Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 mai 2020 1 18 /05 /mai /2020 14:15
Pure beauté de Byblos-la-Grecque

Source : Wikipédia

 

***

 

(Le texte qui va suivre trouve ses racines dans le réel, aussi bien d’un lieu que des personnages qui y vivent. L’écriture a fait subir une métamorphose à ces présences, les amenant à devenir de pures fictions. Première métamorphose donc, la seconde sera celle que les Lecteurs et Lectrices lui imposeront en tant que geste fondateur de tout acte de lecture.)

 

*

 

   En cette belle saison qui arrive dans une moisson de lumière, je suis venu dans les Cyclades afin de m’immerger dans ce qui constitue, sans doute, les fondements les plus accomplis de la civilisation grecque. J’ai visité plusieurs de ses îles, longuement rêvé parmi la multitude des terres de l’archipel. Ici, c’est la dernière île que je rencontrerai. On la dit d’une beauté étonnante mais je me méfie de la faconde des Méditerranéens, de leur penchant à tout exagérer. Je serai comme Saint Thomas, je ne croirai que ce que j’aurai vu. Je suis sur la barque de pêche d’Ambrosios, assis tout au bout de la proue, mes deux pieds nus fendant la neige d’écume. Le soleil baisse à l’horizon, le crépuscule approche. Le champ de la mer se couvre de sillons de cuivre et d’or entrelacés avec ceux, plus sombres, des eaux profondes, un camaïeu de verts jouant les uns avec les autres dans une subtile harmonie qui décline malachite, Véronèse, viride, ces teintes que l’on trouvait autrefois sur la palette vibrante des Impressionnistes.

   Nous approchons de Byblos. Devant le village de maisons blanches - quelques reflets bleutés en animent les façades -, la minuscule baie prend des allures de nuit. La mare d’eau est sombre, abyssale, tissée d’ondoiements qui paraissent venir de loin, peut-être de grottes marines ou des touffes d’algues qui flottent pareilles à de fins cheveux semés d’encre.  Les volets sont bleu foncé, pareils à des saphirs. Les fenêtres sont étroites qui ne laissent passer la clarté qu’avec parcimonie. Le soleil est vif en ces contrées et l’été est une fournaise que la proximité de la mer, heureusement, rafraîchit de sa douce présence. Ambrosios et moi accostons tout contre un ponton de planches disjointes. Sur le quai nous nous séparons. Le pêcheur en quête de sa famille, moi d’une auberge où dîner. Maintenant je suis assis à une terrasse qui donne sur la mer. Quelques consommateurs sont attablés. Une impression de calme et de repos. Byblos, en cette saison, n’accueille que des natifs, les touristes, ce sera pour plus tard. Quelques bateaux rentrent au port, minuscule flottille qui fait ses clignotements bleus et blancs sur la plaine de la mer qui s’assagit, comme si elle se disposait à un somme réparateur. Je déguste un magnifique vin du pays à la robe saphir, cette couleur qui n’en est une, juste une carnation destinée à la fête des lèvres, à l’éblouissement du palais. Un délicieux risotto l’accompagne dont le fumet se mêle à la fragrance des glycines.

   Matin - J’ai dormi à l’’Auberge Olympe’. Un long sommeil bercé du rêve des étoiles, de la longue dérive de la Voie Lactée, de l’opalescence de la Lune. C’était comme d’être sur un nuage en plein ciel et de voir, tout en bas, la terre des hommes semblable à une mappemonde d’enfant avec ses pics aigus, ses lacs immenses, le moutonnement de ses forêts, le sillon vert de ses vallées. Je monte en direction du Mont Skalados, le bien nommé. Tout près du sentier, adossé à une antique maison, un étrange pigeonnier décoré. Il est bâti à la chaux blanche et présente, sur le haut de sa façade, des planches d’envol en brique sombre. Tout un feston géométrique y déploie l’ingéniosité des bâtisseurs, leur souci d’une esthétique heureuse. Les pigeons, pensé-je, doivent être heureux d’un logis si habilement décoré. A mon passage, un tourbillon coloré d’ailes ardoise, de gorges métalliques, de pattes au rose si délicat. Sur le toit, d’étranges éminences, sortes de cheminées aux angles, sans doute pour des motifs d’aération, à moins que ce ne soit simple souci d’élégance.

   Bientôt j’arrive à la maison de Konstantinos, qu’ici on nomme plus familièrement ‘Kostas’, manière d’ermite à la longue barbe taillée par le vent, au visage buriné par les coups de serpe du soleil. Il est souriant. Il arbore une large chemise semée de fleurs bariolées. Son jeans est troué en mais endroits. Bien plus par un effet d’usure que par l’allégeance à quelque mode que ce soit. Il serre ma main avec empressement comme si nous étions des amis de longue date. Il parle un Français approximatif, avec des cailloux qui roulent dans sa voix, mais ceci suffit à une compréhension mutuelle. Tous les deux, nous montons un chemin semé de schistes et de micas qui glissent sous nos pieds. Le versant que nous parcourons est couvert de plantes diverses, jeunes pousses de cèdre, touffes compactes de myrte, de sauge, d’origan. Ce que cherche Kostas, aujourd’hui, ce sont les tapis d’immortelles d’Italie. Il y en a à foison et l’on voit leurs beaux capitules jaunes, serrés, agités sous l’effet du vent du nord qui se nomme ici, ‘meltem’, parfois un courant d’air vigoureux, si bien qu’il faut chercher une crypte de rochers pour se soustraire à son insistance.

   Kostas écarte ses doigts qui prennent la forme d’un peigne aux dents rapprochées. Il remonte ses mains tout le long de la plante, n’en prélève que la partie sommitale, celle qui sera destinée à fournir l’huile essentielle. Pour Kostas, extraire l’huile, c’est un peu mettre à jour l’âme du pays, la concentrer dans une essence qui est le recueil symbolique du sol, de l’air, de la mer, de la vie des hommes, cette immense liberté, ici, devant l’immense plateau de la mer, ici, sous la voûte du ciel qui appuie doucement sa constance à l’endroit exact de la belle aventure humaine, lui donne, tout à la fois, site et sens. La cueillette est prodigue, on pourrait dire fastueuse. Les grappes d’ombelles sont disposées dans un panier tressé. Elles commencent lentement à sécher avant d’être plongées dans le corps de chauffe de l’alambic.

   Maintenant la distillation est arrivée à son terme. Dans le mince réduit de Kostas, c’est une odeur entêtante qui s’est répandue, qui habille les murs, s’imprègne dans nos vêtements. Une odeur musquée de curry, couleur de miel dense, si jamais les odeurs peuvent avoir un chromatisme, une palette sous laquelle apparaître, peut-être même devenir tactiles, minérales en quelque sorte. Dans la poche de mon coupe-vent, Kostas a glissé une petite fiole en verre contenant le précieux liquide. Il empêche - ce serait l’une de ses vertus les plus remarquables -, la peau de vieillir, de se ramifier en rides, de se flétrir en quelque sorte. Notre Alchimiste vit de ceci, vente d’essences aux autochtones, aux touristes l’été. Il publie régulièrement des livres sur les simples chez un éditeur d’Athènes. Une vie simple et heureuse, un corps vigoureux qui semble être le naturel prolongement de Byblos.

   Je gravis les derniers degrés de Skalados. La pente est raide parmi les éboulis de marbre blanc, les éclats de serpentine verte, les blocs de granit aux veines blanches et noires. Bientôt j’arrive sur un large plateau où ne règnent que de rares végétaux abrasés par le vent, un peuple de rochers diluviens immobiles depuis une éternité. Une vieille bâtisse est là, avec sa curieuse rotonde grise percée de minuscules ouvertures, avec son donjon, son phare à l’œil éteint depuis bien longtemps, témoin des Cyclades, mémoire usée à force d’avoir été sollicitée. Peut-être est-il en communication, ce phare, avec les dieux, ces étranges présences enfouies dans les sédiments du temps ? Tout autour, des montagnes couleur de cendre, leurs sommets émoussés faisant songer à des pierres ponces ayant échoué ici, en plein ciel. La mer, au loin, est un miroir étincelant. Des courants en parcourent la surface, des flux à l’infini en dressent l’unique cartographie qui n’est que celle du rêve, de la poésie lorsqu’elle trouve site à sa mesure.

   Comment pourrait-on résister à tant de splendeur en un unique endroit recueillie ? A la limite du regard, comme émergeant d’un imaginaire de brume, tout l’essaim archipélagique avec ses beaux noms, ses noms mythiques, si duveteux à entendre, si souples à prononcer : Mykonos, son église blanche de la Panaghia Paraportiani, à elle seule elle pourrait résumer l’art grec de vivre ; Syros et la cité Ermoúpolid, ses maisons polychromes serrées, son temple à colonnes, son Eglise de la Résurrection au dôme bleu intense ; Naxos et ses étranges bâtisses rondes, manières de barbacanes au pied du mont Fanári ; Iraklia, ce confetti jeté dans l’Egée méridionale ; Patmos enfin, si bien chantée par Hölderlin dans son roman ‘Hypérion’, Patmos où réapparaît le divin, le sacré que le Poète n’a cessé de chercher tout au long de sa quête polythéiste. Il y aurait encore tant à dire, mais autant laisser place à l’imagination, elle qui agrandit tout, féconde tout, cette faculté à nulle autre comparable, cette magicienne de la création, cette compagne qui emplit la solitude des rémiges solaires du ravissement. Un espace sans limite est alors octroyé. Oui, vraiment sans limite, dilaté à l’extrême, pareil à l’éclatement rouge d’une grenade lançant, au-devant d’elle, les graines inventives du prodige intérieur.

   Je suis redescendu dans le port de Byblos, j’ai traversé ses ruelles encore prises d’ombre en cette heure matinale. Quelques barques mouillent sur les eaux ensommeillées. C’est l’heure bénie entre toutes du recueillement de l’âme, là elle trouve son repos et la sphère de la joie. Là elle est chez elle. Ambrosios m’attend. Il mâche une de ces herbes aromatiques dont la fragrance fait, dans l’air nouveau, ses capricieuses volutes. Je suis à nouveau assis à la proue de l’embarcation, visage fouetté par les embruns, mains ruisselantes de rosée et d’iode marine, de sel qui cristallise doucement, pieds bordés d’écume. Une dernière fois je me retourne. Byblos déjà s’éloigne dans une brume mauve. Le Mont Skaladons ne laisse paraître que sa base, son sommet dissimulé par une fine dentelle de nuages.

   Parfois, venu de la terre et des cairns de rochers dressés tout contre l’azur qui se lève, il me semble entendre le chant d’une Sirène. Qui est-elle, elle l’invisible, elle l’envoûtante ? Celle d’Ovide dans les ’Métamorphoses’, ces créatures ailées moitié oiseaux, moitié jeunes filles ou bien cette mystérieuse Calypso, nymphe de la mer, amoureuse d’Ulysse, le retenant auprès d’elle sept années durant, avant qu’il ne retrouve le sol de son Ithaque ? Voyez-vous, parler de la Grèce, c’est en même temps convoquer l’inépuisable et inaltérable mythologie. Sans doute, nous les hommes, ne le savons pas, nous qui errons aux quatre coins du monde, le regard vide, les mains ouvertes sur tant de beauté que, parfois, nous ne savons nullement saisir. Assurément je reviendrai en Grèce. En réalité, peut-être. Sûrement en pensée, en imaginaire, ces libertés si vastes que, jamais, nous n’en pourrons épuiser le sens ! Grèce attends-moi, je te rejoindrai !

 

 

Partager cet article
Repost0
18 mai 2020 1 18 /05 /mai /2020 08:17
Le bal des Solitaires.

« Lectrice de phéromones ».

Œuvre : André Maynet.

L’été a sonné de bonne heure cette année. De grandes vagues de chaleur venues de loin, des étangs qui brillent comme des miroirs, de la mer au dos étincelant de squale. Sous les coups de boutoir du soleil la garrigue s’étiole, pleure ses larmes de résine. Les grands pins maritimes sont tristes de n’avoir pas de fraîcheur, pas même la nuit qui cymbalise et se dilate aux confins du ciel. Nuits blanches. Eclairs de lumière. Orage qui ne viendra pas et tonne au loin, peut-être du côté de l’Espagne, derrière la crête mauve des montagnes, à l’horizon. Dans son cube de pierres aux fenêtres grillagées de moustiquaires, Adrien cherche le sommeil, se retourne sur le matelas de laine, puise sa respiration. La touffeur de l’air est si grande, une poix qui colle aux aisselles, une résille qui ceint les jambes, irradie du côté des reins où bouillonne la rumeur des étoiles. On ne dormira pas ce soir, pas plus qu’au cours des autres dérives nocturnes habitées du chant des pipistrelles. Une note si aiguë, si ténue qu’elle ne parle qu’aux oreilles de l’âme, ne susurre qu’auprès de l’esprit. Genre de vrille qui, longtemps fore le corps. En ressort-elle vraiment ? C’est ainsi, parfois certaines harmonies se logent dans le creux des poings, dans la lentille de l’ombilic, se dissimulent dans quelque repli de peau et alors cela fait son bruit de source, son long écoulement à l’abri des regards. Nulle résurgence qui dirait l’origine du bruit, donnerait le début d’une explication. Une plainte seulement, presque imperceptible, impalpable, sauf pour celui qui en est affecté depuis toujours, cet homme solitaire qui se confond avec le pays qui l’a vu naître. Cet homme qui se plierait dans son ombre si cette fusion était humainement possible. Toujours il a cherché cette trace infinitésimale à laisser sur le sol de poussière, cette empreinte à peine visible dont les chemins ne conservaient le souvenir qu’avec le flou qui sied aux choses évanescentes, le vol du colibri, la marche incertaine du mille-pattes, la fuite du héron sur le gris de l’eau, cette fumée.

Adrien ne se plaint pas de cette progression à pas de loups, sous la lame blafarde de la Lune. Car, souvent, l’insomnie l’amène du côté de la garrigue, là où poussent les oliviers tors, où brillent les touffes bleues des romarins, où s’étoilent les milles lézardes qui parcourent la glaise de leurs étiques nervures. Parfois il va s’asseoir, tout en haut de la vallée, dans l’anse de rochers qu’ici on nomme « L’arche perdue » tellement il faut parcourir de sentes, contourner de buttes de pierres, trébucher contre la marée des racines afin que s’ouvre l’horizon, que paraisse la voûte de calcaire blanc qui dispute sa teinte aux éclats tubéreux du ciel, ce bizarre mimétisme qui ceint tout de son étrangeté. Ciel de pierre. Terre de ciel. De la poche de sa veste il sort un paquet de tabac. Une liasse de feuilles. Le gris roule sous ses pouces jaunis, sous ses index pareils à des sarments de vigne. Le visage, soudain illuminé par la flamme du briquet, se colore à la manière d’une argile ancienne. Faisceau de rides se perdant quelque part, là-bas, dans la forêt de cheveux gris. Longue est la première goulée qui fait son trajet blanc le long du tube de la trachée. Une mince colonne traverse l’air, comme pour dire la présence, simple fanal adressé à la figure mutique du monde. Des heures ainsi, dans la position assise. L’air fraîchit mais pas assez pour gêner le grand corps rompu à toutes les sautes du temps, à toutes les humeurs atmosphériques si changeantes. Parfois un fin brouillard venu de la mer. Parfois l’air sec, pareil à la lame du couteau. Parfois les coups de fouet de la Tramontane et les feuilles qui s’élèvent à parte de vue.

Maintenant l’ombre commence son lent reflux. Loin, du côté des étangs, comme une harmonie qui viendrait annoncer aux Existants le bonheur de l’heure, le dépliement du corps après l’hibernation nocturne. Les premières coulées de lumière. D’abord ce corail qui ensanglante le ciel et ne semble jamais en finir. Puis les vagues de bleu. Profondes d’abord, marines, venant du fond, des abysses. Puis une clarté de topaze, cette eau qui inonde le ciel et donne aux yeux leur consistance de cristal. Alors les hommes sont beaux, les femmes radieuses. Un silence envahit toute la contrée, hésitation temporelle, puis surgissement du lieu de tous les lieux que pourraient habiter les oiseaux au plumage cendré, les araignées aux pattes invisibles, le chant immense de la terre. Bientôt l’air se défroisse. Bientôt juin stridule. La garrigue, partout s’enflamme, brille, crépite, vibre de la fuite de la couleuvre, se pare de la palpitation de la gorge bleue des lézards. Ce qu’Adrien aime, par-dessus tout, regarder le Bal des Solitaires. La danse des papillons. Mâles teintés de la lumière du pollen qu’ourle un liseré noir. Femelles pareilles à du talc avec le ventre verdâtre, couleur de feuille du tilleul. C’est comme un feu d’artifice, ce sont mille voltes gracieuses qui habillent l’air de leur troublante sarabande. Là, devant les yeux ébahis d’Adrien-le-Solitaire se déroule la parade nuptiale, le lent accouplement qui entraînera le cycle de la génération, l’étonnant phénomène de la survie de l’espèce. Il y a bien longtemps, dans un livre de sciences naturelles, l’homme a lu quelque chose dont le souvenir est resté gravé en lui. Cette chose portait un nom étrange, celui de « phéromone ». Il s’agissait d’une sorte de fluide invisible qu’émettait la femelle afin que, le mâle alerté, la fécondation pût avoir lieu qui perpétuerait le cycle éternel de la vie. Ce nom aussi étrange que beau, il l’avait gardé en lui, dans un coin secret et ne le ressortait qu’à la période où le phénomène avait lieu, manière d’immense et immémorial rituel qui traversait son corps avec la force d’un flux mystérieux. Lui le Solitaire que jamais n’avait atteint le fluide magique.

Alors, appuyé à l’un des piliers de l’Arche perdue, sous la chaleur qui monte insensiblement, au milieu de ce joyeux peuple batifolant, se laisse voir Celle qui donne lieu à toute cette euphorie, à cette ivresse. Elle, Lectrice de phéromones, elle productrice de la subtile fragrance qui inonde de vie le microcosme de la garrigue. Elle, cette déesse menue comme l’est la libellule ou bien le chant discret d’une comptine. Une à peine effusion parmi la toile grise de l’air. Elle est entièrement nue, à l’exception de bas discrets, d’un bonnet qui épouse sa tête comme si sa chevelure était ce simple souci de ressembler à une peau, à la chute d’un nuage léger. Au sommet de sa main droite, l’opalescence d’une goutte blanche, un poudroiement de subtile lumière, un amer pour dire la vanité des affaires du monde en regard de ce pur magnétisme, de cette affinité, de cette belle et inimitable complémentarité des principes masculin et féminin, courants pluriels qui en tissent l’osmose, pôles magnétiques fusionnels qui en réalisent l’incroyable unité. Comme si la Nature, en langage crypté, seulement accessible aux yeux des Eveillés, voulait manifester le prestige de l’être, le luxe d’habiter ici, sur ce coin de Terre, et d’y trouver l’âme-sœur, la seule par laquelle arriver à soi. A l’autre bout du globe, relié par un fil, un discret lumignon, une étoile perdue dans l’immense firmament. Là pour affirmer le dialogue nécessaire, la correspondance, le pas de deux dont l’humanité se pare souvent à défaut d’en percevoir la belle empreinte. Puis une étrange machine, sans doute l’équivalent de l’athanor alchimique, là où se déploie la belle alliance des contraires, où brille la pierre philosophale hissée dans le ballet des phéromones alors qu’a lieu cette chorégraphie des Solitaires qui, s’unissant, s’assurent d’une éternité, c’est-à-dire installent au-delà de leur présence, la grande et immuable geste du monde.

Alors, quand le jour décline, que les pêcheurs plient leurs filets à contre-jour des étangs, que les poulpes regagnent leur antre, que les lapins s’abritent derrière leurs touffes de serpolet, que les lumières commencent à s’allumer derrière les fenêtres habillées de moustiquaires, Adrien regagne le village. Lorsque la nuit s’installe, que les étoiles girent dans le ciel, lui le Solitaire est habité de songes qui peuplent sa tête comme la compagne qu’il aurait pu avoir mais dont il n’a pas su trouver le chemin. Un jour peut-être…

Partager cet article
Repost0
16 mai 2020 6 16 /05 /mai /2020 16:08
Juste la Nature

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

Rien ne bouge, tout est calme à l’horizon des yeux. Nul bruit si ce n’est, parfois, le doux pupulement d’une huppe quelque part, au loin, sans doute dans le bosquet de chênes qui domine la colline. Aujourd’hui le soleil est une belle sphère blanche qui roule dans un ciel sans limite. Quel étonnement de voir, de son propre regard, la mesure inouïe de l’infini ! Il y a peu encore, le monde était étréci à la mesure d’une pièce de monnaie. Cependant, nul mouvement ici sur le Causse où personne ne s’aventure guère, si ce ne sont quelques renards au pelage flamboyant, des corneilles égarées en plein ciel, une saute de vent qui traverse le paysage sans faire halte. Enfin le printemps ouvre ses rémiges. Enfin le printemps entonne sa belle chanson d’un renouveau qui semble illimité. Je marche sur le chemin qui descend vers le vallon. Il dessine un beau trajet ondoyant parmi les haies et les terres labourées comme s’il cherchait sa voie, hésitait, ne pensait qu’à flâner dans cette nature si heureuse, si riante que l’homme moderne ne sait plus guère regarder, sauf à la transformer à sa guise, à l’aliéner en quelque sorte. Mais à quoi bon s’insurger ? Quelqu’un, dans le vaste monde, a-t-il une seule fois réussi à inverser le temps, à policer les mœurs, à faire se ressourcer les âmes dans le beau romantisme qui, autrefois, animait les cœurs ? Toujours l’on nous parle de ‘nouveau-monde’, cette Terre Promise et l’on n’aperçoit toujours que l’Ancienne, la familière, la bien connue ! Rêve de songe-creux, sans doute, ou bien d’Egaré dont les mains ne saisissent que le vide !

   Tout en bas, un ruisseau de modeste dimension, son eau est claire comme les yeux d’une fille du Nord, des bulles courent à sa surface, de menus brins de végétation y font de minces embarcations, des genres de récifs pour le peuple des fourmis. J’y plonge mes mains et ressens un soudain bienfait, cette onde lustrale touche au plus profond, fait resurgir des souvenirs anciens, peut-être ces sublimes rêveries au bord d’une fontaine envahie de cresson. Qu’y voyait donc l’enfant que j’étais qui, aujourd’hui, à l’automne de sa vie, ne sait plus y repérer quelque signe que ce soit ? Parfois la mémoire est capricieuse qui n’en veut faire qu’à sa tête. Cet enfant d’autrefois, imaginait-il au moins le futur, cette promenade-ci qui, aujourd’hui, est pure joie ? Une manière d’écho relie-t-il le passé au présent ?

   Sur la droite, un champ tout en longueur. Il est semé d’une belle couleur parme, délicate, discrète, c’est tout juste si l’on en perçoit la vibration. Le lin des collines est au tout début de son fleurissement, il fait ses modestes vagues. Parfois des papillons viennent en butiner le suc puis repartent en un vol hésitant, saccadé, peu assuré de sa destination. Après un pont de pierres en dos d’âne, la belle maison d’hôtes de Marillac, si bien entretenue avec ses touffes d’orchidées, ses massifs de serpolet que commencent à visiter les abeilles. J’entends le bruit des conversations, des cris d’enfants traversent la nappe de l’air, mais ne vois personne, les promeneurs doivent marcher à flanc de colline sous le couvert des arbres. Tout ici revit sous l’aile du bonheur. C’est si rare cette empreinte légère, un genre de poudroiement qui touche les choses puis s’éloigne sans un bruit, suivi du sillage du silence.

   Je viens de franchir un second pont, oh un bien modeste, un tube de ciment posé à même la terre dans lequel glougloutent des milliers de gouttes si étincelantes, on les penserait de pur cristal. Dissimulées dans des tapis d’herbe verte, des grenouilles font entendre leurs étonnants coassements, un chant du corps si impérieux, on dirait presque un appel de détresse. L’amour a de si fabuleuses façons de s’exprimer ! Hormis ce sabbat, tout coule dans une harmonie immuable comme si l’éternité se donnait là, dans le luxe de l’immobilité. Maintenant le sentier serpente parmi les taches claires du calcaire, les ocelles de lumière au sol. Parfois un moineau sautille maladroitement au milieu des herbes, puis s’envole pour rejoindre une branche. Dans un bosquet proche, un pic-vert fait entendre son martèlement têtu. Y a-t-il parfois relâche chez ces beaux oiseaux au bec acéré, à l’œil vif, toujours en alerte ? Ils sont si obstinés, si sauvages, si prompts à détaler à la moindre alerte !

   Ici la terre est dure, semée de cailloux et de racines qui courent au sol, pareilles à des reptiles poudrés de blanc. Tout est sous le signe du minéral, de la glaise lourde dans les moindres creux où stagne un mince lac d’eau trouble. Ce pays est exigeant. Ce pays est infiniment beau au regard de cette nature pure, sans fioriture aucune, sans égard à quelque mode que ce soit. Aussi les Passants sont rares, sauf ceux qui vivent dans la simplicité et en apprécient le charme discret. C’est comme de cheminer sur une lande vierge de toute trace humaine. Seul le vent, seule la pluie, seul le soleil qui blanchit la cime des arbres, illumine le fond des grottes. Oui, elles sont nombreuses dans ce relief karstique sans concession et, parfois, traversant un boqueteau, sous les pas du Distrait, s’ouvre un cercle de belle taille, un majestueux orifice qui devient vite ombreux, là où le regard se perd. Alors il reste à explorer ou bien à poursuivre son chemin en évitant les ornières.

   Avant d’arriver au village, une prairie ondule parmi les avancées du plateau calcaire. Le vent fait bouger les herbes avec lenteur. C’est la fête des couleurs. Les vagues rouges des coquelicots oscillent au rythme des marguerites, leurs pétales blancs essaimant une douce neige que visitent guêpes et bourdons. Les boutons d’or font comme une pluie solaire variant avec la lumière, passant du paille lumineux à l’éclatant mimosa avec, parfois, des touches d’ambre plus soutenues. Et les hampes légères des sauges, leur douce clarté d’opaline, et les scabieuses ébouriffées à la teinte d’azur, électrique à midi, fumée le soir lorsque le crépuscule approche. Oui, c’est ceci, vivre dans l’instant, vivre le moment présent et le féconder du souvenir d’un temps identique, passé ou à venir. Subtil travail de la mémoire qui agrandit, démultiplie les sensations, merveilleux travail de l’imaginaire qui les fait se déplier au loin dans une sorte de lumineuse rêverie.

   Maintenant le bourg, aux maisons serrées, sur son ‘pech‘.  C’est une sorte de plateau ou de tabula rasa, le plus souvent coiffée de la végétation rare de chênes rabougris que, parfois, l’on nomme ‘demi-bonsais’. Je fais une pause sur un banc sis devant l’ancienne école. Celle où, enfant, je fis mes premiers pas de lecteur, de scripteur aussi avec l’inimitable plume Sergent-Major. Je l’entends encore gratter le papier, grincer parfois, une pluie de fines gouttelettes violettes essaimant la feuille quadrillée. Encore quelques pupitres de bois maculés d’encre, recouverts de poussière. Combien l’envie me prendrait de faire tourner la clé dans la serrure, d’inscrire à la craie sur le tableau vert : ‘Leçon de morale’ avec une belle image qui l’accompagnerait pour lui servir de commentaire. Combien j’aimerais m’asseoir sur le banc de bois dur et regarder, de toute l’ardeur dont est capable un cœur jeune, une ancienne Carte Vidal-Lablache avec ses belles couleurs franches : le vert cru pour les plaines, le beige pour les plateaux, le bistre pour les alpages, l’orange foncé pour les hautes montagnes. Quel voyage alors, dans l’immensité irréductible du jeune âge, duquel à franchement parler, l’on ne sort jamais.

   Voici, mon périple, mille fois accompli au cours de l’année, vient de connaître son terme. Là-bas, très loin, sur la route de la crête, des rubans de voitures s’étirent à l’infini avec leur bruit de chiffon mouillé, si bien que, peut-être, c’est l’imaginaire qui en a dressé la toile de fond afin de mieux donner sens à cette vie rustique, un brin bucolique, à cette vie des champs, des labours, des haies sauvages semées d’oiseaux, constellée de ‘cayrous’, ces tas de pierres délimitant les parcelles, qui sont l’identité du Causse, son originalité foncière, un tempérament farouche qui n’accepte nul partage, se revendique l’unique parmi la diversité. Il faut être né dans cette contrée ouverte aux vents d’hiver, disposée à la chaleur de l’été, les pierres craquent comme elles le font sous les assauts du gel à la froide saison. Il faut être né ici et l’aimer comme on aime une amante et la fêter chaque jour qui passe. J’ai regagné ma tour d’écriture. Je suis environné de livres et de pierres. Aucun bruit, sauf celui d’un chat en maraude, du coucou chantant longuement le retour de sa bien-aimée, du ruissellement du vent dans les feuilles d’un chêne. Oui, l’instant est précieux qui nous fait hommes le temps d’une émotion, d’un sentiment, d’un souvenir. Quelques histoires résonnent dans le corridor de la tête. Quelques histoires, ‘Trois p’tits tours et puis s’en vont…’

 

 

  

 

​​​​​​​

Partager cet article
Repost0
15 mai 2020 5 15 /05 /mai /2020 13:30

   Mon Journal, « Equinoxe », m’avait demandé de me rendre en Sardaigne pour y réaliser un reportage sur la partie orientale de l’île où je devais me mettre en quête de cet habitat archaïque - beaucoup de maisons étaient en ruines -, qui attirait encore quelques touristes à la recherche d’authenticité. J’avais choisi, comme lieu de mon séjour, le village perché de Posada. De la tour qui le dominait on apercevait la dalle bleue, infinie de la mer, et en direction du nord, une double chaîne de montagnes, la plus rapprochée apparaissait dans de belles teintes parme, alors que, dans une manière d’écho, se donnaient à voir des cimes inclinant vers le gris que couronnaient les grappes blanches des nuages. Du balcon de mon hôtel la vue était admirable et j’aurais pu demeurer ainsi, de longues heures à contempler le paysage, dans une longue méditation. Seulement, je devais photographier, écrire, et le temps m’était compté car je devais regagner Paris dans quelques jours pour y clore un travail entrepris de longue date.

   Le lendemain de mon arrivée, levé tôt, après un rapide petit-déjeuner, je demandai à la réception où je pourrais bien trouver ces maisons typiques que je souhaitais archiver au plut tôt.

A ma question, une jeune femme, toute de noir vêtue, me répondit :

    « Sì, c'è la casa della pazza vicino alla laguna di Longu. »

   Je remerciai et acquiesçai d’une manière qui, sans doute, devait paraître bien étrange. Le peu de langue italienne qui me restait me permit de comprendre que la situation ne serait nullement simple. En effet, à l’annonce qui précisait : « Oui, il y a la maison de la folle près de la lagune de Longu », devait être attaché plus qu’un mystère. Je n’avais d’autre alternative que d’en venir à bout ! Du moins m’y employer aussi bien que je le pourrais.

   J’eus tôt fait de repérer cette fameuse Lagune dont, depuis la fenêtre de ma chambre, j’apercevais les eaux plombées, sorte de vert-de-gris qui contrastait avec l’étincellement de la Mer Tyrrhénienne toute proche. Tout au bord de cette mare triste, il y avait quelques baraques en planches, sans doute des abris de pêcheurs, quelques haies de roseaux et des oiseaux indéfinissables traversaient de leur vol hasardeux le ciel perlé d’une teinte dont nul n’aurait pu dire le signe, c’était un genre d’aube hivernale flottant au large d’un impensable horizon.

    Alors, me frayant un passage parmi les tiges de roseau, tâchant de passer inaperçu autant que faire se pouvait, il ne me fut guère difficile d’identifier « la casa della pazza vicino », elle était reconnaissable entre toutes. C’était une petite maison à un seul étage, toute crépie d’un enduit grossier couleur mastic. Au rez-de-chaussée une porte de bois foncé jouxtait une fenêtre de petite dimension, close elle aussi. Une curieuse échelle meunière, dressée contre le mur, permettait d’accéder à l’étage. Une porte d’entrée basse, sise sous un auvent. Puis une porte-fenêtre avec balcon de bois. Les ouvertures étaient peintes en un bleu métallique qui rehaussait l’impression bizarre de cette façade qui, pour autant, n’était nullement maussade, singulière seulement. Quelques vieux paniers traînaient sur le sol. Des bouquets de plantes sauvages ponctuaient, de leurs taches vert d’eau, la surface de ciment.

   Je fixai mon appareil photo sur un trépied. Je ménageai un étroit corridor parmi les roseaux. Ainsi pouvais-je voir sans être vu. J’étais, en quelque manière, un paparazzo involontaire mais il me fallait ramener quelque chose au Journal. Rentrer bredouille aurait simplement signifié me mettre en quête aussitôt d’un autre Hebdomadaire et j’avais déjà assez bourlingué pour ne pas être disposé à recommencer. Mon guet avait à peine duré une dizaine de minutes que la silhouette de « La folle » s’encadra dans l’espace de la porte du haut. Je n’avais d’autre moyen de la nommer. Je verrais plus tard. Autant que je pouvais en juger à distance, elle arborait une étrange chevelure rose, entre dragée et saumon. Son visage paraissait sans durée bien précise, si bien que je ne pouvais me décider à lui attribuer quelque âge que ce soit. Elle portait un sévère chandail noir moulant qui mettait en valeur un corps fin et sans doute nerveux. Une robe longue, couleur de terre, la drapait jusqu’aux pieds. Des bottines noires, lacées, terminaient son portrait.

   Pendant de longues minutes elle s’affaira ici et là, rangeant des paniers, balayant le sol à l’aide d’un balai rustique fait de brindilles végétales. Elle ne regardait ce qui était autour, semblant profondément perdue dans ses pensées, à tel point que je me posais la question de savoir si elle n’était, précisément, qu’une pensée incarnée, une façon d’étrange feu-follet girant autour de ses propres obsessions, sans doute d’angoisses qui l’envahissaient et la clouaient au mitan de son corps sans qu’elle ne pût rien contre cet état. Je dois avouer, j’ai toujours eu un faible pour les fous, quelle que soit la nature de leur folie, hystérique, compulsionnelle, parfois choisie, une immersion en soi afin d’échapper au jugement de la société, à sa férule le plus souvent sans pitié. Mais je ne pouvais demeurer indéfiniment dans cette posture de songe-creux et il me fallait voir les choses de bien plus près.

   M’armant d’une certaine témérité, je me résolus à quitter ma demeure de roseaux, à surgir en plein jour. Je ne savais nullement ce que me réserverait « La folle ». En réalité je ne risquai plus guère qu’elle. Elle devait se trouver à cent lieues du réel ! Je révisai rapidement mes notions de Latin moderne et vins à la rencontre de celle qu’on disait « possédée ». Je m’entendis prononcer, d’une voix mal assurée, cette phrase somme toute anodine : « Buongiorno. Posso fotografare la tua casa? ». Je m’attendais à ce que l’Interpellée prît la fuite, se barricadât dans sa maison et me laissât quelque peu désemparé sur le sol de terre battue. Sa réponse ne se fit guère attendre, qui me sidéra :

   « Bien sûr, vous pouvez photographier. Vous n’êtes pas le premier touriste à me poser cette question. Et je ne vois pas pour quelle raison je refuserai. De toute manière je me méfie toujours du principe de raison, préférant de beaucoup me fier à mon intuition. Or vous me paraissez honnête et doué des plus belles intentions.»

   Tout ceci énoncé clairement, sans aucun accent, avec une belle voix grave. Sans doute fumait-elle ? A peine avais-je formulé cette question intérieure qu’elle sortit une cigarette de son étui, l’alluma. De longs filets de fumée grise, couleur de lagune, s’élevaient en de floconneux tourbillons.

   « Mais, comment se fait-il que vous parliez français, c’est toujours si étrange de reconnaître, chez un autre, sa propre langue, lorsqu’on est loin de son pays ? »

   « Mais tout simplement parce que je suis Française ».

  Elle avait dit ceci avec un grand calme, à la manière d’une évidence qui n’appelait nulle réplique. Je demeurai étonné mais n’osais l’interroger plus avant. Devinant une sorte de désarroi dont j’étais l’objet, souhaitant en dissiper les effets, à ma grande surprise, elle ôta sa perruque rose. Elle avait des cheveux courts coupés à la garçonne, les beaux traits réguliers d’une femme mûre, sûre d’elle, à l’acmé de son âge en quelque sorte. Nul maquillage mais un genre de beauté sauvage, « lagunaire », pensé-je, naturelle. Tout ceci coïncidait si mal avec le portrait d’une folle que j’en venais à croire que les gens d’ici s’étaient trompés de destinataire, qu’il y avait eu confusion, mon italien était si approximatif.

   « Vous vivez ici depuis longtemps ? », m’entendis-je questionner.

   « Depuis toujours, si vous voulez. J’ai tellement d’affinités avec cette région sarde que j’aurais pu aussi bien y être née ! »

   « On m’avait dit, à la réception de l’hôtel, qu’une folle vivait ici. Voyez donc comme les gens sont médisants ! »

   « Oui, la Folle c’est moi. En ce moment précis, vous parlez à une folle ! »

   « Vous plaisantez, dis-je, vous paraissez si douée de raison, alors une Folle… »

   Elle me laissa à peine terminer ma phrase. Je la sentais impatiente de me donner quelques explications.

   « Asseyons-nous sur ce banc, si vous voulez, je vais vous raconter mon histoire. Oui, ici, j’ai hérité de plein de sobriquets amusants : « la ragazza pazza », « equivoco », « assente », « sfacciato », mais vous aurez traduit : « la folle », « la fuyante », « l'absente », « l'effrontée ».

   « Mais pour quelle raison méritiez-vous ces étranges nominations ? »

   « Eh bien je vais vous expliquer. »

   Sa voix était belle, chantante, modulée comme si elle avait conté une fable à un enfant. Sa parole s’enlaçait aux volutes de fumée. Elle était une germination infinie, une efflorescence. Je dois avouer que j’étais sous le charme.

   « Toute gamine, je venais ici en vacances avec mes parents. Je dois reconnaître, j’étais effrontée, un brin espiègle et pour tout dire provocante, mais pour autant bien acceptée. Les plus âgés me désignaient sous le terme de « piccolo demone », « petit démon », ce qui ne manquait de m’amuser et je crois même renforçait mon inclination à m’affirmer, à marcher en dehors des sentiers battus. »

   « Mais alors, hasardais-je, d’où est venu ce subit retournement ? Aviez-vous commis quelque péché motel ? »

   « Véniel, sûrement, mortel, aux yeux des natifs sardes, sans doute, oui. A l’âge de vingt ans, je m’étais éprise du fils d’un pêcheur, Giuliano, un beau garçon au teint halé, aux yeux bleus comme la mer, au torse athlétique tel Apollon. J’étais devenue follement amoureuse de cet éphèbe et, un beau jour, je l’avais « enlevé », il n’avait alors que seize ans et nous avions rejoint Paris comme des fugitifs, des parias en quelque sorte. Les parents de Giuliano avaient tenté de persuader leur fils de revenir au pays, mais il se plaisait en France, vivant de menus travaux, mon travail de photographe pourvoyait amplement à nos besoins. Notre vie commune, passionnée, libre, inventive, dura ce que durent les roses et, un jour, il nous fallut convenir que nos destins se sépareraient, qu’en commun il ne nous restait plus que les criques solaires de la Sardaigne d’autrefois, là où notre rencontre avait été le prétexte à prolonger nos plaisirs au-delà d’un rapide été. Giuliano resta à Paris, je lui avais trouvé un emploi dans une imprimerie. En ce qui me concerne, je devais m’exiler. »

   Me narrant ceci, elle ne paraissait ni nostalgique, ni soucieuse, seulement assurée de son ancien amour, de la beauté sur lequel il reposa durant plusieurs années et elle semblait avoir pris acte de la fuite des choses, d’un écoulement du temps contre lequel nul ne pouvait rien, sinon l’accepter avec fatalité ou bonheur, c’était selon.

   Elle reprit son récit. Le soleil montait lentement dans le ciel. Nous fumions de concert. La mer, au loin, était un scintillement de verre pilé. Quelques embarcations aux étraves bleues, flottaient, des hommes relevant leurs filets de pêche dans un ruissellement de gouttes.

   « J’ai décidé de revenir vivre ici. L’Agence de Presse pour laquelle je travaillais m’avait envoyée en Sardaigne pour y réaliser un long reportage sur les coutumes et légendes qui sont légion ici. J’avais loué, pour plusieurs mois, la maison devant laquelle nous nous trouvons, puis l’avais achetée par la suite. En réalité, j’aurais pu vivre n’importe où dans le vaste monde puisque j’envoyais mes rouleaux de pellicule par la poste, le reste du travail s’effectuait en laboratoire à Paris. Mon retour ici ne s’était guère déroulé sous les meilleurs auspices. On m’en voulait d’avoir « enlevé » Giuliano, puis de l’avoir « répudié ». C’était ici la croyance tenace en cette image d’Epinal. Que voulez-vous, on ne peut en vouloir aux autochtones, leur mémoire est tissée de croyances et de superstitions auxquelles ils ne pourraient se soustraire qu’au prix de n’être plus eux-mêmes ! »

   Je dois avouer que je découvrais tout un pan de modes de pensées archaïques dont j’ignorais seulement qu’ils pouvaient exister. J’étais comme fasciné par cette histoire tellement elle était romanesque, tout droit sortie d’une imagination féconde.

   « Petit à petit les choses se sont gâtées et je crois bien que les parents de Giuliano avaient en quelque sorte ourdi un complot à mon encontre. Je pensais alors à cette curieuse survivance de la « vendetta », cette sourde vengeance soudée au corps et à l’esprit, qui devient le lieu d’une terrible obsession. Il n’était pas rare que, me levant le matin, je ne découvrisse, clouée contre mon volet, le corps à demi décomposé d’une chauve-souris ou bien, dessinée à gros traits à la peinture, la silhouette de deux couteaux croisés à la lame généreuse, elle aurait pu trancher la carotide à seulement s’appuyer dessus ! »

   « Mais comment avez-vous fait pour résister à ces comportements ? Ils devaient vous atteindre dans votre chair même ? »

   « J’ai voulu résister, ne nullement donner blanc-seing à de tels actes qui signent le manque de savoir, de recul par rapport aux événements, parfois une noirceur d’âme qui serait à jamais fixée, indéracinable en quelque sorte. Ce sont les personnes les plus âgées qui m’ont le plus attaquée, les jeunes sont bien plus insouciants, leur jugements libres vis à vis des relations dans le couple. J’en étais arrivée à être en fuite de tout et de moi-même. Je fuyais les gens. Je fuyais les rues. Je fuyais la mer et le vol des oiseaux. C’est alors que j’ai décidé de porter cette étrange perruque rose, de ne plus sortir que la nuit, à la chute du crépuscule, aux premières lueurs de l’aube. »

   « Mais comment avez-vous donc fait pour ne pas devenir folle, ne pas jeter votre gourme et errer, solitaire parmi la garrigue fouettée de vent ? Quelle belle résilience, tout de même ! »

   « J’ai résisté comme je vous disais. Puis une idée m’est venue. Plutôt que de fuir, il me fallait assumer. J’ai décidé d’aller frapper aux portes de ceux qui étaient les plus véhéments. Au début ils ne les entrouvraient qu’avec mauvaise grâce, un brin hostiles. Je leur ai proposé de réaliser leurs portraits en noir et blanc. Ils étaient si beaux avec leurs faces ridées, leurs yeux gris enfoncés dans leurs orbites, leur air farouche d’oiseaux de proie. Quelques uns ont accepté d’abord, sans doute surpris d’eux-mêmes et flattés de poser pour la photo. Les premiers clichés, les gens ont accepté de les clouer sur leurs portes. Les autochtones étaient curieux et, paraît-il un brin jaloux de n’avoir pas été choisis. Puis la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Il y aurait bientôt une exposition des portraits dans le corridor d’entrée de la mairie. Les plus récalcitrants ont fait acte de candidature. Maintenant j’avais renversé la situation en ma faveur. Les plus malicieux m’appelaient encore « pazza vicino », mais sur le mode humoristique, sinon taquin. Alors, sans doute, vous demanderez-vous pourquoi, ce matin même, j’étais encore affublée de cette stupide perruque rose ? Mais seulement parce que j’étais en fuite de celle que j’avais été, je voulais lui faire un pied de nez. Je l’offrirai à une adolescente d’ici, elles aiment toutes se grimer, se donner mauvais genre le temps d’un carnaval, d’une soirée noyée dans les vapeurs de l’alcool… »

   Ces derniers mots, Emilie - elle m’avait révélé son prénom -, les avait prononcés sur le mode de la nostalgie ou bien du regret. Que regrettait-elle ? Sa vie de jeune fille ? Le rapt de Giuliano ? Sa vie de Folle ? Les âmes sont si complexes qui dérivent sous des eaux multiples, ici au bord de la lagune, sous le soleil ardent du Sud. Tout est toujours en fuite de soi, qui jamais ne revient. J’ai pris quelques photos de la maison. J’ai salué Emilie chaleureusement. Je suis rentré à l’hôtel. La réceptionniste m’a longuement interrogé du regard. Sans doute cherchait-elle sur mon visage à surprendre la trace de la Fugitive !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
15 mai 2020 5 15 /05 /mai /2020 08:07
Le rouge en toi, cette folie

 Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

   Le rouge en toi, cette folie. Pourquoi cette couleur et nullement une autre ? Avais-tu au moins une explication, une justification, une mesure rationnelle qui la posât comme essentielle ? A peine t’avais-je connue et déjà je savais ta brune affiliation à cette teinte qui paraissait te brûler de l’intérieur à la façon d’un feu muet. Avais-tu connu le rouge, autrement dit la fureur de la sensation dès ta plus tendre enfance ? Quelque Chaperon Rouge libidineux hantait-il ton imaginaire, immédiate identification, le Loup te poursuivant de ses sauvages assiduités ? Avais-tu, en ton adolescence que je pensais éruptive, été possédée par un Amant roux, cette déclinaison du rouge inclinant vers la densité de la rouille ? Donc une possible dégradation, une perte. Il y avait une telle confusion - peut-être, mieux, une fusion -, qui te prédestinait à vivre sous la bannière de cette vive tonalité autour de laquelle tu semblais t’être constituée, corps et âme en leur entièreté.

   L’aube, avec ses franges bleues, te lassait, elle était par trop boréale, frappée au coin de la froidure, couchée sous l’épaisseur des moraines et le morne vitrail de la gelée. Le zénith, s’il te chauffait à cœur, ne suffisait à te combler, sa clarté était trop blanche qui, sans doute, effaçait les images désirantes qui hantaient ton inconscient, manière de hallebardes fichées au centre violenté de ta chair. Seul le crépuscule semblait convenir à ta fantasque nature. Longtemps tu demeurais sur le bord de qui tu étais à fixer ces horizons incendiés. Quel langage parlaient-ils donc que nul ne pouvait comprendre, sauf toi, genre de Walkyrie excitant les valeureux guerriers, faisant, avec eux, libation de vin et d’hydromel tout en haut du plus étrange Walhalla ? Etais-tu cette Déesse innommée qui habitait quelque feu céleste, ne destinant aux hommes que sa rubescente volonté sous les coups de laquelle ils ne pouvaient que périr ? En tout cas, te décrire d’emblée n’aurait pu s’accomplir qu’au risque de ne dresser de toi qu’une risible caricature.

   Alors, plutôt que de dessiner ton réel, je m’amusais à croiser les fils d’un tapis, à tisser d’écarlates écheveaux au travers desquels, quiconque t’aurait croisée, t’aurait reconnue parmi des milliers d’autres présences. Je m’imaginais tisserand dans quelque sombre atelier ou bien, peut-être, genre de Pénélope défaisant la nuit ce qu’elle avait confectionné le jour, car il fallait différer, autant que faire se pouvait, la parution d’une image définitive de l’être mystérieux que tu dérobais à tout regard qui se serait fait trop curieux, trop inquisiteur. Peut-être n’étais-tu qu’une flamme, qu’une longue combustion dont nul ne pouvait apercevoir la fin ?

   Je te brodais donc de fils nacarat lorsque le velours de tes sentiments brillait avec douceur comme dans la lampe magique d’un oriental Aladin. Je te brodais corail, légère insistance, naissance d’un originel désir, juste un affleurement à la face des choses. Je te teintais d’une alizarine plus soutenue et c’était déjà jaillissement d’étincelle, gerbe d’escarbilles et l’embrasement n’était pas loin qui faisait son souffle de forge. Je te confectionnais dans une trame amarante et tu étais soudain perdue à la vie, promise à une mort immédiate, crucifiée à la hauteur de ton tyrannique désir.

   Oui, j’ai bien des prétextes qui me poussent à utiliser le qualificatif « tyrannique » pour la seule et unique raison que ton désir n’était que soif de toi, que ton ivresse s’immolait à sa propre source, que ta jouissance ne trouvait d’écho qu’à sa propre manifestation. Etais-tu l’orgueil personnifié ? Etait-ce la luxure qui couvait sous la cendre et, jamais, ne se dévoilait ? Il m’était bien difficile d’en décider au simple motif qu’un être passionné à l’extrême ne saurait recevoir de certitude d’une raison établie en ses fermes fondements. Sais-tu, parfois, me chauffant devant le feu de cheminée, alors que les bourrasques de vent sillonnaient le Causse de longues zébrures blanches, je me demandais si tu n’étais un génie tout droit sorti de mes itératives élucubrations. C’était un peu comme si, mêlant les flux de nos désirs réciproques, tous les deux ne fussions nés que de ce brumeux hasard que l’on nomme destin et qui se joue de nous en nous faisant croire que nous existons réellement.

   Il ne sera certes pas difficile de nous accorder sur nos êtres de peu et de rien, la vacuité est telle dès que l’on se penche sur le berceau des questions essentielles. Laisse-moi te dire, cependant, telle que je te vois, tremblante esquisse dans le portique de mes songes. Tout en haut de ces derniers, ces simples filatures de vent, hissées au-dessus de ta tête, pareilles à des plumes ébouriffées, quelques traits de sanguine s’égayant dans le gris de l’éther. Serait-ce l’effusion de ton mental  ou bien les flammes du Saint-Esprit venant visiter ta mystique figure ? Telle est ton étrangeté qu’elle nous fait dériver vers de flottantes pensées, si ce n’est sombrer dans un délire de hauts fonds. Et que dire de ton visage sinon le tracer de quelques rapides traits, de le presque dissimuler sous l’eau de quelque lavis, de l’annuler à la mesure de biffures qui semblent le reconduire dans le domaine indescriptible du néant ? Le haut de ton corps est translucide, un seul et unique champ de neige blanche où quiconque se perdrait si l’idée lui venait de s’aventurer en ces mornes solitudes. Tes jambes, une longue fuite de toi vers un sol que tutoie un escarpin noir, un seul, comme si ta venue au monde ne se disait que dans la prudence, dans l’effleurement, dans l’inconsistance en quelque manière.

   Mais le royaume des royaumes, mais la source incandescente qui te fait être : cette balafre entre groseille et cerise, cette faille empourprée qui signe ton mortel désir. Combien est curieuse cette esquisse de toi ! Combien est dérangeante, pour de fragiles natures, pour des âmes confites en dévotion, pour des prestidigitateurs de morale et des enlumineurs  de somptueuses éthiques, cette plaie béante qui offre ton sexe à l’acte sacrificiel. Car c’est bien de ceci dont il est ici question : de sacrifice ? Un sacrifice est toujours destiné à un Dieu, à une Déesse, à des fins de conciliation de la divinité. Mais qui vises-tu donc toi, qui ne serait nullement toi ?

   En réalité cette longue zébrure rouge qui semble ton prédicat le plus apparent, ne peut se lire qu’en tant que geste sacrificiel au terme duquel, terrible Walkyrie, tu anéantis sur l’autel du plaisir et de ta propre jouissance tous les valeureux guerriers que, par ton vol erratique et tes cris sauvages, tu ne destines nullement à la guerre, seulement à ta propre gloire, à ton rayonnement incandescent, à la sustentation de ton être qui ne semble pouvoir que se repaître de la chair mortifiée des autres. Cependant, Walkyrie, nous les guerriers ordinaires, les soldats libidineux, les centurions uniquement bardés de chair, non de métal, c’est TOI que nous voulons honorer, c’est là en ton centre rubescent que nous voulons nous immoler jusqu’à ce que mort s’ensuive. Notre origine aura été notre perte. Il n’y a guère d’autre vérité à annoncer sur cette Terre coloriée en bleu à la seule fin de cacher des rivières de sang. Oui, des rivières de sang !

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 13:35

   Lorsque l’avion avait atterri à Helsinki, en ce début d’été maussade qui ressemblait étrangement à une fin d’automne, le ciel était bas, gris, presque sans horizon. J’avais logé dans un hôtel de briques brunes, tout près du « Fredrik Stjernvalls Park », ma vue gagnant, depuis mon balcon, un large horizon semé d’eau et d’arbres qui s’y reflétaient comme dans un miroir. J’étais venu en Finlande dans le but de faire un reportage sur la Laponie, son célèbre plateau lacustre, ses légendaires forêts de pins, d’épicéas et de bouleaux aux troncs argentés. Le lendemain, à bord d’une voiture de location, j’effectuai un long voyage qui devait me conduire aux environs de Kajaani, j’y avais loué un de ces charmants chalets badigeonnés de rouge qui sont inséparables de l’âme finnoise, un peu leur ombre portée. Le temps s’était amélioré et il y avait maintenant une manière de brume légère posée sur les choses à la façon d’un voile.

   Tous les matins, muni de mon appareil photo et d’un carnet de notes, je parcourais ce beau paysage boréal, faisant ici une image d’une écorce cendrée, là celle d’un peuple de minuscules airelles, plus loin, quand la chance me souriait, je tirais le portrait d’une harde de rennes sauvages qui s’enfuyaient, disparaissant parmi le tremblement des bouleaux. L’après-midi, installé derrière ma table de travail, je triais les clichés, organisais mes notes et commençais à écrire les articles pour mon Journal. Si j’en jugeais par les premières impressions, le reportage promettait de belles surprises et je pensais à la satisfaction que Bergeret, mon Rédacteur en chef ne manquerait de manifester à mon retour. Il avait déjà effectué deux ou trois périples en Finlande et ne tarissait d’éloges sur cette belle terre nordique.

   Tout se déroulait donc comme je le souhaitais, les rouages étaient bien huilés et dans l’espace d’une semaine il me serait facile de boucler mon projet et de regagner Paris, un long travail de réécriture m’y attendait. Depuis quelques jours j’avais aperçu sur la rive opposée qui n’était guère éloignée, le lac en cet endroit amorçant une courbe serrée, une Fine Silhouette qu’il ne m’était guère facile d’identifier et dont, cependant, je souhaitais faire la découverte. Il y avait si peu de monde en cet endroit, aussi toute apparition était-elle mystérieuse, auréolée d’un charme désuet, comme une image brillant derrière la vitre d’un chromo, parsemée de taches et visible à demi. Je me promettais donc un soir de me lever le lendemain dès que le jour poindrait, d’observer aux jumelles cette Inconnue qui, non loin de mon chalet, mais tout de même suffisamment éloignée pour demeurer anonyme, paraissait se livrer à un rituel qui devait se révéler rien moins qu’étrange.

   Je me suis donc levé tôt, ai pris une collation frugale, me suis vêtu d’un blouson chaud, l’air est encore vif sous ces latitudes. Oui, je l’avoue bien volontiers, il ne me plaisait guère de me métamorphoser en voyeur mais la tentation était grande et ma volonté de m’y opposer quasiment nulle. Voici que Silhouette sort de son chalet, légèrement vêtue d’un fin chemisier, d’un simple jeans, pieds nus, un foulard enserrant une chevelure blond platine. A l’estime, je lui donne entre quinze et dix-sept ans, une toute jeune présence ici, seule, mais pour quelle étrange raison ? Je ne saurais rien en dire, sinon m’étonner et demeurer sur ce genre d’irrésolution manifeste. Maintenant Silhouette s’assoit sur ses talons, à la lisière de l’eau, ses pieds légèrement immergés. De ses deux mains assemblées elle cueille l’eau fraîche, la fait longuement couler sur son visage. Elle s’ébroue légèrement à la façon d’un petit animal sauvage puis incline son buste vers l’avant, si bien que l’eau ne peut que refléter son image à la façon d’un miroir.

   Longtemps, comme fascinée par sa propre image, Silhouette demeure immobile à fixer l’onde. Qu’attend-elle ici de cette confrontation avec la surface réfléchissante ? Une révélation de soi, un accroissement de sa propre image ? Ou bien cherche-t-elle à sonder son âme, puisque les yeux en sont les fenêtres ? Que croit-elle trouver dans cette contemplation dont, jamais, elle n’aurait éprouvé la sensation ? Peut-être est-elle de nature inquiète, ne cherchant qu’une manière de réassurance narcissique ? Ou bien interroge-t-elle sa propre beauté ? : « Miroir mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? ». Ou bien, encore cherche-t-elle à connaître sa propre identité, à se découvrir en tant que singulière ? A-t-elle brisé son vrai miroir et ne dispose-telle que de cette feuille d’eau pour se maquiller, mettre en ordre un visage que la nuit aurait fripé, simple acte cosmétique sans autre but que de présenter au monde un visage apaisé ? Est-ce une réverbération de sa conscience qui lui est donnée à l’aune de ce regard appuyé ?

   Inutile de préciser que les questions fusent dans ma tête comme des feux de Bengale, comme des braises sur lesquelles soufflerait la tyrannie de la curiosité. Mais à peine ai-je formulé en moi ces étranges questions que Silhouette disparaît de ma vue, aspirée par la porte d’ombre de son chalet. A peine une minute s’est-elle passée que je vois un filet de fumée grise sortir du tuyau de la cheminée. Puis rien ne se passe que le silence et les traits gris d’oiseaux fendant la vitre du ciel. Je m’apprête à abandonner mon poste d’observation lorsque la Jeune Apparition se montre à nouveau, dans le plus simple appareil, sa peau hâlée s’imprimant sur la trame libre de l’air. Alors il me semble comprendre. Ici les habitants ont l’habitude, sitôt après leur sauna, de prendre un bain revigorant, astringent, qui les réconcilie bien vite avec la vie.

   Silhouette a en effet plongé dans le lac dans un éblouissement de gouttes claires. Le spectacle est beau à voir et je prends à la hâte quelques photos qui témoigneront des belles coutumes boréales. Puis la Jeune Fille revient sur le rivage, passe longuement une éponge sur sa nuque alors que ses yeux semblent se perdre dans l’onde, attirés par quel mystérieux sortilège, quel souci à l’horizon de l’esprit ? Alors cette image me fait penser irrésistiblement à la peinture de Degas intitulée « Le tub », même posture, même abandon du corps à la joie de vivre, d’éprouver de sensuelles sensations. Oui, ce beau pastel joue en écho avec ce Nu Boréal, joue sur la même esthétique naturaliste qui souligne le trouble de la chair qu’une eau vient apaiser de son onction bienfaisante.

   Peut-être ne s’agit-il que de ceci, dans les deux cas de figure, esquisser la félicité d’une plénitude, ne s’en remettre qu’à soi, une sorte de « face à soi » se satisfaisant de sa propre ivresse. Oui, à ce moment précis où la lumière monte dans le ciel avec sa traînée de poudre cendrée, où Silhouette terminant ses ablutions, se dispose à s’absenter pour toujours, je prends conscience du fait que mes jugements hâtifs sont empreints certes de naïveté, mais qu’ils manquent le réel, la simple vérité qui le traverse en filigrane. Je ne suis nullement triste cependant. Tout comme Silhouette, je ne peux que faire face à qui je suis, ne sachant pas très bien pour autant à qui j’ai affaire puisque tout Existant est à lui-même son propre mystère.

   Soir. J’affiche sur l’écran de mon ordinateur les images de la journée : paysages lacustres avec leurs îles où tremblent les arbres aux feuilles légères, bois de rennes sculptés par le vent, débris de mousses étoilées, fragments de lichen à la belle teinte vert-de-gris. Puis je découvre, dans un ravissement non dissimulé, les plans rapprochés que j’ai pris de Silhouette. Que dire d’elle si ce n’est sa beauté nordique, simple et naturelle ? Son visage est lisse, candide, frais comme une eau de torrent. Ses yeux couleur noisette boivent l’existence avec douceur, confiance. Ses lèvres esquissent un sourire dans une teinte de Nacarat subtile, découvrent une belle rangée de dents blanches telle l’écume. Ses cheveux de paille et d’or entourent son visage d’une auréole heureuse et ceci suffit à me combler de joie.

   Mais que valaient donc mes interprétations d’il y a peu ? ne révélaient-elles plutôt une inquiétude intérieure qui m’est propre ? On ne projette jamais mieux ses propres fantasmes qu’à les prêter à autrui ! Qu’aurait eu donc à prouver cette Mince Concrétion Boréale qui n’aurait été elle-même en sa plus effective vérité ? Silhouette est Silhouette et ceci lui suffit. Foin des miroirs aux alouettes et autres pièges narcissiques, ils ne font que nous abuser et nous fournir des justifications qui s’annulent à même leur légèreté. « Insoutenable légèreté de l’être », disait le brillant Milan Kundera. Que reflètent donc les miroirs si ce n’est ceci ?

   Dans quelques jours je regagnerai Paris, la tête emplie d’images, le cœur parcouru de mille ressentis, l’âme envahie de mille reflets. Serai-je un miroir pour moi ? Les autres seront-ils un miroir pour ma conscience ? Une forêt de questions dont aucune ne saurait trouver de réponse, sinon dans l’intime conviction de soi. Oui, l’intime ! A Paris, parmi la brillance grise des toits de zinc, ces miroirs atténués de l’être, qu’y pourrais-je donc voir qui ne serait nullement moi, qui ne serait nullement elle ? Que quiconque possède la réponse me l’apporte. J’ai hâte de savoir, l’être-de-l’autre, l’être-mien, ces images qui font mon siège et me tendent parfois l’immarcescible miroir de la confusion, du doute, de la peur de différer de qui-je suis dans la nuit qui vient. L’encre est si dense, si illisible qui glace le ciel ! Oui, le glace !

 

 

 

 

 

  

Partager cet article
Repost0
4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 09:13
 Votre songeuse présence

 

Auguste Renoir – Alphonsine Fournaise,

1879, musée d’Orsay, Paris

Source : Si l’art était conté…

 

***

 

   Voyez-vous, parfois, on regarde une forme au loin, un oiseau au large du vent, une statue immergée dans un fin brouillard, une haute demeure à la façade usée et l’on ne sait vraiment ce qui vient à nous, ce que ces choses ont à nous dire, si du reste elles peuvent prétendre nous parler et, la plupart du temps, elles s’évanouissent et ne demeure dans notre mémoire qu’une vague trace que nulle volonté ne ranimera jamais. C’est là le sort du passager, du fuyant, de l’illisible s’écrivant en lettres de cendre tout contre l’évanescence d’un grésil. Une manière d’hiver arrive qui recouvre l’automne et n’annonce encore un timide printemps.

   Mais, plutôt que d’aller plus avant, que je vous dise ce qui motive ma lente dérive ici, dans la pente déclive de l’illusion. C’est bien vous, l’Inconnue, la Mystérieuse, qui m’avez cloué à cette place et nulle part ailleurs, genre de scarabée allongé pour l’éternité sur la plaque de liège de l’entomologiste. Savez-vous, écrivant ceci, me voici replongé dans mes souvenirs d’enfance. Je suis dans la grande pièce obscure et un brin désuète de ces salles de cinéma improvisées - l’arrière-boutique d’un café, un corridor entre deux portes faisaient autrefois l’affaire -, et je fixe de mes yeux curieux ce grand linge blanc où flottent des images, où grésillent les minuscules gribouillis de la pellicule. Ce que je vois, qui me fascine, c’est le film « Monsieur Fabre », cette vie passionnée d’un chercheur d’impossible.

Son impossible : découvrir toujours plus sur la vie de ses chers insectes.

Mon impossible : découvrir un peu de votre vie et la faire mienne

la grâce d’un instant, ne soit-il nullement reproductible.

   Je vous vois et ne me voyez pas. Combien ce trouble de l’observation discrète est délicieux. En quelque manière vous êtes ma proie et je suis votre prédateur. Oh, rassurez-vous, je suis tellement pris à votre charme, à l’aura que vous dégagez naturellement, que je ne vous ferai aucun mal. Comment pourrais-je en vouloir à ceci qui me tient en haleine et me laisse sur le bord d’un troublant vertige ?

A l’amour naissant, il faut toujours la distance.

A l’effusion des sentiments, une juste parenthèse.

A la déclaration, la pensée mille fois retournée

qui, peut-être, jamais ne verra le jour.

   Et, sans doute, est-ce mieux ainsi ! Se tenir au chevet de l’amour, en observer les mille voltes, en découvrir le charme de sous-bois et rester dans la clairière de son être afin de n’offusquer ce qui pourrait avoir lieu, qui ferait sombrer dans la plus concrète et éprouvante contingence une histoire en train de naître.

   N’est-ce pas sur le bord des choses que ces dernières nous paraissent les plus lumineuses, les plus tentantes ? Un instant nous cédons au caprice de tendre nos mains que nous replions l’instant d’après dans le secret de leur venue au monde. Être là, dans l’immobile attente et sonder son âme au feu de quelque inquiétude.

Soyez donc heureuse de me plaire,

je serai heureux de vous perdre.

  Certes mon énoncé sonne à la façon d’un bien étrange paradoxe : désirer et repousser à la fois. N’est-ce pas là sentiment de quelque dandy en mal de sensations narcissiques ? N’est-ce pas attitude infantile qui veut et ne veut plus le moment d’après ?

   Vous ferais-je une confidence, Vous l’Eloignée, Vous l’Immatérielle présence ? Je suis comme le peintre au bord de sa toile. Le blanc l’attire, le fascine et il se tient sur le bord du cadre pareil à un cumulus dérivant au ciel, qui n’aurait encore décidé de sa direction. Un flottement à l’infini et des heures grises qui n’en finissent d’égrener leurs pulsations, on dirait les grains serrés d’un chapelet et d’invisibles mains qui en voudraient connaître le sens intime.

   C’est le plus souvent l’avant-scène des choses qui nous attire, ce genre de coursive étroite avant que de rejoindre sa cabine. Le boudoir, que bientôt nous visiterons avec une sorte de recueillement, voici qu’il affalera son secret telles les voiles d’une frégate qui s’écroulent sur le bois du pont et la peine nous envahira de ne plus pouvoir les porter dans notre imaginaire, ce boudoir, cette chambre des secrets, cette pliure inégalable du mystère. Comprenez-vous combien il faut longuement savoir perdre avant que de posséder et même, ayons la certitude que ce qui s’annonce comme absence - ce que nous désirons -, n’est jamais mieux présent qu’au rythme de sa fuite, bien au-delà de qui nous sommes.

   Certes, je peux dire celle que vous êtes, le mode subtil de votre apparition. Vous êtes assise sur une chaise au bois blond, peut-être un bois fruitier encore odorant des fragrances qui furent les siennes. Votre tête est coiffée d’une sorte de canotier à la teinte de capucine. Votre teint est si frais ! On dirait la grâce d’une toute jeune fille et pourtant vous êtes une femme dans sa belle maturité, rayonnante, confiante, ouverte à demain. Votre robe est de myosotis et de pervenche, une touche discrète de couleur qui rehausse votre teint et vous pose dans un médaillon identique à celui des miniatures de la Renaissance.

   Dire que vous paraissez nonchalante, heureuse, serait trop vous reconduire à cette réalité à laquelle vous échappez à l’aune de votre grâce. Un vague sourire aux lèvres. Mais est-ce bien un sourire ? Ou bien plutôt l’esquisse d’une plénitude ? Oui, je pense encore à Jean-Henri Fabre en filigrane, à ses merveilleux insectes. Je vous vois abeille, non ouvrière, mais Reine dans l’intimité luxueuse de sa ruche. Comment votre destin pourrait-il différer de ceci ? Non, je n’invente rien. Non mon romantisme n’est nullement exacerbé. J’énonce simplement une réalité qui, en même temps, est vérité. Nul ne pourrait s’inscrire en faux contre ce rayonnement qui émane de vous : un miel, un nectar, un long poudroiement jaune qui n’en finissent de tomber, sans doute jamais ne toucheront-ils le sol.

   Me verriez-vous occupé à faire votre portrait avec tant d’émotion au bord de l’âme, probablement seriez-vous inquiète ou bien émue, ou bien troublée. La conscience des êtres est un tel kaléidoscope, une telle polyphonie et rien n’est jamais prévisible et ceci est heureux car il n’y a pire mal que l’ennui. Une carafe de cristal est posée à l’ombre de votre avant-bras. J’y devine une douce ambroisie, une liqueur divine que nous aurions pu boire pour fêter notre rencontre. Derrière vous une rivière parsemée de mousse verte, parcourue des larges feuilles des nymphéas, une lumière d’émeraude en frôle les arabesques endormies. Un canot sur l’eau qui eût pu nous emporter vers Cythère, rivage de la belle Aphrodite, ou plus prosaïquement vers la chambre mansardée que, sans doute, vous possédez, si près du ciel, sous le vol aigu des hirondelles, sous le murmure des étoiles la nuit venue. Sachez, Vous-la-Lointaine, que je vous y rejoindrai en pensée lors des jours venteux et de longue mélancolie.

Ma présence ne sera qu’absence.

Votre absence ne sera que présence.

   Soyez au moins informée que je vous aurai aimée l’intervalle d’une écriture. Oui, aimée ! Rien ne s’efface jamais qui, un jour, a été écrit !

  

 

Partager cet article
Repost0
30 avril 2020 4 30 /04 /avril /2020 08:20
Imaginative en ses figures.

Trapéziste.

Oeuvre : André Maynet.

 

 

 

   Sorte de nymphe.

 

   Imaginative, bien que l’image le suggère, n’a jamais volé de haute lutte sous les cimaises pourpres de quelque cirque, fût-il des plus modestes. Imaginative n’a jamais enlacé la rugueuse corde de chanvre, saisi dans ses fines mains le tube d’acier dont elle aurait fait le tremplin de son numéro de voltige. Imaginative n’a nullement dérobé son nom, pas plus qu’elle ne l’a trouvé au fond d’une surprise de papier glacé avec quelques autres colifichets, un serpentin de réglisse, un ruban multicolore, un mirliton de foire. Non. Imaginative, tout simplement, vit dans l’imaginaire comme l’oiseau glisse dans l’eau claire du ciel. Elle est une sorte de nymphe à peine sortie du couvert d’une forêt, sur la lisière, toute de modestie cousue, voilée de discrète pudeur, une marche sur la pointe des pieds, ce qu’il faut de juste persistance pour connaître le monde depuis le secret d’une cachette.

 

   Dérive hauturière.

 

   Être Imaginative, c’est demeurer en arrière de soi, dans l’attitude d’une sublime torsion, comme si la progression sur les chemins de l’existence était ce perpétuel porte-à-faux, cette hésitation, un pas chevauchant l’autre dans l’irrésolution, genre de marche de mannequin, mais poinçonnée par la recherche d’une progression lente, non en raison d’un déhanchement esthétique. Pour Imaginative, avancer sur quelque chemin que ce soit est un tel prodige que chacun se prend à s’étonner de la voir changer de lieu alors que, volontiers, on l’eût crue immobile. Sans doute l’est-elle, sauf dans le berceau de sa tête constamment traversé des idées les plus folles et les plus éthérées. Les plus aériennes aussi. Les plus aériennes certes ! Car rien ne la ravit tant que de penser qu’elle vient de se soustraire aux lourdes pesanteurs terrestres et qu’elle flotte infiniment dans l’éther, pareille à l’insouciante montgolfière habitée du dedans par les confluences multiples de l’air. « Dérive hauturière », telle aurait pu être la nomination répondant à son constant état d’âme tant la légèreté, tout au moins son impression, était la condition de sa progression dans la vie. Trapéziste elle l’était, ô combien symboliquement cependant, elle qui ne faisait que virevolter d’une sensation à l’autre, d’une humeur primesautière à une inclination à quelque caprice, elle qui sautait du coq à l’âne, elle qui se sustentait au-dessus des nuages avec la grâce colorée d’un papillon. Son nom de baptême eût pu être, indifféremment, Libellule, Etincelle, Brume, Goutte de rosée, enfin tout prédicat qui, en raison de son caractère d’apesanteur, eût traduit cette constante évanescence s’imprimant au creux même de sa façon d’être au monde.

 

   Planer avec la littérature.

 

   Imaginative était cette constante disposition de l’esprit à s’emparer de tout ce qui faisait signe en direction d’une possible ascension hors de soi. La littérature, par exemple, la faisait littéralement planer si bien que, occupée à la lecture, l’on ne savait plus vraiment si elle était encore une effigie humaine ou bien une elfe, ce génie de l’air qui habitait les contrées de la belle mythologie scandinave. Si bien que les deux vers d’Albert Glatigny tirés des « Vignes folles » lui eussent convenu à merveille :

 

« N’avez-vous pas erré sur les bruyères

Reine, au milieu des elfes printanières ?»

 

   Ou alors on songeait immanquablement au merveilleux titre d’Emily Brontë, « Les Hauts de Hurlevent » et l’on apercevait Imaginative tout en haut d’une lande sauvage avec une masure en ruine, un arbre isolé parmi l’air bleui de froid, la ligne claire de l’horizon, sorte de balafre déchirant des caravanes de lourds nuages s’échappant vers l’infini.

   Ou alors c’était « La Colline inspirée » de Maurice Barrès qui surgissait, « faible éminence sur une terre la plus usée de France » et l’on avait devant soi la Colline de Sion, le quadrillage infini des champs se perdant dans le bleu, quelque part, vers la chaîne des Vosges, « lieu où souffle l’esprit » avec toute sa force silencieuse.

   Ou encore l’on était tout près de ces étonnantes « Racines du ciel » de Romain Gary et c’était à soi alors d’imaginer Imaginative chevauchant ces racines telle une Walkyrie au service du dieu Odin. On l’aurait aperçue, juchée tout en haut d’une forteresse, épée en main, casque ailé sous le bras, à peine vêtue d’un voile diaphane couleur d’eau légère avec, en arrière-fond, des tumulus que coiffent d’autres forteresses.

   Ou encore relisant un passage de Flaubert dans « Par les champs et par les grèves », méditant longuement sur ceci : « Une rêverie peut être grande et engendrer au moins des mélancolies fécondes quand, partant d’un point fixe, l’imagination, sans le quitter, voltige dans son cercle lumineux ». C’est bien de ce type de phénomène dont Jeune Onirique était affectée en son sein, ressentant depuis son centre intime (son ombilic), se produire cet incroyable rayonnement, ce train d’ondes qui la conduisaient loin, peut-être par-delà la lumière où ne demeurent plus ni temps, ni espace, seulement la conscience de les avoir franchis pour s’éployer dans une dimension inconnue mais combien gratifiante pour l’esprit, régénératrice pour le corps, lénifiante pour l’âme plongée dans une subtile démesure.

   Ou bien encore elle se projetait dans le mode de pensée baudelairien, cherchant en elle-même ce bonheur immédiat, ce sentiment de jouissance intime qui la portait au bord de l’extase physique :

   « Nous voltigerons dans l’infini, comme les oiseaux, les papillons, les fils de la Vierge, les parfums et toutes les choses ailées ».

 

   Avec Jon et Lullaby.

 

   Ce qu’Imaginative aimait faire par-dessus tout, c’était s’installer quelque part dans un coin de nature irrévélé, sorte de lieu secret seulement connu d’elle et lire longuement des passages tirés de Lullaby de Le Clézio, surtout celui-ci qui la faisait infiniment rêver :

   « C’était bien comme cela, avec seulement le bruit de l’eau et le vent qui soufflait entre les colonnes blanches. Entre les fûts bien droits, le ciel et la mer semblaient sans limites. On n’était plus sur la terre, ici, on n’avait plus de racines. La jeune fille respirait lentement, le dos bien droit et la nuque appuyée contre la colonne tiède, et chaque fois que l’air entrait dans ses poumons, c’était comme si elle s’élevait davantage dans le ciel pur, au-dessus du disque de la mer. L’horizon était un fil mince qui se courbait comme un arc, la lumière envoyait ses rayons rectilignes, et on était dans un autre monde, aux bords du prisme. »

   De cet Auteur, ce qu’elle dégustait aussi, à la manière d’une ambroisie, c’était, tiré de la nouvelle « La montagne du dieu vivant », ce pur morceau d’anthologie :

   « Jon sentait peu à peu qu’il perdait son corps, et son poids. Maintenant il flottait, couché sur le dos gris des nuages, et la lumière le traversait de part en part. Il voyait au-dessous de lui les grandes plaques de lave brillantes d’eau et de soleil, les taches rouillées du lichen, les ronds bleus des lacs. Lentement il glissait au-dessus de la terre, car il était devenu semblable à un nuage, léger et qui changeait de forme. Il était une fumée grise, une vapeur, qui s’accrochait aux rochers et déposait ses gouttes fines. »

 

   Salar del Huasco.

 

   L’imagination de l’exploratrice des « hautes erres » aimait aussi se poser sur les hauts plateaux du monde, sur ceux de Madagascar avec ses rizières tachées de vert, taillées à même les marches rouge de latérite, les cubes orangés de ses maisons de brique, là où l’air circulait librement, longues volutes claires que le ciel absorbait en silence. Souvent, au milieu des flots bleus de la nuit, elle se projetait aussi parfois dans ce merveilleux Chili, sur les rives du Salar del Huasco dont elle ne se lassait ni de l’air cristallin, ni de l’étendue claire de sel, pas plus que de la discrète présence des lamas et vigognes et il n’était pas rare que le réveil la surprît assise sur une terre maigre hérissée des touffes brunes des herbes brûlées par le soleil. D’autres fois c’était le Pamir qui constituait le lieu de son altier périple. Elle y admirait longuement le plateau de maigre végétation, les moutons couleur de terre et de sable en train de paître, l’eau étincelante des lacs dans lesquels se reflétaient les contreforts bistres et les cimes enneigées du Kashgar. Il s’en serait fallu de peu qu’elle ne se prenne pour un faucon sacré à l’œil perçant, au bec crochu, au large poitrail blanc faisant ses arabesques dans le ciel immaculé et limpide. Qui semblait n’avoir pas de fin.

 

   Trapéziste en ses figures.

 

   On est enfants naïfs aux yeux en soucoupes, vieux messieurs à la boutonnière ornée d’un écusson rouge, vieilles filles en mal de visions, éternels rêveurs aux têtes embrumées, prestidigitateurs ayant remisé leurs tours de passe-passe, apothicaires qui, pour un instant, ont délaissé leurs bocaux emplis de gommes vertes, curieux et curieuses, tout simplement qui veulent quitter les aires du quotidien pour s’en remettre à la pure magie. On est les attentifs d’une vision dont on suppute qu’elle sera sublime. On tend sa nuque vers le grand chapiteau bleu : on dirait un ciel avec sa profondeur, l’évanouissement des étoiles filantes, la brume claire de la Voie Lactée. On demeure bouches ouvertes, tels des carpes koï attendant leur pitance. On voudrait tendre ses bras pareils à des sarments et toucher ce mystère qui se déploie mais il est hors de portée et seuls les yeux peuvent s’agrandir afin d’en saisir la rareté, d’en porter témoignage. Dans une coulée de lumière bleue, comme en sustentation sur l’à peine visible d’une barre, Imaginative « telle qu’en elle-même » la félicité la change. Son corps est celui d’une ligne flexueuse infiniment gracieuse et hautement improbable car nul ne saurait en appréhender la texture de chair. Simplement vêtue d’un justaucorps pourpre dont le bassin s’entoure d’une dentelle pareille à un ciel étoilé, le Jeune Prodige flotte. Est-ce dans l’air ? Est-ce dans les mouvances de l’eau ? Un immense poisson la frôle de sa nage attentive. Partout sont les ondes, partout sont les remous. Et cet oiseau posé sur une jambe, que veut-il nous montrer sinon la beauté en train de s’accomplir, de tresser les mailles unies de sa simplicité ? On est inondés d’une lumière si irréelle, comme si l’on avait quitté la Terre pour gagner l’infini d’une puissance cosmique. Mais nous sommes déjà bien éloignés de notre planète, du croissant de son satellite. Ils ne sont plus que de lointains poèmes se dissolvant dans la profondeur de l’espace. Tout en bas (mais y a-t-il des positions, des repères dans ce domaine sans fin ni début ?), la tête d’émeraude d’un cheval avec ses yeux en amande, l’humilité de sa posture, la fuite de sa crinière dans l’immobilité du temps. Et Elle qui plonge dans ce corridor d’étrange clarté, qui est-elle ? Une Elfe ? Ou bien une Sirène ? De l’habitante de l’air elle a la légèreté. De l’habitante de l’eau elle a la souplesse. Ses bras recourbés en anse, les lignes somptueuses de son visage font penser à quelque œuvre d’un peintre moderne. Et ses cheveux qui, au lieu de chuter, tressent vers le haut la figure d’une étole, tout ceci n’est-il pas le signe d’un monde qui s’est échappé du réel ? D’un outre-Monde tel celui si énigmatique d’un songe ? Alors on le sait depuis le fond de sa conscience, bientôt le spectacle magique s’effacera pour rejoindre un inconnu auquel nul ne saurait donner de nom. Trapéziste existe-t-elle vraiment ? Imaginative est-elle bien une possible figuration terrestre ? Ou bien est-ce notre imaginaire qui s’est emparé d’une forme afin de la plier à la démesure de notre propre rêve ? Tout ceci est si troublant. Si troublant ! Il faudra regarder ceci de plus près ! Oui il le faudra, faute de quoi nous ne trouverons nul repos.

 

Imaginative en ses figures.

Le cirque bleu.

Marc Chagall.

Source : Centre Pompidou.

Partager cet article
Repost0
27 avril 2020 1 27 /04 /avril /2020 12:15
Gaëlle du vent

Source : PAJU – RTS

 

***

 

   Ici, dans ce pays de vent et de roches brunes, dans ce pays que nul ne semble habiter, dans ce pays de légendes et de brumes grises, vit une petite fille du nom de Gaëlle. En réalité, on ne sait si c’est son nom réel, si du reste elle en a un, si elle est pure invention, chimère flottant au large de l’imaginaire. Certains disent qu’elle est née de la brume, d’autres qu’elle est née du granit et de la lave, d’autres encore prétendent qu’elle est fille de Poésie et qu’il ne sert donc à rien d’en vouloir saisir l’image. Elle est parce qu’elle est, comme « la rose est sans pourquoi » et parfois convient-il de laisser aux choses et aux personnes leur aura de mystère, ainsi peut naître le rêve qui, seul, peut nous aider à vivre et à oublier les corridors étroits de nos soucis.

   Disons que nul ne l’a aperçue mais qu’elle existe tout comme existe le menhir planté dans le ciel, la caravane de nuages au loin, le demi-cercle de l’arc-en-ciel qui pose sa ligne de couleur sur le bord du monde. Gaëlle, donc, doit devenir une simple évidence, un genre de concrétion du paysage, un bourgeonnement au-dessus des flots, peut-être une musique aérienne au plus haut de l’espace. Ce que fait Gaëlle, tout au long de ses journées qui, jamais, ne semblent commencer ni finir, c’est tout simplement de vivre au gré du temps qui passe, au rythme du vent, dans le grésillement des abeilles, dans les flocons de lumière qui essaiment l’azur de si belles taches blanches.

   Gaëlle-du-matin, la voici qui se confond avec tout ce bleu sombre, ce bleu-marine qui envahit le ciel, se lève de la mer, peint tout dans une seule et unique teinte pareille à une mélancolie heureuse, à une tristesse gaie, à un lumineux désespoir. Car il en est ainsi de toute vie qu’elle se pare, parfois, de l’étrange clair-obscur de l’oxymore : une vive et éclatante lumière que recouvre le dais d’un vague à l’âme, que ternit le gris d’une lointaine réminiscence. Mais c’est précisément parce qu’il y a de l’ennui qu’il y a aussi de la gaieté. Tout ceci joue en duo la belle mélodie de l’exister.

   Gaëlle s’assoit sur ses pieds, le dos légèrement cambré, ses yeux sont deux minces fentes par où le monde se donne à elle dans une manière d’étrange beauté. Gaëlle voit les amas de gros rochers, on dirait des animaux antédiluviens, elle voit la longue clôture de pierres sèches, un plateau d’herbe couché sous le vent, une maison de granit au toit qui descend au ras du sol, quelques bâtiments épars moutonnent tout autour. Puis le bord déchiqueté du rivage, une île au loin émergeant de la brume, d’énormes vagues blanches qui se lancent à l’assaut d’un cap, puis explosent en milliers de fines gouttelettes.

   Gaëlle-de-midi semble se dissoudre à même la lumière de l’heure méridienne. Elle est fascinée par les mouvements qui ont lieu ici, qui vivent de leur belle énergie, jamais ne se renouvelleront et c’est en ça qu’ils sont précieux, et c’est pour ceci que Gaëlle vit avec eux, tout contre eux. Parfois elle sent cette meute d’agitations vriller l’intérieur de son corps et elle rayonne de beauté longtemps contenue, et elle sent les pliures de la joie l’envahir, faire gonfler des larmes tout au bord de ses paupières. Elle regarde le lent ballet des goélands. Dans leurs fortins de plumes ils paraissent hors de tout danger, maîtres de l’eau comme ils sont maîtres de l’air. Parfois ils la frôlent et alors elle voit leur grand bec orangé, leurs yeux clairs dilatés percés en leur centre d’une lueur d’obsidienne.

   Elle aime ces oiseaux, seigneurs de l’espace. Des fois il lui arrive de les chevaucher, de monter très haut dans l’air qui claque et fouette son visage. Alors son regard porte au loin, plus loin que la terre, plus loin que l’ennui des hommes et elle voit l’envers des choses, la fulgurance de quelque vérité, le long fanal de l’amour qui scintille en d’inatteignables contrées. D’autres fois elle suit de ses mains les joyeuses figures des fulmars, leurs cercles au-dessus de l’eau, leurs cris de gorge pareils à des claquements, à des voix rauques qui déchirent l’air, l’entaillent, en font des lambeaux qui, toujours, tardent à retomber.

   Gaëlle-du-soir aime à sa camper dans une posture toute méditative, tout en haut du plateau noir qui surplombe le vide. Là, le vent tourbillonne en longues rafales, il claque dans le genre d’une fronde lançant son projectile, il hurle parfois et ce sont ces longues plaintes qui lui plaisent le plus, qui scindent son corps, en font une sorte de presqu’île à la dérive. C’est bien de se sentir en partage avec le monde, d’en être une parcelle qui vibre à l’unisson, alors on n’est plus séparée, alors on communie dans un sentiment de plénitude. La lumière baisse maintenant, elle murmure au-dessus du gonflement de la mer, elle devient noire dans les grandes fosses marines. Elle est l’âme des choses, elle palpite tout contre l’étrave de la conscience, elle parle son langage de rapidité ou bien de lenteur.

   Gaëlle est entièrement à son être et rien ne pourrait la distraire d’elle-même. Quelques nuages bleu-gris, effilochés, traversent la plaine du ciel. L’eau s’est soudain assagie, comme pour gagner la nuit qui l’attend. L’immense rocher qu’elle nomme « Géant à la bouche ouverte » semble bien près de s’assoupir, seule maintenant, dans le jour qui décline, la fente qui le traverse, on dirait qu’il profère un secret avant même de sombrer dans un lourd sommeil. Le crépuscule bascule, encore quelques traînées couleur de lilas sur l’immense plaque d’eau. Les rochers se fondent dans la toile du ciel, ils s’évanouissent et seuls les yeux de Gaëlle brillent dans l’ombre à la manière de deux billes d’étain. Quelques étoiles s’allument au firmament qui viennent dire aux hommes l’heure de leur retraite, de leur parenthèse. Le temps d’une nuit ils n’existeront plus vraiment. Gaëlle s’enveloppe dans une houppelande de laine qui sent encore le suint des moutons. Elle se met en chien de fusil. Les étoiles allument sur son front quelques douces braises. Elle va dormir là, tout contre le vent, sous la bannière du ciel, face aux rochers ses amis, sous la veille des grands oiseaux blancs qui partagent l’écume céleste et lui ouvrent grand les portes du rêve. Oui, du rêve !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
21 avril 2020 2 21 /04 /avril /2020 08:22
L’Arbre-Soleil.

Photographie : Ela Suzan.

 

 

 

 

 

   Luxe d’une patine ancienne.

 

   Ou bien la nuit. Ou bien le jour. Hélias, enfant d’à peine neuf ans, n’aimait nullement cette alternative qui ne faisait paraître que l’ombre et la lumière et rien d’autre qui eût pu les réunir. Avant toute chose, Hélias était forme de passage, glissement entre deux rais de clarté, deux pans de ténèbres qui plongeaient dans l’inconnu. Depuis son plus jeune âge il avait toujours éprouvé une vraie dilection pour ce qui jouait dans le clair-obscur, dans le demi révélé, dans la forme émergeant à peine d’elle-même à la seule force de son intime déploiement. Aussi le voyait-on hanter les rues du village de pierres brunes, de préférence au lever du jour ou lorsque le crépuscule teintait le paysage du beau luxe d’une patine ancienne.

 

   Le fourmillement bleu de l’infini.

 

   Et rien n’aurait été sans doute plus exact que l’idée qui aurait fait du jeune Hélias un être déjà acquis à cette qualité de la lumière depuis l’antre du ventre maternel. Ce dernier, on aurait pu l’imaginer à la façon d’un dôme opalescent, d’un doux gonflement de résine, avec, en son centre, le germe d’une existence visitée par la qualité du rare, du précieux pour la simple raison qu’ouvrir ses yeux aux secrets du monde n’est guère réservé qu’à des explorateurs de beauté. En effet, comment dire l’évidence heureuse, la délicatesse d’un plateau semé d’herbe jaune, parcouru du moutonnement d’or des arbres, certains encore habités d’une coloration vert d’eau alors que dans les lointains cernés de brumes la vue s’égare dans le fourmillement bleu de l’infini ? Jamais le zénith, avec son candélabre blanc pendu dans le ciel, goutte aveuglante, ne révèle avec tant de sublime spontanéité la douceur des choses.

 

   Qu’il était le fils du Vent.

 

   Son âme, il faut la laisser voguer parmi les volutes de l’imaginaire, la confier aux ondoiements de la rêverie. C’est surtout à ceci que se livrait le Jeune Inconnu car nul ne savait d’où il venait, quel était son destin, le terme de son cheminement. Certains prétendaient qu’il était fils du Vent. D’autres, plus malicieux, disaient qu’il était l’invention de quelque Sorcière. Il faut dire qu’en ce pays de pierres sombres, de vallées ombreuses, d’âtres noirs de suie, les divagations n’étaient pas rares dans de pauvres têtes dévastées des atteintes du temps. D’autres supputaient qu’il était un astre tombé du ciel un soir de pluie d’étoiles filantes. Enfin les plus rustiques d’entre eux ne croyaient nullement à toutes ces balivernes et allaient se coucher sur leurs taies brodées d’ennui avec la résignation d’une racine à habiter son lopin de terre pour l’éternité. Aucun, cependant n’avait songé qu’il pouvait être la simple continuité d’un Arbre, ces vénérables habitants de la Terre perdus dans le silence des confluences mondaines, ces réservoirs d’énergie et de sagesse que fécondaient les rayons du soleil.

 

   Les corridors à perte de vue du temps.

 

   Quoi qu’il en fût de ces fables aussi fantaisistes que dénuées de fondement, Hélias qui n’était en réalité qu’une image tirée du vaste livre du monde, se levait au moment où la nuit commençait à basculer - il en sentait le singulier grésillement quelque part entre l’ombilic et la voûte du diaphragme -, s’habillait d’un rien et quittait les pages de sa hutte de branches bien avant que les villageois ne se hissent de leurs rêves d’étoupe. Il empruntait le sentier qui gravissait en lacets la pente de la montagne que coiffait, en son sommet, les robes brunes des vaches. Parfois il musardait au milieu des tubes rouges des joubarbes au bout desquelles s’étoilaient les fleurs roses. Parfois il jouait avec les corolles jaunes des saxifrages, minces étincelles qui se reflétaient sur son front nimbé de lumière. Au loin, dans une brume diaphane, les hauts sommets dentelés, les plaques des névés resplendissant dans l’air cristallin et, parfois, dans une ronde de cercles joyeux, le vol des aigles royaux qui semblait dire les franges inaccessibles de l’espace, les corridors à perte de vue du temps.

 

   L’illimité des choses inaperçues.

 

   Voici, Hélias est arrivé tout en haut des collines herbeuses d’où se laisse découvrir l’entièreté de l’horizon, immense courbe qui semble ne vouloir jamais en finir de faire son étonnante géométrie. Dans les creux, les lentilles d’eau des lacs font leurs yeux dilatés. De loin en loin, des troupeaux de rochers à la laine grise. Des haies, des boqueteaux pareils à des mousses qui seraient nées seulement pour rythmer le paysage, lui donner sens. Ici est une clairière entourée d’essences multiples, ces entités volatiles qui traversent le corps du Chemineau comme une idée se fraie un chemin dans les belles avenues de l’intellect. Les arbres vénérables habitent cet Enfant de la nature à l’intérieur même du fortin de sa chair. Ils le dilatent. Ils le portent en avant comme s’ils étaient un langage vivant cherchant à s’éployer dans la tête des hommes puis, au-delà, vers l’illimité des choses inaperçues. Symphonie de chênes verts au feuillage clair, d’aulnes et de bouleaux au ramures délicates, larges palmes des cèdres où l’air repose sa course, fins cônes des cyprès plantés dans le derme de l’éther, triangles foncés des épicéas, boules régulières des érables, cierges solitaires des mélèzes aux aiguilles couleur de miel.

 

   L’écume douce de l’intuition.

 

   C’est une aube de pure lumière, grise et blanche - ces déclinaisons de la délicatesse -, avant que la rumeur du ciel ne se teinte du corail de l’aurore. Attendre la coloration trop affirmée, c’est différer de soi, c’est sortir du poème pour déjà se ruer dans la prose assourdissante du monde. Le Jeune Chercheur sait la nécessité de la pause, du repos, du recueillement en soi. Il s’assoit sur un tumulus de pierres à la lisière du cercle d’arbres. Au centre exact du dessin sylvestre, Celui par qui, l’Arbre-Soleil, il connaît le bonheur d’être parmi le simple et le directement accessible. Il suffit d’ouvrir la meurtrière de ses yeux, de regarder à la manière du lynx, avec les flancs qui palpitent, l’écume au bord des lèvres, l’abdomen arqué comme pour un rituel sacré. On respire à peine. On laisse venir à soi l’écume douce de l’intuition. On sent sur la nappe de sa peau l’étoilement du jour, la douce insistance des grains de lumière qui font comme un léger cliquetis, une fugue en sourdine, la chute d’une eau dans le bassin alangui d’une doline. Ce qui fascine et cloue le corps au mystère de l’être, c’est surtout ce merveilleux Arbre hissé à la force de son tronc dans la vague claire de l’heure. Le temps s’est arrêté. En bas, dans le village, les Hommes sont encore au repos et on dirait des gisants dans le silence d’un sépulcre. Dans la fontaine, sur la place aux ombres bleues, le jet d’eau est un « cristal qui songe », une éphéméride qui marque le pas, une chute en suspens dont on ne perçoit ni début, ni fin. Dans la savane des prés, les troupeaux sont figés, seuls leurs naseaux fument en cadence mais le rythme est si lent qu’il pourrait aussi bien s’arrêter et ne plus jamais paraître. Sur le dos des boqueteaux une étole de rosée se pare de teintes si évanescentes qu’on les croirait de cendre ou bien pareilles au feu éteint des galets.

 

   Doux rayonnement d’un sfumato.

 

   C’est une joie presque irréelle d’être, ici et maintenant, au-devant de ce qui fait signe avec autant d’humble majesté. La boule blanche du Soleil est à l’orient, œil cyclopéen mais tellement paré des intentions les plus pacifiques, des projets les plus sublimes. Comme s’il s’agissait d’assister à la naissance d’un chef-d’œuvre, une toile de Léonard de Vinci, par exemple, avec le doux rayonnement de son sfumato. Qui est autant émanation de l’âme, de la lumière, qu’arrangement ingénieux d’un pigment sur le support. Aube blanche qui transfigure l’espace, reconduit l’éternité à l’instant dans un si mince feuillet qu’il semblerait issu d’un conte des Mille et Une Nuits. A peine l’épaisseur d’un amour d’Orient. Un filet de liquide odorant coulant d’une aiguière dans la fraîcheur d’un patio. Tout autour de l’Arbre, un ciel légèrement voilé de teintes de feuilles et d’humus. L’horizon tel un fleuve lumineux qui semble s’écouler aux confins de l’imaginaire, là où le rêve poudroie et se métamorphose en une infinité de fuyantes particules. Plus près, la terre pareille à un tissage serré avec le rythme lent de sillons à peine apparents. Une ligne foncée traverse l’entière zone de visibilité traçant une frontière discrète entre ce réel qui nous visite de sa lame tranchante et cet irréel lointain qui semble être le territoire d’Hélias, cet Enfant de l’Arbre-Soleil dont on ne sait l’origine, dont on ne peut prévoir la marche vers demain. Ce que l’on perçoit de lui, seulement cette fuite éternelle, là, face à ce microcosme si mystérieux qu’un jour il pourrait bien y disparaître tel le nuage dans le ciel qui le reprend en son sein. La vision est si belle qui conduit de soi à soi. De soi à l’Arbre-Soleil, cet archétype fondateur des assises humaines. Axe du monde, vie dans son élévation, passerelle en direction du ciel, métaphore d’une inépuisable puissance. Epiphanie ouranienne si proche de l’idée de la divinité avec son rayonnement spirituel, source de lumière, cette parole qui féconde le tout du monde et le rend possible.

 

   L’Arbre-Soleil est orphelin.

 

   En bas le village s’éveille. Les vieux Hommes étirent leurs membres engourdis par le froid de la nuit. Un feu dressé à la hâte dans l’âtre fait voler ses escarbilles dans l’ombre des demeures de pierre. On revient à la vie petit à petit. Après être passés si près du néant qu’on en porte encore les stigmates dans les rides du front, les nœuds serrés des mains, les plis des yeux qui ont du mal à se distendre. Là-haut, tout là-haut le ciel vire au rose puis au jaune, les teintes s’unifient, se dissolvent, noyant l’espace dans la même note hautement lisible. Les arbres sont des arbres, les haies des haies et le réel plante partout son impérieuse dague. Soudain quelque chose a disparu comme si on avait retiré une pièce de l’axe du monde, et qu’il ait cessé son harmonieux mouvement de rotation. Comme un hoquet, un soubresaut, un grincement consécutif à la projection de grains de sable dans les rouages. Quelque chose manque et, maintenant on le sait depuis son cœur de pierre dans les masures où le feu crépite et fait ses détonations. L’Enfant du mystère, l’Enfant venu d’on ne sait où a disparu et l’Arbre-Soleil est orphelin de son regard appliqué. Renaîtra-t-il la prochaine aube ? Renaîtra-t-il ? Grande serait la désolation si nul ne considérait poétiquement cet événement aussi exceptionnel que cyclique du lever du jour qui est aussi lever de l’homme, lever de la beauté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher