Photographie : Gilles Jucla
Avant
C’est peu avant l’exactitude du jour, lorsque les choses sont au repos, que les hommes sommeillent. Le temps n’a pas encore déroulé son ruban de lumière et des restes de nuit s’accrochent encore aux arbres, ourlent les toits d’une ombre couleur de zinc. On est en soi, lové au creux de sa chair et l’on sent le sang battre, pareil à une marée lointaine. Devant la bouche, juste une hésitante vapeur. Yeux embrumés, tube des doigts engourdis, jambes roides du rêve encore présent. C’est si difficile de se dégager du songe, de surgir en plein ciel dans la meute de clarté blanche ! Ici, où l’on est, mince trait dans le concert de la Terre, on ne sait pas vraiment qui l’on est, la position que l’on occupe. Levant ? Couchant ? Peu importe la localisation, le chant de l’heure, la désorientation de la boussole. Être là seulement, pour la toute première fois et en savoir le prix, en apprécier la densité, en soupeser le poids si rare, ce léger pincement qui s’immisce à la pliure de l’âme et y imprime son bruissement de fontaine. On est seul, immensément seul et l’univers n’est qu’une théorie, une maille dans la toile libre des jours, une écume flottant à la dérive, seulement occupée d’elle-même, un clapotis qui, bientôt s’effacera mais aura connu une multiple splendeur. On n’ose bouger. On n’ose même pas penser de peur que le charme ne s’efface, que le silence soudain habité de rumeurs ne plante sa dague dans la dure-mère et y ouvre les sillons carmin du doute, n’y allume les flammes vives de la peur. Car il faut demeurer en soi et ne point faire effraction vers ce dehors qui serait menaçant à seulement y figurer dans la précipitation, à y paraître dans la figure de l’égaré, de l’inconscient ou bien dans l’outrageuse présence du héros, du combattant, du guerrier.
Pendant
On est au pied de la dune, tout près des éboulis de sable, ces rapides lézardes qui parcourent le sol de leur infinie et belle marbrure. A droite, à gauche, à la limite des talus couleur de sanguine, la tête échevelée des oyats qu’un vent léger visite avec la grâce d’un jeune enfant. Jeu innocent du monde en train de s’éployer au-dessous de la conscience des hommes, à la lisière de leurs soucis, là où commence le souffle bleu de la Métaphysique. C’est si imperceptible une sensation, c’est si subtil une perception qui longe les blancs axones à l’aune de ses étincelles rapides et sa diffusion instantanée sur le givre étoilé du cortex ! Pure fluence, inscription invisible dans la texture du souvenir. Mais, si l’esprit oublie, le corps, lui, en est longuement marqué et cette ascension parmi les grains de poussière grise trouvera son site et son recueil en quelque endroit secret.
Résurgence toujours possible au moment où l’on s’y attend le moins, dans la seconde mélancolique ou bien son harmonique, l’effusion lyrique, l’arche ouverte de la félicité, l’hymne à la joie qui court en sourdine dans toute rencontre amoureuse. Car, être ici, tout près du rythme clair des marches de bois poncées par une douce lumière, à contre-jour des contingences humaines, c’est, en quelque sorte, devenir soi-en-totalité et en sentir a dilatation au plein de l’événement. C’est devenir l’autre par lequel on est au monde : cette femme, ce paysage en attente de révélation, cette échelle à grimper en direction des étoiles. Mais alors, comment ne pas reconnaître là le mythe ascensionnel que comporte toute action d’élévation en direction du ciel dès l’instant où le geste paraît essentiel, poinçonné au sceau de quelque origine ? C’est ainsi, toute première fois est le lieu d’un pur mystère. Aussi bien celui de l’amante, aussi bien de la nature en son incroyable capacité de déploiement.
On est là, pieds nus, dans l’atmosphère prise de stupeur. On pose ses coussins de chair bien à plat sur les dalles de bois. Entre les boules des orteils, souvent un glissement de sable, un poudroiement d’or, une coulure d’air annonçant déjà ce que sera l’étonnement, tout là-haut, près de la courbe appuyée de l’éther. Ça crisse sous la voûte plantaire, ça fait son craquement de fibres serrées, ça invite à la progression. Dans le calme, la patience, la sérénité sans lesquelles la joie demeurerait scellée à son orbe immatériel, soudée à son socle insaisissable. C’est toujours une longue patience que celle de la rencontre qui va ouvrir un monde et le tressaillement des rémiges est encore haut qui parvient à peine à soi ou alors à la manière de signes incompréhensibles, cliquetis de morse se confondant avec la texture mobile des choses.
Maintenant l’air fraîchit, le vent devient perceptible, dans le genre d’un tourbillon qui voudrait forer la cochlée, s’invaginer au plus profond du corps. Bientôt la dernière marche, l’ultime ressac de sable, le mince rempart au-delà duquel surgira l’inconnu, fulgurera la lumière dans un éblouissement blanc, un vertige vertical. La dune s’est métamorphosée en une large vallée glaciaire que tapisse une herbe courte au travers de laquelle, parfois, clignotent des brisures de silex, se meuvent silencieusement des troupeaux de pierres claires. Sur la droite, à l’angle extrême de l’image, une procession de rochers noirs que couronne la digue des nuages, leur ventre lourd à la consistance laineuse. Quelques nappes plus sourdes, au loin, pareilles à des ponctuations, à une encre qui rehausserait le vide pur, sa cambrure au-delà du réel. A la lisière de l’herbe et du ciel les flammes noires de cyprès violentés par la force imparable du vide. Oui, du vide car à la limite où peut porter le regard règne une indistinction que l’on croirait affiliée au néant, soudée à une angoisse primordiale. Mais ouverte, porteuse d’un accroissement de soi, non déterminée à imposer un registre de fermeture.
L’océan à l’horizon est une plaque d’étain brillante que zèbrent des courants qu’on croirait nuées de cendre, éparpillement de radicelles d’eau dans la fuite du jour. Serait-ce là l’image de l’infini - cet irreprésentable pour toute intellection -, qui aurait trouvé le site où faire son intouchable efflorescence ? Soudain l’on est saisi au cœur de soi, l’on est la pierre et le vent, la brume diaphane et l’herbe parcourue de frissons, la torche des cyprès et le miroitement des vagues, cet alphabet qui connaît le monde au rythme de son flux, au retrait de son reflux. On est aimanté. Un vibrant magnétisme irradie le lieu comme si l’on était au centre même du Pôle, tout en haut du grand dôme de la Terre, traversé d’aurores boréales et illuminé par la lueur translucide des glaciers. On demeure là, longtemps, face à la pure poésie, au paysage fait œuvre d’art, à la matière transmuée en esprit et l’on ferme les yeux sur ce cirque enchanté et c’est la joie qui coule dans les veines, en glace la ramure, et c’est un chant intérieur qui dure longtemps, qui, jamais, ne s’effacera.
Après
On est redescendu sur terre. On franchit l’escalier de bois à rebours. On se sent léger, très léger comme si l’on était un flocon pris dans la résille claire du blizzard. Il y a quelque chose de nouveau, peut-être le crépitement d’une source dans la nuit d’une crypte, peut-être le flottement d’une nuée invisible en arrière du front, peut-être un grésillement qui fait l’ombilic bavard et les oreilles habitées de luxe. Oui, assurément, il y a quelque chose…