identique projet, un cheminement de concert. Jamais différence ne peut se percevoir d’emblée, à la manière d’un en-soi, d’une sorte d’absolu. Toute existence finie est relative à une autre existence finie.

 

Large écho des Finitudes,

ample convergence des Solitudes,

profonde jonction des Négritudes.

 

   Oui, « Négritude » peut surprendre mais il faut l’entendre comme cet esclavage, cette foncière aliénation de l’Être à ce qui n’est nullement lui, la verticale et parfois dangereuse altérité, la Maladie, la survenue toujours possible de la Folie, le surgissement « toujours-déjà » annoncé de la désespérante Mort.

 

Oui, c’est bien ceci qui est initialement à comprendre :

si la dimension de l’Altérité est pur prodige

 au titre de l’Amour, de la Joie,

de l’heureuse surprise,

elle est tout autant abîme,

pure désespérance,

déchirure du tragique.

  

   Maintenant, au point le plus central de nos préoccupations, « Soi-en-tant-que-Soi », cette innocente et pure venue à l’Être dans la confiance, dans le sillage originaire d’une simple disposition des Choses à l’accueil de ce qui pourrait paraître et devenir cette belle fable ontologique à l’abri, au moins temporairement, des aléas, des ornières de l’exister.  Comme s’il y avait, à l’orée de toute venue, une manière de libre disposition du Soi à s’envisager (à prendre visage) selon d’heureux présages, les Moires fileuses du destin ayant poudré leur navette des prophéties les plus douces qui se puissent concevoir. Une ample respiration de tout l’Être avant même que les contingences mondaines ne l’aient acculé à ne se percevoir qu’être-à-demi, c’est-à-dire privé de cette inouïe sérénité fondatrice des plus vives espérances.  

 

« Soi » donc est blanche innocence,

virginité première,

Silhouette portant en soi

l’assurance d’une survenance

dans la mesure la plus exacte du temps,

dans la position la plus jute de l’espace.

  

   « Soi », ici, en l’image, est en Soi avec assurance, sérénité. Rien de ce qui serait extérieur ne semble pouvoir la troubler, en atténuer l’évidente ataraxie. Au centre exact de la photographie, tout comme elle est au centre de Soi, tout comme, au regard de toute Altérité des choses venant à l’encontre, elle constitue la figure d’éclairement, le point focal, la source. Source à partir de laquelle, aussi bien, il pourra y avoir Sujet (absolu en quelque manière)

 

« Soi-en-tant-que-Soi »,

Unité irradiante,

Origine manifestante

 

   sous le mérite de laquelle toute autre Présence se donnera comme conséquence de cette cause première. Oui, c’est bien « Soi » qui cause, qui détermine, qui donne acte, qui réalise les conditions de la venue à l’être de ceci qui fait figure. Surgissement du ciel blanc de Lin, apparition, tout au fond, de la ligne discrète de l’horizon comme haie, éclosion-déploiement des frondaisons noires du bouquet d’arbres, émergence du demi-cercle teinté de gris de la prairie, survenance du clair chemin de castine en sa belle courbure. Ici, sous cette lumière toute surnaturelle, « spirituelle » pourrait-on dire (« mystique » pourraient renchérir Certains), sous cette lumière fécondante de l’Être (manifestation de l’exister en sa plus exacte réalité), « Soi » est désignée, sans doute par son propre Destin,

 

comme Celle au gré de qui

toute virtualité deviendra puissance,

tout imaginaire deviendra pure évidence,

tout secret deviendra intime et belle révélation.

 

   Si le titre annonçait « Éloge du Même », ceci veut signifier ceci :

 

« Soi à partir de Soi », le Même,

c’est le Déterminant premier,

la condition du possible

événement de toute Altérité,

le simple fleurissement de

sa manifestation.

 

   C’est un peu, métaphoriquement, comme si « Soi » était pur rayonnement solaire dans l’aube levante, les capitules des tournesols, en tant que différence de qui-elle-est, trouveraient là le principe même de leur propre effectuation. Le Soi-Soleil déterminant ce Déterminé qui, à son tour devient Déterminant en ses germinatives et nourrissantes graines pour Ceux, Celles qui, de la vie, attendent avec fébrilité, le nourrissage, la satiété, l’assurance de connaître le jour d’après. C’est cette belle dialectique du Déterminant et du Déterminé qui justifie et explique le réseau des relations complexes entre les Existants.  Il n’y a de hiérarchie qu’apparente :

 

le Roi exprime le Sujet,

lequel Sujet à son tour devient Roi,

comme dans la dialectique hégélienne

du « Maître et de l’Esclave »,

renversement en chiasme des rôles

et des fonctions, des positions ontologiques.

  

   Alors, l’image. Tout en cette belle et jeune Présence prononce le poème de l’éclosion des choses sous l’irradiante lumière d’un impalpable, d’un invisible éther et c’est bien là le prodige de cette photographie que de suggérer, pour nous les Voyeurs, cette possibilité d’être qui est sienne. Comme si, venant de la nuit native d’un trompe-l’œil, sous l’effet de quelque mystère atmosphérique, de quelque manipulation alchimique, sortant donc du plus loin de l’étrange, uniquement pour nous les Voyeurs, à des fins de rassurance, Elle, « Imagée », Elle « Icône », Elle « Idole », en provenance directe des illusions les plus tenaces, prenait corps pour-nous, nous ancrant à quelque nouvelle certitude de vivre, plus même, nous autorisant à exister selon le bel accroissement du sens intime de notre conscience.

   La portant, « Soi », au-dedans de nous, une Intériorité en une autre Intériorité, des affects-gigogne en quelque sorte, métamorphique inclusion de deux-en-un, sublime osmose des affinités, fusion du Même-et-de-l’Autre, devenus soudain l’Unique-en-Soi, attachement, liaison sans rupture, alliance sans césure, immersion en Soi de ce qui ne l’est nullement mais dont nous sentons bien le précieux et le rare, le limité illimité, le fini infini, car il nous faut bien faire éclater l’habituel opercule des mots, distendre leur sens à l’extrême, autrement, comment dire l’indicible, viser l’invisible, entendre l’inouïe, Être-Soi-au-delà-de Soi dans la liberté la plus entière qui se puisse concevoir, c’est ceci connaître l’illimité de notre corps, de notre âme, de notre pensée, ce que Romain Rolland nommait « Sentiment Océanique », cette conscience de Soi se dilatant, ce flux singulier se portant aux limites du Vaste Océan, lequel est l’image du Cosmos en son entier, sa vastitude sans fin.

   Certes, plus d’Un, plus d’Une se questionneront sur la notion même de Subjectivité portée, apparemment, à son comble. Oui, il s’agit bien de ceci. Cependant, penseraient-ils cette posture comme inclinant nécessairement en direction d’une suressence de l’ego, d’une expansion sans fin du sentiment de Soi, d’un refuge dans le seul solipsisme, de l’appel irrévocable à un foncier égoïsme, que leur hypothèse se révélerait inexacte. S’il est de bon ton, dans les travées de la Modernité, de biffer la notion de Subjectivité, de nier la séparation du réel en tant que Sujet opposé à un Objet, cette remise en question n’est rien moins qu’alliée à une pétition de principe, sinon à la poursuite d’un dogme séculaire. Non, la Subjectivité n’est nullement synonyme d’égocentrisme, d’introversion, de priorité accordée au Soi au détriment de toute Présence. L’on peut se réclamer de la plus pure Objectivité et n’accorder à l’Autre qu’une attention des plus discrètes. L’on peut, a contrario, énoncer la précellence de la Subjectivité et demeurer disponible à l’Autre, lui marquer des signes d’affection et de générosité.

   Ce qu’il convient de souligner avec force c’est, qu’en la matière, Objectivité et Subjectivité donnent lieu à quantité d’intuitions erronées. Faire une approche du réel selon le privilège de l’un ou l’autre plan est, avant tout, affaire de ressenti singulier. La posture résultant, par exemple, de la visée Subjective du Monde est purement d’ordre esthétique (nous le voyons de telle ou de telle manière), est également d’ordre épistémologique (nous partons du Sujet comme médiateur de la connaissance). Il ne s’agit donc nullement d’une question éthique, laquelle s’intéresserait à la qualité des actes du Sujet, selon vices ou vertus, pour faire simple. Souvent les jugements sont entachés de cette confusion originaire qui mêle des plans logiquement incompatibles.

   Si, en tant que visée radicalement Subjective, je juge « La Montagne Sainte-Victoire » de Cézanne, comme belle, ceci ne sous-entend ni estimation morale, ni projection de quelque sentiment singulier à son égard, seulement la singularité d’une vision, laquelle est pure observation et connaissance de ce qui, à l’horizon qui est le MIEN, se pose en tant qu’énigme toujours à résoudre. MA vision des choses m’est « intimement personnelle » (si l’on peut oser cette réverbération), la Montagne que ma conscience intentionnelle vise ne peut jamais l’être qu’au titre de la MIENNETÉ qui m’échoit comme ma propre identité, la singulière projection que mon Moi destine aux choses en tant que leurs prédicats les plus sûrs, au moins est-ce une intuition si ce n’est le tissu même du réel.

   Jamais je ne pourrais viser la Montagne au titre d’un regard teinté d’Altérité. Le regard est MON regard qui, jamais, ne pourrait se donner en partage. Quoi qu’il en soit des vœux illusoires d’une non-contradiction de deux Altérités, de la dissolution de la césure Sujet/Objet, il n’en demeure pas moins qu’à la hauteur d’une analyse purement logique, je suis Un Sujet pour tout Autre dont la distance, la différence, l’absolue étrangeté me l’affectent comme Objet, tout comme, pour l’Autre, à mon tour, je suis irrémédiablement et définitivement Objet, certes inaliénable, certes impartageable. Rayer, d’un seul trait de plume, toute prétention de l’Individu (l’Indivis) à être dans l’exacte mesure d’une ipséité, d’un solipsisme, d’une mienneté est tout à fait inconséquent. Ceci serait simplement soustraire les prédicats essentiels de l’essence humaine, faire de l’Homme ce qu’il ne saurait être, effectivement un Objet à qui l’on aurait confisqué jusqu’à la plus profonde de ses qualités.

   Est-ce à dire que nous devons faire l’éloge de la Subjectivité. Oui, tout comme, corrélativement, de l’Objectivité. En réalité, Chacun, Chacune sent bien en Soi que l’atteinte de toute Objectivité est une simple gageure, une gentille bluette.

 

Aussi bien, il n’existe jamais

de pure Subjectivité, pas plus que

de pure Objectivité.

 

   Ces deux notions (comme bien d’autres du reste) ne sont nullement des absolus, uniquement des relatifs. Toujours un mixte des deux car toute aperception du réel est nécessairement entrelacée de motifs qui peuvent aussi bien incliner dans un sens ou dans l’autre.

 

Je vise la Montagne :

quelle part de Subjectivité,

quelle part d’Objectivité ?

 

   Nous voyons bien que le problème est insoluble. Il nous faut nous résoudre à cette vérité. Tout Sujet ne peut prétendre, tout au plus, qu’à coïncider avec son propre Soi (miracle que ceci), alors comment pourrait-il, par quel subterfuge, par quel mystérieux tour de magie, concorder avec ces Objets aux multiples et infinies esquisses, se confondre avec ce fourmillement du réel, du symbolique (autant « d’objets » qui lui font face), autant de sujets à pur étonnement, occasions immédiates de se perdre, Soi, dans l’étrange fourmillement du Monde ? Comment ceci serait-il possible sans y perdre, aussitôt, son identité, cette Mêmeté du Soi qui se donne pour seule possession affirmée de qui-l’on-est, cet Indivisible, cet Inaltérable, cet Irréductible ?

   Infinies sont les contradictions logiques, naturelles, matérielles qui, pour la plupart structurent notre connaissance, créent le lit de nos affects, déterminent nos centres d’intérêt, animent l’énergie de nos passions. Å peine a-t-on énoncé le mérite du Vrai que le Faux met en doute la justesse de nos affirmations. Posons-nous la beauté de l’Abstrait comme forme de la pensée ou de l’art que surgit au milieu de ce « désert», la multitude bavarde du Concret. La belle expression « j’aime » fleurit-elle sur l’arc de nos lèvres qu’aussitôt s’annonce en catimini son terrible revers « je n’aime pas ». Choisit-on de porter l’Esprit au plus haut de son mérite que la Matière revendique sa part comme essentielle. Voue-t-on un culte à la Lumière, au Soleil que se fait jour, du plus loin de l’espace cette tache sombre de la Nuit en sa plus belle royauté. Dans un esprit de pur Taoïsme, énonce-t-on la prééminence du Yin lunaire féminin que son opposé masculin, lumineux, solaire du Yang vient mettre en doute la véracité de nos ressentis. Se dispose-t-on à fêter dans la joie le rayonnement du Solstice d’été que, perdu au fond de ses brumes, le Solstice d’hiver ne peut que nous enchanter au motif de ses dentelles de givre. Fascinés par l’expansion, la réverbération du Suprasensible qu’aussitôt la manifestation polychrome, chatoyante du Sensible vient perturber la certitude de nos croyances quant à l’existence d’un Monde hors du Monde.

   Nous voyons bien ici que tout Existant est nécessairement empêtré dans le maquis dense de ses propres disputes, divergences et plurielles dissonances, lesquelles paraissent indépassables. Le problème qui nous affecte et nous retourne de fond en comble, celui du choix forcément cornélien entre le Jour et la Nuit, que viennent nécessairement tempérer aube et crépuscule, ces médiateurs, ces opérateurs de la relation, ces moyens termes au rythme desquels nous ne vivons, la plupart du temps, qu’à l’aune de cet « infiniment moyen », lot de tous les Vivants sur Terre.  Nous sommes  le plus souvent situés, à mi-chemin du Chaud et du Froid, du Lumineux et du Ténébreux, dans cette zone tiède, timidement proférée, ce lieu interlope des contrariétés de tous ordres, insérés dans le tissu dense des antagonismes nécessairement ourlés de négativité, dévalorisants, figures castratrices d’une réelle néantisation en acte, dont nous ne ressortons jamais qu’exténués, hirsutes comme au débouché d’une nuit ébrieuse prédatrice de nos rêves les plus enchanteurs, de nos songes les plus oniriques à l’incroyable visage de pure liberté.

   Alors, parvenus au fond même de nos êtres, dans cette impasse irréductible où demeurer serait mortifère, que nous reste-t-il, afin d’échapper à ces tenailles ourdies de verticales oppositions, sinon s’en exonérer ? Mais au mérité de quoi ? Eh bien, selon nous, il s’agit de mettre en œuvre la puissance d’une pure Idéalité afin que cette dernière, enrayant les entraves d’un réel aliénant, puisse s’offrir à nous, au moins à la hauteur de nos imaginaires, dans la dimension ouvrante de nos concepts, mesure enfin permissive de nos êtres portés à la pointe même de leurs possibilités, à l’acmé de leurs libres manifestations.  Notre volonté de croissance, de libre épanouissement, de dispensation positive de notre Soi apercevant

 

Matière,

Concret,

Nuit,

Hiver,

Sensible,

Opaque,

Mutique,

Celé,

Ténèbre,

Ubac,

Fin,

Multiple

 

 

en tant que herse indépassable contre laquelle

vient s’échouer notre volonté de dispensation, constatant

 

qu’Esprit,

Abstrait,

Jour,

Été,

Suprasensible

Transparent,

Proféré,

Ouvert,

Lumière,

Adret,

Origine,

Un

 

   en constituent les antidotes les plus efficaces, les plus précieux, cherchant à en rejoindre la Source originaire fondatrice de joie, plongeant la lame de notre lucidité dans le tronc compact du réel, traversant la moelle de son aubier, parvenant au site même de cette lumière éclatante, charnelle, âme du bois (qui joue en en écho de la nôtre), plongeant en son Intériorité la plus féconde, la plus fertile, c’est rien de moins qu’un Soleil qui s’ouvre à nous, une sublime radiation qui diffuse ses rayons, une promesse de futur qui luit, tel le bel éclat de Vénus, la Belle Étoile surgie au plus mystérieux de la taie noire du ciel.

  

Transitant de Matière à Esprit,

d’Opaque à Transparent,

de Mutique à Proféré,

de Fin à Origine,

de Sensible à Suprasensible,

traversant la texture dense du Réel

pour parvenir à l’Irréel,

forant le Visible pour sauter

en un seul bond dans l’Invisible,

 

   ceci ne consiste en rien de moins qu’au fait de Franchir l’Infranchissable, de traverser la Limite, enfin de déchirer le Voile d’Isis et, au terme de cette déchirure, se trouver, sans distance, auprès de la Déesse. Ce qui revient à dire porter son propre Soi dans la dimension même d’une prééminence de son Essence, position d’une Suressentialité qui n’aura ni nom , ni présence effective en quelque endroit de l’espace en quelque stance du temps,

 

seulement une Unité autoréalisatrice,

le tissage même de la Liberté

en sa diaphane substance.

  

   Et, maintenant, si nous appliquons cette étonnante narration à « Soi-en-tant-que-Soi », il lui faudra s’appuyer sur les motifs hautement tangibles de cet incontournable Réel, quitter le sol des libres et multiples choix, abandonner la logique du « ou bien, ou bien » (le Réel et l’Irréel), lui substituer cette autre « logique illogique » bien plus passionnante du « seulement ceci à l’exclusion de tout autre », ce qui revient à dire, dans l’espace même de notre méditation,

 

préférer le Soi, mais en

 sa plus grande profondeur,

 

   signification qui, pour autant, n’exclut nullement l’Autre, bien au contraire lui attribue la plus éminente dignité, si, du moins, l’intention de notre réflexion en délivre cette disposition d’un Soi fécondant cet « autre Soi » qui nous fait face comme notre essentiel Répondant. C’est donc en portant au plus haut, ici le paysage, en son essentiel mérite, que le paysage dévoilera l’essentiel de son être et que, corrélativement, se déploiera le Propre de « Soi » en sa vérité la plus totale. Dès ici, l’on sera attentif au

 

phénomène d’osmose s’installant

de « Soi » au Paysage,

du Paysage à « Soi ».

 

   Car être le Même jusqu’en ses possibilités les plus extrêmes, c’est franchir ses propres frontières, c’est connaître l’Autre, le Tout Autre comme partie intégrante de Soi : deux Vérités se rencontrent et fusionnent en une unique félicité. Il faut donc s’employer au fonctionnement des homologies signifiantes car c’est bien au terme d’une ressemblance, d’une identité réciproque que quelque chose comme une logique unitaire pourra montrer son visage.

   « Soi » ne s’adonne nullement uniquement à qui-elle-est. « Soi » a souci de ce qui n’est pas elle. « Soi », en l’estime de « Soi » en la plus effective profondeur, ne fait, en réalité, que jeter des lianes en direction de ce dehors sans qui elle ne serait rien, puisqu’il faut bien la présence d’un Espace afin d’y figurer, d’y occuper une position aussi fondamentale qu’unique. « Soi » en son visage se donne pour l’identique nature de Paysage en sa parution. Une épiphanie appelle une autre épiphanie, faute de quoi deux Néants se feraient face dans un vide sidéral sans limites, sans consistance. Nulle distance représentative entre

 

ce pur visage de porcelaine,

cette pureté d’un ciel diaphane.

 

   C’est comme si le ciel, au titre d’une magie, mais aussi d’un pouvoir céleste illimité, avait distrait une once de sa substance pour l’offrir à Celle qui, sans doute, en attendait l’offrande.  La même donation, la même oblativité se lève

 

du chemin de pierres blanches

pour reconnaitre sa trace posée

sur la gorge, sur les bras de « Soi ».

 

Confiance réciproque,

harmonie simple des complémentarités,

complicité des affinités.

  

   Et les tresses des cheveux, pareilles à des cordons qui se seraient échappés de la nuit, comment n’en pas reconnaître l’identique forme dans la haie noire à l’horizon, n’en pas saisir l’immobile tremblement dans les frondaisons du bosquet, n’en pas deviner la sourde effervescence, là, dans le tapis d’herbes sombres ? Et la robe, à qui pourrait-elle confier son destin, quelle ressemblance pourrait-elle susciter afin de ne nullement demeurer orpheline ? La robe est semis de fleurs, la robe est recueil d’une claire fenaison, la robe est patience à l’orée du jour, toutes qualités se levant de cette savane de courtes herbes, un frissonnement se donnant dans le rare d’une alliance sans rupture, sans césure.

   « Soi » n’est pas en « Soi », et uniquement ceci, comme pourrait l’être un vide au sein même de sa propre vacuité.

 

« Soi » est pur SENS, ce qui veut dire

relation,

correspondance,

liaison, d’abord de « Soi à Soi »,

puis, par pur mimétisme,

transfert de ce mouvement

à l’extérieur de « Soi ».

 

    Ce n’est qu’à s’être éprouvée dans la profondeur d’une « intime conviction » qu’elle pourra éprouver le Tout Autre en sa plus vive densité, en sa qualité la plus plénière.  Éternel et immuable jeu d’échos, de réverbérations,

 

de reflets

de « Soi » au Monde,

du Monde à « Soi ».

 

   Et ceci, bien plutôt que de pouvoir s’affirmer selon le mode d’une démonstration conceptuelle, d’inférences logiques de la Raison, ceci se lève, avec minutie, du travail de l’intuition, une évidence se fait jour que la psyché confirmera, que l’affect reconnaîtra comme son double, sa gémellité. Car rien, sur Terre, ne pourrait subsister à l’écart de ce qui n’est nullement Soi : le ciel, les arbres, les oiseaux, la présence humaine, le coucher du soleil à l’horizon.

   Si l’annonce de ce texte se traduisait sous la formule aussi elliptique qu’énigmatique « Éloge du Même », peut-être ce long exposé clarifiera-t-il les enjeux de cette pensée.

 

« Soi » est le Même en tant que Soi.

L’Autre est le Même en tant qu’Autre

 

   La mêmeté est l’essence identitaire de ce que Chacun, Chacune est en son irrécusable fond. Nécessité de faire fond (précisément), sur ce Même en un premier geste de saisie de Soi, puis, au titre d’une nécessité se faisant vite sentir, de ne nullement se restreindre à l’horizon de son propre halo, s’éprouver, en une phase immédiatement ultérieure, en tant qu’Autre pour Soi (nos variations d’humeur, nos contradictions, nos revirements soudains, la labilité de nos goûts, les  caprices de nos amours successives), car si Identité nous avons, à l’intérieur de cette forme identitaire, rien n’est immuable et si nous demeurons en notre essence - cette nécessité -, les contingences de l’exister nous trouvent demain différents d’aujourd’hui, et c’est bien cette constante dialectique, cette effervescence interne, ces singuliers tellurisme qui créent les conditions de possibilité de l’accueil de l’Autre, la nécessaire ouverture du Soi à ce qui ne l’est pas.

Éloge du Même

   « Éloge du Même » avions-nous projeté en un premier jet, formule bien vite remplacée par « Éloge du Même (& de l’Autre) ». Quel que soit le Quidam adoptant la profession de foi d’un radical solipsisme au gré duquel l’Autre ne serait que pur trompe-l’œil, se trouverait bien vite en un abîme sans fond dès l’instant, certes improbable où, Seul sur Terre, rien ne lui reviendrait que cette abyssale dimension qu’il serait lui-même. Ceci nous fait inévitablement penser à la verticale tragédie du « Cri » d’Edvard Munch.

   Celui-qui-crie, crie à l’intérieur de sa propre forteresse, mains vigoureusement plaquées sur les oreilles, altérités au fond de la scène telle des illusions, des spectres. Oui, le Même, rien que le Même peut vide instiller en nous le virus délétère de la folie.

 

Nous disons de nouveau :

 

« Éloge du Même & de l’Autre ».

 

Vous n’aurez pas été sans remarquer la disparition de la parenthèse : elle revient à gommer, autant que faire se peut, la prétention de l’aporie à paraître et à coloniser le champ entier de notre pensée.

 

Rien, dans l’exister, ne saurait faire sens

à demeurer dans la geôle étroite d’une Mêmeté.

 

Mêmeté comme origine,

Altérité comme fin.

 

 

  

 

 

 

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15 novembre 2024 5 15 /11 /novembre /2024 09:30
De Soi à Soi

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Sans doute en est-il de certaines représentations graphiques, identiquement à la face cachée de la Lune, elles nous interpellent au motif que, n’en percevant qu’un fragment, elles font de leur partie invisible une telle énigme que nous n’en serons quittes qu’à en dévoiler le coruscant mystère. Alors, le sens, quel est-il : ceci qui se voit et profère dans la plus grande clarté (presque au prix d’un aveuglement ?) ou bien, à l’opposé, est-ce ce qui demeure dissimulé (notre vue y connaît une égale cécité), en quoi nous devons lancer la lame de notre lucidité ? Étrange constatation : en matière de saisie du sens, visible comme invisible présentent la même opacité, ce qui veut signifier, l’on s’en doute, la complexité de décrypter toute signification. Peut-être la plus visible est-elle, en raison même de la pure évidence qu’elle nous adresse, celle qui se donnera avec le plus de retenue ? Quoi qu’il en soit de ces subtilités quant au juste discernement du réel, le pire serait de nous en détourner. Vraisemblablement, la seule chose à faire, tout comme le Chercheur d’or pioche dans le filon sans pour autant savoir s’il sera aurifère, se confronter à la matière qui résiste, y enfoncer le coin de sa raison : quelque chose en surgira que, sans doute, nous n’avions nullement perçu à l’initiale de notre projet. Peut-être même des orientations inconnues, profondément celées en leur bogue nous rencontreront-elles pour le plus grand contentement de notre intellect. Voyons ce qui se dit dans cette esquisse de l’Artiste allemande dont nous avons dit, à plusieurs reprises, que son œuvre était totalement métaphysique, ne pouvant donc être interprétée qu’au-delà de ses formes immédiates.

    Le dessin qui va à présent nous occuper, dépasse la valeur même du spéculatif et du surnaturel, mesures auxquelles il nous confronte habituellement.  Car, d’emblée, s’agit-il de se poser la question préalable : cette œuvre est-elle arrivée à son terme et, dans ce cas, nous devrons chercher à en décrypter les motifs. Ou bien il ne s’agit que d’une esquisse en cours d’exécution et, dès lors, pensons-nous, quelle est donc l’utilité de sa publication ? Mais penser de cette façon est produire un raisonnement biaisé, sous prétexte que la signification n’attend nullement le dévoilement de la totalité de son être, que, déjà, chaque geste compte en tant que tel, que décider de l’interrompre à tel ou tel moment sous l’influence, certes, de causes inconscientes non clairement identifiées, ceci veut toujours dire quelque chose, non seulement de l’œuvre en cours, mais aussi des préoccupations insues qui guident la main de l’Artiste. Tout est toujours, au sein même de l’activité humaine, déterminé par un motif antérieur dont, la plupart du temps, la racine nous échappe, si bien que, traçant sur le papier une forme, une figure, c’est bien plus cette forme, cette figure qui procèdent à leur venue à l’être, nous n’en sommes jamais que les exécutants. Restriction de notre liberté ?

 

Mais qui donc oserait proférer

l’évidence de notre liberté ?

Certes elle clignote dans les

 intervalles du destin qui,

depuis toujours, nous est assigné.

Métaphoriquement, liberté de l’aube,

 liberté du crépuscule,

minces passages,

minces illuminations

dans la cohorte réglée des jours,

dans le trille contraint des secondes.

De ceci faut-il prendre ombrage ?

Et, du reste le ferions-nous que

la Terre persisterait à

tourner dans le même sens.

  

    Alors, ici, nous reprenons le dessin au motif d’y surprendre, si cette hypothèse peut se vérifier, la part de liberté que nous pourrions y introduire, qui tracerait la voie de notre autonomie, qui indiquerait l’étroit sentier sur lequel contraindre les formes du réel, sinon à se plier au feu de notre volonté, du moins à en envisager l’influence, à en accepter parfois les caprices, les sauts de carpe, les imprévisibles retournements. Y aurait-il joie plus entière dans l’exister, que d’apercevoir, devant soi, le mérite d’une forme, animale ou bien humaine, d’y conformer notre regard qui la reconnaîtrait pour ce qu’elle est, puis, dans une manière de revirement soudain de notre contemplation, d’en inverser le cours, d’en métamorphoser le sens afin de le conformer à quelques unes des affinités les plus effectives qui déterminent notre être ? Autrement dit, une résistance nous met au défi d’en modifier le flux et, à la grâce de notre seule résolution, cette puissance rétrocéderait jusqu’en ce lieu de satisfaction qui se donne toujours en tant qu’adéquation des choses aux nervures sensibles, parfois esthétiques, qui font se lever en nous l’immédiat désir de les accomplir, de les porter dans l’exact prolongement de la qualité de notre regard, dans le pli le plus secret des images qui hantent notre inconscient, dont l’effectuation consciente sonne comme un étrange pouvoir quant à la mesure de l’altérité.

   Mais d’abord ce qui résiste et, souvent, ne concourt qu’à nous désespérer : « Forme-en-voie- de-constitution » s’élève à peine un degré au-dessus de cette grise indétermination du fond. Å l’évidence cette surface uniforme, identique au long et hésitant cheminement d’un ciel d’hiver, cette perte infinie du réel à même la confondante imagerie floue d’une irréalité, ceci néantise absolument, ceci reprend « Forme » en son inconsistance, en ses flottements, en ses abyssales indécisions, une manière de phagocyter toute tentative de paraitre, da faire événement sur la scène du Monde. Comme si « Forme » ne nous était donnée qu’à l’aune de son nécessaire repli. Et c’est bien l’aura de cette néantisation qui rend « Celle-que-nous-cherchons-à-approcher » aussi impalpable que le contour de givre de la feuille, fondant sous les premiers rayons de soleil.

   Certes, il y a traits, pluralité, abondance de traits de graphite, certes il y a ces étranges stigmates noirs qui s’essaient à faire venir au monde du possible cette Silhouette si basse, si inclinée. Certes il y a présence, nous ne saurions le nier même si, en nous, au plus vif, nous sentons la menace du vide, nous percevons les mors de l’abîme largement ouverts. Certes il y a corps, mais corps négatif, corps fragmenté, un seul bras le long de l’anatomie, une seule jambe et l’équilibre est plus que compromis qui fait « d’Étrange » une candidate à son propre exil, si ce n’est la promettre à quelque évanouissement dans l’ouverture de cette autre forme au sol qui prétend être son ombre portée mais qui, cependant, se donne comme le spectre d’une pierre tombale, ou bien comme une naturelle échancrure de la terre souhaitant reprendre en son opacité native tout essai de diction, toute tentative de geste sur cette illusion de vie, sur cette prétention à croître.

   La pièce, quant à elle, n’est pièce que par défaut : deux lignes tremblantes en circonscrivent l’espace de rien. Et ce n’est nullement le simulacre du tabouret qui attribuera épaisseur, densité à ce qui semble bien être une simple parodie du réel. L’être du tabouret est de se disposer en tant qu’assise pour qui voudrait bien s’y confier. « Forme », en sa position debout, suggère bien plutôt que l’assise vient d’être quittée. Ainsi, chacun, « tabouret », « Forme », accroissent-ils leur solitude réciproque à l’aune de cet éloignement. Autant dire, au regard de cette brève description, que tout, ici, est pure vacance de soi, retour en des sites d’improbable tournure, une ligne grésille à l’horizon qu’effacera, bientôt, la nuit faucheuse de clartés.

   Jusqu’ici, tout s’est dit en termes négatifs de disparition, d’effacement, d’évanouissement.  Nous parlions, plus haut, dans notre développement théorique de « la part de liberté que nous pourrions introduire » dans cette brève narration graphique. Par-là nous voulons indiquer la marge de modification de la situation initiale qui, toujours demeure, si nous sommes attentifs aux glissements de sens (une manière de métonymie, si l’on peut dire), et même aux inversions du champ de notre perception,

 

un retournement en chiasme

selon lequel le Noir se

métamorphosera en Blanc,

le Fermé en Ouvert,

 L’Obscur en du Lumineux

 

    Å cette fin il nous faudra reprendre à nouveaux frais la scène qui nous est proposée, et par la vertu d’une dialectique,

 

faire du Manque une Présence,

d’une Dépossession une Possession,

d’une Aliénation une Liberté

 

   Une « conversion du regard » si nous reprenons le célèbre motif de la phénoménologie qui, sous les apparences du phénomène, souhaite trouver la pleine et entière Vérité de l’Être. Cette conversion se réalisera aux moyens d’une dilatation de l’espace, d’une extension du temps, à savoir qu’elle introduira dans cette scène un sens nouveau se déployant dans une aire renouvelée, un sens affectant l’intime perception de l’instant.

 

Or ceci ne sera possible

qu’à mobiliser la force de

la conscience intentionnelle,

à projeter à même le Destin des Choses,

de neuves virtualités,

des puissances irrévélées,

des flux imaginatifs qui n’attendaient

que le moment de leur éclosion

  

   Et ceci, bien loin d’être simple activité ludique, simple manipulation des signifiants, ceci irriguera le réel de nouvelles potentialités dont la ressource, toujours existe au sein même de l’Être, opérant un accroissement corrélatif du signifié, entraînant une dilatation même de nos attentes quant à ce qui se donne à nous, le plus souvent, sur le mode du mystère, de l’amorphe, sinon du totalement incompréhensible, du celé à jamais. Un espoir se lève sur fond de tristesse et de grise parution des jours. Le titre annonçait « retournement de Soi », ici il faut comprendre que cette disposition d’esprit remaniée n’est rien de moins qu’un renversement des valeurs du Soi-humain, du soi-des-choses et c’est à leur singulière confluence que s’annoncera ce que nous pourrions nommer métaphoriquement

 

une « vision en clairière »

où le sens occupera le centre,

où les ombres du non-sens,

 repoussées à la périphérie,

 en lisière de la clarté,

 rétrocèderont pour ne plus paraître

 qu’à la façon des cendres sous lesquelles

crépitent les braises enfin tirées

 de leur gangue de non-savoir,

de leur immémoriale mutité

  

   Si nous renoncions à faire s’ouvrir le sens à partir de cette triste figuration, c’est nous-mêmes en tant que chercheurs de sensations actuelles, de plaisirs inédits, de jouissances audacieuses, c’est nous-mêmes donc qui serions condamnés à végéter dans le massif ombreux de notre inconscient, dans la zone interlope où rien ne se donne pour acquis, où le tout des choses se révulse à la seule idée de livrer son secret. Une nécessité intérieure se fait jour qui, bientôt, grandit, se multiplie, lance ses tapis de rhizomes, projette dans l’air atterré les lianes d’une possession neuve du réel.

 

Tout doit sortir de soi,

tout doit connaître l’ivresse du dehors,

tout doit rayonner à l’infini

 

   Aussi, avertis de ceci, de cette exigence du réel à connaître son retournement, à initier de nouveaux parcours, à féconder ce qui, jusqu’ici végétait dans quelque sombre corridor, nous disposerons-nous à reprendre l’image en ses fondements les plus étiques, insufflant en sa naturelle contingence quelque perspective heureuse, quelque horizon signifiant.

      « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », nous en réhabiliterons la représentation (non que celle-ci n’ait nulle valeur. Bien au contraire sa force est de faire du seul fragment la puissance du tout : l’essence du dénuement, l’essence du désarroi naissent, précisément de cette incomplétude, de cette atomisation), nous la ferons venir dans l’orbe d’une possible joie afin que, naissant de l’effet dialectique, chaque figuration s’accroisse de cette différence : la triste de la joyeuse, la joyeuse de la triste. Soudain, comme par enchantement, la chute s’interrompt, se métamorphose en cette pose de juste ataraxie, en cette attitude, sinon euphorique (l’écart, ici, serait trop grand), du moins satisfaite de Soi, une légère griserie flottant alentour du corps, pareille à l’éclat solaire un jour de printemps.  « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », est-elle devenue tout autre de qui-elle-est, s’évinçant ainsi de son essence, abandonnant le cercle de son identité ? Nullement, c’est toujours à l’intérieur des limites de sa propre essence que ces fluctuations, ces oscillations, ces variations prennent place, figures successives de cette « Stimmung », cette basse émotionnelle continûment rythmée par ses harmoniques, cette nature singulière qui trace l’enceinte à l’intérieur de laquelle nous croissons avec la tonalité qui est la nôtre, uniquement la nôtre. Exception de vivre en ce site, en cet instant, en cette « épochê » de nulle reconduction.

     « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », métamorphique présence en ses stases successives, en ses phases alternées, en ses miroitements polychromes, « Elle-qui-chute », « Elle-qui-se-perd », voici qu’elle s’est retrouvée dans la lumière, à l’adret de son exister, abandonnant pour un moment le site mélancolique de son ubac. Du simplement fourmillement qu’elle proposait au regard, sa chevelure ruisselle avec d’étonnants reflets d’or. Le visage, cette dimension humaine plus qu’humaine, a retrouvé son éclat, des yeux s’ouvrent qui interrogent le Monde, un nez droit y hume les fragrances de la saison, une bouche visitée de rouge dit la note gourmande de la vie. Le chiffon noir tressé des frustes fils de la détresse a cédé la place à la discrétion pleine d’élégance d’une robe légère à peine touchée d’une lumière pâle, limpide comme la fraîcheur du sourire de l’enfant. Bras et jambes laissent paraître l’ingénuité et la santé d’une peau rose-Dragée que vient lisser une douce clarté. Le mince et pathétique tabouret s’est vu remplacé par le goût classique, éclectique, plein de raffinement d’une méridienne contre le dossier duquel repose le bras de « Celle-qui-est-sereine » (l’une des déclinaisons de « Chute », de « Perte »), elle qui semble viser un horizon de pure clarté avec, peut-être le doux moutonnement de ses collines, le cours sinueux de ses rivières, le frémissement à peine perceptibles de ses bouquets d’aulnes et de coudriers.

    

De Soi à Soi

   La dernière description, celle qui substitue à « Celle-qui-chute », « Celle-qui-est-sereine », n’a pu trouver le lieu de son développement qu’en extrayant des archives de l’Artiste cette « Fille aux cheveux d'or », telle que présentée par le Site d’art Zatista. Si l’on se demande ici le rapport de sens qui relie ces deux images, eh bien l’évidence nous fera dire que deux œuvres sorties de l’imaginaire de la même Artiste ne sont, non seulement, homologues, ressemblantes, mais qu’il ne s’agit, en réalité, que de deux stades successifs de représentation d’un Être unique. Certes, cet énoncé assertif peut surprendre, cependant il s’appuie sur la conception suivante :

 

l’Écrivain n’écrit jamais que le même livre,

le Sculpteur ne donne vie qu’à la même forme,

le Peintre ne peint jamais que le même motif

 

   C’est à ce titre qu’une œuvre présente une unité, une cohérence, un sens totalisant.

 

La genèse d’une œuvre est

toujours genèse de Soi

 

L’artiste peignant,

 peint son Soi.

Vous me lisant, ne lisez que

 le Soi qui vous est propre,

Moi, écrivant, ne trace jamais

 que les mots qui déterminent

ce Soi qui est mien

 

Toute condition d’Altérité

 n’est que la réitération à l’infini

 de ce Soi sans lequel nous ne serions

 nullement qui-nous-sommes

 

   Ici les tirets --, ne souhaitent indiquer que l’unité, l’essence inaltérable qui nous permet, face au divers naturel et mondain, de faire Figure, de faire Présence. D’une façon irrémédiablement et heureusement UNIQUE. En son apparence d’éparpillement, de fragmentation, de possible diaspora, « Celle-qui-chute », « Celle-qui-est-sereine » sont les diverses efflorescences, les diverses frondaisons, les multiples pullulations d’une polyphonie du visible.

 

L’Unité,

toujours,

est invisible

 

   Elle ne surgit nullement dans la variabilité du phénomène, son continuel étincellement, sa profusion à l’infini. L’Unité ne peut qu’être intuitionnée, pour Chacun, Chacune, d’une manière qui est consubstantielle à sa nature. Tout ce qui se montre et se perd dans les mailles complexes de l’exister ne se donne jamais que de surcroît. Nous voulons croire à cette représentation intangible, immuable de « Celle », ici ce pronom démonstratif suffira à la déterminer en son entier et lui ajouter quelque prédicat serait, déjà, en entamer la Vérité Première.

 

Or le dire authentique d’un Être ne saurait se dire

qu’en tant que Premier,

qu’en tant qu’Origine.

 

Aussitôt après,

l’apparence,

le faire-semblant,

l’illusion,

le mythe

en sapent le

merveilleux édifice.

 

Demeurons !

 

 

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12 novembre 2024 2 12 /11 /novembre /2024 09:17
Nue

« Eleven AM »

 

Edward Hopper

 

***

 

    Nous mettant au défi de découvrir une image, d’en réaliser en quelque sorte l’inventaire, de dévoiler ses significations, rien ne nous sera sans doute plus utile que de la décrire. Signifiance de surface dont il faudra, ensuite, sonder la profondeur. Décrire est déjà la faire sortir de son silence, s’en approprier les lignes essentielles, réaliser une première approche, se poser au seuil de qui elle est. L’ambiance est douce, toute de repos et de calme. La pièce aux teintes apaisées d’argile vient à nous à la manière dont un frais labour d’automne, se hissant de quelque brume matinale, nous rencontrerait dans le genre d’une offrande. Au premier regard, nulle inquiétude, tout est clair, tout est ordonné à la façon d’un harmonieux cosmos. Les tentures, la lampe posée sur son guéridon, la commode à la boiserie discrète, le luxe élégant des murs, le cadre clair de la fenêtre, les voilages légers, tout ceci se donne dans la pure évidence d’un appartement bourgeois inséré le plus naturellement dans le sillage heureux de sa propre mondanité. Le parement des pierres de façade, leur volume, leurs lignes parfaitement droites et exactes viennent nous confirmer dans l’intuition originaire d’un univers taillé à ses plus justes dimensions.

   Mais il n’aura nullement échappé à la Lectrice, au Lecteur, que le sujet principal de l’image, cette Jeune Femme assise sur son fauteuil a, pour le moment, échappé au travail même de la description. Ce pur surgissement de l’humain au centre de ses référents matériels, cette osée et surprenante nudité ne peuvent évidemment se donner qu’à la manière d’une antinomie, à tout le moins pour une réelle surprise et, pour les plus lucides, la manifestation d’un véritable étonnement. On n’est nullement NUE face à la fenêtre sans que quelque raison (ou quelque « irraison ») n’en motive l’exposition. Cependant, avant d’explorer plus avant ces bizarres motifs de dévoilement, il est tout à fait logique de nous demander si « Nue », en sa posture édénique, ressent quelque gêne, si sa propre attitude lui pose question, si nous ne serions nullement  victimes, en notre observation, d’une « moraline » (selon le mot de Nietzsche) qui troublerait l’exactitude de notre regard, mesurant l’Autre à l’aune de qui-nous-sommes, peut-être des juges bien trop sévères d’une attitude qui ne serait que de pure confiance à l’égard des choses, que de pure spontanéité vis-à-vis du jour qui se montre à la fenêtre ?

   En réalité nous questionnons mais, en filigrane de notre interrogation, nous avons d’ores et déjà posé les prémisses d’une vision métaphysique, laquelle voudrait saisir en un fond bien plus abyssal, la valeur ontologique de cette posture somme toute bien ordinaire. Mais il nous faut décrire maintenant « Nue » et tenter d’en saisir, d’une façon plus précise, sinon l’essence absolue, du moins la relative.  « Nue » est donc doucement inclinée, buste penché vers l’avant. La nappe auburn de ses cheveux coule en partie sur le haut de son buste. Bras posés sur ses genoux, ses mains sont jointes comme dans le geste de la prière. L’amorce de sa poitrine est à peine visible. La texture lisse de son corps est blanche tel un plâtre, tel un virginal albâtre. On penserait à quelque Ève dans son paradis moderne, observant par la croisée les agitations temporelles, comme si, s’étant extraite du réel, elle pouvait en observer, tout à son aise, les polyphoniques événements. Concession des plus étranges à l’urbanité environnante : ses pieds sont chaussés de deux escarpins noirs à l’aspect des plus classiques. Certes, la dialectique est abrupte qui met en relation nudité et parure vestimentaire. Appartenant, par ses pieds chaussés à la société des Hommes et des Femmes, elle s’en exonèrerait à la mesure d’un corps totalement livré à la délectation gourmande de la lumière. De là naît, bien évidemment, un sentiment d’étrangeté dont, à l’évidence, nous aimerions percer le secret.

   Mais, ici, sans plus tarder, il nous fout jouer aux homologies signifiantes, peut-être uniquement formelles, mais chacun sait que la forme recèle en elle les plus évidentes significations, bien plus que cette matière amorphe qu’elle discipline et plie à la mesure de son étrange volonté. Au hasard de nos pérégrinations sur les médias, voici que, soudain, venant de nulle part, surgit, pour nous, en une manière de donation directe, cette blanche statuette, biscuit de porcelaine dont la blancheur rejoint sans délai celle de « Nue ».

 

Å l’évidence,

la Blancheur est

leur essence,

la Pureté

leur commune mesure,

le Retour à l’Origine

leur unique souci.

 

   Si « Nue », si « Biscuit » nous interpellent de façon si assidue, si leur naturelle et brillante aura fascine notre regard, si notre attention se focalise, sans possibilité aucune de s’en exciper, sur ces deux belles apparitions, ceci ne saurait avoir lieu qu’à l’aune de magnétiques affinités qui nous attachent à elles, dont, jamais, nous ne souhaiterions interrompre le charme. Car, en cet instant de notre prise de conscience, nous nous apercevons que le fait de persister dans notre être de manière suffisamment satisfaisante passera, obligatoirement, par le mélange, la confusion, l’osmose des intérêts que nous manifestons en commun. Ainsi pourrions-nous proposer cette fondamentale équation :

 

Nue = Biscuit = Nous = Pureté = Origine

 

   Et ceci n’est nullement l’expression de quelque fantaisie. Il en va bien, effectivement, de notre être, ici, dans cette confluence existentielle, dans cette indistinction où nulle présence ne sera différente des autres, où tout fera sens dans une communauté de projets. Oui, nous comprenons volontiers votre naturel effarement : comment donc un Humain peut-il, à ce point, se confondre avec le tout autre, à savoir une représentation picturale, à savoir encore, une statuette au destin si prosaïque ? Certes, à ceci nulle explication logique, seulement la haute dimension du pathique, lequel vous entraîne, à votre insu, en d’étonnants champs d’indétermination dont nul ne pourrait fixer les limites, ni décrire le territoire. Et c’est bien cet horizon flou, cette nécessaire indistinction d’une lointaine origine qui nous motivent au plus vif, entretiennent, en nous, ces braises sur lesquelles nous n’avons de cesse de souffler afin que, peut-être, une Vérité se montre au gré de laquelle, notre regard comblé, se retournerait dans l’archipel de notre propre corps, réaménageant ses fragments, lui conférant une unité, une harmonie qui, jusqu’ici, en aurait été exilée.

   C’est bien de Vérité dont il s’agit ici, que ces postures dressent pour nous afin que, nous y abreuvant sans délai, se montre notre propre Vérité, cette vive lumière que, la plupart du temps, nous nous employons à esquiver car, en reconnaître la pure exigence, nous priverait de quelque confort, mordrait sur notre liberté, du moins est-ce la fausse hypothèse que nous faisons communément. Or ces projections imaginaires sont des plus inauthentiques, elles ne font que mettre en jeu la mondanité de notre « ON », hypostasiant la réelle valeur de notre essence. Il nous faut poser une seconde équation :

 

VÉRITÉ = LIBERTÉ

LIBERTÉ = VÉRITÉ

 

Seul un Être Libre est Vrai

Seul est Vrai un Être libre

Nue

Si nous mettons en relation les deux attitudes de « Nue » et de « Biscuit », nous nous apercevrons vite qu’une naturelle gémellité en assemble les motifs, qu’une identique source en réalise l’unique et belle manifestation. Toutes deux, en leur silhouette, ne font que reproduire (du moins est-ce notre thèse) la position fœtale caractéristique de celle du Nouveau-Né. Donc elles sont sur le seuil du Monde, en attente de paraître vraiment. Donc elles portent, en elles, la trace, certes invisible, certes atténuée, en filigrane,

 

la trace cependant

d’une innocence,

d’une grâce,

d’une eau si pure,

si cristalline, elle

 scintille à la manière

du chant des étoiles

dans le vaste firmament.

 

   De la Blancheur qui en poudre la neuve effectivité, il faut faire le lieu d’une compréhension renouvelée, sondant jusqu’aux fondements premiers.

   Ici, la Blancheur devient le nécessaire ombilic à partir duquel entrer dans la signification foncière dont ces deux œuvres sont le support et le centre de rayonnement. Å seulement évoquer son éphémère consistance, qui est bien plutôt densité, nous revient en tête cette première strophe de « Mémoire » d’Arthur Rimbaud :

 

« L’eau claire ; comme le sel des larmes d’enfance,

L’assaut au soleil des blancheurs des corps des femmes ;

La soie, en foule et le lys pur, des oriflammes

Sous les murs dont quelque pucelle eut la défense

 

L’ébat des anges »

 

   Combien ces mots de l’Auteur des « Illuminations » nous orientent en direction de ce fondement de l’exister, de ces prémisses essentielles, des émouvants linéaments de l’Originaire dont, le plus souvent, à notre corps défendant, nous sentons les archaïques remuements à défaut d’en reconnaître la sourde et trouble présence.

 

Tout ici converge vers l’Origine :

 

    « L’eau claire » en constitue la forme cristalline de premier ruissellement ;

   « le sel » dit sa mesure lustrale lors du baptême ;

   « l’enfance » dit la neuve présence sur la margelle du temps ;

   les « blancheurs » gommant les éclats de la polychromie mondaine, reconduisent, aussitôt au fondement neutre du spectre coloré ;

   la « pucelle » fait signe vers sa virginité ;

   les « anges » nous convoquent à la vision hiératique dont naïveté, fraîcheur, spontanéité tissent l’impalpable texture.

  

   Cette genèse postée à la limite du Monde, cette discrétion d’une couleur qui n’en est pas une mais les autorise, les contient toutes ( le rouge n’est rouge que par rapport à la blancheur, son « degré zéro » ; le vert n’est vert que par rapport à la blancheur, et ainsi de suite, à l’infini du spectre coloré…), cette genèse donc de la matière nuancée, bigarrée a à voir, pure évidence, avec la source même du langage, singulièrement avec la Poésie en tant que Parole Essentielle qui semblerait n’avoir nul précurseur.

 

Écoutons les propos de Michel Collot

dans « La Matière-Émotion » :

  

   « Cette transmutation de la matière est bien sûr inséparable d’une alchimie du verbe. Le Poète régresse en-deçà de l’état construit de la langue, pour explorer ses possibilités enfouies, ses ‘’naissances latentes’’. Il laisse affleurer à la surface de l’écriture une sorte de chaos verbal sous-jacent. »

  

Tout dit la Naissance

 

Tout dit l’Origine

 

   Et, conséquemment, tout dit la Mère, celle qui porte en elle, tout à la fois le Chaos originaire, mais aussi bien le Cosmos qui ne manque de s’ordonner dès l’instant où les énergies matricielles, les tellurismes internes, les diaclases opérantes, les plaques tectoniques trouvant leur repos et la logique de l’exister, enfin tout consent à rentrer dans l’ordre avec, parfois, des sursauts mémoriels, de surgissantes réminiscences.  C’est ainsi, notre exister occupe le juste milieu de cette dialectique de l’ordre et du désordre, de la naissance et de la mort, de l’origine et de la clôture. Cette vérité qui vient de loin, cette parole voilée, ces « lignes flexueuses », toute ces irisations du réel se donnent comme la mesure métaphysique des choses. L’Homme, pure mégalomanie, pense tirer toutes les significations du visible sur lequel il semble régner sans partage. Sur le visible il a du pouvoir, nullement sur ce qui toujours lui échappe, gagnant un silence immémorial, originel.

   C’est pour cette raison que toutes les pensées qui disent et souhaitent la fin de la Métaphysique pêchent par excès de croyance en leur propre puissance, pêchent au motif d’une confondante illucidité. Nous sommes, bien plus que nous le reconnaissons, guidés, sinon manipulés par la puissance de ces archétypes qui ne sont guère que les ombres portées que nous traînons derrière nous alors que la condition même de notre regard ne peut prendre en compte que ce qui vient ici-devant. Si, au terme de cet article, la Blancheur peut se voir attribuer le coefficient de Pure Essence au gré duquel toute notre mondanité colorée n’existe qu’à en être les projections, les échos, les calques et les reflets, alors cette écriture aura atteint sa cible : dire les choses en leur plus grand mérite.

   L’importance de la Mère en tant que pourvoyeuse des signes que, quotidiennement nous interprétons, ne vous aura nullement échappé. C’est pourquoi la conclusion de ces quelques méditations consistera, en premier, en une nouvelle citation de ce beau livre « La Matière-Émotion », en second en une rapide déclinaison de quelques prédicats qui pourraient bien être attachés à la Blancheur, si, toutefois, nous consentons à en dévoiler la manifestation.

  

D’abord la reconnaissance du lieu nourricier :

  

« Revenir à la Mère, c’est retrouver l’origine, mais aussi s’exposer au Chaos, rentrer dans la ‘’nuit antérieure’’ et revivre ‘’transe originelle’’ qui a donné naissance au Monde et au Sujet. »

 

Ainsi dirons-nous de la Blancheur :

 

Blancheur est convertisseur du Néant

Blancheur est Chaos Initial

Blancheur est Terre-Mère

Blancheur est Materia Prima

Blancheur est Matrice primitive

Blancheur est fontaine nourricière

Blancheur est pulsion élémentaire

Blancheur est élan Initial

Blancheur est Principe

Blancheur est Fondement

de tous les Fondements

Blancheur est précurseur ontologique

Blancheur est Ton Fondamental

Blancheur est mesure de l’Anté-Prédicatif

Blancheur est Avant-Signe de tous les Signes

Blancheur est A Priori avant toute expérience

Blancheur est intervalle avant toute parution

Blancheur est ce sans quoi rien n’existerait

                                           Blancheur est ce en quoi l’Être s’élève

Blancheur est Avant-Présence aurorale

Blancheur est mesure anticipatrice du Jour

                                               Blancheur est conque appelant l’Ouvert

Blancheur est pensée informulée

Blancheur est silence avant la Parole

Blancheur est retenue du Poème

Blancheur est degré zéro de l’Esthétique

Blancheur est condition de possibilité

de toute Éthique

 

Le couple « Nue-Biscuit »

en sa nécessaire coalescence,

 en son osmose la plus effective,

en sa pure essentialité,

tisse le bel Ode à la Blancheur,

ce Poème ouvert à la

 dimension du Monde.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 novembre 2024 6 09 /11 /novembre /2024 09:36
Vous avez dit « Étrange » ?

Louis Servedio-Morales –

Homage to Edward Hopper

 

@cameralab21

 

***

 

   Placés face à ce carré de couleurs vives, l’on ne peut vraiment savoir si c’est du réel qui nous rencontre ou bien du rêve, ou encore s’il ne s’agirait simplement d’un artefact polychrome venant d’on ne sait où, qui établirait son étonnante scène, quelque part, dans une manière d’indétermination de notre corps, peut-être uniquement sur ses entours. Autrement dit, cette image nous sollicitant avec la soudaineté de l’éclair, nous aurions le plus grand mal à en saisir l’intime signification.  En conséquence de ce flou, de cette mesure fuyante des choses, nous sommes réduits à ne tracer que de fugaces hypothèses, que de bien furtives intuitions. Or, savez-vous, dès l’instant où un événement ne s’annonce qu’à l’aune de son incomplétude foncière, toute présomption à son égard, toute prémisse supposée en fonder la réalité ne font qu’échouer dans les plis complexes de leur propre vanité.

   Tel Ami à qui vous adressez une missive, cette dernière demeurant sans réponse souhaitée immédiate et alors, commence dans le tissu marécageux de votre matière grise, une sorte de pandémonium élaborant une abracadabrante histoire : l’Ami est souffrant, peut-être séparé de sa compagne, peut-être en proie à quelque souci dont il garde le secret et, pire, votre Ami ne se conjugue certainement plus qu’au passé, au motif de sa disparition que nul n’a osé vous annoncer. Bien évidemment, tout ceci n’est que pure fantaisie, caprice de gamin ne parvenant, sur-le-champ, à ouvrir la pochette-surprise en laquelle phosphore la lumière de son coruscant désir. Votre Ami est en plein santé, si bien qu’il ne se préoccupe nullement de votre missive, pas plus qu’il ne s’arrête sur votre propre cas : il a déjà assez à faire pour lustrer cet ego qui lui est cher, qui, en toute occasion, est prioritaire. Voilà, vous êtes informé !

  

   Mais revenons à qui nous pose une énigme sans doute redoutable.  Certes, il ne s’agit que d’une image, mais qui donc pourrait affirmer la valeur respective des choses qui nous visitent ? L’image possède-t-elle un coefficient de réalité plus fort que ce Quidam qui longe ma rue pour la première fois et disparaît pour toujours à ma vue ? Telle image d’une belle Œuvre d’Art, ne fait-elle en vous, sa constante résurgence, si bien que vous la croyez réelle plus que réelle ?

   Ici, en cet instant précis, la totalité de notre être est tendue vers la résolution d’un problème : savoir qui est cette élégante Jeune femme. Elle n’a pu surgir au plein de notre vision et la figer qu’en raison d’un évident intérêt qu’elle suscite en nous, au plus profond, et nous n’aurons nul repos que nous n’ayons résolu l’interrogation dont elle constitue le centre et la périphérie. Or, dans l’insu de qui elle est, quelle pourrait être la stratégie adéquate, sinon d’en circonscrire l’être en la nommant ?   

 

Nommer c’est donner acte.

Nommer, c’est lever le voile d’Isis,

 

   donner forme à qui s’y dissimule et, si ce n’est nous l’attribuer en tant que corps, au moins donner une nourriture substantielle à l’injonction de notre imaginaire, peut-être en tracer la subtile esquisse. Nous pourrons nous la représenter, ce qui sera déjà un progrès par rapport au dénuement que nous tend sa vacuité. Sans doute trouverez-vous « étrange » (je vais bientôt justifier l’usage des guillemets « ») que, venant en quelque sorte de nulle part, un étonnant hétéronyme

 

« Skrítið »

 

   fît son apparition en tant que solution à notre recherche. Guillemets au seul motif que « Skrítið » signifie « Étrange » en islandais, que ce prénom conserve tout le prestige de ce mystère, qu’il nous paraît approprié quant à l’identité de Celle-de-l’image.  Eh bien, maintenant, que pouvons-nous faire de ce prénom, si ce n’est lui conférer une sémantique, le faire sortir de l’ombre, lui faire gagner, autant que possible, la dimension de quelque ouverture ?

  

Alors, comme si Skrítið était

encore tout jeune enfant,

ses parents à sa recherche

parmi les foisonnants

et fascinants paysages islandais,

peut-être dans le massif de rhyolites

colorées du Landmannalaugar,

peut-être tout près  des lèvres

insondées du rift volcanique,

près de la caldeira d'Askja,

ou dans la région tourmentée du lac Myvatn,

peut-être encore près des fjords de l'Ouest dominés

par le majestueux volcan Snaefellsjökull,

 

Skrítið donc à la recherche d’elle-même,

ses Parents à la recherche de Skrítið,

identiquement à une exploration en abîme.

Recherche cherchant la recherche.

Sens refermé sur lui-même.

 

   Imaginez-donc les Parents, sur quelque pente de savane herbeuse, cheveux en plein vent, mains en porte-voix, lançant à plusieurs reprises, sur le mode de l’incantation, des trilles de sons, semant leurs paroles d’amples modulations comme si le chant seul pouvait toucher la Jeune Fugueuse, comme ceci :

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

 

 

SSS : sur le mode de la sifflante légère

 

KK : sur le mode du vigoureux claquement palatal

 

RRR : sur le mode Rauque et GuttuRal

 

IIIIII : sur le mode d’un accent tonique glissant

 

TTIOOOO : sur le mode atténué de la finale

 

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

 

   Les sons volent en tous sens, les sons ne rencontrent que les blocs de rocher, les coussins de lichen, les flancs des montagnes. Les sons rebondissent, reviennent à leur point de départ. Les bouches reprennent les sons et deviennent muettes. Alors le silence est partout.

   Cette mince narration n’a pour but que de faire émerger, de la conscience des Parents, ce sentiment d’une singularité de leur Petite Fille, une Étrangeté en Soi, une Étrangeté qui ne s’alimente qu’à sa propre source, manière d’invisible autarcie dont nul ne pourrait percevoir le fond car cette Étrangeté est sans fondement. Tout comme la Rose de Silésius, « elle est parce qu’elle est. » Quiconque s’aviserait d’en détourner le cours se tromperait gravement. Jamais, de la rivière, on ne peut déporter le lit, sauf à vouloir ruiner son essence, c’est-à-dire faire de la Rivière ce qu’elle n’est pas, un être à la pure dérive de Soi.

 

Or de Skrítið nous voulons

conserver la pureté,

l’authenticité,

notre Vérité-même en dépend.

  

   La décrire dans l’exactitude sera notre seul projet, notre unique souci. De cette manière et seulement d’elle nous nous rendrons maîtres de Celle qui échappe à notre emprise.

 

Mais saisissons-nous jamais

quelque chose du Monde,

quelque chose de l’Autre ?

 

   Nous ne faisons jamais que des emprunts successifs que nous restituons aux divers Donataires et c’est en raison de la remise des choses à leur place que nous sommes envahis du terrible sentiment de la dépossession. Dépossession qui l’est plus de Soi, que de l’Autre. Découpé dans le carré de l’image, un autre carré qui s’orne d’ombres et de nuit. Ce carré est le pur Néant dont émerge  Skrítið, elle qui transcende le domaine de l’inconnu, se donne pour celle qui, un instant, nous sera connue, puis ne demeurera,  au seuil de la mémoire, qu’une bizarre impression de déjà-vu et, à notre plus grand désarroi, ne sera visible que ce qui ne sera plus jamais actualisable. Ainsi sont précieuses ces possessions à la mesure de leur détachement, de leur éloignement.

   Deux pans de mur comme fondement de l’être de Skrítið : un rouge atténué disant quelque passion sans doute éteinte, un jaune solaire disant le possible rayonnement que l’ombre portée de Skrítið vient, en quelque sorte, biffer, réduire la puissance de diffusion, d’expansion. Puis une longue lame de vert d’eau, une manière de materia prima en laquelle la Fugueuse d’autrefois vient s’abîmer, comme si sa Présence reposait sur des sables mouvants, sur le sol spongieux et mystérieux d’une tourbière. Refuge dans l’élémental, perte de Soi dans un illisible dimension originaire. Existence venant tutoyer le tragique de l’inexistence.

   Un autre carré s’inscrit dans cette mosaïque de carrés : table blanche que traverse une lame de clarté. Un objet métallique brillant, droit, pareil à un vase, se hisse du jaune Mastic de la table sans bien savoir quel est le motif de cette levée. Skrítið, d’elle nous n’avons nullement parlé, elle qui constitue l’unique motif de notre quête. Toujours difficile d’aborder l’étrange, de le doter de prédicats, de le poser devant Soi telle une certitude, tel un objet palpable. Certes, Skrítið est bien là, visuellement repérable, mais son être s’affirme-t-il en quelque manière au-delà de ce geste de vision ? Non, nous ne le croyons pas, nous ne faisons que convoquer un jeu de faire-semblant, donnant de la consistance aux ombres, attribuant de la densité à la brume, déterminant le vol de la phalène dans l’air crépusculaire d’automne.

   Ce qui, d’emblée, nous saute aux yeux : l’ombre portée de Skrítið semble vouloir reprendre en elle, en sa ténébreuse texture, Celle qui, ayant un instant échappé aux griffes du Néant, menace d’y retomber sans délai.

 

L’Ombre est sa dette.

 L’Ombre est son rappel.

L’Ombre est sa souvenance

de l’improféré, de l’antéprédicatif,

du souffle avant-coureur de toute parole,

de ce qui, n’ayant nulle forme,

prononce l’invisible nom de l’informe.

 L’Ombre est le Négatif

dont elle offre le Positif en sa

 constitutive fragilité.

Château de sable.

Babel chancelante.

Jéricho tremblante.

Les murs ne se hissent jamais

de la glaise qu’à en rejoindre,

un jour, l’abyssal silence.

  

 

   Skrítið, Skrítið , Skrítið, nous répétons ici l’antique supplique parentale occupée à rechercher la trace de leur propre Progéniture, à savoir, leur seule et unique et singulière trace, ici, sur la face outragée de la Terre. Mais à la triple invocation Skrítið , Skrítið , Skrítið ne répond qu’un vide sidéral, qu’un vide résonnant à l’infini, les harmoniques s’en perdent comme dans la gorge d’un puits sans fond. Alors, qui est-elle, Skrítið , est-elle la seule courbure, la seule effigie, la seule effusion de ce Néant qui rôde alentour tel un Voleur ? Ne s’agirait-il d’un pur spectre faisant sa venue parmi le monde des Vivants, uniquement poudrée de l’efficacité d’un simulacre, ne serait-elle que l’étroite et vacillante combustion de quelque farfadet, esprit se cherchant un corps mais n’y parvenant nullement ?

 

Illusion d’illusion ?

Écho d’un Écho ?

Aura d’une aura ?

  

 

   Est-ce un effet de réel dont cette image nous tend l’habile mise en scène ?

 

Certes, de Skrítið, il y a surgissement.

 Certes de Skrítið, il y a possible effectuation.

Certes de Skrítið, il y a manifestation.

Certes de Skrítið, il y a phénomène,

 

   et c’est bien la valeur allusive de ce dernier qui nous rencontre au plus profond. Car le pouvoir le plus effectif du phénomène est toujours sa possibilité de retrait immédiat. On aperçoit la Mer et la Mer pourrait bien se retirer. On devine la silhouette d’une Élégante et l’Élégante risquerait de se retirer aussitôt, sur la pointe des pieds. On se plaît à découvrir une lumière d’Aube et l’Aube n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Le phénomène est tissé en son fond d’une Étrangeté constitutive. De même, Skrítið est ourdie de ces fils évanescents du paradoxe, de la contradiction, de la coïncidence des opposés. C’est lorsque son être prétend s’exposer à la vive clarté que la menace est patente d’une exception des choses du Monde.

   Tout, dans son attitude figée, dans son regard hagard, dans la catatonie de son corps, dans le croisement hébété de ses doigts vient nous confirmer la chose la plus terrible qui soit :

 

de l’étrangeté à soi-même,

qui est la plus grande distance.

 

   Skrítið ne peut se rejoindre, coïncider avec son être, elle est victime d’une sorte de schize qui lézarde son corps, fend la mesure de son esprit. Pour elle, nul point fixe qui figurerait une halte, un repos, la dimension cathartique d’un suspens. Non, tout est celé, la bogue fermée sur elle-même. Non, rien ne fait sens, le sens est aboli avant même sa possible profération. Non, l’existence est reconduite au statut de ce qui végète et ne peut connaitre le geste de sa propre croissance.

 

Étrangeté de l’Étrangeté.

Étrangeté de Soi à Soi.

 

    Ceci, on pourrait le nommer « Folie » mais ce serait encore trop au motif que l’Être confronté au Non-Être, jamais ne pourrait être énoncé. Sauf à faire du Sens et du Non-Sens deux réalités équivalentes. Laissons à l’Étrange la mesure indécidée de l’Étrange !

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

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6 novembre 2024 3 06 /11 /novembre /2024 08:28
Ce long flux tranquille

L’Alzeau…Montagne Noire…Occitanie…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Tout est encore dans le genre

d’une fermeture originelle,

de long repos,

d’immobilité native.

 

On ne pourrait, même à

l’aune d’une imagination fertile,

dessiner la courbure du Monde,

lui associer quelque prédicat que ce soit.

Genre d’électroencéphalogramme plat,

de retrait des nervures en soi,

d’effacement de tout ce qui ferait saillie,

de tout ce qui, dans l’attente du jour,

pousserait sa prétention à paraître

une coudée au-dessus

d’une indistinction manifeste.

 

Lente léthargie des choses,

douleur, peut-être,

à sortir de leur bogue,

à se confronter

à la vastitude de l’espace,

 à s’exhiber, ici et là,

dans la pure radiance du jour,

dans son bourgeonnement lumineux.

 

Tout est en attende de soi.

Tout est celé dans le motif intérieur.

Tout est lové dans les mailles

laineuses d’un secret.

 Ferait-on, à l’orée de l’heure,

un geste de trop -

avancer sans égards pour ce qui est,

déranger le naturel

ordonnancement des choses,

surgir à l’improviste depuis

quelque mesure abstraite –

et alors, soudain,

tout menacerait

de rentrer en soi :

les feuilles dans le tronc,

le tronc dans les racines,

les racines dans la gangue de glaise.

 

Voyez-vous, c’est précieux

la venue à l’être des choses,

cela demande le silence,

cela convoque la retenue,

cela suppose le recueil,

là, sur la lisière de

 la manifestation,

 là, sur l’invisible lanière

qui sépare l’irréel du réel,

qui place d’un côté

ce qui, vers soi avance,

ce qui, hors de soi, se retire.  

 

C’est toujours ce jeu renouvelé

de la présence et de l’absence,

cette éternelle fluctuation

de l’évidence au doute,

cette bascule entre

ce qui se laisse saisir et

ce qui résiste,

c’est donc en cette

étrange alternance

que s’inscrit le sens en son

plus paradoxal événement,

en sa venue nécessairement

polysémique.

 

Tellement de choses

sous tellement d’esquisses

sont en attente de paraître,

d’envahir notre conscience,

de l’égarer parmi l’invincible

loi de la multitude,

de la profération,

du fourmillement

de l’exister.

 

   On vient des bords, on vient du Néant, on exulte à s’extraire du Rien. Mais que sont le Néant, le Rien ? Tellement de mystères les entourent, tellement de mythes les revêtent de l’inconsistance du nuage, du glissement du vent. Eh bien, oui, ils ne sont, en toute vérité, que furtivité, translation, passage d’une non-réalité à ce qui pourrait devenir réalité et, alors, de cette réalité ils n’auraient été que les médiateurs, les précieux Alchimistes extrayant du vide sidéral de la cornue, cette belle Pierre Philosophale qui brille de tous ses feux au motif de ses innombrables facettes, facettes qui sont la pureté du Sens s’extrayant de l’abîme du Non-Sens.

   Venant de l’ombre dense, venant de la mystérieuse Nuit, nous nous hissons péniblement de la mutité d’une lourde matière, puis, soudain, sur le bord lumineux des Choses, une petite musique paraît, des sons se lèvent du silence, une Parole s’affirme qui est Parole de la Nature venant à Soi sur le mode du chant, venant à Nous sur le mode plénier de pures Présences. Naissant à qui elle est, Nature nous fait naître à qui nous sommes, puisque, à l’évidence, la Nature a tracé en nous la seule voie possible de notre Destin. Fils de la Nature, tout comme Nature est notre Mère. Il n’y a pas d’autre affirmation possible. Cependant, exister, veut dire se séparer de Nature, croître en notre sein, penser à l’aune de notre réalité, avancer en direction de Nature, dont, un jour, nous retrouverons le sein, tout comme le Jeune Enfant confie ses lèvres à la source lactée qui le fait vivre. Nous détachant de notre Terre primitive, que nous reste-t-il pour la rejoindre dans l’orbe du sens ? Il nous reste nos perceptions-sensations. Il nous reste nos cinq sens (toujours du « sens » : heureuse et riche polysémie du Langage), nos cinq éclaireurs de pointe, ceux qui explorent le réel, le décomposent, l’analysent, toutes information dont notre intellect réalisera la synthèse.

  

VOIR : Paysage se donne de Soi,

selon la multitude de ses images.

TOUCHER : Paysage se donne de Soi,

selon la douceur ou la rugosité de ses fragments.

ENTENDRE : Paysage se donne de Soi

selon les harmoniques de son ton fondamental

SENTIR : Paysage se donne de Soi,

selon les fragrances aériennes qui flottent ici et là

GOÛTER : Paysage se donne de Soi,

selon les saveurs plurielles qu’il offre à notre goût

 

   Au fond, tout au fond du Temps, du plus loin de l’Espace, cette Nuit sans visage, cette Obscurité native, ce Mystère voulant demeurer en soi. S’éclairerait-il et rien ne subsisterait de notre Étonnement, et la majestueuse Philosophie connaîtrait le deuil d’une manifeste impuissance.

Il faut du Secret,

il faut de l’Énigme,

il faut des profondeurs Abyssales

 

   de manière à ce que, notre attention, notre passion fouettées à vif, ne désespèrent nullement de faire fleurir à l’extrême pointe de notre conscience, les libres pétales d’un questionnement, de faire se déployer cet Ouvert au terme duquel quelque chose comme une Vérité, ou du moins une demi-lumière, un clair-obscur viennent, au sublime rythme de leur transcendance, nous distraire de qui nous sommes, nous exiler en quelque sorte, nous poser au-delà de notre être, dans cette manière de rumeur solaire

 

qui fera de notre corps

une pure transparence,

de notre esprit

 le lieu d’une fête

toujours renouvelée.

  

   Nature se donne de Soi : le noir est maintenant dépassé, nos yeux se disposent à la saisie de lueurs aurorales, elles sont les naturelles prémisses d’un savoir plus entier au sujet des Choses. Des roches luisent dans l’ombre. Elles dessinent le doux motif d’une esthétique de métal et de galet poncé, si nous pouvons oser cette métaphore matérielle, ce presque toucher que l’intellect destine à son autre, ce qui, là-devant, brille et nous met au défi d’en traverser le vif éclat. Cela vient de loin, cela vient d’un site innommé, cela commence à proférer dans la prudence. Prudence de l’eau à animer son cours, à initier son troublant friselis. Prudence des frondaisons, on dirait des écus lissés de lumière, ils paraissent garder en eux, à l’abri du regard des Hommes, le fluide qui les fait se lever, témoigner de l’être en sa « multiple splendeur ». Prudence du tronc, il se dissimule sous son épais trait de charbon que le jour dissoudra à grand peine. Prudence, réserve, juste discernement de la nappe liquide, elle est le sang incolore de la Terre, le flux selon lequel, visitée en son sein par tous ces courants, ces fluides, ces filets, ces radiations, la Terre donc connaît le jeu inaperçu de l’élémental : l’Eau féconde la Terre dont la Terre porte présence à la façon d’un inestimable don. Souples bassins de rétention, lacs minuscules luisant sous la caresse de la pénombre.

 

Ici un langage naît,

ici une poésie commence,

ici un sens s’édifie.

 

    L’eau, jusqu’ici anonyme, devient mince ruisseau, ruisseau qui chante l’hymne de l’Origine, qui déplie la parole d’une possible joie car exister, pour les Choses aussi, est pure grâce, donation au centuple de ce qui croît sous le vaste et lumineux dôme du ciel. L’eau sinue et, serpentant, se connaît comme celle qui gagne de nouveaux horizons, engrange de nouveaux savoirs. Savoirs d’elle, savoirs de tout ce qui vient à l’encontre. Noire symphonie, paisibles harmoniques argentés, le Noir, l’Argent sont les lieux de la première dialectique du réel.

 

L’Ombre n’est que par la Lumière,

la Lumière ne fait sens que

sur le fondement de l’Ombre.

 

   Or, événement hautement singulier, ici, dans la simple venue du jour, dans l’atténuation de la clarté, dans la confiance des Choses entre elles, se déplient les volutes élémentaires de la Signification. Rien n’est isolé qui retournerait dans un archaïque Néant. Rien ne rétrocède vers un état antérieur. Rien ne s’aimante en direction de quelque négativité. Là, dans cette lumière levante, là dans ce premier frémissement du jour, là dans le dépli de ce qui se montre en tant qu’essentiel, ce n’est rien de moins que la stupéfiante parution des Choses à même leur discrétion, là l’inexpliqué phénomène de l’Être se donnant certes sous la réserve, certes sur la limite d’un retrait, mais en ceci, nous les Regardeurs sommes comblés : nulle émergence, nulle éclosion ne nous rencontrent avec autant d’insistance émerveillée qu’au prix de leur possible absence.

 

Nous ne sommes jamais Présents,

qu’à ne pas nous absenter.

 

Suspens !

  

L’admirable flux héraclitéen poursuit son avancée.

Nous poursuivons la nôtre sous le regard

bienveillant de la Nature.

 

Tellement de choses,

en elle,

 à faire fructifier !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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4 novembre 2024 1 04 /11 /novembre /2024 09:47
Dans la pure immanence de Soi

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Elle qui emplit le champ entier de notre vision, qui est-elle pour survenir ainsi, à l’improviste ? D’où vient-elle, peut-être d’un lieu innommable ? Quel est le motif de sa quête, elle qui ne paraît exister qu’à demeurer en Soi, au plus secret de son Être ? Mais sa venue dans le rythme des choses concrètes, mais l’effraction de la nuit dont elle provient, mais l’irréel de sa posture, mais l’improbable de son esquisse, tout ceci ne concourt-il à annuler sa présence, à la reporter en des sites de troublants marécages, en des aires peuplées d’herbes sauvages, en de plurielles savanes s’effaçant à même le poudroiement d’un pollen sans véritable consistance ? Å même sa fragilité, sa futilité, peut-être même sa vanité ? Mais, en regard de toutes ces imprécisions, toutes ces approximations la concernant, ne sommes-nous envahis des lianes d’un doute dont, étant atteints au plus vif, nous risquerions de disparaître à nous-mêmes, à ne plus sentir notre enveloppe de peau, à glisser au sein même d’une chair devenue inconnaissable, simple assemblage de tissus à l’illisible texture ? Car il en est ainsi des visions dirigées sur l’étrangeté qu’elles deviennent mystérieuses elles-mêmes, infondées en quelque manière, étrange flottement fantasmagorique, simple apparence mythique menaçant, à chaque instant, de rejoindre la transparence de la chimère, de se métamorphoser en cette billevesée à laquelle n’attribuer quelque effet de persuasion que ce soit.

   Si ce que nous disons est vrai, alors nous figurerons, « Elle-la-Distante », nous les Chercheurs de sens, en tant que deux absences se faisant face, deux néants prétendant à l’exister, agencements existentiels détricotant leurs motifs respectifs à seulement en envisager l’œuvre menée à son terme. Cependant, si notre persistance sur le sol d’argile, si notre entêtement à paraître nous est donné comme le pur indubitable en l’ordinaire de nos jours, ici et maintenant, confrontés à l’abyssale prescription de ce qui ne saurait ni recevoir de nom, ni prétendre à une forme, nos certitudes se lézardent, et, pareils aux troncs en lesquels le Bûcheron projette son coin d’acier, nous sentons bien la mesure de notre vulnérabilité, la caducité qui nous habite tel le Noroît qui balaie la steppe de son haleine glacée. Nous prenons conscience, avec quelque effroi, de notre déficience interne :

 

poser trop de questions aboutit à un identique

résultat que le fait de n’en poser aucune

 

Devant nous, c’est l’étendue

d’un Désert sans limites où ne se

lèvent que d’éphémères nuages

  

   Alors, nous posons encore une question : comment pouvons-nous donner forme à l’informe, si ce n’est en usant de mots, en vêtant sa vacuité de quelques-uns des prédicats, fussent-ils rares, qui l’extrairont de son natif silence ?  Car c’est bien la force du Langage que de faire émerger du rien la pluralité des significations qui le transformeront, ce rien, en quelque chose de possible, en une hypothèse trouvant le fondement de quelque justification. Avant que d’être Hommes et Femmes de chair, nous sommes Êtres de Langage, nous dépendons entièrement de lui : il nous attribue notre propre nom, ses mots nous définissent, ses textes écrivent notre histoire. Êtres de narration, comment pourrions-nous affirmer et confirmer notre Être si le Langage disparaissait ?  Notre mutité serait l’équivalent du non-être. Après ceci, il ne reste plus rien à énoncer.

   Donc ce seront des paroles vraisemblables que nous produirons au contact « d’Elle-la-Distante », Elle qui sera toujours « l’Éloignée » au motif de son autonomie, de l’altérité qu’elle nous tend comme le miroir en lequel nous refléter. Reflets contre reflets si l’on peut dire, chacun couché au sein de sa propre Monade. Nuit, nuit profonde, nuit d’encre, c’est sur ce motif totalement nocturne, entièrement énigmatique, inapprochable, insondable, c’est donc sur ce pur mystère que « Distante » se détache mais, avec peine, sans doute la face de son dos ne témoigne-t-elle que de cette appartenance, encore, aux rives lucifériennes du Néant. Afin d’exister, afin de prétendre à la parution sur le Grand Théâtre du Monde, elle doit s’extraire de cet abîme par un geste équivalent de néantisation.

 

Je néantise le Néant qui

me libère de sa puissance

 

   Mais jamais le don n’est le totalement libre, l’effectué une fois pour toutes. Toujours, par rapport à l’originaire d’où l’on provient, l’on demeure en dette, le solde sera pour plus tard lorsque le chemin de croix parcouru, il ne restera plus qu’à s’acquitter de son dû. Douloureux arrachement, toujours des adhérences subsistent. Métaphoriquement : la bernique ne se détache du rocher qui l’accueille qu’à laisser sa propre empreinte sur le minéral, lequel, par une exacte symétrie, inscrit en son hôte la nécessité de son granit, cette mémoire minérale à la très longue vie. Elle sera l’indestructible halo, l’aura effusive entourant tous ses gestes, signant de sa persistance la totalité de ses actes.  Parlant du Néant, méditant à son sujet, nous ne pouvons, nous-mêmes, qu’être affectés de ce qui apparaît, subjectivement, comme sa haute déficience, comme sa dimension de pathos cyclopéen.

   Ici même, après ces quelques arguments décidant de la nature du Néant, pouvons-nous dire « qu’Éloignée » se soit définitivement libérée de sa native vacuité, de ce qui apparaît comme son non-sens, son sentiment d’un Absurde pareil à celui éprouvé par l’infortuné Sisyphe ? Bien évidemment non. Le motif du papier peint est toujours redevable du mur qui l’a accueilli et abrité. Mais foin des métaphores, il nous faut avancer dans l’inventaire de « Distante ». Chevelure nocturne plus que nocturne en quoi se dit la réserve de Néant qui cerne le massif aliéné de sa tête.

 

Tête de chute.

Chute irrémédiable.

Irrémédiable en tant que

chiffre de son étroit Destin

 

   La Moïra a traversé le corps de « l’Infortunée » avec le fer d’une dague qui est son aliénation, le signe d’une éternelle giration portant en elle, au plein de son vortex, les plis insanes, démentiels de sa nécessité. Oui, chute pareille à la Chute Originelle, exclusion à jamais des lumineux rivages de l’Éden. Alors on s’attendrait que, par un juste retour d’une positivité chargée d’annuler cette lourde négativité, quelque faveur fût attribuée, sinon à l’esprit, du moins à l’enveloppe charnelle « d’Infortunée ». Mais le « sort en est jeté », il ne sera nullement dit que quelque félicité que ce soit oindra sa peau à des fins d’allégresse, de béatitude. Non, « Égarée » portera sa croix tout le long de son chemin de vie. Marquée au fer rouge de la malédiction. Poinçonnée des stigmates d’un incurable mal.

   C’est ce motif d’une adversité originaire qui incline le massif de sa tête. C’est cette douloureuse estampille primitive qui métamorphose son anatomie en cette affliction dont rien ne semblerait pouvoir la distraire. On se serait attendu à ce que le visage, cet emblème de la dignité humaine, se fût montré sous d’heureux auspices, que des yeux fendissent l’armure, qu’une bouche esquissât l’ébauche d’un sourire. Mais nul don de cette nature ne nous est offert. Le visage - si l’on peut encore employer ce mot -, ce qui en tient au moins lieu : cette manière de nappe d’argile claire, ce bandeau innommé, ce prédicat à la Colin-Maillard, cette offuscation de la mesure anthropologique, cette biffure de l’être qui n’annonce plus que le motif du non-être, de l’absence à jamais d’une conscience qui eût pu éclore, s’épanouir, se lever dans l’aube renouvelée d’une journée libre, ouverte à la plénitude de l’heure, toutes ces contrariétés donc, toutes ces luttes intestines  font de « Distante » une distance par rapport à qui elle est, font « d’Éloignée », le propre et confondant éloignement de qui elle est. Qui est-elle ?   Le saura-t- elle jamais, elle dont le sombre Fatum la dirige ici, dans cette impasse, l’appelle là, dans l’inconnaissance de Soi ?

   Mais en quoi consiste donc le reste du corps, ce corps flagellé, ce corps fouetté à vif par le lacet cinglant de l’aporie, sa mort n’aurait été pire que cette vacance infinie par où peut frapper le pire des outrages, par où peut s’infiltrer l’humiliation majuscule ? Je ne doute guère que mon inventaire « d’Affligée » ne vous désarçonne, que vous en attribuiez la noirceur à quelque sombre événement qui m’accablerait. Mais il ne s’agit nullement de ceci, il s’agit simplement, les yeux grand ouverts jusqu’à la mydriase, de sonder une âme, non en son envers, à savoir la chair, mais en son endroit le plus vif, en sa donation la plus tragique. Si toute chair, par naturelle destination, suppose le plaisir, elle n’en est pas moins façonnée, au moins à égalité, par des meurtrissures, des blessures, de profondes scarifications.  

   La dimension formelle que « Distante » offre à notre regard : cette poitrine à peine dessinée (comme si sa maturité féminine ne  pouvait être atteinte), ces bras de mante religieuse, cette infinie longueur des membres (l’on se demande s’ils ont une fin, s’ils ne s’égouttent continûment en direction d’une bonde terminale), cette non profération dont la teinte qui tapisse sa vêture, cette infime variation, ce faible tremblement de tons soutenus,  de Savoie à Safre, en passant par Saphir, cette Nuit plus sombre que celle d’hiver, cette perte de la lumière en d’inaccessibles tréfonds, tout ceci ne nous dit-il, en filigrane, le peu de réalité de Celle qui ne nous rencontre qu’à s’absenter elle-même, qu’à provoquer notre propre absentement de la Scène du Monde ? Nous questionnons et le fait de n’avoir nulle réponse nous incline à penser selon deux plans :

 

ou bien « Hallucinée » n’existe pas,

ou bien nous n’existons pas.

 

Peut-être sommes-nous la buée

d’une pensée d’un illisible Existant

qui nous tient sous le feu de

son irrémissible volonté ?

 

Nous questionnons !

  

 

   En exergue à cette fantaisie imaginaire, et afin de donner site, sinon à une explication (peut-on vraiment « expliquer » l’existence ?), seulement proposer une fuite métaphysique à cet article, nous dirons que la « pure immanence de soi » (titre de ce texte), veut dire « relation plurielle au Néant originaire » car, en définitive, lorsque nos interrogations tournent à vide selon un infernal cercle herméneutique, que nous reste-t-il à proposer, sinon cette ressource au Néant qui pourrait contenir en soi, par simple effet dialectique, quelques vues en direction de l’Être ?

 

Puisqu’aussi bien Être

et Néant sont le même.

Nul n’a pu saisir du Néant

Nul n’a pu saisir de l’Être

Seulement les intuitionner

Seulement les imaginer

 

Jamais on ne les rencontre,

toujours on les postule,

on les projette jouant de concert

la grande partition de cette étonnante

commedia dell’arte qui paraît être

leur terrain de jeu favori.

 

   Et puis, avant de nous séparer, une précision s’impose. Le Lecteur, la Lectrice n’auront nullement parcouru ces lignes sans prendre conscience de cette fluctuante nomination de Celle que nous avons placée sous la platine du microscope : 

 

« Elle-la-Distante »

« L’Éloignée »

« L’Infortunée »

« Égarée »

« Affligée »

« Hallucinée »

 

   Bien évidemment, au titre de cette continuelle redondance, vous aurez perçu en quoi l’exister de cette « Inconnue », sera troué, percuté de signes négatifs, poinçonné des plus tristes desseins qui se puissent concevoir. Était-il utile de noircir ainsi le trait, d’enfoncer le fer continûment dans la plaie, de jouer, en une certaine manière, avec l’affliction, avec la vacuité ? Notre patronyme, l’orient au titre duquel s’affirme notre identité, se dégage notre singularité, pourquoi le soumettre au feu itératif de nominations plurielles ? L’intentionnel de cette pluralité signifiante, bien loin d’être simple fantaisie, répond au souci d’extraire « Affligée » de sa propre subjectivité, de son ipséité, afin de nous la rendre universelle, embrassant en ceci, non seulement le Destin de Celle que nous observons, mais conférant à la totalité de l’Humanité souffrante cette lourdeur du pathos, cette inclination au tragique de toute considération pensante dès lors qu’elle s’applique à l’inéluctable, l’irrémissible voie en laquelle, dès le jour de notre  naissance nous empruntons la longue marche, clignant des paupières sous le jour intense de la Vérité :

 

nous ne pullulons qu’à l’aune

de notre disparition,

seule promesse auto-réalisatrice,

 seule parole performative

 dont l’effectivité

 

est réelle

 

plus que réelle.

 

 

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30 octobre 2024 3 30 /10 /octobre /2024 08:47
Vue comme en un rêve

***

Sais-tu combien il serait dommageable, à l’entièreté de Soi, de ne nullement inclure en son corps, aussi bien en son esprit, ces fluctuantes images, ces passées soudaines sitôt enfuies, ces brusques illuminations, ces surgissants feux de Bengale, ces braises vives bientôt éteintes, toutes ces grâces qui cernent nos fronts de Rêveurs de mille et de mille illusions, qui essaiment en nous ces nuées de réels prestiges, qui libèrent en nous les incroyables motifs de ces chimères.  Le jour durant, toutes ces faveurs nous portent, nous grisent, nous installent en cette aire de sublime vol hauturier, si bien qu’en descendre, par un effort de notre volonté, serait pure déchirure, retrait de Soi d’une bienveillante et lumineuse Arcadie. Parfois est-il nécessaire (mais ce n’est nulle aliénation) de demeurer en cette zone médiane, intermédiaire, manière de doux flottement, de fluctuation à peine visible, de cotonneuse présence,

 

une partie de Soi inscrite dans la raison consciente,

une autre partie confiée au rythme lent, imperceptible,

fuyant, de son territoire inconscient.

  

   Alors il s’agit là, au contraire du rêve totalement exclu du site de la conscience, d’un mixte de réel et d’irréel, état d’âme que pourrait bien symboliser notre condition lorsque, pris d’alcool ou sous la puissance d’une substance narcotique, nous touchons d’une main le mur compact du réel, alors que de l’autre, ce mur présente des lézardes, de souples cavités, des portions laineuses, de l’irréel donc, nous nous y adonnons avec confiance, identique au jeune enfant qui longe l’abîme et sautille de plaisir sans même en apercevoir le danger.  Notre total plaisir est alors entièrement contenu dans ce genre d’étourdissement, d’enivrement, de ravissement, tous prédicats qui conviennent à ces formes évanescentes, fluctuantes, toujours en recomposition de leur être.

  

    Mais, vois-tu, à défaut de poursuivre une réflexion abstraite qui ne pourrait que t’égarer, qu’il me soit permis de te raconter - je ne sais trop comment je dois nommer cet événement de l’aube, tout près du réveil : « rêve », « songe », « rêve éveillé », « méditation flottante », « rêverie ludique », « fantasme onirique », les qualificatifs pourraient ainsi être évoqués à l’infini -, te narrer donc l’histoire étonnante de ces architectures fragiles, de ces chairs nacrées, de ces modelés subtils, de ces tracés flous, de ces matrices toujours en recomposition de soi, elles me visitent fréquemment et me mettent en demeure, sinon d’en traduire immédiatement le chiffre, du moins de les appréhender, certes dans le doute, mais avec le secret espoir que leur lexique ne demeure, pour moi, pur hiéroglyphe.  

   Me voici donc sur le seuil d’une révélation, révélation de ce qui est autre qui toujours me questionne et, le plus souvent, me laisse dans un état de suspens dont je mets un temps infini à revenir.

 

Å revenir, mais à quoi ?

Mais à qui ?

 

Certes, revenir au Monde des choses

ordinaires, contingentes.

Certes revenir à Soi, mais est-on jamais

parti de ce Soi qui nous enchaîne

et le plus souvent nous aliène ?

 

   Rivé à Soi, c’est le centre, uniquement, qui fait sens alors que la périphérie, là où brille la multiple signification des choses, la périphérie donc fait mine de s’affaisser sous le poids de sa propre vacuité. Alors, Seul le Soi bourgeonne, seul le Soi entretient cette mince étincelle tout autour de laquelle il fait ses incessantes girations. Le Soi-satellite effectuant ses voltes autour du Soi-planète et les comètes tracent dans le ciel leur sillage d’argent qui reste inaperçu, le Soi trop occupé de Soi. Mais, en réalité, le Soi peut-il différer de qui-il-est, être Ceci, et, en même temps, être Cela ?  Cette interrogation est vertigineuse au motif que le Soi se mettant à différer de son essence est condamné à chuter lourdement dans un exister sans horizon qui promet de l’aveugler, de le confondre avec l’arbre, avec le rocher, avec la butte d’argile couchée sous la zébrure du ciel.

  

   Alors, que faut-il au Soi afin qu’il puisse se libérer de ses chaînes, que son cheminement se distingue du motif de la Nature, que sa progression se détache sur le fond opaque des Choses, que sa singulière avancée puisse le faire se délier des autres Présences existentielles ? Ceci, cet essai d’extraire son Soi du factuel, je te demande avec insistance de m’indiquer la voie du possible en lequel, se reconnaissant Soi jusqu’en sa totalité, son essence se donne enfin comme le bien le plus précieux, l’emblème le plus haut, l’esquisse la plus aboutie qu’il soit en mesure de présenter à l’énigmatique visage du Monde. Oui, car le Soi ne saurait être que la mesure d’un SENS porté à sa pointe la plus extrême, faute de quoi il ne pourrait même plus faire phénomène à ses propres yeux, rejoignant en ceci ce Néant dont, pour un temps, il a pu s’exonérer mais avec lequel il est en dette.

  

   Mais sans doute vas-tu penser que je me suis éloigné du sujet qui nous réunit, cette image tracée à la sanguine sur la plaine d’un mur, cette esquisse à peine venue à soi d’une forme féminine possiblement issue d’un songe. Non, c’est d’elle et uniquement d’elle que je t’entretiens depuis le début de notre conciliabule, dont je ne m’étonnerai guère qu’il te parût hors de propos, comme si, encore pris dans les allées d’un rêve, en sortir constituât une réelle épreuve, sinon un tangible danger. Méditant ceci, cette exclusion du songe avec tous les risques qui y sont attachés, tu seras plutôt dans le vrai. Mais il me faut recourir à un essai de description censé t’apporter quelque lumière. Il y a peu, je mentionnais « la mesure d’un SENS porté à sa pointe la plus extrême », et je reconnais combien cette formule prise au pied de la lettre peut te paraître alambiquée, sinon gratuite. Mais rendre à cette assertion son contenu exact, afin d’en « sauver le phénomène », voici en quoi va consister mon argumentation.

  

L’image et la signification que je lui attribue

 

   Le sol est noir, noir de Fumée, il ne profère rien, il se dissimule en son être bien plutôt en sa guise de « non-être », faudrait-il dire.

   Sur ce sol de nulle venue, un banc est posé, livré à son intime solitude. Il est banc et entièrement ceci, comme une impossibilité à sortir de sa nature de bois.

   Å gauche, le mur est d’un noir identique à celui du sol, sans doute sa non-profération se double-t-elle d’une identique non-profération, le cadre théorique d’une porte ne venant à la parution que sur le mode du retrait.

   Le mur de face est un vague badigeon blanc grossièrement exprimé, il laisse encore paraître cette nullité noire dont il paraît témoigner, comme si cette teinte de deuil altérait définitivement   sa prétention à éclore.

   Donc tout ici, sol, mur, porte, badigeon, tout exprime la quasi impossibilité de porter à l’être ce qui devrait faire sens pour nous, à savoir le lieu d’une chambre avec la nécessaire narration qui pourrait s’y inscrire. Nous dirons, à des fins de convention, que tous ces éléments symbolisent, a minima, l’exister en sa contingence, en sa pesante factualité. Nous n’avons nul pouvoir d’en changer le statut, nous ne pouvons que constater cette fermeture, cette léthargie, cette surdi-mutité qui les affectent et les réduisent à n’être que des caractères amorphes, des entités dévitalisées, de végétatives concrétudes si proches de l’occlusion du monde minéral.

  

   Jusqu’ici, nous n’avons nullement évoqué, sauf en une vague allusion, la présence de celle que je m’empresse de nommer « Sanguine » (le sang n’est-il cela même qui irrigue la vie ?), et il nous est demandé de l’amener à paraître dans une manière de félicité discrète, s’opposant en ceci à l’obscurité native du sol et du mur, à l’étroitesse formelle de la porte, à la posture têtue du banc. Car, ici, sans qu’il soit besoin d’insister, l’opposition est patente, la dialectique est vigoureuse qui place

 

dans l’ombre du non-sens

 toutes ces inapparences,

qui place dans la dynamique de la lumière

 cette Humaine Épiphanie

 

   porteuse, en Soi, des plus hautes valeurs qui puissent avoir cours, ici et là, sur la libre surface de la Terre. Nous ferons l’hypothèse que sol, banc, porte sont les projections de l’exister en sa réalité la plus évidente, alors que Sanguine sera la valeur onirique issue de l’imaginaire de quelque Rêveur.

   

   La nappe des cheveux s’écoule vers l’aval avec une sorte de rythme joyeux, chaque mèche disant à sa façon l’étrange beauté du Monde.

    Le front est large qui reçoit la douce effusion de la clarté, qui se fait l’écho des sublimes idées placées sous la margelle de peau.

   Les paupières sont pudiquement baissées en signe de méditation-contemplation, de retour sur Soi, manière d’approbation de qui-elle-est, « Sanguine » en cette manière d’éternité qui semble la visiter.

   Les yeux, on les devine tournés vers l’intérieur, occupés à l’inventaire heureux, limpide de Soi.

   Le nez est droit, pareil au signe d’une vérité.

   Le bras droit accueille l’offrande du visage, cette dimension de pure transcendance dont, nous les Humains, devons faire le lieu d’une exception en même temps que d’un étonnement, donc d’une interrogation philosophique.

   La bouche est doucement close sur le délicieux fruit du langage, abritant quelque secret.   

  

   Ce sont, à l’évidence, ces cheveux, ces yeux, ce nez, des formes sensibles reflétant, selon le paradigme platonicien, les Formes Intelligibles dont elles ne sont que les participants, ici et maintenant, sous cette lumière, sous ce jour, en cette heure. Les Formes Intelligibles sont grosses de leurs participants, cette pluralité du Sensible qui se décline sous les espèces des choses diverses, du peuple menu de présences presque invisibles, de la prolifération du vivant, du cheminement polychrome des Existants, de la densité sans pareille du chiffre illimité des phénomènes, ils nous inondent de leurs toujours renouvelées esquisses. Oui, je te le dis, il en est ainsi du destin des Formes Immuables, éternelles, fixes, d’être traversées (nous n’en sommes jamais conscients, nous les pensons définitivement clouées à même leur nature), donc d’être le lieu de renouvellement infini

 

de multiples mouvements,

de mutations de lignes flexueuses,

de pullulation de linéaments,

 

   leur revers expliquent leur endroit au motif du nécessaire principe de contradiction. Rien ne saurait s’élever de Soi qui ne jouxterait que le néant.

 

Il faut toujours une confrontation,

l’instauration d’une polémique :

le Noir opposé au Blanc ;

l’Esprit à la Matière ;

le Chaos au Cosmos,

la Forme à l’Informe

 

   Faute de tension interne, de puissances cachées, ces manifestations, telle une Babel d’argile soumise à l’érosion de la pluie, ces étonnantes parutions s’effondreraient sous leur propre poids, abandonnant leur être à même sa native irrésolution, sa faiblesse originelle.

   J’en conviens, que mon exposé des soi-disant motifs inclus en cette image te paraisse flou, sans relation réelle avec ce qui s’y manifeste, à l’évidence dans la simplicité, je suis alors conscient de ton nécessaire égarement. Parfois la distance est grande qui sépare la vision d’une chose de son interprétation. C’est la dimension singulière, particulière, infiniment subjective des ressentis, des émotions, des conceptions qui en détermine la forme, l’aspect, le visage à nul autre pareil.

  

Tu le sais, je crois, rien ne me fascine davantage

 

que cet invisible qui se glisse

 sous le visible,

que cet inaudible qui végète

 sous la parole,

que cet insaisi qui reflue

 sous le geste de toute saisie

 

   Ne s’enquerrait-on que du réel en sa massive venue et, ayant tôt fait le tour des choses, nous demeurerions en une sorte d’hébétude semblable à celle qui affecte le Savant dont les cornues ne lui délivrent plus ni secret chimique, ni formule alchimique alambiquée, cela même qui le porte en dehors de lui vers cet énigmatique Univers dont il ne cesse de sonder l’éternel mystère.

  

   Nul n’est plus heureux que le Chercheur d’or, logé à la pointe de son désir, c’est lui, ce désir rougeoyant qui le fait aller de l’avant, qui lui fait prendre tous les risques insensés.  Je crois que je suis de la même étoffe : apercevant ce filon doré en son mystérieux trajet parmi la touffeur de la glaise, c’est toute ma personne, aimantée, magnétisée, électrisée, qui se lance à la poursuite du précieux métal. Sans doute les Naïfs croiront-ils que seule la possession de la précieuse pépite pourrait combler mes souhaits, saturer la totalité de mon désir. Combien ils se trompent et tu me connais assez pour savoir qu’ils font fausse route.

 

Non, ce n’est pas le métal qui m’attire,

bien plutôt son aura, son étincellement,

son rayonnement, sa réverbération, sa radiation

 

   Certes, tu auras sans doute compris combien les exemples que je cite sont chargés de symboles, c’est-à-dire investis du sens le plus complet qui se puisse imaginer.

 

Si je dis : « perle », « trésor »,

« joyau », « chrysocale »,

« louis », « pépite »,

je ne dis que ce qui fait phénomène,

m’apparaît, vient à moi,

le plus souvent dans l’illusion, la tromperie,

disant ceci, j’énonce le Sensible

en sa matérielle présence,

son indubitable effectuation

   

Et maintenant, si je dis à nouveau :

« aura », « étincellement »,

« rayonnement », « réverbération »,

« radiation », tu auras compris

que j’ai changé de plan, que,

de la matière sensible

j’ai gagné les hauteurs

de l’Intelligible,

 

qu’il ne s’agit plus de préhension par

l’intermédiaire des cinq sens, mais

 

de pure intuition intellectuelle,

de pur exercice du concept,

de libre venue de l’imaginaire,

de diffusion à l’infini de l’éther du songe,

d’efflorescence des dentelles du rêve

 

   Oui, c’est ceci qui me tient lieu de recherche. Le réel, je le fais tourner, tourbillonner au creux de la batée, mais je ne m’arrête nullement à ces multiples paillettes, seulement à l’éblouissement qu’elles font naître en moi.  Oui, tu t’en doutes, je préfère le ravissement, l’étourdissement, le saisissement aux certitudes bien trop ancrées dans les rouages d’un réel le plus souvent lourd à porter. D’une façon totalement théorique (étymologiquement « contemplative »), fixant mon attention sur cette image, ce ne sont ni le sol, ni les murs, ni le banc, ni la porte qui retiennent mon attention mais la représentation de cette irréelle présence, cette douce suggestion plutôt qu’une insistante affirmation, ce susurrement plutôt que ces clameurs, ce scintillement au large des yeux, plutôt que cette évidence en pleine lumière qui ne laisse plus rien au hasard, qui, en un seul mot, clôture la totalité d’un sens que nous ne pouvons plus aménager puisque son affirmation immédiate nous prive de toute liberté à son égard.

 

Seul l’Intelligible nous rend libres.

Seul le Sensible nous aliène

à sa trop visible présence

  

 

   Vois-tu, et je crois que tu ne seras guère étonnée,

je ne fais que suivre la pente de mon irréfragable Destin,

je ne fais que remonter à la source de mes affinités,

je ne fais que donner droit à l’immense mesure

de mes thématiques obsessions, essai,

toujours, de percevoir l’Idée,

de faire bon ménage avec l’Imaginaire,

de privilégier le culte de la Rêverie,

de faire apparaître, en lieu et place

de la matière sourde et têtue,

cette belle pierre philosophale qui se nomme concept

et nous emporte loin de nos préoccupations ordinaires,

enfin de réduire, autant que faire se peut,

le tangible, le consistant, le résistant,

ce qui, en un mot, nous prive de notre liberté,

 de leur opposer cette arche immense de l’Idéal

au gré de laquelle, seule une lumière puisse se lever,

le Soleil nous faire don

de son immense prodigalité.  

 

   Tu le sais, ici au milieu des pierres blanches de mon Causse,

je ne tiens debout qu’à me situer au sein de cette écaille de blancheur

que je pourrais dire « immaculée »,

tout ce qui gravite autour est pure illusion !

 

   Avec le souvenir de l’Amitié.

 

 

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30 octobre 2024 3 30 /10 /octobre /2024 08:40
 Vue comme en un rêve

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

[Quelques notes sur la mise en page de ce texte,

mais aussi de bien d’autres.

 

   Ceux, Celles qui fréquentent mes écrits n’auront pas été sans remarquer que la composition de ces derniers fait le plus souvent intervenir des retraits, des retours à la ligne, des espaces entre les signes, des parties modelées sur le mode du poème, des accentuations graphiques jouant sur l’emploi de polices variées. En la matière je ne pointe nullement en direction de fragments dont certains seraient « poétiques », d’autres relevant de la simple « prose ». Non, cette relation de la forme et du fond, c’est ici le moteur principal, a pour but essentiel de créer des plans conceptuels nettement différenciés, de faire paraître des oppositions de sens, de souligner des reprises anaphoriques signifiantes, de mettre en exergue des notions dont je pense qu’elles sont essentielles à une meilleure compréhension des thèmes abordés.

  

   Autrement dit, bien plutôt que de constituer un parti-pris « esthétique », ces artefacts sont à considérer comme la nécessaire alternance de vérités relatives (les passages en prose courante) et de vérités qui ne se voudraient nullement absolues, uniquement essai de renforcer, de souligner ce qui, selon moi, dans le réel de l’écriture, mérite d’être porté à une plus évidente considération, dimension idéelle sans laquelle la mise en écriture ne proposerait que l’aspect d’une plaine monotone, rien ne s’enlevant, (colline, ligne directrice d’un plateau, rythme d’arbres, falaises, puisque le recours à la métaphore se donne comme inévitable), rien donc ne se détachant à l’aune d’une vision linéaire, monochrome des choses. Tout ce qui fait saillie, tout ce qui sort de l’ombre, tout ce qui fait Forme, voici, à mon sens, ce qui revêt la guise d’une immédiate satisfaction, car comprendre c’est vivre selon des nervures, des racines, des rhizomes qui nous disent le lieu de notre Être.]

 

**

    Sais-tu combien il serait dommageable, à l’entièreté de Soi, de ne nullement inclure en son corps, aussi bien en son esprit, ces fluctuantes images, ces passées soudaines sitôt enfuies, ces brusques illuminations, ces surgissants feux de Bengale, ces braises vives bientôt éteintes, toutes ces grâces qui cernent nos fronts de Rêveurs de mille et de mille illusions, qui essaiment en nous ces nuées de réels prestiges, qui libèrent en nous les incroyables motifs de ces chimères.  Le jour durant, toutes ces faveurs nous portent, nous grisent, nous installent en cette aire de sublime vol hauturier, si bien qu’en descendre, par un effort de notre volonté, serait pure déchirure, retrait de Soi d’une bienveillante et lumineuse Arcadie. Parfois est-il nécessaire (mais ce n’est nulle aliénation) de demeurer en cette zone médiane, intermédiaire, manière de doux flottement, de fluctuation à peine visible, de cotonneuse présence,

 

une partie de Soi inscrite dans la raison consciente,

une autre partie confiée au rythme lent, imperceptible,

fuyant, de son territoire inconscient.

  

   Alors il s’agit là, au contraire du rêve totalement exclu du site de la conscience, d’un mixte de réel et d’irréel, état d’âme que pourrait bien symboliser notre condition lorsque, pris d’alcool ou sous la puissance d’une substance narcotique, nous touchons d’une main le mur compact du réel, alors que de l’autre, ce mur présente des lézardes, de souples cavités, des portions laineuses, de l’irréel donc, nous nous y adonnons avec confiance, identique au jeune enfant qui longe l’abîme et sautille de plaisir sans même en apercevoir le danger.  Notre total plaisir est alors entièrement contenu dans ce genre d’étourdissement, d’enivrement, de ravissement, tous prédicats qui conviennent à ces formes évanescentes, fluctuantes, toujours en recomposition de leur être.

  

    Mais, vois-tu, à défaut de poursuivre une réflexion abstraite qui ne pourrait que t’égarer, qu’il me soit permis de te raconter - je ne sais trop comment je dois nommer cet événement de l’aube, tout près du réveil : « rêve », « songe », « rêve éveillé », « méditation flottante », « rêverie ludique », « fantasme onirique », les qualificatifs pourraient ainsi être évoqués à l’infini -, te narrer donc l’histoire étonnante de ces architectures fragiles, de ces chairs nacrées, de ces modelés subtils, de ces tracés flous, de ces matrices toujours en recomposition de soi, elles me visitent fréquemment et me mettent en demeure, sinon d’en traduire immédiatement le chiffre, du moins de les appréhender, certes dans le doute, mais avec le secret espoir que leur lexique ne demeure, pour moi, pur hiéroglyphe.  

   Me voici donc sur le seuil d’une révélation, révélation de ce qui est autre qui toujours me questionne et, le plus souvent, me laisse dans un état de suspens dont je mets un temps infini à revenir.

 

Å revenir, mais à quoi ?

Mais à qui ?

 

Certes, revenir au Monde des choses

ordinaires, contingentes.

Certes revenir à Soi, mais est-on jamais

parti de ce Soi qui nous enchaîne

et le plus souvent nous aliène ?

 

   Rivé à Soi, c’est le centre, uniquement, qui fait sens alors que la périphérie, là où brille la multiple signification des choses, la périphérie donc fait mine de s’affaisser sous le poids de sa propre vacuité. Alors, Seul le Soi bourgeonne, seul le Soi entretient cette mince étincelle tout autour de laquelle il fait ses incessantes girations. Le Soi-satellite effectuant ses voltes autour du Soi-planète et les comètes tracent dans le ciel leur sillage d’argent qui reste inaperçu, le Soi trop occupé de Soi. Mais, en réalité, le Soi peut-il différer de qui-il-est, être Ceci, et, en même temps, être Cela ?  Cette interrogation est vertigineuse au motif que le Soi se mettant à différer de son essence est condamné à chuter lourdement dans un exister sans horizon qui promet de l’aveugler, de le confondre avec l’arbre, avec le rocher, avec la butte d’argile couchée sous la zébrure du ciel.

  

   Alors, que faut-il au Soi afin qu’il puisse se libérer de ses chaînes, que son cheminement se distingue du motif de la Nature, que sa progression se détache sur le fond opaque des Choses, que sa singulière avancée puisse le faire se délier des autres Présences existentielles ? Ceci, cet essai d’extraire son Soi du factuel, je te demande avec insistance de m’indiquer la voie du possible en lequel, se reconnaissant Soi jusqu’en sa totalité, son essence se donne enfin comme le bien le plus précieux, l’emblème le plus haut, l’esquisse la plus aboutie qu’il soit en mesure de présenter à l’énigmatique visage du Monde. Oui, car le Soi ne saurait être que la mesure d’un SENS porté à sa pointe la plus extrême, faute de quoi il ne pourrait même plus faire phénomène à ses propres yeux, rejoignant en ceci ce Néant dont, pour un temps, il a pu s’exonérer mais avec lequel il est en dette.

  

   Mais sans doute vas-tu penser que je me suis éloigné du sujet qui nous réunit, cette image tracée à la sanguine sur la plaine d’un mur, cette esquisse à peine venue à soi d’une forme féminine possiblement issue d’un songe. Non, c’est d’elle et uniquement d’elle que je t’entretiens depuis le début de notre conciliabule, dont je ne m’étonnerai guère qu’il te parût hors de propos, comme si, encore pris dans les allées d’un rêve, en sortir constituât une réelle épreuve, sinon un tangible danger. Méditant ceci, cette exclusion du songe avec tous les risques qui y sont attachés, tu seras plutôt dans le vrai. Mais il me faut recourir à un essai de description censé t’apporter quelque lumière. Il y a peu, je mentionnais « la mesure d’un SENS porté à sa pointe la plus extrême », et je reconnais combien cette formule prise au pied de la lettre peut te paraître alambiquée, sinon gratuite. Mais rendre à cette assertion son contenu exact, afin d’en « sauver le phénomène », voici en quoi va consister mon argumentation.

  

L’image et la signification que je lui attribue

 

   Le sol est noir, noir de Fumée, il ne profère rien, il se dissimule en son être bien plutôt en sa guise de « non-être », faudrait-il dire.

   Sur ce sol de nulle venue, un banc est posé, livré à son intime solitude. Il est banc et entièrement ceci, comme une impossibilité à sortir de sa nature de bois.

   Å gauche, le mur est d’un noir identique à celui du sol, sans doute sa non-profération se double-t-elle d’une identique non-profération, le cadre théorique d’une porte ne venant à la parution que sur le mode du retrait.

   Le mur de face est un vague badigeon blanc grossièrement exprimé, il laisse encore paraître cette nullité noire dont il paraît témoigner, comme si cette teinte de deuil altérait définitivement   sa prétention à éclore.

   Donc tout ici, sol, mur, porte, badigeon, tout exprime la quasi impossibilité de porter à l’être ce qui devrait faire sens pour nous, à savoir le lieu d’une chambre avec la nécessaire narration qui pourrait s’y inscrire. Nous dirons, à des fins de convention, que tous ces éléments symbolisent, a minima, l’exister en sa contingence, en sa pesante factualité. Nous n’avons nul pouvoir d’en changer le statut, nous ne pouvons que constater cette fermeture, cette léthargie, cette surdi-mutité qui les affectent et les réduisent à n’être que des caractères amorphes, des entités dévitalisées, de végétatives concrétudes si proches de l’occlusion du monde minéral.

  

   Jusqu’ici, nous n’avons nullement évoqué, sauf en une vague allusion, la présence de celle que je m’empresse de nommer « Sanguine » (le sang n’est-il cela même qui irrigue la vie ?), et il nous est demandé de l’amener à paraître dans une manière de félicité discrète, s’opposant en ceci à l’obscurité native du sol et du mur, à l’étroitesse formelle de la porte, à la posture têtue du banc. Car, ici, sans qu’il soit besoin d’insister, l’opposition est patente, la dialectique est vigoureuse qui place

 

dans l’ombre du non-sens

 toutes ces inapparences,

qui place dans la dynamique de la lumière

 cette Humaine Épiphanie

 

   porteuse, en Soi, des plus hautes valeurs qui puissent avoir cours, ici et là, sur la libre surface de la Terre. Nous ferons l’hypothèse que sol, banc, porte sont les projections de l’exister en sa réalité la plus évidente, alors que Sanguine sera la valeur onirique issue de l’imaginaire de quelque Rêveur.

   

   La nappe des cheveux s’écoule vers l’aval avec une sorte de rythme joyeux, chaque mèche disant à sa façon l’étrange beauté du Monde.

    Le front est large qui reçoit la douce effusion de la clarté, qui se fait l’écho des sublimes idées placées sous la margelle de peau.

   Les paupières sont pudiquement baissées en signe de méditation-contemplation, de retour sur Soi, manière d’approbation de qui-elle-est, « Sanguine » en cette manière d’éternité qui semble la visiter.

   Les yeux, on les devine tournés vers l’intérieur, occupés à l’inventaire heureux, limpide de Soi.

   Le nez est droit, pareil au signe d’une vérité.

   Le bras droit accueille l’offrande du visage, cette dimension de pure transcendance dont, nous les Humains, devons faire le lieu d’une exception en même temps que d’un étonnement, donc d’une interrogation philosophique.

   La bouche est doucement close sur le délicieux fruit du langage, abritant quelque secret.   

  

   Ce sont, à l’évidence, ces cheveux, ces yeux, ce nez, des formes sensibles reflétant, selon le paradigme platonicien, les Formes Intelligibles dont elles ne sont que les participants, ici et maintenant, sous cette lumière, sous ce jour, en cette heure. Les Formes Intelligibles sont grosses de leurs participants, cette pluralité du Sensible qui se décline sous les espèces des choses diverses, du peuple menu de présences presque invisibles, de la prolifération du vivant, du cheminement polychrome des Existants, de la densité sans pareille du chiffre illimité des phénomènes, ils nous inondent de leurs toujours renouvelées esquisses. Oui, je te le dis, il en est ainsi du destin des Formes Immuables, éternelles, fixes, d’être traversées (nous n’en sommes jamais conscients, nous les pensons définitivement clouées à même leur nature), donc d’être le lieu de renouvellement infini

 

de multiples mouvements,

de mutations de lignes flexueuses,

de pullulation de linéaments,

 

   leur revers expliquent leur endroit au motif du nécessaire principe de contradiction. Rien ne saurait s’élever de Soi qui ne jouxterait que le néant.

 

Il faut toujours une confrontation,

l’instauration d’une polémique :

le Noir opposé au Blanc ;

l’Esprit à la Matière ;

le Chaos au Cosmos,

la Forme à l’Informe

 

   Faute de tension interne, de puissances cachées, ces manifestations, telle une Babel d’argile soumise à l’érosion de la pluie, ces étonnantes parutions s’effondreraient sous leur propre poids, abandonnant leur être à même sa native irrésolution, sa faiblesse originelle.

   J’en conviens, que mon exposé des soi-disant motifs inclus en cette image te paraisse flou, sans relation réelle avec ce qui s’y manifeste, à l’évidence dans la simplicité, je suis alors conscient de ton nécessaire égarement. Parfois la distance est grande qui sépare la vision d’une chose de son interprétation. C’est la dimension singulière, particulière, infiniment subjective des ressentis, des émotions, des conceptions qui en détermine la forme, l’aspect, le visage à nul autre pareil.

  

Tu le sais, je crois, rien ne me fascine davantage

 

que cet invisible qui se glisse

 sous le visible,

que cet inaudible qui végète

 sous la parole,

que cet insaisi qui reflue

 sous le geste de toute saisie

 

   Ne s’enquerrait-on que du réel en sa massive venue et, ayant tôt fait le tour des choses, nous demeurerions en une sorte d’hébétude semblable à celle qui affecte le Savant dont les cornues ne lui délivrent plus ni secret chimique, ni formule alchimique alambiquée, cela même qui le porte en dehors de lui vers cet énigmatique Univers dont il ne cesse de sonder l’éternel mystère.

  

   Nul n’est plus heureux que le Chercheur d’or, logé à la pointe de son désir, c’est lui, ce désir rougeoyant qui le fait aller de l’avant, qui lui fait prendre tous les risques insensés.  Je crois que je suis de la même étoffe : apercevant ce filon doré en son mystérieux trajet parmi la touffeur de la glaise, c’est toute ma personne, aimantée, magnétisée, électrisée, qui se lance à la poursuite du précieux métal. Sans doute les Naïfs croiront-ils que seule la possession de la précieuse pépite pourrait combler mes souhaits, saturer la totalité de mon désir. Combien ils se trompent et tu me connais assez pour savoir qu’ils font fausse route.

 

Non, ce n’est pas le métal qui m’attire,

bien plutôt son aura, son étincellement,

son rayonnement, sa réverbération, sa radiation

 

   Certes, tu auras sans doute compris combien les exemples que je cite sont chargés de symboles, c’est-à-dire investis du sens le plus complet qui se puisse imaginer.

 

Si je dis : « perle », « trésor »,

« joyau », « chrysocale »,

« louis », « pépite »,

je ne dis que ce qui fait phénomène,

m’apparaît, vient à moi,

le plus souvent dans l’illusion, la tromperie,

disant ceci, j’énonce le Sensible

en sa matérielle présence,

son indubitable effectuation

   

Et maintenant, si je dis à nouveau :

« aura », « étincellement »,

« rayonnement », « réverbération »,

« radiation », tu auras compris

que j’ai changé de plan, que,

de la matière sensible

j’ai gagné les hauteurs

de l’Intelligible,

 

qu’il ne s’agit plus de préhension par

l’intermédiaire des cinq sens, mais

 

de pure intuition intellectuelle,

de pur exercice du concept,

de libre venue de l’imaginaire,

de diffusion à l’infini de l’éther du songe,

d’efflorescence des dentelles du rêve

 

   Oui, c’est ceci qui me tient lieu de recherche. Le réel, je le fais tourner, tourbillonner au creux de la batée, mais je ne m’arrête nullement à ces multiples paillettes, seulement à l’éblouissement qu’elles font naître en moi.  Oui, tu t’en doutes, je préfère le ravissement, l’étourdissement, le saisissement aux certitudes bien trop ancrées dans les rouages d’un réel le plus souvent lourd à porter. D’une façon totalement théorique (étymologiquement « contemplative »), fixant mon attention sur cette image, ce ne sont ni le sol, ni les murs, ni le banc, ni la porte qui retiennent mon attention mais la représentation de cette irréelle présence, cette douce suggestion plutôt qu’une insistante affirmation, ce susurrement plutôt que ces clameurs, ce scintillement au large des yeux, plutôt que cette évidence en pleine lumière qui ne laisse plus rien au hasard, qui, en un seul mot, clôture la totalité d’un sens que nous ne pouvons plus aménager puisque son affirmation immédiate nous prive de toute liberté à son égard.

 

Seul l’Intelligible nous rend libres.

Seul le Sensible nous aliène

à sa trop visible présence

  

 

   Vois-tu, et je crois que tu ne seras guère étonnée,

je ne fais que suivre la pente de mon irréfragable Destin,

je ne fais que remonter à la source de mes affinités,

je ne fais que donner droit à l’immense mesure

de mes thématiques obsessions, essai,

toujours, de percevoir l’Idée,

de faire bon ménage avec l’Imaginaire,

de privilégier le culte de la Rêverie,

de faire apparaître, en lieu et place

de la matière sourde et têtue,

cette belle pierre philosophale qui se nomme concept

et nous emporte loin de nos préoccupations ordinaires,

enfin de réduire, autant que faire se peut,

le tangible, le consistant, le résistant,

ce qui, en un mot, nous prive de notre liberté,

 de leur opposer cette arche immense de l’Idéal

au gré de laquelle, seule une lumière puisse se lever,

le Soleil nous faire don

de son immense prodigalité.  

 

   Tu le sais, ici au milieu des pierres blanches de mon Causse,

je ne tiens debout qu’à me situer au sein de cette écaille de blancheur

que je pourrais dire « immaculée »,

tout ce qui gravite autour est pure illusion !

 

   Avec le souvenir de l’Amitié.

 

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22 octobre 2024 2 22 /10 /octobre /2024 07:29
L’exister à l’épreuve du possible

« Murs »

avec Lilith

 

©️Judith in den Bosch

 

***

 

   Parfois, certaines images du réel sont si puissantes, si déroutantes, qu’il faut un temps d’adaptation après les avoir vues pour réaliser la nature du motif qui en traverse la matière noire, blanche, grise, étonnement déjà que cette tripartition de ceci même qui vient à nous selon trois notes fondamentales, pas une de plus. Comme si se disait, dans cette étroite monochromie (au moins s’en approche-t-elle), le lexique restreint, exigu de la condition humaine, lorsqu’affrontée à sa mesure la plus tragique, elle ne sonne plus que dans un étrange tintement qui pourrait bien s’éteindre sous le premier vent, la première rumeur montant de la plaine monotone d’un étang. Est-ce pour ceci, manifester l’exiguïté d’une vie, que la Photographe a intitulé son œuvre « Murs », ce mot semblable au claquement d’un fouet, au raclement d’un fer sur le pavé ?  Il assène sa propre vérité et se retire en sa mutique réserve.  Et comment ne nullement entendre, derrière « murs », d’autres mots jouant en écho, en approfondissant l’immédiate portée, par exemple « noiR », par exemple « peuR », par exemple « ameR », ce registre du Risque du Réel, cette aRticulation fRicative uvulaiRe, signe de sa Rageante Rugosité ?  Certes ce jeu purement phonétique peut vous paraître surfait, dépassant de loin ce que des mots ne sauraient dire à l’aune de leur naturelle modestie. Seulement, je crois qu’il s’agit de ceci, aucun langage n’est gratuit, aucune présence du mot n’est le choix d’une simple fantaisie.

  

    Toujours le sens excède la lettre, toujours une aura détoure l’intention signifiante. Pour cette simple raison « Murs » fait, à l’évidence, signe sur ses entours : intérieur appelant extérieur ; geôle appelant le site libre alentour. En quelque sorte « murs », plus que murs, cette situation, ici, de « Captive » se déportant, symboliquement, en direction de la citadelle de Jéricho s’effondrant sous le poids de l’Histoire, sous le destin nécessairement polémique des Peuples du Monde.

 

Comme si « Captive »,

en sa situation brisée,

en sa situation d’ultime détresse,

portait en elle, au sein

même de sa chair,

 ces errances mortelles,

ces luttes intestines,

ces joutes immémoriales

qui ne sont jamais que

les sombres prédictions

d’une finitude inscrite

à même les yeux,

les mains des Existants.

  

   Les yeux veulent voir mais leur vue est brouillée et limitée. Les mains veulent toucher, mais leurs doigts sont gourds d’avoir voulu saisir et, seul le vide, est leur hôte fuyant. Tels les murs de Jéricho s’effondrant sous les coups de boutoir des Conquérants, « Captive » eût été libérée de sa geôle si la puissance de ses mains avait été telle que la pierre se fût comme dissoute sous la vive impulsion, sous la volonté sans faille, sous la détermination inflexible de se porter au jour sans retrait, sans dissimulation, genre d’éclat de venue à Soi, de brillance et d’étincellement à partir de son être en sa totalité. Mais voici, le réel résiste, c’est même son essence la plus effective. Mais voici, « Séquestrée » paraît clouée par son propre destin à demeurer ici, visage tout contre les briques, mains plaquées à l’entêtement de cette matière dont nulle énergie ne semblerait pouvoir venir à bout.

  

   « Captive », vous ne me voyez ni ne m’entendez, mais ceci n’a guère d’importance. M’adressant à vous, je crois bien, en réalité, ne faire qu’entretenir un soliloque, façon totalement autiste de décréter toute Altérité comme ma possession propre. Vraiment, je ne sais si, en dehors de mon regard, vous existez, si vous n’êtes simplement les voiles flous d’un rêve. Devant vous, cette obstination, ce refus qui vous sont manifestés de ne vous accorder nul espace : privation intolérable d’une liberté que vous ne pouvez que chérir. Mais qui donc, sur Terre, pourrait consentir à cette « servitude volontaire » ? Pas même un Ascète. Pas même un Anachorète retiré tout au fond de sa grotte. Certes, si je me limitais à une interprétation strictement symbolique de l’image dont vous êtes le centre, je pourrais affirmer que la position respective de vos deux mains représenterait une manière d’espoir. La main gauche, celle qui est au passé, engluée dans le noir, semble vous retenir prisonnière, alors que votre main droite, frappée de clarté, semble promise au plus lumineux des avenirs.

  

   Oui, mais je crois que ceci est une illusion, que mon point de vue manque de profondeur à se limiter à cette prise en compte symbolique. Votre existence (mais s’agit-il encore de cela ?), me paraît bien plus se situer dans les mailles étroites d’une métaphysique, un genre de hors-lieu où ne sembleraient flotter que les tulles du doute, où ne s’agiteraient que d’inutiles rideaux vacillant dans l’ombre d’une scène déserté par le jeu des Acteurs. Vous observant de loin, je ne peux que prendre acte de votre détresse, m’identifier en quelque sorte à cette lumière aurorale, crépusculaire, à cette intersection d’un temps sans avenir (votre reflet), dont le clair-obscur constitue l’emblème le plus évident.  Le jeu alterné du Noir et du Blanc est sans doute la juste mesure dialectique d’une déchirure surgissant en vous à votre corps défendant. En réalité, vous semblez n’être, « Prisonnière », qu’une relation d’incertitude au Monde, un genre de feu follet vacillant à l’orée des choses, comme si votre exister se confrontait, nuit et jour, à l’épreuve d’un possible qui vous échapperait, vous réduirait à néant. Certes votre corps témoigne de quelques zones de clarté (de zones signifiantes, si vous voulez), main droite pareille à une griffe claire adossée à la lame résistante de la paroi, épaule gauche et omoplate proférant un faible lexique, il ne s’imprime guère qu’à contre-jour de la détresse effusive de l’Ombre.

   Vous ne serez pas sans remarquer l’O Majuscule à l’initiale du mot « Ombre ». Ici veut s’affirmer l’essentialité d’une ténèbre, laquelle, provenant de votre origine,

 

origine de nul mot,

origine de nul son,

origine de nul bouger,

 

cette Ombre donc vous est consubstantielle, vous ne pouvez lui échapper, elle tapisse l’antre sombre de votre corps, elle glace les lents motifs d’un esprit non encore séparé de sa source. Vous ne vous appartenez que par défaut, vous n’êtes que cette image tressautant des anciennes lanternes magiques, les personnages projetés sur la toile blanche étaient fantomatiques, effigies sépulcrales bien plus qu’effectivités déposées au plein de la concrétude du Monde.

  

   Assurément, comme si vous étiez placée, très chère « Illusion » sous la platine d’un microscope, vous disséquant à l’envi, il me plaisait de vous faire apparaître de la manière qui conviendrait le mieux au régime capricieux de ma fantaisie. Mais sachez-le, vous la « Virtuelle-Présence », vous exposant au scalpel de mon esprit, je ne fais que procéder, intimement, à mon propre dépouillement, je ne donne acte qu’à mon foncier dénuement. Car, voyez-vous, dévêtant l’Autre (cette nécessaire mesure de Soi), l’on ne concourt qu’à se trouver nu au milieu d’un vaste champ de désolation. Sans doute s’agit-il ici d’une complainte à deux voix dont seule celle de l’Officiant extérieur se rend audible alors que son thème adverse, Vous, se perd dans les mystérieuses délibérations du continent métaphysique.

  

   Figée telle que vous l’êtes à ce qui limite votre liberté, vous fixant avec le plus grand intérêt qu’il me soit donné de manifester, vous clouant à votre Destin, j’opère un genre de réduction de qui-vous-êtes, j’ôte de votre étrange parution toute prétention de figuration sur le mode physique, matériel, incarné, et c’est bien la dimension du « méta » qui s’offre à moi, la bizarre mais très éprouvante altitude

 

de « l’au-delà »

de « l’à côté de »,

 de  « l’entre »,

 

   de tout ce qui, tout autour de vous, dessine cette étonnante aura, cet indicible, cet incompréhensible, cet insaisissable, cet indéterminé qui, d’une façon paradoxale sont bien Vous-plus-que-Vous au motif que ce sont ces inaperçus, ces innommés, ces inintelligibles, ces flexueuses disparitions qui constituent votre fondement originaire car le physique n’est jamais que de surcroît, un signal qui clignote, un sémaphore agitant compulsivement ses bras, un phare qui papillote et cherche fébrilement à trouver, dans les travées mêmes de l’obscur, cette esquisse spectrale, ce palpitant archétype dont, ici et maintenant, vous êtes le troublant reflet, simple esquisse fuyante, tremblante figure dont, ici et maintenant, vous êtes la sombre révélation.

 

Å peine un faible halo,

une irisée nitescence,

une rapide moirure se dissolvant

 dans les boucles complexes,

le bourgeonnement pluriel,

les ocelles cristallins du temps.

Temps, oui, à peine nommé,

déjà enfui !

 

   « L’exister à l’épreuve du possible », c’est ceci même pour vous, tourner le dos à vos possibles Ennemis, les Autres, les Choses, le Monde, vous donner selon votre revers, descendre en vous au plus profond d’un gouffre obscur, y déposer vos angoisses, vos peurs, vos doutes, du moins croyez-vous, magiquement, à leur dissolution. Puis « le possible » se donne sous le mouvement lent de la remontée au jour, abandon de cette nuit tapissée de suie qui vous oppresse, vous réduit à n’être que le nimbe de vous-même, cette inconsistance douloureuse, cette peine infligée au peuple de votre chair.  

   Cependant la sortie dans la carté, bien plutôt que d’être douce lustration de votre corps, active catharsis de votre esprit, votre passage, votre irruption en plein réel sont pure hallucination si bien que, vous agrippant à ce mur blanc (le nul en sa venue sinistrement existentielle), non seulement vous ne saisissez rien de ce qui est hors de vous, mais, pire, c’est de vous que vous êtes en deuil, sur le bord d’une détresse qui semble n’avoir d’égale que la mort elle-même. Pourtant, croyez-le, si d’éventuels Amants se postaient à l’embrasure de la scène que vous offrez, je ne doute guère qu’ils seraient, sur-le-champ,

 

Êtres de pur désir,

Êtres dont la fougue

amoureuse

vous métamorphoserait en

cet envol hauturier

 dont vous seriez

l’effigie la plus rayonnante

qui soit.

 

Alors rayonnez !

Alors aimez !

Alors Soyez !

 

 

 

 

 

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