Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 octobre 2019 2 15 /10 /octobre /2019 08:29
Tectonique des plaques

             « Entre mer et désert ... Bardenas Reales »

                        Photographie : Hervé Baïs

 

***

  

   Il faut avoir vécu de longues plaines monotones, avoir parcouru les chaumes immenses de la Beauce, avoir confié son corps aux surfaces océanes où rien ne se donne que l’illimité et l’invisible horizon, avoir été dépossédé de soi dans les erres sans signification d’un « plat pays », avoir marché longtemps dans les immenses étendues ukrainiennes couchées sous la houle jaune des épis. Alors, pour donner le change à ce sentiment de dépossession, pour se retrouver en quelque sorte et disposer de repères solides et stables, il faut visiter quelque domaine où la géologie a semé ses fortes empreintes, prenant figure tel ce singulier paysage des Bardenas Reales qui, dans le vaste monde, ne saurait trouver d’équivalent. Ainsi sur terre existe-t-il des lieux au caractère bien affirmé, à la personnalité bien trempée. Les découvrir est toujours étonnement et joie logée au plus intime de soi, genre de vertige qui est parole de toute beauté lorsqu’elle vient à notre rencontre et nous enjoint de l’entendre

    Alors il faut consentir à sortir de soi, déplier ses antennes tel le prudent limaçon, hisser tout au bout de sa conscience les boules curieuses de ses yeux et s’emplir de ce qui vient à nous dans l’étrange et la douce onction, tout à la fois. Curieuse expérience que de se confronter à ce tout autre que soi, à cette verticale altérité qui nous aimante, nous fascine et nous place si près, soudain, de ce bouillonnement tectonique, de ces remous de lave, de ces collisions de moraines, de ces pliures d’argile au gré desquels l’antique et très mythologique Gaïa se manifesta comme le terrain de jeu qu’elle nous offrait dans cette glaise demeurée en son essence originelle. Si quelque chose se dit, ici, de l’exception de la Nature, c’est bien cette primarité esthétique, ce premier essai d’apparaître au monde, cette décision de demeurer là, en sa plus effective et tangible configuration. Avant eût été trop tôt, un genre de brouillon cosmique inachevé, illisible, confus. Après eût été le dépassement de soi de la roche, de la terre, du limon en une forme trop polie, poncée, perdant par là-même les prédicats de sa nature si rare, si élégante.

   Car, voyez-vous, c’est toujours dans une forme de passage, entre l’ébauche, l’esquisse et le produit fini, lisse, sans accrocs que se donne le sens en sa plus positive détermination. Les paysages de haute figure, les déserts, les hauts plateaux, les mangroves, les landes, les canyons, les falaises, les défilés, les étendues volcaniques avec leurs soufrières et leurs geysers, tout ceci est comme arrêté en plein vol, en pleine effusion, comme un oiseau de haute mer qui planerait infiniment dans sa voilure blanche, pétrifié en quelque manière, portant en lui l’ineffable trace de sa naissance, les stigmates de sa future mort et, figé dans son éternel présent, ne témoignerait de son être qu’à la hauteur de son invincible immobilité.

   Oui, c’est ainsi, les paysages de haute lutte portent en eux cette fixité temporelle si étonnante qu’on les penserait éternels. Et, en quelque sorte, ils le sont, tout comme la beauté témoigne, elle aussi, de ce temps condensé, de cette focalisation des jours en un point qui est le rassemblement des significations multiples éparpillées dans l’univers illimité. Ici, tout conflue qui dit l’esthétique authentique en son inaltérable profusion : le vent, la pluie ont buriné le sol, y ont imprimé des ravines qui sont le souci de la terre. La rudesse du climat a entaillé la marne, faisant surgir de curieux et tourmentés monolithes, faisant s’élever des orgues qui, peut-être, la nuit, lorsque personne n’est présent, chantent les immémoriales odes qui ont présidé à leur naissance. Des terrasses travaillées par une lente érosion se couchent sous le ciel gonflé de lourds nuages.

   Le sentiment d’étrangeté est renforcé par les toponymes locaux : « La Pisquerra », « El Rallon », « El Plano » et surtout, peut-être, « La Negra », « La Blanca ». « La Noire », « La Blanche », comme si ces scènes si proches de l’essentiel ne pouvaient avoir de traduction que cette dialectique si tranchée dont le gris constituerait la valeur médiane, le lien qui ferait tenir en équilibre cet édifice aussi curieux que les constructions de boue et de salive des termitières. C’est ceci le dépaysement, « action de s'en aller dans un autre pays », nous dit l’étymologie. Oui, assurément nous allons dans un autre pays, sans doute un pays de chimères et de merveilles dont nous pourrions penser qu’il est le fruit de notre imagination lorsque nous lui lâchons la bride et qu’elle s’enfuit au galop pour bien plus loin que nous n’avions pu le penser jusqu’alors.

   Un tel lieu ne peut être qu’un lieu d’immense solitude. Soi avec l’être-du-paysage sans qu’il puisse y avoir d’intermédiaires, de témoins, de commentateurs bavards et pléthoriques. C’est de cette manière que la sensation, transitant de la conscience de la Nature (fût-elle menue, discrète, effacée), à la nôtre propre, sinue en nous avec les plus belles chances d’essaimer ses spores de croissance, d’assurer la germination de ce qui a été porté à notre regard, entendu, éprouvé jusqu’en la résille disponible de notre peau. C’est un genre de métamorphose de qui on est à la mesure des affinités que l’on entretient avec le proche et le délicat, le distingué.

    Oui, car sous des auspices abrupts, des rugosités, des lacérations, des entailles, des ravines, ce qui se montre est du plus pur raffinement qui soit. C’est bien là la vertu d’un regard synthétique que de tirer du divers souvent confus et emmêlé, une manière d’harmonie, de juste mesure dont nous ne pourrions faire l’économie qu’à croire notre hauteur d’hommes bien supérieure aux travaux de la Nature. Si la beauté artistique est, à l’évidence, le résultat d’une action humaine, la beauté de la Nature ne saurait lui être inférieure, différente seulement, et ô combien parfaite lorsqu’elle s’ingénie ici, dans les « Bardenas », à nous enchanter de toutes ces formes que seul un génie transcendant les habituelles contingences aurait pu porter au jour. 

    Que nous reste-t-il à faire que demeurer en silence et dévider, à l’intérieur de nos têtes, l’écheveau des sensations ? Dire le ciel arrêté en sa course, la complexité des nuages, leur lourdeur de plomb. Dire la clarté, ses golfes qui se découpent dans la chape céleste. Dire la cheminée de fée, son cône tronqué que prolonge une crête semée de neige blanche. Dire les falaises de terre aux lourds plis, ils font penser à ces rideaux de scène qui dissimulent le jeu des acteurs encore en attente de paraître. Dire ces pesantes plaques de roches semées de taches, elles font signe vers cette tectonique invisible qui porta jusqu’à nous, en des millions d’années en des milliers d’heures serrées, inaudibles, ce secret de la terre enfin devenu visible, enfin devenu palpable. Dire cette belle et envoûtante bichromie qui est le langage du sol, les noirs profèrent, alors que les blancs sont la césure entre les mots, leur souple respiration, ce qui nervure notre entendement et ouvre les portes de la raison qu’architecturent les irremplaçables piliers du concept. Mais peut-être en disons-nous trop et le cours des mots est-il dans l’indigence de dire ce que le regard décrypte en ses deux notes essentielles : un noir, un blanc, un noir, un blanc et le tintement d’un gris qui accomplit le sens.

Partager cet article
Repost0
9 octobre 2019 3 09 /10 /octobre /2019 15:29
Luminescence, nitescence, iridescence

 Un matin...côté sud...plage des Coussoules

 Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

Comment dire la beauté des choses ?

Comment dire la diffusion de la lumière ?

Comment dire la présence immédiate d’une image ?

 

   Il faut avoir recours au lexique, la seule ressource qui nous soit octroyée depuis le seuil de notre naissance. Certes il n’y a nulle équivalence entre le mot et la représentation qu’il veut signifier, entre les sons du langage et les grains de lumière qui essaiment la photographie. Pourtant nous n’avons aucune autre alternative que de proférer intérieurement une poésie ou bien de parler à haute voix, cependant dans la retenue, fleurs sur le bord des lèvres qui déplient doucement le tulle de leur corolle. Les mots sont de sublimes effervescences qui courent d’un horizon à l’autre et s’effacent au gré de leur profération. Les images, elles, sont stables, fixes, seulement animées depuis l’effectivité médiale de leur être. Ce que l’image dit en ombres et clartés, en noirs et blancs, en clairs-obscurs, les mots l’expriment au rythme de leur mélodie, à la hauteur de leurs césures, à l’aune de leurs souples vocalisations.

   Quoique distanciées, toutes ces choses, du registre iconique ou langagier, trouvent des correspondances. Interrogeons la morphologie et rapportons-là à la scène qui nous est offerte. « Soie » fera signe en direction du lisse de l’eau, « flocon » appellera l’essaim des nuages, « argent », la ligne claire du rivage, « métal » sera le nom pour l’étendue immobile de la plaque d’eau. Aussi, nous récitant les yeux fermés quelque ode que nous aurions inventée au gré de notre imaginaire sur ce tableau, et voici que sur l’écran de notre rêverie surgiraient les éléments d’un paysage qu’aurait façonné notre esprit. Evoquer est toujours faire venir en présence. Souvenance est toujours ouvrir la scène de ce qui fut qui, durablement, s’imprima dans les feuillets toujours disponibles de notre psyché. Merveilleuse faculté du langage qui nous restitue telle vision dont nous pensions qu’elle était perdue à tout jamais, alors qu’elle n’attendait que le lieu de sa singulière résurgence.

   « Luminescence, nitescence, iridescence », voici le titre attribué à cette illusion qui nous visite et paraît si irréelle qu’elle ne serait constituée que des productions d’un rêve, serait-il éveillé ou bien pris dans les mailles des puissances nocturnes. Ici, plus que la valeur propre du suffixe « escence », lequel indique l’état, la propriété, la qualité, convient-il mieux de se laisser porter par la musicalité des sifflantes qui glissent tel un alizé portant avec lui cette intime douceur dont Pierre Loti nous disait dans son récit « Mon frère Yves » :

   « …nous naviguions encore dans la zone bleue des alizés. Et c'était tous les jours, tous les jours, toutes les nuits, le même souffle régulier, tiède, exquis à respirer ; et la même mer transparente, et les mêmes petits nuages blancs, moutonnés, passant tranquillement sur le ciel profond ... »

   Oui, cette photographie est, à l’instar de la belle évocation de Loti, poésie du souffle, elle vient de loin, elle va loin emportée par sa propre cadence qui est celle de la respiration, un inspir, un expir et ainsi de suite jusqu’aux confins d’une possible éternité. Une respiration de Yogi, en quelque sorte, une mise en relation avec le monde fluide des états de conscience extralucides, avec la musique stellaire de la spiritualité, cette douce onction qui, nous arrachant aux pesanteurs terrestres, nous rend libres et fait de nos corps de simples ballons, de simples cerfs-volants dans le lac infini de l’azur. Nous pourrions même croire, un instant, n’avoir d’anatomie que les voiles des cirrus, la floculation des cirrocumulus, un genre d’ennuagement qui nous porterait hors de nous dans le domaine d’une nouvelle et étonnante autonomie.

   Comment tracer l’esquisse de ceci qui semble n’avoir d’existence que dans un univers chimérique, fabuleux, peut-être l’illustration délicate d’un album pour enfants que traverserait la sérénité d’un conte de fées ? De l’indicible, du silence, on ne peut jamais tenter qu’une approche, s’aventurer dans les coulisses et regarder la scène s’éclairer dans un jour qui miroite et ne se donne que sur le mode du mirage. Tout en haut, dans la réserve inépuisable de la sublimité, est le ciel avec sa frange de fumée grise et noire. Puis, plus bas, la teinte s’éclaircit que tutoient les nuages aux doigts si fins, si agiles, à peine une dentelle à l’orée des choses.

   Puis c’est le vif argent, domaine éblouissant dont nos yeux ne pourraient longtemps soutenir la vue. Un long cap noir traverse la presque totalité de l’image comme s’il voulait indiquer le domaine inaccessible des dieux en regard de celui, à portée de main, du peuple des humains. L’immense dalle d’eau est une infinie réverbération qui pourrait connaître aussi bien les temps futurs que les anciens, là où la belle statuaire antique brillait de tous ses éclats réunis. L’eau s’appuie sur la terre, caresse le sable d’une lame blanche cernée d’une bande grise pareille à une cendre. Enfin un triangle de clarté se pose sur la plage comme pour dire la limite de toute magie, l’inévitable clôture qu’en décide le réel. Alors nous clignons des paupières, nous défroissons nos yeux et retournons sur l’agora des hommes : là nous attend notre plus probable destin. 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 septembre 2019 1 09 /09 /septembre /2019 17:36
Fils de la Vierge

                      Photographie : JP Blanc-Seing

***

 

   En ces moments de fin d’été où, déjà, perce l’automne, combien la texture des jours devient limpide, c’est à peine si les sens en retiennent le fin mouvement, le passage ineffable. Serait-ce la nostalgie qui viendrait à pas de velours avant que nous ne sombrions dans l’hivernal cocon ? Ou bien alors y aurait-il, dans toute vision, l’empreinte crépusculaire qui atténuerait les choses, les portant dans une sorte de refuge coloré qui serait leur horizon le plus propre ? Tout rentre dans l’ordre et s’assagit dès que l’astre au plus haut du ciel décline d’instant en instant, pour ne devenir qu’une note claire et blanche si peu assurée de son être. C’est un peu comme si la nuit gagnait le jour, étendait partout son royaume, à tel point que nous ne connaîtrions, désormais, que l’ombre, sa densité de suie, ses illisibles ornières.

   Sais-tu l’attrait, en mon jeune âge, qu’exerçait sur moi cette fabuleuse saison ? Je passais de longues heures à longer le flanc des collines où l’herbe rase prenait la teinte du couchant, à observer le boqueteau virant à la rouille, à fixer l’eau de la rivière que garnissait le tapis de feuilles pareil à une riche étole, à un linceul joyeux qui aurait apprivoisé l’onde, peut-être même eût-elle été fascinée ? C’est heureux cette symphonie qui incline à l’unité, ces coups de cymbales qui s’atténuent, ces cuivres dont la tonalité s’inquiète de douceur et de juste mesure. Tout est étale et l’on croirait à un repos du temps devenu éternel, presque inaccessible, éloigné dans une brume si vaporeuse qu’on la penserait d’un hypothétique au-delà des choses. Que devient la tâche d’exister sinon une évidence qui flotte devant les yeux, sans peine, sans fatigue nécessaire. Il suffit d’étendre les mains devant soi et la récolte d’une joie est immédiatement assurée.

   Une activité d’autrefois, qui me prenait totalement, m’hypnotisait parfois, la contemplation d’une peinture. Je me souviens de ces « Toits rouges. Coin de village. Effet d’hiver » de Camille Pissarro. Plus qu’une toile, plus qu’une œuvre, cette belle image se donnait à ma jeune conscience tel l’être enfin saisissable d’un automne auquel je vouais une sorte de culte intérieur,  intime. J’en parcourais le lumineux portrait : ce ciel indéfini qui flottait haut, qui oscillait de Maya à Givré, en passant par cette teinte plus soutenue, Sarcelle au nom si évocateur, l’oiseau délicat y était présent dans son cocon de plumes à seulement évoquer son nom. Puis la palette polychrome des terres labourées, ce vivant damier marqueté d’Amarante, de Brun soutenu. Le village paisible avec ses toits de Sanguine, de Vermillon contrastant avec le Blanc ocre ou pur des façades. Les arbres enfin, dépouillés de leurs feuilles, pareils à d’immobiles torches qui auraient voulu griffer l’espace, y graver leur empreinte. Je le concède, cette représentation de fin de saison était aussi proche de l’hiver mais la persistance d’une belle lumière, sa diffusion précieuse sur l’ensemble du paysage tirait tout, encore, vers le déclin de l’été, plutôt qu’il n’appelait gel et frimas. Le croiras-tu, jeune inconscient, pensant que peindre avec un modèle était chose facile, mes « Toits rouges » en étaient restés à cette vision confuse qui n’était impressionniste que par défaut. Aujourd’hui, mes pinceaux sagement rangés dans un tiroir observent une longue abstinence. Sans doute est-ce mieux ainsi. En cet instant de mon écriture je sais que l’art est tout sauf imitation !

   Mais il faut en venir à ces fils de la Vierge qui sont la voix menue au gré de laquelle s’annonce, le plus souvent, l’aube automnale. Parfois l’air est frais, tendu de givre et la vue ne porte guère plus loin que cette maison proche, que cet arbre dont la frondaison laisse s’égoutter un imperceptible brouillard. Il est si réjouissant, attendant que le soleil ne vienne dissiper un reste de nuit, de se poster face à l’une de ces toiles d’araignées tendues entre les tiges des graminées et d’observer seulement le temps qui cristallise. Chaque seconde qui passe est comme un léger coup de diapason qui résonne dans l’air cristallin. C’est ténu. C’est sous la ligne de flottaison des préoccupations mondaines, c’est simple comme un sourire d’enfant, c’est pourquoi c’est si exquis. Cela se déploie sans effort, cela s’irise tel l’arc-en-ciel arqué d’un horizon à l’autre. Cela grésille, jamais une note plus haute que l’autre. Cela fait, dans la tête, sa gerbe de modeste lumière. On est là, au centre de la toile, seulement occupé de coïncider avec cette subtile harmonie. On ne se pose même plus la question de savoir comment ceci, cette dentelle arachnéenne est possible, de quel tissage elle est le nom, en vertu de quoi elle s’étend dans l’espace libre, figure d’une gratuité sans pareil, toile pour la toile, art pour l’art. C’est cette manière de réassurance de soi qui est réassurance du monde qui nous touche, nous le Regardeur d’inconcevable, le Voyeur d’infini, le Chercheur d’absolu.

   Combien les choses simples sont prolixes lorsqu’une vision adéquate sait s’y appliquer avec attention et, si possible, avec ferveur. Alors ce n’est plus la Toile qui apparaît, plus les Fils qui se dévoilent, c’est la BEAUTE en sa plus efficiente monstration. C’est le menu, l’impalpable, les liens invisibles qui se tressent entre les « hommes de bonne volonté », c’est l’amitié lorsqu’elle scintille de Montaigne à La Boétie, c’est la lumière spirituelle qui effleure les toiles de Puvis de Chavannes, c’est l’éclat solaire des Tournesols de Van Gogh, ce sont les clartés de la Raison, c’est la magnificence des corps de la statuaire grecque à l’âge classique.

   C’est tout cela que nous donnent les fils de la Vierge en leur dénuement, en leur épiphanie qui pourrait être celle du Sacré lui-même puisque la Vierge en personne y est évoquée, ce genre de Mère Universelle renforcée par son mystérieux coefficient d’invisibilité, celle dont nous tous pourrions être les fils symboliques : les Fils de la Vierge. Heureuse conjonction des homophonies : tissage végétal rejoignant le tissage humain. Fils et fils de la Vierge en une unité assemblés.

 

Partager cet article
Repost0
8 septembre 2019 7 08 /09 /septembre /2019 09:00
Face au sublime

« Le Voyageur contemplant

une mer de nuages » - 1818 -

Caspar David Friedrich

Source : Wikipédia

 

***

 

   Cette œuvre célèbre de Caspar David Friedrich se montre, d’emblée, en tant qu’archétype du romantisme. Ici, s’opposant aux Lumières, la Raison a été occultée, laissant libre cours au sentiment. Sentiment profond de l’indicible, sentiment d’une immense solitude coalescente à la condition humaine. Ici, se livrer à une analyse critique qui consisterait à identifier les moindres faits, à les hiérarchiser, à cerner les motifs objectifs, à établir liens et relations entre les choses manquerait son objet. Pour la simple raison que sentiments, passion, contemplation, extase ne pourront jamais se mesurer à l’aune du concept et des enchaînements logiques d’idées que cette méthode présuppose. C’est simplement dans un libre laisser-aller, une juste confiance dans ce qui se propose à notre regard, une symbiose de nos propres affinités avec la climatique de l’œuvre que pourra avoir lieu notre site, au plus près de son cœur vibrant. Non de sa vérité, ce terme est trop vertical, cette notion trop soumise à la rigueur d’un jugement. Car il ne s’agit nullement de juger mais de mettre en relation des sensibilités : la nôtre propre consonant avec celle du tableau. Oui, le tableau a une sensibilité, est doté d’une effusion, d’un mouvement de l’âme qui vient à notre rencontre et anime l’attente souple de notre conscience. C’est une alliance de deux êtres : de l’œuvre, du Soi, dont chacune va s’agrandir de la présence de l’autre.

    Sans la conscience d’un Voyeur, la peinture demeurerait dans sa pure immanence et son image serait enclose dans sa propre matière sans possibilité aucune d’en transgresser l’opaque densité. Sans la présence de la toile, le Voyeur ne pourrait prendre acte de cette dimension singulière qui apparaît comme l’une des incontournables icônes de l’idéalisme dont le romantisme est le méticuleux héritier. Il s’agit bien moins, en effet, de saisir le réel en sa texture la plus palpable, « vraie », que de confier à notre imaginaire le soin d’élaborer les esquisses d’une Nature parfaite, absolue en quelque sorte, telle qu’elle pourrait immédiatement résulter de l’activité de notre esprit s’il était pourvu de pouvoirs performatifs accomplissant l’acte à même la germination de la pensée.

    Mais qui donc n’a jamais rêvé de sa haute montagne cernée de fins nuages, de son île avec sa plage de galets où joue la lumière, de son haut plateau caressé par les lanières souples du vent ? C’est une manière d’utopie qui court à bas bruit sous le niveau de nos certitudes. C’est la cabane dont, enfant, nous tressions nos songes dans notre lit devenu espace au large horizon, devenu conte magique aux mille virtualités. Ce qu’observe cet homme à la sombre redingote, n’est-ce le monde qu’il porte en lui depuis toujours, qui s’actualise dans ce promontoire de rochers, le fin tissage des nuages, les montagnes au loin dans leur écrin diaphane ?

    Les exégètes habituels de cette œuvre nous disent le réel de cet homme, le fait qu’il s’agit d’un fonctionnaire des Eaux et Forêts regardant cette montagne qui serait le Rosenberg, qu’il serait traversé d’une foi qui le confondrait en Dieu en raison même de sa mort prochaine. Mais c’est déjà trop dire, c’est déjà trop relier le personnage à un contexte qui, le tirant vers son existence contingente, le soustrairait, en quelque sorte, à cette élévation, à cette ascension dont l’Art en son exception est la sublime mise en scène. Constamment il faut nous dépouiller des vêtures étroites qui nous clouent ici ou là, à cette terre, à cette maison, à ces camisoles de force du réel qui, nous ôtant tout pouvoir de transgression, ne font que concourir à nous établir à demeure dans une situation immuable qui, jamais, ne connaît l’ivresse d’une possible liberté.

    Cette toile, à l’évidence, ne peut que nous amener à questionner. Mais à questionner à propos de qui ou de quoi ? De ce personnage que nous ne connaîtrons jamais, anonyme parmi la foule des anonymes ? De la mort qui guette à l’horizon, embusquée derrière le voile léger des nuages ? D’une minuscule présence face à ce qui, toujours, nous dépasse et qui instille l’angoisse au cœur même de nos certitudes ? Questionnant métaphysiquement et non esthétiquement, nous voyons bien ici que nous sommes tout près d’une incandescence, que nous sommes au foyer de l’être, là où plus aucun recul n’est possible puisque nous avons atteint un fond sans fond - l’être toujours recule à mesure que nous avançons -, et que l’ivresse est grande qui s’empare de nous et, en un instant, nous devenons ce phalène aux ailes de tulle que le moindre vent pourrait faire se consumer en d’illisibles hauteurs.

    C’est de solitude dont il est question, d’imminente disparition et peu importe alors notre fonction sociale - garde des Eaux et Forêts ou bien Ministre -, une manière de justice immanente égalise les âmes, nivelle aussi bien les vices que les vertus. Parvenus à ce point de lucidité, il convient de reprendre le titre et de l’analyser - c’est seulement en cet instant de l’après-dévoilement, qu’il convient d’exercer sa critique -, et de voir ce qui s’y loge comme son message le plus audible. « Le Voyageur contemplant une mer de nuages ». « Le Voyageur », d’abord. Métaphore de l’existence, bien entendu. Où en est-il ce Voyageur : est-il au milieu du gué ou sur le point d’arriver à destination ? Nul ne pourrait le dire car ce qui est à considérer, c’est bien moins le chemin parcouru que sa destination qui s’évanouit dans ce mystérieux point de l’espace que, du reste, la tête du personnage nous dissimule comme si l’énigme ne pouvait être découverte qu’au prix d’une extinction de l’essence des choses. « contemplant », le terme est généreux, le terme est plein, le terme est, à proprement parler « visionnaire ». Le dictionnaire nous indique la valeur philosophique de ce mot dans l’optique platonicienne : « Contemplation théorétique des Idées ». Où l’on s’aperçoit aisément que le contact avec le sensible a été perdu, que le Regardeur donc, est en quête de l’intelligible qui l’appelle et le déporte de son propre corps comme s’il fallait interroger l’âme et ne plus accorder de crédit aux circonstances de « passage », aux accidents de la facticité qui égarent la conscience et la plongent dans le carcan des considérations mondaines. « mer de nuages », c’est nommer l’impalpable en sa forme la plus éthérée, c’est convoquer, à la fois,  le plérome des dieux dans sa version polythéiste, à savoir la mythologie, mais aussi le Dieu unique en sa monstration monothéiste, la perspective théologique. Jamais, le voudrait-on, l’on ne s’exonère du problème de la transcendance ou du Transcendant pour la raison simple que notre civilisation repose entièrement sur ces fondements religieux et que vouloir s’en abstraire c’est comme vouloir marcher après avoir mutilé ses deux jambes.  En quelque sorte, dans « Le Voyageur », la « physique » semble répudiée au bénéfice du « méta », auréolé de sa riche polysémie : « après, au-delà de, avec ». Ici est le règne sans partage de l’ineffable, de l’inouï, de l’incommunicable. En réalité nous ne pouvons guère supporter qu’il y ait un en-dehors de l’homme, qu’il y ait une hétéronomie à laquelle il nous faille nous référer afin que, notre orient assuré, notre marche en avant trouvât ses propres assises.

    C’est pourquoi, tissé de ces impalpables, de ces impréhensibles, le silence est grand qui noie tout dans une même indistinction. C’est pourquoi la solitude est plus que patente, terrifiante et la Terre semble vidée de ses habitants. C’est cela faire l’expérience de la finitude : être acculé au présent avec nulle possibilité d’échapper à sa geôle, laquelle profère une liberté aliénée à jamais, une impossibilité radicale de surseoir à sa condition. On pourrait tenter la formule certes déconcertante : « la vie au risque de la mort », cette cruelle vérité qui nous taraude depuis que nous sommes au monde et ne cessera qu’à la mesure de notre éclipse définitive. Si cette peinture peut s’inscrire d’emblée dans la mouvance du romantisme, elle n’en possède pas moins une puissante valeur métaphysique. Regarder l’œuvre et ne pas y deviner le sourire de la mort serait pure myopie ou bien simple rejet de notre complétude, du caractère résolument fini de notre situation existentielle.

   La représentation telle que nous la propose Carl David Friedrich n’autorisait qu’un personnage unique face à l’immensité de la Nature. Toute impression de sublime ne peut jamais s’éprouver que dans une situation de face à face : l’Homme face à son Destin. Ici, le Destin se donne sous la forme de la Nature, du paysage qui en assure l’immédiate visibilité. Ce n’est jamais la nature qui se montre. « La nature aime à se cacher », selon la belle assertion d’Héraclite. C’est toujours l’un de ses avatars, l’un de ses fragments qui fait phénomène et nous révèle cette mer de nuages, cette montagne, ce rocher qui sont autant d’indices de son immensité, de sa totalité, de sa vastitude dont notre conscience ne pourrait s’emparer qu’au risque de la folie.

   Car il y a danger à vouloir se confronter à l’incommensurable, à l’infini, à tous ces transcendantaux - Nature, Esprit, Idée -, qui nous dominent des lointains inaccessibles, là où notre pensée ne saurait aller, elle est trop soudée à notre propre roc biologique, elle est trop affligée de matière, trop soumise aux caprices des vents et au déferlement des marées. Nous sommes, irrémédiablement, des êtres terrestres sans doute fascinés par ces êtres célestes - elfes, séraphins et autres chérubins -, qui ne sont que pures affabulations de notre imaginaire. Notre position occupe ce « tranchant cruellement acéré » (Pierre Reverdy) entre nos idéaux qui, par essence, sont hors de portée et notre quotidien qui, lui, est trop à portée de la main, si bien qu’il nous semble que nous n’en saisissions que quelques pâtés de sable, nullement la consistance dont nous eussions souhaité que notre vie fasse sa plus commune expérience. Autrement dit le constat de la perte, de la chute, de l’abandon structurent notre psyché, laquelle s’ouvre en abîme, laquelle est transie de néant.

   Cette silhouette noire en est la cruelle métaphore. Non seulement ce personnage - Nous en l’occurrence, identification oblige -, nous n’en connaîtrons jamais la réalité, pas plus que nous ne partagerons la mesure de son altérité puisque l’épiphanie de son visage, cette puissance d’identification et de reconnaissance, nous est dérobée. Ce que, de lui, nous ne pénétrerons, non une particularité qui eût pu en réaliser l’inscription mondaine, mais une simple forme, éthérée, universelle, interchangeable, au travers de laquelle se donnera à penser l’Humain en son incoercible et tragique présence. Il n’y a rien, au-devant de lui, que cette énigme du paysage qui ne fait fond que sur de la fumée, de l’inapproché, du fuyant, de ce qui ne se peut dire en nul mot, en silence seulement, cette écume de l’étonnement. Il n’y a rien sur son arrière que Nous qui demeurons dans l’enceinte de notre peau, cette outre semée de néant, ouverte sur les vents maudits du doute, de l’incompréhension fondamentale. Que pourrions-nous comprendre d’un frêle esquif que les flots balloteraient tel un fétu de paille sans autre direction précise que la gratuité de la pure errance ?

   Confrontés au sublime, oui le spectacle grandiose de la Nature est toujours confrontation au gré de laquelle notre être, toujours s’amenuise.  Nous sommes inévitablement remis à ces fers qui nous aliènent mais font la grandeur de l’aventure humaine, ces fers qui ont pour nom : Abîme, Néant. Les Majuscules, à l’initiale des mots, ne sont pur souci formel, élément de style, esthétique cosmétique. Ils touchent le fond vacant de notre Être (Majuscule, lui aussi !), - ils sont les racines sur lesquelles nous nous appuyons, tel le lotus sur son fond de marécage et de mystérieuse vase. Le Beau, donc l’Être, ne peut jamais surgir que de la nuit, lui qui est porteur de lumière. L’Abîme, le Néant, nous n’en faisons nullement l’expérience lorsque nous sommes tristes, éplorés, quittés par notre Amante, mais lorsque les mots ne signifient plus, eux qui ourlent notre voyage humain rien qu’humain des significations qui sont les éminences, les promontoires, les avancées qui nous portent en avant, à l’étrave de notre Être, là où flamboie le cristal de notre conscience. Nous ne sommes que ceci, conscience, et le demeurons le temps que durera notre existence.

    L’Homme, dressé sur sa pointe de rochers, est une Vigie Consciente du drame qui se joue entre la Nature qui le dévisage et lui qui « s’envisage » comme l’une de ses parties, mortelle, infiniment mortelle, qu’à chaque souffle gagne l’irrémédiable corruption. Pour ceci il ne pouvait que se vêtir de ce noir, couleur de deuil qui n’en est une, seulement le signe distinctif par lequel la Mort se manifeste symboliquement et nous enjoint de ne point l’oublier. Thanatos rôde toujours alentour et se tient prêt au cas où. Ecrire cette constatation ne consiste nullement en une inclination au morbide. Bien au contraire seule notre lucidité, comme chez Montaigne, est gage de liberté. Autant se diriger vers la potence avec la dague de la vérité plantée dans la chair plutôt que de s’y diriger avec le zèle empressé de l’innocent. La Mort n’en sera que plus fréquentable.

   Si « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », nous a entraînés vers cette manière de naufrage c’est que l’allégorie dont il est l’image n’autorise guère d’autre issue. « Un jour tu périras face à la beauté », voici la sentence qui aurait pu figurer en épigraphe, gravée sur une plaque de cuivre, dans la demi-lumière d’un Musée, cette crypte pour Adeptes de l’Art et Déchiffreurs d’hiéroglyphes. Si l’ontologie romantique se donne telle celle relative à la finitude, c’est que son code génétique en porte la vive empreinte. « Les souffrances du Jeune Werther » de Goethe, l’une des œuvres majeures du mouvement Sturm une Drang (Tempête et passion), génie s’il en est d’un romantisme porté à sa plénitude, « Les souffrances » donc entrainaient chez leurs jeunes lecteurs des suicides en cascade. Ceci était-il gratuit ou bien, alors, existait-il une lame de fond invisible qui en expliquait le phénomène ? Le lumières, imbues d’une raison dominante et excessive avait réduit l’expression des sentiments à leur portion congrue. Après la diète il fallait l’excès. Après l’injonction qui aurait pu être « Tout est Raison » succédait son naturel contrepoint « Tout est Passion ». Or on connaît l’attrait de la passion pour l’exaltation sans limite des sentiments et sa fascination pour la mort. Combien d’amants et d’amantes se sont donné la mort après s’être donné l’amour ? Ceci n’est pas une énigme humaine, c’est simplement la Loi de toute existence lorsqu’elle a connu les sommets, elle n’aspire qu’à connaître la sombre vallée où dorment de sinistres desseins.

   Sans doute le temps romantique reprend-il les insignes du temps humain en les portant à leur extrême limite. Comment, en effet, faire l’économie de la finitude lorsque le temps, cette essence consubstantielle à l’être, le met en demeure de passer sous ses fourches caudines à défaut de pouvoir en maîtriser le déploiement. Abîme, Néant, constamment entrelacés sont la matière même d’un passé qui reflue aux confins de l’exister. La mémoire, « oublieuse » selon les mots du poète, a grand-peine à en assembler les fragments épars, quant à la fameuse réminiscence, elle crée un temps nouveau mais fragile tel le verre. Abîme, Néant jouent aussi la partition du présent dont l’habituel lieu commun est d’affirmer qu’il « glisse entre les doigts » ou passe « comme l’eau d’un fleuve ». En ce domaine la sagesse populaire vaut de longs et savants développements. Enfin, Abîme et Néant, se laissent deviner dans les allées du futur qui brasillent au loin et déjà s’éteignent dans la peine inexaucée que nous mettons à avancer « contre vents et marées ». Ainsi, Etranges Voyageurs, nous sommes vêtus d’une redingote noire et regardons fixement ce temps qui nous hèle et nous terrasse à la fois. Mais y aurait-il plus belle destinée que celle-ci ? 

 

 

 

 

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0
6 septembre 2019 5 06 /09 /septembre /2019 08:54
Beauté à l’angle de l’image

                           Photographie : John-Charles Arnold

 

***

 

   Comment pourrions-nous demeurer muets alors que l’été décroît, que s’annonce l’automne, bientôt, dans un dernier flamboiement de lumière ? Et ces couleurs, ces amarantes éteintes, ces capucines solaires, ces rouilles qui, déjà, anticipent les ombres glissant à ras de terre. Et ces ambres si colorés de joie, ces blonds vénitiens - avant-goût de la fête et du masque -, ces touches de Nankin, on dirait un voile issu de quelque sillon, tout juste naissant dans l’étirement du jour. C’est là le sublime de toute saison que de nous offrir un visage nouveau. Certes nous en avons déjà fait l’expérience mais nous, les hommes à la courte mémoire, ne sommes plus très sûrs d’en avoir connu la belle manifestation. Ces variations automnales, ces clartés telles des cymbales de cuivre, telles des amulettes d’argent, nous les avons sédimentées, ici à l’aune d’un amour vite épuisé, là au regard d’un voyage mêlant les images dans une manière de curieux maelstrom.

   Mais je ne te dirai plus avant le caractère versatile des hommes, leurs habitudes à regarder mille et mille choses et à n’en jamais retenir que quelques unes, comme de rares gouttes de rosée éclairant leur paume distraite. Mais, au juste, n’existe-t-il qu’une façon de contempler les âges successifs du monde qui nous entoure ? Y aurait-il une juste mesure, un subtil théorème qui nous intimeraient l’ordre de voir de telle manière et non autrement ? Non, tu le sais bien, toi qui inventories le réel avec la minutie d’une entomologiste, il y a une infinité de tournures selon lesquelles prendre acte des choses. Et ceci est tellement subjectif, lié à son propre tempérament, relevant de la cible privilégiée des affinités. Regardant tous les deux cette saison qui bascule en son contraire - l’été est une symphonie, alors que l’automne n’est qu’une fugue -, ce sont deux automnes qui se présentent à nous. Le tien peut-être plus coloré, plus joyeux, le mien, plus ténébreux, déjà pris dans les glaces de l’hiver, blanchi des neiges que pousse le blizzard. C’est si étrange de penser que ce qui se présente à nous n’a nulle consistance puisque seul le décret de notre volonté en dessine les contours, en écrit la fable. Non, le réel n’est pas un étalon fixe, invariable, que nous poserions à l’horizon de nos yeux sans que quelque phénomène ne vienne en altérer l’apparence.

   Vois-tu, ici sur mon Causse traversé de la blancheur des pierres, parcouru de brumes natives, tout se donne dans l’approximation et il est des matins où chênes et genévriers, massifs de buis se confondent en une image pareille à celle qui se révèle sur un écran de verre dépoli. Mais, sais-tu alors combien il est précieux de tout interpréter à sa guise, de dire l’arbre tel le fantôme qu’il pourrait être, le buisson comme esprit, le mur de pierres comme clôture de nos rêves ? Vois-tu, l’on peut toujours tirer quelque chose d’une forme, d’un trait, d’un profil, d’une silhouette. Toujours a lieu l’alchimie qui métamorphose un non-sens en un mot, une phrase et alors nous sommes heureux de ne point demeurer au milieu du gué.

   Ce matin, c’est une image d’un ami Canadien qui a retenu toute mon attention. Oui, sans doute son aspect lunaire, spectral, s’accorde-t-il mieux à mon être fantasque, qu’au tien, plus disposé à recevoir des gerbes de couleurs et des palettes de signes infinis. L’automne, on peut en proposer une figure minimale, un genre d’éveil se haussant à peine d’une nuit encore présente par endroits. Cette heure du lever du jour est belle. Toujours elle m’a questionné, ne serait-ce que par son immobilité, sa longue attente, le doute dont elle est la figure. C’est un peu comme si, en elle, perçait dans le retrait cet infini que notre intellect peine à saisir, sa donation est si abstraite qui fuit au devant de nous sans que nous ne puissions rien déduire de cette éternelle absence. Oui, je l’avoue, cette heure de l’aube est empreinte d’une mélancolie qui instille en notre âme l’irreprésentable dague d’une vacuité. Aussi bien pourrions-nous disparaître dans la texture de la photographie que nous n’en serions nullement conscients.

   Mais ceci, loin d’être tragique, constitue l’espace même de notre liberté. Nous pouvons aller à notre guise où bon nous semble sans que rien ne soit dérangé de l’ordonnancement du monde. En quelque manière, au contact de toute cette diaphanéité, nous nous dépouillons d’une inutile matière, nous laissons des oripeaux derrière nous, nous nous allégeons à la façon d’un cristal qui ne vivrait qu’au rythme de son diapason. Et nous sommes si proches de la consistance d’une idée que nous pourrions, sans dommage, habiter la pensée d’un oiseau de haut vol ou bien cabrioler sur le museau taquin d’un dauphin. Ou bien encore connaître cette amante tissée de rien qui glisse continûment dans l’eau souple de nos songes. Là est le lieu d’un imaginaire sans limite. Du reste, ne serait-ce son rôle éminent que de nous soustraire aux lois de la gravitation, nous autorisant alors à voguer en une altitude inconnue qui nous affranchirait de toute aliénation ?

   Alors, qu’y aurait-il à dire que cette image ne dirait pas ? Toujours il est difficile de greffer un langage sur une photographie délivrant l’essentiel de ce qui est à percevoir. Parler est au risque d’un redoublement. Certes la parole n’est pas de même nature que l’image. La parole se déroule dans le temps, suppose un avant et un après, un passé et un avenir. Dans l’image tout se donne d’emblée dans la soudaineté, la simultanéité. Tous les événements surgissent en même temps et saturent la pensée sans, qu’en aucune manière, il soit possible d’échapper à cette focalisation des injonctions. C’est ceci qui explique le tropisme fascinatoire de la forme iconique. C’est le rapt de notre conscience qui s’accomplit comme si, venant des profondeurs de l’image même nous percevions un étonnant : « Regarde et demeure en silence ». Oui, car alors toute énonciation vient troubler l’onde de la vision et introduit plus de connotations que de dénotations. En somme, ceci reviendrait à dire que l’objectivité de ce qui parait, atteinte en son for intérieur, se modifierait selon la fantaisie d’un subjectivisme faisant la part belle au Voyeur, nullement au Photographe, dont le message se trouverait altéré par cette immixtion dans le foyer même d’où part la signification.

   Eh bien, vois-tu, cette courte réflexion théorique n’altérera nullement  la photographie en son support puisqu’elle est « fixée » à jamais. Ce sont seulement nos états d’âme qui, tout autour d’elle, feront leurs révolutions coperniciennes. Oui, car tout regard est toujours subversion de ce qui vient à lui. Réalité : tout est toujours à interpréter qui nous rencontre. Aussi bien cette brume légère en état de constante apesanteur, aussi bien cette touffe de végétaux aquatiques, faisant son onde de beauté à l’angle de l’image. Tout est à porter au foyer de notre être. C’est bien lui qui vise, détermine, organise, conceptualise, n’est-ce pas ? Alors laissons-le voguer à sa guise. Se mettrait-on en opposition qu’il n’en ferait qu’à sa tête !

  

  

  

  

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
4 septembre 2019 3 04 /09 /septembre /2019 17:25
L’ombre, que me disait-elle de toi ?

                      Photographie : JP Blanc-Seing

 

***

 

 C’était un matin hésitant, à peine sorti des lèvres de la nuit. Juste une lumière qui effleurait les arbres, soulignait leur contour. Ils étaient des manières d’oriflammes discrètes dont nul vent, encore, n’agitait les frondaisons. Tout était dans l’immobile. Tout était dans le recueil. Dans l’attente souple de soi. Tôt levé, je savais que cette heure matinale serait belle, qu’elle viendrait à moi avec l’élégance de ce qui est originel, ne s’ouvre que lentement afin qu’une grâce soit présente qui dise la nature en sa plus exacte venue. C’est une joie sans pareille d’être seul au monde, ou bien d’en éprouver le sentiment, de se destiner à cette nature si disponible aux yeux de ceux qui, avec elle, sont en affinité, ne demandent que la rencontre, le frémissement de la peau à la pointe de l’heure.

   Mais est-on jamais vraiment seul, me questionnais-je ? Il y a le ciel et ses quadrillages d’oiseaux. Il y a la terre et les plis infinis de ses mottes d’argile. Il y a les mers, les ourlets de ses vagues qui n’en finissent de retomber dans des gerbes d’écume. Il y a le soleil, sa boule mauve ou bien blanche, ou bien rouge, la chaleur qui glisse sur la peau. Il y a TOI, surtout l’Inconnue que j’évoque au plein de mes rêves. TOI qui les portes à leur plénitude, ils sont d’immenses cerfs-volants dont la queue flotte de l’orient à l’Hespérie, leurs oscillations sont le rythme auquel mon cœur vibre en écho. Non, ne te moques nullement de mon romantisme, il et ma seule défense contre les morsures de la vie. Et elles sont légion, tu le sais bien, TOI ma chimère, TOI qui n’es qu’une ombre portée à l’épreuve du jour.

   Vois-tu, il n’y a guère de plus grande félicité que de te placer au centre de mon imaginaire. Là, au moins, tu es en sûreté et nul ne viendra t’ôter à l’exercice minutieux de mon regard. Intérieur, bien sûr, le seul qui soit vrai. L’extérieur est trop sujet à caution, trop embarqué dans le lot infini des contingences. Toujours quelqu’un pour l’amputer de sa réalité, le métamorphoser en un cruel strabisme qui dédouble la vérité, l’enjoint de n’être que fausseté, duplicité, tromperie, décor de stuc identique à la vacuité d’un songe-creux.

 

Être en soi, au creux de soi,

dans l’intime vérité de son être,

c’est ce qui nous échoit en propre

 

   Différer de ceci est s’exiler de sa propre personne et prendre l’envers d’une pièce pour son effigie. TOI la Précieuse, veux-tu que je te dise qui tu es vraiment ? A mes yeux, évidemment. Nullement au travers de ceux des autres qui sont de curieux glaçons suspendus à la voûte de l’indicible éther. Parfois, se demande-t-on s’ils existent ces yeux, si ce ne sont des cristaux que notre pensée a taillés pour nous donner le change, pour nous aliéner en quelque sorte, pris dans le double faisceau de leur inépuisable curiosité. Car les yeux sont curieux qu’aiguise le scalpel de la conscience. Car les yeux forent tels des trépans et il se pourrait que de nous, ne subsistent que quelques copeaux que le noroît emporterait vers d’autres cieux, à nous inaccessibles. Mais que j’en vienne à TOI, seulement à TOI. J’entends bien les manœuvres de diversion que les Autres fomentent à notre insu. Ils sont jaloux de notre passion tressée de dentelles et de trous autour desquels courent les fils de notre songe commun. Nous sommes bien dans notre empyrée onirique, nous sommes de simples échos, de mutuelles réverbérations qui tirons notre substance de ce dialogue de silence.

   Auras-tu seulement identifié l’origine de ma vision ? Dans ce matin clair de septembre, dans les lumières longues, avant-courrières de l’hiver, voici que tu m’es apparue, ma Fée de Clarté, telle cette ombre épandue sur la chair pulpeuse de la roche. Comme si tu en étais une simple émanation, un esprit minéral connaissant soudain sa pure essence, ce flottement au large de toi qui ne te déporterait nullement de qui tu es mais t’y reconduirait à l’aune d’une ellipse, d’une envolée de l’espace qui ne serait que ta propre effervescence au monde. Comprendras-tu mon trouble à te voir vibrer du cœur de l’ombre ? Des nuées de phosphènes gagnent la toile de ma peau, s’y logent mille étoiles qui sont tes murmures, les mots au travers desquels tu te signifies et te multiplies dans ce présent qui t’accueille comme le prodige de ta venue parmi le chant souple de l’être. Non, tu ne dis rien et n’as rien à dire. C’est la grâce du phénomène lorsqu’il se déploie pareil à l’eau qui chute du glacier, dit sa chanson bleue, profère l’intervalle entre les mots, ces sublimes médiateurs sans lesquels le langage n’existerait pas, serait pure énigme dans l’insoutenable rumeur de l’univers.

    Pourtant, tu le sais bien, TOI l’Attentive, rien ne sort de notre fantaisie que le réel que nous y avons logé, que nous avons métamorphosé au gré de notre caprice afin que, disposé selon nos inclinations, il se soumette à notre convenance et ne fasse, avec nous, aucune différence. Tu vois, comme la chair et l’ongle, la larme et l’œil, les lèvres et le baiser qui s’y dessine. Ainsi, tu n’es que le rayon que mon regard a rencontré un matin de douce insistance sur ces pierres millénaires alors que le jour consentait tout juste à se lever. J’imaginais des dormeurs et des dormeuses dérivant sur leurs couches, tels des nuages au ciel. J’imaginais des idées captatrices qui, soudain, t’auraient subtilisée à ma vue, TOI ma douce apparition. Alors il n’y aurait plus eu, sur cette étroite portion de la Terre, que ce face à face d’une erratique figure avec ce rocher, cet effacement subit de l’Ombre, TOI en ta vêture de rien. Ma solitude, alors, n’ayant plus de répondant, se fût accentuée et muée en un mutisme éternel. Ombre, parle donc encore une fois de façon à ce que mon existence ait encore un SENS ! Parle-donc !

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
21 août 2019 3 21 /08 /août /2019 16:10
Jean-de-l’Eau ; Jean-des-Champs

                   Dans les blés, au Blanc Nez … »

                    Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

 

   Il y a, parfois, des mystères qui, jamais, ne se laissent éclaircir. Tel celui de Jean, garçon tout juste situé à la lisière de l’enfance et de l’adolescence, silhouette que les natifs d’ici aperçoivent un jour dans le bleu léger de l’aube, un jour dans le rouge-orangé du crépuscule, rarement à l’heure zénithale, ce petit aventurier pratiquant une pause méridienne et il ne conviendrait nullement de le tirer de sa naturelle léthargie. Que dire de plus de Jean, si ce n’est qu’il est un genre de sauvageon, un Gavroche contemporain livré quotidiennement aux joies d’une nature immédiate et libre dont il goûte les fruits jusqu’en leur plus intime saveur ? Nul ne l’a jamais approché et, parfois, quelque audacieux a-t-il réussi à le capturer dans le double cercle de ses jumelles. Autrement dit, sa réputation n’est plus à faire et si certains le nomment « Gavroche », d’autres lui attribuent le sobriquet de « Robinson », d’autres encore de « Vendredi ».

   Mais cette rapide biographie suffit à le cerner. Décrirait-on plus avant la goutte d’eau dans la course rapide du ruisseau ou bien le trajet de l’étoile au plein du firmament, parmi ses lumineuses compagnes ? Si Jean a une qualité, c’est bien celle de se fondre dans le paysage, de ne faire qu’un avec la colline couverte de blé ou bien le dos de la vague lorsqu’il s’ourle d’une frange d’écume. Un curieux don mimétique, une tendance spontanée à se loger dans quelque vêture métamorphique, si bien qu’une possible métempsycose l’eût facilement remis à la posture d’un caméléon, robe d’émeraude et points jaunes comme des milliers de minuscules soleils.

   Mais, plutôt que de parler d’abstractions, suivons cette jeune existence dans l’odyssée toujours renouvelée de ses journées. Manière d’immuable rituel dont il tire un bonheur exact. Tôt le matin, alors que la lumière est longue, qu’elle grésille à la pointe des rochers, glisse sur les falaises blanches encore teintées d’ombres, Jean-de-l’Eau a passé la nuit à dormir en chien de fusil tout contre une levée de sable qui lui sert à s’abriter du vent du large. Ses yeux bouffis de sommeil, il en a lustré les deux globes du revers de la main. De petites gouttes de rosée étaient en suspension dans sa tignasse et on aurait dit quelque oursin habité de pluie avant qu’il ne s’ébroue. C’est l’heure indécise ou rien ne bouge. La plage est une immense étendue gris-bleue qui fait son murmure d’outre-temps. Le petit sauvageon ouvre son regard à la beauté marine qui semblerait inépuisable, comme si le jour pouvait s’arrêter, se métamorphoser en une éternité dont il ferait son intarissable jeu.

   Longtemps il observe les grands oiseaux accomplir leur cercle parfait dans l’air tissé de soie. Parfois il aperçoit un griset émergeant des flots, son épine dorsale dressée vers le ciel, son œil rond à la pupille noire, sa mosaïque d’écailles d’argent et de platine dont il s’imagine qu’il pourrait faire une cuirasse. Parfois, c’est un hippocampe qui l’emmène en voyage par-delà les eaux grises de la Manche, peut-être en direction de cette Albion qui, par temps clair, se révèle à lui dans une manière de doux éblouissement. Parfois, ce sont les museaux des grands dauphins qui le surprennent et il cabriole avec eux jusqu’au point où ses yeux en perdent la trace. Parfois ce sont les phoques communs qui rugissent au large et appellent Jean à la fête de l’eau, sa propre fête, lui l’habitant de nulle part où rien n’arrive que de larges nappes grises venues du bout du monde.

   Puis c’est l’heure de midi, la lumière devient dure, verticale, blessante pour les yeux si Jean n’y prenait garde. C’est l’heure où, pelotonné en boule, pareil à la spire du limaçon, il s’accorde quelque repos. Il ne pense à rien, n’entend rien sauf son propre rythme accordé au rythme lent de la mer. Quand le soleil commence à décliner, que les falaises se teintent de corail, il s’étire paresseusement, fait craquer ses jeunes articulations, se dispose à quitter l’onde marine pour gagner les collines, le plateau au-dessus du Blanc-Nez, les champs qui deviennent le refuge qu’il choisira avant que la clarté ne baisse, que les grillons ne rentrent dans leur trou pour leur somme journalier. Comment donc Jean-de-l’Eau devient-il, subitement Jean-des-Champs, nul n’en a la moindre idée, peut-être lui-même ne saurait-il en expliquer la rapide mutation. Est-ce le grand doigt de granit de l’obélisque qui l’appelle ? Le ciel bleu qui l’attire à lui ? Le revers de la colline où glissent les ombres ? Le chaume solaire pareil aux tableaux lumineux de Vincent en cette terre d’Arles si éloignée, mais combien semblable dans la clameur qu’elle jette dans l’espace, un long cri faisant penser à celui d’un oiseau de proie.

   Alors tout s’inverse et le peuple de l’eau devient peuple des champs. Parfois ce sont de grandes faucilles noires qui moissonnent le ciel de leurs ailes aigües, on les voit partir au loin, se fondre dans la fente de l’horizon. Parfois ce sont des mulots, petites boules grises qui font leurs trajets rapides, syncopés, parmi les tiges du chaume. Elles piquent les pieds, les tiges, elles s’enfoncent dans les talons.  Il faut s’asseoir et retirer patiemment ces minces harpons, marcher dans les sillons, là où les herbes jaunes sont couchées, on y devine la trace ancienne des roues. Parfois, lorsque la lumière baisse, c’est une belette au long corps fluet qui se faufile dans le dédale de paille, y imprimant un trajet pareil à une flamme. Parfois c’est, museau rasant le sol, oreilles en alerte, un chemin de feu, un renard cherchant sa proie avant que le noir ne badigeonne tout et ne rende les choses invisibles. Parfois ce sont les trilles haut perchés des alouettes, leurs joyeuses vocalises, leurs infinies modulations qui frappent l’oreille comme de cristallins diapasons disant la richesse du champ, son manteau d’or qui demeure au repos après l’agitation de la moisson. Parfois ce sont des sauterelles aux ailes rouges qui percutent les jambes, milliers de minces projectiles qui bondissent et retombent sans cesse.

    « Gavroche » demeure ainsi de longues heures à contempler le bleu si intense du ciel, l’obélisque dressé pareil à l’aiguillon d’un insecte, l’épaulement de la colline s’habillant de sa teinte d’automne, puis la vaste plaine à la belle couleur. Couleur de joie, à dire vrai. Et c’est pourquoi le Jeune Observateur en emplit ses yeux jusqu’à ras bord. Il en sent les vagues de miel cascader à l’intérieur de son corps et ceci suffit à énoncer, dans son intime, un plaisir qui ne saurait trouver d’écho en quelque autre expérience que ce fût. Ce libre enfant de la Nature en est son exhalaison, sa respiration, l’harmonie dont se pare toute chose essentielle venue à l’être pour rayonner, simplement diffuser alentour quelques copeaux de ravissement, quelque bribe d’enthousiasme. Aussi, s’interroger sur son essence reviendrait à poser une question sur une question. Qu’en est-il de cette présence qui ressemble tant à la fuite du temps dans une dimension que, jamais, nous ne pourrons saisir, dont nous ne comprendrons la subtile trame ? Ce jeune garçon, ce mot lâché dans l’espace, ce signe qui retentit à même sa venue, est-il un genre d’elfe, de génie, d’esprit follet qui traverserait l’existence à la manière du vol imperceptible de la huppe ? Quelle est donc son origine, la source dont il émane ? Est-il eau avant d’être terre, ou bien est-il les deux ? Ou bien encore leur simple confluence ?

    Tous, nous aimons ces illisibles figures pour la raison simple que rôdent toujours en nous quelque conte de la petite enfance, quelque gentille antienne dont notre imaginaire brode un souci léger en un lieu inconnu de notre âme. Est-ce ce nuage qui se forme à l’horizon qui, bientôt, plongera Blanc-Nez dans une zone obscure comme le sont de profonds corridors ? Est-ce cette bulle d’eau qui gonfle à la surface et, bientôt, éclatera sans laisser plus de trace qu’un poème lu au sein du désert ? Est-ce une patte de mouche parmi le peuple affairé des insectes ? Est-ce un sylphe évoluant dans le cercle lumineux d’une clairière ? On le voit, la ronde des interrogations est infinie, laquelle finirait par nous égarer dans notre propre pays.

   Nous avons parlé, beaucoup brodé dans cette image et, sans doute, davantage autour d’elle, au-dessous de sa ligne de flottaison. Bien des choses qui se donnent à voir ne se peuvent interpréter qu’en décrivant de larges ellipses autour de leur horizon. Autrement, qu’aurions- nous donc à dire que la photographie n’aurait dit en un langage plus précis, plus économe, sans doute plus facile à appréhender ? Les yeux du corps sont toujours plus prompts à s’emparer des choses que les yeux de l’esprit. S’interroger sur le monde, c’est non seulement inventorier ses paysages, décrire ses vallées et ses montagnes, radiographier ses formes. S’interroger, c’est, tout autant, évoquer son équateur, dire ses tropiques, conter ses méridiens, tracer toutes ces belles lignes imaginaires qui en déterminent le sens, en dressent l’élégante cartographie.

   Ce que dit l’image : le ciel bleu, le doigt de l’obélisque pointé vers le ciel, l’épaule de la falaise que longe et efface une ombre, enfin le chaume parcouru des lignes régulières des andains, échos des vagues qui moutonnent et tracent l’étendue de la vaste mer à la courbe infinie. Ce que dit l’image : le réel en sa plus exacte dimension.

   Ce que dit l’écriture : la réverbération de l’image, ses prolongements dans le monde de la fiction, quelques possibles qui s’y logent en creux, d’étranges présences qui, sur terre, seraient inaccomplies mais qui trouvent, dans la fable, une façon d’exister. Ce que dit l’écriture : ce qui se dissimule à la vue mais vibre, tout contre le miroir de la conscience et s’impatiente d’y inscrire ses étonnants hiéroglyphes.

   Image, texte, perspectives complémentaires, l’une jouant avec l’autre, l’une fécondant l’autre à la manière d’un chant polyphonique, chaque voix s’accroissant de l’existence de l’autre.

    Dire l’image et il demeure un vide qui demande. Dire le texte et il reste une vivante icône qui manque.  De l’image au texte, du texte à l’image, une seule et même réalité se déclinant nécessairement sous mille autre formes. Mais qui donc entonnera le chant qui en règlera la finale partition ? Jean-de-l’Eau ; Jean-des-Champs être double en un seul, entonne donc  l’hymne qui nous portera à la plénitude. Ceci nous l’attendons depuis la nuit des temps !

  

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
19 août 2019 1 19 /08 /août /2019 08:44
Le partage du ciel

                                    Plage de Calais

                        Photographie : Catherine Courbot

 

***

 

 

   Le partage du ciel, t’avais-je dit, cette étrange bande rose qui traverse les choses et tout, alentour, se dispose à en recevoir la visible trace. Puis le silence s’en était suivi, comme si, l’horizon demeurant vacant, il eût existé une faille par où se perdait la parole. Sachez bien ceci : certains mots ne peuvent être suivis d’autres mots. Non qu’ils recèlent en eux quelque dimension d’infini et ceci clôturerait leur être, non, c’est simplement d’existence dont il s’agit avec ses cohérences, ses exactitudes parfois, suivies de désaccords, de déraisons qui ne se pourraient expliquer. Un genre de vacuité s’installerait, de suspens, comme devant la figure de l’irrémissible Destin. Cette boule informe venant de notre passé, devenu flou à force d’amnésie, cette nébuleuse fonçant en direction de notre avenir incertain et notre présent serait cet indéfinissable intervalle en attente d’être, dispersé, toujours à construire, manière de kaléidoscope aux fragments épars, dirigés selon les lois d’énigmatiques mouvements.

   Le partage du ciel, avais-je pensé en mon for intérieur car il semblait que cette énonciation s’épuisât à même sa brève formulation. Tu avançais sur la dalle dure de la grève, prenant plaisir à tracer de la pointe de tes orteils de menus sillons qui s’étoilaient en tous sens. Je savais que j’avais instillé, en toi, dans la partie la plus vulnérable de ta psyché, au creux de ton âme, les brumes d’un ineffable doute. Mais quelle était donc cette bande couleur de corail, sinon la flaque d’un dernier soleil que, bientôt, le crépuscule ferait rutiler avant que la nuit n’efface son chemin de lumière ? Y avait-il un autre sens sous-jacent à cette réalité de la fin du jour ? Y avait-il sujet à métaphore ou bien prétexte à allégorie dont nos communes vies auraient pu tirer quelque enseignement ? Et puis, était-ce bien sérieux que de vouloir toujours trouver sens à tout, aussi bien à la chute d’une première pluie, à la raison de ce sentier qui fuyait, là-bas, en dehors même de notre perception, à ce vent léger qui, peut-être, nous disait notre passage, notre éphéméride, ce simple vestige dans la suite des jours  qu’était notre condition, la plus commune qui fût ?

   Etait-ce simplement par jeu, ou bien à l’aune d’une remarque teintée d’ironie, que tu avais formulé la seconde question : la semence bleue des nuages…, et, volontairement, tout comme moi d’ailleurs, ta remarque, bien que plus étoffée,  était demeurée ouverte, ce qui ne laissait de me maintenir dans un état de constante inquiétude. Qu’en était-il, en effet, de cette semence ? Annonçait-elle l’orage ? L’orage du ciel ? L’orage entre nous ? Depuis longtemps il grondait, faisait ses sombres amas pareils à des congères qu’une faible clarté eût métamorphosées en des menaces qui, un jour, deviendraient peut-être de simples invectives, des reproches ou bien dessineraient la ligne de partage passant entre nous, confirmant cette idée de séparation qui, au fil du temps, bourdonnait comme une triste antienne au large de nos corps ? 

    Nous avancions dans le temps avec le rythme léger, pris de lenteur, associé à toute mélancolie. Nous ne savions nullement où nous allions, si même notre marche avait un but, si elle n’était seulement un dérivatif occupant nos chairs, libérant momentanément nos esprits. Alors, plutôt que de demeurer en arrière de toi, tu me décrivais ce réel dont tu avais coutume de dire qu’il n’était que « poudre aux yeux », fallacieuse présence, apparence qui abusait nos yeux. Tu me disais ce ciel de neige, très haut, ses altitudes himalayennes, l’éblouissement dont il était le centre, qu’on ne pouvait longtemps fixer, il était trop brillant, un peu à la manière d’une vérité, prenais-tu le soin d’ajouter. Oui, tes mots étaient d’airain et de platine. Je n’en pouvais éviter l’urticante brûlure. Quelle était donc notre propre vérité dont, jamais, nous ne pouvions soutenir longtemps la parole vive, éprouver l’éclat d’une lame tout contre la nuit de notre inconscient ?

   Tu me disais la brillante plaque d’eau, ses reflets de métal poli, le miroir qu’elle était pour l’infinie multiplicité du ciel. Tu me disais la pure magie de ces cabines de bain dont on ne percevait que le dos. Quel était leur visage que nous ne connaîtrions nullement ? Y avait-il des portes ? Etaient-elles ouvertes ou fermées ? Tu me disais : fermées et nul espoir de connaître. Ouvertes et la possibilité d’y loger un rapide amour, là tout contre le paysage ceint de beauté, un régal pour des peintres réalistes, rajoutais-tu. Tu me disais encore ce sol pareil à une lave échouée au bord de l’eau, sa teinte si rassurante, la poussière de terre dont elle était l’écho. Tu me disais : la terre de mon enfance dans un pays maintenant effacé de ton souvenir. Alors je t’imaginais, toi la métissée aux yeux en amande, aux pommettes de cuivre, sur quelque plage seulement connue de toi avec le flux incessant, blanc et noir,  des paille-en-queues virevoltant au-dessus du feuillage vert-de-gris des filaos.

   Toi la fille venue du plus loin de l’océan, qu’étais-tu venue chercher ici ? La beauté d’une nature que tu ne connaissais point ? L’amour en ma propre personne et en quelques autres ? L’espace d’un renouveau où s’épanouirait ta conscience ? C’était si difficile, si périlleux de bâtir des hypothèses de sable, elles s’écroulaient tels les châteaux dressés par des enfants espiègles tout contre l’avancée de l’eau.

   Le partage du ciel, t’avais-je dit, cette étrange bande rose qui traverse les choses et tout, alentour, se dispose à en recevoir la visible trace. Nous avions progressé sur ce sol d’incertitude jusqu’à son engloutissement dans les premiers voiles nocturnes. Je crois que nous n’avions plus de questions à poser sauf à nous interroger sur les motifs de notre venue en ce bout de pays qui trouvait sa fin au bord de ce rivage, s’évanouissant dans un songe impalpable. Au-delà de ce sable, de ces cabines, de la plaque d’eau, de la bande rose, du moutonnement bleu des nuages, de l’étendue pareille à une neige immaculée, au-delà de nous, existait-il autre chose dont jamais nous n’apercevrions la silhouette ? Nous étions en attente de comprendre. La présence de la terre. La nôtre qui grésillait tel un phosphore sur le point de s’éteindre.

 

Partager cet article
Repost0
18 août 2019 7 18 /08 /août /2019 08:25
Quel mur pour ta détresse ?

 

                    « Mieux vaut mille refus

                 qu'une promesse non tenue »

 

                         Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

   « Quel mur pour ta détresse ? », c’était ceci, cette étrange phrase qui s’était logée dans ma tête lorsque, t’apercevant sur le lit beige de cette peinture, j’en avais déduit l’existence d’une souffrance courant le long de ton corps d’ivoire. Certes, ton attitude, réfugiée tout contre ce mur de silence, n’appelait aucune idée de joie ou bien même ne supposait l’espace vacant d’un possible bonheur. Depuis le fond ténébreux de mon mutisme - moi aussi je suis un être des grandes lassitudes -, je t’observais à la dérobée, essayant de saisir cet insaisissable que, paradoxalement, tu tendais à ma curiosité. Oui, curiosité. Comment mon impatience de te découvrir eût pu résister plus que quelques secondes à l’examen de cette attitude qui me paraissait extra-mondaine, située en quelque lieu de mystère dont, certainement, nul ne pouvait avoir la connaissance ? C’était si inhabituel cette pose, là, tutoyant, en quelque sorte, ton propre néant. Mais quel dialogue pouvais-tu donc entreprendre avec la face lisse et mutique d’un mur, si ce n’est un genre de désertion de toi dont, jamais, tu ne reviendrais ?

   J’étais le seul, oui, LE SEUL à hanter ces salles immenses du Musée. Nul surveillant pour me distraire de ma tâche. Nul spectateur qui eût enfreint mon territoire et se serait immiscé entre qui tu es, qui je suis, nous les étranges présences qui ne parvenons même pas à cerner les contours de nos propres figures. Il fallait, de toi à moi, de moi à toi, cette eau fluide circulant, une eau de source fraîche et cristalline, la seule à même, approchant nos essences séparées, de tenter de les unir un instant, celui d’une fascination. Ce dont je n’étais nullement assuré, qu’elle fût réciproque. Comment cette fascination, qui est hallucination de la vision, eût pu t’atteindre puisque tu ne me voyais pas, dressée telle une mince cariatide contre la façade aveugle d’un temple ?

   Cependant je te soupçonnais d’avoir d’étranges pouvoirs, peut-être celui d’une voyance qui te permettait de m’inclure dans le champ de ta vision, à mon insu. Car tu étais tout, sauf ordinaire. Souvent, je m’étais amusé à observer, le long des cimaises blanches du Musée, les allées et venues des visiteurs. Tous, toutes, on pouvait les définir, appliquer quelque prédicat particulier sur leur présence, par exemple l’impétuosité, la réserve, la spontanéité, autant d’empreintes charnelles qui déterminaient la texture de leur corps, les entouraient d’un halo singulier qui en définissait l’existence. Tous ces gens étaient insérés dans le réel, possédaient voiture et maison, exerçaient un métier, se rangeaient à un certain degré de l’échelle sociale. Autrement dit, ils étaient repérables, « étiquetables » en quelque sorte, situés dans le monde selon des coordonnées orthogonales, on pouvait définir leur position, les décrire. Peut-être même tenter de raconter leur histoire.

   Mais, TOI. Etait-il même utile de chercher à t’emprisonner dans des mots ? A-t-on jamais capturé des bulles d’air pour les mettre en cage ? A-t-on jamais fait d’une  lanière de feu quelque chose de dompté, d’immobile ? Longtemps, je dois l’avouer, j’ai cherché à te nommer, à te contraindre à une manière d’exil dont je pensais que ce dernier serait l’occasion de te fixer à demeure, phénomène dont je pourrais tirer la simple vanité de te désigner par ton nom. Ma tentative était veine. Chaque fois que je t’affublais d’un patronyme, fût-il inventif, précieux ou bien prosaïque, aucun ne te convenait, aucun ne pouvait poser sur ton corps une résille, un voile qui lui eussent convenus. Ceci revenait-il à dire que tu n’existais pas, que tu n’étais qu’une projection de mon esprit, une dentelle ourdie par ma propre fantaisie ?

   Plus je t’approchais, plus tu reculais, plus tu t’effaçais au gré d’un labyrinthe qui te dissimulait à mes yeux. Si tu avais été une vraie personne de chair et de sang, j’aurais pu lier à ton épiphanie quelque événement qui eût circonscrit ton flou apparent, atténué cette conduite située à la marge de la vie. Quel événement, donc ? Peut-être celui de l’antique Tour de Babel dont tu aurais gardé ce seul mur témoignant de la vanité des hommes de tutoyer le ciel, de se confronter avec Dieu lui-même ? Il en demeurait encore un escalier sur lequel tu te dressais, comme si, une punition à toi infligée, te laissait dans cette curieuse attitude toute d’abnégation, de retrait en toi, peut-être de contrition consécutive à une faute que tu aurais naguère commise.  Qui te travaillerait encore en ton fond. Je pensais aussi, inévitablement, à un autre mur, celui des Lamentations, à son caractère sacré, comme si tu vénérais une religion à l’invisible manifestation et demeurais rivée à quelque icône qui t’eût soustraite au monde des vivants ?

   J’avais lu la citation placée à l’incipit de la peinture, sans doute un essai d’explication, une sorte de propédeutique pour guider les égarés de mon espèce et leur éviter de se fourvoyer en quelque interprétation hasardeuse ou bien fantaisiste :

 

« Mieux vaut mille refus

qu'une promesse non tenue »

  

   Mais quelle était donc cette « promesse non tenue » pour qu’elle fût plus terrible que « mille refus » ? Que te manquait-il donc qui te jetait en une telle affliction ? Avais-tu encore des ascendants ? T’avaient-ils reniée en quelque manière ? Etais-tu en deuil d’un vœu d’adolescence auquel  quelqu’un qui t’était cher s’était dérobé, t’abandonnant ainsi à ton propre égarement ? Un amant avait-il brusquement détourné son chemin du tien après t’avoir promis une commune destinée ? Ou bien était-ce un défaut de ta propre volonté s’exonérant des valeurs d’une éthique dont tu pensais que tu soutiendrais, toujours, la verticale exigence ? Rien n’est plus humiliant pour l’esprit que de trahir une promesse que l’on s’était faite intérieurement, de l’ordre d’une vertu à faire briller à l’horizon de son être. Vois-tu combien je suis troublé au seul énoncé des raisons qui eussent pu constituer les fondements de ton inépuisable tristesse ?

   Et ici, dans la lumière avare du Musée - je ne sais plus si c’est celle du jour que traverserait une taie d’ombre ou un simple reflet lunaire survenant au cours de la nuit -, tu m’apparais tel un être à la consistance indéfinissable, à peine distinguée de ce mur dont tu parais être la simple émanation - chair sur chair -, à peine détachée de ton ombre - sans doute ton inconscient ? -, ton casque de cheveux pareil à la boursouflure d’un souci, tes bras tendus vers l’arrière, tes poignets liés par une lanière invisible, tes longues jambes se donnant dans le genre de l’image immobile d’un temps qui te fige et te cloue à demeure, comment puis-je te faire face sans procéder à ma propre dissolution ?

    Je crois que, bientôt, je serai réduit à la simple et déroutante illusion d’un tesson de poterie antique dormant dans son linceul de terre, attendant que quelque archéologue vînt le délivrer de sa gangue de matière lourde, muette. Vois-tu combien l’affliction se communique, combien les lames de tristesse confluent d’une âme à l’autre, seule et unique nappe dans laquelle, tous les deux, tels des insectes pris dans un bloc de résine, nous demeurons en nous et ne pouvons rejoindre le monde au-delà du Grand Portique qui sépare l’art des apparences extérieures. Car, vois-tu, dans la clarté faible des salles où seul flotte l’esprit des œuvres, nous ne sommes que des présences muséales, des entités sans consistance réelle, des formes désubstantialisées, nous avons si peu à voir avec la matière, son organisation, son architecture.

    Nous sommes des êtres du peu et du presque rien, ce qui nous confère toute notre raison de paraître, ici, dans ce clair-obscur qui est tout ce qui reste de notre chair intime. L’un l’autre, nous ne communiquons que par émissions astrales, par ondes esthétiques, par minces fibrillations dont nous sommes les seuls, avec l’air qui nous entoure, à sentir les belles et irrésistibles vibrations. C’est un magnétisme qui nous saisit et ne nous abandonnera point pour la simple raison, qu’êtres de toile et de pigments, nous n’avons guère plus d’épaisseur qu’un songe, guère plus de pesanteur que la bulle de savon emportée par un vent printanier.

   Ô quel bonheur, quelle sublime sensation que de se savoir en apesanteur, privés de parole, mais non de lumière, elle sourd de nous telle l’eau de la fontaine en son murmure inquiet. Oui, « inquiet » car la possession d’un sentiment plénier de soi demande l’inquiétude, la tension, parfois même l’irrésolution qui est sustentation au-dessus de ses propres pensées, ces genres de papillons ivres de leur courte vie, emplis d’une satisfaction de l’éphémère, révélés au feu de l’instant, multipliés au gré de l’étincelle.

   Ô, toi mon double, t’avais-je rejointe depuis avant même que le temps ne paraisse, que l’espace ne se déplie ? Sans doute en est-il ainsi puisque les œuvres d’art précédent toute forme de vie sur Terre. Mais qui donc dirait que L’ART n’est pas Eternel, qu’il se plie aux mêmes fourches caudines que les existences ordinaires ? Il faudrait être bien superficiel ou naïf pour soutenir de telles billevesées !  TOI, MOI, existions bien avant que les hommes ne peuplent les champs et les villes, qu’ils n’inventent l’industrie, qu’ils ne fassent voler leurs machines en plein ciel. C’est ceci qu’il faut avoir à l’esprit dans une manière d’incandescence portant en soi la fulguration de la Vérité.

   Oui, je sais, les bilieux et les atrabilaires diront que nous brodons des plans sur la comète, que nous ne sommes mêmes pas affectés de réel. Qui, après tout, est là, après que les lourdes portes d’airain de notre Temple sont lourdement refermées pour témoigner de notre présence ? Déjà, en plein jour, certains visiteurs pressés ne perçoivent nullement qui nous sommes, ignorant jusqu’à notre nom ou bien notre titre. Car, oui, nous avons été nommés à seulement paraître et ce nom, jamais, ne s’effacera. Les villes s’effacent, les constructions des hommes s’effacent, les objets qu’ils créent s’effacent. Tout est appelé à disparaître qui naît de la main de l’homme. Alors que nous, nés de la main des dieux, notre texture est celle de l’infini qui ne saurait épuiser son être.

   Ceci serait-il prononcé par un Terrestre, et l’on penserait à une boutade, à un volontaire effet de quelque humour, sinon à une hallucination ayant atteint leur cerveau de mortel. Mais que je te dise, Toi l’Immortelle - mais sans doute en as-tu perçu la dimension depuis la puissance de ton intuition ?  -, je suis Œuvre et seulement ceci. Je suis, en quelque sorte ton écho tout comme tu es ma confidente et je sais la présence de mon image dans le miroir que tu es. Puissent les hommes distraits s’y mirer, afin qu’atteints, une fois au moins, par la passion de l’Art, ils quittent leurs soucis ordinaires pour le domaine des Bienheureux Esthètes, ceux à qui échoit la grâce d’une vision exacte. Seule l’œuvre d’art peut en féconder la pupille imaginative. Voir l’Art, c’est voir cette part d’invisible qui nous habite, nous questionne, nous invite à la fête de la belle manifestation. Or, vois-tu, comment décrire l’indéchiffrable, le nébuleux qui constitue mon essence la plus approchante ?

   Il m’a déjà été dit - mais n’est-ce simplement l’effet d’une voix intérieure ? -, que j’avais l’apparence d’une inapparence, sorte de mystère enroulé sur son propre secret, genre de parution à la limite d’un hiéroglyphe, tu vois, un peu comme dans « Le Rêve » de Pierre Puvis de Chavannes, ce peintre symboliste qui ne peignait nullement des personnages, mais des êtres, c’est à dire d’indéfinissables entités traversées de ce qui jamais ne peut trouver de place ici où là, en quelque temps que ce soit, simplement des envolées chérubiniques, des consistances d’anges, des lueurs de luciole. Tout ceci dont on disait que le sujet représenté, un beau jeune homme dormant au clair de lune, percevait les diaphanes présences, « l’Amour, la Gloire et la Richesse ». Mais peut-être ces apparitions pêchaient-elles par excès de penchants « humains trop humains » ? Sans doute eût-il été plus juste de lui ôter, à ce Rêveur,  Gloire et Richesse ? Amour l’eût comblé au-delà de ses espoirs les plus élevés.

 

Voici, Belle Apparition, ce que j’avais à te dire :

 

JE SUIS EN AMOUR DE TOI.

Plus rien ne compte que ceci,

ART mon seul et unique SOUCI !

 

Seule cette promesse, je saurai tenir.

 

 

 

 

 

  

 

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0
17 août 2019 6 17 /08 /août /2019 08:18
Cette lame venue du noir

                    Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

   En cette venue précoce de l’automne, rien ne m’aurait plus étonné que de te trouver, gaie, épanouie, ouverte aux bruits multiples du monde. Mais non, tu étais bien conforme à l’image que j’avais gravée de toi dans le silence de ma conscience. T’avais-je vue rire parfois, ou bien même sourire ? A la vérité je n’en savais rien. Pourtant tu n’étais nullement dépourvue d’humour et, souvent, tes traits d’esprit fusaient, pareils à l’éclat d’une lame. Il faut dire, tu étais une enthousiaste, mais au-dedans de toi, dans une manière d’étonnante intériorité. Jamais tu ne te découvrais en entier mais te protégeais derrière une simple mimique, l’esquisse d’une moue ou bien à l’abri d’un retrait qui te trouvait seule, insulaire parmi les mouvements désordonnés d’une foule dont tu ne semblais percevoir les remous, les avancées, les fuites soudaines.  

    L’idée ne m’était nullement venue de t’interroger plus avant sur tes états d’âme. Tes états existentiels qui avaient la consistance de la brume, à savoir la mesure d’un impénétrable, d’un touffu pareil à la profusion végétale d’une canopée. Ce que j’aurais dû faire, monter au plein de ton ciel, là-haut où se perdent les étoiles et consentir à n’être qu’un observateur d’une forme non révélée à elle-même. Ainsi, peut-être, me serais-je approché de qui tu étais dont le voilement, parfois, me causait quelque souci ? Etais-tu, au moins, accessible à ta propre essence, en devinais-tu la sourde imprécation ou bien dérivais-tu à l’impossible sur un mystérieux océan sans limite, sans côte proche, sans la giration d’un phare qui eût donné sens à ton étrange navigation ? 

   Etais-tu l’unique passagère d’un « Radeau de la Méduse », tu sais, ce tableau si sombre de Géricault, avec ses teintes crépusculaires, la contorsion de ces corps voués au naufrage et la Frégate La Méduse, quelque part an fond de quelque impénétrable abysse ? La métaphore de l’humaine condition lorsqu’elle est confrontée à sa dimension tragique, à sa perspective aporétique. N’avions-nous, ensemble, en un pareil automne, visité cette scène dans une des immenses salles du Louvre ? Nous nous étions sentis si petits, si dénués de quelque attache  par rapport à la taille de l’œuvre, si démunis devant la tempête qui grondait et menaçait de tout engloutir : nous mais aussi bien la terre entière. Tu m’avais dit, alors, le sentiment sublime dans lequel te plongeait l’épopée humaine face à ses drames les plus inconcevables : ce naufrage-ci, ce Déluge-là, l’écroulement de la Tour de Babel, et tu semblais fascinée par cette image de la disparition, happée par son étrange magnétisme, comme si la finitude était le sol que tu attendais pour parvenir à ton accomplissement dernier. Etais-tu donc si lasse de vivre ? Mon amour, certes métamorphosé en amitié, ne te suffisait-il pas ? Ne serais-tu jamais comblée ? Etais-tu semblable à cette outre vide où ne souffle que le vent initié par Eole ? Décidemment, il me serait fait obligation de renoncer à résoudre ton énigme. Mais n’étais-tu pas réduite au même constat ? Se connaît-on jamais soi-même ? Ou bien alors, seul un modeste archipel dans la vastitude des eaux.

    Mais, voici, après maintes réflexions, je crois que c’est mieux ainsi. Si, d’emblée tu m’avais été offerte en ta pure transparence, quel aurait donc été le sens de notre commun cheminement ? Toute promenade doit avoir un but. Tout chemin déboucher sur la croupe de quelque colline d’où se laisse découvrir un vaste horizon, avec ses projets, ses desseins dont nous devinons les intentions à mesure que nous nous en approchons. Un jour, je me souviens, notre amour longeant le bord d’une lisière en forêt, apercevant un rameau d’épines, quelques feuilles teintées d’argent qui émergeaient de l’obscur, tu t’étais écriée :

 

« Cette lame venue du noir ! »,

 

   et je sentais, dans le vibrato soutenu  de ta voix - toujours voilée, était-ce un signe ? -, l’empreinte paradoxale d’une crainte mêlée de jouissance, d’une trémulation inquiète redoublée de la certitude, enfin, de t’approcher de ce dont tu semblais en quête, la résolution de ton être face à l’abîme constant de la question. C’était la justification même de ta présence qui forait en ton centre ce curieux et inépuisable vortex, le hululement d’un vertige qui t’habitait comme la source le frais vallon.

   J’avais eu beau te dire la mesure de ton illusion, tu en restais à ton image primitive, persuadée que ton imaginaire valait bien plus que ce réel avec ses éternels soubresauts, ses sauts de carpe, ses surgissements là où l’on ne l’attendait pas. Etais-tu sur le bord d’une folie ? Tu semblais t’enliser dans ton propre marécage, attentive, surtout, à n’en pas sortir. Le plus souvent, je te voyais heureuse comme un mystique en prière tout en haut de son météore.    Depuis longtemps je n’ai plus de tes nouvelles. Les automnes se succèdent dans leur belle couleur d’argile sans que jamais ton visage ne s’y imprime. Te dire combien tu es précieuse dans mon souvenir ne ferait qu’aviver une plaie mal refermée. Souvent, faisant le tour d’une clairière, - tu sais mon attrait pour les forêts -, apercevant un rameau ou une tige argentée, je pense à ta remarque de jadis

 

« Cette lame venue du noir ! »,

 

   avec un long frisson qui parcourt mon échine. Aujourd’hui, je jette cette bouteille à la mer où s’écrit mon message. La trouveras-tu ? Tu es si loin désormais ! Peut-être « une lame venue du noir » qui entaillera mon âme du poison du doute ? Ou le contraire : cette lame, peut-être ne l’avions-nous  inventée tous les deux afin que notre séparation puisse se doter d’un vivant symbole ? Comment savoir ?

 

Les choses sont si confuses dans l’hiver qui vient !

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher