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11 novembre 2013 1 11 /11 /novembre /2013 10:47

 

XI   L’ascension

 

 

  Le sentier, dans son dernier parcours, s’élève brusquement, et Gemma respire à petits coups, un peu comme le fait un chien, s’arrêtant parfois pour reprendre son souffle. Le vent est violent maintenant, plaqué contre les rochers noirs qui escaladent le ciel. Il faut parfois s’accrocher aux racines, tirer sur ses bras, et il y a des petits points noirs qui dansent devant les yeux, de fines gouttes de sueur qui brûlent la peau. Albère est si près qu’on croirait presque la toucher de ses mains, mais la fatigue la fait reculer un peu plus à chaque pas. La Tour se découpe sur le ciel blanchi de chaleur. Une plate-forme de pierres que protège une rambarde rouillée, des parties manquent par endroits. La roche est usée comme d’avoir trop regardé le ciel ; lisse vers la mer, forée de trous vers la montagne.

  Gemma s’assoit un moment sur la dalle noire, met sa main en visière au dessus de son front, éblouie par la mer, immense plaque d’argent dont la courbe se perd à l’horizon. Des voitures, parfois, s’arrêtent le long du parapet du Fort. Des gens en descendent. Des touristes sans doute. Qui font de grands moulinets avec leurs bras, montent vers la barbacane où sont les canons, entrent dans la grande bâtisse. Des enfants, les bras en croix, sautent au dessus des créneaux en criant.

  Alors Gemma s’étonne de tous ces bruits, ces mouvement qui serpentent dans la garrigue en disant la vie des hommes, leur insouciance, leur désir immense de posséder la face lisse de l’eau, les promontoires de terre brune, les layons où glissent les lézards, le ciel tendu sous les assauts de l’air. Puis les voitures repartent et on les voit descendre lentement, comme de grands radeaux entre les rochers, on les perd parfois de vue, puis ressortent des failles avec des éclats de métal, rejoignant bientôt Port Vernant, ses larges avenues, ses grands bateaux blancs attachés aux môles de basalte, sa rangée de cafés aux terrasses ombragées où des parasols de toile bougent sous la brise, semblables à de grands tournesols.

 

 

XII   La Tour

 

 

  Le cœur de Gemma s’est calmé, sa respiration est plus régulière. Elle grimpe les quelques marches qui la séparent d’Albère. La Tour est imposante, constituée de blocs de roches brunes grossièrement taillés, que relient des joints de gravier gris. En bas, une lourde porte de métal interdit l’accès de l’édifice. Un panneau y est apposé, que Gemma ne lit pas. Les mots, pour elle, ne sont que des dessins muets, des empilements de signes. Elle aime bien la forme des lettres. Les pleins, les déliés, les pointes, les arrondis, les cercles, les lettres épaisses, celles qui sont penchées. C’est un peu comme du morse, comme une suite de sons abstraits, de percussions, de coups frappés sur des tubes de bambou. C’est un rythme pour les yeux, à la façon d’un collier de perles.

  Pour en connaître le secret, il faut aller dans de grandes salles, au milieu de beaucoup d’enfants et il y a, devant un tableau noir, une dame qui explique chaque signe, chaque assemblage de signes ; chaque mot, chaque assemblage de mots et alors on peut ouvrir de grands livres et y lire des histoires très savantes, des choses qui parlent de la terre et des arbres, des volcans, des fonds sous-marins, des étoiles et de plein d’autres connaissances, mais Gemma, ces choses-là, elle veut seulement les apprendre avec ses mains, avec sa peau, avec ses yeux, avec ses oreilles, en touchant, en goûtant, en observant, alors elle évite la ville, elle évite les écoles où l’on entasse les enfants, où on les emprisonne, où leurs jeux sont limités à des cours de ciment, de hautes grilles qu’ils quittent le soir pour les retrouver le lendemain et Gemma pense à ces enfants comme à des oiseaux en cage, à des souris blanches tournant continûment leur roue, à des perroquets savants qui vident le sac qu’on a rempli la veille.

  Gemma n’a pas lu les lettres blanches tracées sur le fond noir et c’est tant mieux car il lui reste un secret entier dont elle aura à faire le tour, dont elle rêvera peut être, ici, sur la garrigue, au milieu des touffes de lavande ou, plus tard, dans la grotte des Elmes. Ses yeux lui suffisent pour déchiffrer le monde, pour voir la Tour, percée en son milieu d’étroites fenêtres semblables à des meurtrières où s’engouffre le vent, pour distinguer, à contre-jour, paupières mi-closes, les antennes juchées au sommet et qui, vues de la mer, font comme des ailes de moulins qui auraient arrêté leur course en plein ciel. Ses oreilles la renseignent sur des rumeurs qui montent de l’eau, apportées par les rafales de vent.

 

 

 

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11 novembre 2013 1 11 /11 /novembre /2013 10:28

 

 

La chair luxuriante des mots.

 

 (Sur une proposition textuelle

d'Isabelle Alentour).

 

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Photographie : Blanc-Seing.

  (Écriture à 4 mains.)

 

 

  "Le trou fait peur. Il est pourtant le lieu où frémit le silence d’où jailliront les mots. Laissons à hier le peu de dire. La voix est libre. La parole court devant. On peut mourir de lassitude à se chercher en vain. La parole est à nous, prenons-là. Et faisons chair de la matière des mots. Je ne peux penser expérience plus heureuse que celle-ci : mettre un point, aller à la ligne, ouvrir les guillemets, et prononcer un premier mot. Sans se soucier de savoir s’il introduit une explication, une cause, une conséquence, ou un devenir."

                                                                                                        Isabelle Alentour.

 

( NB : ARGUMENT central développé par Isabelle Alentour : pas de plus grand plaisir que le seul plaisir d'écrire, sans se soucier d'où vient et où va le langage. Comme un pur hédonisme se suffisant à lui-même. La sémantique contenue dans ce texte bref est si dense qu'elle a entraîné un vaste commentaire, lequel sera publié en plusieurs fragments et en totalité pour les Lecteurs et Lectrices qui voudront approfondir le sujet.)

 

 

 I ) - "Le trou fait peur."  

 

  Le trou entre les mots. Car il pourrait bien y avoir disparition et alors, le vide serait grand qui habiterait le monde. La mutité des choses, jamais nous ne pourrions en faire le lieu de notre connaissance. Et, cependant, cette peur du vide est une pure déraison à laquelle notre âme désorientée se livre à défaut de s'en être emparée de manière satisfaisante. Les mots ne naissent que de l'intervalle qu'ils ménagent entre eux. Il ne pourrait y avoir de pire situation que celle livrant la disposition du langage à une confusion sans fin. Car c'est précisément de ce vide, de ce rien que la parole prend essor afin que nous puissions nous en saisir adéquatement. Imaginons, un instant, la disparition de ces intervalles signifiants et appliquons-là à une phrase. Par exemple, celle-ci : "Le langage est l'essence de l'homme".

Nous obtiendrions ceci : "Lelangageestl'essencedel'homme", et bien évidemment, même l'enfant du fond de sa naïveté percevrait d'emblée l'absurdité d'une telle confusion.

  Car si, originairement, le langage est possiblement chaos, comme une longue parturition à peine détachée des eaux primordiales, il ne saurait prolonger son existence qu'à être  phénomène illisible. Or l'homme ne saurait exister en dehors de son abri. Il faut donc organiser, créer un cosmos à partir duquel rayonner. Il faut parler sur les agoras parcourues des discours des rhéteurs; il faut inventer les ressources de la dialectique platonicienne; il faut écouter les rhapsodes récitant les hymnes homériques; il faut lancer la voix sur la courbe du monde; il faut lire les textes imprimés; il faut écrire des poèmes, des romans, des biographies, des mémoires, des essais, bref, partout il faut déployer la merveilleuse mélodie humaine.

 

II ) - "Il est pourtant le lieu où frémit le silence d’où jailliront les mots."

 

  Alors se fait jour dans la pensée cette manière d'évidence relative à ce trou initial, lequel apparaît comme condition de possibilité de tout langage et non comme son envers, comme la bonde par laquelle il pourrait s'absenter de nous. Prise de conscience d'une différence à instaurer entre silence et langage afin que chacun, reconduit à son propre site, puisse donner essor  à son autre. Car les significations ne surgissent jamais que de cette mutuelle relation, de ce continuel passage de l'ombre à la lumière dont l'aube constitue la métaphore adéquate à une perception de toute médiation verbale ou bien écrite.

 

III ) - "Laissons à hier le peu de dire."

 

 Car demain sera toujours la mesure exacte de ce que nous aurons à livrer avec plus d'emphase qu'hier, plus de compréhension, plus de certitude. Le langage est cette croissance infinie qui se stratifie et hisse son socle vers plus de capacité d'explicitation. Il y a relation étroite entre notre sentiment d'exister et notre inscription dans le temps. Le corps oublie son état antérieur, la chair s'évanouit à mesure de son naturel trophisme, les yeux se voilent, les oreilles se bouchent, les mouvements s'amenuisent. C'est un peu comme si le paradigme de notre connaissance propre s'éparpillait en milliers de menus événements - sensations, affects, percepts - dont la synthèse finirait par devenir impossible, ceci nous laissant dans un état proche de la dispersion schizophrénique. Seule la plasticité du langage  nous installerait, en reliant les différents épisodes de notre vécu, dans une aptitude à nous y retrouver avec nous-mêmes, à nous unifier, à nous installer dans un sens clairement identifiable. C'est pour cette raison que l'écriture de mémoires, journaux et autres autobiographies se présenterait comme le fil rouge courant tout le long de notre vie, lui donnant ses assises et la dotant d'une boussole. Le langage comme ciment, liant de notre intime concrétion. La conscience de soi est toujours conscience verbalisée, donc pensée, donc ressentie, donc acte langagier. L'on ne peut sortir de son essence pour la comprendre. C'est d'elle et d'elle seulement que dépend notre liberté d'assurer notre transcendance parmi les objets du monde. 

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11 novembre 2013 1 11 /11 /novembre /2013 10:15

 

Pensée.

 

 

*Dire dans la simplicité une pensée complexe. Dire dans la complexité une pensée simple. Seuls quelques "grands".

 

*L'intuition est au raisonnement ce que l'instantané est à la pose.

 

*A la froideur du concept, oppose l'intimité heureuse de l'intuition.

 

*La Philosophie vit dans l'étonnement, le béotien dans l'étonnement de l'étonnement.

 

*Vivre un seul jour l'expérience de la pensée !

 

*Etonnant empan de la pensée heideggérienne : choisir l'Être et commettre 100 ouvrages à sa suite.

 

*Opposer au Principe de Raison le Principe de Contradiction.

 

*A elle seule la raison ne peut se prévaloir d'être l'étalon de la pensée. Le fou pense aussi qui apparaît sous la figure de l'égarement.

 

*Peu de nutriments pour nourrir le corps. Beaucoup de cogitations pour sustenter l'esprit.

 

 

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10 novembre 2013 7 10 /11 /novembre /2013 09:44

 

IX   L’imaginaire

 

 Gemma aime cela, cette réalité un peu lointaine qui maintient son attention en éveil. Un peu comme un enfant derrière une vitre, qui regarde les jouets de Noël et retire de cette paroi de verre sa seule jouissance : celle du désir différé. Il sait que l’objet, une fois dans sa main, perdrait toute forme de magie puisqu’il n’y aurait plus l’espace du rêve. Alors il préfère coller ses doigts à la vitre, écarquiller les yeux et imaginer, surtout imaginer.

  Gemma aussi imagine, vit d’images comme on vit d’eau, de soleil, de vent. Gemma s’imagine elle-même, se crée en quelque sorte, invente ses formes, ses mouvements, ses déplacements. Peut être n’est-elle que cela, Gemma, un empilement d’idées, d’émotions, de sensations, de perceptions. Peut être n’existe-t-elle pas vraiment, peut être n’est-elle qu’une vapeur à la surface de l’eau, une infinité de gouttes au milieu des nuages, un déplacement d’air, un souffle, une bulle d’écume ? Peut être n’est-elle qu’à la mesure de sa pensée, qu’elle se dissout quand elle dort, qu’elle disparaît, telle une racine dans l’épaisseur ombreuse de la terre ? Peut être ne sait-elle pas qu’elle « EST », qu’elle existe, qu’elle respire, semblable en cela aux veines de charbon au fond des puits, à la reptation des végétaux dans l’humus, au balancement des feuilles sous le vent, à la vibration des insectes dans la touffeur de la canopée.

 

X   Vision d’en haut

 

 Gemma a assez vu, assez regardé, elle veut bouger maintenant, sentir le sang courir sous sa peau, ses muscles se tendre, ses pieds nus se cambrer dans l’attitude de la marche. Elle attache son pull autour de sa taille. Elle est libre, elle n’a rien. Sauf la lumière, le vent, le sentier de poussière qui s’enroule en lacets vers la Tour. Elle a emporté le miroir. Elle n’a rien. Sauf son image au milieu des taches et des cassures de la glace. Elle ne l’a pas regardée. Elle sait que son visage y est gravé, qu’il est aussi réel que les pierres et les arbustes qui peuplent la garrigue. Depuis le départ du Fort, il n’y a plus de bitume, le chemin est escarpé, torturé, exposé à la violence du souffle marin, aux embruns venus de la mer, au soleil qui fait éclater les pierres. Des bruits atténués parviennent de la côte, roulement des voitures et des camions, grincement des trains sur les rails. Mais le monde est loin, très loin en bas et les gens sont de minuscules fourmis sur un coin de la Terre, hors de portée ; on n’entend pas leurs paroles, leurs mouvements sont à peine visibles, ils forment des colonnes dans les rues, des groupes devant les boutiques, de petits points noirs sur la ligne de la plage. C’est comme s’ils existaient par à-coups, par intermittence, sortes de petits pâtés d’encre, de virgules, de points de suspension, de tirets. De les voir si loin fait comme une dilatation de l’espace, image un peu irréelle, identique à celle d’un livre géant dont le vent tournerait les pages, si vite, qu’on n’aurait plus le temps d’y reconnaître les mots, de les assembler en phrases ; juste le bruissement du papier.

  Et c’est cela qui est bien, ce chuchotement si léger, si imperceptible qu’on peut y tisser une histoire, celle qu’on veut, même la plus lointaine, venue du pays où les nuages sont rois ; même la plus étrange, faite de la stridulation des cigales ; même la plus étonnante où les hommes sont des oiseaux aux ailes immenses, où les femmes-colibris butinent les corolles des fleurs, où les enfants sont des poissons d’argent dans des bassins d’eau verte. Laisser planer le monde comme un cerf-volant de papier dont la tête est au ciel, tout près des étoiles, le ventre gonflé de mistral, la longue queue fouettant l’air en des ondulations d’algues, sautant l’écume des vagues, lissant les galets des rivages jusqu’à la ligne où le regard ne porte plus.

  Montant le chemin où brillent les ardoises, où le mica s’allume en minces étincelles, Gemma est habitée de ce déploiement de l’espace, de cette tension qui bande son corps comme un arc-en-ciel, comme une arche sans limite, fille du ciel et de l’eau, immensément penchée au dessus de la Terre. Elle est alors cette vibration inaperçue, ce souffle suspendu, ce battement de pendule accordé à la marche du temps. C’est pour cela que les hommes ne la voient pas, qu’ils devinent seulement sa présence dans les mouvements de l’air, la chute de la pluie, la levée de la brume. Comme un filet de sable s’écoulant entre les doigts, l’image d’un rêve insaisissable.

 

 

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10 novembre 2013 7 10 /11 /novembre /2013 09:33

 

Pensées.

 

 

*La pensée est comme l'eau, toujours en mouvement. Bien des eaux, de nos jours, croupissent.

 

*Penser est agir aussi bien que bâtir de ses mains. Leçon heideggérienne.

 

*Se défaire du corset de la pensée unique, respiration de l'âme.

 

*Seule une pensée nomade connaît le monde.

 

*Voyage de la pensée : le seul voyage.

 

*Penser. Beaucoup essaient. Peu y arrivent. A commencer par nous.

 

*L'ellipse, le haïku de la pensée.

 

*Contrairement à la matière, la pensée n'a jamais de limites.

 

*Une phrase sans début ni fin qui ferait le tour de la pensée. Mythe de l'écrit.

 

*Penser comme on respire. L'apnée est mortelle.

 

 

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9 novembre 2013 6 09 /11 /novembre /2013 08:53

 

VI   La garrigue

 

 Gemma posa le miroir où flottait son image sur la dalle de pierre. Sa longue ascension l’avait fatiguée, elle sentait un creux au ventre. Elle descendit quelques marches, longea le mur semi-circulaire où alternaient, usés par le vent et l’air marin, merlons et créneaux, quelques uns encore pourvus de fûts de canons rouillés. Dès qu’elle s’en fut éloignée de quelques centaines de mètres, le Fort lui apparut à la manière d’un vieux bateau échoué sur des vagues de pierres. Elle remonta le lit d’un ruisseau presque à sec. Quelques filets d’eau coulaient entre des rocs ternes et érodés. Sur ses flancs, quelques maigres arbustes. Elle put y cueillir des baies violettes qu’elle mâcha longuement, buvant à même la flaque d’une conque. Un peu plus bas, un carré de terre partiellement clos de pierres, ancien jardin abandonné, était planté d’arbres fruitiers malingres et rongés de lichen. Des pommes jaunes et flétries, quelques amandes. Elle était habituée à ces repas frugaux qu’elle prenait, à n’importe quel moment de la journée, au hasard de ses trouvailles, se suffisant parfois de racines amères, de fades tubercules, de tiges anisées. Elle aimait mâchonner le fenouil, sentir le suc couler dans sa gorge, en recracher les parties fibreuses. Elle vivait au sein de la nature, au même titre qu’une espèce végétale, qu’une concrétion minérale et son corps, parfois, tanné par le vent, bruni par le soleil, se confondait avec les rochers, les algues, l’eau de mer, les troncs à la dérive. Elle était une sorte de flottement, une image entre deux eaux, un tremblement crépusculaire.

 

 VII   Les villes

 

 Les villes, elle les aimait aussi, mais comme on aime la pluie battante dans la chaleur de la mousson. Par contraste, pour la fraîcheur, l’étonnement, la fulguration. Les villes, elle ne les traversait que dans l’ombre portée des demi-lumières, dans la lente avancée de l’aube, dans le repliement du crépuscule. Elle entrait rarement dans le dédale des rues. Elle se contentait des franges, des marges, des lisières, des lignes bleues et grises des galets, tout près de la mer. Parfois, la nuit, elle s’aventurait le long des criques qui bordaient Blanuys, marchant à l’extrême limite de l’écume et des trouées des réverbères, immiscée dans la faille, poulpe aux aguets, prêt à replier ses tentacules. Elle ne se lassait pas alors, protégée par son cône d’ombre, de regarder les terrasses des cafés, le clignotement des néons, d’écouter les chansons sortant des grandes verrières, de sentir l’odeur poivrée des viandes grillées. L’eau lui venait à la bouche, plus par une sorte d’émotion que d’un désir du corps. Son plaisir naissait surtout des images qui pénétraient ses yeux, des effluves qui parcouraient sa peau, elle éprouvait vite un sentiment de satiété et regagnait  la crique qui abritait ses rêves. Lovée au creux des rochers elle recréait à nouveau la ville dans un genre de ravissement intérieur où se mêlaient les terrasses plantées d’agaves bleus, les bordures hérissées de pierres, les bancs de ciment près des plages de galets, le balancement des bateaux de pêche sur l’eau couleur de cendre, les visages brûlés par le soleil, les rires des enfants cascadant dans les ruelles étroites.

 

 VIII   Le jeu

 

 Aujourd’hui, assise sur le parapet du Fort qu’elle vient de regagner, c’est la première fois qu’elle voit la côte d’en haut, la ville, les anses, les presqu’îles, un peu comme on regarde une carte en relief ou le paysage miniature où roulent les trains des enfants, avec leurs signaux lumineux, leurs tunnels, leurs collines de carton, leurs barrières qui se lèvent et s’abaissent, leurs signaux rouges et blancs qui basculent, leurs gares aux marquises ajourées. Le soleil, au zénith, fait un gros disque jaune entouré d’un halo blanc. La lumière est bien droite, verticale, coulant à l’aplomb des toits, des murs, des trottoirs, délimitant le tracé des rues, soulignant les larges avenues bordées de platanes, s’accrochant aux bras des statues, glissant le long des mâts des voiliers. C’est alors un jeu, du haut de la montagne, de reconnaître les lieux, de les nommer, d’imaginer les itinéraires, d’anticiper les déplacements, les migrations des gens aussi minces que des fourmis. C’est à ce jeu que joue Gemma depuis son belvédère. Ses yeux mobiles, comme ceux des caméléons, ne se lassent pas de balayer la ligne d’horizon où passent les navires, de repérer sur le dos de la mer les sillages des bateaux de pêche, puis, vers la droite, le sentier du littoral montant au milieu des bouquets de pins, la descente sur Blanuys, les arcades de pierre qui soutiennent la falaise, la plage de galets où apparaît parfois Dolphy le dauphin, que les enfants appellent depuis la grève, les terrasses des cafés et des restaurants où glissent rapidement les serveurs en blanc et noir, les touristes avec leurs appareils photos, les enfants tenant leurs cornets de glace, le carrousel et son orgue de barbarie, le pont de ciment qui enjambe la Sioule, ses quelques filets d’eau encombrés de sable qui se heurtent aux premières vagues, le port de pêche aux barques bleues et blanches, les filets suspendus à des boules de verre, les longs voiliers tout blancs, longés de tubes qui étincellent, le Musée de la mer, ses vastes bassins où flottent les pieuvres, les carrés blancs des maisons vers Castell Béar, la voie ferrée, ses rails qui plongent dans la montagne, ressortent de l’autre côté, en Espagne, sur la paroi couverte de figuiers de barbarie.

 

 

 

 

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9 novembre 2013 6 09 /11 /novembre /2013 08:42

 

Pensée.

 

 

*Nulle autre issue que de se consumer au feu de la pensée.

 

*La raison seule ne peut tenir lieu de guide souverain. Il lui faut l'ombre portée de l'imaginaire.

 

*Penser : réfléchir le monde.

 

*Exigence : penser l'os jusqu'à la moelle.

 

*La vie appartient à ceux qui se libèrent de ses attaches. Pensée méditative.

 

*Pour se déployer, il faut à la pensée l'espace de la vérité

 

*Se libérer de la "pensée molle" qui justifie tout et son contraire.

 

*Penser en spirale. Atteindre le socle originaire.

 

*Comme le vent, la vraie pensée est libre.

 

*L'invisible ne peut jamais surgir dans l'horizon de la raison, faute de preuves.

 

 

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8 novembre 2013 5 08 /11 /novembre /2013 09:29

 

 

III   Les Ruines

 

 Elle entra dans les ruines pour s’abriter du vent et de la clarté. L’obscurité la surprit et faillit la faire chuter. Le sol était parsemé de gravats, de bouts de planches, de blocs de ciment pris dans des tiges de fer rouillé. Les murs sombres et humides étaient couverts de mousse et de lichen. Une odeur acide d’urine et d’iode flottait au milieu des éboulis, des cloisons éventrées. Elle traversa plusieurs pièces, évita des tessons de bouteilles, d’anciennes boîtes de conserve, des débris de plâtre et de carton. Elle passa sous le bâti d’une porte blanchie à la chaux. Quelques toiles d’araignée y étaient suspendues qu’elle chassa de la main. Elle déboucha sur une pièce obscure que n’éclairaient que d’étroites meurtrières. Quelques chiffons, de vieux journaux, une cheminée à montants de pierre d’où s’élevait l’odeur âcre des feux anciens.

 

 IV   Le miroir

 

   Sur la tablette de bois du manteau, des boîtes en métal, une bouteille couverte de suif avec un reste de bougie, un objet au brillant assourdi qu’un rayon de soleil vint, un instant, ranimer. Gemma  s’approcha du foyer encombré de cendres - ses yeux s’habituaient lentement à la pénombre -, parcourut la planche de ses doigts, saisit l’objet. C’était un miroir au tain piqueté de taches, traversé dans sa partie verticale, d’une longue fêlure. Du revers de son pull elle essuya la poussière qui se divisa en de longues traînées, à la façon d’une chevelure. Gemma revint dans la pièce attenante où le jour, maintenant, pénétrait en de larges coulées. Le miroir, éclairé de face, projeta au plafond un cercle lumineux qui parcourut les solives blanches ombrées de fumée. Elle s’en amusa, fit courir le faisceau sur le mur lépreux, le sol de ciment fissuré, l’orienta vers la pièce faiblement éclairée, sur l’âtre noir de suie, les boîtes rouillées, la bouteille verte maculée de perles laiteuses.

  Puis elle alla s’asseoir sur le seuil de pierres noires, au dessus du mur qui regardait la mer. Elle reprit son jeu et projeta le rond de lumière sur les touffes de romarin ; les maigres pousses de serpolet, le bleu des lavandes, le jaune éclatant des genêts. Elle pensa qu’elle avait bien fait de quitter sa crique de galets et de pierres trouées, de gravir la montagne où la lumière était si belle, où flottaient tant d’odeurs, où l’air était si pur, semblable à du cristal.

  Le soleil montait lentement dans le ciel, aspirant des traînées de vapeur, faisant éclore, de tous les creux de la garrigue, des nuées de papillons et chanter les oiseaux dans les taillis bordant les ravines.

 

 V   Le visage

 

 Au bout d’un moment, Gemma se lassa de faire bondir ses feux follets, posa le miroir sur ses genoux. Elle découvrit alors son visage. Pour la première fois. Sauf dans les flaques d’eau qui parsemaient sa crique, où parfois, elle avait aperçu son reflet tremblant, jamais aucun miroir ne lui avait renvoyé son image. Elle se découvrait elle-même comme un explorateur, jadis, pénétrait la forêt vierge. Au milieu des taches et des fêlures, ses traits apparaissaient, flous, comme une sorte d’estompe, de dessin au fusain. Puis les formes se précisaient, s’organisaient, se disposaient les unes par rapport aux autres. Le front d’abord. Lisse, bombé, où jouait la lumière. Les yeux en amande, bleutés dans la profondeur, irisés de vert tout autour. Les cils, longs, noirs, fins comme des pattes d’insectes. Les pommettes, hautes, cuivrées, à la peau fine et tendue. Les joues, légèrement creusées, aux reflets plus clairs. Les lèvres minces, arquées, couleur de mangue. Le menton à l’ovale adouci.

  La lumière qui montait dans le ciel, accentuait ses traits, creusait des ombres, imprimait des modulations. Son visage était mobile, comme l’eau de la mer, les ruisseaux des montagnes, la fuite du vent sur les collines. Les cheveux aussi variaient avec l’ascension du jour, un peu bleutés au dessus du front, longue tresse au noir profond sur le côté du visage, quelques mèches plus claires, presque cendrées aux extrémités, que retenait une écaille blanche.

 

 

 

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8 novembre 2013 5 08 /11 /novembre /2013 09:21

 

Pensée.

 

 

*Les pensées silencieuses sont les plus apparentes.

 

*Il n'y a ni pensée élevée, ni pensée commune. Seulement de la pensée.

 

*Beaucoup croient penser qui ne pensent qu'à eux.

 

*Dis-moi ce que tu penses, je te dirai qui tu es.    

 

*Le seul empan de la pensée : l'univers.

 

*Penser la proximité, divise. Penser l'éloignement, unifie.

 

*Vous pensez ? Les étoiles aussi !

 

*A la pensée proximale qui perçoit les phénomènes immédiatement saisissables, préférer la pensée distale qui les éloigne et les médiatise. Percevoir l'invisible sous le visible.

 

*Souvent au corps il faut beaucoup de place. A la pensée, seulement l'intervalle infinitésimal du sens.

 

*Ne vous forcez pas à penser, cela va de soi.

 

 

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7 novembre 2013 4 07 /11 /novembre /2013 09:25

 

­­­GEMMA

 

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Photographie : Blanc-Seing

 

 

 I   La Tour imaginée

 

  Depuis de longues heures Gemma marchait sur le chemin de terre, fixant des yeux la crête de la montagne qui pâlissait sous le jour. Parfois elle se retournait, apercevait les maisons en contrebas, le clignotement des lampes, imaginait le port, quelques bateaux à l’ancre, le phare tout au bout, son pinceau lumineux.

  Elle pensa aux longs moments qu’elle passait dans sa crique, comme un navire attaché à son môle de pierre, immobile, se confondant avec l’eau couleur de plomb. Bientôt elle arriverait à la Tour Albère. Elle l’avait souvent dessinée, du bout des doigts, sur le sable de la crique. Elle en soulignait les contours de petits cailloux blancs, que renforçaient, à la base, quelques lames de schiste. Bien des promeneurs, égarés dans la crique des Elmes, l’avaient questionnée sur la Tour, son origine, la façon d’y accéder. N’y étant jamais montée elle-même, elle répétait ce que les pêcheurs lui avaient raconté. La Tour, autrefois, était un sémaphore, genre de phare ancien qui permettait aux bateaux de se repérer. On y allumait des feux. On y émettait des signaux qui, répercutés de tour en tour, le long de la côte, prévenaient des dangers qui pouvaient surgir de la mer. 

 

 

 II   Le Balcon

 

 

 Maintenant elle voulait, de ses propres yeux, voir les détails d’Albère, en faire l’inventaire, toucher ses pierres, sentir l’air qui la traversait et, surtout, se rapprocher de ce ciel si clair qui l’entourait, scruter la ligne d’horizon qu’on disait infinie, et qui se perdait dans les brumes, au sud, quelque part vers l’Espagne.

  Elle fut bientôt devant une sorte de belvédère, le Balcon Roussille, immense ruine aux fenêtres déchiquetées, aux moellons de pierre rongés par le vent et la pluie. Elle s’assit un moment sur le parapet qui longeait la façade. Elle frotta ses yeux, légèrement ensommeillés. Sur la gauche, du côté du levant, une tache plus claire se levait sur la mer. Soleil blanc, nébuleux, à peine une trouée sur l’horizon laiteux. Rien, encore, ne troublait l’eau, semblable à un dôme de mercure. Seule la côte se découpait, liseré plus sombre où, par endroits, se devinaient les courbes grises des criques. Elle laissa dériver son regard vers le port où s’allumaient et s’éteignaient, au bout du môle étroit, les balises du chenal. Plus loin, derrière les mâts clairs des bateaux, elle reconnut le grand bâtiment couleur de sable du Musée de la mer, ses larges fenêtres aux allures d’aquarium. Puis les cubes blancs des maisons serrées sur les collines de pierres, les pâtés de villas où se devinaient, dans le demi-jour, les jardins, les lianes des bougainvillées s’enroulant autour des pergolas; la piscine en demi-lune du Centre de soins marins ; les murets d’ardoises aux arêtes vives délimitant les vignes ; enfin le moutonnement sombre de la côte, la ligne de chemin de fer qui la longeait, se fondant dans la bouche noire du tunnel.

  Au dessus d’elle, la crête de la montagne se teintait d’indigo, détourant la Tour Albère, la faisant surgir du néant, sorte d’antique citadelle flottant dans les airs. Une brise légère, venue de la mer, fit frissonner Gemma. Elle remonta le col de sa chemise de toile, tira sur son pull étroit. Maintenant la lumière commençait à vibrer, l’obligeait à cligner des yeux. Vue d’en haut la dalle de l’eau semblait une surface dure, semblable à la lave immobile d’un volcan.

 

 

 

 

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