XI L’ascension
Le sentier, dans son dernier parcours, s’élève brusquement, et Gemma respire à petits coups, un peu comme le fait un chien, s’arrêtant parfois pour reprendre son souffle. Le vent est violent maintenant, plaqué contre les rochers noirs qui escaladent le ciel. Il faut parfois s’accrocher aux racines, tirer sur ses bras, et il y a des petits points noirs qui dansent devant les yeux, de fines gouttes de sueur qui brûlent la peau. Albère est si près qu’on croirait presque la toucher de ses mains, mais la fatigue la fait reculer un peu plus à chaque pas. La Tour se découpe sur le ciel blanchi de chaleur. Une plate-forme de pierres que protège une rambarde rouillée, des parties manquent par endroits. La roche est usée comme d’avoir trop regardé le ciel ; lisse vers la mer, forée de trous vers la montagne.
Gemma s’assoit un moment sur la dalle noire, met sa main en visière au dessus de son front, éblouie par la mer, immense plaque d’argent dont la courbe se perd à l’horizon. Des voitures, parfois, s’arrêtent le long du parapet du Fort. Des gens en descendent. Des touristes sans doute. Qui font de grands moulinets avec leurs bras, montent vers la barbacane où sont les canons, entrent dans la grande bâtisse. Des enfants, les bras en croix, sautent au dessus des créneaux en criant.
Alors Gemma s’étonne de tous ces bruits, ces mouvement qui serpentent dans la garrigue en disant la vie des hommes, leur insouciance, leur désir immense de posséder la face lisse de l’eau, les promontoires de terre brune, les layons où glissent les lézards, le ciel tendu sous les assauts de l’air. Puis les voitures repartent et on les voit descendre lentement, comme de grands radeaux entre les rochers, on les perd parfois de vue, puis ressortent des failles avec des éclats de métal, rejoignant bientôt Port Vernant, ses larges avenues, ses grands bateaux blancs attachés aux môles de basalte, sa rangée de cafés aux terrasses ombragées où des parasols de toile bougent sous la brise, semblables à de grands tournesols.
XII La Tour
Le cœur de Gemma s’est calmé, sa respiration est plus régulière. Elle grimpe les quelques marches qui la séparent d’Albère. La Tour est imposante, constituée de blocs de roches brunes grossièrement taillés, que relient des joints de gravier gris. En bas, une lourde porte de métal interdit l’accès de l’édifice. Un panneau y est apposé, que Gemma ne lit pas. Les mots, pour elle, ne sont que des dessins muets, des empilements de signes. Elle aime bien la forme des lettres. Les pleins, les déliés, les pointes, les arrondis, les cercles, les lettres épaisses, celles qui sont penchées. C’est un peu comme du morse, comme une suite de sons abstraits, de percussions, de coups frappés sur des tubes de bambou. C’est un rythme pour les yeux, à la façon d’un collier de perles.
Pour en connaître le secret, il faut aller dans de grandes salles, au milieu de beaucoup d’enfants et il y a, devant un tableau noir, une dame qui explique chaque signe, chaque assemblage de signes ; chaque mot, chaque assemblage de mots et alors on peut ouvrir de grands livres et y lire des histoires très savantes, des choses qui parlent de la terre et des arbres, des volcans, des fonds sous-marins, des étoiles et de plein d’autres connaissances, mais Gemma, ces choses-là, elle veut seulement les apprendre avec ses mains, avec sa peau, avec ses yeux, avec ses oreilles, en touchant, en goûtant, en observant, alors elle évite la ville, elle évite les écoles où l’on entasse les enfants, où on les emprisonne, où leurs jeux sont limités à des cours de ciment, de hautes grilles qu’ils quittent le soir pour les retrouver le lendemain et Gemma pense à ces enfants comme à des oiseaux en cage, à des souris blanches tournant continûment leur roue, à des perroquets savants qui vident le sac qu’on a rempli la veille.
Gemma n’a pas lu les lettres blanches tracées sur le fond noir et c’est tant mieux car il lui reste un secret entier dont elle aura à faire le tour, dont elle rêvera peut être, ici, sur la garrigue, au milieu des touffes de lavande ou, plus tard, dans la grotte des Elmes. Ses yeux lui suffisent pour déchiffrer le monde, pour voir la Tour, percée en son milieu d’étroites fenêtres semblables à des meurtrières où s’engouffre le vent, pour distinguer, à contre-jour, paupières mi-closes, les antennes juchées au sommet et qui, vues de la mer, font comme des ailes de moulins qui auraient arrêté leur course en plein ciel. Ses oreilles la renseignent sur des rumeurs qui montent de l’eau, apportées par les rafales de vent.