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26 octobre 2013 6 26 /10 /octobre /2013 09:06

 

L’Autre qui vient à nous.

 

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Source : Art and Photos. 

 

  L’Autre est là qui nous regarde en son énigme. L’Autre, nous le voyons, nous en prenons acte comme d’une présence matérielle, d’une effigie témoignant de sa forme, de ses contours, de sa silhouette. Cette vieille femme - sans doute une Indienne -, nous la voyons dans sa posture accroupie, cette singulière attitude de la plupart des Orientaux. Elle est pareille à une statue qui se serait échappée d’un temple afin de venir considérer le monde autrement qu’à l’aune de son icône, à l’ombre du sacré dont elle paraît émaner. Donc pareille à une des déclinaisons de l’art dont nous nous saisissons immédiatement dans un genre de hâte, comme si les significations dont elle réalise son épiphanie pouvaient, soudain, nous échapper. Alors nous tentons une rapide herméneutique, un effleurement du sens, tel qu’il parvient à notre conscience avec la fulgurance de l’intuition. Et, comment amorcer mieux toute compréhension qu’à se livrer aux lignes spontanées de la description ? Car décrire est déjà un acte par lequel nous appréhendons le monde selon les perspectives visibles qu’il met à notre portée.

  Il y a comme une harmonie des linges drapant le corps avec le corps lui-même. Les plis de l’étoffe jouent en mode alterné avec les sillons du visage. La même douce insistance à dire l’empreinte des jours, la succession des événements, les expériences inscrites dans la touffeur de la chair. Linges floraux et rythmés entourant les genoux dans une attitude de retrait, de recueillement. Car cette effigie dont on penserait qu’elle vient d’être modelée par les mains habiles du Potier est essentiellement la représentation d’une évidente sérénité. Tout en atteste, depuis la généreuse donation du visage, jusqu’aux lianes brunes des mains qui semblent commises à entourer quelque secret. Le visage, lui, - cette représentation de ce qu’il y a de plus haut en l’homme -, rayonne d’une lumière qui l’effleure à peine, s’illumine d’un reflet nous invitant à penser au-delà d’un simple masque qui aurait taillé dans la glaise le relief de son aventure existentielle.

  Il y a toujours plus dans l’apparence que l’apparence elle-même. Ceci nous est dit dans chacune de nos perceptions mais nous avons hâte de vivre, c’est-à-dire que nous nous empressons d’oublier. Trop long serait l’inventaire, trop vive la douleur d’exhumer ce qui ne vit qu’à titre de fossile et que les sédiments de la vie ont recouvert de leur gangue d’ennui. Car il y a toujours danger à connaître et, à ce risque, nous préférons celui de marcher en ne faisant que des pointes. Poser notre pied à plat et progresser à libérer le sol de ses vérités celées et déjà nous défaillons et déjà nous accélérons le rythme. Le funambule ne glisse sur son fil qu’à la mesure de sa vitesse. Ralentirait-il que déjà le vertige s’emparerait de lui, le conduisant à sa prochaine finitude.

  Mais le sourire, à peine esquissé, est là qui nous attend, dans une posture de généreux accueil, comme s’il avait compris d’emblée nos hésitations, notre confondant pas de deux. Nous sentons bien que l’effraction en direction de l’Autre est ce mince fil sur lequel, nous aussi, nous glissons, ne sachant jamais de quoi notre prochain pas sera la révélation. Nous disions l’Autre en son énigme et voici que celle-ci se dresse devant nous avec sa bienveillante étrangeté, sa disponibilité empreinte de réserve, d’hésitation, peut-être de doute, cette nécessité dont nous devons nous  emparer avant que de chercher à savoir. Et pourtant, la falaise du front est accueil, la tempérance du regard, accueil ; accueil également la lumière assourdie des pommettes ; accueil l’arc ouvert des lèvres, l’éminence souple du menton. Et cette perle au creux de la narine, ces rangs de bracelets apparaissent comme signes extérieurs de ce qui aurait à se dire mais demeure dans le silence.

 

  C’est ainsi, il nous faut nous résoudre à seulement glisser le long de ce qui n’est pas nous, à nous interroger longuement, à faire de nos trajets de constants égarements sur les sentiers du monde. Nous connaître nous-mêmes et déjà nous renonçons et déjà nous sommes comme cette vieille Indienne l’est pour nous,  hors de portée de notre propre regard, en dehors des  significations qui auraient pu nous éclairer. Tout, chez l’Autre, tout en nous fait sa rumeur existentielle sans que nous puissions en bien saisir le rythme, en interpréter l’harmonie. Longue dérive parmi la débâcle des glaces, lente flottaison juste une coudée au-dessus des bleus icebergs qui reposent sur leur immense socle d’oubli. Jamais nous n’apercevrons nos fondements, pas plus que nous ne parviendrons à entrer dans le périmètre secret de l’Autre. Tout ceci est, bien évidemment, coalescent à notre condition humaine, et c’est bien parce que le mystère demeure entier que nous poursuivons notre progression sur le sentier sinueux de la vie. Peut-être, un jour, les prémices seront-elles réunies où nous apercevrons des territoires jusqu’alors inexplorés : les murmures de l’eau qui nous habitent depuis notre apparition sous la voûte aquatique qui fut notre premier univers étoilé ; la terre dont nous sommes tressés puisque notre destinée apparaît, métaphoriquement, à la façon de l’arbre déployant ses ramures à partir de ses racines terrestres; de l’air qui nous parcourt intérieurement et anime nos lèvres du somptueux langage ;du feu de notre esprit livré aux éruptions mentales en direction de la connaissance. Notre quadrature existentielle se déplie toujours selon la course des éléments dont, bien souvent, nous n’apercevons pas les subtils symboles. L’eau, la terre, l’air, le feu, bien souvent ne s’illustrent qu’à titre de simples gouttes que le vent efface, de poussière se confondant avec le chemin, de souffles inapparents agitant les feuilles mortes, de fugaces étincelles dont notre visage est la mise en scène et que la lumière reprend dans son sein, à défaut de pouvoir la remettre dans nos mains ouvertes sur la trame des choses alors que le temps, dans l’éther, fait sa symphonie jamais achevée, jamais perceptible. Nous sommes cette temporalité à elle-même aveugle de sa course parmi les étoiles. C’est pour cela que nous sommes hommes. Et le demeurons.  

 

 

 

 

  

 

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26 octobre 2013 6 26 /10 /octobre /2013 08:59

 

  Ainsi avait parlé le Passager assis à l'arrière de l'Omnibus - Vous-même, si vous l'aviez oublié -, rare parmi les rares à faire preuve d'un brin d'humanité parmi cette meute de loups hurlants et bavant leur salive amère. Mais, ce faisant, vous avez élevé le gibet au bout duquel, bientôt, vous ne serez plus qu'une noire silhouette contre le ciel obscurci, délivrant les dernières gouttes de votre précieuse semence avant que ne s'informent les mandragores sulfureuses dont, à votre désarroi, vous aurez assumé la bien involontaire paternité. La collectivité des Imbéciles ne goûte guère qu'on dresse devant son inconséquence plurielle le miroir d'une vérité. Vous voilà donc maintenant dans de sinistres contrées, balancé au bout de la corde de chanvre par l'haleine putride du vent mauvais. Mais ne soyez donc pas désespéré, Lombano, le Chiffonnier, ces humanistes faisant étalage de leur foi en l'existant viendront bientôt vous rejoindre et cela fera plutôt joli cette triple pendaison avec la nuit au-dessous et un ciel mauve au-dessus. Cela ressemblera à la Crucifixion d'Andréa del Castagno, sauf qu'au lieu d'un ciel biblique, vous aurez les façades d'immeubles au couchant et à la place de Saintes éplorées, d'anonymes Passants qui penseront qu'un châtiment n'est jamais plus exemplaire que lorsqu'il est mérité.

  Donc, à présent que je n'ai plus de Lecteur, que je viens d'immoler les deux seuls Secourables qui venaient afin d'empêcher que l'irrémédiable ne se produise, il ne me reste plus, bien que ma peine soit grande, qu'à procéder à ta propre extinction, cher Youri Nevidimyj - mais, en réalité, c'est moi-même que j'assassine puisque aussi bien nous sommes semblables, et en cela mon péché sera moins grand, ma conscience plus légère - donc que ma plume trempée dans le fiel vienne enfin  accomplir cet irréparable que tu ne cesses d'appeler de tes vœux depuis le premier déplissement de tes alvéoles et sois certain que nombreux seront ceux qui viendront m'apporter quelque aide dans cette sombre entreprise. Je sens déjà, dans les corridors de l'Omnibus des mouvements délétères. Youri,  suis-je seul à entendre les sinistres feulements ou bien est-ce mon imagination qui vient de lâcher ses brides ? "

  Youri, ne prenant même pas la peine de se retourner, tant le destin qui collait à ses basques était ourlé d'intentions maléfiques, s'adressait à moi avec une manière de voix d'outre-tombe, laquelle, sur son trajet semait comme de blanches gouttes de gelée :

 "Ton imaginaire ne t'abuse point, cher Copiste à l'illisible écriture qui essaie de voler à mon secours. Mais il est passé depuis longtemps l'instant où, d'un simple coup de reins, j'aurais pu inverser le cours de la diabolique machine. Laisse-les donc, ces Pitoyables procéder à leur sombre besogne. C'est eux qu'ils assassinent et, ne le sachant pas, ils méritent notre indulgence. Mais assiste donc à ma métamorphose, regarde le papillon qui se dispose à replier ses ailes, à effacer les cercles colorés qui s'y impriment, à redevenir triste chrysalide couleur de terre, puis simple effritement, puis poussière. Peut-être le début d'un nouveau cycle, l'amorce d'une palingénésie ? Regarde et écoute seulement. Tout cela est instructif bien au-delà de ce que tu as bien pu imaginer ta vie durant !"

 Je viens, tout juste de m'installer sur le dernier banc que tu occupais, Lecteur, avant que tu ne sois symboliquement pendu. Mais je sens, tout contre moi la présence de ton attention soutenue. Sois assuré qu'elle m'apporte le réconfort qui sied aux épisodes tortueux que tout auteur s'apprête toujours à affronter avec une bien légitime inquiétude. La place est presque idéale bien que la lumière commence à chuter, investissant le ventre de l'Omnibus d'ombres rampantes, couleur de cendre et de suie. Ce ne sont que volètements d'opaques membranes, effleurements de rémiges obtuses, trémulations d'antennes vrillées et crépitations hémiplégiques qui s'agitent dans l'obscure cale où nous semblons sombrer vers quelque révélation hautement mortifère, si ce n'est vers notre propre trépas auquel nous assisterions, impuissants, pieds et poings liés, bouche bâillonnée, lèvres jointives pareilles à un sexe ridé et occlus. Entre les montants de bois nervurés, pareils au squelette de quelque cétacé, s'impriment des mouvements si peu visibles qu'on dirait simplement des mirages au-dessus du désert ou bien des feux follets alentour des pierres tombales ou bien, encore, des chutes de filaments ectoplasmiques cascadant depuis la bouche enrubannée d'un médium, genres de matérialisations de mystérieuses transes. Et moi, immergé dans un fin brouillard qui dissimule l'essentiel à mes yeux, lesquels ne perçoivent guère que les profils trompeurs de l'illusion, comment rendre compte de ce qui survient de l'ordre de l'inconcevable, tout ceci si proche d'une vérité que mon âme se met soudainement à vibrer d'effroi, agitée comme les branches du diapason ? Comment témoigner ?

  Mais il semblerait que Nevidimyj, alerté par ma manière d'état second, par je ne sais quel mystère, veuille se porter à mon secours. Sa voix me parvient comme si elle était éloignée dans l'espace, - il me semble entendre le frémissement des bouleaux de la claire taïga -, éloignée dans le temps - il me semble entendre les voix puissantes, exaltées, des Révolutionnaires clouant au pilori tous ceux qui, par idéologie ou bien par les hasards de leur naissance, contrarient leurs projets, et déjà s'élèvent des paroles de haine, déjà se fomentent des projets de meurtres, des entreprises de manipulation des consciences. Ma solitude est grande, cloué que je suis sur mon banc d'infortune, incapable de saisir la moindre plume, le plus infime stylet afin d'inscrire, ne serait-ce que sur les parois de l'Omnibus, ce que pourraient être mes dernières paroles.

 

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25 octobre 2013 5 25 /10 /octobre /2013 19:18

 

  Donc, cher Passager du texte,  dont les yeux incrédules parcourent de leurs faisceaux ourlés de curiosité malsaine et de hargne contenue les travées des sièges de bois, dispose-toi, assis dans l'Omnibus, à assister au spectacle le plus étonnant qu'il te fût jamais donné de voir. Voici un bref résumé de la scène. Installé tout au fond de l'Omnibus cahotant, tu as tout le loisir, comme d'une loge au théâtre, d'embrasser un vaste horizon, de voir la scène et les coulisses, les poulies et les cintres faisant leur petite mélodie d'existence. Tout au bout, à l'opposé de ta position, Youri dont l'étique silhouette se découpe sur l'ouverture donnant accès à l'éminence sur laquelle se tient le Cocher. Tu aperçois même le Rhinolophe agitant ses ailes dans l'air poisseux, car la nuit ne saurait tarder à venir, plongeant toutes choses dans une souveraine ambiguïté. Ce ne sont, devant toi, que des Spectres qui s'animent dont tu ne perçois les contours qu'avec parcimonie. Les rues que tu parcours avec tes Covoiturés ne te livrent que de faibles nervures qu'éclairent avaricieusement quelques misérables becs de gaz. Aux arrêts habituels que tu connais par cœur, - Rue Guynemer; Observatoire; Port-Royal; Pascal; Gobelins -, le Coche ne s'arrête pas, comme s'il était soudain pressé de rentrer au bercail et de livrer la masse informe qui, depuis longtemps déjà, incommode ses flancs. Le ventre de l'Omnibus est parcouru de bruits divers, grognements, hululements, vagissements, que tu ne connais nullement pour être les modes d'expression des Usagers de la Ligne 27.

  Soudain, la station Banquier à peine franchie, voici qu'autour de toi les choses s'animent, comme si l'on avait frappé le brigadier sur les planches de la scène. Mais, oui, c'est bien Nevidimyj en personne qui s'agite au premier plan dans une manière de harangue décousue, voulant, sans doute, prendre la foule des miséreux et hagards Déambulants à témoin :

    Hippocampe à la queue ombilicale, laquelle te sert de fouet pour faire avancer notre sinistre équipée, Hippocampe au dos cambré hérissé d'épines, au museau tubulaire, aux yeux profonds et pointilleux, crois-tu donc que sous tes oripeaux marins je n'aie point reconnu le Cocher, celui par lequel nos destinées sont gouvernées, le Guide qui nous conduit, par rues et traverses vers un probable Achéron ?  Mais que ne précipites-tu donc les sombres idiots qui vivent dans ta carlingue étroite, tout droit dans la demeure d'Hadès, aux Enfers, là où est la seule place qui leur convînt ? Du reste, ils ne s'apercevront même pas, céciteux qu'ils sont, avoir changé de condition ! Mais, ô combien je te comprends, merveilleux Hippocampe, profitons donc ensemble de cette charretée de gueux, il sera toujours temps de nous en débarrasser. Amusons-nous d'abord de leur égarement !

  Et toi, Rhinolophe, qui es le miroir du très précieux Pégase, toi le cheval ailé divin, rassure-moi donc. Après que nous n'aurons plus le boulet de ces tristes épiphanies, conduis-nous, en compagnie du Cocher, aux merveilleux rivages de l'eau claire où s'abreuve la source, ouvre-nous grandes les portes derrière lesquelles s'abrite le mythe solaire, sers-toi de tes pouvoirs chamaniques infinis afin que la sublime Alchimie, l'étonnante Imagination parlent à nos intuitions le langage de l'Esprit, celui du Secret, de l'ineffable Esotérique et alors nous surgirons dans l'Olympe, vibrantes énergies spirituelles au domaine illimité !

  Buvons, tant qu'il en est encore temps, la douce ambroisie des dieux; laissons errer nos yeux sur le crépuscule empli de goules et de démons, l'Omnibus, ce genre d'empyrée où brillent les cinglantes étoiles nous en protège, le Diable en soit loué; cherchons dans l'enceinte de nos corps étroits la noire idole qui nous distraira de nos bien prosaïques occupations mondaines. Ici, sur la Terre, beaucoup ne vivent qu'à se projeter dans un ailleurs bien illusoire, genre de lieu utopique où tout converge, aussi bien le bonheur, que les inventions sublimes et les amours extra-platoniques métamorphosant les amants en de pures révélations étonnées d'elles-mêmes.

  Mais, voyons, savant Rhinolophe, distingué Hippocampe au savoir proprement abyssal, vous que votre regard porte bien au-delà des monts cernant l'horizon humain, souvent affirmez-vous que la vie, la vraie, celle qu'il est possible d'assumer est bien celle de notre avenir immédiat, de notre temps le plus perceptible, de notre espace le mieux maîtrisé, ici même, par exemple, parmi les déambulations rassurantes du vieil Omnibus. Rien ne saurait advenir hors de la Ligne 27, de ses stations rassurantes comme l'ambre, de ses Occupants, lesquels constituent une communauté soudée, une manière de Confrérie où chacun, non seulement a ses devoirs, mais ses droits, mais aussi son imprescriptible privilège d'accéder au bonheur inscrit dans le moindre chaos de la chaussée, son pur accès à la jouissance paradisiaque. C'est sans doute une telle raison qui nous  pousse,  nous les anonymes Passagers clandestins, à chaque instant de notre vie à nous précipiter dans ce havre de paix, cette divine conque où s'apaisent les souffrances, où naît la sérénité, où se déploie la félicité selon des harmoniques que notre humble savoir serait bien indigent à illustrer, à rendre palpables. Sans doute suffit-il d'en être atteint, d'en entretenir le fastueux projet pour que notre conscience en soit durablement, profondément éclairée. "

   Succédant immédiatement au soliloque de Nevidimyj, une voix s'éleva dans le silence soudain, écartant les ombres, dessinant parmi la noirceur un sillage d'écume blanche. La parole semblait être celle d'un prédicateur, peut-être d'un moralisateur ou bien d'un juge, sinon les trois à la fois. Des intonations pareilles au tranchant de la vérité s'y allumaient ici et là :

   "Mensonges que tout cela, tromperie exorbitante, duperie qui enfonce ceux qui vous sont confiés, les Illuminés, à emprunter quotidiennement votre mortel carrosse. Certes, tes Passagers, habile Rhinolophe; certes tes Convoyés, malin Hippocampe habitent ton antre claudicant parmi les inégalités du pavé, pensant se sauver, comme s'ils accomplissaient un mystérieux pèlerinage. Mais c'est bien du contraire dont il s'agit. C'est seulement la route pour les Enfers qui déploie devant leurs yeux cernés de myopie ses lacets et ses circonvolutions mortelles. Bien sûr, il y a fort à parier que toute la sombre engeance que tu serres aimablement entre tes roues cerclées de fer, ô Sublime Omnibus, ne mérite guère mieux qu'un châtiment final, une chute définitive dans l'oubli. Leur vie durant, tes Embarqués ne se sont comportés que comme des avaricieux, des jaloux, des orgueilleux, des égoïstes et l'on pourrait même inventer d'autres péchés capitaux afin que le tableau soit complet. Mais, passons. Cependant, il n'aura pas échappé à votre lucidité de Guides, Toi Rhinolophe, Toi Hippocampe, qu'un Individu, un seul, méritait d'échapper à votre vindicte, et cet Individu est celui-là même que Lombano, puis le Chiffonnier, deux hommes au grand cœur, ont souhaité sauver mais ont dû renoncer, la foule maudite les ayant condamnés par avance. L'homme dont je parle, vous l'aurez reconnu sous les traits de ce Voyageur tellement anonyme, tellement engoncé dans les mailles de son misérable sort, celui qui se dissimule au regard des autres, qui respecte un silence absolu mais n'en est pas moins un habitué, un assidu de la Ligne 27. Oui, Youri Nevidimyj, par un simple défaut de sa naissance a été condamné par les hommes à expier une faute dont il ne pouvait endosser l'origine, passant sa vie à longer les trottoirs, les caniveaux, à errer sur toutes les sentes d'infortune imaginables. Hippocampe, il était devenu ton double, fondu qu'il était en toi, assis dans ton ombre protectrice, c'est du moins ce qu'il attendait d'un Guide. Comment as-tu pu l'ignorer si longtemps ? Il est encore temps de vous  racheter par une bonne action, Toi et le Rhinolophe. Que ne le faites-vous descendre au prochain arrêt afin qu'il échappe à la meute de ses Poursuivants ?"

 

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24 octobre 2013 4 24 /10 /octobre /2013 08:11

 

Les choses comme nécessité.

 

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                                           Photographie : Blanc-Seing.                                          

 

 

  Souvent, ce sont les choses les plus banales qui se révèlent avec la plus grande beauté, dès l'instant où on leur prête attention. Ainsi ces tuiles enduites de chaux, ce morceau de corde enroulé sur lui-même, ce vieux bidon recueillant l'eau de la gouttière, cette poignée de porte ancienne. "Tout est langage", comme l'annonçait Françoise Dolto. Et, en effet, tout signifie. Chaque objet rencontré peut initier une fiction, susciter l'imaginaire, ouvrir la porte à la pure contemplation. Francis Ponge écrivant "Le parti pris des choses" nous délivrait un message identique. Car la beauté ne se rencontre pas seulement accrochée aux cimaises des musées. Elle est en nous, dans l'immédiateté du regard qui se saisit du monde, dans le regard de l'autre, dans le geste à peine esquissé de la feuille qui tombe dans le crépuscule d'automne.

  Les yeux, il faut les dilater jusqu'à atteindre cet incroyable état de la mydriase où, portée à l'extrême, la pupille devient soudain un puits accueillant en son intime la richesse infinie de ce qui fait phénomène et rebondit sur l'arc incandescent de la conscience. Une merveilleuse alchimie à laquelle on ne peut plus renoncer à partir de l'instant où elle a bien voulu nous faire l'offrande de ses flux et reflux incessants, constamment renouvelés.

  Ainsi, chaque rencontre avec le réel, il faut en faire une occasion d'agrandir la conque existentielle, de l'habiller de vêtures métamorphosées qui tracent les contours de ce qui, jusqu'à présent, nous avait été dissimulé. L'herbe du chemin est une aiguille de cristal qui vibre, la flaque d'eau sous le ciel d'orage un lac étincelant cerné de légendes vivantes, le bosquet à l'horizon le lieu de mille aventures picaresques comme seuls les enfants savent les faire apparaître et les révéler à nos oreilles éblouies.

  Tout est dans le déploiement, tout est dans la plénitude et, alors, surgit, d'elle-même, cette sublime "extase matérielle", titre d'un essai de jeunesse de Le Clézio, par lequel, déjà, il nous donnait de nombreuses clés de compréhension d'une œuvre dense, complexe, profonde, où tout joue en abyme, où les choses se font face en écho, se réverbèrent à l'infini afin de nous livrer un magnifique "devisement du monde", une disposition à l'hyperesthésie, un contact permanent de notre épiderme sensible avec la peau des choses. Mais comment mieux dire la surprenante jubilation dont l'observation attentive du moindre fragment du réel nous conduit, qu'à citer l'auteur lui-même :

   "Il y a tant de choses à apprendre à voir. Personne ne s'émerveille de rien. Les gens vivent au milieu de miracles, et ils n'y prennent pas garde (…) Il y a les oiseaux, les crayons à bille, les montres, les encriers, les rétroviseurs, les bouteilles de soda …"  ( La Guerre - page 82).  

   Il y a tant de choses à voir, tellement d'objets de la société consumériste qui meurent faute d'être regardés. Mais lorsqu'on essaie d'y trouver quelque compréhension ou bien un message secret ou encore la possibilité d'un tremplin esthétique, alors s'accomplit le "miracle", alors la chose sort de son anonymat et se met à rayonner d'un singulier éclat. Ceci, certains artistes regroupés dans le cadre de l'exposition "Destroy the picture" [ ("Détruire l'image"), exposition chargée de mettre en scène la peinture abstraite dans la période de l'après-guerre (1949-1962) ] ont bien compris qu'il y avait toute une riche sémantique à tirer du rebut, du déchet, de l'indésirable objet. Non seulement ils le réinséraient dans le cadre d'une possible socialité - (les musées prêtaient leurs cimaises) -, mais ils l'offensaient, en quelque sorte, accroissant sa charge de paupérisme, mettant en exergue ce pourquoi la société les rejetait. Alberto Burri déchirait les toiles de sac; Lucio Fontana perforait ses surfaces; Yves Klein brûlait ses supports; Manolo Millares maltraitait ses draps; Antoni Tàpies scarifiait ses terres brutes; Jacques Villeglé lacérait ses affiches urbaines.

  Cette réappropriation du réel contingent, ils voulaient la soumettre à une libre autorité, l'exposer à la violence, accentuer encore l'état de dénuement dont chaque objet était affecté. Oeuvrant de cette manière, non seulement ils réintégraient l'objet dans une fonction sociale, mais ils y introduisaient  une force politique subversive, révolutionnaire. La plupart de ces Artistes travaillaient dans une perspective voulant faire émerger l'idée d'absurde consécutive aux horreurs de la guerre.

  Les choses, ils les rendaient nécessaires, ils les contraignaient à signifier depuis leur mutité, ils désoperculaient les yeux des Voyeurs qui, dès lors, pouvaient changer de perspective et s'adonner à une lecture critique de l'économique, du social, du culturel. Nombre de fondements de l'art contemporain prennent appui sur cette initiative, en même temps, bien entendu, que sur la révolution copernicienne initiée par Marcel Duchamp, à partir duquel l'objet acquiert un statut autonome par rapport à la compréhension générale de l'œuvre.

  Une autre initiative se rattache à ce concept de l'objet contribuant à l'élaboration d'un champ lexical renouvelé, que l'on peut classer sous l'étiquette commune de "constructivisme", à savoir les bois peints de Joaquin Torres Garcia et les collages et sculptures de Kurt Schwitters. Ici se révèlent, non seulement l'adhésion à un nouveau paradigme  esthétique, mais aussi une manière de contestation sociale visant à une aperception radicalement différente du réel.

  Toujours les choses doivent nous questionner. Toujours nous devons questionner les choses. C'est seulement dans ce constant mouvement dialectique que s'inscrit tout geste de signification.

 

NB : On se reportera utilement aux photographies publiées sur notre Page Facebook :

      Album : "Les choses comme nécessité."

 

 


 

 

 

  

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24 octobre 2013 4 24 /10 /octobre /2013 08:01

 

  Ce jour, qui devait être le dernier où Youri Nevidimyj serait encore assuré d'une provisoire visibilité, apparaissant à ces Existants qu'il croisait à la manière d'un dément qui se serait soudain libéré de ses liens - Sainte-Anne n'était pas si loin -, ou bien d'un saltimbanque privé de ses colifichets, ce qui eût été un moindre mal, ou bien encore ayant affaire à un malade affecté d'une chaotique et syncopée chorée de Sydenham, communément appelée "Danse de Saint Guy", ce jour donc, éclairé des derniers feux de l'automne sécrétait une lumière basse, couleur de résine qui badigeonnait les arbres du Luxembourg de teintes fauves et mordorées, plusieurs Nonchalants et Nonchalantes ayant pris, sur les assises vertes, des poses sinon lascives, du moins abandonnées à une facile entente avec la nature.

  Le Russe, dont on aura compris que le lyrisme orthogonal s'accommodait mieux des rudesses de la pierre que des mollesses végétales et des profusions arbustives, fussent-elles en voie d'extinction, lassé par toute cette symphonie colorée, par ces déambulations romantiques parmi les rotondes, balustres, pièces d'eau et pelouses langoureusement étalées sous les rayons d'un soleil finissant, quitta le Jardin par la Rue de Vaugirard, gagnant la Rue de Fleurus où il savait trouver un arrêt du Bus 27. Il regarda un moment les façades d'argile des immeubles, écouta le chuintement des pneus glissant sur l'asphalte, des bruits de conversation - quelqu'un, sur un mobile, conversait avec un Eloigné, faisant les cent pas comme pour fixer dans le marbre du sol le contenu d'un dialogue qu'il devait tenir pour essentiel -, perçut des pétarades de scooters remontant la Rue, véhiculant de toutes jeunes filles court vêtues, regarda distraitement tous ces mouvements de la ville moderne avec son flot d'incohérences, ses clameurs existentielles, ses joies simples, ses quotidiennetés faciles, ses nœuds de complexité, ses facéties, ses remous. Nevidimyj, insulaire parmi les insulaires était plus alerté des phénomènes par une sorte d'intuition, d'attention flottante qu'à la suite d'une observation minutieuse du réel dont il aurait pu tirer quelque leçon, échafauder un plan.

  Puis, soudain, son intérêt se fit plus vif, percevant au fond  de la rue le cahotement rugueux des roues de l'Omnibus sur les pavés. Elles faisaient leur petite symphonie métallique, montant et descendant les aspérités des blocs de granit, se déhanchant en grinçant, glissant parfois le long des caniveaux avec un sifflement proprement funéraire. Attelé à la carrosserie de bois, le rhinolophe ancrait ses pattes griffues dans les interstices de la voie, alors que ses ailes, moulinant l'air de leurs spatules membraneuses permettaient aux Passagers grimpés sur l'impériale de bénéficier d'une brise, laquelle pour n'être pas porteuse de subtiles fragrances, - il s'en faut, l'Attelé ne consacrant à sa toilette que des  miettes de son précieux  temps -, n'en rafraichissait pas moins leurs ardeurs amoureuses. Ainsi, les Amants et les Amantes ne portaient témoignage de leurs emportements qu'à la mesure de simples attouchements, leurs antennes érectiles vibrant dans l'air mauve avec l'urticante vibration de la crécelle.

  L'Omnibus s'arrêta avec la minutie d'un grincement de dents. Plusieurs Passagers en descendirent, claquements de rotules et miaulements de métatarses. Youri déclina l'invitation que lui adressait l'impériale ne sachant que trop bien l'animosité recluse dans les volutes d'air. A plusieurs reprises, déjà, le vent lui avait arraché des lambeaux de peau et il ne souhaitait nullement regagner la mansarde avec la figure de l'écorché grimaçant des salles d'anatomie. Il pensait que son existence piteuse n'était pas avare d' expériences mutilantes, de blessures et plaies diverses, lesquelles, si elles inclinaient à l'exercice de la métaphysique ne se justifiaient guère au-delà de cette ultime limite. Le temps viendrait toujours de progresser sur le chemin de la connaissance philosophique. Il suffisait, en cet automne finissant - celui-ci lui apparaissait-il en guise de métaphore d'une trappe qui, bientôt, s'ouvrirait sous ses pas ?  - , de profiter de cette dernière lumière dont la vie voulait bien lui faire le don. Quoi qu'il en fût de ses ténébreuses méditations sur l'avenir proche, Nevidimyj décida d'entrer dans  l'Omnibus. La cage rassurante de ce dernier, en même temps qu'elle le mettait à l'abri des diverses vindictes atmosphériques, l'assurait d'une manière de nid douillet, prélude aux embrassements de sa cellule du septième ciel.

  Une faible clarté, glauque, rampante, phosphorescente régnait sur des formes indécises que Youri ne prit même pas la peine de regarder, préférant à la consternation ambiante, le doux réconfort de ses pensées lovées en elles-mêmes, identiquement au fœtus dans son bain amniotique. S'apercevant que son assise habituelle, immédiatement située en arrière du Cocher était libre, il respira d'aise, son haleine emboucanée se répandant à l'envi parmi les sombres Tubercules vissés sur leur siège dont on n'apercevait qu'un lacis indistinct et grouillant. A peine assis sur les lattes de bois, il se laissa aller à sa distraction favorite, laquelle consistait, souvent, lorsque sa parole parvenait à franchir l'écluse de sa glotte étroite, à apostropher tout ce qui venait à son encontre, aussi bien hommes qu'animaux ou choses diverses. Sans doute le Lecteur s'étonnera-t-il de cette possibilité de volte-face subite, de métamorphose conduisant Youri de la mutité la plus absconse à la profération prolixe, la parole l'habitant alors à la manière d'une source ne connaissant ni tarissement, ni amoindrissement du débit.

 

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24 octobre 2013 4 24 /10 /octobre /2013 07:53

 

Langage.

 

 

*Pas de langage plus évident que celui de la toile blanche : tout peut y naître, y prendre sens.

 

*Angoisse fondamentale du silence. Pour cette raison l'homme a inventé le langage.

 

*Deux êtres face à face. En silence. Tumulte du langage intérieur.

 

*La pluie est le langage que le Ciel adresse aux hommes.  

 

*Là où les choses font défaut, le langage apparaît.  

 

*Vous ne pouvez vous passer des mots, pas plus que les mots ne peuvent se passer de vous.

 

*Urgence pour l'homme à considérer le langage comme sa réalité ultime.

 

*Axiome : C'est le langage qui a inventé l'homme et non l'inverse.

 

*Ôtez à l'homme le langage et vous aurez l'animal.

 

*Registres du langage : poursuite de la lutte des classes.

 

 

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23 octobre 2013 3 23 /10 /octobre /2013 08:33

 

     Le démembrement du visible ou le jour écartelé.

 

  A peine issu de son aventure maldororienne, quittant la mansarde par les toits - ce qui lui évitait de saluer Olga-la-Concierge -, descendant le long du tuyau d'écoulement des eaux, Nevidimyj se retrouva sur les pavés luisants qui reflétaient les images inversées des Passants. Marchant, comme à l'accoutumée, mais d'une manière plus chorégraphique, pointes effleurant le sol de ciment, bras en arceau encadrant la tête, il longea les quais de Seine jusqu'à l'Île Saint-Louis. Parvenu à l'étrave de l'île, il ramassa quelques morceaux insignifiants, gravillons, feuilles mortes, mégots, tickets de métro - dont nous rappelons au Lecteur distrait qu'ils ne sont que la projection de Nevidimyj sur le monde qui l'entoure, l'enserre devrait-on dire -, les plongea au profond des poches, n'oubliant cependant pas de recueillir un bout de racine torse, malgré l'aventure dont il avait été le jouet bien involontaire, - encerclé et invaginé par les noires excroissances, s'en délivrant à grand peine -, racine dont il souhaitait en permanence posséder un fragment, fût-il dérisoire aux yeux des quidams qui le croisaient, s'étonnant de voir ce grand jeune homme dégingandé, serré dans ses vêtures étriquées, Youri donc, jouant de la racine comme un petit enfant l'eût fait d'un yoyo.

  Il faut dire que la fascination du moujik pour le sombre monde chtonien des végétaux , catacombes, caniveaux, réseau d'égouts et autres grottes souterraines , n'avait d'égale que son empressement à fuir la figure humaine qu'il ne percevait, la plupart du temps, que comme de simples concrétions surgies du sol par la grâce de quelque hasard géologique. La racine était pour lui, perdu dans le vaste univers - d'aucuns y verront une habile métaphore d'enracinement dans un sol qui lui avait toujours fait défaut, et, en cela ils n'auront pas tort, mais la dépendance ( aujourd'hui on dirait "l'addiction", l'image de la drogue, du reste, n'étant jamais bien loin de la condition nevidimyjienne ), l'aliénation de Youri par rapport à son objet était à la fois plus profonde et plus complexe, complexité qu'il eût été, lui-même, bien en peine d'expliquer tant cette figure racinaire était intimement entremêlée à son être de chair et de sang, aussi bien qu'à ses fonctions mentales. Souvent, parvenu au centre de la tourmente, lorsque l'existence faisait ses lourdes et lentes nuées, le zénith disparaissant sous sa chape de plomb alors que la mansarde virait au ciel d'orage, Youri se saisissait d'un bout de racine, tubercule informe, replié sur son ombilic, pareil à du gingembre égaré et bitumeux, le pressait au creux de ses paumes jointives alors que ses doigts translucides devenaient l'éphémère geôle occluse sur la sublime icône, la simple pression dans la conque manuelle débouchant immanquablement sur une déflagration orgastique dont Nevidimyj ne se relevait, tremblant, éclairé de l'intérieur, incandescent, qu'après un long moment, avant que le temps un instant suspendu ne retrouve ses assises terrestres.

  Alors le sentiment de l'égarement n'en était que plus grand, le souhait ardent de rejoindre l'incommensurable plus impérieux. Ainsi, au fil du temps, une situation ambiguë, une tension existentielle s'étaient-elles installées entre Youri et son objet-élu, tout ceci débouchant sur la dimension purement singulière d'une dialectique peur-joie au sein de laquelle perversion et volupté trouvaient leur jeu réciproque et leur abri naturel. La simple idée, même intellectuelle, même abstraite, de séparer les deux parties solidement imbriquées du tesson, le Russe d'un côté, le sombre végétal de l'autre,  eût constitué une entreprise hautement périlleuse à laquelle personne ne se serait risqué pour la simple raison que l'invisibilité récurrente de Nevidimyj aux yeux des Autres en excluait l'hypothèse même. Il y avait comme une confusion primitive, une manière de chaos originel au centre duquel les significations se biffaient, s'annihilaient réciproquement. Nevidimyj et la Racine étaient des symboles en miroir, des figures jouant en abyme, simples réflexions de réflexions. Essayer de démêler les fils eût constitué une tâche harassante en même temps qu'eût émergé de cette activité sans fond une aporie quasiment insurmontable. Jamais, en effet, l'invisible ne ferait phénomène sur de l'invisible. Autant envisager deux cécités se confrontant dans une douloureuse et tragique tentative de vision. En conséquence de quoi, le Lecteur, voudra bien accepter cette incontournable réalité à la manière d'une vérité et faire son deuil de supputations qui ne pourraient être que fortuites ou bien ne reposeraient que sur de pures vanités intellectuelles.

Pourvu de sa Racine, comme l'évêque de sa crosse, Nevidimyj poursuivit son erratique chemin, faisant bientôt ses circonvolutions et entrechats parmi les frondaisons du Jardin du Luxembourg, chaloupant entre les palmiers de l'Orangerie, se risquant à traverser le miroir de la Fontaine Médicis, faisant les pointes sur ses bottines alors que feuilles mortes, vase et débris divers en assuraient la baroque décoration, dialoguant  avec les antiques statues, méditant longuement derrière "Le Silence"; esquissant une manière de gigue à proximité du "Faune dansant"; mimant une muette poésie épique que rythmait Calliope de sa lyre inspirée; - quelques Passants s'intriguaient de cette étrange sarabande -; glissant sa main mensongère dans "La Bocca della Verita"; prenant la posture de "La Liberté éclairant le monde"; - en fait, toutes ces simagrées, toute cette comédie dont chacun eût pu penser qu'elles ne représentaient que des degrés croissants d'une folie à l'œuvre, n'étaient que de minces tergiversations, de minuscules tremblements du destin censés faire exister, le temps d'une sarabande, l'exilé-hors-de-soi qu'était Youri, perdu, sans attache, au fond de quelque sombre cachot, lui-même en réalité, sans possibilité aucune d'en sortir, d'apparaître au plein jour avec les traits de la normalité, les esquisses d'un vivre-avec-l'autre-que-soi, s'essayant à escalader le moindre monticule au sein duquel, à la manière d'un secret, pouvait dormir la sublime gemme qui illuminerait sa ténébreuse nuit. Ainsi, ces sculptures immobiles, silencieuses au milieu de leur densité blanchâtre, paraissaient-elles lui offrir un langage de pierre qui, jamais, ne l'offenserait, préservant en leur sein quantité de puissances cryptées, mais dont il espérait secrètement qu'elles se libèreraient de leur gangue, lui faisant l'offrande des histoires dont leur mythologies respectives étaient porteuses.

  C'est ainsi, qu'au milieu de ses traversées nocturnes, alors que le rhinolophe le faisait voguer sur ses ailes parcheminées, il s'apparaissait à lui-même selon quantité d'attributs hors du commun, tantôt chouette énigmatique tenue par Minerve; tantôt sous la figure de Psyché sous l'emprise du mystère; tantôt Acteur grec récitant son texte tragique écrit sur un antique parchemin; tantôt enfin - et c'est cette vision qu'il préférait -, sous les traits de Vulcain régnant sur les volcans à la puissance infinie et qui faisait jaillir de sa forge étincelante des métaux anthropomorphes, figures de l'altérité qu'il tenait en son pouvoir, infini démiurge modelant les formes selon sa volonté. C'est cela qu'il recherchait, à longueur de divagations nocturnes et de rêveries diurnes, cette inclination à la métamorphose qui, seule, eût pu inverser l'ordre des choses, le faisant passer par les divers états dont il eût  souhaité faire l'expérience. Même ses rêves éveillés se paraient de ces mille feux des transformations successives par lesquelles échapper au funeste destin. Lorsque ce dernier vous cherchait sous la figure du Potier, vous pouviez vous esquiver et n'être plus qu'une jarre en train d'être façonnée par d'innocentes mains n'ayant même pas idée de ce qui se tramait entre leurs doigts maculés de glaise.

 

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23 octobre 2013 3 23 /10 /octobre /2013 08:20

 

Langage.

 

 

 

*Interprétation, compréhension, jeu de miroir du monde.

 

*Feuille blanche jamais désertée par les mots. Vertige du langage qui y pullule en filigrane.  

 

*Admirable polysémie du langage. Dites "Pomme" et en même temps vous dites : pomme d'orange; d'amour; jardin des Hespérides; vous dites Guillaume Tell, Magritte, pomme de discorde, attraction universelle et aussi la petite pomme acidulée de votre enfance, votre petite madeleine proustienne en forme de souvenir dont vous aviez oublié jusqu'à l'existence. Dites "Pomme", tout simplement et vous aurez un monde, un monde entièrement à vous. Sculpture du langage dans le réel, l'imaginaire, le symbolique.

 

*Ecrire la douleur : écarteler le langage.

 

*Le chemin est le langage du nomade.

 

 

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22 octobre 2013 2 22 /10 /octobre /2013 08:14

 

L'ultime chorégraphie.

 

 

800px-Finito de Córdoba 

 Source : Wikimedia Commons. 

  La corrida. A l'énoncé de ce simple mot, les chairs se révulsent, les poils se hérissent, la salive s'épaissit, l'adrénaline fait ses sombres confluences. Car, face à la corrida, nul ne peut rester insensible. Ou bien on l'abhorre, ou bien on la magnifie et la porte en soi à la manière d'une esthétique indépassable. Lorsque, sous l'aveuglante lumière, alors que le soleil roule sa boule incandescente dans le ciel, que l'arène se partage en deux, côté ombre, côté lumière, comme pour dire la métaphore de l'existence, que le Matador nimbé d'une mandorle d'or identique à celle qui détoure la tête des Saints se met à avancer sur le sol de poussière, que le taureau lui fait face, queue tourbillonnante, naseaux écumants, rage plantée au mitan du poitrail, alors c'est comme si le temps s'arrêtait, l'espace rétrécissait à la dimension de cet affrontement mortel et il n'y aurait plus que cette intense dramaturgie dont l'épilogue dirait la puissance de l'homme ou bien celle de la bête.

  Sans doute n'y a-t-il, sur terre, aucun lieu investi d'une telle intensité tragique. Sauf la lutte des Amants dont, cependant, la "petite mort" s'inscrivant dans l'ordre du symbole, en est le simple écho atténué. Car l'arène n'a d'autre alternative que celle-ci : la Mort triomphera. Thanatos DOIT affirmer son règne, signer son ascendant sur toute chose, reconduire la gloire d'Eros à un simple hoquet pré-mortel. C'est bien ELLE, en définitive qui, toujours, appose sa ténébreuse griffe au bas du codicille. Or, ici, les dernières volontés sont celles de la Dame à la Faux, la grande Moissonneuse de têtes. L'homme, réduit à son rôle de Figurant existentiel, n'est là qu'à annoncer sa prochaine disparition.

  Sans doute objectera-t-on, dans un dernier soupir de dénégation, de révolte, que le Taureau est le plus souvent la victime, le Toréador, le bourreau. Certes bien des toisons  énormes, à la force majestueuse, à la belle robe noire de nuit, tirées par des chevaux, sortent de l'aire de lumière dans une gerbe de sang comme pour signifier à l'homme sa suprématie et sa gloire éternelle. Seulement, TOUS les Toréadors, fussent-ils magnifiques, finissent, eux aussi, par suivre les traces de leurs ennemis héréditaires, ne laissant plus que leurs noms tracés en lettres de sang sur la cimaise des arènes où la foule exulte à la seule vue du meurtre en train de s'accomplir. Cet acte sacrificiel, ancré dans l'âme humaine depuis la nuit des temps, plus qu'une manifestation de barbarie, signe l'exorcisme de la peur ancestrale, la mise au pilori de cette majestueuse incompréhension qu'est, toujours, toute mort.

  La corrida, plutôt que de la lire sous la figure de quelque barbarie, approchons-là davantage à la manière d'une scène de théâtre où se joue, dans un temps condensé, un espace aboli, une pièce en trois actes : évaluation; confrontation; mise à mort. Et ceci, cette valse à trois temps, ce pas de deux singulier, cette ultime chorégraphie ne fait que correspondre à notre destinée humaine, syncopée, elle aussi, réduite à ce rythme ternaire : naissance, existence, disparition. En réalité, c'est bien d'un jeu dont il s'agit, mais d'un jeu à haute teneur symbolique, à valeur ontologique essentielle, dont notre perpétuel égarement, notre errance, notre refus de nous confronter à notre finitude, finit toujours par reconduire à la simple perspective d'une morale, d'une domination, soit de l'homme, soit de l'animal.   Malheureusement, il n'y a pas d'issue. Toujours, en nous, au profond de notre circuit limbique, reptilien, sommeille la bête. Nous ne nous sauverons donc, ni d'une manière, ni d'une autre. Peut-être faut-il se réjouir du fait qu'il n'y ait nulle alternative ? C'est bien, en tous cas, ce que semble nous indiquer l'essence qui nous traverse, qui est un simple passage, donc antinomique au regard de l'éternité.

 

 

 

 

 

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22 octobre 2013 2 22 /10 /octobre /2013 08:04

 

"Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme l’escargot. Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations ! quels déchirements de voix ! Ils m’ont reconnu."

 "Voilà donc ma récompense suprême faisant ses petites circonvolutions dans l'air criblé, saturé de messages, que les hommes ne voudraient pas entendre plus longtemps, leur tympan se déchirant sous la poussée des meutes d'évidences sonores. Me voici enfin reconnu, mais comme l'incarnation du mal lui-même, celui après lequel tous les Existants ont couru, celui auquel ils ont tressé des couronnes de lauriers. Seulement, le mal en eux, ils l'acceptent, ils lui octroient une petite grotte bien dissimulée, soyeuse, écumeuse. Seulement le mal, chez l'autre, ils  l'abhorrent et le condamnent, toujours prêts qu'ils sont à immoler celui qui en est porteur. Proche est ma perte qui succèdera à la désignation de Nevidimyj, moi le "sans-nom", l'exilé, l'errant, comme l'incarnation de Satan lui-même, comme l'auteur de tous les maux de la Terre. Mais jamais on ne lutte contre son destin. Il s'ouvre à vous avec l'impérieuse nécessité du mouvement universel et sa réalisation n'est que l'avènement d'une légitime conclusion, le point d'orgue d'une imparable logique. Aussi je ne me plaindrai pas. Je me livrerai simplement, avec humilité, à ce qui ne pourrait apparaître que comme l'aboutissement d'une vindicte populaire, alors qu'il ne s'agira là que d'une vérité trouvant son épilogue. A vous, animaux de la Terre, je confie mon corps inutile, à vous Hommes mon esprit et mon âme. Faites-en l'usage qui vous plaira."

 "Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine réciproque ; les deux haines sont tournées contre l’ennemi commun, moi ; on se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut ; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satisfait…"

 "Disparu aux yeux des hommes depuis toujours je ne devrais rien craindre d'eux alors que ma simple apparition déchaîne leurs  passions les plus extrêmes. Mais voici qu'apparaît mon ami le rhinolophe."

  "Je te remercie, ô rhinolophe, de m’avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d’une crête en forme de fer à cheval : je m’aperçois, en effet, que ce n’était malheureusement qu’une maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi cette hypothèse n’est-elle pas la réalité !"

 "Dans le froid hivernal de la mansarde, ô bienveillant rhinolophe, je sens le battement de tes ailes effleurer mon anatomie de glace caverneuse. Tu es la bonté même, la générosité, le dévouement. Tu aurais pu profiter de mon absence pré-mortelle pour te précipiter sur ma gorge où palpite encore un peu de sang tiède et le boire jusqu'à la dernière goutte. Tu te serais repu de ce sublime aliment, en même temps que tu aurais débarrassé l'humanité de ma piteuse existence. Qu'a-t-on, en effet, à faire d'un sans-nom, d'un invisible qui hante les consciences de sa propre inclination à la néantisation ? Les Bienveillants qui peuplent les villes et les campagnes ont bien d'autres chats à fouetter que d'essayer de débusquer celui qui se terre comme le pestiféré, bien d'autres parcours à effectuer que de faire deux ou trois minces girations autour du nul et non avenu. Au pire, délaissant mon liquide inluxueux, hémoglobine sans gloire, tu eus pu me confier ta crête chevaline, afin que, tardivement pourvu  d'un signe distinctif, je ne disparusse totalement aux yeux des curiosités adjacentes. Sans doute quelques indélicats eussent-ils pris mon échine pour la croupe d'un bizarre et estimable équidé, parcourant sur mon dos pentu les incertitudes bosselées des monts et vaux  existentiels. Mais ceci est de peu d'importance et je m'aperçois que, même mon Lecteur privilégié que j'avais invité dans ma mansarde afin qu'il pût assister à mon dernier souffle, vient de s'éclipser. Sans doute mon heure n'est-elle pas encore venue ? Donc, rhinolophe bien aimé, toi dont j'attendais avec impatience que tu te disposasses à tremper dans mon corps charriant toutes sortes de liquides putrides ta trompe salutaire, aspirant jusqu'à la dernière goutte ce sang mêlé de roturière et de grand bourgeois, le pire qui fût pour les tenants du prolétariat conquérant, voilà que tu te confondais avec une maladie épisodique, ouvrant par cela même une nouvelle parenthèse dans mon destin pointilleux ! Mais je sens que celui-ci frappe à ma porte. Il est temps, pour moi, de rejoindre la Ligne 27, la seule dont le trajet incertain et chaotique convienne à ma claudicante progression. Je ne manquerai point, ô sublime rhinolophe, de te conter par le menu ce que mon estimable sort m'a réservé, dont je ne doute point que se réjouiront les curés, les pleutres et les prostituées nonagénaires, tous, toutes, accrochés à ma mielleuse existence comme les parasites aux parties les plus invisibles de notre anatomie."

 

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