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27 novembre 2015 5 27 /11 /novembre /2015 09:05
SEUL sous la courbe du ciel.

Au commencement - Huile sur toile.

Œuvre : Elsa Gurrieri.

En ce temps d’approximation et de ruine on était arrivé au bout de soi avec la presque certitude qu’il n’y avait plus rien au-delà. Au-delà de soi. Le matin, à peine éveillé de son cocon de chair, on ouvrait les fenêtres de ses yeux et l’on apercevait, au mieux, une pluie de phosphènes éclatants, au pire, l’envers de ses paupières où s’allumait la densité ombreuse de la nuit. On demeurait en soi avec un sentiment d’étrangeté. Partout, à l’intérieur des voiles de peau, une confondante complexité comme si quelque malin génie se fût appliqué à brouiller les cartes. Une éternelle jonglerie, des apparitions-disparitions, des abîmes s’ouvrant, des désirs s’immolant dans l’immanence de leur propre vanité. On avançait à l’intérieur de son corps avec d’infinies précautions. On tendait les mains vers l’avant à la façon des somnambules. On marchait sur le fil étroit de l’équilibriste. On posait la rainure de ses fesses sur la barre lisse du trapèze. Dans l’infinité de miroirs qui tapissaient ses parois internes, sa propre image reflétée sur le tain du mystère : silhouette de mime, visage blême comme la Lune, bras d’insectes, abdomen de cuir pareil à celui d’un scarabée, jambes arquées dans la position du cavalier. Son propre espace comme une esquisse se métamorphosant à mesure de la projection de ses lignes et arabesques.

On gravissait les marches de son territoire, les ventouses des pieds soudées aux marches de pierre. Des marches usées, cirées d’humidité, gonflées de mousse, gagnées d’un lichen à la teinte de bouteille ancienne. On n’osait affermir sa progression, évitant de s’appuyer aux balustres d’albâtre qui cédaient sous le poids et menaçaient de vous envoyer dans d’énigmatiques salles où grinçait la bouche mauve de la torture : pyramides aiguës de berceaux de Judas, chevalets aux rouages multiples hérissés de picots, araignées espagnoles aux griffes acérées. C’était une lente agonie, une découverte de ce que jamais on n’avait vu, cet intérieur qui se manifestait si peu, sauf l’éblouissement créé par une sublime saveur, l’écartèlement sur l’étrave de la jouissance ou bien les fulgurances de la douleur, sa diffusion dans le réseau des nerfs identique à une gerbe d’éclairs dans la geôle étroite d’un cauchemar. Malgré tout on avançait car l’immobilisme eût été la pire des choses, l’ensevelissement dans le berceau même de son anatomie. Il fallait regarder, tâter, éprouver la gamme des sensations et connaître, aiguiser le pieu de sa lucidité. Demeurer eût correspondu à disparaître à soi, à s’effeuiller dans le vent acide du néant.

Au-dessus de soi, dans les mailles des muscles et parmi les brumes des humeurs complexes, tout un monde étrange d’architectures oniriques, des arcs de pierre en plein cintre, des ponts suspendus dans le vide, des passerelles ne menant nulle part, des échauguettes accrochées à l’angle de tours, des lanternes de verre se balançant dans un vent venu d’on ne savait où, des piliers creux entourés d’escaliers hélicoïdaux, d’énormes poutres avec des poulies auxquelles étaient attachées des cordes fouettant l’air de leur tressage inquiet. Vraiment on ne savait rien de ce dedans que l’on croyait pouvoir opposer à un hypothétique dehors. On longeait les murs épais, parfois criblés de trous par lesquels on pensait voir un paysage, des collines, des arbres aux feuilles dorées, des promeneurs, des villages mais, en réalité, la vue se cognait aux angles des apparences et revenait en sifflant, pareille à des shurikens et il fallait se baisser afin d’éviter la blessure ou bien la mort. Oui, on avait été un rêveur debout, un explorateur du rien, un chercheur d’impossible.

Au-delà de sa frontière de peau il n’y avait RIEN, sauf le vide et cette vérité partout hurlant sa nécessité : le monde on l’avait imaginé, le monde on l’avait façonné à l’aune de ses propres insuffisances, juste histoire de mettre en face de soi un possible interlocuteur, un guide, un ami, un conseiller, un confesseur et dieu sait quoi encore dont on eût espéré qu’ils nous sauveraient, - harpies de brume et de songe -, de notre propre désastre. On était en état de sidération, dans un tremblement proche de la syncope et à seulement se pencher sur le vertige de sa destinée on sentait combien tout ceci qu’on appelait vie ou bien existence était ténu, tissé de rêverie, habillé de mensonge. Immense comédie. Pour exister il eût fallu sortir de soi, faire effraction, se donner comme possible figure du monde et à seulement éprouver le flou dont notre itinéraire était le recueil, on était comme dépossédé de son être, réduit à ne paraître qu’en effigie de carton s’agitant dans le castelet du brave Guignol. Mais Guignol à la vision vide, Guignol s’agitant SEUL, entre des murs de papier, des décors de fausses pierres, des vêtures d’épouvantails parcourues de rides d’inconsistance et de toiles de givre. Guignol sans Gnafron le serviteur fidèle et serviable, sans Madelon, la fenotte au cœur sensible, sans Flageolet, Cassandre, Emilie, Octave ou bien Battandier. SEUL Guignol avec sa face rubiconde, ses pommettes rouges pour faire semblant, ses yeux noirs pour regarder le monde vide, sa redingote de bure et son bâton qui ne frappe jamais personne puisque personne n’existe. Guignol face à Guignol. Guignol en abyme reflétant à l’infini des myriades de Guignol, des kyrielles de Guignol, tous identiques, sans différence aucune, manière d’éternel auto-engendrement dont il n’y avait plus rien à attendre que cette insensée multiplication sans début ni fin.

L’erreur, car il en avait une, ç’avait été, un jour, de proférer le commencement, autrement dit d’évoquer sa propre origine, de mettre en place une mythologie, de proposer la facile solution d’une eschatologie à laquelle on pouvait se raccrocher comme à la souche du Déluge afin que sa vie fût légitimée. Alors tout pouvait être dit au titre d’une fable : soi, l’autre, le monde, la profondeur de l’univers, les autres univers, le fourmillement des galaxies, les autres galaxies, en un mot tout ce qui, résultant d’une évidente mystification, prenait corps au-delà même de son propre corps, le seul qui fût dans l’évidence et se clôturât dans le mot même qui le définissait. A vivre dans l’enceinte de soi, la seule dimension repérable, visible, préhensible, on prenait le risque calculé, mesuré, explicité de renoncer à tout ce qui, précisément, n’était pas soi. La brindille noire de la fourmi, l’éternelle amante dont on attendait qu’elle nous rendît conforme à notre propre ressenti, le vol circulaire de l’oiseau, l’arbre, la pierre. Mais tout ceci ce n’était que des déclinaisons de ce que l’on était intimement, à l’intérieur des frontières de son roc biologique, au sein du réseau volatile de son esprit, au centre des tourbillons d’écume et de plumes de son âme. Parfois on allait tout contre son épiderme, là où le jour commençait à être perceptible, on entaillait au scalpel de sa volonté le parchemin de peau, on disposait son œil inquisiteur dans la fente discrète et l’on s’appliquait à regarder avec l’inquiétude de celui qui, depuis toujours, attend une révélation. Oui, une révélation car, après tout, n’était-on victime d’une illusion, n’était-on atteint de cataracte avec l’impossibilité de cerner toute présence un tant soit peu éloignée ?

En effet, ça bougeait au-delà de soi. Ça vibrait. Ça faisait sa boule jaune-soufre fonçant dans l’éther bleu, à la vitesse des comètes. Ça faisait son ourlet à la couleur de menthe, ça diffusait une traînée pareille à la queue d’un cerf-volant. Ça filait dans l’espace agrandi avec son bruit de rhombe, de silex taillé qui découpait de vibrantes lanières dans la toile compacte de l’air. C’était si vraisemblable, doué d’une telle force, animé d’une si impressionnante vitesse qu’un instant, ébloui jusqu’au tréfonds, on eût cru à quelque forme de réalité extérieure, à la réalisation d’un démiurge énervé en proie à un délire créatif. En ces moments proches d’une hallucination, - ou bien s’agissait-il seulement d’une croyance ? -, on était sur le bord de la séduction, sur la pente d’une conversion, prêt à accepter ce qui se rendait visible comme un satellite de son corps, un brillant événement, un surgissement prodigieux si inattendu, tellement espéré qu’on tendait les mains en direction du miracle et que, soudain, tout s’effaçait et il ne restait sur les demi sphères des paupières que des traînées colorées, des multitudes de photopsies, d’infinies mouches butinant de leurs trompes têtues les nappes de ses rétines. Alors combien l’on était désemparé, isolé au centre de soi avec, tout autour, ses ruisseaux de sang et ses compagnies ossuaires. Ses bruissements de paroles et ses chutes de pleurs.

Voilà, cette boule d’ignition solaire qui parcourait les espaces sidéraux, distillait son rayonnement cosmique d’un bout à l’autre de l’univers, c’était simplement le feu de ma passion, l’éclair lumineux de ma conscience, l’incendie volontaire allumé dans la soute de mon esprit afin que des étoiles vibrant sur le cercle du corps, sur la lisière, sur la frontière compacte, quelque chose comme une réalité extérieure s’allumât. C’est si difficile de vivre SEUL, d’en éprouver l’entaille vive, de sentir le bourgeon de sa lucidité s’éployer et distribuer sa sève sur la totalité de sa vision. Alors on se sent aphasique, incapable de proférer quoi que ce soit, on se sent hémiplégique, prisonnier de sa nasse de chair, incapable d’émerger de ce silence cotonneux dont le corps est le réceptacle en même temps qu’il le produit comme une araignée tissant la toile commise à sa propre finitude. Emmailloté en soi avec l’impossibilité d’en sortir. Momie définitive, chrysalide existentielle condamnée à faire l’épreuve de soi pour le temps des temps.

Mais je sens que quelque chose se déchire. Mais je sens comme une vibration. Cela grince au-delà de ma meute de sang et de chair. Cela parle et rit. Cela s’étonne et se manifeste. Oui, au travers de la déchirure de mes paupières, je VOUS vois, VOUS et puis VOUS aussi et VOUS encore, penchés sur les signes menus que je grave dans l’écorce de ma peau, ces stigmates qui me font être et me donnent l’illusion d’exister. Oui, je vous vois vous appliquer à déchiffrer ces mystérieux hiéroglyphes, ces messages en forme de morse, ces balbutiements pas plus hauts que le bruit du lampyre dans le foin de l’été. Non, ne m’abandonnez pas si tôt, non poursuivez le décryptage. Je ne vis que de cela, être un mot parmi les mots, une langue parmi les langues, un signe parmi l’infinité de signes du monde. Non ne partez pas, je vous aime ! Ne partez pas !

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27 novembre 2015 5 27 /11 /novembre /2015 08:52

 

A l'encontre du jour.

 

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Photographie : Blanc-Seing.    

                                                                                                              

      Cette effigie humaine qui fait sa mince vibration à l'encontre du jour est-elle seulement affectée d'une réalité ?

Ne s'agirait-il pas d'une hallucination dont nos sens seraient atteints ?

D'une phénoménalité qui ne voudrait dire son nom ? Comme pour réserver au secret sa part d'ombre, sa mesure "d'inquiétante étrangeté".

Cela parle si peu dans le jour naissant.

Cela fuit tellement, juste sous  l'horizon de notre conscience, à la limite de nos yeux habités de mensonge et d'approximation. 

Cela se réserve et jamais ne fait signe avec la clarté de l'évidence.

  Mais qui est-elle donc, cette Passante que des murs abstraits, absents d'eux-mêmes, semblent vouloir attirer dans quelque abîme ?

A-t-elle seulement un projet ?

Son cheminement, un but ?

Ou bien est-elle tellement perdue parmi les hasards du monde qu'elle ne puisse jamais se retrouver ?

Fragments épars faisant sur la terre leur vibrante et tragique diaspora.

Dispersion infinie. Pareillement à l'éclatement autistique.

Giclure des mains.

Dislocation des membres.

Emiettement des idées.

Dissémination de la pensée.

Comme un étonnement d'exister, un éblouissement du vide, une sombre assomption vers un aveuglant vertige.

  Mais cette Oubliée parmi les morcellements infinis de la ville, cette erratique présence n'est-elle seulement là qu'à nous questionner, à nous jeter dans les fosses perdues du questionnement circulaire ? Genre d'herméneutique tournant à vide, questions et réponses affectées de la même vacuité, d'une identique perte, d'un doute infécond faisant ses voltes et ses revirements.

Nous sommes soudain reconduits à notre condition première, à nos fondements, acculés à notre origine, sommés de dire notre désertion de l'être, notre fascination pour l'absence de toute chose, comme un point fixe au milieu de l'absolu.

Cette dissolution, nous la voulons.

Cet effacement, nous l'appelons, alors même que, sollicités par les mouvements de tous ordres, nous croyons nous en échapper.

Mais notre essence est là qui veille, fait ses menus entrechats métaphysiques, ses ondulations ontologiques.

Nous disons "être" et ce vers quoi nous marchons renvoie le lancinant écho d'une occlusion, d'un ombilic tubéreux, racinaire, enfoui dans une confondante mutité.

A cela, à cette fermeture,  nous ne pouvons échapper que par un saut dans l'aliénation ou bien par un éclatement de la conscience vers les mailles serrées des certitudes logiques ou bien encore par une liberté dont l'art, parfois, veut bien nous faire l'offrande.

  Exister, s'immerger dans la lumière, tracer son chemin de comète, assurer à son parcours quelque scintillement de feu de Bengale revient toujours à se confronter à cela même qui offre son revers mortifère.

On ne s'exonère du tragique que provisoirement.

L'ouverture est là qu'il faut saisir à l'encontre du jour, dans cette clarté qui nous constitue en même temps qu'elle se retire de nous.

Nous n'apparaissons jamais que dans cet intervalle, celui-là même que, métaphoriquement, parcourt l'Oubliée de l'image en quête de son propre destin. 

 

 

                                                                             

 

 

                                                                

 

   

 

 

  

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26 novembre 2015 4 26 /11 /novembre /2015 08:23

 

L'instant d'avant la lumière.

 

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Brume sur le port.

Perron Astrid - Belgique.

 

Sur une page Facebook de Laura Calliope.

  

  L'encre de la nuit n'a pas encore dissipé sa tache bleu-marine et le jour n'est présent qu'à titre d'hypothèse. Les hommes, dans leurs chambres, sont dans l'étroit des songes et leurs corps dérivent longuement. Minces pliures que l'inconscient retient avant que ne surgissent les entailles de la lumière. Car il y a toujours danger à quitter la demeure nocturne et à s'inscrire sur la scène du monde. Là, dans le bouillonnement des draps, se recueille ce que nous avons été et ce qu'encore nous ne sommes pas. Ce sont comme des lianes, de longs tentacules venus du plus loin du temps qui nous cernent et nous inclinent à longuement dériver. Images souvent brouillées qui font leurs flux et reflux dans l'antre du cortex et dont nous ne saisissons le langage que sur le mode crypté, au mieux un balbutiement, sinon une manière d'incompréhensibles hiéroglyphes. Étranges gesticulations langagières, proférations de l'indicible, mots qui auraient perdu leurs formes pour ne paraître qu'à la mesure de coquilles vides, de conques marines que l'eau aurait désertées. Et pourtant, ces évanescences inquiètes d'elles-mêmes, ces abstractions qu'habille si peu de chair, ces effigies arrimées à de simples voiles de peau, nous y tenons, nous y soudons les nervures de notre âme comme s'il y allait de notre vie, du futur de notre conscience.

  Au-dehors, les mailles étroites du jour ne laissent place qu'à une aire circonscrite à un tremblement, à une irisation presque imperceptible, phosphènes assourdis, ombres secrètes, silhouettes adossées au mystère d'être. Ce ne sont que faibles parutions humaines, aventures existentielles retenues dans une ouate compacte, minces survenues à l'orée de ce qui pourrait se dire mais encore se retient comme au seuil d'une ultime cérémonie. Y aurait-il place pour quelque sacrifice inaperçu ? Une icône invisible demanderait-elle une prosternation ? Les dieux attendraient-ils qu'une libation ait lieu à titre de reconnaissance ? Non, il ne s'agit ni de mythologie, ni d'une quelconque adoration qui délivrerait d'une dette, d'un signe à adresser à plus grand que soi.

  Pour les hommes sur le port, dans l'orbe de leur nébulosité; ainsi que pour nous-mêmes allongés sur des nattes qui dérivons lentement vers la clarté, il  n'en est que d'une errance, d'une recherche de ce que nous sommes ici et maintenant alors que les choses semblent immobiles, dans le genre d'un arrêt du temps. Rien n'existe plus qu'un espace vide, un abîme suspendu au-dessus du néant. Minimale invitation à paraître qu'une neige, sur le port, semble suggérer; qu'une lumière nocturne est sur le point de dissoudre. Identique impression de vacuité dans le cube de la pièce où les hommes sont livrés à de spectrales destinées. Le portla chambre, comme deux pôles jouant en écho; deux voix aphones trouant le silence de leur cotonneuse abstinence. Il y a abandon du langage, en soi, d'abord, en l'homme ensuite comme une disparition de l'essence de la donation. Comment, en effet, porter sa vêture de carton-pâte au-devant du monde dès l'instant où la parole semble ne plus l'habiter ? Comment être simplement présents sans le gonflement intérieur qui dilate la conscience et la remet aux autres afin qu'exister puisse être simplement atteint ? Nous sentons bien cette impossibilité de tracer quelque esquisse signifiante. Seule la musique le pourrait, seul le poème en dirait la fugacité, seule la chorégraphie ou bien les cercles infinis dessinés par les Derviches  tourneurs en réaliseraient une approche, jamais cependant l'exacte réalité. Autant dire que le médium adéquat serait seulement de l'ordre de l'intellection, de la vibration de l'âme. Autant dire l'outre étroite des certitudes. Parfois les flancs du réel se rejoignent à tel point que nous sommes remis à une confondante étroitesse, à une perception de l'univers infinitésimale, le nôtre d'abord; celui d'une probable altérité ensuite;  mais aussi celui des choses à portée de la main.

  L'instant d'avant la lumière est ce temps spécifique, ce temps gris apparaissant comme médiation entre la nuit et le jourl'inconscient et le conscientle passé et le présent alors même que l'avenir a la consistance des nébuleuses glissant infiniment sur la toile de la Voie lactée. De ce temps, cependant, il faut bien que nous fassions quelque chose de plus qu'un simple abandon au flottement onirique, lequel pourrait aussi bien s'inscrire dans le rythme d'une éternité. Et ceci, notre essor, nous ne pouvons l'assurer qu'à prendre appui sur la plénitude poétique de la nuit, ce noir dense et habité, jamais identique à l'implacable ténèbre, remettant les paroles essentielles du poème à l'extrême pointe du jour par laquelle toute chose se révèle et ouvre l'arche sur laquelle nous progressons en direction de cet alter ego que toujours nous appelons de nos vœux et qui disparaît avant même que nous l'ayons saisi. Bientôt les murs de la chambre résonneront de paroles joyeuses et multiples. Bientôt les hommes du port seront enfin lisibles. Toute chose sera rentrée dans l'ordre comme le chaos s'organisant toujours en cosmos. Mais ce mouvement subtil, il ne tient qu'à nous de le rendre visible et donc compréhensible. A cette fin nous disposons de ce magnifique convertisseur qui a pour nom "conscience" à côté duquel nous vivons, que nous frôlons de notre distraction sans bien en percevoir les conditions de possibilité. Nous sommes d'éternels voyageurs de l'inconnu !

  Portant à nouveau notre regard sur cette belle photographie empreinte de sensibilité et de mystère, nous ne voyons pas seulement un paysage que nous pourrions enfermer dans des coordonnées, nous ne percevons pas uniquement une scène recevant sens et orientation grâce à un espace qui la définirait; nous sommes seulement face à une métaphore, la plus illisible qui soit, celle du temps réduit à l'instant, cette eau qui s'écoule depuis notre premier étoilement au ciel du monde et que nous essayons de saisir alors que nos doigts sont seulement habités de rosée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    

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25 novembre 2015 3 25 /11 /novembre /2015 09:49
Seuls dans la porte du jour.

Photographie : Blanc-Seing.

Le jour était de soufre et de pollen et l’air bruissait de la chute des feuilles. C’était l’automne mais aussi l’été et l’hiver s’annonçant. C’était toutes les saisons en une. La chaleur sortait des fossés en fibrilles éblouissantes et le gel paraissait déjà à l’entour des buissons. Juste la couleur de rouille des arbres pour dire le dépouillement, la longue nostalgie faisant couler son miel dans la contrée étroite de l’âme. Oui, étroite car rien de bien lisible n’apparaissait.

Dans le créneau de lumière on avançait comme une ballerine sus ses pointes, posant le pied sur l’incertitude d’être comme sur le fil tendu du funambule. Une errance, une progression dans l’ébriété du monde, un vertige que rien n’attachait à quelque signification.

Tel chemin qu’on avait déjà parcouru des milliers de fois ne susurrait plus que dans les mailles serrées d’un anonymat. Ou bien d’un genre de hululement pareil à la chute du grésil sur le sol martelé de givre. Sur le sentier de pierres les arbres projetaient leurs herses que les talus bordaient d’une mousse vert de gris à la consistance de métal. Le chant des oiseaux était dissimulé dans leurs coques de plumes et le vent glissait le long des écorces avec une plainte de scie musicale.

En réalité on faisait du surplace avec des gestes de mimes, enroulement cyclique, talon-pointe, effleurement de la poussière dans un attouchement d’écume. Le corps oscillait, bassin en avant, bassin en arrière, singeant le tumulte de la copulation. Les rotules beuglaient et l’on aurait dit de vieilles cames désertées de l’amour des graisses. Les poignets grésillaient, braises vives prises en tenaille dans la morsure de l’heure. Les mains ouvertes serraient le vide avec des grimaces d’effroi. Il était si difficile de tracer sa voie, d’écarter le parchemin emmêlé des buissons, d’ouvrir la voûte des ramures qui, toujours, s’inclinait vers la terre avec des oscillations mortifères.

Oui, il y avait danger à être. Mais aucune possibilité de rétrocéder sur-le-champ dans un germe initial qui nous eût reconduits en arrière de notre propre effigie, dans la touffeur du non-dit, l’épaisseur lénifiante du non-vécu. On existait, malheureusement. On existait jusqu’à la douleur et chaque essai de se libérer, de l’arbre, de la ramure, du cri étouffé de l’oiseau, de la pliure jaune du ciel était pareil à une immolation, à une perte qu’il faudrait endurer à l’infini. Il n’existait plus de limite à l’inconvénient d’être né et d’en assumer la confondante charge.

Derrière sa silhouette de carton mâché on traînait le boulet hémiplégique de la question. De la question fondamentale : que faisions nous ici et maintenant, cloîtrés que nous étions dans notre cellule de peau avec l’impossibilité de faire effraction et de connaître l’envers des choses, à commencer par le sien propre ?

On était soudés à soi, dans l’épaisseur de sa chair, englué dans ses propres humeurs vitreuses et le monde était cette image vue au travers de la vitre glauque d’un aquarium. Parfois on tâchait de lâcher quelques bulles, de donner des coups de nageoires afin d’inverser l’ordre des choses, de sortir du bocal de verre.

Enfin, des parois de verre.

Des murs de verre.

Des plafonds de verre.

Des sols de verre.

Mon image répercutée dans les mobiles cloisons du labyrinthe.

Reflets. Reflets. Reflets.

Multipliés et rien où accrocher sa propre image. Rien où faire vibrer l’éclat de sa voix afin d’en entendre l’écho. Ou bien le silence forant ses trous jusqu’aux rivières de sang. Ou bien le vacarme s’invaginant dans la cochlée et sa déflagration dans les lointains.

TU es invisible à toi-même, aux autres. Bien sûr aux autres puisqu’ils ne sont que des hallucinations, des boules de mercure que bombardent les rayons cosmiques, il n’en reste même pas une lueur, pas même un mouvement dont aurait pu faire un début de fiction.

VOUS êtes si inapparents dans la contrée de l’esprit. Membranes qu’une continuelle magie fait paraître à même une immédiate dissolution. Ne demeurent ni phosphènes, ni traînée sidérale sur le ciel bombé de douleur.

MURS. MURS. MURS. Trois fois nommés dans la densité de l’enfermement où ils nous intiment d’être.

Les mains longent les murs, les murs de cristal et il n’y a que les mutilations du vide, le glissement des doigts sur l’empire du Rien. Empreintes que rien ne retient. Traces pariétales s’effaçant dès qu’appliquées.

Les pieds chuintent sur le sol de glace. Les pieds annulent le temps.

Le passé est là en tant que passé.

Le futur est déjà arrivé.

Le présent les réunit

et les divise dans un même geste de répudiation.

Jours s’écroulent. Murs de Jéricho.

Heures fondent. Fonte des glaciers.

Secondes se condensent. Se percutent. S’affolent.

Horloge universelle arrêtée en plein cours, grains de sable en suspension, eau gelée dans la clepsydre du non-savoir.

Où le temps ? Où l’être ? Coalescence brisée. Finitude de la finitude.

L’Inconnue, là devant, dans la gloire d’or du jour, ombre minuscule que l’espace reprend comme sa possession propre, qu’a-t-elle à nous dire ? Elle, au bout du tunnel d’arbres, elle sous la voûte des branches. A peine perceptible.

Dans l’espace étréci à la taille du ciron convergent tous les chemins.

Layons. Rayons. Sentes.

Géométrie de l’impossible.

Tout focalisé ici et je ne suis plus que cet infime point, cette minuscule luciole jetant dans l’air serré le faible lumignon de la présence. Mais qui donc me voit, sinon JE dans un geste d’auto-compréhension ? Dans l’unique saisie de soi comme sentiment d’être. C’est à peine si un mot, une lettre, une ponctuation peuvent témoigner, de MOI, de l’AUTRE parmi l’aventure mondaine.

Alors comment s’assurer d’une permanence, manifester au-delà de ce ruisseau de lymphe, de cette résurgence de larmes, des hoquets qui parcourent la peau de leur tellurisme pareil à une sommation d’exister, de surgir du Néant tant qu’il est temps, s’il est encore temps, étincelle perdue dans l’océan pluriel du monde ?

Comment ?

Comment ?

Comment ?

Mais répondez-donc hommes de paille, femmes de lin et de rayonne, enfants aux membres d’insectes.

On est né. On avance. On rencontre l’Aimée. On fait l’amour. On se reproduit. A peine la semence dans le ventre de l’Aimée et voici que notre destin de Mante ouvre sous notre ombilic vidé et nécessiteux la trappe de l’aporie. JE suis dévoré. TU me dévores, TOI qui, bientôt, sera manduquée par la Mort, cette Mante-Majuscule et il n’y aura de trace de notre aventure que dans l’ordre de l’absence.

Ô murs qui nous prennent dans les mâchoires du non-sens ! Qu’il est heureux qu’il en soit ainsi. La seule perspective d’une possible éternité est mille fois plus effrayante que le retrait de soi du monde.

Définitif. Liberté enfin trouvée dans le palais de cristal de l’Absolu. MOI, VOUS, TOI, les AUTRES, nous avançons tous, toutes, sur un chemin de lumière.

Non mystique.

Non religieux.

Non celui d’une secte.

Non : la voie royale de l’exister qui ne brille qu’à l’aune d’une totale obscurité dont nous venons, vers laquelle nous nous dirigeons avec le pas allègre de celui qui sait et vit de ses propres certitudes. Car la seule qui se signale comme un fanal au milieu des ténèbres, c’est LE RIEN dont nous sommes tissés aussi bien que notre sang se compose de cellules, le bout de nos doigts de phanères, notre sexe d’une douce ambroisie qui nous porte au-delà de nous vers ces autres mortels à qui nous avons insufflé la vie.

Notre joie la plus pure, la mienne, la tienne, la vôtre, c’est la joie de mourir un jour, d’abandonner la guenille de sa peau sur un chemin de hasard. Nous sommes pareils à des reptiles se débarrassant dans l’exuvie du fourreau qu’ils ont habité un instant.

Nous sommes en métamorphose.

Et nous savons vers quoi bien que nous feignions de l’oublier !

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25 novembre 2015 3 25 /11 /novembre /2015 09:02
Arbre en solitude.

Photographie : Gilles Molinier.

On lui avait dit les grandes étendues à franchir, les montagnes usées avec leurs cimes violettes, l’air comme un glacier, les rochers courant sur les crêtes pareils à un troupeau de moutons, les pentes semées d’arbustes rabougris, genévriers surtout, puis le peuple des fougères dentelées, les tapis de lichen, les étoiles blanches des céraistes, les semis de gypsophile. On lui avait dit le paysage froid et inhospitalier de l’Oural, les rivières glacées où couraient les collines de galets. On lui avait dit le vent souvent polaire, les immenses distances à vaincre, la solitude partout répandue qui faisait sa chanson monotone, sa comptine légère, sa fugue triste, parfois, lorsque le frimas s’annonçait comme la seule parole de ces espaces désolés. C’est la taïga qui l’attirait, d’abord le nom qui chantait, pareil à celui d’une jeune fille Russe, Alyona ou bien Fedora, dont les yeux clairs habitaient la forêt boréale ; ensuite les arbres, ses frères, pins, épicéas, mélèzes, sapins, bouleaux, érables, aulnes, saules et peupliers. Au milieu d’eux il serait reconnu, adopté, peut-être même serait-il celui que l’on attendait, que l’on fêterait dans le luxe du crépuscule alors qu’un bleu-de-nuit glissant parmi les troncs, les disposerait à l’accueil de l’ombre silencieuse. Méditation au milieu des heures lentes. Ressourcement sous la pluie d’étoiles. Oui, c’était cela qu’il attendait, dont il rêvait depuis cette forêt anonyme où le hasard de la naissance l’avait déposé. Cette forêt qui lui demeurait étrangère, il ne savait pourquoi. Pourtant il avait essayé de vivre le Sud avec application, en une sorte d’osmose mais le lien ne s’était pas opéré et c’est alors qu’il avait entrepris cette longue pérégrination vers le Septentrion.

Maintenant, il était là, parmi ses frères adoptifs et il ne savait plus très bien qui avait recueilli qui. Etaient-ce ses coreligionnaires ou bien lui, Sylvestre, lui qui était dans l’inquiétude de tisser une toile compacte dans laquelle, jamais, ne s’immiscerait plus le doute d’être, celui de demeurer seul sur le cercle infini du monde ? L’automne était arrivé tôt. Le jour lent à se lever, la nuit prompte à voiler d’encre le paysage. Lové au centre du peuple des arbres, on sentait le sentiment du dépouillement, la rigueur d’une perte, les premières morsures de l’hiver au long cours. Peut-être de la mort. On était assemblés dans ce qui paraissait être un genre de clairière mais qui, en réalité, n’était que l’ouverture à la question de l’exister. Car, pour n’être nullement hommes, on n’en possédait pas moins l’exigence de comprendre ce qui arrivait, ici et là, et déterminait le sens de vivre. C’est Sylvestre, surtout, qui était affecté de cette inclination à formuler des questions, à y répondre parfois et à laisser le suspens s’installer comme une brume sur un étang. Non une nécessité, seulement une intention d’occulter les choses de manière à désirer ôter ensuite leur pellicule d’énigme et entrer dans l’univers infini de la rhétorique du Ciel et de la Terre. Arbres aux racines multiples, aux frondaisons immenses, l’on participait des deux à la fois, d’une immanence sourde, compacte, mais aussi d’une transcendance légère, aérienne. Comment ne pas sentir en soi, jusqu’au vertige, la présence dissimulée d’un monde chtonien plein de secrets, de labyrinthes complexes, de galeries oniriques alors que s’étoilait, tout en haut, sous le ventre des nuages, l’image purement célestielle de l’oiseau, de son vol en tant que promesse de liberté ? Dans cette configuration en oxymore de la densité tellurique opposée à l’infini de l’éther il y avait comme la révélation d’un mystère, celui de se sentir vivant, relié, s’affairant au murmure du monde.

Je suis là, Sylvestre, figure avancée parmi l’anonymat de la forêt, sorte d’éclaireur de pointe, peut-être de porte-parole alors que mes Frères les arbres sont déjà mutiques, entrés dans l’ascèse polaire. Derrière moi toute la densité de la taïga, cette manière d’espoir s’avançant à la limite des choses, s’illustrant sous la figure de la végétation, de la croissance, de la germination. Oui, je viens de le comprendre, la taïga est un symbole qu’on ne peut saisir qu’à le mettre en relation avec la toundra, cet espace ouvert sur le Rien, cette extrême pointe de la parution dont les confins se perdent dans le Néant. C’est toujours aux frontières, aux zones de passage, sur la ligne de crête que toutes les dialectiques sortent du silence pour proférer ce qui se tenait en retrait, dont on ne pouvait rien dire tant que la différence n’était pas apparue, tant que la vérité se dissimulait sous de trompeuses apparences. Ici, est l’aire où figurent les dernières paroles de l’écoumène, où Nous les Arbres faisons pousser nos ultimes racines. Au-delà s’étend la toundra qui ne saurait nous accueillir. Le climat est trop exigeant, polaire, réservé au monde blanc, celui qui paraît à la manière d’une origine en même temps qu’il signe une fin, l’extrême limite d’une connaissance, la sortie dans un impénétrable absolu. Ce monde est trop abstrait, trop vertical pour l’homme, la plante et l’animal n’y survivent qu’au prix de mortelles souffrances.

Maintenant, je sais, désertant le Sud bavard, ce que je suis venu chercher, ici, sous cette latitude basculant dans la pureté du cristal. Je suis venu chercher celui que je suis. Ce que sont les autres dont le sommeil semble si grand, perdus dans la multitude, isolés - nous sommes seuls, voilà le fin mot de l’histoire, la morale illustrant l’épilogue de la fable -, seulement reliés par le tapis de feuilles, les mailles souples de l’air, la respiration commune d’un même espace. Mais tout s’arrête là, dans cette participation involontaire, dans cette errance qui nous fait, l’espace d’une vie, tutoyer les uns et les autres puis tirer notre révérence alors que le Rien dont nous étions sortis comme par effraction reprend ses billes pour d’autres jeux, d’autres existences. « Le temps du monde est un enfant qui joue et qui place les pions çà et là ; c’est le royaume de l’enfant », nous dit Héraclite-l’Obscur. Métaphore du jeu qui renvoie à la métaphore cosmique du monde : jeu de Dieu, des dieux, d’un démiurge, d’un deus otiosus qui se désintéresse du sort de ses créatures après les avoir façonnées, jeu d’une Nature transcendante ou d’une Essence dont, le plus souvent, nous serions en peine de dire le nom, de préciser les attributs. Jeu de hasard dont le Destin est la figure la plus approchante. Taïga, Toundra ces insaisissables dont la nomination est déjà l’entrée dans un inconnaissable dont les arbres sont le dernier langage compréhensible avant même leur disparition.

Oui, de la disparition car ici, dans la très belle image de Gilles Molinier, il ne s’agit que de cela, de présence/absence, le flou en témoigne la troublante mise en perspective. L’arbre que j’ai nommé Sylvestre est ici au premier plan dans une zone de netteté qui le fait paraître à l’aune de la disparition de ses congénères. C’est comme sur un jeu d’échecs. Toute pièce est solitaire qui joue son exister à évincer les autres de son propre jeu. Il en est ainsi de la présence humaine, aussi bien de toutes formes de présence, animale, végétale, elles ne se construisent qu’à l’aune des ruines des autres, installant un cycle infini de l’éternel retour du même. Echec et mat. C’est de cette réalité-vérité-là dont notre présence au monde est l’apparent témoignage. Parler de Sylvestre, c’est déjà reconduire à une forme d’ombre ses immédiats congénères. C’est ainsi, le langage ne fonctionne jamais dans la logique de la simultanéité mais dans celle de la succession. Chaque lexème se présente à son tour dans le barillet de la distribution paradigmatique, brille d’un bref éclat puis cède la place à celui qui le suit, s’effaçant par ce simple fait de l’ordre de l’énonciation. A y voir plus clair, le jeu de l’existence joue sur le même registre. Des infinités d’individus s’étoilent au ciel du monde dans la succession, chacun attendant son tour d’être joué. Pour cette raison, tout comme Sylvestre joue sa propre partition singulière dans la taïga, attendant d’être repris par la toundra originelle, tout homme fait son entrée en scène du côté jardin alors que la sortie définitive se réalise côté cour. Parfois de simples et belles photographies en disent-elles plus qu’un long discours ! Nous ne sommes que des discours en attente d’être, en attente de ne plus être.

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25 novembre 2015 3 25 /11 /novembre /2015 08:52

 

L'indicible désir. 

 

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Photographie : Marc Lagrange.

 

 

 Rien ne saurait mieux dire le désir que cette image, rien ne saurait en pénétrer aussi parfaitement l'essence. Comment évoquer l'indicible, regarder l'invisible, toucher ce qui, par nature, toujours se dérobe. Il y a danger à se satisfaire d'approximations, à se réfugier dans une syntaxe floue, à édifier une sémantique de l'irrésolution. Si cette image dit le désir - et, assurément elle le fait -, c'est simplement à l'aune d'une exactitude, d'une parole essentielle.

  Nul ornement qui dissoudrait le propos, nulle fuite. Le pur désir, pareil à une gemme éclairée de l'intérieur. Ni refuge dans la pure immanence qui  réduirait les corps à n'être que d'inglorieuses excroissances. Ni ascension dans une hypothétique transcendance du monde afin qu'ayant échappé à ce dernier puissent surgir, d'un improbable ailleurs, les prémices du sens.

  Le désir est lui-même un monde. Un monde où le surgissement du temps est une simple ligne crépusculaire, un pur présent immolé à sa propre profération. Un monde où l'espace est occlus, lieu d'une immersion autistique. Insularité où l'Amant et l'Aimée sont une seule et unique préoccupation. Une seule et identique tension. Jamais de plaisir qui rôderait comme un voleur dans la nuit. La nuit, la seule possible, est un demi-jour, une promesse d'aube, une sublime parenthèse. Car rien ne saurait advenir que le désir lui-même.

  Impalpable, inatteignable, pourtant nous en sentons les muettes vibrations, nous en percevons le destin, nous en devinons la quadrature existentielle. Quelque chose va survenir, quelque chose survient qui nous fige, nous tient en haleine, fixe notre être à l'impalpable respiration des choses.

  Dehors est une utopie, un non-lieu qui n'a plus de mots pour se dire. Les logis où se terrent les hommes sont si loin, leur vision si éthérée derrière la vitre, le rideau de pluie. La fumée, tellement semblable à un songe, à une écume, éloigne le danger. Il fera nuit bientôt.

  Dedans est l'espace clos d'une dramaturgie. Les Acteurs sont là qui paraissent dépassés par l'événement avant même qu'il n'ait commencé d'exister. Chacun est un Voyeur de l'Autre en son énigme. Regard biffé de l'homme. Regard voilé de la femme. Vues croisées dont ne pourra ressortir nulle épiphanie, nulle altérité disposée à une esquisse. Chacun dans une princière solitude dont le partenaire est l'écho. Désir jamais symbolisable, sinon dans cette attente qui en est le précurseur en même temps que le point d'acmé.

  Toujours un avant. Toujours un après. L'espace intermédiaire ne trouverait à s'illustrer qu'à la manière d'une figure mythique, immémorial combat d'Eros contre Thanatos. Là est le danger de toute représentation lorsqu'elle veut outrepasser les possibilités dont elle est naturellement investie. Sans doute le propos de l'art est-il de savoir se tenir sur cette arête au "tranchant cruellement acéré", selon l'expression de Pierre Reverdy, grand écart au-dessus d'un abîme se refermant à mesure qu'on essaie de le questionner.

  Ici, le Photographe a su capter ce qui est de l'essence de l'instant, à savoir une intemporalité fixée dans le cours de l'écoulement temporel. Rien ne s'écoule alors que tout s'écoule. Rien n'est agi alors que se profile un acte imminent. Rien ne se profère alors que la signification est partout présente.

  Photographie, "écriture de la lumière". Cette lumière, métaphorique de la lumière du désir, ruisselle le long d'une infinie patience, d'une économie de moyens, d'une pure sobriété. Rien n'est dit et pourtant tout est dit de ce qui quintessencie les Amants : la douleur des corps offusqués dans les plis de leurs vêtures, le geste de repli au bout duquel se tient la cendre temporelle, celui d'une tentative d'effraction corporelle, le bras réservé qui retient la voluptueuse fourrure animale, le collier disant la proximité du geste royal, la gorge déjà promise, l'ambroisie qui scellera bientôt la mutuelle reconnaissance.

  Là est la limite. Là est le travail de l'imaginaire du Regardant, lequel devra faire son deuil de la "scène primitive". L'événement du désir est toujours plus que  l'événement lui-même. Alors les mots se referment sur leur gangue de silence. Le silence étant la parole ultime de  ce qui, par nature, toujours se réserve.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                            

 

       

 

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24 novembre 2015 2 24 /11 /novembre /2015 09:08

 

Avant que les hommes ne naissent.

 

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Sur une page de Pat Chouly. 

 

   C’est tout en haut du ciel, suspendu comme une étoile. C’est à peine l’horizon et son fil pareil à un souffle. C’est l’écume du nuage sur son épaule extrême. C’est la rive du fleuve encore possédée de nuit. C’est le jour esseulé et sa marge d’incertitude. C’est l’ébauche du geste avant la parole. C’est la braise en attente du rougeoiement. C’est la cendre devenant poussière. C’est l’avenue du temps que cerne l’éternité. C’est l’espace venu du plus loin de la mémoire.

Comment imaginer ce qui ne saurait l’être ? Comment créer la métaphore encerclant le vide ? Comment donner assise au néant ? Comment marcher sur le fil invisible de la terre ? Comment parler à l’arbre solitaire ? Comment saisir ce qui toujours se dérobe ? Comment répondre à la multitude qui fait notre siège, alors que nous sommes absents à ce qui paraît ? Car nous ne sommes pas encore nés à nous-mêmes, car nous dérivons dans la résille dense des choses et ne happons que des consistances de brume. Mais, au moins, sommes-nous au monde ? Mais au moins existons-nous ? Produisons-nous la moindre parcelle de liberté ? Enonçons-nous un atome de vérité ?

  Nous avançons parmi les écueils, les bras tendus, pareils à de pathétiques somnambules. Notre visage est de cire, nos mouvements ceux des automates, nos rires pareils aux grincements aigus de la scie. Nous progressons sur une immémoriale ligne de crête et le soleil nous aveugle, nous reconduisant à notre cécité native. Des chiots nouveau-nés aux yeux humides de rosée, les babines blanches du lait nourricier, les pattes moulinant l’air de leurs boules maladroites. Mais où  les tétines et leur miel polychrome ? Mais où les fils, les arbres de notre généalogie, les branches solidaires, où les racines de notre condition terrestre, où les rhizomes étoilant notre conscience afin que quelque sidérante comète pût enfin y inscrire ses cheveux de feu, ses lignes signifiantes ? Où les ornières dont nos pas pourraient recueillir la certitude d’un chemin à parcourir ? Où les épines de la passion qui ancreraient nos sentiments à l’aune du péché, de la faute, de l’intime déchirure ? Où les forêts denses dont nous ferions notre abri en attendant que s’ouvre la clairière ?

  Partout dans le cosmos naissent des milliards d’étoiles, des théories de galaxies lumineuses, des nébuleuses blanches. Qu’au moins l’un de ces astres vienne à notre encontre et nous guide parmi la pléthore mondaine ! Mais tous les mouvements, tous les sentiers, tous les actes  ne sont qu’illusions, ne sont que nez de clowns et masques de plâtre. Partout est la gueule livide du néant qui projette ses bombes et fait éclater ses grenades aux pépins sanglants. Les hommes ne sont que de grises concrétions figées sur d’étranges corniches en porte-à-faux, les femmes des bustes d’albâtre que le vert-de-gris ronge déjà, les enfants des excroissances que le temps lamine et réduit à la taille de l’incompréhension.

  Mais écoutez, mais regardez, ce sont les premiers mots qui émergent du rien, se sont les premières phrases qui font leurs joyeuses sarabandes, les textes fondateurs de l’humain qui se saisissent du calame affûté et gravent dans l’écorce du monde les signes originels, ceux qui portent l’Existant à sa dignité de penseur, qui singularisent le Bipède, le mettent debout alors que tout rampe et baudroie dans les abysses océaniques, alors que tout se dilue dans l’immédiateté horizontale. Voici venu le temps de la verticalité, de la grande espérance faisant ses allées et venues sur la grande scène de l’univers. Car l’homme n’est que par le langage. Ôtez-lui donc sa rhétorique et vous n’obtiendrez qu’un genre de métronome fou, de sémaphore inconséquent faisant dans l’espace les gestes obséquieux de celui qui ne repose sur rien, de celui inconsistant comme l’Amant privé de l’Aimée. Biffez le langage et il ne vous restera guère que l’animal, le babouin certes habile de ses mouvements mais incapable de prononcer le moindre poème, de faire surgir le mythe, de convoquer la fable. Un genre de gesticulation circonscrite à son propre rythme aporétique.

  Tout cela, cette nécessité du langage à cerner les cimaises humaines, nous le savons de toute éternité, mais nous n’avons qu’une hâte : oublier par où nos origines ont trouvé leurs conditions de possibilité. Nous demeurons sourds à la langue et nos pas pressés nous précipitent dans le premier subterfuge qui s’offre, le vert langoureux des yeux, la praline sucrée, l’ambroisie divine ou bien l’alcool frelaté dont nous faisons des gorges chaudes. Aussi, regardant ce paysage, nous demeurerons muets aussi longtemps que nous n’aurons pas compris qu’il n’est une « réalité » qu’à l’aune de ce que nous pouvons en dire, à savoir, par exemple, écrire un poème à son sujet. Car l’on aura beau ouvrir ses yeux jusqu’à la mydriase, écarquiller le pavillon de ses oreilles, étaler sa peau jusqu’à la rupture, la nature de ce qui s’offre à nous ne se livrera qu’en mots, ne fera phénomène qu’à la manière de la voix, ce dire du monde avec lequel nous prenons tellement de liberté qu’aucune profération n’émerge plus du bruit de fond, qu’aucune sémantique ne fait plus percevoir sa subtile harmonie.

  Avant que les hommes ne naissent était le silence. Seules les étoiles grésillaient  dans l’éther pareillement à un vol de criquets.  Maintenant, ce sont les hommes qui sont devenus les criquets parcourant les agoras de leurs stridulations intempestives. Ecoutons ce que le monde a à nous dire. Alors nous pourrons proférer dans l’exactitude car les choses sont toujours dans une forme de vérité à laquelle il nous faut nécessairement prêter attention. Alors, c’est tout naturellement que le paysage se présentera à nous, avec ce ciel si près d’une naissance que nous pourrions le croire non encore advenu, avec le miroir de l’eau le reflétant comme s’il s’agissait simplement de sa propre réverbération à l’infini. Et nous serons alors si près d’une vision authentique que nous serons onde à notre tour, parcourue de cette lente dérive céleste ; que nous serons arbres si intimement inclinés sur la face des éléments que nous en serons la simple image inversée, l’empreinte éphémère effleurée par la clarté du jour ; reflets de reflets et ainsi jusqu’à l’infini dans un sentiment du paysage aussi ténu que ce fil d’horizon que nous aurons rejoint sans même que nous en soyons alertés, ce fil reliant toutes choses, comme le langage unissant tout dans un même creuset, alors que nous commençons seulement à naître à nous-mêmes.  

 

 

 

 

 

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23 novembre 2015 1 23 /11 /novembre /2015 09:30
Ballade irlandaise.

Photographie : Katia Chausheva.

Le ciel était si bas depuis des jours et la lumière rare. Un vent de pierre noire et de lichen courait au ras du sol avec son bruit de râpe. Nul ne sortait des maisons et, hormis quelques moutons à la laine herbeuse, l'espace était vide, ouvert sur une manière d'infini. C'était cela, pensais-je, cette fameuse ballade irlandaise, une clôture entre quatre murs et un murmure de lave assourdi, pareil à une ombre métaphysique. Tout n'était que cendre et la faible clarté qui coulait par la fenêtre faisait sur la pierre du sol sa flaque incertaine. Que faire d'autre, pris dans les mailles de ce clair-obscur, que de méditer ou bien lire, "Les Hauts de Hurlevent", par exemple, dans une manière d'osmose avec le vide et la solitude sans limites ? La conscience s'élevait si faiblement dans cette crypte à l'abri du jour. On était pris dans la résine, on respirait si peu et les mouvements étaient, ceux, ralentis, des mimes sur leur scène blafarde. La marche n'existait plus qu'à s'alourdir de glu.

Parfois, je me hasardais à regarder au-dehors, à suivre des yeux l'inconnaissance du monde. Mon regard dérapait sur la grève teintée de bitume, contournait un menhir à la silhouette étroite, se posait le long du plateau de la mer et sa courbure d'étain. Les nuages glissaient continûment, longues caravanes de gris et de blanc que rien ne semblait troubler. Parfois, un goéland perdu dans les lames d'air poussait son cri qui se perdait dans les sables couleur d'obsidienne. Le temps comme un emboîtement de questions irrésolues et la fuite des heures dans une perdition sans nom. Du village de pierres, je ne percevais, au bout de la lande, que quelques toits de bruyère fuyant sous l'horizon des brumes.

Pourquoi, ce soir-là, alors que le blizzard avait affûté ses boules de pierre ponce, ai-je décidé de sortir ? D'entrer dans ce pub qui se confondait avec les murets de pierre courant au ras du sol ? L'air y était saturé de fumée et le son aigrelet de la cornemuse y déroulait son chapelet de notes ivres. J'ai choisi une table solitaire adossée à une croisée par laquelle un crépuscule usé se laissait percevoir. Des hommes uniquement, des menhirs semblables à ceux qui balisaient la côte, avec leurs traits gravés au burin, leurs bonnets de laine hirsute, leurs pipes aux fourneaux écumants, leurs mains noueuses sur les touches de nacre d'accordéons aux soufflets anémiques. On m'a apporté une étrange boisson poivrée, au fort goût de genièvre avec une arrière-présence d'hydromel. La brûlure du breuvage était comme une délivrance au milieu de cette steppe sans nom. Seulement une longue théorie de cailloux, des hérissements de sphaignes, les damiers sombres des tourbières. Des photographies si semblables qu'elles se confondaient dans une même ambiance volcanique, voilà ce que j'avais fait depuis mon arrivée sur cette terre du bout du monde. Une mémoire géologique se fondant dans un passé qui n'avait plus cours.

Puis, parmi la marée des sons discordants, les hommes s'étaient levés, s'étaient mis à danser, tous pris d'alcool, saisis d'une ivresse nostalgique qui se laissait deviner à leurs yeux vides, ourlés de vertige. Leurs pieds frappaient le sol de pierres, en cadence, une rhétorique de la terre natale, un atavisme qu'ils assumaient et révélaient à la mesure de ce genre de dissolution, de confusion avec les éléments dont ils procédaient. Un retour dans le giron maternel qui les avait vus naître. Cette giration était fascinante, tenait du prodige, tellement le mimétisme était frappant, des hommes, des pierres, de leur indissoluble union. Plus rien n'existait que cette gigue rituelle venant dire au monde l'osmose naturelle des existants, leur fidélité de gemme, leur destin rivé à leur lopin de gravats noirs et de laves rampantes.

C'est dans cette marée, dans ce déferlement que, soudain, votre présence s'est révélée. Certes, sur le mode discret. A peine plus que le grésillement de la flamme, que la persistance du jour sous la bannière des flocons de l'aube. Juste une résille imprimant ses nervures sur la toile sombre des murs. Une femme dans ce lieu ? , m'étonnais-je, intérieurement. Cela paraissait si étrange une telle fragilité au milieu de cette sourde déraison, de cette marée d'équinoxe qui semblait vouloir tout emporter sur son passage. Comme une fureur de vivre, une levée de vagues existentielles drossées vers le rivage, un flux infini d'énergie. Il y avait une telle amplitude, une telle démesure. Comment était-ce seulement possible ?

Alors, renonçant à bâtir des hypothèses, je me suis contenté de me laisser aller à un genre de divagation qu'autorisait mon inclination naturelle à la rêverie. Vous regarder, simplement, et dresser les lianes souples d'une possible fiction. Vous décrire afin que le réel s'empare de vous et vous reconduise à votre propre royauté. Vous étiez frôlée par cette lumière si rare qu'elle faisait irrésistiblement penser à quelque palme d'une forêt pluviale. Le repliement de votre main évoquait la fougère lorsqu'elle consent à connaître sa nuit. L'ovale de votre visage, celui de votre cou, blanchissait sous la rumeur des lampes. Et, à l'exception d'une médaille faisant son feu-follet, rien ne s'illustrait plus de vous dans cette pénombre que cette indécision à laquelle vous sembliez vouer quelque culte secret. Vous bougiez si peu sauf, parfois, pour tourner la page d'un livre dont je n'apercevais que l'effeuillement régulier, pareil à l'envol d'une gaze.

J'étais dans l'impudeur de vous observer. Vous étiez dans l'ignorance de cela et n'aviez nullement à en souffrir. Quelle situation étonnante, formulais-je, à mi-voix, que de pouvoir assister au déploiement d'un être alors que celui-ci paraît comme absent de lui-même, recueilli en son silence. J'avais l'impression, agréable et un brin coupable, d'effeuiller votre présence au monde, vous livrant nue à mes sens éblouis, vous dépossédant même de votre regard, de vos gestes, de votre volonté de surgir parmi la dérive des vivants. La photographie de vous, alors que vous étiez à mille lieues de vous douter de mon manège, je l'ai prise à votre insu, un peu au juger, redoutant seulement que le déclic de mon appareil ne dévoile ma fautive transgression. Mais vous sembliez tellement ailleurs, dans un autre monde, exilée des autres en même temps que de vous-même. Votre lecture était-elle un exutoire, une nécessaire catharsis, une évasion dont vous souhaitiez quelle vous soustraie aux contingences, vous libère des événements ?

L'ouverture des questions était un vertige en soi. Ne pas en poser une retraite, une insoutenable fuite. Je ne sais pourquoi ce trouble m'envahissait comme si votre destin m'avait été confié. Vous sembliez flotter dans une sorte de tissu onirique tellement improbable. Une déchirure toujours possible. Une tension. J'aurais voulu lire le creux de vos pensées, déchiffrer le hiéroglyphe qui semblait s'abriter en arrière de ce front distrait, lissé par la lumière. Vous étiez inaccessible comme les hautes falaises noires qui dressaient leur paroi face à ce couchant permanent à moins que ce ne fût à cette aube tachée de nuit. Quelque chose de vous demeurait en arrière, dans un passé qui, sans doute, vous retenait d'aller de l'avant, d'écrire une nouvelle page de votre existence.

L'heure avançait et les ombres longues envahissaient tout, noyant dans une même frange d'indécision ce qui résistait, aussi bien les arbres pliés dans le vent que les silhouettes des hommes faiblement arc-boutés sur leurs ritournelles. Bientôt chacun se décida à affronter cette fin de jour pareille à une encre profonde. Les instruments éteignirent leurs sons mélancoliques, les verres furent relevés, les bouteilles se choquèrent dans un tintement étrange. On se demandait bien s'il s'agissait d'un glas et pour qui il sonnait. Tout espoir de renaissance, tout projet de revoir le jour, toute lumière blanchissant l'horizon, tout ceci ressemblait aux contours flous d'une légende tombée dans l'oubli. Bientôt le pas lourd des hommes heurta le pavé alors qu'un tourbillon d'air marin envahissait la suie de la pièce. Malgré les mouvements vous n'aviez pas changé d'attitude, si ce n'est ce geste du crayon qui, à intervalles réguliers, semblait tracer quelque trait sur les pages de votre lecture. Un passage à relire, une affinité avec une phrase, une citation à offrir à la mémoire ? Nous n'étions plus que trois. Celui qui s'occupait du pub; moi qui vous regardais, vous qui regardiez les pages du livre comme vous l'auriez fait d'une écume blanche s'élevant dans la brume d'automne.

Soudain, vous vous êtes levée, mue par quelque mystérieuse volonté, un invisible fil d'Ariane semblant vous tirer vers le froid de la lande balayée par les vagues de la nuit. Je savais qu'il était non seulement inutile d'essayer de vous suivre, mais que c'eût été une insupportable intrusion, qu'il me fallait demeurer un instant encore dans les plis de ténèbres qui glaçaient la salle, attendre votre évanouissement parmi les remous de cendre qui tombaient du ciel. Je me suis levé, ai fait un pas en direction de cela qui était votre place et qui, maintenant, n'offrait plus qu'un espace déserté, un temps sans consistance. Le livre, vous l'aviez laissé, fermé, le crayon abandonné en guise de marque-pages. Sur la couverture d'une édition ancienne, le titre un peu usé par le temps, les nombreuses lectures, sans doute : " Les Hauts de Hurlevent". Je ne m'étais donc pas trompé, votre énigmatique présence sur ce sol dépouillé d'Irlande avait pour seule raison de vous offrir une réplique de ces terres désolées du Yorkshire, de maigres landes, des pierres usées, de collines tutoyant l'infini. Je suis rentré sous les griffures du vent, ses échardes plantées dans la peau.

La porte de bois a cédé dans un grincement et je me suis assis sans même prendre la peine d'enlever mon vêtement de pluie. Un reste d'ombre avançait le long des murs qu'une lampe blanche faisait reculer dans les angles de la pièce. Le livre, je l'ai ouvert, prenant soin de ne pas perdre le crayon qui semblait désigner le lieu d'une future lecture. Tout un passage y était encadré d'une ligne de graphite tremblante, comme tracée sous le coup de l'émotion :

"C'est une chose que je ne puis exprimer. Mais sûrement vous avez, comme tout le monde, une vague idée qu'il y a, qu'il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est encore vôtre. A quoi servirait que j'eusse été créée, si j'étais toute entière contenue dans ce que vous voyez ici ? Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. […] Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être."

Ainsi, les choses s'éclairaient d'elles-mêmes. Celle, si mystérieuse, qui semblait s'abriter sous la palme de sa main, n'était autre que la réincarnation de Catherine Earnshaw ou bien, simplement, une âme passionnée prise au jeu imaginaire d'Émily Brontë. C'est vrai, ici, sous le ciel bas d'Irlande, tout devenait si étrange, mystérieux, nimbé de fantastique. Et puis, cette lumière si basse, cette brume persistante, ces pierres pareilles à des songes d'outre-temps, tout ceci ne nous inclinait-il pas à la fantaisie, peut-être à la déraison et la folie n'était guère éloignée qui faisait son bruit de crécelle ? En réalité n'étions-nous pas les dupes de notre propre fantaisie, de simples faiseurs de rêves, d'étonnants démiurges ne procédant qu'à leur propre apparition ?

Jusqu'au matin j'ai lu et relu Hurlevent sous les assauts du blizzard venant de la mer. Un brouillard léger flottait sur les têtes mauves des bruyères et, parfois, un coq lançait son cri qui déchirait le silence. J'ai rangé le livre avec le crayon marque-pages en guise de témoignage de ce qui avait existé avec la consistance propre aux songes. Hier était si loin déjà. J'ai enlevé la bobine de l'appareil photo et suis entré dans la pièce exiguë transformée en laboratoire. Sous la lumière jaune de la lampe inactinique j'ai regardé l'image lentement émerger du révélateur. C'était si troublant d'assister à cette progressive métamorphose. Comme une recomposition du temps, une résurgence d'un être qui, jamais, ne reviendrait. C'était bien vous, cette attitude de recueillement qui semblait dissimuler le feu d'une passion. La photo, je l'ai laissée dans le bain d'argent afin que celui-ci procède à l'émergence de quelque vérité vous concernant. Étiez-vous cette lointaine Catherine Earnshaw ou bien son double contemporain ? Et, moi-même, n'avais-je pas été, le temps d'une illusion, cet Heathcliff orphelin de l'existence, en quête de lui-même ?

C'était si troublant, déjà, de se poser ces questions. Je suis sorti dans l'air humide, dense, un peu au hasard, comme privé de boussole. J'ai emprunté le seul sentier bordé de pierres moussues qui conduit au village. J'ai marché longtemps, très longtemps sans rencontrer ni rues, ni pierres avec toits de bruyère, pas plus que de pub où j'aurais pu réchauffer mes mains au feu d'un alcool. Le jour tremblait dans la diagonale du ciel. Il pleuvrait avant ce soir.

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22 novembre 2015 7 22 /11 /novembre /2015 08:16
Equinoxiales.

« Equinoxe en liberté provisoire ».

Œuvre : Céline Guiberteau.

Existant, on marche sur le bord de la Terre, comme cela, sans trop savoir d’où l’on vient, où l’on va. On est sur le haut de la grève. On avance à l’aveugle, comme un somnambule. A côté de soi, le « bruit et la fureur », le mystère du monde. Les vagues déferlent tout le long de la côte avec un roulement continu, un vacarme pareil au tonnerre. Cela résonne longuement dans les spires de la cochlée, cela fait osciller le menhir de chair, cela remue jusqu’à la moindre parcelle d’eau de nos cellules. Plus de la moitié du corps : eau. N’est-ce pas là une vérité, un signe vers notre lointaine origine ? L’océan aux eaux multiples bat en nous au rythme immémorial des marées et cela cogne contre notre outre de peau et nous frissonnons longuement sous la poussée intérieure. C’est le temps équinoxial, celui qui nous demande de naître une seconde fois. Nous, d’abord. Le monde, ensuite. C’est le Printemps de Botticelli, ses muses aériennes, ses nymphes sublimes qu’habille un voile d’air et les nuées de fleurs coulent de la bouche de Flore comme une eau de source de la calcite blanche. C’est Norouz, le « nouvel an », le « nouveau jour » qui marque d’une insigne faveur, sur le calendrier persan, l’entrée dans une nouvelle ère, dans un temps régénéré, comme si, soudain, marchant à reculons, nous remontions à la fontaine qui nous a donné le jour.

L’eau est blanche, écumeuse, parcourue de longs frissons, grise par endroits avec des filaments arrachés au monde secret, invisible ; l’eau est noire, identique à la ténèbre lorsqu’elle voile la Terre de son suaire mortel, pareille à une encre de Chine qu’un artiste aurait déversée sur les rives de la mer. L’eau est furieuse, comme si elle avait une mystérieuse mission à remplir, peut-être user jusqu’à la toile tout ce qui fait phénomène afin qu’une nouvelle naissance puisse avoir lieu. Les explosions, les déflagrations se succèdent sans cesse et l’on est immergé jusqu’au plein du corps et l’on est envahi d’angoisse et sa propre temporalité devient un fil ténu, invisible, un fil d’Ariane dont le destin s’étoile jusqu’au cœur du labyrinthe. C’est de notre provenance voilée dont il s’agit et nous tremblons. De ne pas la connaître, mais aussi de pouvoir la connaître un jour. Mais voilà un assaut des vagues et nous sommes reconduits au seuil de la grotte primitive, loin, là-bas, dans le temps, loin dans l’espace, quelque part au-dessus des flots atteints de folie. Nous sommes l’Erectus, l’Habilis à la forme trapue, à l’âme si engoncée dans le massif de chair qu’elle n’en peut émerger, livrée seulement aux peurs primitives, à l’effroi qui empale le corps et le cloue, sidéré, là, contre la falaise prise de furie. On a si peu d’espace autour de soi et le temps est une glu qui poisse et maintient dans l’ignorance. On ne sait ce qui se passe vraiment. On se réfugie comme l’animal au fond de son terrier et l’on attend que le jour s’ouvre à nouveau, que la lumière essuie les traces de la démence. On est sous l’emprise du limbique et du reptilien, on est un genre de saurien que la verticalité n’a pas encore élevé au statut d’homme. Hominidés seulement. Attitudes simiesques si proches de la racine, du tubercule, du moignon serré dans sa gangue de terre. Cette présence tumultueuse de l’eau, cet appel de l’océan à faire renaître la vie, à initier un nouveau cycle, on ne l’entend pas, on demeure serti dans son linceul de peau.

On continue à marcher, tout en haut de la grève, si près des rouleaux de la mer qu’on en sent la troublante énergie jusque dans la graine de son ombilic. Puis, soudain, le temps s’inverse, les aiguilles tournent d’une manière sénestrogyre, l’espace se condense et, ombilic contre ombilic, l’on est arrivé dans la très étonnante conque amniotique, là où a lieu la première alchimie, où l’eau est soudée au feu, au socle de la terre. Cela bouillonne infiniment, cela fuse, cela vit la lente parturition géologique, cela initie un cycle, cela appelle la vie. Profusion de micro-organismes, danse des cellules et des bactéries, puis, bientôt des formes plus complexes situées plus haut sur la chaîne de l’évolution. Alors, brusquement, depuis le simple enroulement qu’on est, immergé dans la grande masse amorphe, l’on se met à comprendre sa propre présence. La vérité est enfouie au sein des abysses où vivent les poissons aux yeux aveugles, les baudroies si primitives, qu’en elles, encore, se dissimulent la roche, le feu, la mutité de la matière originelle. Alors, insensiblement, on est appelé par la lumière, on aspire à connaître l’air, à sortir dans le grand jeu sans limite, à se dissoudre dans l’éther où habitent les sublimes Idées. Ça y est, maintenant nous sommes né à nous-même, nous avons abandonné notre tunique d’écaille, le limbique et le reptilien sont dans la fosse abyssale, notre front est ceint de la lumière du néo-cortex, nous avons l’intelligence gravée sur l’étrave de notre visage, nous comprenons, nous parlons, nous écrivons la grande fable de l’univers à chacune de nos respirations et nos yeux sont emplis de clarté.

C’est cela la vision cosmique des choses, cette soudaine plongée jusqu’aux abysses fondatrices et ressortir vers la lumière avec la certitude de sa fusion, de son osmose avec l’univers. Nous en faisons partie comme il fait partie de nous. Marchant en haut de la grève, tout contre la marée d’équinoxe, nous sommes, à la fois, saisi de peur et envahi de ravissement. Seulement à l’aune d’une approche de ce que nous sommes en réalité, cette demeure mobile où battent toujours les eaux océaniques originelles. Etre fragment d’océan et le savoir, quel plus beau cheminement sur Terre qu’en être inondé en son sein ? Alors le trajet devient léger, alors depuis le sol de poussière s’élève le chant des sirènes et l’on est fasciné.

C’est cela que nous dit cette belle photographie en des termes qui sont les siens : le crépitement doré des sels d’argent, là-haut, tout près du zénith où habitent les belles pensées, le blanc pur comme toute origine, toute virginité, le noir de fumée tout droit venu des mystères de la terre, le calme de l’eau, par endroits, sa révolte, cette écume si sombre qu’elle surgit à la manière d’une allégorie nous disant la nécessité de sonder jusque dans l’abîme la source de notre provenance. Cela qui était dans l’attente et la mutité, le clos et le non-advenu commence à s’éclairer. Sans doute est-ce le lieu premier de toute vérité. Sans doute !

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21 novembre 2015 6 21 /11 /novembre /2015 08:56
Chute.

L’homme qui tombe.

Œuvre : François Dupuis.

Ombre et lumière.

C’est la montagne. C’est la lumière. Sous le ciel pommelé de nuages il y a beaucoup de joie, beaucoup d’espérance à vivre. Comme un air de fête. Un air joyeux avec des guirlandes de papillons et des prairies semées de bleuets. L’air coule comme un cristal. L’eau chante sur la rivière de galets. Les grains de sable brillent pareils à de minuscules étoiles. Les arbres, les sapins aux aiguilles serrées descendent vers la vallée avec un bruissement de brindilles. Le hameau, là sur sa colline de terre, serre ses maisons miniatures tout contre le bonheur de vivre. C’est si beau la Terre avec son cortège de dunes, ses plages océanes, ses plaines où souffle le vent parmi la crinière des chevaux. Si beau de sentir sur son corps les lanières d’air faire leurs sarments légers. Si beau de sentir, en soi, dans les plis de sa peau, la rumeur de la clarté. Les prés sont en pente douce, semés d’herbe jaune et de quelques campanules. L’eau des lacs est alanguie comme lustrée par la vitre du ciel. Un bosquet de buissons retient entre ses doigts une brume si impalpable qu’on la croirait invisible. Tout ici est diaphane, préhensible dans la douceur, recevable dans une infinie confiance. Tout conflue et se recueille dans l’harmonie. Rien ne blesse ni n’entaille. Tout coule de source vers le delta avec l’application du pinceau à recouvrir la toile d’un glacis léger. Ici est l’adret qui dit le soleil, la liberté, les envies polychromes des humains, la coupe pleine dont le désir va faire son feu.

Ombre.

Ombre. Ombre. Ombre. Trois fois nommée sous la courbure du ciel. De l’Ubac, du froid, de la ténèbre est venue une langue d’effroi. Qui a franchi le sommet. S’étale pareille à un glacier aux arêtes vives. Qui lamine. Qui broie. Lance ses moraines à l’assaut des hommes. Le ciel est d’acier triste, de zinc alourdi, de plomb épais. Comme si son langage ourlé de perles claires était devenu, soudain, mutique. L’eau du torrent porte en ses flancs la douleur d’une coulure grise. Les sapins se sont teintés de vert-de-gris et le lichen les mange. C’est l’Ubac qui a passé la frontière, a franchi la ligne de partage. Dans les chaumières les ampoules ne sont plus que des falots emmaillotés de suie et de résine dense. Hommes hagards qui tiennent dans leurs mains serrées la tasse où se lit l’ennui de ne plus sortir de soi. De demeurer dans l’enceinte de sa peau. Il fait si noir dehors tout à coup. Il fait tellement vide et l’abîme est là qui veille. Chute le jour. Chutent les secondes. Chutent les feuilles dans l’hiver de la vie.

Ubac.

Ubac veut dire le renoncement à pouvoir être. L’imposition d’une volonté extérieure qui complote et étouffe. Il n’y a plus de liberté. Les Ombres sont partout qui se dissimulent derrière leurs masques. Derrière leurs cagoules où les yeux font deux taches claires. Exorbitées. Incompréhensibles. Les vêtures sont noires où sont les Ombres. On entend leur souffle rauque. On devine leurs gestes scrutateurs, leurs pensées diaboliques. Leur obsession à tout dominer. Tout broyer. Les Ombres ont des idées : machettes, yatagans, sabres et coutelas quelles agitent comme des spectres. Les Ombres n’admettent ni révolte ni agacerie qui résulterait d’être vu sous l’angle des serfs, des esclaves, des dominés. Langage des Ombres : les cliquetis de leurs douilles contre les crosses de la barbarie.

Ubac, Ombres : ceci veut dire le laminage des consciences, le refoulement de l’amour, la condamnation du sexuel. Seulement la passion de L’Invisible qui commande aux animaux, aux plantes, aux hommes et aux femmes. Détruire, disent-elles, les Ombres pour être en conformité avec la Parole. Alors les Hommes de l’Adret embrassent du regard cette si belle montagne qui est comme leur sol inaliénable, leur âme indestructible. Mais voilà que leur vue est dévastée, privée d’horizon, massicotée au ras du visage. Il n’y a plus rien à voir et les stèles du sens sont à terre. La Bâtisse de pierre où étaient entassés leurs modestes volumes, leurs manuscrits, leurs incunables comme ile aimaient à les nommer, a été rasée. Des livres sacrés sur lesquels reposait leur foi, leur savoir, leur entente de l’existence il ne reste plus qu’un tas de décombres fumant dans le crépuscule dont, maintenant, ils sont atteints. Les Dolmens, les Menhirs qui faisaient la fierté du paysage, fondaient leur assise sur ce sol, ici, tout près des nuages, voici qu’il n’en reste que fragments épars. Les Lettres, les Signes qu’ils avaient gravés dans les pierres comme trace de leurs passage, les Ombres les ont décrétés impies, apostats et les ont fait disparaître, les ponçant de leur inextinguible haine. Des Poteries qu’ils avaient façonnées de leurs mains, de leurs doigts consciencieux, il ne reste plus que des tessons disséminés dans l’herbe brûlée des prés. Ce que les hommes d’ici appelaient leur Temple, cette grange dont ils avaient fait le lieu de la rencontre, chacun y amenait un pot de vin, des châtaignes, une part de tourte, mais surtout une part de soi, le Temple, les Ombres l’ont incendié de leurs mais assassines et n’en demeure plus qu’un souvenir disparaissant dans une gangue de douleur. C’est ainsi, les Ombres ne supportent pas qu’on leur résiste, qu’on les plonge dans la contrariété, qu’on émette ce que l’on pense être une parcelle de vérité. Les Ombres n’admettent qu’elles-mêmes dans un genre d’auto-célébration. Les Ombres prétendent être les Ombres de L’Invisible-Dieu, Celui qui commande à l’Univers et aux Planètes. Ombres d’ombres que ne procédez-vous donc à votre propre extinction ? Rejoignez L’Invisible et rendez nous la visibilité. Il y a de si belles choses à voir !

Chute.

Chute.

La brève allégorie qui précède a simplement pour objet de mettre en scène l’œuvre de François Dupuis : L’homme qui tombe. Oui, L’homme tombe et nous entrons dans la période de l’ubac après avoir vécu celle de l’adret merveilleux et rayonnant. Oui, Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles pour reprendre la belle assertion de Paul Valéry. Le poète est nécessairement visionnaire. Il faut se faire voyant comme le suggérait Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny. Visionnaire, voyant. Oui car tout est question de regard. Si notre regard est juste, à savoir atteint d’une vérité conforme à la tâche d’exister, alors nos idées sont claires, nos pensées brillent comme la gemme, notre corps est solaire, notre destin se déroulant sous le versant éclairé de l’adret. Il faut se faire voyant, c'est-à-dire entrer dans le domaine de l’art et en assumer l’amplitude, la joie, et ressentir ce sentiment transcendant par lequel nous nous arrachons aux lourdeurs mondaines et aux aberrations qui ne sont que des causes d’égarement et d’éternelles errances parmi des apories sans fin. Oui regardons cette belle œuvre nous dire en termes plastiques ce à quoi notre conscience est ouverte, à savoir l’empan d’une authentique compréhension du monde. Cet Homme qui tombe, il le fallait de bronze, cette matière fermée, lourde, qui évoque si bien le règne d’une lassitude sans fin. Cet Homme il lui fallait ces teintes sourdes, inatteignables, à la limite d’être perçues de manière à ce qu’en émerge le repli sur soi des temps modernes, immense solitude de l’individu confronté au nihilisme dont on ne voit plus très bien quel en sera l’antidote ici et maintenant. Lui fallait cette tête inclinée aux contours flous qui n’est pas sans évoquer cette perte à soi dont Nietzsche s’est fait le héraut, désignant la mort de Dieu. Oui, la mort de Dieu dont certains se sont emparés pour dire l’angoisse fondamentale d’être, le sentiment d’incomplétude, l’insaisissable métaphysique. Mort de Dieu que d’autres ont voulu ressusciter sous la figure du tragique et de l’incompréhensible, lui substituant un Dieu tout puissant, doué de pouvoirs infinis, aussi bien celui de détruire l’homme sous prétexte d’être aimé de ce dernier. On comprend combien cette situation est une impasse totale. Et le plus terrible, au nom de ce Dieu, c’est que ce sont certains hommes qui en assument la Parole, en divulguent les Prophéties à l’aune d’un principe de déraison, du mépris de toutes les pensées ayant fondé le socle des valeurs universelles. Un anti-humanisme auquel, de toutes nos forces, nous nous devons d’opposer ce bel humanisme d’un Montaigne ou bien d’un Rabelais, hommes de culture, de savoir, de conscience. Il n’est que grand temps de sortir d’une vue de l’ubac cernée de cataracte et ornée d’intentions mortifères. L’adret est toujours là, dans l’éclat de l’art par exemple. Dans le beau langage. La belle musique. François Dupuis nous en indique le chemin à la lumière de ce bronze qui parle depuis l’espace de sa mutité. Sachons l’entendre. Sachons entendre les paroles qui fondent l’humain et le portent au-delà de lui dans l’invisible de la création, le seul invisible qui vaille !

En guise d’épilogue que la parole soit laissée à Auguste Rodin, lequel relie art, compréhension, monde dans une seule et même arche signifiante. Or penser et comprendre le monde ne peut avoir lieu que dans un acte de liberté non dans un arbitraire qui en préciserait les contours et les conditions de possibilité :

"L'art, c'est la plus sublime mission de l'homme, puisque c'est l'exercice
de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre
."

Tout est dit ici de l’homme, de la pensée, de la compréhension, du monde. Là est la quadrature suffisante pour accéder à notre propre essence. Nul besoin d’y ajouter cette « quinte essence » qui, venant d’un ubac empli de cécité soustrairait à notre regard le bel intelligible de l’adret.

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