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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 10:03

 

Plaidoyer pour une "Alchimie textuelle."

 

 

[ Ce texte est un  prologue destiné à  préciser quelques choix  d'écriture concernant mes articles figurant sous l'intitulé "Alchimie Textuelle". Ce texte est long, mais sa césure n'aurait guère eu de justification que de se conformer à une lecture rapide, laquelle aurait évacué nombre de significations qui seraient restées latentes. ]

  

 Le plus souvent, le langage nous affecte à la manière d'un simple ris de vent, d'un caprice météorologique passager ou d'un accident survenant en quelque coin de la planète sans que nous en percevions l'immédiate portée. Mais le langage n'est rien de "naturel" et l'on se fourvoierait à le considérer  semblable à la feuille, à l'objet domestique ou bien à une chose banale surgissant à tout instant dans le cadre de notre inépuisable vision du monde. Le langage est unique en ce sens qu'il définit l'émergence même de la condition humaine parmi les errements de l'histoire terrestre. Ôter le langage c'est soustraire à  l'homme ce qui l'amène à transcender ce qui croît, git et meurt chaque jour sans que nous en prenions vraiment acte : tous les menus événements qui parsèment l'existence et se dissolvent aussi vite qu'apparus.

  Le tremplin de la conscience ne s'anime que des phrases, des mots, des énonciations qui peuplent les bouches prolixes et créatrices. Nommer les choses consiste à les  amener dans la présence, à les signaler comme pourvues de sens, à les faire s'inscrire dans un horizon  de possibilité dont elles auraient été privées si, d'aventure, la machine à articuler anthropologique ne leur avait donné vie. Seulement le langage est immergé dans une totalité dont, souvent, il ne s'exhausse qu'avec peine, à savoir la complexité constituée par le triple registre du réel, du symbolique, de l'imaginaire. Bien des mots prononcés ou écrits, bien des signes divers finissent par se fondre dans un maelstrom de sons, d'images, de bavardages multiples aussi bien qu'hasardeux. Sans doute la marche du monde est-elle ainsi faite que son niveau de complexité croissant sans cesse, les hommes finissent par exister dans un bruit de fond assourdissant à défaut d'en percevoir ce qui, par essence, les constitue et les détermine, cette parole à nulle autre pareille que nous devons prendre en charge afin qu'elle puisse être reconduite à ses fondements : permettre l'éclosion des significations et leur déploiement.

  Parfois, abusivement, l'on parle du "langage des abeilles", de celui des arbres ou bien de l'eau. Mais, ici, il faut bien évidemment replacer ces assertions dans le cadre d'une efficacité métaphorique qui ne fait sens que pour rendre palpable un phénomène "naturel", lequel, sans cette médiation, passerait inaperçu. Le langage humain se perçoit dans un empan d'une autre nature, aussi bien quantitativement que qualitativement. C'est lui, le langage humain, qui donne naissance à l'Histoire, à l'Art, à la Culture. Car comment se questionner à leur sujet en l'absence d'une fonction symbolique, non seulement chargée de rendre compte de ces universaux, mais d'en assurer l'apparition, puis la continuité, puis l'expansion. L'œuvre de Léonard de Vinci serait-elle parvenue jusqu'à nous, hommes contemporains, si le langage, l'imprimerie, les livres, la communication verbale avaient déserté les chemins de la civilisation ? Et pourrait-on davantage rendre compte du génie de Picasso, des métamorphoses que le cubisme fit surgir sur la scène de l'art moderne si nos langues étaient soudées à nos palais dans une confondante mutité ? Nous ne pourrions même pas décliner notre propre identité et deviendrions semblables au cheminement incertain et oublieux du crabe déambulant parmi les entrelacs racinaires de la mangrove.

  Mais le constat en forme d'hébétude et d'impuissance qui consiste à se lamenter sur la perte de ce qu'il est convenu de nommer les "valeurs" n'aurait guère plus d'effet que de prêcher, comme Simon, dans le désert. Parler, nous le pouvons toujours. Ecrire, nous le savons aussi. Proférer quelque anathème sur la société, nous nous y employons souvent  mais, pour autant, ces nobles occupations suffisent-elles, d'abord à nous réjouir, ensuite à nous rendre conscients que le langage est un bien précieux, irremplaçable, essentiel ? Faire vivre le langage consiste certainement à user de l'art de la dialectique comme les antiques Grecs, à user de la langue de Racine, à s'inféoder aux sublimes écrits des Lumières, à lire Proust et Giono et plein d'autres merveilleux écrivains.

  Mais il est d'autres formes d'apparition, notamment de l'écrit, plus rares, moins aisément perceptibles, sans doute étranges, cryptées, nécessitant un décodage, ou, à tout le moins une affinité avec des formulations abstraites, parfois ésotériques, alambiquées, ou au contraire ascétiques, géométriques, minimalistes, elliptiques, flamboyantes, allusives, itératives, métaphoriques, semées de néologismes, syntaxiquement chaotiques, lexicalement sophistiquées, étonnantes et subversives, impertinentes et recherchées, toxiques et vénéneuses, arides et désolées pareillement aux surfaces érodées des mesas, luxuriantes comme des oasis dans la touffeur saharienne, plantées dans le limon souple ou bien telluriques, volcaniques, sulfureuses, jaillissantes, fusantes, faisant leurs gerbes"d'aérolithes mentaux" pour paraphraser la folie d'en-haut, celle de l'inimitable Antonin Artaud, celle du très fantastique Lautréamont.

  Le lecteur l'aura perçu, cette littératurecette écritureces signes que nous appelons de nos vœux n'auront pour unique aventure que de  concourir à la sublime métamorphose, laquelle s'appuyant sur les ressources inépuisables du langage, en fera éclater la bogue, livrant au plus près ce merveilleux corail dont nos langues désirantes et irrévérencieuses feront leurs délices avant même que son épuisement n'ait lieu.

  Ecrivant ou tâchant de s'y atteler, il s'agira dès lors, le plus possible, de donner libre cours à ce que l'imaginaire pourrait rencontrer si, d'aventure, plus aucune attache ne le fixait à la quadrature du réel, si, soudain, toute topographie contraignante et terrestre se dissolvait dans l'éther, si les mots assurés de liberté et de plénitude pouvaient déployer leurs étincelantes oriflammes par-delà toute rationalité, bien au-delà de toute logique. Une manière de dire quasiment autistique dont le déploiement serait à lui-même sa propre finalité.

  Etrangeté de ce qui annonce son épiphanie pareillement à une mystérieuse cryptologie. Langage racinaire, entrelacs confus, emmêlements pareils aux luxuriances des sombres forêts pluviales. Enonciations issues de catacombes complexes, lexique taillé dans la gemme opaque des incertitudes, phrasé tantôt syncopé, tel un scalpel ; tantôt longue période semblant se suffire de sa propre persistance à être.

  Beaucoup s'étonneront de ces curiosités langagières, de ces fantaisies glacées évoquant les arêtes des bleus icebergs ou bien l'aridité ferrugineuse des sables désertiques. Le langage en tant que langage, la phrase pour la phrase, le mot pour le mot. Pas d'autre justification que ce pur métabolisme montrant ses rouages, ses cliquetis, ses précisions horlogères, ses mécanismes à l'enchaînement précis et clinique, au rythme obsessionnel. Le dedans-du-langage retournant sa peau afin de se mettre à nu, pour que  se livrent à nous quelques esquisses qui pourraient bien un jour s'actualiser si l'homme, de plus en plus homme, enfin en conformité avec son essence, décidait de se confondre avec cela qui le constitue bien au-delà de toute autre réalité, à savoir de coïncider avec  sa parole, intime, secrète, effervescente, taillée dans le pur saphir.

  Alors, si ceci advenait, en dehors de toute fiction fantastique, à l'abri des tours de passe-passe, des éblouissements et pirouettes des prestidigitateurs de tous ordres, nous connaîtrions ce que la vérité veut dire car nous serions projetés dans les limites mêmes de notre propre entendement, là où surgit la lumière - le langage n'est que cela, n'est-ce pas, un pur jaillissement, un éblouissement de photons, une radicalisation du regard, l'ouverture à la magnifique et étincelante mydriase, c'est-à-dire le saut dans la conscience, la disposition à la lucidité, la parution dans la clairière à partir de laquelle le monde serait définitivement intelligent, clair, lisible, non réductible à ses évanescentes apparitions, si proche des merveilleuses Idées platoniciennes que nous serions comme des enfants comblés, les yeux plein de présents, les mains ouvertes sur le vaste univers - donc nous serions là où, toujours, notre humaine condition aurait dû nous reconduire si nous n'avions été abusés par tous les faux-semblants dont nous sommes, à notre corps consentants, les sublimes et dociles révélateurs.

  Sans doute un tel appel vers un langage assurant, de son intérieur, son ultime assomption vers ce qu'aucune bouche, jamais ne pourrait proférer, résulte-t-il à tout le moins d'un vœu inatteignable, d'une luxuriante utopie, à moins qu'il ne s'agisse simplement de l'excroissance d'une pathologie faisant ses coruscantes ramifications à bas bruit, bien au-dessous de ce que toute conscience éclairée laisserait se manifester. Et pourtant, tous, lecteurs autant qu'auteurs, dissimulons en quelque coin secret - et souhaitant le demeurer -, de tels désirs, selon lesquels la parole emplirait d'elle-même la vacuité dont, consciemment ou non, nous sommes habités jusqu'en une prolixe déraison, jusqu'en une absurdité dont même le néant lui-même ne suffirait pas à rendre compte du fond de son absoluité. 

  Est-ce parce que nous sommes des hommes ordinaires, aveuglés par la quotidienneté, usés par le recours aux lieux communs, que nous finissons toujours par renoncer ? Est-ce par l'effet d'une paresse, d'une incurie ?  Est-ce, tout simplement, parce qu'à l'aventure, nous préférons le confort du poème et de ses rimes, la justesse existentielle de la fable, la fiction rassurante du roman, l'espace circonscrit dela nouvelle, le libre cours de l'argumentation, les réfutations rassurantes de la dialectique ? Ou bien ces rives nous seraient-elles interdites, ou simplement inatteignables, hors de portée, réservées au seul empan du génie ? Et quand bien même le génie se vouerait à cette tâche consistant à faire voler en éclats les pépins carminés de la grenade langagière, ne serait-il pas, par sa condition même, le seul à s'y retrouver avec ce qui, souvent, tutoie la folie parce qu'incompréhensible ?

  Faut-il accepter une part d'aliénation, jouer avec le feu, communiquer avec les esprits pareillement au chaman, comploter avec le diable, vendre son âme à Méphistophélès lui-même ? Ou bien, plus simplement, faut-il demeurer en soi et y chercher ce qui, dissimulé sous les apparences, pourrait s'actualiser selon une mince dramaturgie dont nous serions témoins et acteurs ?  Mais ici il nous faut rétrocéder vers un horizon plus étroit, et essayer de nous livrer à une simple alchimie, à une manipulation comme en font les tout jeunes enfants lorsqu'ils jouent avec leur babil ou bien quand, par isolement, fantaisie ou ennui, ils se livrent, dans l'étroitesse de leur chambre à des manières de pullulations langagières, d'infinis soliloques dont eux-mêmes seraient en peine d'exhiber les significations. Mais parfois, l'exercice cent fois renouvelé trouve-t-il sa raison d'être à seulement assurer sa poursuite.

  Donc, ceux qui s'aventureront dans les arcanes de ces "Alchimies textuelles" auront à y apporter leur propre matériau. Le moyen le plus sûr de résister aux miroitements de l'écriture et de s'y retrouver avec ce qui, le plus souvent, nous habite de l'intérieur, avant même que le monde appose sur le palimpseste que nous sommes son chiffre indélébile.

 

   

 

 

 

    

 

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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 09:37

 

 

XXI   Mostem et Ouriya.

 

 

  C’est là que vit Gemma, c’est là que vient Mostem le Pêcheur, et lui seul, parce qu’il sait parler à cette fille de l’eau et du vent, trouver les mots qui bruissent comme les galets ondulant dans les vagues. Gemma aime la voix de Mostem, chantante, rocailleuse, avec un accent venu de l’autre côté de la mer, portée par le souffle long, sourd, identique à celui d’une flûte indienne. Mostem parle souvent du pays de son enfance aux femmes voilées, aux yeux très noirs, aux larges vêtements qui entoilent leurs corps, aux mains gravées de signes bleus, aux paumes couleur de corail. Elles ont aux pieds des mules sur lesquelles elles semblent glisser, elles sortent dans les rues dissimulées dans les créneaux d’ombre, vivent dans des cubes de terre blanche, regardent les rues par des fentes étroites, des trous infimes percés dans les portes, elles font bouillir de l’eau dans des théières bleues, versent le breuvage de très haut, dans des verres ciselés de cuivre et le thé fait une écume jaune que les hommes boivent en soufflant dessus, leurs lèvres se brûlent parfois et dans l’air dense, d’autres hommes, vieux, à la fine barbe blanche - on ne voit guère la prunelle de leurs yeux -, fument des pipes d’écume,  récitant entre leurs lèvres étroites des sortes de prières et il y a parfois un conteur à la peau noire qui chante la mémoire de son peuple, accompagné d’un instrument aux cordes claires et il ressemble à Mostem, la figure parcourue de sillons, les yeux étroits, le regard profond, il récite d’une voix qui monte et descend, parfois lente, parfois rapide, l’histoire très ancienne d’une jeune fille, Ouriya, qui était allée avec sa mère à la rivière et le vent s’était levé avec violence, avait soulevé des nuées de poussière rouge venant du désert, le ciel s’était voilé, la vue ne portait plus au-delà du visage, des tourbillons s’étaient succédé, emportant les tentes de toile, les enclos des bêtes, les corbeilles tressées, les bassines de cuivre, les pieux de bois tordu, les vêtements blancs aux longues capuches, le linge qui séchait sur les fils, des animaux aussi, et quand la spirale de poussière était retombée, on avait cherché dans le sable, dans les berges limoneuses ce qui avait été dissimulé, avalé par la furie de l’harmattan, et la fille à la cruche de terre n’était plus auprès de sa mère, on avait fouillé les rives avec de longs bâtons et à la tombée du jour, dans le lit de l’oued, au milieu des amas de branches et de cailloux, on avait retrouvé son corps, couvert d’argile rouge, du sable mêlé à ses cheveux, on l’avait ramenée au ksar, elle respirait encore, faiblement, on avait lavé son corps, son visage, on lui avait donné à boire et, peu à peu, la vie avait animé ses traits, son regard s’était éclairci, ses membres déliés, seule sa parole avait reflué à l’intérieur d’elle, à la façon d’une source tarie, on avait respecté son silence, les femmes aux signes bleus avaient enduit leurs mains d’huiles douces dont elles avaient longuement massé son corps, oint son visage brillant à la façon d’une pierre, on l’avait habillée de voiles blancs, assise sur des tapis de laine et les enfants, les vieilles femmes vêtues d’indigo, les hommes à la fine barbe blanche étaient venus la voir dans son abri de terre, lui apportant des coupes de fruits, des dattes, des petits objets aussi, qu’ils déposaient à ses pieds, et elle regardait ces offrandes comme si elle ne les voyait pas et elle allait parfois à la rivière s’asseoir sur des pierres, elle façonnait des figurines d’argile, en forme d’animaux, de personnages, elle les faisait cuire au soleil, se confondant parfois avec la terre et un jour, l’harmattan avait soufflé à nouveau, balayant tout sur son passage, couvrant de sable les ruelles étroites, les habitants avaient quitté le village, Ouriya était restée seule, avait bâti un abri de branches et de terre, au bord de l’oued, vivant de cueillette, au milieu de ses idoles d’argile et quand Mostem racontait cette étrange histoire, il semblait à Gemma qu’elle devenait un peu Ouriya, qu’elle aussi aurait aimé vivre près des maisons de pisé, au milieu des lézards et des pierres de l’oued et parfois, elle aurait regardé tout là-bas vers l’horizon sur la crête des dunes les longues caravanes d’hommes et de dromadaires qui portaient le sel, et elle s’endort, bercée par la voix de Mostem, par les étoiles qui trouent le ciel pâle au dessus du désert.

 

 

  

 

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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 09:27

 

Sensation.

 

 

*Hyperesthésie : vibrer avec chaque parcelle du monde.

 

*Il n'y a de vraie jouissance qu'en-deçà et au-delà du corps.

 

*Le lyrisme n'est pas une vision exaltée du romantisme. Seulement la rencontre de la pure réalité.

 

*Ecouter le monde bruire autour de soi : une merveille !

 

*Lyrisme : ivresse de la vie, "extase matérielle".

 

*Soyez apollinien, et la seconde d'après dionysiaque. Seulement à ce prix la plénitude du monde.

 

 

 

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17 novembre 2013 7 17 /11 /novembre /2013 09:56

 

Sens.

 

 

*Sens. Il manque toujours une brique au grand Lego du monde.

 

*Le sens pour soi n'est jamais qu'un fragment du sens pour tous.

 

*Le sens pour soi. Unique. Singularité d'une existence.

 

*Mon sens n'est pas le tien qui n'est pas celui de l'Autre et pourtant nous participons de la même essence humaine. Sens commun.

 

*Dire en même temps "Blanc" ; "Noir", puis "Gris" qui médiatise. Trois exigences du sens.

 

*Une seule idée mais la répéter à l'infini. Nervure du sens.

 

*Dire la pierre, sous toutes ses faces, mais aussi son intérieur. Epuisement du sens.

 

*Le sens ne naît que dans l'entre-deux des choses.

 

 

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17 novembre 2013 7 17 /11 /novembre /2013 09:47

 

 

XIX   Le réveil

 

 Gemma tremble un peu, entoure ses jambes de ses bras, se met en boule, à la façon d’un hérisson, essaie de faire écran aux morsures du froid. Sous son corps, les boules de romarin sont humides, son pull roulé en coussin colle à son visage, sa chemise, son pantalon de toile ont la dureté du cuir. Elle s’éveille avec, dans la tête, des images floues, fuyantes, qui ressemblent à des chaos de rochers mêlés aux cris des oiseaux de mer, à la ligne escarpée des falaises, à l’ouverture sombre d’une grotte. Elle regarde autour d’elle, ses yeux ne sont pas encore très sûrs, un peu voilés. En face, dans le jour gris, la cheminée où ne restent plus que des cendres, une bougie éteinte ; des solives courent le long du plafond jauni, les murs semblent flotter un peu au milieu de leurs trous, de leurs balafres, comme la peau desquamée d’un vieil animal.

  Elle se souvient, maintenant que la lumière est levée et éclaire la pièce, elle se souvient du Fort où elle s’est abritée la veille après qu’elle avait regardé les étoiles palpiter dans le ciel couleur d’encre, qu’elle avait mangé les grains de raisin gonflés comme des perles, grignoté des biscuits, bu l’eau gazeuse qui piquait sa gorge. Elle revoit les promeneurs assis sur leurs cercles de pierre, elle entend les cris joyeux des enfants, puis leur fuite, leur disparition soudaine vers l’aval, sa lente ascension à elle pour découvrir la ligne de crête qui court vers le golfe, son jeu avec le miroir, les bonds que faisait le rond de lumière sur les échancrures de la côte, et tout était si loin qu’elle apercevait les bateaux dans le port pareils à de minuscules jouets.

  Elle se souvient et elle ne veut pas que Blanuys, ses maisons blanches, sa plage soient seulement un rêve, une brume, un mirage au sommet des dunes. Elle veut quitter la montagne, sa maigre végétation, elle veut retrouver le chemin de la ville, parcourir les ruelles pavées ; il est temps encore d’arriver au soleil de midi, de longer les façades recouvertes d’ombre, d’entendre les gens parler de la mer, de la pêche, du temps qu’il fera demain, de recueillir parfois seulement quelques mots, quelques exclamations et de les rassembler en une sorte de mystérieux langage qu’on porte à l’intérieur de soi et qui, un jour, peut être dévoilera ses secrets.

 

XX  Les Elmes.

 

 La Tour Albère, le Balcon, sont loin d’elle maintenant, semblables à des pièces d’échec parmi les damiers de la végétation. Gemma sent ses jambes se dégourdir après le froid de la nuit et le sang coule dans ses veines aussi vite que roule le chant des cigales sur la crête des pins. L’air est chaud, plein de vibrations qui font bouger les pierres, craquer l’écorce des vieux oliviers aux troncs sculptés par les remous de l’air. Des colonies de sauterelles grises traversent parfois le chemin dans un bruit sec d’ailes froissées et l’on dirait des brindilles emportées par le vent. Près d’un abri de jardin entouré de terrasses, Gemma  découvre des figuiers de barbarie aux larges raquettes couvertes de fruits mauves. Elle les cueille dans des écorces, évitant les épines. Elle entaille l’enveloppe du bout de son canif et prélève la chair sucrée qu’elle mâche longuement. Elle boit quelques gorgées d’eau pétillante. Elle rejoint la route qui descend en lacets vers la ville, passant devant les grands chais où d’immenses tonneaux de chêne, peints en rouge sur le dessus, macèrent au soleil.    

  Puis le ravin de la Sioule, presque à sec, seuls quelques filets d’eau sinuent parmi les éboulis. Des enfants, munis de bâtons, s’amusent à se poursuivre, à s’attaquer, sautant souvent dans les flaques fraîches. Peu de gens dans les rues. La plupart mangent dans leurs maisons aux murs épais avant de repartir pour les vignes et le port où attendent les bateaux de pêche. Des visiteurs, les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil, sortent du Musée, tenant dans les mains des cartons avec lesquels ils s’éventent. Le soleil est très haut, fixe dans le ciel, et l’air vibre au dessus de la mer. Gemma s’assoit sur le mémorial de basalte où sont écrits les noms des marins disparus. A côté d’elle, une immense ancre de marine rongée par le sel, une chaîne aux lourds maillons s’égrenant vers la côte.

  Gemma vient souvent à cet endroit, elle regarde la promenade bordée d’eucalyptus, les hauts lampadaires, le pont qui enjambe la Sioule, les terrasses des cafés et des restaurants, la levée de pierres qui ferme la baie. Là où son regard s’arrête commence son domaine, celui de la crique des Elmes, de sa grotte marine, du Rocher des goélands, du grand chaos de pierres sur lequel, autrefois, venaient s’échouer les bateaux. Personne n’y vient sauf, de rares fois, quelque pêcheur aventureux et alors les goélands crient longtemps en décrivant de larges courbes au dessus de sa tête, et l’homme remonte vite la falaise escarpée où glissent ses bottes, où le vent l’aspire vers le ciel, vers la route où passent les longues colonnes de voitures.

  Le cap des Elmes, avec ses contreforts de rochers troués que l’eau percute sans cesse, son dyke de lave couvert de grands oiseaux blancs, ses longues coulées de guano, son chaos de blocs gris et noirs empalés de fers rouillés, ses trous d’eau où roulent et s’entrechoquent les galets, sa houle continue poussée par le vent du large. Le Cap est une sorte d’île, on n’y aborde jamais, un refuge tout au bout de la Terre, un lieu extrême peuplé de solitude et de vide, le point de rencontre de vents contraires, de brumes soudaines, de succession de chaud et de froid, de contrastes blessants pour les yeux, pour les lèvres qui se fendent, pour la peau qui se tanne et se couvre de sel.

 

 

 

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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 10:09

 

Le soir est un abîme.

 

lseua 

(Sur une proposition textuelle de

Pierre-Henry Sander).

 

L'écriture en partage. Facebook paraissant avoir pour vocation essentielle de favoriser le partage, le texte ci-après voudrait répondre à cette exigence. Manière d'écriture à 4 mains, d'entrelacement du texte de Pierre-Henry Sander avec le mien. Ecriture que prolonge une autre écriture dont nous souhaiterions que le lecteur s'empare afin de continuer la tâche entreprise.

 

Le texte en graphies rouges est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies noires est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince tâche herméneutique. ]

  

  "Le soir est d’une brutale froidure après la tiédeur surprenante des derniers jours.. les arbres sont maintenant maigres et dénués de feuilles.. le brun des labours disparaît derrière une brume immatérielle dans l’extase d’une lune montante… la nuit est tombée, mais cette belle journée a laissé un parfum de terre émue… un effroi me vient dans cette durée morte qui tient de la fragilité des choses.. du mystère destinal et la crainte d’y être englouti…"

             

 

                                                       Pierre-Henry Sander.

 

 

  "Le soir est d’une brutale froidure après la tiédeur surprenante des derniers jours..et déjà s'annonce l'hiver et ses rigueurs définitives. Comme s'il ne devait rien avoir après que les frimas seront passés. Cette fin d'automne si belle et mon âme sublimée, portée au seuil d'un ravissement. De la fenêtre du Manoir, il est si doux de se livrer à l'unique contemplation des choses, d'oublier les agitations du monde jusqu'à se perdre soi-même. Peut-être le rêve d'un Saint ou bien d'un Philosophe détaché des habituelles contingences. Le pur désir d'un absolu, le corps où ne reposerait l'esprit qu'à être fécondé, la pensée occupée d'elle-même dans une manière d'ivresse. Les couleurs étaient si belles il y a peu, un mélange savant de teintes d'eau, d'argile et de rouille avec, en contrepoint, des touches plus sombres inclinant vers le bitume, l'étain sourd, le plomb. Contemplant la plaine labourable, ses sillons réguliers, son moutonnement pareil à la dune, combien il m'était doux d'évoquer ces si belles pages de "La Mare au diable", son allure biblique, sa pureté panthéiste - la Nature en son essence, partout perceptible, partout ouverte à l'immédiate donation -, et c'était une fusion dans la glaise même, dans sa touffeur rassurante, son accueil anticipant l'inévitable finitude.

  Sans doute sera-t-on surpris, lisant ma prose, de ma constante disposition à la faille par laquelle accéder au définitif retrait de celui que je suis. Mais sommes-nous autre chose que d'illusoires spectres hantant la face éclairée de l'astre métaphysique ? Je vous le demande. Est-on adoubés à ce réel qui fuit entre nos doigts à seulement nous en éloigner alors que nous feignons d'exister ? Ô combien toute cette comédie serait lassante si n'existait cette harmonie du paysage où, toujours, nous ressourcer, retrouver nos frêles racines et les assurer d'un sol où puiser la poésie. Mais voilà, notre rêve est de brume, nos espoirs une buée se dissolvant sous les meutes de l'air. Ces jours lumineux que je croyais éternels, voici qu'ils s'enfuient avec des allures de coupables…

.. les arbres sont maintenant maigres et dénués de feuilles.., ils ne sont plus que d'imperceptibles élévations se fondant dans le mirage du crépuscule. J'ai dû écarter les rideaux car les minces ossatures des bouleaux, mêlées aux dentelles,  finissaient par devenir imperceptibles. C'est tout de même étrange ces phénomènes qui se dissipent comme déjà pris dans les plis de la nuit. Je préfère les faibles lueurs de l'aube, les prémices du jour à venir, le déchirement des voiles sur la lumière qui, bientôt, féconderont tout, feront leurs mille rebondissements aux angles des marches, sur la crête des vagues, sur le lac s'allumant pareillement à un miroir. Les arbres, ces géants débonnaires, sont beaux, envahis de plénitude lorsque, dans l'éther alangui, ils poussent leurs branches  aux lourdes feuillaisons jusqu'à la cime du ciel.

  Mais aujourd'hui, ils n'agitent plus dans les marécages de l'hiver que leurs effigies ossuaires. Comme une vérité qui voudrait s'annoncer après le déchaînement de l'été, ses vagues de chaleur lénifiante. L'été dévie la raison, la recouvre de ses nappes lourdes; l'hiver ou ce qui en tient lieu, alors que déjà s'annonce la bise, avive la conscience, plante dans la chair l'éperon de la connaissance. Il n'y a plus de ruse faisant ses éternels ajours dans la toile du réel, plus d'espace ouvert à l'esquive, seulement l'aridité des heures et notre empressement à nous y blottir, comme si le temps pouvait panser les plaies qui, bientôt, ne tarderont guère à s'ouvrir. Mais je me surprends toujours à agiter ces idées lentes, lestées de plomb dès que le jour décroit. Pourtant le crépuscule ménage un instant où encore installer le rêve avant que la sombre mélancolie ne vienne tout dissoudre dans la cendre, l'impalpable incompréhension.   

  Au travers de la croisée me parviennent, dans une impression de photographie ancienne cernée de tons sépias, les images d'une bucolique nature,… le brun des labours disparaît derrière une brume immatérielle dans l’extase d’une lune montante…et je sais combien le sentiment qui m'étreint est précieux, livrant dans un même empan de la vision, le phénomène au seuil du  sacré et la chute qui, toujours, en est l'inévitable contrepoint. Cette même Lune que je me plaisais à observer, enfant, derrière les volets à demi-ouverts sur le ciel profond avec les bogues des étoiles lançant dans l'espace leurs infinités d'aiguilles. Je revois mon Aïeule, fichu noir entourant ses cheveux chenus, me montrant du bout de son index le bonhomme jetant son fagot au feu dans les perditions de l'astre blanc. Souvent, cette image a hanté ma mémoire et lorsque, autour de l'âtre de la grande cheminée, la famille se réunissait dans le crépitement des braises, je ne poursuivais que de vagues pensées "lunaires" qui, encore à ce jour, m'étreignent de leurs lianes froides et lointaines.

  C'est là le sort notre condition humaine que d'être conduits à notre destin par ce qui, toujours, nous dépasse et que nous croyons pouvoir saisir alors que nos mains sont continuellement vides, griffant l'espace de leurs gestes désordonnés. L'idée du rien surgit peut-être à l'improviste de la contemplation des étoiles dont l'infinie clarté n'est jamais de la nature des sentiments que nous entretenons à leur endroit, lesquels ne sont que des dialogues refermés sur eux-mêmes. Etrange théâtre d'ombres animant des esquisses métaphysiques, les labours, la brume, la lueur glauque d'insaisissables planètes et les tréteaux sont infiniment dressés, et les coulisses crépitent de chuchotements indistincts et le brigadier ne tardera guère à frapper le bois des coups sourds et pulsionnels d'une pesante nostalgie. Mouvements lents du poulpe dans les eaux abyssales, agitations tentaculaires, repliements et extensions auxquelles nous ne pourrions nous soustraire qu'à la mesure de notre soudain réveil, mais par nature, nous sommes des personnages tirant de leur éternel sommeil bien plus de satisfactions que ne nous en donnerait notre position d'hommes debout.

  Mais ce "nous" que j'utilise est sans doute bien abusif et il me faudrait consentir à affirmer ma singularité, à m'exposer comme celui qui vit dans la crainte de la ténèbre si proche alors que nombre de mes semblables paraissent trouver dans la densité de son obscurité des raisons d'espérer et de tracer leur chemin.

… La nuit est tombée, mais cette belle journée a laissé un parfum de terre émue…Maintenant l'imposante silhouette du Manoir se dilue dans l'encre du soir. Je n'ai pas allumé les bougies, préférant à leur lueur vacillante, la certitude des plis d'ombre qui, partout, étendent leur règne. Dans la bibliothèque ne luisent plus que les nervures de cuir des gros ouvrages, les degrés de l'échelle pour accéder à ceux des livres qui montent à l'assaut du plafond, la sourde table de chêne poli, le rythme des poutres dont on ne peut plus percevoir qu'elles sont armoriées. Par la fenêtre restée ouverte sur les nuées de suie me parvient une odeur âcre de feuilles et de limon. Sur les mottes brillant faiblement à la manière de cuivres anciens, je crois deviner encore les effluves subtils de cette journée, manière de presqu'île heureuse avancée dans les eaux hivernales. Il y a comme un reste de joie, un genre de musique alanguie montant de la glèbe, des sons étouffés semblables à ceux d'une sombre poésie qui se lirait à mi-voix, quelque part bien au-delà du vallon, des bosquets, de la carrière de pierres qui clôt le domaine aux curieux.  

  Oui, c'est bien cela, " un parfum de terre émue", une fragrance venue du milieu même des choses, de la densité de la matière, une odeur faite de la poussière du temps, poncée à la lumière des émotions, doucement alanguie, comme une résurgence de quelque souvenir. Mais comment cerner un parfum dont le caractère est, surtout, d'être volatile, impalpable ?

  "… Un effroi me vient dans cette durée morte qui tient de la fragilité des choses…, de ce temps sans contenu, de cette outre vide sur laquelle s'ouvre la fin du jour. Comment survivre à tant de doucereuse beauté, comment enjamber la longue nuit alors que mes pieds sont devenus de cristal, que mes membres ont la consistance du papier, que mon âme n'est plus que le reposoir de toutes les tragédies de la terre. La terre est là, devant moi, j'en devine les flancs rebondis, les entrailles vivantes que l'araire a déchirées de sa lame profonde. Est-ce là l'image d'un meurtre continuel que commettrait l'homme afin de pouvoir assurer sa survie ? La terre entaillée, lacérée, commise à subir la violence, la folie des hommes. Mais, s'est-on suffisamment aperçus que la terre est notre Mère, notre génitrice, l'abri par lequel nous sommes au monde ? Il y a tant d'égarements, de chemins qui ne mènent nulle part. Pas même dans la clairière salvatrice que les arbres ont envahi de leurs troncs pressés.

  Mais quel est donc cet enserrement que je sens fondre sur  ma poitrine, mais qui sont ces lianes qui font à mon corps un lit de ligatures serrées, mais qui donc emplit ma bouche de terre alors que ma respiration n'est plus qu'un sifflement sinistre ? L'effroi m'a donc envahi de son haleine mauvaise, la peur s'est invaginée au profond de mes viscères, je la sens comme un nœud de reptiles annelés, l'angoisse a bloqué ma carotide, je suffoque, je halète, je ne vis plus que par saccades, par intermittences, en pointillés et la vie n'est plus que ce faible lumignon en train de vaciller, combien de temps encore de cet horrible piétinement, de ce suspens, de cette invasion par l'étrange de ce qui n'est plus moi mais déjà l'autre que moi en partance pour l'espace sans espace, le temps privé de temps. Depuis toujours, je la savais cette fatale irruption dans mon enceinte de peau de ce néant tellement abstrait qu'on finit par ne même plus le redouter, par le croire inexistant.

  Depuis l'aube de mon existence je la savais cette brutale survenue "du mystère destinal et la crainte d’y être englouti…", et me voilà déjà hors de moi, plus loin que la lisière de mon corps, la courbure de mon esprit, la plénitude de mon âme. Le Manoir, je l'aperçois, pareil à l'infiniment petit, recroquevillé sur sa butte de terre; le lac est une flaque d'eau cernée d'ombres, les champs de minuscules carrés qu'entourent le moutonnement étonné des arbres maintenant dépouillés de leurs feuilles. Par la croisée j'entrevois les gros volumes de cuir qui font le gros dos parmi les vagues de parchemin. Dans la cheminée volètent, tels de mystérieux papillons, quelques nuées de cendre. Mais quelle est cette faible lueur, à peine plus que l'éclat du lampyre dans les savanes d'herbe, cette étincelle si peu sûre d'elle-même ? Mais ne serait-ce pas mon âme qui ferait l'école buissonnière ? Elle est tellement habituée aux douceurs de la terre, aux complaintes de l'argile, aux caresses du limon. Sans doute est-elle effrayée à la seule idée de se confronter à l'immensité de l'éther, à la démesure de ce qui tutoie les étoiles, à l'éclat laiteux de la Lune ? Voyez-vous, c'est toujours comme cela. Quand le corps s'absente, l'âme est orpheline. Quand l'âme s'absente, le corps est perdu. Mais qui donc créera à nouveau mon unité perdue ? Je vous le demande. Il fait si froid, ici au fin fond de l'univers, parmi les milliers d'yeux des étoiles et la giration infinie des planètes ! 

 

 

 

 

 

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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 09:49

 

 

 

La chair luxuriante des mots.

 

 (Sur une proposition textuelle

d'Isabelle Alentour).

 

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Photographie : Blanc-Seing.

  (Écriture à 4 mains.)

 

 

  "Le trou fait peur. Il est pourtant le lieu où frémit le silence d’où jailliront les mots. Laissons à hier le peu de dire. La voix est libre. La parole court devant. On peut mourir de lassitude à se chercher en vain. La parole est à nous, prenons-là. Et faisons chair de la matière des mots. Je ne peux penser expérience plus heureuse que celle-ci : mettre un point, aller à la ligne, ouvrir les guillemets, et prononcer un premier mot. Sans se soucier de savoir s’il introduit une explication, une cause, une conséquence, ou un devenir."

                                                                                                        Isabelle Alentour.

 

NB ARGUMENT central développé par Isabelle Alentour pas de plus grand plaisir que le seul plaisir d'écrire, sans se soucier d'où vient et où va le langage. Comme un pur hédonisme se suffisant à lui-même. La sémantique contenue dans ce texte bref est si dense qu'elle a entraîné un vaste commentaire, lequel sera publié en plusieurs fragments et en totalité pour les Lecteurs et Lectrices qui voudront approfondir le sujet.)

 

 

 I ) "Le trou fait peur."  

 

  Le trou entre les mots. Car il pourrait bien y avoir disparition et alors, le vide serait grand qui habiterait le monde. La mutité des choses, jamais nous ne pourrions en faire le lieu de notre connaissance. Et, cependant, cette peur du vide est une pure déraison à laquelle notre âme désorientée se livre à défaut de s'en être emparée de manière satisfaisante. Les mots ne naissent que de l'intervalle qu'ils ménagent entre eux. Il ne pourrait y avoir de pire situation que celle livrant la disposition du langage à une confusion sans fin. Car c'est précisément de ce vide, de ce rien que la parole prend essor afin que nous puissions nous en saisir adéquatement. Imaginons, un instant, la disparition de ces intervalles signifiants et appliquons-là à une phrase. Par exemple, celle-ci : "Le langage est l'essence de l'homme".

Nous obtiendrions ceci : "Lelangageestl'essencedel'homme", et bien évidemment, même l'enfant du fond de sa naïveté percevrait d'emblée l'absurdité d'une telle confusion.

  Car si, originairement, le langage est possiblement chaos, comme une longue parturition à peine détachée des eaux primordiales, il ne saurait prolonger son existence qu'à être  phénomène illisible. Or l'homme ne saurait exister en dehors de son abri. Il faut donc organiser, créer un cosmos à partir duquel rayonner. Il faut parler sur les agoras parcourues des discours des rhéteurs; il faut inventer les ressources de la dialectique platonicienne; il faut écouter les rhapsodes récitant les hymnes homériques; il faut lancer la voix sur la courbe du monde; il faut lire les textes imprimés; il faut écrire des poèmes, des romans, des biographies, des mémoires, des essais, bref, partout il faut déployer la merveilleuse mélodie humaine.

 

II ) "Il est pourtant le lieu où frémit le silence d’où jailliront les mots."

 

  Alors se fait jour dans la pensée cette manière d'évidence relative à ce trou initial, lequel apparaît comme condition de possibilité de tout langage et non comme son envers, comme la bonde par laquelle il pourrait s'absenter de nous. Prise de conscience d'une différence à instaurer entre silence et langage afin que chacun, reconduit à son propre site, puisse donner essor  à son autre. Car les significations ne surgissent jamais que de cette mutuelle relation, de ce continuel passage de l'ombre à la lumière dont l'aube constitue la métaphore adéquate à une perception de toute médiation verbale ou bien écrite.

 

III ) "Laissons à hier le peu de dire."

 

 Car demain sera toujours la mesure exacte de ce que nous aurons à livrer avec plus d'emphase qu'hier, plus de compréhension, plus de certitude. Le langage est cette croissance infinie qui se stratifie et hisse son socle vers plus de capacité d'explicitation. Il y a relation étroite entre notre sentiment d'exister et notre inscription dans le temps. Le corps oublie son état antérieur, la chair s'évanouit à mesure de son naturel trophisme, les yeux se voilent, les oreilles se bouchent, les mouvements s'amenuisent. C'est un peu comme si le paradigme de notre connaissance propre s'éparpillait en milliers de menus événements - sensations, affects, percepts - dont la synthèse finirait par devenir impossible, ceci nous laissant dans un état proche de la dispersion schizophrénique. Seule la plasticité du langage  nous installerait, en reliant les différents épisodes de notre vécu, dans une aptitude à nous y retrouver avec nous-mêmes, à nous unifier, à nous installer dans un sens clairement identifiable. C'est pour cette raison que l'écriture de mémoires, journaux et autres autobiographies se présenterait comme le fil rouge courant tout le long de notre vie, lui donnant ses assises et la dotant d'une boussole. Le langage comme ciment, liant de notre intime concrétion. La conscience de soi est toujours conscience verbalisée, donc pensée, donc ressentie, donc acte langagier. L'on ne peut sortir de son essence pour la comprendre. C'est d'elle et d'elle seulement que dépend notre liberté d'assurer notre transcendance parmi les objets du monde. 

 

IV ) -  "La voix est libre."

 

  Oui, la voix est cette liberté qui nous assure de la possession d'un monde. Oui, la voix est notre projection sur les choses. L'homme, toujours, est reconnaissable à sa voix. Elle est notre fac-similé, notre sceau, notre rythme. L'âge, souvent altère la locomotion, la gestuelle, la motricité fine, la mémoire, la posture du corps mais, jamais le temps n'affecte cette mélodie sortant de notre poitrine comme la sève exsude de l'arbre. Notre voix est la matrice selon laquelle semble se construire notre édifice de chair : colonne d'air nous tressant de l'intérieur, nous modelant telle une argile afin que les autres puissent nous percevoir, afin que nous-mêmes puissions témoigner de ce qui nous habite et nous fait aller de l'avant. La voix est libre à la mesure de notre propre liberté. Les voix usées, cassées, voilées témoignent d'un bouleversement, d'un manque-à-être, d'une incomplétude. Jamais tristesse ne s'illustre mieux que dans les vibrations de la voix. Mais, a contrario, jamais plénitude n'est aussi réalisée qu'à l'aune du chant, ce sublime poème vocal.

  Et si la voix est libre pour projeter dans l'air ses modulations, elle ne l'est pas moins lorsqu'elle anime la pièce de théâtre ou bien les dialogues du roman, les tirades et déclamations. Merveilleuse polysémie des homophonies où la "voix" rejoignant la "voie", s'installe comme un guide à suivre, un chemin à parcourir. L'Écriveur-impénitent entend-il une voix intérieure qui l'assurerait du bon choix, le conduirait jusque sur les rivages d'une œuvre à accomplir ? La voix est libre pour que quelque chose paraisse, que les mots fassent leurs feux de Bengale, leurs irisations colorées.

 

V ) -   "La parole court devant." 

 

  Le langage nous précède, les mots nous dictent la marche à suivre. Pourrait-on imaginer, un seul instant, que la parole s'inscrive à la suite, nous laisse la distancer et fasse ses mélodies à l'ombre de notre marche pensive ? Mais alors nous serions un simple mannequin d'osier semblable aux représentations de De Chirico, un genre de mécanique abstraite, une dépouille courant vers l'horizon sans même que nous soyons  conscients de nos allées et venues. Car la parole a cette vertu de donner à notre sentiment d'exister les nervures nécessaires à notre propre signification parmi les rumeurs du monde. Partout règne un bruit de fond pareil au halètement du soufflet de forge. Le monde se cherche, essaie de tenir ses éléments rassemblés, de concourir à l'édification du cosmos. Mais, sans le sublime logos, cette aptitude à parler-penser-raisonner, la géométrie cosmique s'effondre de l'intérieur. Imaginons un ballon dans lequel les hommes seraient enfermés. Imaginons ses flancs resserrés comme ceux d'une outre vide en attente d'une présence. Alors ce sont les respirations des hommes - leurs âmes -, leurs vocalisations - les productions langagières - , leurs proférations qui dilatent les parois, les portent à leur sphéricité signifiante. Hors la parole, aucune marche en avant de l'humanité, seulement une race bégayante au mieux, mutique au pire. Encore que le silence soit la condition de toute parole, mais un silence quintessencié qui fasse des éléments rencontrés des prétextes à réflexion, des justes mesures dont la subtile poésie tirera son suc.

  "La parole court devant" de telle manière que la conscience des hommes suivant sa lumière puisse se déployer en milliers d'événements. Jamais  la belle mesure anthropologique n'aurait pu s'édifier sans le recours au langage. Si tel avait été le cas, nous aurions partout, sur la surface de la terre, près des antres des grottes, de simples concrétions de chair, des élévations vouées à l'erectus, à l'habilis, sans plus. Autrement dit l'empan de la pensée serait demeuré dans sa bogue primitive, pareille à un ombilic retournant à son ombreuse condition pré- germinative. Parlant, pensant, raisonnant, nous ne percevons même plus l'extrême faveur que les dieux nous ont remise comme figure destinale. C'est pour cette raison inaperçue de l'origine donatrice que toutes choses, le plus souvent, se referment à nous avec le caractère de l'absurdité.

 

VI ) - "On peut mourir de lassitude à se chercher en vain."

 

  Certes, se chercher en vain paraît une tâche épuisante. Mais comment se cherche-t-on ? Cherche-t-on à identifier son propre corps, à situer son identité parmi la multitude, à savoir résoudre l'énigme que nous sommes à nous-mêmes ? Toutes ces pistes sont humainement investies de sens. Cependant notre attention doit essentiellement se porter sur le fait que toutes ces interrogations se font en langageavec des mots, prononcés, pensés, écrits. Nulle autre échappatoire grâce à laquelle la recherche pourrait trouver de solution que celle, constamment affairée, des milliers de questionnements qui nous assiègent notre vie durant. Car, JAMAIS le langage ne s'arrête. Pas même dans le silence. Surtout pas dans le silence. C'est lorsqu'elle paraît flotter dans une manière de vacuité que notre parole est la plus féconde, la plus prolixe. Le langage articulé, pour être compréhensible, doit respecter un rythme, une intonation, se calquer sur une vitesse d'élocution adéquate. L'écrit est, a fortiori, soumis à ce ralentissement de la production : il faut consentir à ce que nos signes, nous puissions les relire et que d'autres que nous se disposent à s'y pencher.

   Mais le silence, quel déluge de pensées, d'idées confluentes ou bien contradictoires, combien de dires superposés, imbriqués, divergents, rayonnants, pulsant leur énergie à la vitesse exponentielle des circuits neuronaux. C'est une manière de vertige qui se saisit de nous, un genre de maelstrom, de cascade vers l'amont - la pensée est toujours une remontée vers l'origine, vers notre propre étymologie, notre lexique intime -, de coruscation où nous sommes comme illuminés, fécondés de l'intérieur. Mais que l'on n'aille pas en déduire trop vite que cet orage magnétique, loin de nous amener à une compréhension de ce que nous sommes, ne contribuerait qu'à nous en éloigner. Il faut, au langage, une effervescence afin qu'il lui soit rendu possible de percer la bogue des évidences, de surmonter le flot des opinions, de passer au-delà des conventions. La découverte d'un début de vérité nous concernant est à ce prix. Il est nécessaire que notre pensée, rendue enfin à sa mobilité essentielle, écartant les scories habituelles, se mette en demeure de s'ouvrir à ce qui, pour nous, signifie bien au-delà des contingences quotidiennes.

  Parvenus au cœur vibrant de nos affinités avec le monde, nous nous mettons à percevoir ce qui veut bien se montrer, à savoir les nervures de notre être, nos points de convergence avec ce qui s'adresse à nous dans la clarté . Les choses qui, jusqu'alors, se dissimulaient sous leur gangue d'ennui, se mettent soudain à se révéler avec un singulier éclat. Bien plutôt que des idées énoncées en mode cartésien, avec leur logique faite de causes et de conséquences, d'enchaînements bien huilés, de facture parfaitement apollinienne, ce seront plutôt des déflagrations amplement dionysiaques, des gerbes de phosphènes, des irisations infinies comme celles que révèlent les cristaux des kaléidoscopes. Sans doute cette perspective "hallucinée" fait-elle songer à l'effet de quelque mescaline. En réalité il s'agit de perceptions imaginaires - non livrées aux débridements passionnels d'une "phantasia"; non situées dans une aire extra sensorielle-, mais tout simplement "réelles", cependant non préhensibles avec quelque organe de perception, seulement avec l'intellect, la vue de l'esprit, la configuration étoilée de l'âme.

  Et n'allez pas croire qu'il s'agirait d'une simple mystification, d'un tour de magie ou bien d'une pur mirage qu'aurait provoqué l'absorption d'une drogue ou bien résultant d'une manipulation de type hypnotique. Afin de bien se saisir du phénomène, il est nécessaire de faire appel à l'expérience du "sentiment océanique", décrit par Romain Rolland ( que je traite, du reste, dans un autre texte), sentiment  dont il trace les premiers contours dans une lettre adressée à Sigmund Freud le 5 décembre 1927 :

  

"Mais j'aurais aimé à vous voir faire l'analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est (...) le fait simple et direct de la sensation de l'éternel (qui peut très bien n'être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique)."

 

   Cependant l'on notera que, reprenant à mon compte la formulation de Romain Rolland, je m'attache à en expurger toutes les significations latentes ou clairement exprimées, à savoir de l'ordre du religieux, de la mystique ou bien d'une propension à ressentir, en soi, le sentiment du sacré proche de la foi. Mon expérience se veut simplement esthétique, poétique, littéraire, orientée vers un genre de philosophie panthéiste, directement en contact avec la Nature en ce qu'elle peut receler de plus significatif pour celui qui s'adonne à une mutuelle adhésion. Par là je veux exprimer le mouvement à double sens où homme et nature sont intimement confiés l'un à  l'autre dans la marche vers un destin commun. Sans doute peut-on apercevoir, en filigrane, un souci écologique que, cependant l'on voudra bien reporter à une conception holiste du monde selon laquelle tout est relié dans le cadre d'une vaste synthèse. En ce sens, la dimension de vastitude évoquée par l'épithète "océanique", convient à cette mesure  d'une vision cosmique de l'univers. Donc, ce fameux sentiment pourra aussi bien se révéler à l'occasion d'un regard attentif porté à un paysage, qu'à l'écoute d'une musique symphonique, qu'à la lecture d'un poème, qu'à l'audition d'une pièce de théâtre, qu'à la rencontre de l'Autre en sa singularité. Sans doute la vive émotion est-elle différente selon les individus qui en font l'expérience et c'est pour cette raison que le concept "d'affinité" (relation "élective" s'il en est) est si important puisqu'il détermine le registre particulier selon lequel la donation de sens nous affecte en propre. Le monde est toujours "monde-pour-moi", avant d'être "monde-pour-tous", lequel n'est jamais qu'une abstraction, une entité idéelle.

  Le "sentiment océanique", lorsqu'il se manifeste - prenons par exemple la passion romantique face au paysage sublime - , est un total envahissement des sens, une complète adhésion de la personnalité, une fusion où le sujet se confond avec l'objet même de sa propre contemplation. Dès lors les limites entre soi et le monde disparaissent au profit d'un seul et même déploiement du sens qui est le nôtre avec le sens qu'est le monde dans une temporalité quintessenciée. Bien évidemment, ces moments qui ne sont que des instants sont, par essence, rares, ce qui est la condition même de possibilité de leur apparition. Ils s'impriment dans le vécu à la manière des engrammes neurologiques déposant leurs premières traces dans le cortex à l'exceptionnelle plasticité du tout jeune enfant. Ils persistent sur le sol existentiel avec la belle assurance dont font preuve les météores de Thessalie dressant vers le ciel leur transcendance de pierre.

  Bien entendu, comment résister, en évoquant cet élan de nature céleste, au style héroïque, à l'emphase lyrique. Le langage peine toujours à retranscrire des événements d'ordre empirique dont le vécu paraît être la seule loi pouvant les affecter. Plupart du temps, il faut se résoudre à faire silence, à méditer, à se recueillir sur de l'ineffable. Si notre boussole ontologique, sans contestation possible, demeure le langage - nous sommes des êtres essentiellement confiés au logos -, elle s'aimante également vers des pôles que l'on pourrait relier à la catégorie du sensualisme. Toute expérience "océanique" se rapporte, d'emblée, à la nécessaire figure de rhétorique que constitue la métaphore. Face au paysage qui nous éblouit, nous sommes livrés à la profusion d'images, au lexique iconique dans sa démesure. Ceci rejoint ce qui est dit plus haut à propos du silence : le crépitement des significations est tellement intense que le langage est soudain débordé, faisant droit aux images. Et que sont donc ces images, si ce n'est une extrême condensation langagière, un amalgame de phrases pressées, une grêle dense de mots qui ne sauraient être ni articulés, ni écrits. C'est pour cette raison de l'immense profusion de signes dont ces événements sont affectés que, plus tard, nous avons du mal à en formuler les mots qui correspondraient à leur apparition, à leur succession ensuite. Aussi, parfois, la réponse à cette interrogation massive de sens se traduit-elle sous la forme poétique. Alors le langage essentiel condense dans une extrême richesse sémantique la puissance de ce qui s'est dévoilé l'espace d'un instant. Parfois c'est la forme synthétique picturale qui vient dire dans la touffeur plastique des empâtements, la vigueur des traits, la violence des couleurs, la spontanéité de la composition ce qu'une parole aurait échoué à restituer clairement.

 

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Van Gogh. 1888, La Nuit étoilée (musée d'Orsay, Paris).

Source : Arts.

 

 

  Lorsque Van Gogh peint sa "Nuit  étoilée", à Saint-Rémy-de-Provence en mai 1888, c'est tout simplement ce "sentiment océanique" qu'il peint à coups de girations folles, ce ciel cosmique dont il voudrait tant qu'il délivre ses mystérieux secrets, ce cyprès faisant sa flamme noire à l'assaut des étoiles, ces maisons brillant dans le sourd éclat d'une végétation en marche, la cataracte des collines abrasant les sillons de l'humaine condition. C'est en termes métaphoriques que tout ceci s'exprime, à savoir en condensations sémantiques, en strates lexicales, en agglomérats phonétiques. Comme une réalité qui, pour se dire, aurait fait fondre ses gemmes dans un creuset en contenant l'essence, le principe premier indépassable.

  "On peut mourir de lassitude à se chercher en vain.", selon la belle formulation poétique, laquelle dit en mode rassemblé, ce qui, ici, a longuement été développé. Car c'est bien toujours de cette recherche dont il s'agit - la nôtre -, de cette quête qui nous assigne à coïncider avec nous-mêmes, cette ultime vérité que nous dit aussi bien le poème, que le "sentiment océanique", que toute chose sublime, que le tableau du peintre qui, en définitive, n'est qu'un long cri poussé vers les étoiles afin qu'elles veuillent bien consentir à éclairer notre chemin.

 

VII )-  "La parole est à nous, prenons-là. Et faisons chair de la matière des mots."

 

  La parole, il faut la prendre comme l'Amant s'empare de l'Aimée, comme le chèvrefeuille s'enlace au tronc moussu du chêne. Car, en effet, il s'agit bien de "prise", de capture, d'annexion d'un territoire, d'emprise sur l'objet langagier. Car, à défaut d'être "prise" adéquatement, la parole tourne en rond, tourne à vide, se contente de hanter tous les Cafés du Commerce, toutes les Cours des miracles, tous les caravansérails où les voyageurs, épuisés de fatigue ont tôt fait "de perdre leur latin". Privée des soins nécessaires à sa profération, la parole s'amenuise, bientôt tarit et disparaît dans quelque faille. Il y a un souci à mettre en œuvre mots, phrases, textes afin que tienne debout l'immense Tour de Babel dont les hommes sont les hôtes continuels et assidus. Seulement éviter le bavardage, l'expression indigente, la gabegie verbale. Il y a mieux à faire, à dire, à espérer.

  La parole est le bel étendard qui accompagne la survenue de l'espèce humaine, la mesure par laquelle l'homme parvient à sa complétude. Certes tout langage, pour autant, ne saurait s'entourer de précautions oratoires précieuses ou pédantes, lesquelles ne seraient qu'une perversion de son essence. L'on peut exprimer ses idées en langage simple, direct, aisément compréhensible. Attitude a contrario éloignée de cette énonciation usuelle, la tâche du Poète consiste à prendre  en garde la parole, afin que, l'ayant sublimée, cette dernière puisse s'affranchir des habituelles contraintes et demeurer dans la contrée de l'art. Mais, si le Poète est premier, il n'est pas le seul à assurer la vérité de la langue. Bien d'autres acteurs en assurent également la garde : le Philosophe dans ses traités et essais, l'Ecrivain dans ses romans, l'Historien dans ses monographies, l'Enseignant auprès de ses élèves. La liste pourrait s'allonger ainsi, à l'infini.

  Enonçant ceci, "La parole est à nous, prenons-là. Et faisons chair de la matière des mots.", le Poète situe d'emblée la parole dans une manière d'empyrée, sinon inaccessible, tout au moins investi d'une exigence, d'une puissance à atteindre, d'une ouverture à réaliser afin qu'une chair consente à se dévoiler. Car la relation à un dire essentiel est de l'ordre de la puissance charnelle, du sombre désir, de la lutte à mettre en ordre afin que la forteresse assiégée consente à s'ouvrir sous les assauts et les coups de boutoir qui, on l'aura aisément compris, ne sont que la métaphore d'un acte d'amour. Enoncer, déclamer, interpréter, écrire n'advient jamais qu'à la mesure de cette volonté, tendue, infaillible, turgescente, comme s'il s'agissait d'une énonciation portée à la dignité de Principe, à savoir d'une ressource essentielle, d'un fondement, d'un paradigme nous permettant de connaître. Car, comment désoperculer les strates de l'inconnaissance, sinon en les pensant, sinon en les soumettant au feu nourri des questions ? Or qu'est-ce qu'une question résolue, sinon la survenue, depuis l'invisible de toute métaphysique, de la réalité se dévoilant devant nous, nous mettant en mesure de dialoguer avec la terre, le ciel, le nuage, l'arbre, l'autre que nous qui, toujours s'éloigne à mesure que nous avançons sur le chemin de l'existence ?

  La parole est là qui habite notre corps, gire autour de notre âme qui se trouble souvent de ne pouvoir s'exposer à la vue dans une manière de flamboiement. Cela fait, en notre intérieur, ses pulsations, ses meutes de sons subliminaux, ses hululements pareillement au fauve à l'étroit entre les barreaux de sa cage. L'âme, cette si grande et mystérieuse chose, cette Belle Inconnue que l'on marie volontiers à Dieu lui-même ou bien aux dieux de l'Olympe ou à tout ce qui s'auréole de mystère, se nimbe du brouillard de ce qui, jamais, ne se révèle que sous les traits de l'illusion, parfois de la magie, sinon de la prestidigitation.Mais, dites simplement, prenant soin de les faire débuter par une Majuscule - le signe graphique de leur essentialité dites: ArtHistoireNatureCultureAmourReligionSacré,VéritéLibertéConscienceLangagePoésie et vous aurez simplement énoncé quelques unes des déclinaisons de l'âme selon telle ou telle figure. Et, ce faisant, vous aurez rempli l'exigence d'invisibilité, la charge d'étrangeté qui entoure la "Belle Passante", car il serait tout de même bien improbable de donner forme et consistance, aussi bien à la Nature, qu'à l'Amour ou bien au Langage.

   En effet, ce qui apparaît et se manifeste sous diverses apparences de ces entités, ne sont que des hypostases de leur essence, de la même manière que le sensible touchant nos yeux n'est que la projection dans notre réalité de l'Idée dont elle est la mise en scène sur le théâtre du monde. De l'âme, nous en produisons sans même être assurés de sa possible parution, mais nous ne l'effectuons en tant que projection dans le réel qu'à la mesure d'une exigence. Bien évidemment, l'acte manqué, l'insuffisant verbiage, la croûte se prenant pour œuvre d'art, l'argument sophistique, les conduites inconscientes, les erreurs de l'histoire, les jugements tronqués, les faussetés  sentimentales, les déraisons de quelque nature ne sauraient prétendre être des activités de l'âme, seulement des apories à mettre au rang des insuffisances humaines. Nous avons mieux à faire que de nous égarer dans ces divers cul-de-basse-fosse. Déployer l'âme du langage, par exemple, suppose que soit posée une esthétique  doublée d'une éthique. A défaut de ceci, rien ne saurait être atteint qu'un simulacre.

  Or le langage, pour devenir signifiant, doit se défaire de ses chaînes, s'extraire de la caverne platonicienne, contourner les porteurs de silhouettes et, arrivant enfin à l'air libre, contempler la lumière du Bien souverain dont le Soleil est le dispensateur. Cette belle métaphore antique ne se développant pour nous amener à comprendre, par le biais de notre intellection et l'amplitude de notre rationalité là où se situent, à proprement parler, les véritables enjeux, à savoir dans l'irréductible fondement des choses.

 

 

 

 

 

 

 

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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 09:21

 

Sens.

 

 

*Le néant n'est pas l'absence de toute chose, l'absence de sens seulement.

 

*Interpréter : oser le sens.

 

*Tout est signe, tout est sens, de l'amibe au cosmos.

 

*L'homme est "limité en monde", la totalité du sens ne lui est jamais accessible.

 

*Une feuille blanche; un crayon. tracez des traits au hasard. Bientôt surgira le sens.

 

*Bois l'eau des sensations à toutes les fontaines du monde. Pléthore du sens.

 

*Déployer le sens comme se déploie la crosse de la fougère. Transcendance métaphorique de la Nature.

 

*Phénoménologie : le SENS ou rien. 

 

*Prendre un mot, le manduquer, l'ingérer, le digérer : physiologie comme assise du sens.

 

*Epuisement du sens : aussi bien le haïku que l'encyclopédie.

 

 

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15 novembre 2013 5 15 /11 /novembre /2013 09:53

 

VIII )- "Je ne peux penser expérience plus heureuse que celle-ci : mettre un point, aller à la ligne, ouvrir les guillemets, et prononcer un premier mot."

 

  Magnifique énonciation qui sonne à la manière d'une assertion remplie de bonheur vrai dès que l'on prend la peine de considérer le langage en sa plénitude. Car, écrire, si l'on consent à en faire l'épreuve du sein même de la signification qui nous habite à l'instant de l'acte créateur est une épreuve de l'âme, un saut en direction d'un acte qui nous transcende nous-mêmes, en même temps qu'il transcende le monde environnant. Ecrire, et l'espace se confond avec la surface de la page blanche; écrire, et le temps est celui des personnages de la fiction, nullement ceux, de chair et d'os qui font leur tremblement sur les agoras du monde. Etrangeté que de dire au Lecteur les Protagonistes animant l'histoire de papier et d'encre plus réels que le réel lui-même. Alors le Lecteur pense à une simple illusion, à une exagération, et les moins indulgents, au refuge de l'Écriveur-impénitent dans le cadre étroit d'un autisme. Pourtant, quelle joie simple que de vivre, insulaire parmi les insulaires, en île d'Utopie, sans autre contrainte que sa propre fantaisie, que les vagues successives de son imaginaire, les marches illimitées de la métamorphose créatrice.

  Sans doute, nombre de graphorétiques célèbres se sont-ils fait prendre au jeu de leur propre fécondité littéraire. Un mot entraînant un autre, une ligne une autre ligne, un texte un autre texte. C'est comme une ivresse de sentir naître, juste au-dessous de la pulpe de ses doigts, des paysages, des ambiances, des personnages, des caractères, des situations, des étonnements et une mine de menus tropismes dont on finit par tresser la toile des jours. Parler d'addiction serait encore pêcher par une manière d'euphémisation de ce qui nous visite et dont nous souhaitons que jamais les vagues ne tarissent. Angoisse majuscule de celui qui écrit, de voir, un jour, la dernière phrase faire ses pattes de mouche sur la plaine livide du manuscrit. Un deuil sans fin, un obscurcissement de la pensée, une sédimentation du langage jusqu'au profond de l'inconcevable. Comme un sculpteur ou un pianiste privés de leurs mains. C'est bien pour cette crainte anticipatrice de ce que serait une désertion que quantité d'écrivains se lèvent à l'aube et ne se couchent, exténués, que le crépuscule venu, remerciant l'événement-langage de les avoir si bien servis. Bien évidemment, ils connaissent le risque toujours possible d'un reflux, la coupure subite, l'absence soudaine de désir, la perte du sens dans une désincarnation de la lettre, une fuite de la ponctuation, identique à une longue théorie de points de suspension ……………………………………………………….

  Si, "prononcer un premier mot" est le geste créateur par lequel s'amorce tout commerce avec l'autre-que-soi - l'écriture est, bien évidemment de cette nature -, le "dernier mot" signe la fin d'une aventure, de la même façon que notre ultime souffle siffle la fin de la partie. C'est toujours dans la perspective de sa propre finitude que l'Ecrivain trace sur le papier les signes qui l'amènent à paraître sur la scène du monde, en même temps que s'élabore une œuvre. Car, à écrire - mais ceci est vrai de toute création -, il faut la permanence d'une tension, le risque de la chute, le vertige de l'abîme, la tenaille étroite du néant. Que serait l'Amour, fût-il Majuscule sans la possibilité de le perdre ? Seulement une peau de chagrin réduite à l'épaisseur d'une vérité cent fois révélée. Écrire est jouer. Écrire est se déplacer, les mains en équilibre, sur la corde infiniment tendue du funambule. Écrire est risque de se perdre dans les couloirs transparents d'un confondant labyrinthe. On avance souvent avec la certitude d'une insondable cécité, on tend son corps vers l'intuition, le repliant à la manière d'une conque réceptrice, au risque que son ombilic n'en garde qu'une trace infinitésimale. On espère alors que le mot se dérobe, on croit alors que la phrase est à cent lieux de nous, faisant ses légers vrombissements, on prie alors que le texte n'est qu'un palimpseste usé sur un parchemin antique, si loin des yeux, si loin de toute possibilité de déchiffrement. Écrire est un tel bonheur quand, comme par effraction, les mots, attachés les uns aux autres font leur joyeuse sarabande, leurs éclatements de feux follets, leurs clignotements d'étoiles dans les cerneaux éblouis du cortex.

  Ceci, cet empan qui semble vouloir se déployer jusqu'aux limites du cosmos est le lieu à partir duquel se met à frémir le ravissement. Sans doute ce que cherchaient Michaux, Artaud dans la majestueuse mescaline, dans le très royal peyotl. Combien nous les comprenons. Combien l'absinthe se met à habiter la citadelle tremblante de nos corps, combien notre exaltation est proche, en même temps, de la jouissance crue, aussi bien que d'un intense sentiment d'appartenance à plus grand, mystérieux que nous - la Mort, peut-être en dernière analyse -, Celle qui, toujours emboîte nos pas hésitants, se confond avec notre ombre sans même que nous puissions en percevoir la démoniaque stature, l'effigie grimaçante. Combien, comme ce bon Docteur Faust, nous consentirions à vendre notre âme à Méphistophélès, seulement à cette condition  qu'il daigne tenir notre plume l'espace d'une page, afin que nous puissions apposer sur le miroir de la feuille les traces inoubliables du chef-d'œuvre.

  Mais, nous savons, depuis la puissance de notre conscience que le chef-d'œuvre ne sera réalisé qu'à l'aune de notre dernier souffle, puisqu'aussi bien, la seule œuvre que nous aurons menée à bien et qui sera notre signature indélébile parmi le peuple des hommes sera notre existence même, cette constante création que nous menons à son terme à chacune de nos respirations, à chacun de nos actes et dont l'écriture porte témoignage l'espace d'un bref événement. C'est pourquoi il n'est "d'expérience plus heureuse que celle-ci", de demander à l'écriture de nous dire qui nous sommes, ce pourquoi nous sommes, en direction de quoi nous sommes. A cette tâche se sont colletées des générations d'écrivains ou bien d'écriveurs dont, encore, pas un seul n'a pu apporter de réponse définitive. Toujours à cette manière de nécessité nous sommes attelés, faisant du but à atteindre, le seul objectif digne d'être interrogé. C'est pourquoi il importe peu d'apporter une justification au fait d'écrire, que ce soit de l'ordre d'une raison, d'un sentiment ou bien d'une juste intuition. Le mot est assuré, de par son essence qui amène le réel à sa propre manifestation - les choses n'existent qu'à la mesure de leur nomination -, le mot donc brille de son éclat "sans se soucier de savoir s’il introduit une explication, une cause, une conséquence, ou un devenir."

  De cela nous prenons acte dès le premier mot posé sur la page et, ainsi, jusqu'au dernier mot clôturant l'œuvre. Nous n'avons cure des contingences. Toute tentative d'écrire se situe bien au-delà !

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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15 novembre 2013 5 15 /11 /novembre /2013 09:41

 

XVIII   Le rêve marin.

 

 

  On n’entend plus que l’air, l’eau, un vague clapotis, juste un remous qu’amplifie la conque marine. L’eau bat doucement, le long du canal qui ondule, qui se fraie un chemin pour pénétrer le ventre de la Terre. Les pierres sont polies, usées, couleur de métal sombre. C’est comme si elles éclairaient de l’intérieur, comme si, du fond de leurs veines minérales, naissaient des fils de lumière, se tissant à leur surface, telle une soie, une moire, une étoffe très souple, lustrée, caressante au regard, douce au toucher, une nappe fluide, faite pour le repos du corps. Sur les roches lissées d’eau claire, la lumière joue sans arrêt, se réverbère, monte jusqu’au plafond de craie où les chauve-souris dorment, accrochées à l’envers, leurs membranes de suie repliées contre leurs corps.

  L’entrée de la grotte est pareille à une bouche, à des lèvres verticales aspirant et rejetant les vagues, l’écume, les petits animaux marins, les herbes, les algues. Le soleil, le matin, coule jusqu’au fond de la cavité, langue mobile ménageant des plis d’ombre derrière les convulsions de la roche. La chaleur, peu à peu, dilate tout, et tout paraît plus grand et le limon se creuse en un long boyau qui s’allonge jusqu’aux confins de la Terre, immense matrice où bouillonne le magma. Lorsque le soleil s’est détaché de la mer et monte au milieu du ciel, il ressemble à un gros œil indiscret et la grotte ferme un peu ses parois, lourdes paupières au repos. Le jour se divise alors, se fragmente en ombres bleues et blanches avant que tout ne vire au gris. Alors ce n’est plus le soleil qui éclaire l’intérieur de la conque, mais le reflet de l’eau, le miroitement des vagues, la réverbération de l’air sur les nuages, la brume, la pluie.

  La clarté flotte, suspendue entre les parois, et tout semble immobile jusqu’à la chute du jour. Le bleu s’installe, puis l’indigo, enfin le violet profond et l’abri marin devient semblable à une anémone de mer repliant ses longs tentacules. Tout y est nacré, et la plage de sable blanc a des remous d’écume et le corps de Gemma y imprime sa peau d’ébène qui brille de sombres lueurs. La nuit coule lentement , bercée par la houle, par le souffle du vent venu du large, chargé d’embruns, parfois celui venu de la terre, sec, tendu, qui dessèche les lèvres, donne envie de boire. Les bruits sont présents mais atténués, enveloppés de feutre. On entend à peine les voitures, les camions qui roulent sur le bitume au dessus de la falaise. Quelques clapots de vagues sur les blocs de rochers qui se prolongent en un froissement d’eau que Gemma n’entend pas. Les goélands aussi se sont tus, le bec enfoui sous leurs plumes gonflées. Ils sont de grosses boules blanches posées sur le roc de l’Arbèle, surveillant le jour qui ouvrira leurs ailes, les précipitera vers le miroir étincelant.

  Quand le temps est trop chaud, les nuages trop lourds, Gemma se lève, va s’asseoir sur une pierre plate en forme de banc et regarde la lune, son globe laiteux sur le gonflement de l’eau. Parfois des éclairs s’allument dans le ciel, le bleu se déchire et les gouttes tombent sur la plage, ruissellent sur les falaises, battent la mer, infinité d’aiguilles drues et pressées. Tout alors devient brillant, lustré, tout devient miroir, le paysage, le corps de Gemma poncé à la façon d’une sculpture ancienne, confondu avec la lave qui l’entoure et descend lentement vers les profondeurs de la mer. Mais, le plus souvent, c’est le moment juste avant l’aube qui l’éveille, ce genre de glissement que seuls perçoivent l’épiderme, le fin duvet qui le parcourt, les pores, toutes choses ténues, lisses, fines, sensibles.

  Avant même que le soleil ne s’élève, abrité très loin derrière son mur d’eau, la chair de Gemma s’ouvre à la lumière. Ça fait à l’intérieur d’elle, comme une agitation, un crépitement d’étoiles et ses paupières se fendent à la manière des yeux des lézards. Elle quitte sa couche de sable blanc, longe la paroi sur le chemin de pierre où l’eau ne monte pas encore, franchit le seuil de la grotte, se dispose face à la mer. Sur les rochers, des coquillages sont posés qu’elle saisit et, de son canif à la lame ébréchée, elle fend les bogues des oursins, sombres et hérissées, pleines de filaments orangés qu’elle aspire avec un petit bruit de succion. Elle ouvre les valves des moules, en prélève la chair d’un rapide mouvement de langue.

  C’est Mostem, son ami, qui, lorsqu’il vient pêcher au lamparo, la nuit, dépose les fruits de mer sur un lit d’algues et, chaque matin, Gemma déguste les crustacés, assise face au large, regardant monter la lumière sur l’eau immense, semblable à un lac sans limite. Rien ne bouge beaucoup sur la terre longtemps endormie et les oiseaux n’habitent pas encore le ciel. Venus du sud, en direction de Blanuys, des coups sourds et réguliers qui cognent les vagues et bientôt, derrière l’arête de la falaise, apparaît la barque bleue du pêcheur. Elle trace une ligne bien droite sur les flots durcis par la nuit. Mostem s’approche de l’anse de la grotte, coupe le moteur, se laisse dériver lentement. Gemma le reconnaît bien avec sa casquette bleu marine, ses moustaches blanches taillées avec soin, son visage brûlé par le sel, la mer, le soleil. Il adresse un petit signe à Gemma, laisse son embarcation s’approcher des rochers, se saisit du filet qui est posé près du plat-bord, en arrière de la proue. D’un geste sûr et précis, il le lance vers la côte et l’épervier se déploie comme une nasse d’argent, touche l’eau en un jaillissement de gouttes qui retombent autour de la barque, sur les blocs de pierre, sur les bras et les jambes nues de Gemma qui tressaillit. L’eau, sur sa peau, fait de minuscules ruisseaux qui la font frissonner.

 

 

 

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