"ou debout sur la montagne… les yeux en haut,"
"Mais, à peine sorti de la
Mer qui te donna naissance, anima tes premiers flux, déplissa l'outre vide que tu étais afin d'y insuffler suffisamment d'âme pour te porter, ta vie durant, par monts et par vaux, te voici
maintenant en train de requérir la Montagne, rien de moins que la sublime élévation, laquelle prenant appui sur le socle de la Terre surgit dans l'espace ouranien à la manière d'une parole
fécondante venue dire aux hommes la modestie de leur taille, aux nuages leur beauté médiatrice flottant entre l'obscur et l'éther, au ciel la réserve de puissance dont les dieux lui font
l'offrande. A tout le moins c'est inconscience que d'élever ta minuscule concrétion de chair à l'assaut de ce qui, te toisant de sa majesté souveraine, te réduit à la pure inconséquence, te
limite à l'horizon borné qui est ton ordinaire. Au plus c'est folie que d'appeler, de tes yeux globuleux gonflés d'envie et de cupidité, cette transcendance céleste dont, du reste, tu serais bien
embarrassé si elle se manifestait depuis son essence multiple commise au déploiement sans fin. Alors, au milieu des nuées fuligineuses qui envahiraient ton aire, la circonscrivant à la demeure
étroite pareille à la termitière aveuglée par l'éclat solaire, tu n'aurais plus comme seule liberté que de t'agenouiller sur le sol de poussière, les bras éplorés, la face envahie de honte, la
conscience enfin dilatée à la mesure de l'événement qui t'envahirait, le seul qui fût, avec ta propre Mort, signifiant, te délivrant de tes soucis aussi étriqués que mondains, clouant sur place
ta langue limoneuse, lui ôtant toute velléité de bavardage, la métamorphosant en une manière de corne d'abondance délivrant les fruits d'une parole originelle, essentielle, genre de silex à la
lame tranchante faisant vibrer parmi les strates d'air la gemme de la Vérité. Seulement ne feins pas de croire qu'ici, allusivement, je sois en train de parler de Dieu, cette fable que les hommes ont inventée à l'aune de leur propre insuffisance à chercher ce qui pourrait s'éclairer de l'ordre d'un sens à décrypter à partir de
chaque chose voulant bien se montrer à nous dans la simplicité.
Soulever la peau du réel, constamment, avec modestie mais insistance afin que se révèle cette chair sous-jacente qui
en est le suc nourricier, voilà la tâche exaltante à quoi devrait être commis chaque homme sur Terre alors que ne se révèle, la plupart du temps, qu'une immense vacuité, œil opaque où
les Existants girent comme dans le vortex d'une bonde sans fin. Et que ce qui est à chercher soit nommé "sacré", "essence", "origine", "fondement", "vérité,
"beauté", "bien", est de peu d'importance, c'est le chemin qui y conduit dont on doit assurer le parcours serein. Or tu sembles un Pèlerin impénitent plus occupé de lui-même que du but de sa marche hésitante, laborieuse. Si ta volonté, tout comme la mienne du reste, est celle de mourir en haut d'un col
glacé, yeux exorbités face à l'irréparable, ne crains aucunement que celui-ci, l'irréparable, t'oublie. Bientôt les vautours, les aigles, les faucons, fascinés par ta chair rubescente
ourlée de vanité, les grands prédateurs n'auront de cesse de vider tes orbites, de déchiqueter tes bras souffreteux, ton bassin pléthorique, de réduire ta croupe émaciée à la taille de ta
générosité, de scinder tes genoux insolents en multiples osselets, de raboter tes pieds qui assurent ta sustentation juste une coudée au-dessus du ver de terre."
"non : je sais que mon anéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas de grâce à
espérer."
"Sois effectivement rassuré,
le jour viendra ou même la poussière rampant dans les caniveaux sera une gloire par rapport à ta monstrueuse inconsistance. Et alors, la belle affaire ! Homme de rien tu étais, homme de rien tu seras devenu : un saut sur place dans le nul et non avenu.
Car notre avènement à nous-même, notre assomption qui ferait de nous des êtres accomplis, nous ne la réalisons pas pour la simple raison que nous ne l'apercevons même pas. Nous sommes hommes, par
distraction, habitude, mauvaise foi et la liste pourrait encore être longue de tous nos manquements existentiels. Mais quelle grâce pourrais-tu donc espérer ? Pour quelle raison ? Sois assuré de
ceci : tes Pareils qui font tes louanges à longueur de temps ne les commettent
qu'à l'aune de leur hypocrisie et, le Jour du Jugement dernier - en faisant la sublime hypothèse qu'il survînt le long de quelque horizon terrestre -, auront bien vite fait de te condamner,
tenant leur pouce fermement orienté vers le sol qui, bientôt, te servira de reposoir pour l'éternité. Quant à moi, Nevidimyj, l'homme absent de lui-même, comment surseoir à mon propre anéantissement ? Je t'assure, le redoutant, je le souhaite car l'attente ne saurait résoudre
une équation qui était déjà insoluble à ma naissance. Et, d'ailleurs, suis-je tout simplement, né ?"
"Qui ouvre la
porte de ma chambre funéraire ? J’avais dit que personne n’entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous ; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage
d’hyène (j’use de cette comparaison, quoique l’hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé : qu’il s’approche."
"Oui, personne ne devait
entrer. C'était une affaire privée entre la Mort et moi. Quel besoin de spectateurs ? Quelle nécessité d'entourer mon lit de Voyeurs se repaissant, par avance, du spectacle de ma propre perte ? J'ai compris l'origine du mal.
Ô, Toi Lecteur que j'ai invité dans ma mansarde afin que nous puissions disserter
sur le Néant, tu as abusé de ma naïveté pour accrocher à tes basques tes
sinistres Compagnons de la Ligne 27, ceux qui ne jurent que par ma mort. Car, bientôt,
cette Mort anonyme, impalpable, distante, se dissimulant sous des spectres de
brume, sera entrée en moi. Je la possèderai comme elle me possèdera et il n'y aura pas de vainqueur.
Le Néant est trop abstrait, illisible pour s'amuser de ces joutes illusoires.
Nous reprenant en son enceinte vide, il nous efface en même temps qu'il consomme la Dame-à-la-faux, la réduit à n'être même plus une portion congrue. Une
simple duperie, une facétieuse illusion. Toi, Lecteur qui veilles à mon chevet, l'as-tu déjà aperçue la Mort, "en chair et en os" ? En as-tu fait un croquis autrement que par l'habile métaphore du crâne biffé par le croisement
ossuaire ou bien la faux cinglante de têtes ? Seul le Néant et après ce ne sont que des anecdotes, des fictions, des écartèlements de l'imaginaire. Mais
je ne dois pas me laisser distraire par du concept, je dois ouvrir mon regard à ce qui se présente ici et maintenant comme l'implacable Destin à nul autre
pareil. Si ma vie a été singulière, ô combien, ma mort ne saurait faire exception à la règle.
Plus d'interprétation possible qui nous permettrait de biaiser, de nous précipiter dans la fuite, de discours salvateur faisant ses orbes, ses zigzags, ses pirouettes salvatrices. Mais je m'aperçois avec horreur que je fuis encore, que
je m'abrite sous le premier bras venu, me dissimule au creux d'une bien hypothétique bouée amniotique comme si la Mère qui m'a toujours fait défaut, voulait
me rejoindre, porteuse d'un dernier réconfort avant que mes alvéoles ne se vident totalement. Est-ce cela que j'ai fait, employant le "nous", ou bien
est-ce une simple commodité d'écriture, l'appel à un "nous" rédactionnel qui m'exonère de prendre de bien hasardeuses positions dans une aire tellement livrée
à la solitude ?
Il me faut, désormais m'assumer en tant que Sujet, employer ce terrible "Je" qui
me met face à moi-même dans la plus tragique confrontation qui soit. Spécularité circulaire, miroir contre miroir."