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2 décembre 2016 5 02 /12 /décembre /2016 09:05
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1 décembre 2016 4 01 /12 /décembre /2016 09:43
De l’utopie à l’eutopie.

Le grand tondo.

Œuvre : Marc Bourlier.

 

 

 

   « Là où son père avait fait du domaine le lieu de la gabegie et de la faiblesse, Montès aspire à réaliser une eutopie, un des ces lieux idéals « où dans une sorte de non-temps s’étire la douce rêverie de l’être-bien […] »

 

(Centre d’étude du roman des années 1920 à 1950, Roman 20-50, n°23-24, page 157, 1997)

 

***

 

   Longtemps les Petits Insulaires avaient flotté aux alentours de la Planète Bleue. Longtemps ils avaient affûté leurs yeux de bois afin de voir l’incroyable faune humaine qui en dessinait les contours, en peuplait les collines et les montagnes, les vallées et les plages de sable fin. Au tout début de leur curiosité ils avaient été un peu fascinés par ces foules bariolées qui parcouraient les rues en tous sens, par ces langages divers, polyphoniques, qui glissaient sous la pellicule claire du ciel, ricochaient sous le ventre gris des nuages. Les Petits Boisés se disposaient tout contre le bastingage de leur vaisseau sylvestre et regardaient les hommes faire leurs pas deux, leurs entrechats sur la grande scène du monde. Ils regardaient les femmes aux joues poudrées dont les reflets s’allumaient dans les vitrines entourées de guirlandes lumineuses. C’était d’être comme au théâtre ou bien sur les bancs d’un jardin public et d’assister à un spectacle de marionnettes. C’était si bien de voir toute cette agitation joyeuse, ce carrousel infini des robes aux volants pareils à une gaze, ces vêtures belles dans lesquelles les hommes paradaient. On aurait pu s’abîmer dans une éternelle contemplation mais les Petites Eclisses s’aperçurent bientôt que la plus belle des manifestations dissimule, sous ses éclatants atours, quelques ombres dont, les percevant, l’on désire bientôt s’écarter de peur qu’elles ne deviennent envahissantes. Car, derrière ce bel étalage de formes aussi sublimes que naturelles, rôdaient, comme un voleur confié à l’obscurité de quelque étrange venelle, des images prosaïques qui devaient constituer l’envers de cette face brillante comme mille écus. Sans doute avaient-ils été abusés par une manière de miroir aux alouettes, eux dont la simplicité, la naïveté étaient proverbiales parmi le peuple des Modestes et des Sans-grades.

   Aiguisant la boule innocente de leurs yeux, voici ce que virent Les Petites Ecorces sur les gradins de l’amphithéâtre humain qui se déployait devant eux : partout où la vision pouvait régner, ce n’étaient que fourberies et coups bas, promesses et reniements, déclarations d’amour et vagues de haine ; partout désirs rougeoyants, envies incandescentes, ambitions pléthoriques ; partout égoïsme rampant et indulgence pour soi, dague pour les autres ; partout les yatagans des yeux semaient la terreur, moissonnaient les têtes trop crédules, les esprits indulgents ; partout s’écoulait, à la manière d’une lave invasive le mépris des Existants pour ce trésor qui leur avait été légué par quelque démiurge sans doute atteint de myopie. Car, si les règlements de compte allaient bon train parmi les membres de la meute anthropologique, la Terre elle aussi, la belle Planète Bleue avait à se tenir à carreaux, la paranoïa des Insensés atteignant une telle amplitude qu’elle menaçait, à tout instant, de se métamorphoser en raz-de-marée.

   Partout où étaient des arbres centenaires - leurs ancêtres -, on arrachait et sciait les troncs qui pleuraient leurs larmes de résine. Partout, dans la moindre des ruelles, sur les chemins de campagne, sur les crêtes des dunes, au fin fond des vallées alpestres, sur le ruban de bitume des routes qui sillonnaient la Terre, fonçaient des milliers de bolides aux groins menaçants qui répandaient leurs fumées délétères aux quatre horizons. Partout où demeurait disponible la moindre parcelle de sol, on l’entaillait, on l’ouvrait avec des coins d’acier, on l’enserrait dans des forceps, on y coulait des tonnes de ciment, on y élevait d’immenses tours de verre qui rivalisaient avec l’antique Babel dont le contemporain langage consistait à émettre, continuellement, des arrêts de mort, à ouvrir des champs de bataille aux sanglantes rumeurs. Partout on encageait le lit des rivières, on en barrait le cours, on en turbinait l’eau afin que les Vivants pussent satisfaire leur désir de gloire et de domination. Enfin, tout ceci était si peu glorieux que les Petits Sylvestres avaient enfin résolu de larguer les amarres, se détachant volontairement de cette communauté inconsciente qui courait à sa perte.

   Quelques esprits plus éclairés mais identiquement atteints de cécité avaient cru échapper à cette indépassable aporie en confiant à leur imagination le soin de trouver un exutoire, de ménager une porte de sortie afin que, quelques individus se sauvant du désastre, ils parvinssent à édifier les bases d’une nouvelle société. Leur démarche avait pour nom UTOPIE, leur outil INVENTION, leur Eden la CITE IDEALE qui leur permettrait d’échapper au destin tragique de leur condition. Alors on avait crée de toute pièce un nouvel univers avec son mode propre d’administration, son gouvernement, ses hiérarchies, ses méthodes quant à la connaissance, ses chemins en direction d’un éternel bonheur. Mais les Petits Boisés, s’ils n’étaient nullement instruits des arcanes de la Philosophie et de la Science Politique, possédaient une naturelle intuition, un bon sens chevillé à leur corps de bois dont ils faisaient un des paradigmes d’une connaissance immédiate, simple, dénuée de tout artifice, qui les conduisait dans le domaine des vérités bien plus rapidement que ne l’aurait fait une assemblée de Terriens, fût-elle rompue à l’exercice de la logique et aux ruses de la rhétorique.

   Nul besoin pour les Sylvestres d’inventer un Raphaël Hythlodée ayant appris au contact des peuples du Nouveau Monde les subtilités du gouvernement parfait et les modalités selon lesquelles apporter à ses frères humains, de l’Ancien Monde, un savoir qui les assurerait d’une éternelle félicité. Nul besoin d’un Thomas More, cet humaniste épris d’égalité et de justice, pour mettre en mots les propos du Navigateur Hythlodée qui se prétendait le compagnon d’un Amerigo Vespucci - celui-ci avait-il au moins existé dans la « vraie réalité » ? -, nul besoin d’inventer une fable à des fins de réassurance de ces hommes et femmes qui n’avaient qu’à se reprocher à eux-mêmes d’avoir sapé les fondements sur lesquels ils reposaient avec la plus belle des inconsciences qui se pût concevoir.

   En orbite autour de la Terre, à bonne distance afin d’éviter une quelconque contamination, les Eutopiens - ils étaient l’exact contraire des Utopiens -, vivaient de leur vie de fibre, de mémoire de sève, tous bien réunis, groupés dans l’ovale de leur île, serrant les coudes quand déferlaient les tempêtes sidérales ou bien les pluies de météorites, les déflagrations de rayons cosmiques, les éclairs d’ondes magnétiques. Ils se sustentaient d’air et de brume. Ils respiraient la douce fragrance des étoiles. Leurs corps se laissaient poncer par les rayons de Lune. Leurs yeux étaient les dépositaires de cette belle lumière solaire sans laquelle, pas plus eux, les Eutopiens, n’auraient pu exister, pas plus les Utopiens qui semblaient avoir clos définitivement leurs paupières sur l’image du réel. Leur bonheur, ils le devaient tout simplement à la simplicité, à l’exercice de la modestie mais aussi à une lucidité qui, pour être boisée, en était d’autant plus remarquable. Certains des Terriens les plus ouverts à l’interprétation des arcanes de l’univers prétendaient que cette disposition à être selon une naturelle vertu, ils la devaient à leur âme dont ils écoutaient la voix. « L’âme du bois », bien entendu. Est-ce cela la vie belle et bien comprise ? Est-ce cela ? Avec les Petits Boisés, nous voulons le croire. Oui, nous le voulons !

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1 décembre 2016 4 01 /12 /décembre /2016 09:12
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30 novembre 2016 3 30 /11 /novembre /2016 09:29
Lumière solsticiale.

Deux lacs, deux ambiances.

Photographie : Martine Fabresse.

 

 

 

 

   Voici qu’on erre longuement à l’entour des choses, qu’on les regarde comme si c’était la dernière fois. Encore dans la tête le bourdonnement joyeux des terrasses où l’on rit à l’ombre bleue des bougainvillées. Encore la rumeur présente des cris d’enfants sur les plages inondées de galets. Encore le battement syncopé des barques bleues et blanches avec la résille claire des filets. Encore de vertes ambroisies dans les demeures clouées de chaleur où l’on se désaltère en rêvant à une possible éternité. C’est comme si toute l’existence du monde s’était retirée, là-bas, dans quelque coin secret de la Terre, dans une anse visitée par les flots apaisés du large, sous une brise marine pareille à un chant venu d’ailleurs. Peut-être d’une lointaine mythologie, d’un poème homérique dont on percevrait l’harmonie à défaut d’en lire l’éblouissante langue. Tout paraît s’évanouir dans un passé si lointain qu’il ne semblerait plus être qu’un flottement d’écume, une bulle irisée faisant son trajet capricieux dans la fantaisie de quelque imaginaire. Peut-être cela le bonheur, une vague réminiscence d’heures vécues qui, se livrant à de mystérieuses résurgences, nous installent au-dedans de nous avec la certitude d’avoir vécu, éprouvé, aimé sans condition ce destin qui est le nôtre que, pourtant nous n’avons nullement choisi, mais qui vibre au-dessus de la margelle de nos fronts avec la plénitude de la ruche fécondée par son propre nectar.

   On a beaucoup marché pour arriver jusqu’ici, dans cette enceinte plénière du lac que rien ne semble devoir atteindre, si ce n’est le rayon d’une étrange beauté qui métamorphose toute apparition en son geste essentiel, celui d’avoir repos, de faire halte et de donner aux Curieux une inestimable offrande, le luxe d’une Nature intacte, le débordement de la lumière, la verte clarté des ombres, la limpidité d’une voix silencieuse dont on ressent les ondes à l’intérieur même de son corps. Il y a tellement d’exactitude à confier son massif de chair au tableau serein qui s’offre dans l’évidence. Soi-même l’on devient l’un des protagonistes muets de cette symphonie colorée, de ce théâtre immobile qui se donne dans la joie et ne demande rien en retour. Affinité élective qui dissout le Regardant dans le miroir que lui tend l’univers, inépuisable récit des promesses d’un crépuscule à venir. Oui, d’un crépuscule car la clarté automnale est faite de cette disparition progressive, de ce retirement en soi de l’arbre, de la sève qui reflue dans la complexité du sol, du jaunissement de la feuille, puis de sa teinte brune, puis noire comme pour manifester la couleur indépassable du deuil. Tout est là, sous nos yeux, qui renonce à vivre, se dissimule dans ce qui paraît être un germe initial, peut-être une graine en attente d’être à nouveau fécondée, la lentille de l’ombilic cherchant à même sa propre densité la possibilité d’un nouvel essor. Car mourir est une trop grande peine si nul espoir ne vient en atténuer la rigueur. Comment se détacher sans souci de ce ciel de cendre et de lave, du motif de schiste de la montagne, du cercle d’arbres à la vibration d’or, du glacis émeraude de l’eau, des reflets d’argent, de ce rocher dont la belle sphéricité est l’image même d’une Forme arrivée à son total accomplissement ? Comment ? Il y aurait trop de douleur à s’effacer comme le filet de fumée dans le ciel qui l’absorbe et le reprend en son sein. Il y aurait trop d’injustice à avoir exercé ses yeux, une vie durant, à décrypter les merveilles des choses pour consentir, soudain, à les ensevelir dans la geôle d’une mémoire devenue sourde comme la pierre, muette comme l’ombre de la caverne. Il faut persister dans son être, il faut demeurer dans le cirque des choses belles, il faut ouvrir la crypte de son corps aux divines illuminations de la présence.

   Alors voici qu’on confie sa pensée au symbole solsticial, à sa parole perceptible d’être seulement perçue à la mesure d’une juste intellection. Car il ne suffit nullement de se fier au carrousel des sens, d’en éprouver l’ivresse, de chercher à percevoir, dans le trajet des veines, dans le réseau des nerfs,  comme une impulsion qui animerait le corps de l’intérieur, en délivrerait un sens immédiatement lisible. Toute connaissance est, par essence, hiéroglyphique, affiliée au secret, entourée de mystère. Comment mieux pénétrer ses arcanes que de laisser parler les symboles, que de confier l’arc de sa compréhension à des savoirs millénaires qui dessinent en nous l’empreinte incontournable des archétypes ? Le trajet de la Lumière. Le langage du Soleil. La parole de l’Eau. La force racinaire de la Terre. Ce qui est à apercevoir ici, c’est ceci qui, nous arrachant à l’abîme de la perte, à l’incompréhension du Néant, nous installe dans la lumière, à sa pointe extrême, à cette étincelle qui nous porte au-devant de nous comme notre propre événement illuminatif. Illumination, certes, puisque sortir des ténèbres de l’impasse mortelle et percevoir à son horizon, à nouveau, tel un inespéré jaillissement,  la flamme de l’exister, voici de quoi éclairer la conscience jusqu’en le moindre recoin de son « instinct divin ». Oui, ici, au bord du lac, dans la décroissance de la clarté, dans la perte des repères de la vie, cette déclinaison brusque des feuilles par laquelle nous est révélé l’insoutenable principe de la corruption des choses, nous sommes au bord d’un désespoir, à l’invisible frontière d’un drame dont nous serons bientôt les incontournables acteurs alors même que le souffleur ne nous donnera plus les termes de nos propres répliques, que le brigadier frappant ses coups de gong, n’initiera pas le spectacle mais en signera la fin, que les spectateurs auront déserté les gradins et que l’amphithéâtre sera de pierre occluse, immense silence que des oiseaux de mauvais augure sillonneront de leur vol définitif.

   A présent nous ne regardons plus le lac, nous ne regardons plus le rocher solitaire jonché de feuilles mortelles. Nous regardons le Solstice, sa signification, sa sémantique heureuse. Ici se laisse apercevoir la perspective symbolique gréco-latine des portes solsticiales, cette réalité janusienne à deux visages. C’est, paradoxalement, la porte estivale qui initie la phase d’obscurcissement alors que la porte hivernale est celle-là même qui donne accès à la phase lumineuse, qui est l’alpha du cycle annuel grâce auquel se laissera percevoir la régénération de la Nature et, avec elle, apparaîtra l’incroyable événement de la palingénésie. Retour éternel du même, renaissance des mêmes individus dans l’humanité, déploiement de l’âme dans l’accès à une vie supérieure. Alors, regardé de cette manière, le paysage devient le lieu d’un avenir, d’une belle continuité, d’un indispensable ressourcement de ce à quoi nous étions attachés, dont nous ne voulions pas nous séparer. Et peu importe le degré de réalité de la palingénésie, son appartenance au domaine de la croyance archaïque en une réactualisation infinie de la temporalité ou bien le témoignage d’une confiante naïveté en d’hypothétiques résurrections. Sans doute est-ce moins la réalité des choses qui doit être prégnante que l’empreinte de sens qu’elle dépose en nous, qui transite à notre insu dans le dédale de notre inconscient n’en laissant apparaître qu’une forme dégradée, presque illisible par notre conscient, indéchiffrable pour la mesure droite de notre raison. Sans doute ne sommes-nous que secondairement des hommes de raison tel que le définissait la philosophie : « L’homme, animal raisonnable », disait Aristote. Oui, tout comme l’animal, nous sommes des êtres d’instinct que traverse le flux des stimuli sensoriels qui se dissolvent dans notre roc biologique à même leur propre profération. Cependant nous ne sommes nullement et uniquement des réseaux de nerfs et de muscles, de ligaments et d’aponévroses, nous sommes avant tout des êtres de conscience qui regardons le monde et le jugeons. Notre faculté de penser et de nous penser nous-mêmes, telle que définie par Kant, nous dote d’une « conscience », d’un « entendement », d’une « raison », trois définitions identiques dont il nous faut retenir qu’elles déterminent notre « Je » et assurent notre liberté. Regardant le solstice d’hiver, l’animal apeuré, cherche refuge et rejoint sa tanière ; l’homme au contraire sort au plein jour, regarde la feuille et voit, en sa transparence, dans le lacis de ses nervures l’architecture qui présidera à sa « re-naissance ». Là est le sens bien compris du solstice. Le reste n’est que bavardage !

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30 novembre 2016 3 30 /11 /novembre /2016 09:00
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27 novembre 2016 7 27 /11 /novembre /2016 18:47
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16 novembre 2016 3 16 /11 /novembre /2016 14:01
Venue du plus loin de l’étrange.

   

"Inutile ostentation".

Œuvre : André Maynet.

 

 

   « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »

 

                                Jacques le fataliste et son maître - Denis Diderot.

 

 

   Dire combien ce lieu sans lieu, ce temps sans temps étaient étranges, dépasse tout entendement fût-il rompu aux subtilités intellectives. Il s’agissait d’une manière d’Utopia, de Nusquama, de « Nulle-part », qu’on eût pu désigner aussi bien du prédicat d’«Abraxa », cette ville des fous dont Erasme rend compte dans son « Eloge de la folie ». Oui, de la folie. Car comment disposer d’une position stable, comment figurer sous la majesté d’une humaine silhouette lorsque vous désertent aussi bien le site d’une origine que ce qui, par essence s’y attache, à savoir l’architecture d’une identité ? On avançait au hasard sur la dalle grise et anonyme. On poussait ses pas dans un étrange sur-place, à la façon des mimes qui ne progressent que dans leur propre rêve et dans les fantasmes des Voyeurs qui, par eux, les mimes, se laissent fasciner. La réalité était si peu préhensible (mais qu’était donc la réalité dans cette pliure du songe ?), les choses si peu concevables qu’on existait comme en sustentation, pareils aux araignées d’eau qui frôlent le miroir de l’onde sans même le toucher, simples irisations de l’instant suspendu qui, jamais, ne retombe. Alors tout est immobile, silencieux. Nul langage n’existe sauf celui d’une réverbération des corps dans le tain impalpable d’un improbable miroir.

   Il semblait qu’au-dessus de cette densité grise, de cette inconcevable brume, flottait un impératif. Nullement une imprécation qui eût rompu le charme à l’aune de son brutal couperet. Plutôt une insinuation cachée, peut-être une souple incantation ou bien la rumeur d’une prière logée au creux d’une mystérieuse crypte. Simplement, sans doute, celle des corps où ruisselait l’effeuillement d’une mutité. C’est ainsi, les atmosphères insolites conduisent l’âme à ne rien proférer qui entaillerait le jour. Seulement un murmure, un éthéré bourdonnement faisant son bruit de ruche en arrière de la falaise blanche des fronts. Ce qu’on voyait dans cette illusion souveraine : une Innommée au long corps d’albâtre, une liane sans début ni fin, une légère torsion du buste accomplissant un retour vers un proche passé, une hypothétique interrogation muette ou bien un questionnement inquiet. On ne pouvait guère savoir au-delà de cette posture immatérielle réduite à sa fixité, comme si une angoisse en tendait silencieusement la membrane de peau, comme si un cri anciennement proféré s’était cristallisé dans une intangible concrétion.

   Dans un plan plus éloigné, peut-être à l’angle d’un jour appartenant à une antique mémoire (mais comment parler de « passé » alors même que le temps semble ne devoir jamais surgir ?), une autre Innommée à la taille menue de guêpe, aux longs bras, deux brindilles en attente d’être, deux jambes infinies qui plantent leurs racines dans un brouillard lagunaire, avec, pour vêture, un seul bas couleur de chair et d’aube irrésolue. Le visage est un masque de porcelaine pareil à ceux qui hantent la Cité des Doges, près des canaux aux réverbérations d’étain. La coiffe est une efflorescence rose et bleue qui fait l’unique tache de couleur dans l’estompe de l’heure, une légère mélodie posée sur le camaïeu des choses invisibles. Certes tout ceci, ces touches subtiles, cette improvisation des teintes natives, ce pastel n’osant dire son nom sont si peu affirmés qu’on pourrait en considérer la manifestation inapparente et sans autre valeur que ce grésillement, ces quelques césures inaperçues dans la percée du poème. Seulement penser ceci, cette inattention à accorder à une parution discrète, presque inapparente revient à biffer ce qui, de la présence, vient à notre encontre dans la seule mesure qui soit : celle d’un sens à connaître.

   Mais rien ne servirait d’épiloguer, de broder, de festonner des phrases autour de Celle qui, se voulant inapparente, se traduit en réalité comme le début d’un alphabet chromatique, l’initiale d’un chant qui, bientôt, dépliera ses volutes, affirmera sa distance, prendra son envol, quittant la dalle originelle qui l’a enfantée. Cet essai de s’exiler du sol premier, de s’affranchir du lieu de sa naissance, de son site fondateur, rien ne le rendra plus visible que l’attitude de la troisième Innommée (nommons-la provisoirement ainsi), cette petite fille apeurée qui cherche la protection de Celle qui accepte de la prendre en garde. Deux silhouettes faisant corps dans un genre d’affinité qui les confond en un ressenti commun. Y aurait-il danger ? Quelque chose comme une « inquiétante étrangeté » pourrait-elle surgir à tout moment qui menacerait, remettrait au néant ce qui vient de dévoiler son être comme l’une des actualisations de ce qui vient au paraître ?

   Oui, cette image toute en tension, ourlée d’un tragique discret nous invite à réfléchir à ce que veut dire prendre nom et croître sur la Terre, sous le Ciel où glissent les nuages, ces fugaces harmonies traçant le destin de l’éther tout comme le sol imprime en nous ses racines nourricières. Être nommé ne veut pas seulement dire prendre son envol à partir d’une quelconque effusion, d’un premier prédicat venu, fût-il événement sous les espèces d’une frise florale venue ceindre un front soucieux de connaître le vaste monde et ses myriades de mouvements colorés, ses miroirs éblouissants, ses infinis carrousels, ses fragments de changeant kaléidoscope. L’être de toute Innommée est toujours en attente d’un nom mais celui-ci n’est jamais libre de s’affranchir du territoire à partir duquel il a pris essor. La bonne décision : demeurer au centre de soi, si près de sa texture originelle que jamais son être ne s’absentera, quand bien même on tâcherait de lui donner une impulsion différente de celle qui, de toute éternité, lui  a été assignée comme son chemin le plus juste. Ceci s’appelle Destin que guident les Moires, filles d’Erèbe et de la Nuit. La première de ces filles file le fil du destin, la seconde le mesure avec une baguette, la troisième le tranche. Inévitable succession de jours heureux et d’heures sombres. Il n’est que de connaître ce clignotement qui fait sens et s’appelle l’exister. Tout est déjà inscrit dans le sol qui nous a vus naître, tout comme sur « le Grand Rouleau » qui inspire tellement Jacques le fataliste. D’une manière ou d’une autre, fût-elle terrestre, fût-elle céleste il nous faut être reliés. Ainsi prenons-nous nom de notre saut qui n’est qu’un essai de paraître le temps d’une brève illumination !

   Ainsi se justifie le titre donné par l’Artiste à son œuvre : « Inutile ostentation », puisque, aussi bien, incliner son paraître de telle ou de telle manière est une ostentation, une prétention à être qui nous dépasse et devrait nous reconduire à cette vertu d’humilité qui est, sans doute, le bien le plus précieux auquel nous puissions confier nos modestes destinées.

 

  

 

 

 

 

 

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13 novembre 2016 7 13 /11 /novembre /2016 08:00
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11 novembre 2016 5 11 /11 /novembre /2016 09:39
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10 novembre 2016 4 10 /11 /novembre /2016 09:25
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