Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 juin 2025 7 22 /06 /juin /2025 17:22

 

L'expédition du Club des 6.

 

 cd


 

Source : Atelier Mascarade.

 

 

 

   J'avais à peine raccroché le téléphone, voilà l'Antoine qui se pointe. Et derrière les oreilles d'Antoine, devinez... Non, pas la bande à Bonnot, ni les Compagnons de la chanson; juste les Aubergines, sauf qu'il en manque une, même c'est Pittacci à première vue. On fait un sort à nos cassoulets, à nos bouteilles d'Artaban - Bellonte avait été prévoyant et même Calestrel avait apporté du vin de messe doux comme les cuisses du Petit Jésus -, et on part vers l'inconnu. L'éclaireur de pointe, c'est Garcin, comme dans les Aurès, puis Sarias qu'est presque en habit de lumière avec la robe de chambre en soie qu'il a enfilée sur son pyjama; puis Simonet avec un guide de voyage sous le bras; puis Bellonte avec sa jovialité qu'a un peu fondu; puis "Ma Pomme" avec le billet de sa Conjugale plié comme un ticket de Loto et enfin, Calestrel qui ferme la marche avec son air de croque-mort qui doit prier le Bon Dieu que sa Marie-Firmine le plaque pas pour aller pieuter chez le Curé.

  Alors, sans dire un mot, comme animés d'une même intuition, d'un même souffle, d'une même locomotion, on descend la Rue du Square qui miaule encore après les croquettes de la Mère Wazy; on passe le pont où la Lune se regarde sur les cailloux au fond de l'eau, on remonte la moitié de l'Avenue de la Gare parce que c'est là, justement, que crèche le "Cleup de l'Eternelle Jeunesse", et avant même qu'on déboule sur le parking avec les traits peints en blanc, on entend comme des gloussements, à moins que ce ne soient des grognements ou des glapissements; les derniers veulent être les premiers, les premiers veulent pas être les derniers et ceux du milieu veulent pas être pris en sandwich.

  Alors, en vrac, un peu comme au "Tiercé", on se bouscule pour arriver en tête du peloton mais, en tête, y a rien à voir cause à la buée qui colle aux vitres et on en sera quittes pour le son, à défaut d'avoir l'image. Mais Simonet, l'homme des situations complexes, nous tire d'un mauvais pas du haut de son avisement. Le Jean, il contourne le préfabriqué et, tout simplement, avec son Opinel, il dévisse la plaque d'aération, et alors on reçoit le Carnaval en pleine poire et, bien que la lucarne soit plutôt étroite, on arrive, chacun son tour, à choper un peu du spectacle.

 

 Les Foldingues du Cleup.

 

 Alors, approchez, regardez bien avec nous, ça vaut son pesant d'or.

Vous voyez l'Yvonne, la spécialiste des clafoutis, eh bien, l'Yvonne c'est Miss Charleston avec sa robe noire à franges, ses manchettes à mi-bras, sa perruque couleur carotte et son diadème en toc. Et elle danse, l'Yvonne et même sa robe étroite elle remonte tellement sur les reins qu'elle a plus rien à cacher, ni ses bas résille, ni la culotte qu'elle a même pas eu le temps d'enfiler. Et comme d'habitude elle se descend un peu de Monbazillac, même elle en remplit une chaussure et comme elle est un brin éméchée, elle en refile à ses copines.

  Et derrière l'éventail en dentelles, c'est qui qui se cache ? Mais c'est la Laura en habit d'Andalouse. On dirait pas mais ça lui va bien au teint, le filet rouge. C'est du pareil au même. C'est le même teint vineux, couleur Artaban. Eh, oui, que voulez-vous, la Laura, depuis qu'elle a perdu l'Edmond, faut bien qu'elle se console, d'ailleurs "elle a toujours le gosier en pente". Et, comme dit Sarias, "de toute façon c'est bon pour faire remonter le Smic des culs-terreux".  Et le chapeau noir à larges bords, ça fait un peu d'ombre sur les rides et ça économise le plâtre, c'est toujours ça de gagné. Et la Laura, elle la fait virevolter la large ceinture à franges, on dirait même un dindon qui fait la roue.

  Alors, vous voyez, vous avez bien fait de venir. C'est pas si souvent que le Cleup se donne en spectacle. Et encore, attendez, vous avez pas tout vu !

  Et maintenant on va vous faire un paquet cadeau avec plein de ces jeunesses et le cadeau on vous l'entourera avec des faveurs et des volutes de bolduc. Vous pouvez pas vous plaindre, tout de même ! Alors, hésitez pas, ouvrez-le le colis, comme autrefois les bonnes surprises de chez L'Epicière. Et qu'est-ce que vous y trouvez, dans la pochette ? Vous y trouvez, en vrac, l'Antoinette en Cancan rouge, bottines à lacets, jarretières, plumes sur les bras et perruque en pièce montée; puis l'Amélie en Coccinelle Dream avec ses antennes sur la tête, ses ailes collées derrière le dos, sa robe à froufrous - même on se demande comment elle a pu enfiler toute sa gélatine dedans, vu l'étroitesse du fourreau ! -, ses cuissardes sur des hauts talons et, pour la culotte, on vous dit pas parce qu'on la voit même pas cause aux éminences qui l'ont un peu boulottée; et puis la Milène, avouez, vous l'auriez pas reconnue dan sa robe rouge de Diablesse, elle qui porte toujours le deuil; on doit dire, ça lui va plutôt bien les petites cornes piquées sur sa calvitie précoce; le trident qu'elle tient avec arrogance et ses yeux, vous avez vu ses yeux fardés s'ils sont mignons, on dirait des ailes de papillon avec des traits de charbon tout autour; et la Félicia et la Félicité qui sont presque jumelles du point de vue des noms, elles sont aussi jumelles du point de vue de l'habillement, et ces deux vieilles taupes, c'est presque un miracle, ça leur va pas si mal la tenue Disco avec le chandail bleu décolleté - on voit un peu du remonte-pentes qui, du reste, a du mal à remonter les oreilles de cocker ! -, et le blouson vinyle à large revers couleur guimauve, faut reconnaître, ça rehausse bien leur teint de punaises de sacristie - se sont des accros de Calestrel -, sans compter la mini-jupe à large ceinture qui n'a rien à cacher, pas même les varices qui flottent sur la peau avachie; puis l'Adélaïde en Hôtesse de l'air, elle est pas gironde avec son calot rouge à revers bleu, son chignon couleur sel avec juste un peu de poivre, sa tunique à boutons, ses jambes gainées de soie, ses escarpins vernis, elle est pas gironde notre Adélaïde ? Vous dites ? Ses oignons ? Mais ses oignons on les voit pas, ils sont à l'étuvée dans les escarpins. Ce que vous pouvez être mauvaise langue, alors !, et puis l'Yvette, celle qui sait si bien faire sauter les crêpes, vous la trouvez comment avec sa tenue de Soubrette, son plumeau rose à la main, son tour de cou, sa robe à fanfreluches, sa jarretière sur sa cuisse velue, ses chaussures à hauts talons ? Vous trouvez qu'elle a l'air d'une grande sauterelle ? Oui, d'accord, surtout les jambes, elles sont longues mais comme le buste a la taille d'un bonsaï, ça fait une moyenne et on lui demande pas d'être Miss France à la soubrette; et l'Andréa, celle qu'a toujours le feu à l'entre-jambes, elle vous tape pas dans l'œil avec ses lunettes de Star, sa robe décolletée et moulante - oui, c'est vrai, c'est sans doute un moule à cakes, vu les ondulations -, ses manchettes et ses bottes façon zèbre et surtout sa chevelure couleur citrouille et puis sa bouche pulpeuse et carminée - oui, elle a quelques dents en moins mais ça l'empêche pas de marcher -, et ses créoles, vous avez vu ses créoles, comme ça lui va bien ?"

 

 

 

Partager cet article
Repost0
21 juin 2025 6 21 /06 /juin /2025 08:22
Modernité formelle et latente

 

Portrait de Marie de Médicis

Agnolo Tori

 dit « il Bronzino »

1551

 

***

 

   Ce texte sur la « modernité » n’a pour ambition que d’en réaliser une approche au travers du prisme de l’Art, dans sa dimension formelle, selon trois œuvres :

  

le « Portrait de Marie de Médicis » d’Agnolo Tori ;

le « Portrait de Gertrude Stein » de Pablo Picasso ;

le « Portrait de Mlle. Bordenave » de Kees van Dongen.

 

Ces œuvres s’étalant dans l’Histoire de 1551 à 1905-1906.

 

   De la « modernité », nous donnerons sa définition la plus simple en même temps que la plus canonique, telle que proposée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales :

   « Dérivé de moderne. Qualité de ce qui est ou qu'on juge moderne, de ce qui témoigne des transformations, des évolutions de l'époque présente, est caractéristique d'un esprit nouveau, de goûts nouveaux, répond aux désirs, aux attentes du moment. »

  

Ce qui suppose de définir conjointement ce qui est « moderne » :

  

   « Qui est de notre temps, du temps présent ; qui, pour celui qui parle ou écrit, est nouveau, actuel, reflète les modes, les goûts, l'esprit de son époque. »

 

   De ces définitions, nous retiendrons, d’une façon synthétique, les deux notions suivantes :

 

« qu’on juge moderne » et

« reflète les modes »

 

   Bien évidemment, faire porter notre attention sur ces deux éléments signifiants implique, quant au concept de « modernité », son essentielle relativité au motif, aussi bien de l’aléatoire de tout « jugement », que de celui, extrêmement versatile, de la « mode ». Ce qui veut dire, en définitive, que la notion de « modernité » est on ne peut plus subjective, orientée en fonction de nos propres goûts, mais aussi au regard de ce qui, dans la nouveauté de la mode, nous attire.  Cette étude sera donc éminemment subjective. Le thème de la « modernité » se définissant le plus souvent par opposition à l’Antique et au Classique, nul ne s’étonnera du choix du « Portrait de Marie de Médicis », lequel à son époque, témoignait d’une vision renouvelée des paradigmes déjà anciens ayant eu cours au Moyen Âge, notamment au travers des thèmes religieux qui traversaient la presque totalité du domaine de la Peinture et de la Sculpture. Renaissance, à l’évidence, était « modernité » par rapport à la vision Médiévale. 

   Donc l’on prend bien conscience que le champ de la « modernité » ne peut se définir qu’à l’aune des époques antérieures sur les œuvres desquelles, en matière d’Art, elle fait fond, cette modernité. Le « Dieu de l'Artémision » de la période de la Grèce Antique est nécessairement « moderne » si on le projette sur « La Vénus de Laussel » de la Préhistoire et il en est ainsi de toutes les époques qui, tels des emboîtements gigognes, sont toujours antérieures ou postérieures, chronologiquement, aux événements qui ont eu lieu, précédant ou suivant leur propre naissance. Il y a donc une perspective essentiellement génétique (au sens de la genèse) qui anime ce concept de « modernité ». Comme dit précédemment, notre approche se voulant strictement formelle et picturale, nous avons choisi une manière

 

de « modernité zéro » (le « Portrait de Marie de Médicis »)

avec lequel viendront jouer

une « modernité primaire » (le « Portrait de Gertrude Stein »)

et une « modernité secondaire » (le « Portrait de Mlle. Bordenave »),

comme si la réalisation d’Agnolo Tori,

en matière de « modernité »,

constituait le sol

à l’aune duquel,

en matière de modernité,   

évaluer  les représentations picturales,

 d’abord d’un Picasso,

ensuite d’un Van Dongen.

 

De « Modernité zéro »

à « Modernité primaire »

puis à « Modernité secondaire »

Il y a progression,

passage d’une moindre modernité

à une plus grande.

 

    Pour résumer, il y aurait un réel accroissement de sens de la « modernité », depuis Tori jusqu’à Picasso, qu’accomplirait en totalité la toile de Van Dongen. Ce qui est essentiel à préciser, loin des schémas convenus de la pensée, c’est que « modernité » ne rime nullement avec « génialité », qu’une œuvre dite « classique » peut parfois et même souvent rivaliser avec des œuvres postérieures, fussent-elles audacieuses, inventives, étonnamment spontanées. La qualité d’une œuvre, en tout état de cause, nous semble bien plus liée à la valeur intime de son essence, à savoir dévoiler et mettre au jour cette vérité en direction de laquelle l’Art est toujours en quête, si, du moins, il prétend être de l’Art, nullement la première supercherie venue offrant au regard des Curieux une apparence simplement flatteuse.

    Au travers d’un rapprochement qui sortira de leur dimension diachronique-historique les trois œuvres citées, les ramenant sur un plan strictement synchronique, afin que, mises en perspective, nous puissions nous apercevoir en quoi ces toiles se réfèrent, de près ou de loin, au statut de la modernité. C’est donc leur aspect, leur paraître, et corrélativement le retentissement qu’ils impriment dans l’âme du Regardeur qui seront les motifs premiers selon lesquels attribuer à la modernité la valeur qui lui revient en propre. C’est ceci seulement, les formes relatives à la nouveauté du geste de peindre qui seront prises en considération, nullement un jugement quant à la qualité esthétique des portraits.

 

Modernité formelle et latente

« Modernité zéro » (le « Portrait de Marie de Médicis »)

 

      L’intitulant « Modernité zéro », vous voulons la laisser libre de toute dette vis-à-vis, précisément, de cette « modernité » dont personne, aujourd’hui, ne semble vouloir faire l’économie. Marie de Médicis, du moins son portrait, repose en soi dans la plus limpide des sérénités. Elle est telle qu’elle est en son essence, autonome, monde en lui-même sa propre origine et sa propre fin. Elle est intemporelle et ne saurait se confier à quelque extase temporelle que ce soit. Ni regret qui l’inclinerait au passé, ni désir qui la projetterait vers quelque futur teinté des lumières d’une possible Arcadie. « Telle qu’en elle-même l’éternité la change », pour parodier les belles paroles du Poète Mallarmé. La pureté de son visage de faïence, la clarté de son regard, la délicatesse de son teint la destinent à n’être Soi-qu’en-soi-pour-Soi. Ni refuge dans un académisme classique déjà lointain, pas plus qu’allégeance à un paradigme moderne. Nullement : Soi au centre de Soi. C’est en tout cas ce que nous souhaitons, ce « degré zéro » dont les autres peintures ne seront, en quelque manière, que les déclinaisons.

 

« Modernité primaire » (le « Portrait de Gertrude Stein »)

 

   Si, dès ici, nous parlons de « primaire » c’est simplement en vue de faire apparaître le début d’une liaison à la modernité, genre de prolégomène à un acte différent de peindre. Mais la tentative, paradoxale lorsque l’on connaît l’entière détermination d’un Picasso, c’est que sa brosse, en matière d’innovation picturale, n’a fait qu’effleurer la toile, une touche « à fleurets mouchetés » si l’on peut dire. Å l’encontre d’Agnolo Tori qui faisait fi du temps et des influences antérieures, Picasso demeure fidèle au classicisme, rejoignant, par cette toile, par exemple, « La femme de l’Acrobate » de la Période Bleue.

 

Modernité formelle et latente

   Identique souci du réalisme du visage, de ses proportions, de la douceur de la peinture, de la justesse du regard, de l’ovale en lequel la toile se donne en tant que forme. Mais si un « résidu » de classicisme perdure, cependant se laissent deviner les premiers traits qui indiquent le souci de modernité. Gertrude Stein, en son portrait, laisse transparaître, certes dans la discrétion, encore dans la retenue, suggestion bien plutôt qu’affirmation (en ceci ce traitement est « primaire »), laisse transparaître donc l’influente naissance de l’Art Nègre et de la sculpture ibérique, Picasso est tout juste de retour de Gosol, petit village des Pyrénées espagnoles où il a observé nombre d’œuvres. Comment, dès lors, ne nullement penser à des prémisses qui, un an plus tard, en 1907, seront les préludes aux célèbres « Demoiselles d’Avignon », paradigme, s’il en est, du basculement de l’Art dans la période dite « Moderne ». Que l’on se réfère au « Buste de femme ou de marin », (étude pour "Les Demoiselles d'Avignon").

Modernité formelle et latente

   Déjà se laissent appréhender les motifs essentiels selon lesquels la modernité affirmera ses droits et ses pouvoirs : tracé incisif de l’ovale du visage, lequel trouve son écho doublement réverbéré par celui des yeux qui, désormais, prendront une importance figurale majeure. Et, bien évidemment, le regard ci-inclus se donnera en tant que cette vision noire, deux billes d’obsidienne tellement semblables au regard du Maître, cet infatigable génie à la vision panoptique, polyphonique, véritable « conversion du regard » pour reprendre les termes de la phénoménologie, cet autre versant de la modernité en œuvre dans les travées de la Philosophie. La représentation princeps du couple yeux-arête nasale, devient l’un des signes majeurs de la nouvelle rhétorique dont le point d’orgue culminera dans « Les Demoiselles d’Avignon », (détail ci-dessous).

 

Modernité formelle et latente

Ici, bien plus que de l’évolution d’un style, d’un simple parti-pris représentatif, d’une métamorphose somme toute « logique », c’est un véritable séisme qui traverse la chair vive de l’Art, sonnant en quelque sorte le tocsin des mouvements qui l’ont précédé, que l’on songe aux avancées significatives de l’Impressionnisme, aux ornementations singulières de l’Art Nouveau, aux audaces du Fauvisme, aux séditions de l’Expressionnisme. Si « Modernité » il y a, elle a trouvé en ce tableau des « Demoiselles » véritable parangon des Temps Modernes, sa figure consommée, indépassable. Nous attribuons le prédicat de « Modernité primaire », au « Portrait de Gertrude Stein », relativement au « zéro » de l’initiale ébauche dont le « Portrait de Marie de Médicis », se faisait l’incontestable et incontournable fondement.

 

« Modernité secondaire » (le « Portrait de Mlle. Bordenave »)

  

   Afin de consoner avec les « Demoiselles », donc de coïncider avec la Modernité en sa valeur la plus exemplaire, nous observerons ce portrait réalisé par Kees Van Dongen en 1905.

 

Modernité formelle et latente

   L’appartenance de Van Dongen au mouvement des « Fauves » et la mention que nous avons faite précédemment du dépassement de cette école par la Modernité des « Demoiselles » apparaîtra sans doute contradictoire au motif que nous lui attribuons cette « Modernité secondaire » que nous avons jugée indépassable. Mais nous pensons cette « contradiction » seulement apparente en termes de mise en relation des écoles, nullement si l’on considère ce qui en elle, cette peinture, bouleverse les codes établis sur le plan formel. Å ce titre, Fauvisme, Expressionnisme, « Demoiselles », peuvent revendiquer, chacun à leur manière, le qualificatif de « Moderne ». Ayant déterminé notre argumentation à partir du traitement du portrait, l’appel à cette œuvre du Peintre Hollandais, nous paraît tout à fait légitime et c’est bien dans la perspective des correspondances croisées et, notamment, des différences intrinsèques des trois œuvres choisies, que, par contraste, le caractère moderne s’affirmera plus ou moins, selon le traitement spécifique de la peinture et de sa manière de refléter le réel. Si une transition peut s’effectuer sans dommages visibles quant à la forme picturale du « Portrait de Marie de Médicis » d’Agnolo Tori au « Portrait de Gertrude Stein » de Pablo Picasso, il est loin d’en aller de même en ce qui concerne la mise en relation de ces deux premiers portraits avec celui de Van Dongen qui tranche de manière décisive avec ses « précurseurs ». Des deux premiers au troisième, il y a basculement, tellurisme, ligne de faille, un Continent Nouveau émerge par rapport à ceux qui, nécessairement, maintenant, se donnent pour Anciens.

Modernité formelle et latente

   Le lexique chromatique est totalement bouleversé. La forme générale le cède à l’empire de la couleur, laquelle ne semble avoir nulle limite quant au motif de son expansion. Ce qui, dans les deux autres portraits, relevait encore d’un possible réel, devient, chez Van Dongen, un irréel purement indomptable comme si le pouvoir de se manifester, bien loin d’appartenir à la juridiction du Peintre, sourdait de l’œuvre elle-même, douée d’une véritable dimension auto-réalisatrice. Et le déferlement de la couleur n’est pas la seule ligne directrice du portrait dont la figuration prend ses distances par rapport à la convention : les yeux, considérablement agrandis, sont les comètes d’où semble irradier la totalité de la personnalité du Modèle ; l’arête du nez en son affirmation colorée semble nous dire la profondeur des fragrances dont Mademoiselle Bordenave est l’unique et heureuse Destinataire ; la vive coloration des pommettes se donne en tant que signe patent d’une intense volupté ; la fraise Grenadine de la bouche est l’annonce même du paroxysme du désir.

   Si la modernité peut se définir en ceci qu’elle pousse le visible à une manière d’exténuation, le porte tout au bout de son être, là où l’Époque l’attend, là où les Spectateurs la revendiquent, alors on peut sans risque énoncer que, seul parmi les portraits, celui de Van Dongen rassemble la totalité des prédicats signifiants. C’est en ceci que nous le désignons sous l’expression de « modernité secondaire », manière de cime, de sommet indépassables. Et non seulement cette oeuvre se détache, telle l’Étoile Polaire dans la vastitude du ciel, mais ce ciel, elle le fait chatoyer d’une puissance illimitée dont il nous plaît de penser qu’elle rejoint, au moins en sa force expressive, cette « Femme nue », étude pour « Les Demoiselles d’Avignon », audace pour audace. Encore une fois, c’est moins l’aspect strictement formel de la peinture qui mérite d’y être lu, que la commotion de l’Art dont elle annonce le brusque surgissement.

Modernité formelle et latente

   Il y a, selon nous, une correspondance terme à terme des motifs figuraux de la modernité. L’étrange facture de la visibilité du triangle yeux-nez-bouche, dans les deux toiles, fait signe en direction d’une lecture profondément renouvelée de l’acte de peindre : un Nouveau Monde se présente avec le vocabulaire Pourpre des joues, avec les hachures qui en signalent l’étrange présence chez le Maître du Cubisme. Pour Picasso, ce génial inventeur d’une pure modernité, un intervalle d’un an aura suffi pour que le basculement ait lieu, d’une facture somme toute classique déclinée dans le « Portrait de Gertrude Stein », vers cette étude des « Demoiselles d’Avignon », saut décisif dans l’ère d’une nouvelle et inouïe représentation. 

   Et le choc est si violent que se laissent lire en lui, comme en creux, non seulement le geste de la modernité picturale, mais d’une manière plus générale et plus inquiétante, le paraphe aporétique de cette modernité en tant que révolution d’une civilisation en sa totalité. On a changé de régime existentiel. On est passé d’une sorte de Romantisme latent, d’une visée Impressionniste du Monde à sa brusque interprétation Expressionniste avec la violence de ses couleurs, avec sa « fièvre révolutionnaire et tragique », telle que décrite dans l’un des articles du Magazine « Beaux-Arts », comme si l’Époque Moderne ne se pouvait lire qu’à l’aune d’une négativité à l’œuvre, cette dernière gommant les mérites et les vertus des Civilisations antécédentes, les reconduisant en une manière d’abîme sans fond.

   N’apercevoir, dans les œuvres précédemment abordées, singulièrement « Le Portrait de Mademoiselle Bordenave », que l’une des déclinaisons formelles de l’Art en son cheminement historique, consisterait à ne donner site qu’à une faible partie de l’aventure Humaine en ce XX° siècle riche en ruptures, en fractures de toutes sortes.

Modernité formelle et latente

Max Pechstein, Fille couchée, 1910

   

   Sur un plan strictement métaphorique, riche d’enseignements cependant, nous pourrions représenter la Société présente (XX°, XXI° siècles), pareille à cette « Fille couchée » telle que proposée par le Peintre Max Pechstein : effondrement, affalement de la Silhouette Humaine qui paraît vaincue par quelque maladie incurable. Elle, la « Terrassée », gît sur un lit de flammes, comme si son corps tutoyant l’Enfer était sur le point d’être phagocyté au titre d’une vive et définitive crémation. Les bras sont ballants en signe de renoncement, le chandail est rayé, telle une biffure lacérant les membres, les annulant en quelque sorte. La jupe est noire ainsi que les bottes qui en sont le naturel prolongement : mesure d’un deuil déjà bien entamé, plus qu’à demi consommé. « Exténuation », tel pourrait être le prédicat s’appliquant à une proche disparition. Et maintenant, il ne nous reste plus qu’à faire l’inventaire des signes les plus évidents de la Modernité et de les reporter à l’œuvre de Van Dongen, mais aussi, aux œuvres qui lui succèdent dans le sillage des « Demoiselles d’Avignon » mesure d’un trauma affectant violemment le cheminement de l’Humain en son ensemble.

   Reprenant, un par un les points saillants qui se donnent en tant qu’essence de la Modernité, nous en rechercherons la trace dans les deux œuvres-phare que nous avons déterminées comme motifs majeurs d’un nouveau regard porté sur les choses, à savoir le « Portrait de Mlle. Bordenave », et, à sa suite, « Femme nue – Étude pour ‘’Les demoiselles d’Avignon’’ ».

Modernité formelle et latente

   Modernité en tant qu’accentuation du phénomène de la Subjectivité et centration sur la Conscience.

    Ces Portraits, au titre même de leur singularité ne peuvent être que des décisions d’une intime Subjectivité. Nulle objectivité ne saurait leur être attribuée, sauf à la situer au plein de la Conscience de ces deux Artistes au foyer d’un imaginaire sans partage.

   Modernité en tant qu’athéisme.

   Depuis Nietzsche et son fameux « Dieu est mort », chacun sait que la foi ne fait plus recette, que l’espoir d’un Paradis s’est métamorphosé en un constant désespoir, lequel fait le lit du nihilisme. Observant ces deux toiles, il nous faut bien convenir que les Sujets qui y figurent, fort éloignés de la religiosité des icônes byzantines en serait, en quelque sorte, l’incarnation inversée comme si, hors d’eux, les Sujets, rien n’existait que le Rien et le Vide. En réalité l’Homme est devenu sa propre icône, le lieu de sa liturgie intime, le point focal de sa croyance qui n’est que croyance en sa propre existence, blasphème majeur s’il en est. Dieu est mort, l’Homme est vivant.

   Modernité en tant que mise en exergue de la Finitude et perte corrélative du Sens.

   Sans doute conséquence de la réalité antécédente (la mort de Dieu), l’Homme est sans espoir d’une possible éternité : tout s’éteint avec lui. Or, reconnaître la radicalité de la Finitude ne se peut qu’à l’aune d’une lucidité, dont les regards exacerbés des Sujets semble constituer l’évident symbole. Voir sa Finitude en face suppose le phénomène exorbitant de la mydriase.

   Modernité en tant que violence, esprit de révolte, déchirement de l’Individu.

   Par rapport à la nature des représentations sollicitées au cours des siècles, douce perfection des Modèles Antiques, aspect religieux apaisé du Moyen-Âge, sérénité Renaissante et de l’Âge Classique, songe Romantique, exactitude Réaliste ; ces motifs fauves, expressionnistes, ces graphismes appuyés des « Demoiselles », tous ces traits concourent à détourer le paysage d’une violence manifeste.

   Modernité en tant que problème de la Liberté.

   Ici, à l’évidence, dans ces réalisations dotées d’une réelle autonomie, le problème de la liberté se pose selon deux manières opposées. Liberté totale de l’acte de dessiner, de peindre, d’incliner l’œuvre selon ses propres déterminations. Donc Liberté positive, que vient aussitôt contrecarrer une Liberté négative (si l’on peut oser cet oxymore !), incluse en cette dernière : affirmation haute et décidée d’un Destin qui n’aura pour seule échappatoire possible que le refuge en cette Finitude qui, d’un seul et unique élan, clôt le geste pictural, clôt l’aventure de l’Homme sur Terre.

 

    Ici, au terme de cet article, se laisse clairement percevoir la nécessaire unité du réel où rien n’est séparé, où tout s’assemble en un identique lieu existentiel. C’est notre incapacité à synthétiser la totalité de l’étant qui nous conduit à adopter une vue analytique qui place d’un côté les figures de l’Art, de l’autre les destinées Humaines, de l’autre encore les événements de l’Histoire, les manifestations de la Nature ou bien de l’Esprit. En fait tout se tient et les constants et inévitables soubresauts de l’Histoire dans sa marche en avant sont ceux-là même des Individus que nous sommes, mais aussi bien pointent en direction des métamorphoses de la Culture, de l’évolution des mœurs, de la nouveauté des us et coutumes, des « modes » successives dont l’Art est la belle et irremplaçable mise en images. Dans notre siècle où le virtuel règne sans partage, la Civilisation est comme prise de vitesse, succombant, en quelque manière, aux mutations qui l’animent et la justifient, comme si une ivresse du Monde devenait le seul mode, pour les Hommes Égarés, de crier au ciel l’immense désespoir de leur finitude, ce déchirement qui les traverse, les partage, plaçant ici tel fragment de leur corps, là tel fragment de leur esprit, genre d’allusion au « súmbolon » des Anciens Grecs, dont il convient de donner la définition éclairante du Dictionnaire :

  

   « Signe de reconnaissance. (À l’origine) Objet coupé en deux, dont deux hôtes conservaient chacun une moitié ; ces deux parties rapprochées servaient à faire reconnaître les porteurs et à prouver les relations d'hospitalité contractées antérieurement. »

 

   Il se pourrait bien que nos Temps prétendument « Modernes » ne fassent de nous que d’étranges tessons de poterie épars sur un lieu sans mémoire, sans archéologie, à l’identité si floue qu’elle ne pourrait trouver à s’inscrire ni dans l’Antique, ni dans le Renaissant, ni dans le Symbolisme, pas plus que dans l’Impressionnisme ou le Fauvisme, une perte de Soi à l’orée des Temps Futurs, avec, pour toile de fond le seul Noroît du Néant !

 

Partager cet article
Repost0
20 juin 2025 5 20 /06 /juin /2025 17:19

 

Le retour au bercail.

 

brassens6 

Source : Esprits nomades.

 

 

  Alertés par un sens identique de l'urgence de la situation, Bellonte et moi on s'est levés d'un coup, d'un seul, comme un diable jaillit de sa boîte et on a planté là Aristote qui, du reste, ne semblait pas se rendre compte qu'il ne parlait qu'à lui-même, comme "Simon du désert" le faisait dans le film de Bunuel et c'est alors qu'on remontait l'Avenue de la Gare sous l'œil glacé de la lune qu'on s'est rendu compte de l'étendue des dégâts. Pas plus Bellonte que moi n'abordions les deux points sensibles indissolublement attachés l'un à l'autre : l'heure et l'état d'âme dans lequel nos Compagnes devaient se trouver. Déjà, dans l'enceinte de nos têtes, résonnaient les voix harmonieuses de nos douces Egéries :       

  "Dis, tu sais qu'elle heure il est ?.........", et elles laisseraient volontiers la question en suspens un très long moment afin que ladite question nous taraude jusqu'au centre de la conscience, ce dont elles espéraient que nous souffririons longtemps, éprouvant une culpabilité sans fin, aussi éternelle que la vie que Calestrel évoquait lorsque, montant les yeux au ciel, il murmurait le nom du Tout-Puissant.

  Arrivés Rue du Square, on se sépara sans mot dire. Je crois bien que ça ne nous était jamais arrivé. Maintenant la lune blafarde, tout en haut du ciel, nous regardait, toute goguenarde, rejoindre peinardement nos chaumières respectives. Le spectacle qui nous y attendait était pire que celui que nous avions supputé. Alors que la Mère Wazy gueulait dans la Rue à qui voulait bien l'entendre : "Viens ici, Noiraud, viens ici mon chéri, mon doudou, mon tout mignon chaton", et que des dizaines de greffiers de gouttière s'accrochaient à ses basques, moi, Jules Labesse - ou, du moins ce qu'il en restait -, j'appuyais avec précaution ma menotte sur le loquet de la porte comme si une mine anti-personnelle y était suspendue. Comme à l'accoutumée le loquet grinça un brin cause à la rouille, la porte pivota sur ses gonds dans le même sens que d'habitude et, au lieu de la tornade conjugale que je m'apprêtais à y découvrir, ce fut la voix chaude et accueillante de Tonton Georges qui m'accueillit :

 

 

"Au moindre coup de Trafalgar

C'est l'amitié qui prenait l'quart

C'est ell' qui leur montrait le nord

Leur montrait le nord

Et quand ils étaient en détress'

Qu'leurs bras lançaient des S.O.S.

On aurait dit des sémaphores

Les copains d'abord".

 

 

  Sur le pick-up, le vinyle vivait sa vie de vinyle, en tournant; quelques mouches volaient en faisant des arabesques sous la lampe; l'horloge tic-taquait comme toutes les horloges du monde. Alors, vous le croirez ou pas, mais j'ai respiré un bon coup et même ça m'a fait du bien. Ma dernière respiration, je m'en souvenais même plus. J'ai viré sur mes talons, comme un demi-tour règlementaire chez les Fantassins, et c'est là que j'ai commencé à comprendre que ce qui m'attendait, le "Radeau de la méduse", à côté, c'était rien, c'était même infinitésimal et la tempête menaçait. Sur le formica de la table, il y avait une boîte de cassoulet, un ouvre-boîtes à côté, un rectangle de papier avec une flèche faite au marker, et dans le prolongement du marker y avait la casserole sur le réchaud et dans la casserole gisait un mot plus que laconique : "Bon appétit et A + ". Alors là, ça m'agaçait vraiment ce "A+" qu'Henriette avait adopté, comme tous les Péquins qu'en avaient la bouche pleine de cet "A+". "Tous des moutons de Panurge", je pensais, moi, Jules Labesse. Et, pensant cela, cette pensée en cachait une autre, comme les trains, et la pensée cachée, c'était tout simplement : "Où elle est passée l'Henriette ? Et puis, quelle mouche l'a piquée ? Et puis c'est quand même un monde qu'on retrouve pas SA Conjugale en rentrant au Foyer !".

  J'avais à peine fini d'ébaucher ces quelques questions en forme de bonde d'évier, que le téléphone se met à sonner comme s'il était énervé. Je décroche, et au bout du fil, devinez qui c'est ? Eh bien, c'est Bellonte, évidemment.

Bellonte. - Dis, Labesse, tu sais pourquoi je te téléphone ?

Labesse. - Dis-voir, Bellonte. Je suis sûr qu'on pense la même chose en même temps. Des pensées jumelles, si tu veux mieux.

Bellonte. - Dis voir, Labesse. Même je crois que t'as pas tort.

Labesse. - Tu sais comment on fait cuire le cassoulet ?

Bellonte (qui rigole jaune au bout du fil) . -  Alors, toi aussi, elle t'a fait le coup du cassoulet ? Celui du Comptoir d'Ouche, je parie, même il faut aller loin pour en trouver un qui lui monte à la cheville ! Et puis t'as sans doute une étiquette avec "Bon appétit et..."

Labesse. - "Et A +". Te fatigue pas Bellonte, elles disent toutes pareil. Et tu vois, Antoine, ça serait un coup monté que ça m'étonnerait pas ! Qu'est-ce qu'on fait Bellonte ?

Bellonte. -  On se fout au pieu.

Labesse. -  Non, Bellonte. On va tout de même leur donner raison à ces déserteurs. Manquerait plus que ça ! Amène donc ta boîte de cassoulet et une bouteille d'Artaban. On dîne et après on part en reconnaissance.

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
19 juin 2025 4 19 /06 /juin /2025 17:23

 

du-dedans existence nulle.

 

sb 

 

Jerry Bauer. Portrait photograph of Samuel Beckett.

Source : HARRY RANSOM CENTER

THE UNIVERSITY OF TEXAS AT AUSTIN

 

 

Que ferais-je sans ce monde sans visage 
sans questions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi.

 

 

 Samuel Beckett

cité par Sylvie Besson.

 

 

  

  Libre méditation sur un poème de Beckett.

 

 

 Que ferais-je et le monde, où est-il  et visage s'absente, on  voit plus contours, on  voit plus  trace, où passé  monde, gesticulations, déflagrations, abominations ? et partout néant et son haleine froide, mais les os gèlent, mais moelle transparente et myéline minces filets perdition giclures, amas nœuds mortifères, que ferais-je courir après mots, crier dans désert, monter montagne et vociférer à quoi bon, personne et désert étend à l'infini monticules sable, épaulements obliques et seulement eau coulant dans  oasis, belle musique claire le long  acequias mais temps passe, insaisissable et griffe l'air de mains en crochets et saisis juste lames effroi, oubli d'être, nervures existence, éclats quartz, rognures silex, vie entaille jusqu'aux os, fragments tarses, débris métatarses, os croisés sur os visage, finitude et tout verse dans vide et vide figuration neutre du Néant, esquisse intemporelle, le fond sur lequel l'existence fait sens, déploie sa gigue mortelle. Rapides pas de deux, menus entrechats et la grande scène du monde dresse ses tréteaux et les masques dans l'ombre ouvrent leurs gueules d'obsidienne et les personnages de la commedia dell'arte affutent leurs rôles et le brigadier frappe les trois coups et les ficelles descendent des cintres et on sent bien les points d'attache dans le dos, les étriers de corde autour du bassin, les noeuds coulants autour gorge et nœuds plats contre omoplates, hommes plats et prêts à jeter peau cuite vieux cuir, pleine vergetures, nodules, excroissances, croûtes purulentes dans première fosse venue juste pour dire douleur exister, douleur pas exister assez, pareil même, et pourquoi corps, pourquoi pas corps privé organes, seulement vibration dans éther, forme libre, pullulation vérité, seulement idée ajustée ciel monde, à peine plus que stridulation cigale, plissement aile  silène, translation phosphènes dans cage verre ampoules, mais corps corruptible, hautement, pareil à fruit nécrosé et bientôt chute sur sol et éternel retour et ombre recouvre tout, oui, que ferais-je dans ce silence des gouffres sinon crier sans voix dans  démesure temps, dans l'inconséquence majuscule des murmures, des halètements de l'amour, des corps suppliciés attachés l'un à l'autre dans une étreinte mortifère, et petite mort devançant grandement constituée, grande pute folle déployant ses membranes de carton et amants meurent croyant vivre, grande palinodie, désir abouché à voyage terminal, tout se retourne infiniment sur soi, rien ne s'ouvre, bouche à corps, corps à bouche, basculement sexes comme calottes poulpes, rétroversion pensée dans antre, dans chair, dans révolte et dents ivoire déchirent passion, amour, déchirent petites pensées, lambeaux, scories, cendres, lave molle écoulant sa gangue liquide partout où sens pourrait faire petite musique urticante, mince comédie ontologique, car être, où voyez-vous être, tout illusion, poudre yeux, escampette, trois p'tits tours, bande marionnettes à fils savent même pas fils, destin suspendu comme épées damoclès et lames yatagan et têtes tranchées moindre objection, moindre objurgation alors que ferais-je hier passé sans retour, aujourd'hui fuit entre doigts comme filet eau, demain bientôt aujourd'hui, puis hier, reste regarder par hublot conscience, voir si solitude habitée et frayer chemin dans forêt monde et appeler autres humains voix blanche, pas écho, juste réverbération sur peau mienne, juste errance et boulets et chaînes chevilles et enfermé geôle, mienne geôle pareille monade ni portes ni fenêtres et ça résonne du-dedans du corps et ça fait ses tourbillons venteux et ça fait ses giclures dans sang carmin lourd épais visqueux et rien bouge beaucoup et parole enclose dans alvéoles et résonateur buccal vide et palais déserté et massif langue desséché et lèvres jointives cousues cernées silence et à horizon bas et phosphoreux voir gesticulations pantins, langage perdu, juste soubresauts, minces éjaculations temporelles, étroites meurtrières et jets couleuvrines et partout têtes tombent, têtes mortes et "chimères lumière ne fut jamais qu'air gris sans temps pas un bruit", et cendre partout jusque bouche, nez offusqué, poitrine soudée, yeux porcelaine, sclérotique manduquée, pupilles étrécies, chiasma retourné dans-le-dedans des cerneaux gris, dans encéphale bitumeux et "cœur battant seul debout petit corps face grise traits envahis deux bleu pâle", et rien du rien dissimulé creux ombilic âme ignée contrainte à regarder monde depuis inconsistance noire, "seul debout petit corps gris lisse rien qui dépasse quelques trous", et que ferais-je puis qu'existe pas, puisque transcende même pas néant, néant moi-même du-dedans existence nulle non avenue ?

 

(NB : Les phrases en graphies rougesentre guillemets

sont extraites de "Têtes-Mortes" de Samuel Beckett).

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0
15 juin 2025 7 15 /06 /juin /2025 17:17
L’ART du CHAOS – Essai de Dominique Bertrand

 

Janus

Source : Le grenier de Clio

 

***

 

   « L’Art du Chaos » est un essai aussi bref que brillant. On y sent une véritable aisance conceptuelle et un art (précisément), de relier tout ce qui fait sens à l’aune de cet étonnant nouveau paradigme que semble, selon Dominique Bertrand, constituer l’interrogation du Chaos. D’une manière originaire et définitive, l’Auteur met le doigt « là où cela fait mal » : le Chaos est en Nous et c’est de Nous dont il s’agit face au Chaos. Nul besoin de regarder ailleurs, ni chez l’autre (encore qu’en tant que Double il ne fait que refléter notre intime Chaos), ni derrière l’épaule du Bigbang, il est coalescent à notre condition. Å peine sommes-nous nés que, déjà, nous sentons les premières vrilles de la finitude amorcer notre propre déconstruction. Nous sommes le miroir du Monde et des Choses qui, elles, par un effet de retour, ne sont que les psychés de qui nous sommes.

   Cherchant à échapper au Chaos, inconsciemment, nous en renforçons la sombre Puissance. Å moins que, comme l’indique l’Auteur, nous soyons contraints à une inversion de notre regard, obligeant ce qui paraît nous condamner à retourner sa peau, étonnante exuvie du Serpent attentif à assurer à notre égard, l’ouverture d’un Paradis, plutôt que de nous précipiter en Enfer. « Révolution copernicienne » s’il en est. Le grand mérite de cet essai : nous déniaiser, traverser les parois fragiles de notre fontanelle, entamer un genre de pandémonium en nos intervalles, nos interstices, nos aponévroses, nos jointures. Car, oui et Dominique Bertrand nous le montre avec autant de finesse que de persuasion, notre citadelle de chair, que nous pensions faite d’un seul tenant, est traversée de vides, des avens s’y ouvrent, des grottes pareilles à celles des Grotesques de la Renaissance y tressent leurs dentelles de pierres ponce. Et, ce qui, ici, se dit métaphoriquement, c’est bien le Chaos de notre finitude dont nulle habileté ne viendra combler les failles.

   Irrémédiablement, nous sommes des êtres du Tohu-Bohu dont l’auteur nous précise que ce mot énigmatique signifie « informe et vide » et, plus loin, pour « enfoncer le clou » si je puis dire, le Premier Homme surgi de l’argile divine se définit en tant que Golem « sous la forme d’une ‘extase originelle’ vertigineuse », selon les mots de Dominique Bertrand. Nous sommes  prévenus, nous les hommes indociles, nous les égarés, fussions-nous habiles en facéties les plus expertes, les « signes de la folie » seront perchés tout en haut de notre dos, cette partie que jamais nous ne verrons, donc cet inconnu donc, par simple métonymie, ce Chaos qui grimace et nous enjoint, sinon de le reconnaître, du moins d’en sentir le souffle acide. Qui pourrait devenir haleine réparatrice, onction balsamique, à la seule condition que nous y prêtions correctement attention.

   Mais ici, il convient de sortir des lieux communs selon lesquels le Chaos ne saurait se donner qu’à l’aune du négatif et lui reconnaître une authentique valeur positive. Faire d’une notion mortifère le lieu même d’une création sans limite, instituer le Chaos en art de vivre. D’ici, j’entends le grand rire de Rabelais qui est cité dans le texte ; d’ici, j’entends la Toute Puissance nietzschéenne bander sa Volonté et nous inviter au cycle de l’Éternel Retour. Puis il y a, au hasard des pages, cette sublime réflexion sur le jeu inapparent de la forme et de l’informe qui est la sémantique même sur laquelle repose notre fragile « Maison de l’Être », ce merveilleux langage qui recèle en son sein les convulsions historiales (relatives au Destin) et babéliennes de ce qui nous constitue en tant qu’essence. Tout langage n’est qu’un Chaos organisé et les fameuses glossolalies rabelaisiennes nous en proposent plaisamment une image, qui, en dehors de la dimension pantagruélique de l’œuvre et de la démesure sur laquelle elle joue, risquerait bien vite de nous précipiter, tête la première dans l’abîme d’où nous venons.

   Cet essai manifeste, à l’évidence, une absolue maîtrise des perspectives ésotéristes, une science du Nombre et une habile jonglerie avec les courbes et inflexions tonales et autres figures de style de la musique. Ceci débouche certes sur une manière de syncrétisme, mais infiniment maîtrisé, ce qui est bien l’essentiel. Et chaque discipline, vient alors s’emboîter, naturellement, comme dans un puzzle bien ordonné (paradoxe !) à l’exacte place dans la série des prédicats qui affectent, de manière plaisante, un Chaos qui finit, par la magie du verbe de l’Auteur, à se rendre infiniment sympathique. Loi des contraires !

   De très belles pages sur les  variations du souffle qui module la voix, qui sculpte le chant, qui ouvre la voie à la danse toute nietzschéenne, ces pages donc sont une sorte de vertige savamment instillé dans la tête du Lecteur, genre de tempête subliminale, d’œil du cyclone en train de former sa puissance, d’énergie patiente qui germe dans la conscience au fil des mots : en quelque sorte une inoculation invisible du Chaos, une potion de simples mais qui fera son effet plus tard lorsque, livre refermé, plié au sein de la nuit dispensatrice de rêves, mais aussi de sourdes angoisses, se lèvera, du fond du corps, cette lame chaotique insoupçonnée, rythme diastolique-systolique qui est le rythme du souffle, de l’amour, de notre dernier mot au rivage de la Mort.

 

Premier Chaos ?

Dernier Chaos ?

Éternel Retour du Même.

 

   Mais, en matière de Chaos, je laisserai le soin de conclure à cette assertion telle que posée à l’épilogue de la quatrième de couverture :

 

« ce n’est que par le chaos que nous traverserons le chaos. »

 

  Le Cosmos, le sublime Cosmos, invention de ce peuple génial, à la vue infiniment claire, les Anciens Grecs, comment le percevaient-ils en son essence ? Avaient-ils au moins conscience qu’il était le Double, face inversée de ce Janus biffrons, de cet être étrange dont jamais nous ne pouvons définir les contours, ce dieu « des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes », ce dieu dont une face regarde le passé, l’autre l’avenir. Or cette temporalité dont nous sommes tissés est toujours déchirure, écart, lèvres de l’abîme au-dessus desquelles, simples Funambules, nous tentons de trouver le lieu de notre exister. Chaque jour qui passe, chaque minute qui fait tourner ses rouages, chaque seconde qui fait chuter les grains dans le sablier, chaque instant de notre vie, comme un diapason à deux notes :

 

Cosmos/Chaos/Cosmos/Chaos

  

      Où donc le lieu de notre Vérité, sinon dans le balancement immémorial de l’un à l’autre ?

  

   L’essai de Dominique Bertrand est une très belle réflexion sur les enjeux de notre temps, ce temps « qui bat la chamade », et risque fort de se rompre le cou, tiré qu’il est de « Charybde en Scylla », ces deux monstres marins de la mythologie grecque, lesquels, pour les Anciens, devaient figurer un effrayant Chaos.

   Si le Chaos est en nous, il ne dépend de nous que de le métamorphoser en brillant Cosmos. Ce livre nous y invite avec beaucoup de subtilité. 

Partager cet article
Repost0
15 juin 2025 7 15 /06 /juin /2025 07:04
La pluri-réalité Humaine

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Cette image de Barbara Kroll, à l’instar de bien d’autres, est fascinante. Et pourquoi l’est-elle ? C’est bien son horizon métaphysique qui nous interroge et se donne en tant qu’énigme. Ce qui vient à l’encontre, bien loin d’être un réel directement interprétable, est tout simplement un irréel, la trame résultant de quelque songe enfoui dans les profondes coursives de l’inconscient. Cependant ces formes, bien qu’ébauchées avec rapidité, laissent transparaitre, dans le lacis même de leur entremêlement, des silhouettes Humaines, rien qu’Humaines. Certes, de notre lent travail d’observation rien ne se donnera pour acquis, nulle évidence ne s’imposera à nous avec clarté. L’expression graphique tire toute son essence belle de ce grisé, de cette lente floculation, de cette douce irisation de cendres, juste un poudroiement en lequel notre vue s’abîmera comme si un fin grésil venait en perturber la netteté. Cependant, déstabilisation heureuse dont tout tragique est instantanément éliminé. Observant « Silhouettes », nous serons pris d’une légère somnolence, d’une flottante rêverie qui, nous ôtant du quotidien lourd et immanent, nous invitera à rencontrer un espace de pur onirisme au travers duquel interpréter le dessin dans une manière de distanciation au regard de nos persistantes et obstinées habitudes. Ce que nous attendons, toujours, de la représentation de la Figure Humaine : qu’elle nous parle le langage transparent de la réalité des Hommes et des Femmes dont la quotidienne rencontre tisse l’espace de notre socialité. Ainsi, les croisant au hasard des rues, reconnaîtrons-nous avec un certain contentement intérieur, tel Ami proche, tel Quidam s’inscrivant au fil des jours dans le canal de notre vision et peut-être même cet Étranger dont, malgré tout, nous pourrons tirer une signification au motif de son allure, de sa vêture, de sa façon d’être au Monde.

   Ce qu’il convient de souligner dès maintenant, c’est que cette supposée familiarité avec l’actuel, le directement manifeste, le visible accoutumé, ici sa loi coutumière s’efface au profit d’un genre de primitif chaos dont l’archaïque valeur nous laissera libre d’y apposer un regard totalement autonome, sans doute original, lui attribuant un sceau infiniment personnel, seule façon d’affirmer la singularité qui nous est propre, laquelle dessine, cela va de soi, le profil même de notre Être.

   Mais avant même qu’un concept particulier n’émerge de cette rencontre avec l’œuvre, convient-il d’en déterminer les esquisses les plus signifiantes. Le fond est constitué de rapides biffures au fusain que, sans doute, un effleurement tactile a en quelque sorte dilué, le rendant à une apparence de flou évoquant la volonté de l’Artiste de laisser émerger ses Sujets d’une vague pénombre, laquelle confie au mystère les formes qui lui sont remises avec ce qui, au premier regard, paraîtrait être simple désinvolture alors même que cette manière de tracer est le paradigme selon lequel le dessin se montre en son entier. De cette souple configuration naît une ambiance étrange comme si nous visions la scène au travers d’un verre dépoli : vision favorable au fourmillement, à la pullulation de l’imaginaire.

    Donc les Silhouettes, identiques au traitement du dessin par des enfants, sont constituées de transparences, de superpositions, d’emmêlements de formes dont la valeur de chaos concourt à un effet crypté, a priori recherché. Immédiatement nous sommes dans le domaine de la confusion, de l’enlacement, de l’indistinction, du doute, un peu comme si ces Esquisses hésitaient à se laisser aisément deviner, préférant à la netteté de la pleine lumière cette frange ténébreuse les laissant sur le bord de quelque chose, bien plutôt que de s’y inscrire sans que quelque contestation les puisse remettre en question. Donc ces Formes étrangement naissantes sont en voie de…, tronquées quant à leur propre surgissement, leur épiphanie fragmentée étant le signe patent d’un possible retour au domaine précédant la naissance, dont personne ne pourrait s’aventurer à décrire le visage, pas plus qu’à en nommer l’être-dissimulé. Nous pensons avoir atteint, ici, la limite de la description, sauf à vouloir plonger dans le marigot indescriptible de l’aporie et que cette constatation est le seuil à partir duquel élaborer quelque concept chargé de nous tirer de cet engluement, de cet enlisement.

  

Il nous semble dès lors utile d’émettre

 l’hypothèse suivante.

 

Cette illustration est la projection

de la Condition Humaine

en sa lente, pénible

et laborieuse marche en avant

 

   Marche lumineuse et rayonnante que viennent obombrer déroutes, échecs, contrariétés, éclipses, ce sentiment pour le moins paradoxal, sinon absurde, se soldant par quantité de revirements, de voltes-faces, de métamorphoses, d’infléchissements constants qui émaillent le parcours de l’évolution des Individus Égarés que nous sommes tous, façons de girouettes manipulées par les vents les plus impulsifs, les plus déchaînés qui se puissent imaginer. Donc, ce dont il sera question au centre même des convulsions de ce dessin, à notre avis, des antinomies, des contradictions, des contresens qui affectent l’Humain à la racine même de ce qu’il est,

 

un Être voué au

sort irréductible,

sauvage, irrémissible

de la Finitude.

 

Un Soleil s’est à peine levé

que, déjà, il sombre derrière

 la ligne ensanglantée de l’horizon.

 

   Oui ce sont bien là les lignes de la complexité existentielle qui sont posées sur la feuille de papier, dont rien ne nous exonèrera de les penser plus avant, d’y déceler l’essence qui s’y dissimule en creux, cette fragmentation originaire sur laquelle reposent nos propres fondations, toujours nous en ressentons, au plus profond, les vigoureux tellurismes, nous en éprouvons les sillons et les failles, nous en percevons les fragiles dolines qui, sans cesse, menacent de s’effondrer, nous entraînant dans leur chute mortelle. « Pessimisme » diront Certains, « vision tragique du réel » diront d’Autres, « ombre du désespoir projetée sur la face du Monde » diront encore d’Autres. Sans doute n’auront-ils nullement tort, du moins dans la superficie d’un regard glissant à hauteur du réel, au plan des apparences, sans en interroger les racines souterraines.

    Le réel est ainsi fait que, non seulement il ne nous abrite de rien, mais poursuit son chemin obstiné contre vents et marées, semant ici ses images de pure joie, jetant là les scories des malheurs et des absurdités de toutes sortes dont il a le secret. Ce qu’il faut préciser, avant de poursuivre, c’est que, quelles que soient les intuitions des Uns et des Autres, de l’observation attentive de ce réel, une certitude (une apodicticité en termes philosophiques) doit se lever : irrémédiablement,

 

nous sommes des ÊTRES

de la FRAGMENTATION.

 

   Et chercher à échapper à cette lourde vérité ne dispensera Personne d’en ressentir les entailles au sein même de sa chair vivante, cependant déjà frappée d’une malédiction qui la conduit à trépas. Mais rien ne sert d’enfoncer davantage le canif dans la plaie. Il s’agit simplement de témoigner, de citer du factuel, de l’inévitable, de faire émerger le tissu compact et sourd des plurielles contingences, le « naturel » fera le reste, à savoir nous placer face à qui-nous-sommes, des Acteurs sur le point de sombrer dans le trou du Souffleur, ce dernier, vous l’aurez deviné, se donnant comme l’allégorie de la Mort pure et simple et, en attendant sa prochaine survenue, elle, la Mort-différée s’ingéniera à disposer sur notre route tous les obstacles concourant à la résolution de notre Destin en forme de vortex.

 

Dès ici, il nous faut synthétiser :

 

Être voué au sort irréductible, sauvage,

irrémissible de la Finitude

 

Et lui opposer en tant qu’antithèse, ceci :

 

Être d’infinie félicité

tirant de l’existence

mille et un petits bonheurs.

 

   Certes la marche est haute qui place d’un côté la Finitude, de l’autre l’Infinitude d’une existence ouverte à toutes les promesses. Mais, vous l’aurez compris, nous ne retiendrons que l’hypothèse première tâchant de lui attribuer quelques prédicats dont le quotidien se plaît à parer les kyrielles d’événements ordinaires.

   Si nous revenons à l’antithèse, énonçant la possible unité, l’harmonie, la concorde se déduisant de la simple possibilité d’exister, nous opposerons rapidement à cette « bluette » une lucidité sans faille au terme de laquelle, beaucoup de noir, de grisé foncé, d’anthracite, de bitume assombriront notre vue, la précipitant en quelque manière dans un chaudron empli de poix qui nous réduira, au terme de nos tristes méditations, au confondant statut d’un Quidam affecté d’une définitive surdi-mutité.

   Et, reprenant la qualification du réel selon les trois motifs précédemment évoqués, à savoir l’existence hypothétique

 

d’une unité,

d’une harmonie,

d’une concorde,

 

   nous dirons, d’une façon radicale, que toutes ces postures ne résultent que d’une naïveté ou bien de la poursuite d’un Idéal (ces attitudes sont le plus souvent coalescentes), dont on aperçoit bien que ces visées sont hors-sol, genres de gentilles corolles balançant leurs pétales dans la tiédeur suave, moelleuse, sinon mielleuse d’un horizon « fleur bleue » à destination de Romantiques attardés. Cependant nulle impossibilité d’être Romantique et conscient des fausses vérités qui nous entourent, comme la tunique de fibres le cocon !    

   Où l’unité alors qu’au moins depuis la Pangée, les continents s’écartent, la terre se fissure, des canyons s’ouvrent sous tous les horizons ?  

   Alors que les Peuples multiples du Globe se dispersent selon les mille et un langages d’une Babel aux limites infinies ?  

   Alors que chaque Homme, chaque Femme, sur la Planète, ne fraie sa voie qu’à rencontrer, à chaque pas, des obstacles, des sens interdits, des impasses, des labyrinthes dans lesquels tourner et retourner sur Soi est la seule manière qui nous est donnée de répondre à son absurdité même ?

   Où l’harmonie alors que les couleurs complémentaires s’affrontent violemment ?  

   Alors que sont mis en exergue, dans les grandes métropoles, le clinquant des vitrines, la violence des carrefours ?  

   Alors que les longs et lourds ferries déchargent leurs essaims de Touristes pressés qui n’ont de cesse de butiner le moindre recoin des villes historiques, d’archiver dans leur insatiable curiosité tout ce qui passe à leur portée, une portée de courte-vue, s’entend ?

   Alors que les antiques fêtes ne font que dégénérer en confluences bruyantes où plus rien n’est honoré que le désordre, où plus rien n’est exhibé qu’une brutalité manifeste et gratuite ?

   Où la concorde alors qu’ici l’on égorge, que là on mitraille, que plus loin on pille, que plus loin encore on affûte les sagaies et brandit les lames étincelantes des yatagans ?

    Alors qu’un potentiel Ennemi, un Opposant, peut-être un Exterminateur aux plus louables intentions se dissimulent derrière les paravents d’une folie à l’œuvre ?

  

   Certes, rétorquerez-vous, il y a tant de beauté partout assemblée, tant de joie vacante prête à se manifester, tant de générosité, d’actions positives, tant de réussites dans tous les domaines. Oui, ceci est indéniable, mais tout ce positif, cet authentique, cet ouvert, cette clairière souffrent de la proximité immédiate, comme en leur revers, de tous ces signes stériles, de tous ces actes infertiles, de ces funestes décisions de réduire l’Humain à ce qu’il ne saurait jamais être, à savoir un simple détail de l’Histoire, l’invention infructueuse de quelque Démiurge pris de démence, une manière de cruauté et d’extravagance à la Néron.

   Portant de nouveau un regard présentement déniaisé sur l’esquisse Krollienne, nous devinons, sous l’impatience graphique, le brouillage des lignes et des formes, combien cette représentation est équivalente à la monstration directe des incessantes et itératives attitudes ambivalentes des Humains. Cette mise en images qui pourrait aussi bien représenter quelques unes des Figures proposées par la prodigalité de l’existence, donc des Personnages différents, nous pensons qu’il faut la ramener, plus simplement,

 

à une même image diffractée

d’un même Sujet.

 

   Bizarrerie descriptive ? Certes, mais il convient dès maintenant de focaliser notre regard sur la double dimension diachronique/synchronique dont ce dessin nous semble être la parfaite illustration. Cet Énigmatique, nommons-le « Ambigu », afin de coïncider avec la définition du dictionnaire : « dont le caractère n'est pas nettement tranché ; flou, équivoque. », toutes précisions nous paraissant correspondre à l’essence de l’Homme en sa naturelle versatilité, papillonnante, lunatique.

   Au plan diachronique du déroulement du destin : nous les Hommes, vous les Femmes sommes de simples girouettes dont le dernier vent venu métamorphoserait la singularité du parcours entrepris.

Exigeants et rationnels sous la fraîche bise du Mistral,

nous voici soudain devenus immodérés

et excessifs sous la chaleur sèche de l’Harmattan.

 

Nous sentant parfaitement à l’aise, un jour,

dans le froc romantique bleu à la Werther,

nous serons dans l’impatience, le lendemain,

de revêtir ce long et austère manteau arménien à la Rousseau.

 

Dégustant, aujourd’hui, avec délectation

les « Fêtes vénitiennes » de Watteau

sous l’atmosphère poétique des paysages,

leur flou nimbé de tristesse,

il suffira de l’intervalle de quelques jours

pour que notre dévolu ne se porte,

d’une façon pleine et entière,

 sur le réalisme écorché d’un Edvard Munch.

  

Au plan synchronique, l’instabilité n’en est pas moins patente.

 

En ce même et généreux Printemps,

nous fêterons la luxuriance de la floraison,

la générosité des grappes de glycine,

leur odeur entêtante,

alors qu’en parallèle, nous ne serons satisfaits

 que d’ambiances désertiques

 avec, pour seul horizon, la vide étendue

d’un sable toujours identique à qui il est :

une manière d’ennui succédant à un autre ennui.

 

 En parfaite affinité avec les lueurs faibles

et bleutées de la levée d’une aube fraîche,

nous vivrons dans l’impatience

de l’étoile blanche campée au plus haut du Grand Midi,

désespérant de découvrir

les teintes corail du crépuscule

en son signe avant-coureur des ombres nocturnes.

 

Écoutant avec la plus grande attention,

sinon avec dévotion le Rondeau enlevé

 et allègre d’une sonate de Mozart,

 notre imaginaire nous aura déjà conduits

 auprès du voile flottant, onirique

d’un Concerto de Vivaldi pour luth.

  

   Nous le voyons bien, ces quelques exemples pris au hasard du rythme habituel de notre quotidienneté, nous montrent l’extrême instabilité de nos inclinations personnelles qui passent constamment, et de façon brusque,

 

de notre résolution la plus effective

à la plus évidente des irrésolutions ;

 

de notre disposition à la frivolité

à l’aridité du sérieux

et de l’entièrement déterminé ;

 

de l’assise assurée d’elle-même

à la vacillation la plus déroutante,

la plus déstabilisante qui soit.

 

Nous le disions, à la suite

de ce dessin qui, selon nous l’affirmait :

 

Nous sommes des

 

ÊTRES

 

de la

 

FRAGMENTATION

 

Où l’unité ?

 

Où l’harmonie ?

 

Où la concorde ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
11 juin 2025 3 11 /06 /juin /2025 16:54
Venue du plus loin de la nuit

Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   C’est à peine si le jour faisait sa trace bleue dans le continent étrange de ma tête. J’étais encore sur la pente qui hésitait entre rêve nocturne et clameur diurne. Il me fallait demeurer dans cette posture ambiguë, ne pas me hisser trop tôt vers la clarté, laisser mon corps reposer dans ses bandelettes de momie. Voyez-vous, chaque matin, surgir au monde est un effort presque insoutenable, à la limite d’exister, une naissance aux forceps. La nuit douce, souveraine, maternelle, j’en sens la chair généreuse intimement façonnée  à l’image de ma propre pulpe. Nul partage, seulement un genre de récitatif antique qui coulerait des étoiles et me draperait dans les mailles invisibles d’une soudaine ablution. Comme si j’étais Fils de la Nuit, que je m’y fonde dans une exactitude salvatrice. Je serais indubitablement au centre du réel, dans le nombril du monde, dans le refuge qui se nommerait « accueil en l’éternité » dont personne ne pourrait me  distraire, sauf au risque de commettre la violation d’une loi singulière. Nul ne se hasarderait à m’arracher à la matrice mondaine dont je suis l’un des légataires. Oui, c’est ceci dont il faut m’assurer, une vie au plus près de l’origine, le plus longtemps possible, avant que de faire effraction dans la brûlure de la lumière. Ne prendrais-je quelque précaution et la cécité me clouerait en plein ciel, me ramenant à cette ombre que, trop tôt, j’aurais désertée. Or, avant d’être être de la lumineuse blancheur, je suis être des ténèbres. Aussi bien pourrait-on me nommer « Le Ténébreux », rien ne serait plus exact. Et, ainsi, je me perdrais dans les arcanes du temps, me dissoudrais dans la toile néantisante du non-paraître.

    Voici, je m’éveille. J’étire la voilure de mon corps. Des rémiges  largement ouvertes de chaque côté. Mes pieds sont des battoirs qui appuient sur la courbure de la nuit. Mes mains des griffes qui entaillent les plis d’ombre. Mon sexe un dard qui rougeoie. Mon ombilic une graine qui sème aux quatre vents son désir de germination. Mes genoux des boulets pareils à des gueuses de fonte. Fonte tire vers le bas. Boulets font leur cantique de lourde pesanteur. Anatomie scindée, en partage, une partie noire, une partie blanche. Nouvelle race d’existant aux zébrures inquiètes, angoisse polymorphe posée sur une joie innocente, blafarde. Mains qui hésitent, louvoient, saisissent l’insaisissable. Mains-griffes-de-sorcière, ce qu’elles happent, sitôt se disloque. Yeux pareils à des braises avec, tout autour, l’émail blanc, éblouissant de la sclérotique.

   Embryon-de-nuit. Homme-de-jour. Ne sais plus qui je suis dans le tumulte des termitières humaines. Partout de glaireuses glossolalies. Partout de rugueux borborygmes. Partout des hiatus qui soulèvent mon corps de plein désarroi. Cheveux pareils à des queues de comètes. Pensées de chrome et de platine. Ça y est, ça commence à fuser dans les cerneaux gris de ma tête. Idées-boules-de-chanvre qui n’en finissent de tisser leurs cocons filandreux. Sentiments à la pointe de l’être, amour puis désamour en de sombres guerres intestines. Fusion des sensations dans un convertisseur pourpre. Arcs tendus de la révolte. Teintes boréales de l’optimisme. Jets de soufre de l’hostilité. Torches vives de l’euphorie. Orifice excréteur de la noire inquiétude. Feux de Bengale de la félicité. Tout s’entrecroise. Tout se mêle dans un luxueux maelstrom. Tout se donne dans la perspective d’un pli oxymorique. Visage comme masque. Vérité comme fausseté. Liberté comme aliénation. Cime en tant qu’abysse. Nadir en tant que zénith. Aporie en tant que sens. Oui, la seule vérité : oscillation, flux et reflux, geste syncopé de l’amour, rythme du nycthémère ; été/hiver ; diastole/systole ; instant/durée ; Vie/Mort en leur enlacement tumultueux.

   Mais qui donc se penche au-dessus de mon berceau ? Serait-ce la Nuit ? Serait-ce le Jour ? Mes géniteurs donneurs de bonheur et d’angoisse ? Ou bien un être hybride, une « inquiétante étrangeté » ? De la Mort elle a le teint cireux, les orbites vides, les mains aiguës tels des harpons. Ses cheveux, pareils au Fleuve Léthé, pourquoi s’appliquent-ils au rocher de mon visage avec la volonté d’en effacer la timide figure de proue ? Serait-ce une Femme-Squale au museau fouisseur, à la bouche rose largement ouverte, hérissée de canines pareilles à un vagin denté ?  Lui, le carnivore,  pourrait m’émasculer à la force de ses dures mâchoires, manduquer mon sexe, le renvoyer dans les fosses carolines de l’Histoire et je ne serais plus alors qu’une sorte d’histrion comique ne possédant même plus les clés de sa propre genèse. Et ses yeux, les avez-vous vus, ces deux billes de carbure dont l’une brille (sous l’effet de la malice ?), dont l’autre est maculée de suie (en direction de quelle âme égarée dont le signe même serait aboli ?). Et cette bouche, cette fleur noire, cette « Queen of night », de quel royaume funeste est-elle l’envoyée ? Et à quelle autre fin que de me conduire à trépas ? De me ramener dans mon antre originel, mais dépourvu de destin, privé de figure humaine, simple bactérie flottant dans la soupe primordiale, dense, obtuse, inconnaissable par nature ?

   Mais VOUS, qui m’apercevez tout au fond du boyau de ma détresse, que ne venez-vous à mon secours avec, dans les mains, un bouquet de lotus ou de lys blancs afin que, reconnu, je puisse enfin exister, faire un pied de nez au Néant, dire « merde à Vauban », « Bagnard je suis chaîn' et boulets/ Tout ça pour rien ». Oui, tout ça pour rien !   C’est à peine si le jour fait sa trace bleue dans le continent étrange de ma tête. Va-t-elle durer, cette trace, plus que le tremblant photophore de la luciole dans la savane d’été ? Dites moi une vérité rassurante. Une seule. Par exemple : « Oui, vous êtes » et je vous laisserai en paix pour le reste de vos jours. En paix !

 

Partager cet article
Repost0
29 mai 2025 4 29 /05 /mai /2025 09:47
Du Fauvisme et de la Modenvité

« Femme au chapeau »

1905

Henri Matisse

 

***

 

   « Ces choix de couleurs audacieux s'écartaient de la palette sobre et naturaliste qui prévalait dans l'art traditionnel et marquaient un changement significatif vers l'utilisation de la couleur comme moyen d'expression émotionnelle dans le travail de Matisse. (…) Cette abstraction de la forme humaine et l’accent mis sur la couleur et la forme plutôt que sur une représentation réaliste sont une caractéristique du style fauviste, qui cherchait à exprimer la réponse émotionnelle de l’artiste au sujet plutôt que de viser une représentation fidèle de la réalité. »

 

                                                                                                   (C’est moi qui souligne)

 

 

   Cette citation est extraite de : « Le chef-d'œuvre fauve d'Henri Matisse "La Femme au chapeau" », méditation délivrée par Amelia Singh.   

 

    Ce travail de Matisse, selon la Critique, s’adresse, essentiellement, au côté sensible du Spectateur, ce que soulignent, à plusieurs reprises, des expressions telles que : « moyen d'expression émotionnelle », « réponse émotionnelle ». Or, nous faisons l’hypothèse que cette assertion ne vise que « l’existence » de cette toile, à savoir le fait qu’elle surgit du néant et ne se donne à nous, qu’à la façon d’un objet artistique comme un autre, faisant l’économie d’en faire ressortir la singularité, à savoir nous délivrer son essence propre. Å l’encontre de cette idée mettant en pleine lumière la réception simplement pathique de l’œuvre, nous prétendons que « Femme au chapeau » fait bien plutôt signe en direction d’un concept purement abstrait. Å des fins d’explicitation, nous mettrons en perspective, par rapport à ce portrait, deux autres portraits : « Autoportrait à la pipe » de Gustave Courbet, illustrant l’école Réaliste, et « Jeanne Samary en robe décolletée » de Pierre-Auguste Renoir, représentant de l’école Impressionniste.

Ce que nous voudrions illustrer, ceci énoncé d’une manière synthétique :

 

le Réalisme convoque le seul percept,

l’Impressionnisme s’adresse à l’affect,

enfin le Fauvisme traduit le recours au concept.

 

    Une description de ces œuvres sera le moyen d’en faire paraître les valeurs singulières développées tout au long du cours de l’Histoire de la Peinture.

 

 

Du Fauvisme et de la Modenvité

« Autoportrait à la pipe »

(1847)

Gustave Courbet

 

*

 

   Le constant souci du Réalisme est, comme son nom l’indique, de coller au réel sans distance. Ainsi l’œuvre résulte-t-elle d’une simple mimésis, il faut que l’expression peinte adhère d’aussi près que possible à l’effectivité du Peintre en son exister même. Nulle interprétation particulière, nul décalage qui auraient pour but d’enjoliver, de magnifier la vérité. Cette dernière doit jaillir de la toile sans affectation ni complaisance. Gustave Courbet nous apparaît tel qu’en lui-même, visage reposé méditatif mis en valeur par le ruissellement d’une douce lumière. Ici c’est le Percept qui s’affirme dans toute la force de son évidence. Nulle place pour une projection des sentiments intimes des Voyeurs, la représentation se donne en totalité sans qu’aucune soustraction ou addition de sens ne puissent y être ajoutés. Nul doute dans le Réalisme, tout va de soi, dans la certitude de son être, comme la netteté de la pomme sur la plaine de la toile cirée, comme la précision des points lumineux du Chariot sur le calicot de la nuit, comme la certitude de l’if se découpant sur le ciel de Toscane. Tout est saisi en un unique coup d’œil sans qu’un reste, un inaccompli ne demeurent celés en quelque coin de l’image. Rien à déduire d’un extérieur, d’un hors-cadre. Ni visage, ni pipe, ni pullover ne sont des mystères, ne sont des énigmes, tout est plein d’emblée. Le Percept est net, tranchant tel la lame du silex. 

 

Du Fauvisme et de la Modenvité

« Portrait de Jeanne Samary »

Ou « La Rêverie »

1877

Pierre-Auguste Renoir

 

*

 

   L’Impressionnisme, maintenant. « Jeanne Samary », illustre parfaitement les tendances de cette école prolifique. Ici, par rapport au Réalisme, l’on voit, d’emblée, combien déjà le réel est distancié, combien il se manifeste dans une manière de douceur irisée qui est sa marque de fabrique, empreinte que l’on retrouve dans la nébulosité des Marines de Turner. Tout y est suggéré, rien ne s’y impose par la force ou la contrainte. En tant que Regardeur, on a « l’impression » de viser l’image au travers d’un verre dépoli ou bien du papier huilé d’une maison de thé. La vision glisse insensiblement de place en place, genre de paisible papillonnement faisant s’envoler le nectar d’une fleur. Touches délicates si proches de la résille souple d’un songe, du grésillement d’une brume au-dessus d’une lagune, du vol éphémère du fragile colibri. Là est bien le lieu de l’affect, de l’émotion à fleur de peau, de la psyché en laquelle se reflètent les mille et un mirages de l’exister. Nulle activité de réflexion sollicitant l’entendement. Juste se laisser aller comme la calebasse sur l’eau dans les douces dérives de l’ukiyo-é, monde flottant, instant fugitif, félicité mouvante, texture si légère propre à l’univers coloré de l’estampe japonaise. Jeanne, posée dans cette espèce de surréalité, nous appartient, en même temps qu’elle se distrait de nous, saillant à peine de ce nuage Rose-Thé se mêlant à la douce allusion de sa chair. Tout est fondu et l’on se croirait en une manière de rêve éveillé poudré des arabesques des chimères les plus intimes. On est si loin, certes des précisions du Réalisme, certes des vigoureux coups de gong du Fauvisme.

 

Du Fauvisme et de la Modenvité

Mais il nous faut reprendre « Femme au chapeau », ainsi contextualisée et en tirer les enseignements qui s’imposent. Au premier regard, à peine sortis du réel de Courbet, tout juste issus du surréel de Renoir, nous voici soudain plongés en un irréel qui nous étonne par l’étrangeté de son être. Si « Autoportrait à la pipe » nous semblait vraisemblable, si « Jeanne Samary en robe décolletée », nous pouvions, d’une manière « naturelle », nous en approprier l’image, voici que « Femme au chapeau » nous déconcerte au motif qu’elle paraît totalement s’inscrire en un univers qui n’est nullement le nôtre. Comme si, à partir du Réalisme, puis de l’Impressionnisme, un retournement en chiasme avait eu lieu, non seulement topologique, non seulement esthétique, mais nous assistons là, médusés, à un changement de mode du connaître, lequel nécessite le recours à un paradigme de vision renouvelé. Tout est en métamorphoses, tout est en surprises. L’épiphanie humaine ne se donne plus sous les traits de la douceur, de la carnation identique à un corail. « Femme au chapeau » est le lieu d’une pure violence picturale, d’une manière de chromatisme fou.

   Le traitement plastique du chapeau est hyperbolique, semblable au violent entremêlement des queues de comète de quelque feu d’artifice, rien n’y est au repos, tout y subit une étrange poussée volcanique, tout y sourd depuis les entrailles d’illisibles et confus abysses. La vêture est parcourue de vigoureux sillons de pâte, genres de soulèvements d’argiles, de convulsions de glaise. La matière, en sa texture, est traversée de bizarres puissances dont nous ne voyons que la lame superficielle à défaut de percevoir le sourd engrenage d’un mécanisme dément. Les supposées fleurs qui ornent la cape sont bien plus la résultante de distorsions internes que de simples motifs artistiques portés au-devant de nos yeux. Tout est contractures, crispations, contrariétés résultant d’une mystérieuse mouvementation semblable à celle d’un primitif chaos.

   Quant au traitement du visage, il est le point d’orgue de ce déchainement de valeurs tonales qui n’ont plus rien à voir avec les formes antécédentes sur lesquelles cette représentation s’est historiquement fondée. Bien loin d’être le visage d’une simple Bourgeoise parvenue à l’acmé de son exposition, ce visage est un masque identique à ceux, polychromes, anguleux, expressionnistes, des cérémonies africaines, symboles du déchaînement intérieur de quelque Chaman honorant, par de surprenants rituels, la mémoire des ancêtres.

   Quant au style coloré, un étonnant Vert de Jade joue en mode dialectique avec sa teinte complémentaire, ce Rouge Garance, conflit s’il en est, porté au plus haut de son expression. Lutte intestine qui, bien évidemment, interroge vivement les Voyeurs que nous sommes.

   S’il s’agissait d’émotion, il ne pourrait être question que d’un genre de commotion pathétique comme le réel ordinaire nous en donne peu d’exemples, sans doute à la limite de quelque folie. Laquelle : celle du Modèle ? Celle du Spectateur ? Les deux, par simple phénomène d’osmose ? Non, nous ne croyons pas que cette hypothèse soit tenable.

 

L’émotion en soi est amplement dépassée

par la dramaturgie formelle

qui s’annonce déjà sous les traits

d’un expressionnisme naissant,

 

 mais aussi, par simple effet d’écho, de réflexion, se laisse également deviner, dans un horizon pas si éloigné, le profil même de l’Abstraction. Déjà, regardant « Femme au chapeau », nous apercevons, dans les coulisses, la vigoureuse manière d’un Kees Van Dongen dans « Femme au grand chapeau » de 1906, déjà, dans un arrière-plan « logique », transparaît « Jeune fille au corsage violet » d’Alexej von Jawlensky en 1912. Comme une projection en abîme, comme un emboîtement d’œufs-gigognes, la dernière œuvre contenant en soi l’antécédente, laquelle antécédente contient en soi celle qui lui est immédiatement antérieure.

Du Fauvisme et de la Modenvité

   Dans le triptyque d’oeuvres exposées ci-dessus, on notera d’évidentes conjugaisons formelles (audace du trait et de la couleur, liberté de traitement du portrait humain, radicalité de la palette de couleurs), mais toutes ces indications sont « positionnelles », « topologiques » si l’on peut dire,

 

leur véritable signification

et le motif de leur appariement

est bien plus d’ordre conceptuel,

 

   nous voulons exprimer par-là que c’est bien un nouveau lexique des valeurs qui se met en place, une façon de renouveler foncièrement le geste artistique, de lui donner un surcroît de sens, ce mouvement s’inscrivant en un champ plus large, diachronique, lequel fait apparaître une nette métonymie, un assuré glissement de sens qui s’opère à partir du Réalisme, s’approfondissant dans l’Impressionnisme, s’augmentant de façon significative dans le traitement Fauve pour aboutir, enfin, à l’Expressionnisme et à l’Abstraction. Et si nous accroissons la focale de notre regard, bientôt se montreront les interprétations cubistes du réel, peut-être les portraits Futuristes d’une Lioubov Sergueïevna Popova, puis ceux, transgressifs, iconoclastes d’une Dora Maar chez Picasso, d’une Marie-Thérèse Walter à l’équivoque silhouette, d’une Jacqueline à l’étrange posture de figurine égyptienne.

   Toutes ces variations, tous ces motifs géométriques, tous ces emboîtements, toutes ces mutineries et séditions picturales ne se comprendront plus, dès lors, qu’à l’aune d’une cérébralité, d’une intellection à l’évidence fort éloignées de la convention Réaliste, de l’entente Impressionniste. Notre entendement, substantiellement bousculé par le nouveau régime narratif, ne résultera plus alors de la mise en marche de nos percepts primaires, pas plus qu’il ne relèvera d’une impulsion émotionnelle, il ne consistera plus  qu’en déductions logico-rationnelles, qu’en compréhension en profondeur de ce qui se joue là, dans cette pure effusion pathético-gestuelle, qui est l’infléchissement du Destin de l’Art, lequel, d’une manière entièrement homologue, est infléchissement du Destin de l’Homme.

   C’est en ceci, ce hiatus, cette césure introduite au plein du motif génétique du mode d’expression, que se détermine cette optique conceptuelle qui deviendra le mode le plus courant utilisé pour décrire les situations existentielles, quelles qu’elles soient. Sur ce point précis, le XX° siècle se fera le fossoyeur des représentations du XIX° siècle, la Modernité se tournant délibérément vers des formes épurées, géométriques, consistant, si l’on veut, en une mathématisation du réel bien éloignée de la posture académique et des normes rigides de l’ancienne mimèsis.

 

L’Axiome se substitue au fait pur et simple.

L’Idée arrive en lieu et place de l’évidence existentielle.

La Pensée supplante le seul ressenti subjectif.

La Raison éclipse toute velléité d’impulsion sensible.

 

   Bien évidemment, ceci n’infirme en rien la valeur singulière des œuvres du passé. Ce que nous croyons, c’est que l’Art en son ensemble est Langage, que les mots qu’il fait paraître, réalistes, impressionnistes, abstraits, tout comme dans une phrase, jouent les uns avec les autres, naissent les uns des autres, signifient par rapport à une altérité, la dimension sémantique résultat de toutes ces riches interactions, de ces relations, de ces co-appartenances sans lesquelles les œuvres ne profèreraient que dans un désert nu et vide.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
23 mai 2025 5 23 /05 /mai /2025 07:32
Énigme contre énigme

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

L’Homme est une énigme

L’Art est une énigme

 

   Ce qui vaut à ce texte le titre étrange « d’Énigme contre énigme ». Mais quelle autorité, quelle logique, quelle détermination nous permettent d’affirmer ceci ?

   Homme-Énigme en ce qu’il ne se connaît lui-même, lui qui est sans distance par rapport à son propre Soi, désemparé qu’il est de cette proximité qui sonne tel un définitif éloignement.

   Art-Énigme, dont les œuvres, le plus souvent, ne se laissent nullement dévoiler, dont l’essence profonde nous demeure invisible.

   Å cette affirmation, au même titre pourrait-on dire que les Autres, le Monde sont aussi des invisibles. Si ce n’est qu’avec les Autres, avec le Monde, nous sommes en dialogue, nous obtenons des réponses qui, pour partielles, décevantes parfois, existent tout de même en tant que face à face productif de quelque signification.

   Avec Soi, le colloque singulier tourne vite court, aporétique qu’il nous paraît au motif que les réponses qu’il apporte à nos questions sont complaisantes, biaisées, destinées à une unique réassurance narcissique. Quant à la position de l’Art par rapport à ce que nous en attendons, l’écho qu’il nous adresse, teinté de pur mystère, nous laisse sur notre faim, s’il ne se résout même par une longue mélancolie qui s’empare de Nous. Lorsque les œuvres nous délaissent,  nous sommes abandonnés sur un champ de ruines qui est le nôtre, rien que le nôtre. C’est notre amour propre qui est touché à vif car nous voudrions comprendre l’œuvre, condition de possibilité de notre propre compréhension. Toujours nous sommes des déshérités, des orphelins de l’Art, témoins les tristes épiphanies de Ceux, Celles qui, sortant d’un Musée, portent en eux les stigmates d’une mésintelligence de ceci qui vient d’avoir lieu : écroulement d’un espoir qu’ils portaient au-devant d’eux, tout comme un Officiant apporte des offrandes à son dieu, déjà remercié du geste même du don.

   C’est en effet, en termes de donation que le problème se pose, qui part du Voyeur en direction de ce qui l’aimante, qui le fascine, dont il attend un juste retour. En réalité

 

c’est une partie de Soi

qu’on destine à la peinture,

à la sculpture,

 

   ne leur demandant qu’une restitution qui accroisse notre Être, le comble en partie du moins, en réalise une manière d’accroissement versé au titre de nos minces joies. Combien de déceptions, parfois, succédant aux félicités espérées. Tout comme, prenant des œuvres pour modèles, les portant en Soi à la façon d’irrémissibles révélations, nous croyant soudain investis d’un réel pouvoir démiurgique, nous essayant à la simple reproduction, sans autre projet que d’imiter le Maître, nous n’obtenons que formes et couleurs sans signification, pire peut-être, c’est nous-mêmes que nous défigurons par simple effet projectif :

 

nous sommes êtres

du manque et

de l’insignifié

   

   Cette esquisse de Barbara Kroll, sur laquelle nous méditons, se donne bien comme l’illustration du motif de l’énigme en sa plus verticale dimension. Cette Artiste est habile à nous entraîner, nous les Voyeurs consentants, en des sites d’allure totalement métaphysiques d’où, toujours, nous revenons désorientés, car il n’est nullement facile de rejoindre la terre ferme après avoir vécu dans les parages de ce qui, sans lieu ni temps, sans visage, nous place dans la pure abstraction de ce qui ne se montre que sous les traits du paradoxe, de l’ambiguïté et, en définitive de cette impalpable angoisse adhérant aux questions sans réponse.

   Alors, visant cette œuvre que nous avons nommée « Énigme », il se pourrait bien, qu’entourés des brumes du songe, nous ne tardions guère à nous projeter en cet étrange Personnage dont nous ne savons rien, dont nous ne saurons rien, pour la simple raison que sa forme nous demeurera définitivement étrangère. C’est un peu comme si nous devenions nous-mêmes, pure étrangeté. Donc nous reprenons l’énoncé de notre proposition,

 

« Énigme contre énigme ».

 

Énigme du personnage

en lequel nous nous fondons

en quelque manière,

énigme de l’Œuvre ici représentée

à l’initiale de sa genèse.

   

Tout se donne à même

une possible naissance :

 

bouton de rose avant son dépliement,

lumière d’aube avant sa suffisante clarté,

clair-obscur de la chambre avant

que les volets ne s’ouvrent au jour.

 

   Plafond, mur ne sont que de vagues lueurs d’aquarium, couleur de Menthe et d’Eau qui glissent en elles, en leur propre matière, sans pour autant bourgeonner, se révéler. Pure réserve de soi en son naturel mystère. Le sol est gris, un gris léger de Cendre, simple pulvérulence dans le long sommeil de la pièce. Le mur de gauche sonne, mais dans la discrétion, genre de Dragée à la délicate carnation. Toutes ces choses de l’environnement quotidien ne sont que

 

des touches aériennes,

un souffle avant la parole,

un soupir précédant un désir,

une simple latence avant un

possible envol de l’imaginaire.

 

  Tout est recueil en soi que vient confirmer la présence/absence « d’Énigme », que vient étayer l’amorce de peinture plaquée au mur. Tout paraît et rayonne de l’intérieur à même un motif analogique cherchant à nous dire l’équivalence des choses en leur dépouillée teneur métaphysique :

 

Sujet = Œuvre = Murs = Plafond

 

et l’on sent bien la hauteur

de néantisation de chaque objet

porté sous notre regard.

 

Mais reprenons :

 

en soi, tout Sujet est énigme

En soi, tout Art est énigme

 

   La seule chose possible : la mise en relation de l’Énigme avec l’Énigme. Si nous utilisons les majuscules pour Énigmes, ce n’est que pour affirmer leur équivalence

 

avec ces sortes d’Universaux

que sont l’Être,

le Néant,

l’Abîme

 

   Tout, ici, est de cet ordre de l’à-peine visible, du compréhensible a minima, du dicible retenu en soi. Rien ne surgit, rien ne fait sens, rien ne profère de valeur, tout demeure en son plus profond célement. Et, de ceci, rien ne sortira dont nous pourrions créer une narration, rien ne sera support de méditation, ressort d’une possible parole, efflorescence d’un langage, fût-il énoncé dans la prose la plus modeste, même la plus archaïque. Mais, sans volonté expresse de le faire, nous venons d’émettre le mot essentiel selon lequel envisager la matière même de cette œuvre : « archaïque ». comme si, soudain, par rapport au contemporain, nous étions propulsés vers quelque germe originaire se perdant dans la nuit des temps, essentiel moteur, du reste, d’une méditation métaphysique, laquelle a besoin

 

du retrait, de l’ombre,

de l’irisation, du moirage du réel,

 

   elle, la métaphysique qui en est l’antécédence, l’annonce car, à l’évidence, tout exister provient de l’Être en sa plus abyssale posture.  Å nous immerger dans cette ébauche, dans cette aquarelle aurorale, la seule certitude qui puisse nous rencontrer (ce qui fait le charme et l’attrait de ce rapide travail) c’est bien évidemment

 

l’incertitude de la lisière,

le tremblement du trait,

l’hésitation de la teinte,

l’amorce de figuration,

l’indice d’une situation,

le linéament de ce qui

pourrait advenir.

 

   Nous sommes à l’orée des choses, sur leur seuil, à l’avant-poste d’une scène à venir. Et c’est cette incertitude, ce suspens, cette vacillation qui nous retiennent là, tout au bord de l’image, en réalité, plus images nous-mêmes, qu’êtres incarnés, toujours en vertu de ce principe d’homologie qui nous relie aux objets que vise notre inlassable regard.

  

Ce qui justifie l’énigme,

c’est la condition homologue

de l’être-œuvre,

de l’Être-homme :

 

   deux entités métaphysiques portant irrémédiablement en elles la mesure néantisante, nocturne dont ils sont affectés en leur fond. Tous deux : Homme, Œuvre s’annulent à même leur charge de lourde négativité. Ils relèvent du préfixe « in » qui se décline sous les espèces d’un lexique privatif : « in-dicible », « in-effable », « in-visible », « in-audible », « in-ouï », « in-sondable », « in-imaginable », « in-intelligible », et l’on n’en finirait de citer la liste des prédicats ouvrant sur leur abyssale finitude, la seule du reste, finitude, qui ne puisse revendiquer le préfixe qui retranche, à savoir le « in » qui l’accomplirait dans la forme même de « l’in-finitude ».

   En effet, connaîtraient-ils l’infinitude et ils déboucheraient aussitôt sur l’absolue effectivité d’être sous toutes les esquisses possibles et imaginables, infiniment présents à eux-mêmes et aux Autres, infiniment lisibles, infiniment visibles, au motif que ce temps dilaté, quintessencié, aurait porté leur être à l’acmé de leurs propres et inouïes possibilités. Si bien que leur charge commune énigmatique s’effaçant, ils se donneraient dans la pure évidence d’être, leur ouverte signification ne poserait nul problème de compréhension, d’interprétation et ils apparaîtraient telles de simples et immédiates vérités dont nulle ombre n’affecterait l’immense limpidité. En eux, contrairement à l’assertion d’Héraclite

 

« Nature aime à se cacher »,

 

la formulation se métamorphoserait en

 

« Nature aime à paraître »,

 

sans affectation ni rétention,

mais selon la pente naturelle de leur être.

   

 

   Sublimes étrangetés que ce face à face d’une véritable dramaturgie existentielle : le Sujet est d’illisible posture. De Lui, ou d’Elle, nous ne savons que cette folle ambiguïté en laquelle ce personnage dissout sa propre identité.

 

Homme tourné vers la faible lueur Rose-thé du mur ?

Femme dont la longue chevelure noire occulterait le visage ?

Toile : début de tracé d’une épiphanie humaine avec le double cerne noir des yeux ?

Simple étang vert sur lequel flotterait quelque allusion à des « Nymphéas » ?

Touches uniquement abstraites dont nulle signification n’émergerait ?

 

   Réellement nous ne pouvons rien savoir de ce lexique formel encore situé dans ses premiers balbutiements.

   Serait-ce ici l’angoisse d’anticipation créatrice de l’Artiste qui se manifesterait ?

   Ou bien plus vraisemblablement, serait-ce la nôtre qui se lèverait devant toute cette lourde chape d’incompréhension ?

   Ou bien encore, serait-ce la conjugaison des deux, laquelle énoncerait en un seul et unique mouvement, l’hésitation de l’Art à paraître, liée à l’hésitation, la nôtre, sous le mode de l’analogie, du mimétisme, dimension pathique attachée au surgissement même des choses en leur plus saisissante éclosion ?

  

Toujours nous sommes

au bord des choses :

au bord de l’être,

au bord du temps,

au bord de l’espace,

au bord de l’Art,

au bord de nous-mêmes

 

Où donc le centre ?

Où donc le centre

qui serait baume,

qui serait onction à poser

sur la meurtrissure de l’être ?

 

 

 

Partager cet article
Repost0
20 mai 2025 2 20 /05 /mai /2025 09:26
Être et Signifié

Source : Wynguits

 

 

   [Remarque préliminaire – Ce texte est difficile à lire au motif du sujet dont il traite : de l’Être, du Signifié, de l’étant, de la signification. Ici la nature des choses, à mi-distance de la physique dont nous avons la familiarité, de la métaphysique dont nous ne savons à peu près rien, la nature des choses donc est fuyante, toujours sujette à caution, jouant de constantes ambiguïtés, d’étranges paradoxes. L’on passe, incessamment,

 

de l’Être-Nu qui est l’Être-véritable

à l’être-vêtu lorsque cet Être

 

   est métamorphosé en existence. Å l’évidence, il y a césure entre les deux états et entreprendre d’en comprendre le fond, c’est un peu comme de décrire une invisible image sur l’écran blanc du cinéma. Alors il faut consentir à se défaire de ses assurances logiques, de rétrocéder à partir de la Raison en direction de touches légères, de simples effleurements imaginatifs, intuitifs, se laisser flotter, en quelque sorte et accepter sans réserve que s’ouvrent à nous d’autres représentations que celles qui nous sont familières. Métaphoriquement, c’est un peu comme si l’on accordait aux ombres chinoises (métaphysiques) projetées sur la pellicule transparente, autant de valeur et de réalité qu’on en attribue, généralement au Manipulateur (le Physique).

   La question posée par Christine Raison portait avec justesse sur le concept de l’Être tel qu’envisagé par Martin Heidegger. Outre que l’œuvre de ce Philosophe (dont Emmanuel Lévinas disait qu’il était « le philosophe du millénaire »), est redoutablement complexe, que sa conception de l’Être, bien plutôt que d’être monolithique a varié tout au long de sa carrière philosophique, n’étant moi-même en rien « heideggérien », pas plus du reste « qu’hégélien », pas plus « qu’husserlien », prenant la liberté, en fonction de mes affinités et centres d’intérêt, d’emprunter ici telle notion, d’infirmer là une idée à laquelle je suis rebelle, de modifier au gré des jours et de mes humeurs certaines notions philosophiques afin de les faire miennes, ceci me dispensant de quelque dogmatisme que ce soit. Bien évidemment, « l’envers de la médaille » se traduit par une méditation de type syncrétique, d’éclectisme dont cependant je récuse qu’il puisse s’agir de simple « amateurisme » au vu d’une réflexion au long cours argumentée en raison.

   Qu’il s’agisse de « subjectivisme », certes et ce qui vaut pour moi vaut aussi pour les Autres : nous ne sommes pas des objets. Vous l’aurez compris, je ne suis nullement un genre d’Épigone reproduisant en une manière de constant euphémisme les propos d’un « Maître ». Penser est penser par Soi-même, toute autre entreprise est vouée aux facéties d’un psittacisme dont rien n’est à attendre que du « mécanique plaqué sur du vivant », définition que le distingué Henri Bergson attribuait au phénomène du rire. Toute imitation est de cet ordre. Il ne faut nullement reproduire, produire seulement avec suffisamment de rigueur et l’on aura la satisfaction de la singularité, ce qui, en notre moutonnière époque, n’est déjà pas si mal ! Ceci n’est nulle justification, juste une petite précision à l’endroit de mes Lectrices et Lecteurs habituels. Courage à eux s’ils sautent dans le « grand bain » !

 

*

 

Ci-dessous le texte qui a suscité la question

De Christine Raison :

 

 

« Il y a beaucoup de choses dissimulées,

occultées dans le Monde.

 

L’Amour en cage,

sa baie enfermée

dans son calice rouge,

le cerneau de noix muré

dans sa coque de bois,

le corail serré

dans sa bogue d’épines.

 

De manière symbolique,

 

L’Amour est Vérité, le calice fausseté

Le Cerneau est Vérité, la coque est artifice

Le Corail est Vérité, la bogue est mensonge

 

   La Vérité se décline sur un seul mode, si bien que le mot pour en exprimer l’essence demeure identique à qui il est, unique, quelles que soient les circonstances ; l’erreur se décline sous des modes divers, polyphoniques, si bien que les mots pour témoigner de ses accidents successifs se donnent sous le signe de la multiplicité, du chatoiement trompeur, de l’illusion polychrome.

 

La Vérité est nue, la fausseté est vêtue.

Être en Vérité c’est être Nu.

Fausseté : masque du dés-être.

  

Être, c’est Être-NU.

 

Toute vêture soustrait au regard la belle

et irremplaçable signifiance du corps.

Nulle vêture et c’est le saut immédiat

dans le réel plus que réel des Choses,

leur authenticité accomplie.

 

Il n’y a d’Être,

donc de possible ontologie,

que du Nu.

 

   Le vêtu, se dispensant d’être, existe a minima, fragile aura à distance de ce qui est seulement à considérer, l’Être en son essentielle vigueur. Certes la Nudité n’est nullement l’Être en sa plénière valeur, il n’en est que la manifestation,

 

tout comme la brume

manifeste l’eau de la lagune,

tout comme la vapeur

manifeste le nuage,

tout comme le rose aux joues

manifeste la présence de l’Amour.

 

   Certes, parler de l’Être est toujours prendre le risque de nommer ce qui, dépourvu de quelque apparence, ne fait sens qu’en tant que phénomène de la pensée.

   Si l’on assemble « fausseté »« artifice »« mensonge », on ne fait que produire une chaîne de signifiants.

   Si l’on recueille, en un seul et unique endroit, « Amour »« Cerneau »« Corail » on ne fait qu’énoncer trois fois le même et unique Signifié.

 

L’étant est signifiant,

seul l’Être est Signifié,

seul Il peut recevoir

une Majuscule à l’Initiale.

 

   Ceci n’est ni opération magique, ni mysticisme, ceci est la simple mise en exergue de la différence ontologique :

 

l’Être est le versant

caché de l’étant. »

 

 

*

 

La question de Christine Raison :

 

« Heidegger a -t-il l'a même définition de l'Être ? »

 

   Ma réponse : Dans ce bref extrait, je ne vise nullement à définir l’Être, ce qui ne serait rien moins que présomptueux. D’une manière générale, telle la théologie négative définissant Dieu en ce qu’il n’est pas, l’ontologie se veut également négative, disant l’Être en ce qu’il n’est pas. Ce que je souhaite, c’est simplement faire apparaître quelques nervures en lesquelles l’Être pourrait s’inscrire si, d’aventure, il pouvait faire phénomène en un certain lieu, en un certain temps. L’Être étant toujours en réserve de Soi, tel un halo qui indiquerait le lieu de sa provenance sans en désigner le site, nous sommes condamnés à le faire « paraître » au gré d’ellipses conceptuelles, et, surtout à l’aune des analogies dont nous espérons qu’elles seront suffisamment signifiantes. Au travers de plus d’un de mes écrits,

 

l’Être se définit en tant que Langage

et, dans celui qui nous occupe,

en tant que Signifié.

 

   Or, dans le vaste corpus heideggérien consacré à l’étude de cette épineuse question, il n’est jamais dit, à ma connaissance, que l’Être est Langage, que l’Être est Signifié. Si, nécessairement, l’Être se prononce en mots, se décline en signifiés, il n’est ni mot, ni signifié au sens strict. Å ces brusques assertions je ne doute guère que les Heideggériens avertis ne manqueraient de sursauter. Eh bien qu’ils sursautent, ce ne sera, en eux, que l’une des manifestations de l’Être, lequel, le plus souvent, réclame un Saut pour passer de l’ontique à l’ontologique !

   Lorsque je dis l’Être en tant que Langage, en tant que Signifié, je tâche de rendre visible l’invisible, je tente de prélever dans la Métaphysique ce qui pourrait se donner dans le physique pur et simple. Mon évocation de l’Être, bien plutôt que d’être logique ou ontologique est analogique : l’Être serait de telle ou de telle manière, en une certaine façon, l’Être comme si…

Toujours cet exercice d’essai de visibilité se déroule sur la corde raide de l’illogique et de l’à- peu-près, de l’effleuré, du pressenti, plutôt que du clairement exprimé. Si Heidegger annonce

 « Le langage est la maison de l’Être », il ne dit nullement que l’Être est langage, il détermine, tout au plus le site de sa possible émergence. Le Deus absconditus au même titre que l’Être-dérobé sont de dangereuses entités qui vibrent en-deçà, au-delà des strictes apparences, ne coïncident jamais avec un hic et nunc qui nous les livrerait telles des choses : cette chose-ci, cette chose-là avec leurs prédicats clairement établis.

   Tout ce qui se dérobe à notre perception, l’Infini, Dieu, l’Absolu, l’Être nous posent la difficulté insurmontable d’en préciser les exacts contours. Il n’y a que la stricte tautologie qui pourrait rendre compte de leur énigme :

 

L’Infini = l’Infini

Dieu = Dieu

l’Absolu = l’Absolu

l’Être = l’Être

 

   Mais à cette énonciation en boucle notre esprit rationnel regimbe. Nous voulons de plus évidentes explications, nous ne voulons demeurer en échec au seuil de questions dont la résolution, pensons-nous, pourrait nous sauver. De quoi ? D’un naufrage ? Non, de nous et seulement de nous. Aussi, le recours aux synonymes est-il un pis-aller,

 

l’Être en tant que substance ;

l’Infini en tant qu’inconditionné,

l’Absolu en tant que summum,

Dieu en tant qu’Éternel

 

   ne sont que de simples hypostases en lieu et place de ces transcendances dont, un seul instant il nous eût été agréable de tutoyer l’invisible matière.  Dans un souci classique d’éviter des répétitions lexicales, il nous plaît, par exemple, de remplacer le mot « Vrai » par « Authentique » et nous nous croyons quittes de la tâche à accomplir. Mais, en réalité, et nous le savons, le

« Vrai » est irremplaçable que « l’authentique » hypostasie, un vassal en lieu et place d’un Suzerain.  Nous interrogeons les définitions telles que fournies par le dictionnaire :

 

   Vrai : « Qui est conforme à la réalité, à la vérité ou qui lui correspond ; à quoi ou à qui on peut légitimement donner son assentiment. »

 

   Authentique : « Qui fait foi, qui fait autorité ; dont la forme et le contenu ne peuvent être mis en doute. »

 

Si le Vrai est correspondance à la réalité-vérité, l’authentique, lui, se détermine à partir d’un possible doute, dont il efface certes la trace, mais celle-ci n’en est pas moins présente sur l’arrière-fond de la conscience.

   Mais alors, puisqu’en toutes ces interrogations, il s’agit de faire se confronter métaphysique et physique, où donc se trouve la limite, où le lieu de passage du sensible à l’Intelligible ? Nous voyons bien combien nos énonciations sont courtes, combien le pouvoir du langage, que nous pensions illimité, est cerné de bornes, enclos dans d’étroites frontières. Alors, plutôt que de rester au pied du mur, nos propres pieds dans le physique, nous nous résolvons à prendre notre élan, à franchir l’invisible lisière, à nous poser en cette abstraite métaphysique, en ces sables mouvants au risque de nous enliser. Alors nous disons

 

l’Être est langage

l’Être est signifié

 

   sachant très bien que s’il était l’un ou l’autre, Langage ou bien Signifié, nulle raison n’existerait quant à poser le terme même « d’Être », peut-être même à en envisager la « réalité ». Toujours nous sommes en dette de ce que nous ne voyons pas, ne touchons pas, n’entendons pas au motif qu’êtres de désir, nous sommes bâtis autour d’un vide constitutif dont la pure béance nous effraie, un vertige nous gagne qui, jamais, ne nous quittera.

   Afin de cerner la notable difficulté qu’il y a à disserter sur l’Être, reportons-nous aux remarques émises à son sujet par Pascal David dans le « Dictionnaire Martin Heidegger » :

  

   « L’être est ce qu’il y a de plus général, transgénérique (Aristote), ce qui rend d’autant plus problématique l’élaboration d’une ontologie, ou science de l’être.

   Il est par là indéfinissable (Pascal).

   Il relève du « cela va de soi », du bien connu au sens hégélien, de ce qui, parce que « bien connu », n’est précisément pas connu, et encore moins reconnu.

   Tout le monde sait bien ce que être veut dire, et en même temps, nul ne le sait au juste. »

  

   Autant dire que nos certitudes en la matière ne peuvent reposer que sur de soudaines et insuffisamment étayées intuitions, parfois sur des opinions toutes faites qui substituent à une réelle réflexion une lourde paresse intellectuelle, laquelle se donne pour un savoir juste. D’une manière analogique, encore une fois, les propos de saint Augustin concernant la nature même du temps, pourraient s’appliquer à la supposée connaissance que nous pensons avoir de l’Être :

 

   « Si personne ne me demande ce qu'est le temps, je sais ce qu'il est ; et si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus ».

  

   Aussi bien dirons-nous, sans risque de nous tromper, que nul ne saurait définir l’Être sauf à asséner quelque évidence émise à peu de frais. Alors, conscients de la difficulté, puisant dans l ’analogie les ressources qui s’y abritent, pouvons-nous poursuivre notre propos de la manière suivante :

 

L’Être est à l’étant

Ce que le Signifié est au signifiant :

 

La position de surplomb

d’une Transcendance

Par rapport

A une pure immanence

un Dévoilement

Par rapport à

Un voilement

 

Un Sans-Visage

Par rapport à

Une épiphanie

 

Une Essence

Par rapport à

Une existence

 

 

   De manière à ne nullement demeurer dans l’orbe d’une abstraction, nous poserons l’Être-Signifié dans une manière de jeu métaphorique, le recours à la métaphore rendant visible, en quelque manière, l’invisible. Le noumène appelant le phénomène et, inversement, comme une chambre d’écho les révélant l’un par l’autre. Le long cours de la pensée heideggérienne nous livre donc métaphoriquement l’Être selon les figures suivantes :

 

L’Éclaircie

L’Illumination ou Lichtung

La Fulguration

La Source : Ur-grund ou Fondement

« Pur Trait de Clarté »

Logos

L’Ouvert

L’Éclair

Le Point Central

ou Singulare tantum,

le Singulier

 

Et l’infinité de ses prédicats

 

Sa Générosité

Sa Libéralité,

Sa Gracieuseté,

Sa Grâce,

Source de joie,

Béatitude,

Sérénité,

Trésor,

Richesse inestimable,

Plénitude cachée

Il est le Tout,

Le Seul et Unique,

La Grande Origine,

L’Inexhaustible,

L’Ineffable,

Le Mystère caché et oublié,

Le Léthé,

La Primordiale Obscurité.

 

   Cette pluralité lexicale, outre sa valeur symbolique et poétique, nomme en réalité l’embarras de la pensée quant à définir l’Indéfinissable.  Certes cette litanie lexicale a des connotations quasiment théologiques, ce qui, abordant l’ordre de la Métaphysique, ne présente rien d’étonnant, c’est même une sorte de « passage obligé ».  L’Être, n’ayant nulle attache concrète, il est bien normal que sa nomination varie, que son profil fluctue, que sa silhouette oscille. L’on notera cependant la cohérence des appellations qui se conjuguent autour de trois axes :

 

l’Ouverture,

le Surgissement,

la Fulguration.

 

   Pas simple principe dialectique, l’étant que nous avons qualifié de signifiant, ne signifie, pour sa part, qu’à l’aune d’une fermeture, d’un repli, d’une obscurité. Si, par exemple, je prends l’étant-signifiant « arbre », tant que je n’en aurai prononcé l’essence, tant qu’il demeurera dans sa forme écrite ou bien son énonciation orale, alors frappé de surdi-cécité, il demeura enclos dans son aire matérielle sans possibilité aucune d’en sortir, de rayonner au dehors. Seul le Signifié-Concept le projettera en pleine lumière, lui conférant cet esprit, cette ouverture consciente au gré desquelles il se donnera en tant que charge d’un sens accompli, effaçant les ombres qui le retenaient dans son étroite geôle in-signifiante, ce qui, bien sûr, est un comble pour un signifiant. Que le signifiant ait besoin du signifié et, corrélativement, ceci est la simple loi qui gouverne tout signe et le révèle lumière parmi les ténèbres de la mondéité ordinaire.

   Sans entrer dans le régime des évidences de première main, il va de soi que la notion d’être s’alimente à une double source sémantique : l’être est la copule au gré de laquelle un signifiant relié à son prédicat, signifie.  Ensuite, et peut-être d’une façon tout aussi essentielle, être désigne l’être de l’Homme, « l’être-le-là » qui a lieu comme émetteur et médiateur de sens de tout ce qui vient à l’exister. Ce Da-sein dont on nous dit :

 

« La préoccupation du Dasein,

pour qui

il y va en son être

de cet être même. »

 

  Pourrait-on oser formule plus explicite du rôle éminent joué par la signification chez l’Homme confronté à son propre monde ? Selon les concepts mêmes de la phénoménologie, le Da-sein est une manière de signifié ultime car c’est lui et seulement lui qui pose la question métaphysique de son exister :

 

« Pourquoi donc y a-t-il l'étant

et non pas plutôt rien ? »

 

   question initiale dont découle l’ensemble de la métaphysique, singulièrement la position fondamentale de l’ontologie.

   Et, pour demeurer dans l’orbe infiniment Métaphysique dont l’Homme, non seulement relève, mais dont il est le seul et unique Initiateur, écoutons les mots du Poète Hölderlin dans « Mnémosyne » :

 « Un signe nous sommes, privé de sens … »

 

   Ce qui veut dire que le Da-sein, s’il a conservé son Da (son lieu) a perdu son Sein (son être) et l’avertissement du Poète, non seulement doit nous interroger, mais nous mettre en quête afin de retrouver l’Essence même au biais de laquelle recouvrer l’entièreté de notre « signe » humain. La question que nous abordons ici, complexe s’il en est, du rapport de l’Être et du Signifié, si elle peut trouver quelque éclaircie dans une confrontation avec la pensée heideggérienne, s’illuminera d’autant mieux à être considérée à l’aune de la réflexion de l’Auteur d’Hypérion. Il nous faut donc en revenir au « signe » que « nous sommes », nous les Hommes. Or tout signe est un visage de Janus à double face dont le dictionnaire précise qu’il s’agit d’une « unité linguistique constituée d'une partie physique, matérielle, le signifiant, et d'une partie abstraite, conceptuelle, le signifié. » Et c’est la conjonction des deux qui délivre le sens.

   Or si nous regardons la réalité des choses, c’est bien le signifié qui porte le poids le plus lourd de la signification, le signifiant ne lui servant que de prétexte, de fondation si l’on veut, de point de départ. Ce qui veut dire que

 

le Da-Sein en son Être

est d’abord signifié,

ensuite qu’il signifie

 lui-même,

 

   au plus haut degré, puisque c’est par lui que le Monde s’ouvre et délivre sa charge de sens. Quant à anticiper un sens qui précéderait l’interprétation humaine, y compris avant même son apparition, telle la théorie du « réalisme objectif », est, à nos yeux, pure affabulation. Il n’y a, en effet, ni réalisme, ni objectivité ou, autrement exprimé, il y a autant de figures du réalisme et de l’objectivité que de consciences incluses en des Sujets intentionnels. En conclusion :

 

Être-Homme,

c’est être-signifié,

c’est signifier,

 

   c’est même l’Essence la plus effective et la plus noble qui puisse lui être attribuée. Et cette formule implique en contrepoint ontologique :

 

Être, c’est être-signifié,

c’est signifier.

 

   De cette manière l’appui de l’Essence sur la forme princeps du Langage, lui fournit de sérieux points d’effectivité, rendant en quelque manière l’Invisible, visible.  

   Mais revenons maintenant, au terme de la première occurrence, au verbe-copule (mot qui, dans la phrase, relie le sujet à son attribut) en sa pure transitivité, en son effectuation du réel au titre de sa naturelle efficience, produisons les énoncés suivants, de forme volontairement rudimentaire :

 

« La montagne est haute

Le ciel est bleu

La mer est immense »

 

   Si nous jouons sur l’axe paradigmatique, faisant varier à l’infini le lexique, « montagne », « ciel », « mer » et nous pourrions ajouter « chaise », « tableau », « arbre », nous nous apercevons bien que ce motif interchangeable dit la relativité de ces glossaires successifs. De même en est-il pour les prédicats « haute », « bleu », « immense » et nous pourrions rajouter « beau », « large », « heureux » sans autre conséquence qu’une légère modification qualitative de l’objet prédiqué. Seule la copule « est » est inamovible, irremplaçable, elle est le motif à partir duquel une réalité amorphe, disons la morne étendue de la montagne, gagne, si l’on peut dire, toute sa hauteur signifiante : augmentée de cette qualité en raison même de l’activité copulatrice de ce « est » si énigmatique. C’est le « est » et simplement lui qui initie la possibilité d’une genèse, ouvre une éclaircie dans la texture opaque et têtue du Monde. Ce minuscule mot, cette infinie modestie est l’opérateur, le convertisseur d’une virtualité infinie en un possible actualisé, une hypothèse se faisant thèse, un doute se faisant réalité-vérité.

 

Ici, la valeur de « être »

est ce qui, d’abord

et toujours signifie,

et rien en dehors de lui,

si ce n’est à titre de simple adjuvant.

  

   Si nous jouons à supprimer l’article et la copule, nous obtenons la phrase suivante : « Montagne haute », autrement dit nous obtenons deux blocs lexicaux atteints d’une étrange catatonie, lesquels demeurent en leur native occlusion. C’est seulement l’introduction de la copule « est », à savoir « La Montagne est haute » qui accomplit le réel des choses en leur pure présence.

 

Ici, d’une façon évidente,

Être est Signifier.

 

Être, en tant que copule, transcende l’immobile latence des signifiants

Être en tant qu’Être-de-l’Homme, en tant que Da-sein est pure transcendance

Qui donne présence et signification au réel

 

Être est signifier

Être c’est être-signifié

 

Tout ce qui, en dehors de ceci, existe,

n’existe qu’à titre de signifiants

c’est à dire de positions dormantes

n’attendant que d’être fécondées

et ouvertes par

ce qui les surplombe et les justifie

ces formes verbales dont l’Homme

est l’infini et absolu Producteur.

 

   Mais revenons, un instant, sur le principe de l’analogie dont l’efficace consiste à substituer à une énigme une périphrase métaphorique censée en résoudre la teneur. Ainsi Heidegger nous propose-t-il les formules suivantes :

 

« Le langage est la Maison de l’Être »

« L’homme est le Gardien de l’Être »

 

   Énonçant ceci, cependant, il n’éclaircit nullement la « léthé », le secret de l’Être,

 

il nomme la relation du langage à l’Être,

il nomme la relation de l’Homme à l’Être.

 

   Or, si nous en croyons Maurice Corvez dans son article « L’Être et l’étant chez Heidegger », cette fonction de relation est essentielle en l’Être, peut-être même coïncide-t-elle avec son Essence :

 

« [La différence de l’Être et du Da-sein] est à penser dynamiquement comme un passage de l’Être au Da, et aussi comme le jet du Da à l’Être. (…) Bien que l’Être ne soit pas un terme de relation, lui-même est la relation. »  « est » souligné par l’Auteur.

  

   Or, relation, passage sont, à l’intérieur du signe même, les médiateurs qui, unissant le signifiant au signifié, ouvrent la dimension du sens.

 

Si l’Être est sens,

 

   ce que nous percevons comme une évidence, alors, notre proposition initiale qui a subi une légère modification pour se synthétiser sous la formule de nouveau énoncée :

 

Être est signifier

Être c’est être-signifié

 

   trouve ici le lieu de sa confirmation. Être, c’est signifier les étants-signifiants que nous rencontrons dans le Monde. Être, en retour, c’est être-signifié par ces altérités qui nous déterminent comme nous les déterminons. Nous voici parvenus en terrain stable. Nous voici pourvus de la clarté d’un orient, lequel nous assure d’une position fixe à partir de laquelle, toute transitivité (fonction essentielle de la copule) trouve une réponse.

 

   Montagne, Ciel, Mer ne se déterminent selon hauteur, couleur, immensité qu’au motif de la relation que j’entretiens avec leur présence (la fameuse « corrélation »). Nous sommes co-donnés les uns aux autres. L’Être de la Montagne, du Ciel, de la Mer, ce mystérieux Être ne se donne en tant qu’Être qu’au principe de la relation que j’entretiens avec sa manifestation.

 

Être, c’est manifester

Être, c’est être manifesté

 

Ainsi le phénomène rejoint-il le noumène

Autant de présence, autant d’Être.

 

L’Essentiel de la relation se résume en la copule,

dont le dictionnaire nous précise :

 

« Mot qui lie deux termes,

en particulier le sujet et le prédicat. »

Valeur étymologique :

 « accouplement charnel »

 

Ici, il nous faut partir

de nouveau de notre sol initial :

Il n’y a d’Être,

donc de possible ontologie,

que du Nu.

 

Le Nu est le Point Zéro

Le nul signifiant

Le nul signifié

Ne prenant sens

Qu’à partir

de leur mutuelle

relation

 

Être est copulation

relation charnelle

Entre signifiant

et signifié

 

Être c’est être nu

Avant même que

d’être incarné.

 

Être est passage

 En ceci

Il est

Eminemment

Temporel.

 

« Sein und Zeit »

 

« Être et Temps »

 

Originairement, l’Être est Nu

en tant que pur Néant.

Revêtu de sa parure de prédicats,

il devient Existence.

 

Être/exister

Toujours le basculement

de l’Ontologique à l’ontique,

De l’ontique à l’Ontologique.

 

C’est pour cette unique raison

Que nous sommes

Dans le dénuement

De l’Entre-Deux.

 

Être, c’est Être-NU.

 

 

   Épilogue - Nous citons ici quelques notes préliminaires telles que délivrées par Michel Haar dans « Heidegger et l’essence de l’homme » :

  

   « Par convention, nous écrivons désormais Être avec une majuscule lorsqu’il s’agit de l’étant en totalité, ou de l’être de l’étant, ou encore de l’étantité de l’étant, c’est à-dire de l’Être traditionnellement conçu comme l’Étant premier ou essentiel ou fondamental, tel que Idée, Substance, Sujet, Volonté, etc. La capitale renvoie donc aux grands noms métaphysiques de l’Histoire de l’Être dans ses époques successives.

   Nous écrivons être avec une minuscule pour indiquer l’être au sens actif du déploiement de ce qui est dans l’horizon du temps. L’être doit s’entendre comme verbe, et non comme substantif, ou concept abstrait. Inséparable de l’étant, il diffère cependant de tout étant. »

 

Donc l’Être, de nature métaphysique jouant

avec l’être de nature phénoménologique.

 

   Il découle donc des avertissements antécédents que ce concept double d’Être/être, faute de faire signe en direction d’une quelconque ontothéologie dissimulant en ses envers quelque figure divine, christique ou bien mystique, veut simplement montrer qu’au centre du dispositif de l’Être/être il s’agit toujours et de manière définitive

 

de l’Homme en tant qu’Homme,

du Da-sein aux prises avec lui-même,

 

    ce même Homme qui émet aussi bien les concepts d’Idée, de Substance, de Sujet, de Volonté ; de cet Homme qui est celui qui parle, donc qui manie le verbe et fait usage de ceci afin de se connaître, de connaître les Autres, le Monde.

 

   C’est en ce sens strictement philosophique-anthropologique que notre article doit être lu. Aucune arrière-pensée dissimulant un arrière-monde ne s’y trouve en quelque manière que ce soit envisagée.

 

 

Encore une fois

 

Être est signifier

Être c’est être-signifié

 

Performativité

VERBALE

S’il en est !

 

Nulle autre clarté que celle-ci

signifiée de la manière suivante

par le Philosophe Heidegger :

 

« L’être lui-même ne pourrait être éprouvé

sans une expérience plus originaire

de l’essence de l’homme et réciproquement. »

 

L’Essence de l’Être/être

ne serait-elle,

tout simplement,

expérience de

L’Essence de l’Homme ?

 

Nous sommes

La Source

Et

L’Estuaire

 

Hors ceci

Simples fumées

Qui se dissipent

Dans l’air diaphane.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher