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17 octobre 2014 5 17 /10 /octobre /2014 08:05
L'éclipse des jours.

Photographie : Blanc-Seing.

Le jour est gris, brumeux, avec quelques filaments bleuâtres traînant au ras du sol. Fin de l'été. Avant-goût de l'automne. Il fait déjà si frais et les jours se suivent comme exténués. L'hiver sera rigoureux. En témoigne le criaillement incessant des freux rayant le ciel de leurs faucilles noires. C'est du moins ce qui se dit, ici, sur les terres de Bérieux-le-Haut, parmi les touffes sauvages de la garrigue et les monticules de pierre. On parle peu dans cette contrée aride que parcourent les sillons du vent. On courbe l'échine, on se vêt de canadiennes calamistrées, on se faufile, silhouettes usées, au milieu des toisons sales des moutons, dans les creux d'argile des collines. Quelques mots, parfois, lâchés entre deux rafales de tramontane, deux coups de blizzard venus du lointain de la mer. Quelques grognements pour dire la Folle qui demeure ici et cloue des crapauds et des ailes de chauve-souris sur les portes des étables, celles aussi des demeures émergeant à peine du sol. Le matin, dans le rond de la lampe de carbure, les hommes sortent avec précaution, évitant de marcher sur une dépouille, une membrane encore prise des remous de la nuit. Avec le brin d'une fourche on se saisit de la peur, on la porte à la manière d'un mortel sortilège, on la précipite dans le bouillonnement des eaux, on veut l'oublier. Si terrible la folie quand, dans les plis nocturnes, dans les meutes de nuages noirs, elle ricoche infiniment entre terre et ciel, portant aux hommes la plaie avec laquelle ils doivent vivre, dont, jamais, ils ne sortent.

Le chemin monte à l'assaut de la colline en une longue traînée blanche qui, au loin, se perd dans le moutonnement plus sombre des chênes-verts. J'ai remonté le col de mon blouson, entouré mon cou d'une écharpe. Une humidité couleur de zinc monte du ruisseau longé d'un liseré d'arbres. Sur ma droite, dans un fouillis de ronces et de mûres sèches, un genre de cirque abrite une étique fontaine. Un gargouillis s'en échappe, venu des profondeurs de la roche. Une bâtisse proche, aux ouvertures étroites, aux volets disjoints battant contre les murs, une lampe nue y diffuse une lumière avare, comme si, ici, rien ne devait jamais sortir d'un immémorial mutisme. Une silhouette à l'intérieur, celle d'un berger se sustentant avant d'aller rejoindre son troupeau. Quelques chèvres sur une butte. Puis les traces de l'homme s'effacent pour laisser place au règne du minéral, du végétal. Bientôt, sous le couvert des arbres, comme au bout d'un long tunnel, je n'aperçois plus de Bérieux que le chaos de maisons grises, le foisonnement des platanes noyés dans une flaque jaune, le rythme des clôtures de bois. Partout, dans le massif forestier, des sentiers ouverts par la fougue des sangliers, les traces des sabots des chevreuils, des poils accrochés aux buissons. Là, au contact de ce pays si austère, si empreint de mystère, les phrases des bergers résonnent dans ma tête, galets faisant leur bruit d'osselets tout contre la digue de la tête.

Je les entends dire la Folle - elle ne porte d'autre nom que ce prédicat qui la cloue irrémédiablement à son destin -, son errance sans fin de colline en rocher, de ru à sec en falaise de craie, de glaises rouges en mares boueuses, n'ayant plus pour demeure que le vide de la nature, le dôme infini du ciel, la quadrature des sols de pierres et de lichen. Je les entends dire la folie pure, pareille au cristal, la flamme intérieure qui dévore, les obsessions qui mugissent dans l'antre de la tête, mutilant la conque d'os, triturant les plis de la mémoire, brisant la pensée, écartelant l'esprit selon une infinité de fragments. J'entends la Folle dire sa douleur, sa perte, le sang de sa vie partout répandu, le souffle abrasant le vide intérieur après qu'elle a été "aimée", non pour elle, non pour ce qu'elle est, seulement son corps, son sexe écartelé, son ventre taché de lourde semence; elle, laissée sur le bord de la falaise, comme en suspens, victime sacrificielle de l'aporie humaine. Elle, simple jouet, simple colifichet dont on joue puis qu'on remise dans le coffre de l'oubli avec mépris, la peur au ventre qu'elle demande à être nommée, reconnue, portée sur des fonts baptismaux, inscrite dans le registre de l'exister. J'entends le récit des bergers, leur excitation à raconter la scène par laquelle la Folle est devenue ce qu'elle est, une perdition parmi les lentes convulsions du monde. J'entends leur respiration haletante comme celle des chiens, je devine leur trouble, leur érection qu'ils ont de la peine à contenir, leur jugement à la hache qui taille et condamne la Salope car, oui, à les croire, c'en était une pour avoir attiré cet Etranger, sans doute par envie, vice, désir qui forgeait à blanc l'enclume de ses cuisses, la disposait ouverte pareille à l'abîme, aux portes qu'empruntait le galop des moutons, aux failles des montagnes où le vent s'engouffrait en hurlant. Oui, ses cris à elle, on les avait entendus et on avait bouché ses oreilles de la cire de l'ennui, de la glu de l'incompréhension, de la pâte de la rémission à être. Ici, sous le ciel abrasé, au coin des pierres angulaires, dans la pierre ponce du vent, au plein de la laine des troupeaux, l'esprit s'était enduit d'une couche grasse de suint, l'âme avait déserté ces corps livrés au désordre dionysiaque, à l'orgie primitive qui confondait en une seule et même boule compacte l'intelligence étroite du monde. Une pente fatale à se percevoir identique au genévrier torturé, aux stries rouges de l'érosion, aux murs de pierres sèches cloisonnant les pâtures, aux futaies décharnés par l'acide du vent. Il y avait si peu de répit en ce pays condamné à vivre sous des fourches caudines, à se plier sous le joug des nécessités, à marcher dans l'inapparence de soi jusqu'à la dissolution. Il n'y avait plus de libre arbitre, de jugement possible, d'intellection à élever. Tout était gelé dans une même congère, tout était égal à tout jusqu'à l'absurde.

Maintenant, je suis sorti du couvert des arbres, parmi les touffes d'herbe rase et un semis d'étroites clairières. Un lourd voile de nuage glisse contre le verre du ciel, troué parfois, par une bande plus claire, pareille à du corail et le soleil s'éclipse derrière un disque brun, laissant paraître sur sa périphérie une couronne plus claire, brillante, disant la justesse des choses lorsque le regard n'est pas voilé par les insuffisances de l'entendement. Comme une métaphore éthique venue dire aux hommes la nécessité d'un juste éclairement. La grande croix que l'on aperçoit du hameau en contrebas, la voilà qui se découpe à contre-jour du ciel avec une étrange présence. Ma vue s'est brouillée, sans doute à cause des larmes qui perlent dans les yeux sous les poussées violentes du vent. La croix paraît suspendue dans l'air, dans un genre d'élan qui paraîtrait vouloir la soustraire au peuple des hommes. L'image est si fortement biblique qu'elle semble être issue du Golgotha, là où étaient crucifiés les condamnés. En avant, en direction de l'espace libre qui donne sur la perspective d'un cercle de collines, la Folle, dans une posture légèrement inclinée, comme si elle venait de descendre de la croix dans un geste symbolique de libération. Mais, se libère-ton jamais des anathèmes, des condamnations hâtives, des pogroms dans lesquels les autres, parfois, vous exilent afin que votre absence les lave des doutes d'une conscience si peu éclairée. En bas, tout en bas, dans les carrés de pierre, j'aperçois les bergers, les moutons, quelques ânes, des vaches à la robe couleur de plomb. Les bergers dont la taille paraît celle de simples soldats de plomb ou bien de marionnettes. De marionnettes à fil, pensé-je malgré moi, l'idée du Destin tirant ces fils replaçant les choses dans l'aire d''une simple compréhension. Non d'une justification. L'homme est toujours libre de ses actes, même s'il n'a pas décidé de sa naissance. Mais, une fois dans le monde, homme-debout, il lui faut assumer cette belle verticalité qui l'assure de son essence et le distingue du végétal lent, du minéral amorphe. Dans ce pays tissé de primitivité et de violence inhérente aux sols ingrats, tout semble se confondre dans un même registre d'indistinction, les logis, les hommes, les femmes, les sentiments, les événements de l'amour. C'est cela à quoi je pensais, gravissant le dernière pente escarpée qui me conduisait au pied du calvaire. Soudain il y a eu une éclipse totale noyant tout dans la ténèbre la plus dense qui soit. Durée illimitée du temps privé de ses habituels repères. Puis le retour de la lumière, son surgissement dans l'aire du ciel, son crépitement sur la porcelaine des yeux. Je mets mes mains en visière au-dessus de mon front. J'accommode. Plus rien n'est là pour m'assurer de ma propre présence. La Folle a disparu, la croix a replié ses poutres de bois, les collines sont des brumes à l'horizon.

J'entends des voix me dire l'éclipse des jours, j'entends une brume blanche glisser le long des cloisons de ma tête, j'entends les carillons de la cloche de Bérieux, les sonnailles des troupeaux, le sifflement du vent dans la caverne de mon corps, mes os s'entrechoquer au milieu des chairs lourdes, j'entends les battements de mon sang, je sens la stalagmite érigée de mon sexe, je sens les bouillonnements d'un ventre qui n'est pas le mien, l'angle ouvert de jambes écartelées, j'entends le vent du désir faire son bruit de rabot, sa rutilance de varlope, j'entends le cri sous le rocher de ma chair, les souffles oppressés des bergers, les hurlements des chiens, les assauts furieux du vent, j'entends le balancement de la terre, le rythme lourd de l'océan, les freux crier et déchirer l'air de leurs signes noirs, j'entends craquer les ramures lourdes des chênes, je sens mon poids de rocher, ma gluance d'argile, mon rut de ru usant son parcours sur les billes des galets, je sens, au-dedans de moi, la toison épaisse des moutons, la vigueur des chiens de troupeaux, les théories de pierres des hameaux, les hululements des dames blanches la nuit; je suis aile de chauve-souris, membrane aux parois translucides, peau grumeleuse de crapaud, goitre gonflé poussant son coassement parmi les rumeurs du monde. Je suis celui que je ne suis plus, peut-être le berger enduit de suint, l'étranger et son outre gonflée de désir, je suis la Folle descendue de la croix qui expie son péché. Au secours, aidez-moi, c'est si difficile d'y voir clair, parmi les nuages de suie, la perte du soleil et l'éclipse de l'esprit. Aidez-moi, sinon, vous aussi, serez en danger !

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16 octobre 2014 4 16 /10 /octobre /2014 07:56
Voluptissimo.

Oeuvre : Eric Migom.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : se disposer face au cirque de montagnes, mettre ses mains en conque devant sa bouche et crier, en modulant sa voix "Vooo - Luuuup -Téééé", puis marquer une pause et recommencer "Vooo - Luuuup - Téééé". Alors les syllabes, comme prises de folie, revenaient à lui avec une manière d'exaltation, de hâte à retrouver le lieu de leur résurgence. Elles s'invaginaient dans le profond de la chair d'Adam, pareilles à des balles traçantes; elles foraient la cuirasse de peau, faisaient leurs étincelles tout contre le cuir du derme; elles cognaient contre le limaçon de la cochlée avec une infinité de bruits spiralés - percussions de gong, rafales de claquettes, soupirs d'accordéon -; elles descendaient dans le tube de la trachée avec des sifflements; elles allumaient dans le cortex des dendrites de feu, des étoiles de myéline, ressortaient au bout des doigts pareilles à des feux de Bengale, à des éclairs de tungstène.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : prendre une pomme dans le compotier, et croquer à pleines dents dans le luxe de la chair. Cela inondait son palais, cela faisait de longues effusions dans le canal de l'oesophage, cela débouchait dans la conque de l'estomac avec plein de gaieté, plein de notes pareilles aux trilles de Scarlatti. C'était comme un soleil qui rayonnait, qui lançait dans l'espace ses millions de phosphènes blancs, ses infinités de quarks éblouissants, d'atomes nucléaires aux cheveux fins et poudreux. Mais aussi, Adam faisait des liquides qui hantaient le silence de sa desserte, liqueurs vertes et jaunes, ambroisies musquées, eaux de vie et marcs, pruneaux confits dans leur jus, le prétexte à une fête, à une manière de communion qui, pour être insérée dans le siècle, n'en revêtait pas moins un caractère sacré. Ainsi, lorsque le soir tombait, que l'heure inclinait à une douteuse mélancolie, une douleur de l'âme, Adam débouchait avec douceur et application une bouteille de Fine Champagne. Dans le verre oblong, face à l'opaline blanche, le liquide des dieux flambait de tout son rutilement ambré et il n'y avait aucune papille du dégustateur qui ne participât à la cérémonie, par anticipation. A seulement regarder l'alcool faire ses girations contre les parois de cristal, à seulement voir le liquide monter le long de la bulle de verre en de minces filaments et la bouche, les lèvres, le palais étaient inondés d'un suc qui frémissait comme l'eau de la source. Et le feu délicieux, la brûlure de piment, la rugosité de poivre métamorphosaient l'antre gustatif en une cornue alchimique où se déroulait un bien étrange sabbat. S'inclinant sur le cuir patiné du fauteuil, Adam laissait venir à lui ce qui voulait bien se présenter : les cercles blancs des goélands sur le bleu du ciel, les jaillissements de la lave dans les îles lointaines, le gonflement des geysers, quelques diables enrubannés, quelques démons qui venaient rôder dans la pénombre de la pièce. C'était facile, comme un jeu d'enfant, un empilement de cubes de bois.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : se saisir d'une paquet de "Bridge" à la couleur de brique, tirer lentement, très lentement sur le lien rouge qui retenait la pellicule de cellophane, pencher son oreille en direction du jouissif crépitement, soulever les ailes de papier d'argent - une odeur de miel et de noisette s'en échappaient -, prendre délicatement du bout des doigts le filtre couleur de liège, l'insérer dans le tube des lèvres - il pensait à toutes les Eve de la Terre -, lisser le papier blanc autour du tabac, faire tourner la molette du briquet, rapides petits coups secs qui dégageaient une odeur de pierre brûlée, voir le mince grésillement au bout de la cigarette, le sublime braséro, le filament de fumée qui, lentement, religieusement, se dissolvait dans l'air gris. La première goulée, longuement mâchonnée, pareille à la mastication d'une mie enduite de levain, longuement roulée entre langue et palais, puis la longue inhalation, la cascade de la buée blanche, de l'écume bienfaitrice dans le goulet sans fin des petits bonheurs. Le gris des yeux d'Adam se faisait plus sombre, la pupille plus aiguë, comme si un nouveau savoir venait de se révéler dans une pure verticalité.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : allumer un feu de cheminée, tout contre le brouillard hivernal, prendre un livre dans la bibliothèque, un livre vierge aux pages attachées, à la couverture de cuir ivoire, à l'odeur de parchemin et de document ancien. Un livre rare de préférence, déniché dans quelque grenier ou bien dans le bric-à-brac d'un brocanteur anonyme. Dans la brume du soir, le coupe-papier en laiton faisait son mince crissement en séparant les pages les unes des autres, comme une défloration - Adam pensait à elles, les belles paginées du monde...-, les caractères d'imprimerie plaquaient, sur le vergé, leurs fourmillements intimes, leur minces translations d'insectes, leurs amoncellements de brindilles discrètes. C'était si émouvant, soudain, de surgir dans cette intimité, de découvrir le volume comme on découvre l'aimée, de sentir sa peau infiniment douce, pareille au satin de la pêche, de parcourir le tranchant des pages aussi vif que les incisives mordillant les lèvres, de sentir les craquements du maroquin et l'on aurait dit l'odeur musquée de l'amour, de percevoir dans l'ombre des lettres les infimes mouvements des corps portés au-delà d'eux-mêmes dans l'arche souple des rêves. Adam s'endormait souvent, livre posé sur la poitrine, et l'on aurait dit, dans la pénombre de la pièce, comme un recueillement, une longue méditation, une aire nouvelle s'ouvrant à la cimaise de sa fontanelle.

Enfin, ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : fouiller longuement dans son carton à dessin et en extraire des esquisses tracées en un temps dont il n'avait même plus le souvenir ou bien redécouvrir, au hasard de ses fiévreuses recherches, ce pastel ancien, cette aquarelle fluide, cette encre enfin qu'on lui avait offerte et qui portait en elle l'empreinte d'une Eve d'autrefois, d'une aventure passagère dont le parchemin, dans le filigrane, avait conservé la troublante mémoire. Adam, dans le soir finissant, dans la perte de la lumière, demeurait longtemps, comme fasciné par le pouvoir de l'image. Cela venait doucement, entre chien et loup, entre Charybde et Scylla, comme si cette image, venue des profondeurs de la mer, des fosses abyssales, là où vivent les énigmatiques baudroies, avait soudain déplissé les meutes d'eau marine pour faire phénomène dans son antre secret, la pliure intime de son corps. C'était étrange ce sentiment d'être possédé depuis le sol de planches, de percevoir ce fourmillement pareil à l'invasion de milliers d'insectes invisibles, milliers de piqûres d'aiguille, milliers de percussion d'oursins. Mais c'était agréable, cela ressemblait à la morsure d'une veuve noire, à un venin instillé dans les fibres, anesthésiant les territoires les uns après les autres dans une manière d'ivresse. Les jambes de sa lointaine compagne, il en sentait les mouvements de lianes, les souples ondulations et les gestes étaient si précis, animés d'une telle volonté, guidés par une telle maîtrise qu'il commençait à ne plus faire de différence entre cela qui s'annonçait comme une annexion de sa chair et lui-même posé au bord d'une possible dissolution. Il y avait un chant de sirène, envoûtant, proche et lointain à la fois, issu d'une conque de nacre aux eaux blanches. Il y avait une encre de poulpe violemment excrétée à partir d'une faille invisible - était-ce le sexe de l'aimée, puis délaissée, qui jetait sa douloureuse potion, sa mortelle ambroisie ? -; il y avait la profusion de cristal et de coraux qui l'enlaçaient, serraient sa taille dans une tunique étroite - étaient-ce les jambes des étreintes anciennes qui s'agrippaient, ne voulaient pas lâcher leur proie ? -; il y avait tout contre sa poitrine la meute de deux bogues urticantes - étaient-ce les seins, les aréoles dures comme des diamants ?- et Adam s'enlisait en lui-même, comme quelqu'un qui s'ensable, cherchant encore à grimper la vis sans fin de son escalier intérieur, s'agrippant à la moindre faille, se hissant sur le plus étroit éperon, cherchant à gagner le centre de sa raison afin qu'une logique s'installât qui, enfin le libère de cette infinie colonisation, de cette quasi-disparition qui s'annonçait comme l'hypothèse la plus atteignable; il y avait, tout contre sa bouche violacée (les vagues mortifères avaient fini par l'atteindre par les voies internes), une sorte de large ventouse, des pièces buccales annelées, de puissants buccinateurs qui manduquaient inlassablement ce qui, de lui, demeurait visible, préhensible, mince archipel flottant à la surface d'une eau pleine de bulles délétères; il y avait, enfin, deux antennes érectiles, deux yeux globuleux, deux pupilles atteintes de mydriase qui l'engloutissaient dans le corridor sombre de leur regard - était-ce celui de l'amante enfin parvenue à retrouver, sinon l'amant, du moins l'amour puisque tout acte de dévoration ne pouvait résulter que d'une infinie volupté trouvant son épilogue ? Eurydice rejoignant Orphée pour des noces définitives ?

La mort d'Adam fut douce, comme l'étaient pour lui le son de sa voix réverbéré par la falaise, le suc de la pomme cascadant dans sa gorge, la lénifiante fumée de cigarette, les pages veloutées des livres. Sa mort fut douce aussi dans cette rencontre avec l'encre qui sonnait comme la métaphore d'un amour perdu et retrouvé dans la douleur d'une disparition. Toute volupté ne s'inscrit qu'à l'aune du dépassement d'une souffrance, laquelle n'a de cesse de resurgir après que la noce a eu lieu. Adam était mortel, infiniment, mais rien ne pouvait l'amener à la conscience de ceci que l'exigence d'un absolu, l'autre nom de l'amour. Relisant mes notes, dans le calme souverain du soir, dans la lumière qui décroit, croquant dans le délice sucré d'une pomme, verre de fine à la main, fumée rejetée par les narines, livre posé sur les genoux, j'attends l'amour qui me reconduira à l'être. Où est-il cet instant de la dernière volupté couronné de l'étincelante mort ? Où est-il ? J'attends que son nom soit proféré dans l'ultime vision du monde. Où est-il ?

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15 octobre 2014 3 15 /10 /octobre /2014 07:56
La maison aux volets bleus.

Photographie : Blanc-Seing.

Ce pays si reculé de tout, avec ses collines de craie, ses buttes d'argile rouge, ses barres rocheuses m'avait séduit d'emblée. Et puis, la garrigue, sa naturelle désolation sous un ciel lavé de nuages, son odeur épicée, ses bouquets de thym et ses touffes de romarin coïncidaient avec ce besoin de solitude dont, depuis toujours, j'étais porteur. Comme mes yeux étaient bleus, ma peau claire, mes doigts longs et fins, ces terres aux confins de la méditerranée étaient logées en moi avec la force des marées. Toujours l'arche infiniment ouverte du ressourcement, toujours ces fondements auxquels je me confiais avec délice et candeur, pareil à l'enfant qui s'attache à sa mère avec la certitude de n'en être point détaché. Ce havre de paix - un hameau minuscule sur les hauteurs des Corbières -, je l'avais placé en moi comme une faveur dont, jamais, je ne devais me déprendre. Rythme lent des troupeaux de moutons à la laine blanche, vol de quelques éperviers en des cercles parfaits, chuintement des ruisseaux dans le frais des ombrages. Et si peu de bruit, hormis le passage d'une voiture, qu'on aurait cru à une manière de terre de l'extrême. Peu de voisins et des contacts limités à un couple d'Anglais à la parfaite discrétion : une osmose avec le paysage empreint de douceur. Quelques platanes aux larges troncs desquamés, des peupliers élancés dans le ciel, un tapis de feuilles jaunes, les lignes blanches des sentiers, la diagonale brisée des collines qui formaient un cirque et, au centre, un silence quasi-monacal. Ceci suffisait à dresser, sinon le cadre d'une retraite, du moins une nécessaire halte dans le cours du temps. J'avais volontairement omis d'emporter un téléphone, mon ordinateur était resté à Paris, ainsi que les notes de mes prochains articles. Quelques livres anciens dont je voulais faire une lecture neuve dans le calme d'une nature apaisée. Mes matinées, consacrées aux textes, coulaient dans le recueillement des pages de Supervielle, Fromentin, Huysmans. Poésie et idéalisme me disposaient dans un légitime reflux du social et du contingent. Je les redécouvrais ces écrivains, je les percevais avec un rythme différent, dans une manière de lenteur qui leur donnait une saveur nouvelle. On ne devrait lire ces précieux auteurs qu'environnés de silence, loin des mouvements de la foule, des agitations des villes. Le métro et ses nécessaires promiscuités n'étaient qu'un pis aller.

La maison aux volets bleus.

Kees Van Dongen

Femme en bleue au collier rouge, 1907-11

Source : Impasse des Pas Perdus.

Cet après-midi, le temps est uniformément lisse, le ciel teinté de gris, un vent léger agite les feuilles des peupliers, minces écorces semblant flotter entre deux eaux. Balizac-sur-Liès est à une demi heure de route. De profondes gorges taillées dans le calcaire dont les rives sont plantées de chênes verts, les eaux grises de la rivière, et, bientôt, le paisible village médiéval qui, en cette saison tardive, prend une allure d'enfant sage ayant remisé ses jouets. Au hasard des ruelles, quelques rares passants, des chats qui glissent en silence, des pavés brillant dans l'ombre. C'est dans une de ces venelles étroites, teintée de bleu, que je vous ai croisée, vous l'inconnue dont l'écharde se planterait dans ma chair alors qu'encore, vous n'êtes qu'une fuyante silhouette. Vous voyant, ce qui m'étonne : cette sage chevelure de jais qu'éclaire la tache blanche d'une pivoine, les deux traits charbonneux de vos sourcils, les yeux aux ovales parfaits dont la profondeur paraît le signe d'une inquiétude, ce teint d'argile - la garrigue s'en vêt souvent -, les joues plus pâles, les lèvres légèrement accentuées d'un pourpre éteint, cette sorte de châle pareil à la gorge d'un pigeon, ce jonc de velours rouge qui éclaire la naissance de votre gorge, et cette démarche souple, comme si vous étiez si peu affectée par le réel alentour. A peine vous ai-je perdue de vue, me retournant, vous n'êtes plus que cette hallucination, ce songe retournant à sa nuit. Par terre, sur le pavé, une photographie que, par mégarde, vous avez fait chuter. Un mur de pierres sèches avec une porte surmontée d'un buisson de roses. Une maison modeste à l'enduit couleur de terre, aux persiennes bleues, la guirlande des tuiles, puis, au fond, ce qui paraît être une remise. Etrange gémellité que celle qui vous relie à ce que je pense être votre habituel cadre de vie. Même modestie apparente, mêmes teintes assourdies, mêmes mystères vous habitant qui semblent ne devoir se résoudre qu'au prix de l'imaginaire. Tout ceci est tellement mutique, si peu affecté de réalité, à la limite d'un rêve éveillé. Tenant entre les doigts cette icône faite à votre ressemblance, je ne cesse de m'interroger sur le lien mystérieux qui lie les hommes à leurs demeures. Ces dernières sont-elles façonnées par leurs hôtes ou bien s'agit-il de l'inverse, un genre de mimétisme dont l'habitation projetterait l'empreinte sur les existants qu'elle abrite ? Mais ces pensées sont vaines dont on ne sait jamais d'où elles proviennent, ce qui les a inspirées, quelle conclusion en tirer. L'image, je ne vous la restituerai pas pour une double raison. Vous vous êtes effacée dans l'anonymat des ruelles et, quand bien même je vous aurais aperçue, cette douceur du jour, je veux la faire mienne, la poser sur le seuil du temps afin qu'elle illumine mon présent de sa précieuse humilité. La visite du gros bourg, ses théories de maisons anciennes perchées au-dessus du Liès, son pont en dos d'âne, son immense abbaye de pierres claires, sa halle montée sur des pilotis de bois, je n'en ferai qu'une rapide parenthèse, portant en moi, le secret désir de vous retrouver. Lequel, bien évidemment ne sera qu'une suite d'espoirs vite ternis, de déceptions cédant la place à la lame de la lucidité. Jamais on ne retrouve le livre précieux égaré, le stylo de nacre, le timbre en caoutchouc de son enfance. Jamais on ne rencontre l'espace de ses rêves.

La route du retour est un chemin étroit parmi les vignes, les chapelets de grappes noires, les rochers qui montent à l'assaut du ciel, les anciennes terrasses encore visibles à flanc de collines. Votre photographie, ou plutôt celle que je suppute être le portrait de votre maison - tellement il y a d'évidente ressemblance -, posée sur le siège du passager, fait ses menus clignotements sous la coulée de la lumière. Les jours sont courts en ce milieu d'automne et, maintenant, dans le déclin de la clarté, les teintes sont celles de l'ambre. Parfois de gemmes translucides. Bientôt un village que je ne connais pas, où je décide de faire halte. Le temps de prendre quelques photos. Une manie. Au cas où l'une d'entre elles pourrait illustrer un de mes futurs articles. Déjà, vous n'êtes plus qu'un feu vacillant sur l'orbe bleu de la mémoire, une lueur de phosphore. Village presque désert, sauf quelques chiens méfiants, de vieilles personnes disparaissant à l'ombre d'une moustiquaire, des enfants dont on entend les jeux derrière les façades. Soudain, au détour d'une ruelle, votre maison. Oui, c'est elle à n'en pas douter. Même mur de pierres sombres avec les étoiles rouges des roses, même crépi couleur mastic, mêmes persiennes bleu usé fermées sur d'invisibles fenêtres, même remise dans la perspective de la rue. L'émotion, sans doute, non de vous avoir retrouvée, mais au moins l'écrin qui vous abrite, et le rythme de mon coeur s'est accéléré, une moiteur perlant sur le front. C'est étrange, tout de même, cette tendance de l'âme à s'enflammer à la seule vue de cela qui ne saurait, du moins encore, recevoir le moindre prédicat dans l'ordre des relations. Une apparition et l'imaginaire en feu et le carrousel infini des images sur la toile claire du rêve. La maison, cette pierre angulaire sur laquelle mes désirs s'écartèleront comme la vague sous la poussée de la proue, j'en fais le tour. Juste pour la rendre lisible, pour la doter de lignes sûres à partir desquelles un événement pourrait survenir. Derrière, un petit jardin entouré d'un liseré de pierres. Des massifs de fleurs dont la plupart fanées. Le cercle d'une margelle, sans doute un vieux puits. Des tresses de lierre. Des cheminements de lianes. Un aspect abandonné, à moins qu'il ne s'agisse d'un savant désordre. Une table de jardin, blanche, avec des taches de rouille. Trois chaises assorties en métal ajouré, les montants dessinant des arabesques. Sur l'une d'elles, comme posé dans un geste d'habile négligence, le jonc de velours rouge fait son lacet pourpre pareil à une ligne de sang. Sur l'assise, le bouillonnement bleu, telles des vagues venant y mourir, de la cape de laine qui semble reposer dans une éternelle attente. Oui, et puis, dans cet abandon qui convient si bien aux demeures closes pour l'éternité, la neige immaculée de la pivoine qui, il y a peu, ornait le buisson de vos cheveux. Etrange image passéiste, démodée, venue d'un autre temps, comme si j'avais fait votre connaissance dans une vie antérieure ou bien alors dans ma prime jeunesse alors que ma mémoire vierge engrangeait jusqu'au moindre fragment du réel. Que faire dans cette fin de jour, dans ce presque crépuscule qui noie tout dans une indistincte myopie ? Il serait si tentant d'adresser un clin d'oeil au destin, de lui prendre la main, de le forcer un peu, de faire en sorte de devenir, pour une fois, le maître du jeu et de décider du cap sur lequel se diriger ! Il serait si tentant.

Je m'approche de la façade, tout près de la porte de bois marquée par le temps. Une pierre usée en limite le seuil. Un carillon au bout d'une chaîne aux maillons distendus. Du bruit, à l'intérieur, comme si quelqu'un, peut-être, derrière les lames des persiennes, cherchait à voir qui approche. Mes doigts montent en direction de la chaîne. Le métal en est froid, pareil à ces objets anciens pris de vieillesse dans les ombres des greniers. Il y a si peu de chemin à faire pour connaître une vérité, déboucher dans l'aire d'un secret. Le carillon résonne avec des sons métalliques, sourds, profonds, pareils à ceux habitant l'aire noire des puits, les pierres lisses des cryptes. Cela résonne dans les profondeurs du sol, cela suit les failles, les plissements du sol, s'enroule autour des tubes des racines, des cheveux des rhizomes. La chaîne dans les mains, médusé, je regarde la bâtisse aux volets bleus s'enfoncer dans la lave terrestre. Ce sont des magmas de bruits, des crépitements, des cataractes d'éboulis. Au fond, tout au fond d'un oeil immensément circulaire, est la demeure de ce qui n'a pas de nom et ne saurait en avoir. Une simple disparition de ce que l'on croyait pouvoir saisir dans les orbites de ses mains, enlacer dans les cordes de ses bras, étreindre dans les ramures de ses jambes. Ce sont des ondes bleues, des crépitements rouges pareils à des braises, des taches blanches en gerbes infinies. Je suis sur la pierre du seuil, en équilibre au-dessus de moi-même. Je vois ma naissance, le film de mon existence, les images saccadées en noir et blanc, en couleurs, les dernières séquences, le mot FIN inscrit sur la bannière noire de l'au-delà.

Un bruit intense, une stridence, une corne de brume. Une voiture s'approche dans le grésillement de son moteur. La mienne. La voiture s'arrête. La portière du passager s'ouvre. On m'invite à monter. Je m'assois sur le siège. N'osant regarder ce qui pourrait me fasciner et me conduire à ma propre dissolution. L'auto démarre dans un nuage blanc. L'habitacle, empli d'une sorte de brume, est presque illisible. Des doigts étroits sont arrimés au volant. Un air bleu entoure le corps de la conductrice qui enclenche la marche arrière et, alors, dans une fulgurante remontée, nous nous précipitons vers les lointains du temps, vers le passé qui frémit et aveugle. Nous voyons tout. Tout ce que nous avons été et jusqu'à notre anatomie interne, sacs de viscères et empilements d'os, lacs de sang et mers de lymphe, hululements et cris de désir, tensions du sexe et orgies sacrificielles, rédemptions et chutes dans les trappes cintrées des heures. Nous voyons jusqu'à l'étincelle primitive qui nous donna la vie et nous intima l'ordre d'avancer dans l'océan mortel, parmi les blancs dauphins, les raies manta et les squales aux dents acérées. Nous voyons notre premier accouplement, cette explosion nucléaire par laquelle des millions de scories humaines commencèrent à pulluler et à peupler la planète. Nous voyons l'infini faire ses éclatements en spirale, nous voyons les longs tunnels parcourus d'absolu, les nervures de l'être, ses milliards de fragments, ses irisations polychromes. Je vois la chaise rouillée sur laquelle je suis assise, mon passager à ma droite dont je cueille le sexe dans la braise de mes lèvres. Je vois la conductrice, son sexe ouvert, veuve noire mortelle qui m'étreint dans sa résille dense. Nous voyons des milliers d'étoiles fulgurer au firmament. Elle voit mon corps, la hampe de mon désir qui vrille son visage, pénètre son buisson de jais, piétine la blanche écume de la fleur virginale. Nous voyons la foudre et les éclairs et nos yeux sont des lampes à arc, des fleuves incandescents. Je vois le lacet rouge qui orne son cou faire ses contorsions, ses convulsions, pénétrer mon ombilic fou, ressortir par l'antre poivré de ma bouche. Je vois mon passager sur la margelle du puits, de mon puits, ourdir la chaîne de ses envies et écumer mon eau claire et s'abreuver à la fontaine des jouissances. Nous voyons les bosquets de thym courir sous la lune blanche. Je vois les aréoles enflammées, les comètes des hanches, la danse du pubis, les pentes luisantes du mont de Vénus. Je vois les mains longues et fines entrer dans l'orbe de mon plaisir. Je vois la faille longue, la cicatrice ombreuse qui me porte au-delà de moi-même dans la contrée des rêves éblouissants. Nous voyons un cirque de collines bleues, le dos argenté des moutons, une fenêtre éclairée, un dôme de lumière, une ombre penchée sur le parchemin des livres, des pages que le vent fait s'envoler, le crépitement nocturne de la garrigue. Je suis sous l'inquisition de la lampe blanche, une photographie entre mes doigts diaphanes, c'est à peine s'ils peuvent soulever le poids de l'image, d'une fille aux cheveux sombres, aux yeux perdus, au visage de terre jaune, à la bouche fendue sur la fraise légère des lèvres, au menton à peine apparu, au cou gracile entouré d'un lien de sang, à la vêture pareille au ciel pommelé de nuages. Je suis, suis-je, cet homme inaperçu dans la lumière jaune qui attend d'être, qui attend qu'on l'accueille, qui attend qu'on lui dise qu'il est, qu'il est dans l'attente d'être, qu'il est être en attente de lui-même, il fait si froid sur terre, parmi les convulsions de la matière, il fait si froid et je ne suis sûr de rien. Aurais-je au moins existé le temps d'une romance, alors que la nuit avance sur ses jambes de suie et que demain, peut-être, n'existera pas ? Aurais-je au moins ... ?

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10 octobre 2014 5 10 /10 /octobre /2014 08:11
De soi, l’insaisissable.

Œuvre : Barbara Kroll.

Autoportrait le soir.

L’aube grise a disparu, laissant derrière elle des copeaux noirs, de fuligineuses écharpes, des concrétions de suie. Le jour est cette succession de rayures et d’oublis, de pluie oblique et de remous de l’âme. Soudain il fait si froid et la peau du monde s’est rabougrie à la taille d’une mémoire étroite, résiduelle. Comme si le passé ne s’inscrivait plus dans la diagonale des jours qu’à l’aune d’étranges interstices, d’étiques meurtrières par lesquelles ne coule plus qu’une faible clarté. Catacombes, remuements ossuaires, os blanchis résonnant de leur propre vide. On a beau chercher, essayer de trouver une peau, fût-elle fripée, parcheminée, on a beau fouiller mais la moelle est absente, mais les ligaments n’attachent plus que des desquamations vides et des membres disséminés. Alors commence une longue errance et nos pieds labourent le sol de nos tarses et métatarses usés, de nos cheminements cruciformes. Crucifixion en noir, clous plantés dans le derme, couronne d’épines et personne pour assister à ceci qui nous voit écartelés sur le plus haut rocher de notre Golgotha. Car nous sommes seuls et notre tragédie résonne dans le néant. Qui donc aurait la lâcheté de vivre et de dévisager notre propre mort sans même tenter de nous offrir une rédemption ? Nul espoir car les hommes, tous les hommes sont des Judas qui n’attendent que de nous planter une dague entre la bogue de nos omoplates.

L’humanité est ceci : une longue succession de céciteux n’apercevant ni leur propre profil, ni celui des silhouettes contiguës qu’ils frôlent sans même s’en apercevoir. Les hommes sont aveugles depuis leur naissance, consignés à la boule fermée de leur destin. Jamais ils ne sortent au plein jour, en pleine lumière afin de voir, autour d’eux, le monde dans sa pure beauté, mais aussi dans sa sauvagerie originelle. Car c’est ceci qui apparaît : l’existence est cet unique et irrémédiable combat qui décime les vivants avant même qu’ils aient pris acte de ce qu’ils sont, de leur avenir, des projets qu’ils pourraient hisser dans l’espace à la manière d’un estimable sémaphore. Essaient-ils de s’élever d’un iota au-dessus de la ligne d’horizon - à savoir se transcender -, et alors voici qu’ils sombrent aussitôt dans les galeries sans fin du non-savoir. Dans la soue primitive. Vous, moi, les autres, ne sommes que ces phacochères enduits de déjections, qui cherchent dans la soue la source de leur subsistance. Et qui ne voient qu’elle, la subsistance, et alors, nous, les hommes-phacochères, ne voyons que cela qui nous aveugle et nous fait survivre parmi la grande marée des hésitants et des procrastinés. Nous fouillons parmi les rhizomes, nous débusquons les tubercules, nous nous heurtons aux longs pieds des palétuviers, nous nous accouplons afin de poursuivre la lignée, nous nous couchons le jour, nous errons la nuit. C’est notre condition mortelle que de faire ceci dans l’inconscience et de poursuive cette éreintante recherche avec les yeux soudés de l’âme. L’âme est ce faible lumignon trouvant abri au sein de notre cuirasse de soies urticantes, en arrière de notre museau fouisseur, dans les replis et les rotondités de sombres barbacanes. Notre âme, jamais nous ne la verrons puisqu’elle est invisible. Notre âme, jamais nous ne l’éprouverons puisque nous poussons notre groin dans les cannelures de la terre sans même nous poser la question du fouissement, de sa finalité, de sa raison d’être en dehors de la nécessité de notre métabolisme basal. La sustentation en tant que sustentation. A cela, à cette occupation élémentaire, un museau suffit, des défenses, la truelle de la langue, le marteau des dents, le tube lisse de l’œsophage, la conque de l’estomac où s’amasse l’énergie vitale. Mais alors, nous les hommes-phacochères, nous pouvons nous dispenser de porter, dans la densité de notre fourrure, ces billes de chair qui se nomment « yeux ». Mais avez-vous seulement remarqué combien nos globes oculaires - qui devraient être notre gloire -, sont réduits à leur plus simple expression, simples billes étroites à la vision trouble, imprécise ? Hommes-phacochères, nous sommes réduits, dans notre quête du monde, à humer, toucher, goûter, entendre. Notre vision est par défaut, qui nous condamne à demeurer dans l’enceinte de chair, donc à une manière d’autisme foncier nous enjoignant de séjourner dans notre propre retrait. Eussions-nous eu une vue claire, un regard perçant, des pupilles aiguisées et alors c’est toute notre animalité qui, soudain, nous aurait abandonnés, nous livrant dans l’aire libre d’une humanité surgissant au faîte de sa parution. Car TOUT est contenu dans le regard. Aussi bien la conscience que nous avons de nous-mêmes, que l’aperception de l’autre qui, par un phénomène d’écho, vient renforcer notre présence à nous-mêmes, au monde identiquement.

Maintenant, il convient de relier notre rhétorique à la figuration de Barbara Kroll. Ceci qui vient d’être énoncé découle entièrement de cette proposition plastique, laquelle ne s’informe que sous les traits rapides d’une esquisse. Or, ce qui se montre, de prime abord, c’est rien de moins qu’une confondante désertification de la dimension humaine. Tout est dans la perte, le doute, la sombre immersion de ce qui pourrait parler et témoigner, voir et tendre vers l’autre les lianes de la communication. Figure zoomorphe si proche de ces phacochères dont nous venons de dresser le portrait sous des couches de boue et de rustiques motivations, ou plutôt, de simples déplacements placés sous la conduite primaire de l’instinct. Esquisse si informe qu’elle fait signe en direction d’un sombre primitivisme. Car rien n’est encore advenu qui posera l’homme comme l’épiphanie la plus haute. L’allure générale est celle, massive, hébétée, grossière de l’homme de Cro-Magnon, à peine dégagé de sa minéralité. La grotte est encore attachée à son illisible phénomène. Il n’y a pas de sensorialité et le visage - ou plutôt son absence - présente la mutité du galet, son impénétrable densité. De celui-ci, le visage, nous ne pouvons rien dire, pas plus que, lui, ne saurait proférer. Et cette blancheur sépulcrale, et ces épaules à peine plus formées qu’une diluvienne glaise géologique, et la fourche des mains avec ses brins pareils aux barreaux d’une geôle, et toute cette statique violemment abstruse, soudée, pliée dans sa gangue sourde, têtue, impénétrable. Hommes, nous n’y reconnaissons rien de nous, nous n’y percevons nullement l’amorce d’une existence. Nous sommes désemparés, privés de parole, démunis dans les mailles mêmes de notre intellection et notre sensibilité ne saurait surgir face à ce qui est, à proprement parler, irreprésentable.

Mais imaginons la suite logique de cette picturalité en devenir. Bientôt, l’artiste, après avoir posé les premières touches destinées à circonscrire son sujet, maculera la toile des premiers signes du lexique des hommes, à savoir les traces et sèmes qui, petit à petit, se dégageront de cette matérialité afin qu’apparaissent les linéaments de l’œuvre. Il y aura le visage, sa noblesse, le pur attrait nous enjoignant de le visiter, de le rejoindre, de l’aimer, peut être même de l’idolâtrer. C’est si fort un visage. Et la porcelaine libre des yeux, et le dard aigu de la pupille, son invite à nous connaître dans l’intime, à se couler dans notre secret, à débusquer la qualité cryptée de notre âme. Et la bouche et ses tresses de paroles, ses cris, ses incantations, ses suppliques, ses appels, ses chants poétiques, ses messages d’amour, ses agonies, ses passions polyphoniques. Et les lèvres, ces parenthèses des délices, ces oriflammes du désir, ces pieuses images de la prière, de l’appel au sacrifice, de l’énonciation du don de soi. Et le recueil ovale des oreilles, ces dolines écoutant fables et légendes, comptines et promesses, confidences et trahisons. Oui, trahisons, déraisons, abominations, reniements, objurgations car l’épiphanie humaine n’est belle et vraie qu’à endurer la lame de la souffrance aussi bien qu’à dresser les arbres de la liberté. Le visage apparu, c’est le livre ouvert que nous tendons aux autres afin qu’une lecture ait lieu et que notre vis-à-vis nous connaissant, se connaisse. Belle et unique confrontation des figures de l’homme, de la femme. Sublime partition sur laquelle s’écrivent les harmoniques dont nous sommes constitués jusqu’à notre blancheur de moelle, jusqu’aux grises circonvolutions de notre intellect, à l’écume ouverte de notre intelligence. Oui, nous voulons dresser à la face du monde cette proue de navire pleine et entière, cette falaise plongeant dans la puissance des eaux océaniques, traverser brumes et blizzard et demeurer ce que nous sommes, des métaphores immensément lisibles, des poèmes qui, toujours, s’allumeront au ciel du monde. Nous nous conterions d’être des nuages au ventre gris flottant d’un horizon à l’autre, pareils à la voilure blanche du goéland, à la forteresse de plumes de l’aigle, rémiges étendues au-dessus du sol de poussière. Car, même dans des postures paraissant tellement éphémères, nous aurions une ombre portée sur la terre, par laquelle notre nomination demeurerait possible. Si importantes sont les traces, même infinitésimales, pour témoigner et trouver place dans le concert de l’univers. Nous ne souhaitons que cela, devenir intensément visibles et le demeurer aussi longtemps qu’il nous sera donné de paraître sous le vaste horizon. Mais pour cela, il nous faut cette belle constellation humaine, un corps pour exister, des mains pour saisir, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour goûter. Ceci est tellement banal, quotidien, inscrit à même notre marche en avant que nous finissons par ne plus nous en apercevoir. Et pourtant, il suffit d’un ciel gris, d’un temps qui menace, du premier froid, de la dilution de notre belle espérance dans la monotonie des jours pour que tout prenne figure de tristesse et que les heures menacent d’agoniser. Notre visage dans le miroir - nous n’en verrons jamais la réalité, seulement les autres -, cependant cette illusion, cette fuyante image suffiront et notre cœur sera comblé d’être jusqu’à l’excès. Ce que nous y aurons vu : le portrait achevé qui nous installe dans le monde selon notre singulière identité et s’approche de tout ce qui s’exhausse des contingences, des hasards tels que le ris de vent, l’orage naissant dans le ciel. Assurés d’une éternité, le temps d’un regard dans le miroir, nous aurons été entièrement présents à nous-mêmes, jusqu’à nous reconnaître comme des œuvres d’art. Puisque uniques, non reproductibles, assurés d’une forme perdurant le temps d’une existence. Inscrits dans la vérité la plus atteignable qui soit pour notre conscience, nous aurons rassemblé dans un identique creuset ce qui concourt à nous faire œuvre et œuvre saisissable, tout comme cette toile qui nous pose question deviendra œuvre, donc totalité de sens, une fois son épiphanie réalisée comme la marque la plus digne d’en fixer les contours et d’en délimiter l’être.

L’œuvre, nous en voyons la forme achevée, ce portrait d’homme, de femme, nous parlant le langage de la liberté, de la vérité. Voyeurs de la toile, nous n’aurons pas assisté à sa propre genèse, à sa lente et flexueuse élaboration. Car cette dernière est toujours combat en même temps que douleur, et en fin de compte, délivrance. Comme l’expulsion dans la lumière d’une lave qui sourdait depuis les profondeurs et n’attendait que d’assister à son vaste déploiement. L’œuvre est là, sous le feu des projecteurs, brillante, chatoyante, chargée de plénitude. Pour la voir, on se précipite, on se bouscule, on fait de généreux commentaires, on veut la posséder, l’accrocher au mur de son salon. Mais, l’accrochant, on ne saura rien de son aventure, de sa douleur à émerger de l’informe, de la matière brute dont elle a dû s’arracher de manière à devenir fréquentable, et, en dernier ressort, désirable. Plus rien ne paraît des premiers soubresauts, des syncopes de l’embryon, des forceps, du cri primal annonçant la venue au monde. Un cri à proprement parler animal, tragique, de bête aux abois. L’apparition de l’œuvre est coalescente à cette parturition et à tout ce qui l’a précédée de tâtonnements, de renonciations, de descente dans les arcanes du limbique et les mouvances folles du reptilien. La face dévoilée du portrait, pour poursuivre la métaphore phylogénétique, c’est le débouché dans l’aire claire du néocortex, dans la verticalité raisonnante, alors que l’esquisse était prise dans l’étau étroit des limbes et les marécages de l’irrésolution d’être. En filigrane, dans cette venue à soi de la toile, c’est de notre propre cheminement depuis nos lointains jusqu’à notre forme accomplie qui se joue en sourdine, sans que rien, jamais, ne puisse paraître du drame initial. Nous, les hommes policés, civilisés, les causeurs de salons, les esthètes accomplis, les cultivés, les versés dans les choses de l’esprit, nous ne sommes, à notre corps défendant, que ces esquisses grossières, ces bribes animales, ces menhirs dressés sur leur socle de granit, ces dolmens, ces silex mal équarris qu’une pellicule de vernis est venue recouvrir à la manière d’un linceul de neige posé sur les aspérités de la terre. Le moindre soleil et la fonte révèle ce qu’elle tenait dissimulé jusqu’ici. Prions le ciel que le dégel ne survienne trop tôt. Nous voulons encore demeurer ces toiles heureuses accrochées aux cimes des musées. Nous sommes si bien dans nos costumes d’apparat !

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9 octobre 2014 4 09 /10 /octobre /2014 15:08
De l’esquisse à la toile.

Œuvre : Barbara Kroll.

Esquisse s’était levée avant le jour. Pâle dans sa minceur, presque invisible dans sa texture, tellement sa peau inclinait au doute. D’être. De s’inscrire dans la figure du monde. C’était comme si sa parution dépendait de quelque chose qui la dépassait, peut-être la décision du ciel ou bien la volonté de la mer, son flux puissant à la face de la Terre. Parler d’Esquisse eût tenu du prodige. Tient-on un discours sur le vol du colibri, le glissement du nuage, l’ombre portée sur le lisse de l’étang ? Commente-t-on la dérive de la calebasse sur la rivière de l’ukiyo-e ? Ajoute-t-on sa voix au haïku pour dire la fragrance de la fleur de cerisier, la neige ceinturant le Mont Fuji ? Non, ce qui se dissimule et tient, sinon de l’invisible, du moins de l’ineffable, du discret, de l’inapparent, il faut lui laisser le temps de faire phénomène dans l’instant qui aura été choisi comme celui habité de vérité. Il n’y a pas d’autre lieu pour se manifester que celui des affinités, des correspondances, des harmonies. Le bruit de fond de la réalité est tellement assourdissant. Les mouvements désordonnés tellement douloureux pour la conscience. Ceci, cette perte de soi dans les remous mondains, Esquisse en était avertie depuis son destin à peine proféré, se déplaçant à la manière du fusain sur la toile ou bien la trace de l’estompe sur la feuille vierge.

Cependant, quoique farouche, portée par nature à se dissimuler derrière tout ce qui pouvait procurer abri, une tenture de lin, la mousseline d’un rideau, la paroi translucide d’un parchemin, Esquisse voulait silhouette et horizon, ombre et lumière afin de connaître le monde, afin de se connaître elle-même. L’aube la voyait marcher sur la pointe des pieds, ballerine discrète ne voulant effrayer ni le discret grillon, ni troubler l’onde des libellules, ni creuser l’air de galeries infinies. Aussi ses déplacements consistaient en de simples translations d’un vent à un autre, d’un nuage à la cime d’un arbre, d’une herbe à la pliure d’une clarté sur le bord d’une corolle. Et Esquisse était heureuse de cette vie simple autant que disposée à l’accueil de cela qui se présentait dans la beauté.

Mais exister ne consistait pas à fuir continuellement et à se dérober derrière un effacement permanent. Esquisse devait bientôt en faire la cruelle expérience. On ne vit pas d’idées et d’utopies. Vivre c’est entailler sa peau et forer son ombilic afin que les événements puissent, de leurs dards, vriller cette mince cloison qui nous sépare du dehors. Vivre, c’est retourner sa calotte et étaler ses viscères au plein jour. Vivre, c’est faire couler sa lymphe sur les aires de ciment afin que s’écrive la tragédie par laquelle nous portons au-devant de nous le destin qui est le nôtre. Rien ne servait de demeurer dans la cécité, d’enduire ses oreilles de cire, de faire de ses mains des égouttements hémiplégiques. En réalité, Esquisse était encore en attente d’une parole qui vînt la déflorer et la faire basculer de ce côté-ci du réel, non plus de demeurer dans la sphère close de l’imaginaire. Esquisse avait la consistance et la texture de la toile. Esquisse était le subjectile libre sur lequel, bientôt, se traceraient les stigmates de la relation, les accidents des jours, les minces efflorescences du sens. Esquisse était la page immaculée et, dans l’ombre, les yatagans veillaient, les dents aiguisaient leurs bords tranchants comme des massicots, les langues s’apprêtaient à cracher leur venin, les poings à lancer leurs assauts en forme de boulets.

Le matin est ceci : une vapeur diffuse posée sur les choses et rien ne s’affirme encore, sinon une vague clarté appuyée sur le cercle de l’horizon. Tout est au repos sauf la respiration des hommes, une brume bleue flottant sur leur poitrine. C’est l’heure hésitante que choisit Esquisse « entre chien et loup » -, pour inaugurer sa venue au monde, tracer son sillage réel au milieu de la grande dérive humaine. La porte à peine refermée et, déjà, la toile change de nuance, vire sous des teintes de cendre, des coulures d’argile. C’est déjà les premiers signes d’entrée sur cette vaste agora où le vent de la folie siffle de ses mille bouches, hydre agitant ses milliers de têtes, dont l’immortelle, celle qui, jamais ne vous lâchera. Rude est la chute qui fait d’Esquisse, une inconnue parmi d’autres, une promise à la grande dérive. Elle a tout à apprendre des hommes, des rues, des paroles, des mouvements, des idées. Elle s’offre au jour dans sa plus grande candeur. Elle vient d’un pays où rien n’est encore décidé, où tout est libre de s’informer ou de ne pas paraître, ou bien, alors, de le faire de multiples manières, ultime pouvoir de disposer de soi avant que l’ordre des nécessités ne vienne s’en mêler. Car, il y a peu, Esquisse était encore abritée dans le luxe de sa verrière, entourée de plantes vertes, de pots emplis de crayons, d’une impressionnante théorie de pinceaux, de brosses, de spalters, de récipients sur lesquels, telles des larmes de résine, s’étaient immobilisés des gouttes de blanc de titane, de bleu outremer, de vermillon, de noir de fumée.

Dans la pièce contiguë, un lit posé sur le sol, des tapis de laine, un vieux poêle en tôle, des revues ouvertes sur des images colorées, un cendrier plein, des monceaux de livre, une bouteille d’alcool, des traces de repas, des flacons, des bibelots, des toiles dont on ne voit que l’envers, le cadre de bois blanc, un carnet de croquis où courent des dessins, des feuilles disséminées tachées de couleurs, de traces de graphite, de pierre noire. Et, au milieu de ce capharnaüm, un corps de femme, comme si, lui-même, était un objet parmi les autres, peut-être un biscuit de porcelaine attendant une pellicule d’émail, peut-être une sculpture ébauchée en chemin vers l’âme qui va l’animer. Une femme encore pliée dans les vagues du songe, voguant sur les flux de l’imaginaire, nageant dans des phantasmes de création qui l’extraient du monde, la portent bien au-delà des réveils douloureux, des marches laborieuses vers un atelier, un bureau, un magasin où se déroule la « vraie vie », celle qui vous mord au ventre, vous courbe l’échine, vous réduit à l’étroitesse d’une partition existentielle inaudible.

Esquisse, cette oeuvre en voie de constitution, cette lente émergence des linéaments de la toile, encore dans sa blancheur native, dans sa naïveté originelle, sa pureté prépositionnelle, son être-en-devenir, Esquisse donc, a à être parmi les hommes afin que, possédée par leurs signes, conjuguée à l’aune de leur grammaire, pétrie du lexique qui est le leur, elle puisse, un jour, faire sens à l’aune d’une figure interprétable, dans laquelle, chacun, chacune, puisse se reconnaître, comme Narcisse se penchant sur l’onde qui le reflète, chacun, chacune, puisse projeter son image en tant que saisie du monde. Esquisse, déambulant parmi la foule, dans les couloirs du métro, dans les rues où s’ouvrent les lourds rideaux de tôle avec leurs drôles de grincements, dans les parcs où coulent les fontaines, sur les dalles de béton martelées de milliers de talons, poinçonnées de milliers d’aiguilles sur lesquelles sont juchés des milliers de jambes pressées. Esquive est cette sublime inconnue dont on ne prend acte qu’à ne jamais la croiser, seulement, parfois, un frôlement léger, une brise rapide, le glacis d’une couleur inaperçue. C’est si subtil, une œuvre d’art, si éphémère, simple vibration s’effaçant à même sa parution. Et, Esquisse, cette hésitation faisant son pas de deux, comment ne pas l’oublier dans l’ombre même qui est son intime nature, dans l’irrésolution d’être qui ne sait encore quelle sera la forme achevée de sa parution ? Pourtant, les esquisses sur lesquelles nous hissons nos frêles dérobades, nos marches inconsistantes, nos subits retournements, nos faussetés à paraître sont légion que nous nous hâtons de précipiter dans quelque fosse caroline.

Esquisse, jamais nous ne la voyons alors qu’elle nous porte en elle comme une faveur dont nous devrions faire notre miel. Esquisse est cette figure heureuse, cette émergence du néant qui ne demande qu’à briller, à tracer son chemin avec la belle assurance qui sied aux âmes libres. Elle est en devenir, non encore inféodée au principe de raison, aux jugements hâtifs, aux désirs de toutes sortes, aux machinations, aux combines, aux compromissions. Esquisse est comme sur le bord d’une plage immaculée avec l’écume d’une eau claire venant battre à ses pieds. Une île du bout du monde que nulle aberration n’a encore entamée de son insuffisance mortelle. Elle est au bord d’elle-même, dans le plus grand secret qui soit, dans la plus grande espérance. C’est cela être libre : se tenir au-devant des possibilités du monde et pouvoir les embrasser toutes, sans exception, sans se poser la question de savoir si l’une d’entre elles est meilleure qu’une autre. Une sérénité vis-à-vis de tout ce qui se présente et, originellement, n’est jamais affecté d’une quelconque faiblesse. Esquisse, regardons-là, tant la forme est déjà présente qui véhicule les prémices du sens. La tête est cette aire vide à l’infinie puissance. Rien n’ayant encore été proféré, tout est en attente de profération. Promesse de déploiement de l’arche infinie du langage, tenue d’un colloque illimité résonnant dans toutes les tours de Babel de l’univers. Et la si belle vision, l’ouverture à l’autre, au paysage, à l’œuvre d’art. Et l’incroyable polyphonie sur le point de se déverser dans la spirale de la cochlée. Et la myriade de goûts. Et les subtiles fragrances. Et les lèvres dans le geste du baiser. Esquisse, regardons-là dans cette réserve qu’indique la posture étroite des bras - ils embrasseront plus tard et avec quelle amplitude ! -, Esquisse aux jambes jointes dans le geste de la virginité, du territoire réservé qui, un jour, s’annoncera sous la figure de la généalogie à poursuivre -, Esquisse, regardons-là dans ses jambes presque inapparentes qui disent la modestie à être, la simplicité par laquelle s’annoncent les choses belles. Il y a tant de pureté, de mise à l’écart des mouvements désordonnés des foules, des bruits de la guerre, des agitations sur les dalles consuméristes des métropoles aux tours prétentieuses. Il y a tant à espérer de ceci qui reste occulté, en mode mineur, si près d’un absolu que tout demeure atteignable, d’un seul coup de pinceau, d’une griffure du crayon, de la trace d’un fusain. Car c’est bien d’une peinture en devenir dont nous sommes occupés, d’une œuvre à faire paraître, à accrocher, bientôt, aux cimaises d’un musée, sous la lumière des projecteurs, dans la clameur étonnée des esthètes, dans les critiques éclairées des hommes savants, dans les mines réjouies des mécènes, dans les gestes élégants des désirantes. Alors, la liberté aura été dépassée, la figure figée dans l’huile, la belle apparition monétisée, c'est-à-dire portée dans l’aire froide de la raison raisonnante alors qu’il y a peu encore, Esquisse, elle rayonnait du pur éclat de ses possibilités infinies. Ainsi l’Esquisse - que nous écrivons avec une Majuscule -, dans le retrait même de sa profération nous pose une question plus morale qu’esthétique : la « liberté-vérité » réelle - les deux ne sont pas dissociables -, n’est-elle pas, d’abord, une question de forme ? Le prélude et l’inachèvement participant à une manière de dignité dont l’aboutissement ne serait que la figure euphémisée ? Bien évidemment ceci n’est qu’une posture intellectuelle, un concept tâchant de faire émerger une réflexion. La tentation est grande, évidemment, de transposer cette vue formelle dans le cadre de l’anthropologie. Sommes-nous, les hommes, les femmes, plus libres et proches d’une vérité lorsque nous nous situons comme « esquisses » - entendons en voie de constitution vers notre existence, près de notre origine - alors que nous demeurerions dans une marge d’erreur avec la marche de notre propre temporalité ? Mais, ici, l’on sent bien la limite à ne pas dépasser. L’humain relevant d’une éthique, alors que l’œuvre s’affilie au registre de l’esthétique. Sans doute l’humour peut-il nous tirer de considérations qui, par nature, chuteraient facilement dans l’impasse de l’aporie. Faisons nôtre, provisoirement, ce titre d’un livre d’Eric Emmanuel Schmidt : « Lorsque j’étais une œuvre d’art ». De cette façon nous nous situerons sur les deux versants du Beau et du Bien. Rien ne saurait en faire l’économie. Si, en effet, je me considère comme œuvre d’art, ma nécessaire transcendance m’éloignera des contingences qui, toujours, ont partie liée avec l’idée d’insuffisance et de chaos, alors que l’art est mise en ordre d’un cosmos. Soyons donc des œuvres d’art !

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8 octobre 2014 3 08 /10 /octobre /2014 09:15

(Méditation sur le livre d'Emmanuel Ruben : ICECOLOR.

le Réalgar Éditeur. )

Kirkeby à l'épreuve du visible.

Per Kirkeby.

Craie sur masonite.

Source : Galerie Vidal - Saint Phalle.

"Qui n'a souhaité, un jour, savoir entrer dans une image, et y vivre ?"

J.M.G. Le Clézio - "Vers les icebergs".

1996 fut l'année de mon premier contact avec l'œuvre de Kirkeby à la Maison des Arts Georges Pompidou à Cajarc. D'emblée, la vision de ces étranges tableaux noirs scarifiés de craie de couleurs, installait l'artiste dans une vision singulière. Le fond d'abord : noir mat, dont il était impossible de fuir tant cette tonalité attirait le regard, le magnétisait, l'isolait dans une sublime autarcie. Les craies qui en zébraient l'épiderme de masonite, cette matière si proche du bois, de l'écorce, du végétal et sans doute aussi de la terre. Etonnant parti pris aussi que celui du format carré. Si le rectangle, qu'il soit vertical, à la Française, qu'il soit horizontal à l'Italienne autorise l'inscription d'une fable, d'une légende, sous la figure du portrait ou du paysage, le carré, lui, focalise en son centre, à l'intersection de ses diagonales, il invite à l'abstraction, à la ligne dépouillée de toute perspective, à la hachure, à l'architecture minimale de la strate, au clivage, à la tectonique. C'est, à l'intérieur de ses frontières et singulièrement avec Kirkeby -ce géologue de formation-, l'installation d'un tellurisme. Glissement de plaques, lignes de fracture, phénomènes de subduction, arêtes minérales, falaises, gemmes à l'état brut, volcanisme sous jacent, affleurements de soufre, jets de lapillis, solfatares. C'est à cette géosensibilité que nous convie cette œuvre qui plonge ses racines à même la lave, à ses effusions, à ses retournements, à ses fleuves fascinants. "Fascinants", oui, c'est l'exact prédicat qui s'applique à tous ces essais de dire la terre dans sa complexité, dans sa poésie minérale, dans son effervescence inouïe. "Inouïe" car, en réalité, cette dimension-là, du bouillonnement, de l'avancée du magma, de ses toujours possibles effusions, nous ne l'entendons pas. Au double sens du terme : cela ne traverse pas l'écran de notre cochlée; cela ne fait pas sens dans notre dérive existentielle. Cela coule et s'agite à notre insu, nous les hommes distraits qui ne regardons guère que le bout de nos souliers. Et il s'en faut que cela soient ceux de van Gogh perclus de boue et débordant de sèmes. Les sèmes, les infinies et innombrables percussions du sens, la compréhension du monde, sa réserve d'invisibilité, nous l'ignorons en raison même de cette cécité qui est l'empreinte que, toujours, nous portons au-devant de nous.

Mais nous avons parlé de terre, de rochers, ces seigneurs de la quotidienneté et nous avons omis de citer ces dieux qui nous toisent du haut de leur froid empyrée, les glaciers aux arêtes bleues, aux cristaux très purs, aux lignes blanches qui les traversent.

"Ce sont eux, les dieux, les vrais dieux, ils ignorent les hommes. (…) Sur l'eau bleue et profonde, ils sont debout, hauts, et blancs, dans la lumière de l'étoile solitaire. Ils sont enfoncés dans la mer comme des stèles cassées, disposés en demi-cercle autour de l'horizon arctique. C'est eux que l'on a cherchés, espérés, sans le dire."

J.M.G. le Clézio - "Vers les icebergs".

Oui, les icebergs sont les dieux que Kirkeby dessine, peint, aquarelle, gouache, pastellise, fait flotter entourés de fusain, émerger d'une tache bleu-marine. Parfois surgissent ses arêtes mauves au milieu d'une débâcle de jaunes et de verts assourdis. Cette belle polyphonie est là, tout comme les poèmes de Michaux, tout comme la prose inventive de le Clézio afin que, décillés, nous puissions voir, enfin, jusqu'au cœur des choses, éprouver leur pulsation intime, nous fondre dans l'expérience de leur être. Comprendre la peinture de Kirkeby, c'est la saisir de l'en-dedans et, ensuite, seulement, remonter vers le réel. C'est s'engager dans une expérience visionnaire du monde par laquelle se rendra visible l'art jusqu'en ses fondements. Il faut se détacher de cette réalité têtue qui nous ramène à une perception orthogonale des choses, à une mathématisation des perspectives, à l'aridité de la raison, à la verticalité du concept. C'est ceci que nous dit Emmanuel Ruben dans une belle langue des profondeurs. Visitant la Tate Modern à Londres, y découvrant l'œuvre foisonnante du danois :

Kirkeby à l'épreuve du visible.

Per Kirkeby, Sans titre, 2006 Tempera sur toile.

Courtesy Michael Werner Gallery.

New York, Londres et Berlin.

"Je le sentais, oui, mais je ne voyais a priori qu'un gros badigeon, j'avais l'impression d'un vrai gribouillage, et pourtant, je me laissais happer malgré moi, toile après toile, par cette drôle de jungle arctique; où mettons que mon œil se frayait un chemin à travers ces épaisses broussailles qui semblaient se répéter, ne former qu'un fatras sans ordre, sans raison d'être; et, détaché de son globe trop pleutre, détaché de mon cerveau piégé dans le miroir sans tain d'un étang gelé, cet œil, fougère voyageuse, l'arpentait mais n'y mesurait rien, n'y soupesait rien, n'y voyait à proprement parler plus rien, se découvrait de nouvelles facultés, celles de toucher, caresser, sentir, respirer."

Emmanuel Ruben - "Icecolor". (NB : C'est moi qui souligne).

Ici, il ne s'agit nullement d'un étonnement face à une œuvre pour singulière qu'elle soit. Pour l'auteur c'est tout simplement une révélation qui l'installe dans le champ d'une nouvelle perception, laquelle s'ouvre à un genre de révolution copernicienne. Soudain, la découverture de l'être de la peinture se fait dans un surgissement qui confine à l'évidence. L'apodicticité philosophique ne saurait trouver meilleur chantre, la phénoménologie de l'expérience artistique meilleur voyant. Car, face à l'œuvre d'art, il faut se faire voyant. Rimbaud nous l'a appris dans sa fameuse lettre à Paul Demeny.

"Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. (…) Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! "

De Rimbaud, nous ne retiendrons pas la chute fatale du poète, sa possible perdition, mais seulement le fait "qu'il les a vues", qu'il est donc entré dans le domaine des "illuminations", de ce quasi-regard donnant accès à l'invisible, l'inaudible, le non-préhensible. Car, si ce "monde est matériel" pour reprendre le titre d'un ouvrage en allemand sur Kirkeby : "Die Welt ist Material", il ne saurait l'être pour l'artiste aussi bien que pour l'amateur d'art qu'à la condition qu'il possède une faille, un tellurisme par lequel accéder à la fusion qui l'anime, son "âme" en terme général, son "être" en termes philosophiques, sa "conscience" quant au mode de saisie des sensations.

Novalis écrivit : "L'homme entièrement conscient s'appelle le voyant".

Et c'est bien de l'amplitude de cette conscience dont il est question au travers de toute vision déployant devant elle l'infinie sémantique des créations humaines. Et, à partir d'ici, ce regard si particulier qui est mobilisé dans la quête du sens, il faut l'inclure dans un mouvement plus vaste à la cimaise duquel se détacheront, avec une aura toute particulière, les noms de Verlaine, Baudelaire, Mallarmé, Nerval, Lautréamont, Michaux et, dans notre époque contemporaine, Le Clézio dont le "Procès-verbal" s'inscrivait déjà dans la veine de William Blake et des "Chants de Maldoror".

Mais nous ne saurions aller plus loin dans la connaissance "d'Icecolor" sans faire référence à l'anatomo-physiologie de la vision. Celle-ci nous servira de métaphore dont nous espérons qu'elle permettra d'installer une compréhension claire de ce qui se joue dans l'acte perceptif et intellectif du regard. Et, d'emblée, nous faisons la thèse suivante posant la bivalence de l'acte de voir. Un "voir" qui serait de simple surface, un "voir" qui serait de profondeur. Seul ce dernier nous installerait dans une vision nécessaire et suffisante à la compréhension du monde dans toute sa complexité. Le monde est là, posé devant nous, et nous le regardons. Le monde est là dans sa passivité et il nous revient de le métaboliser, de le rendre assimilable, de le métamorphoser. Seulement notre vision s'arrête souvent à la sclérotique, à sa blancheur, à sa dureté de porcelaine. Alors les choses glissent continûment, dérapent, ricochent et repartent avant même que nous en ayons une claire conscience. Ceci parce que la pupille de l'intellect insuffisamment dilatée, en position de myosis, a retenu la lumière, la perdant en quelque sorte dans les replis du corps vitré. Si, au contraire, sous l'influence d'une "fascination" pour quelque objet, d'art par exemple, la pupille en vient à se dilater largement, en mydriase, alors le faisceau lumineux atteint la rétine, son point focal, la macula à partir de laquelle tout s'éclairera dans une parfaite et totale aperception de cela qui se sera présenté avec la force d'une marée d'équinoxe.

Ecoutons Le Clézio dans "Vers les icebergs" :

"Quelque chose va apparaître. cela est certain. Il est impossible que cela ne vienne pas. Dans leurs sommeils les prophètes font des rêves, ils voient soudain, par une trouée, la merveilleuse lumière, la très grande beauté au-delà de la brume. En haut des mâts, les vigies guettent. Sur les falaises, les guetteurs regardent tout le temps le ciel et la mer, leurs yeux sont durcis, ils veulent percer un minuscule trou au fond de l'espace.

(NB : C'est moi qui souligne).

Ce dont il est parlé, ici, en termes de pure poésie, c'est la grande et imaginative dérive hauturière des gens et des maisons, des villes et des rues, des plaines et des oiseaux en partance pour plus loin qu'eux, ce Grand Nord, ces icebergs, ce mythe qui, soudain, peut-être, va devenir accessible à la seule force du regard, à la seule énergie de la volonté.

Dans "Icecolor" :

"Or, il suffit de prendre la peine de regarder les choses de très près, d'ouvrir grand les deux yeux, de les écarquiller sur les moindres pores du monde pour s'apercevoir que tout s'éloigne (…) que nous sommes la plupart du temps un drôle d'ange damné perdu dans un immense ciel noir".

Et encore :

"Est-ce la faute à cette peinture hypnagogique, qui ne veut plus nous quitter, qui se redessine chaque nuit dans le phosphène de nos paupières avec son soufre et son lilas, ses runes, ses cristaux, ses paroles dégelées, ses ilots marbrés, ses archipels fractals (…), ses effets papillon, ses théories de catastrophes ?"

Et plus loin ;

"Certes, à première vue - c'est-à-dire à vue moyenne, comme celle de qui n'est pas hanté par l'idée de capturer coûte que coûte la poussière d'or-, la glace n'a pas de couleur."

A propos de Kirkeby :

"…cet homme est allé dessiner, aquareller, peindre, graver, sculpter aux confins du visible, à en perdre la vue, à se bousiller la rétine, à se faire sauter les nerfs temporaux à force de fixer le soleil, à force de regarder le soleil en face."

"Mais les tableaux de Kirkeby ne sont pas des cartes géologiques, ce sont des atlas de la perception. Des atlas qui cartographient, ou disons plutôt qui radiographient tous les accidents de notre champ de vision."

"Ce jour-là, j'avais encore les couleurs de la glace plein les paupières, je les sentais incandescentes, là, sur ma rétine, ces couleurs."

Intense quête visuelle, donc travail de la conscience, donc approfondissement de l'intelligence du monde de manière à s'en saisir avec ravissement. Car c'est seulement à l'aune de cette dilatation de soi que les œuvres apparaissent et se livrent à nous avec la puissance dont elles sont détentrices, qu'il nous appartient de désoperculer. Mais il serait vain de penser que ce seul travail perceptif, fût-il mené avec tout le soin qu'il requiert, suffise à nous livrer ces seigneurs des glaces dans une manière de faveur. Non. Certes le regard est la condition indispensable de l'ouverture mais, pour aboutir, il doit s'exercer à partir de l'imaginaire, ne pas se contenter du constat de la réalité. C'est la deuxième idée princeps qui se dégage de ce livre exigeant, brillante réflexion sur l'art, la couleur, la géographie, la symbolique des arbres, la lumière, l'âme d'un peuple, l'essence du Pôle, les relations avec la littérature, l'expérience intérieure de la rencontre, l'absence de frontière entre le rêve et le réel, la qualité du hasard en peinture, la solitude.

L'imaginaire .

"Icecolor" :

"Quel enfant n'a pas rêvé des icebergs ? Quel enfant ne les a pas guettés l'hiver durant dans les replis de sa couette, dans les fissures de ses nuits ? Quel enfant ne les a pas entendus siffler leurs airs d'harmonica ? Quel enfant ne les a pas imaginés s'ouvrir en éventail comme des livres, se déchirer, s'effranger au vent tel un vélin non-massicoté sous la lame du coupe-papier ?"

Oui, c'est cela qu'il faudrait faire, redevenir enfants, l'espace d'un instant, et s'adonner à une joie ludique, spontanée, éruptive et confier l'iceberg, la ligne de moraines, la faille de glace à la pure intuition, à l'architecture libre du songe, à la fluidité sans limite de l'imaginaire. Car le réel donne certes le monde, mais il le cerne de traits qui sont des euphémisations du sens. Du réel, les choses nous sont imposées avec la rigidité d'une vision étroite, d'une myosis affectant l'aire perceptive, intellective et alors ne restent plus que quelques lignes de fuite, quelques esquisses prisonnières de leurs propres limites. Emmanuel Ruben n'est allé ni au Danemark, ni au Groenland et c'est bien là, précisément, ce qui fait la force de son écriture, de ses évocations poétiques, de son enthousiasme, de son lyrisme émouvant face à la démesure de ce dont il parle, le Grand Nord, les icebergs, la peinture de Kirkeby qui les transcende dans le geste même de poser sur la toile la syntaxe du froid, de l'austère, de la démesure aussi.

Mais l'on objectera que Kirkeby, lui, crée au contact de cette même réalité que l'auteur d'Icecolor semble vouloir fuir. Certes, mais être en prise directe avec la réalité n'infère nullement que l'on adhère à ses propositions, à tous ses actes de donation. Le danois crée ses propres "illuminations", il invente ses "poisons" et le "dérèglement de ses sens" provient simplement de l'exposition à la vastitude, au vent, à l'expérience ultime que constitue le fait de s'isoler dans cette terre de l'extrême. Dire la géographie en la dépassant, dire le lieu que l'on ne visitera jamais, écrire le poème de cela qui demeure invisible et, pour cette seule raison, tutoie les cimaises de l'art. Poser devant soi la figure étoilée d'un Farghestan, inventer le rivage brumeux des Syrtes, sortir de son chapeau de magicien la colombe blanche de l'hallucination. Quelque part il s'agit d'un tour de passe-passe, d'une habileté de prestidigitateur. Le peintre, l'écrivain, l'acteur qui possèdent leur art, ne sont que cela, d'habiles escamoteurs du réel, des funambules flottant dans l'espace. Ils nous fascinent, nous les regardons avec tellement d'intérêt, d'acuité, que la terre au-dessous nous ne la voyons même plus et que la vérité est cette image qu'ils nous adressent du plus loin d'un songe. Et nous sommeillons. Heureux. Et nous ne souhaitons jamais que flotter parmi les icebergs et caresser de nos corps troublés leurs arêtes bleues. "Icecolor", oui, "Glace de couleur", la couleur qui toujours nous assiège mais que nous ne voyons pas. Le voyage, c'est simplement ceci, regarder au travers d'un cube de glace translucide et y apercevoir, dans la densité de ses bulles, un monde en miniature, dans ses stries blanches, l'aventure infinie de la couleur, cet arc-en-ciel que nous portons en nous et que nous offrons au monde, comme le monde, en retour, nous installe dans cette lumière au spectre infini. C'est à cette belle tâche compréhensive de la perception, de la sensation, de l'art, qu'Emmanuel Ruben s'est attaché avec l'exactitude qui sied aux entreprises authentiques. Qu'il soit ici remercié pour cette mydriase à laquelle il nous convie. Elle seule nous met en demeure d'exister !

4° de couverture.

"Cet homme est-il de la confrérie navrante des voyageurs plumitifs ? Cet homme pense-t-il qu’il suffit d’aller s’empoussiérer la semelle pour se ravauder la cervelle ? Non, la poussière est d’or qui le hante encore; cet homme, que nous voudrions suivre ici, cet homme s’en va chaque année depuis ses vingt ans vers le Nord, carnet de croquis à la main, quêter de sa baguette divinatoire son Graal fantôme ; après quoi il rentre au pays, dessine, grave, sculpte et peint pour de bon ; sur ce, il paraphe en bas à droite PK. Per Kirkeby."

Extrait.

"Rien de tout cela ici. Le blanc n'y est jamais de la lumière, il n'est pas non plus le néant, qui serait plutôt du noir, et qui n'existe pas dans la nature. Il n'est pas non plus la pureté de la neige ou de la glace. Le blanc est ici rendu à son opacité première, le blanc comme ce à quoi se réduisent toutes les couleurs, lorsque se brouille non pas la palette mais la vue, lorsque la rétine est envahie de lumière, les vaisseaux sanguins gorgés de sève jaune, la cornée noyée, lorsque le peintre est pris de cécité des neiges. Et voici ce que je me disais devant ces aquarelles : c'est ainsi qu'il faut peindre. laisser le blanc, c'est-à-dire l'inconnu, l'ineffable, l'infigurable, l'irréfragable, rôder, planer alentour, comme l'ours polaire, l'albatros ou le requin des Tropiques, le laisser hanter les couleurs, les habiter non du dedans mais du dehors, guetter leur destin de couleurs, leur seule fin possible, leur inévitable mort."

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4 octobre 2014 6 04 /10 /octobre /2014 08:20
Dans l'ombre de Praha.

Œuvre : Barbara Kroll.

Ce matin de printemps était si lumineux, une teinte de céladon posée à la cime des arbres et l'eau du Canal Saint Martin où miroitait le ciel. Je flânais, Quai de Jemmapes, tout près du Square des Récollets avec ses platanes aux troncs desquamés, pareils à d'antiques pachydermes. C'est au moment où vous franchissiez le dos d'âne de la Passerelle Bichat que je vous ai aperçue, aérienne, malgré cette longue robe noire qui vous donnait un air d'apparat sinon un sérieux confinant à l'austérité. « Mais comment peut-on s’habiller ainsi, pensais-je, malgré moi, alors que tout est si léger, si aérien ? » Aviez-vous entendu ma remarque intérieure ? Aviez-vous perçu mon regard posé sur votre élégante silhouette ? Vous ne vous étiez nullement retournée, seulement un mouvement infime de la nuque, une cambrure accentuée des reins, peut-être un frisson vous avait-il parcourue, électrisant votre dos ? C’est curieux, tout de même, ce pressentiment d’être suivi, d’être posé sous le regard de l’autre alors même que rien ne laisserait supposer qu’on en ait été alerté en aucune manière. L’intuition, sans doute, à moins qu’il ne s’agisse d’un sixième sens. C’est, précédé de ces étonnantes réflexions, que j’emboîtais votre pas, sans a priori ni intention qui eût pu me désigner à vos yeux comme un détective ou un simple importun. C’était un genre de manie que celle de suivre une étrangère rencontrée au hasard des rues, de cheminer de concert avec elle, d’en éprouver la souple démarche, d’en évaluer la texture de chair et jusqu’à sa vie secrète où logeaient, inévitablement, fantasmes et inclinations secrètes. Du moins le supputais-je. Cependant ma « filature » n’allait jamais jusqu’à importuner celle que j’avais désignée comme mon égérie passagère - il fallait bien nourrir mon imaginaire -, et, le plus souvent, mon tempérament fantasque prenait rapidement le dessus, faisant demi-tour au hasard d’une rue ou, encore, le faisant pour suivre celle que je n’avais pas encore aperçue, qui, par un simple effet de nouveauté, s’imposait à moi avec la force des évidences. Cependant, remontant la Rue des Récollets, longeant les frondaisons du Jardin Villemin, nous prenions la direction de la gare de l’Est. Dépourvue de bagages, je vous pensais à la recherche d’un voyageur fraîchement débarqué. J’étais à une distance « respectable » de vous, quelques dizaines de mètres et ma discrétion, jointe au mouvement des rues, me faisait me confondre dans le lexique pluriel de la ville. Sous la grande verrière de la salle des pas perdus, les allées et venues des voyageurs vous dissimulaient parfois à ma vue, genre de clignotement noir que rythmait seulement le ballet de vos jambes claires, vraisemblablement gainées de nylon. En tout cas, pour moi, il fallait qu’elles le fussent. Leur nudité, outre qu’elle aurait été déplacée eu égard à votre style vestimentaire, vous eût livrée sans défense aux offenses du jour. Ceci était tout simplement inconcevable. Vous voyant vous inscrire dans la file d’attente du guichet, je me suis disposé dans celle, parallèle, qui donnait accès aux billets. Ainsi, vous me preniez de court, en partance pour une destination inconnue alors que je vous avais installée dans le rôle d’une simple promeneuse allant accueillir son hôte. Rien ne me plaisait davantage que le surgissement d’un tel événement qui, sait-on jamais, pouvait se métamorphoser en aventure ou bien, à tout le moins, en souvenir à archiver dans le pli de la mémoire.

« Un aller-retour pour Prague, s’il vous plaît. »

Voilà, je connaissais maintenant le terme de mon prochain voyage et ma songeuse pérégrination, à votre suite, trouvait comme son point d’orgue. Billet pour Prague en poche, je feignais de fumer distraitement, prenant soin de ne pas vous perdre des yeux, jetant de rapides coups d’œil sur ma montre comme le ferait un homme d’affaires pressé. Par bonheur, nous devions voyager dans le même compartiment, ce qui m’éviterait bien des soucis et me dispenserait d’une inutile fatigue. Le périple durerait une dizaine d’heures. Nous aurions le temps de demeurer au seuil l’un de l’autre car, ce voyage improvisé devrait conserver son empreinte de mystère, son aura de prestige ainsi que son errance infinie. Il en est ainsi des choses de l’existence, parfois, que seuls des contours flous soient requis pour en esquisser l’irréelle forme, pareille à la vibration de la libellule au-dessus de l’étang. Il eût été vain de pénétrer plus avant le domaine de l’autre. D’ailleurs, sans doute ne le souhaitais-je pas. D’ailleurs l’idée ne pouvait se présenter à vous puisque je n’étais qu’un voyageur anonyme parmi la foule des anonymes. La seule certitude se profilant parmi toutes ces inconnues, c’était que, dorénavant, je pouvais vous doter d’un nom. Oui, du nom de « Praha », « Prague » en tchèque, que la Bohème serait le lieu de notre séjour et que j’y vivrai dans votre ombre, la seule illusion qu’il me soit loisible d’entretenir le temps d’une pirouette. La nécessité absolue : que vous demeureriez cette « Belle au bois dormant » rencontrée sur un chemin de fortune et que vous y demeuriez, intacte jusqu’à votre réveil.

Maintenant le train roule à vive allure, glissant sur les rails avec un bruit d’averse. Dans la pénombre du compartiment - nous en occupons tous les deux la diagonale -, vos cheveux en chignon, blonds de paille, font une tache claire sur le repose-tête en lin brodé. Vous êtes songeuse, seulement attentive, me semble-t-il, au rythme scandé du convoi, au paysage, à ses rapides efflorescences. Ce flou de la vision paraît si bien vous convenir. Vous observant à la dérobée, je ne ferai aucune hypothèse sur vous, votre voyage sans doute improvisé - vous, la sans-bagages -, sur vos rêves nocturnes aussi bien que les éveillés. C’est si mystérieux la rencontre, le croisement de deux destins sous la poussée des seules contingences. Que pourrais-je donc imaginer de vous qui fût juste, ou bien simplement situé dans une approximation, dans l’aire du vraisemblable ? Il faut laisser le doute s’installer comme l’espace de liberté le plus accessible. Qu’aurions-nous à gagner à dérouler le film de nos vies respectives ? Nos aventures, nos sentiments, nos échecs, nos espoirs ? Seulement à exhumer d’une douloureuse mémoire des scories enfouies dans d’inatteignables limbes.

Ce que je désire, là, dans ce défilé sans fin qu’est notre voyage commun, c’est de nous précipiter, chacun pour notre compte, dans une manière d’autisme post-romantique. Oui, « d’autisme post-romantique » quoique la formule ait de quoi surprendre. Le romantisme, cette inclination de l’esprit à verser dans le sentiment de la nature, à y rencontrer l’âme sœur dans une vibration de tous les instants, à décliner son amour à l’aimée sur le bord du lac cher à Lamartine. Oui, de ce romantisme usé, un rien précieux, bourgeois à seulement privilégier la noblesse des sentiments au détriment du scalpel de la raison, nous le dépouillerons de ses atours bucoliques, nous le réduirons à la sphère du sentiment individuel porté à son exaltation, à son rougeoiement. Oui, la passion est proche qui menace de faire se confondre les chairs dans un même creuset, comme si de deux existences pût en résulter une seule, unie, soudée, transcendée par la vertu d’une osmose, sublimée à l’intérieur d’une singulière dyade. Mais ceci serait le plus grand danger. Ceci serait faire cesser le charme de la belle endormie et de celui qui ne fait que veiller sur son sommeil. N’est-il pas vrai que nous sommeillons constamment, pris que nous sommes entre deux éclairs de réalité ? Notre existence réelle, tangible, profonde, nous la tirons constamment de la matière de nos rêves, des fibres de notre imaginaire. Le jour n’est que le passage à gué entre deux nuits, entre deux continents nous reliant à notre socle, à notre fondement. Nous-mêmes, jusqu’à l’extase, nous ne le sommes qu’entourés d’ombre, pris dans les remous d’encre, serrés dans les plis denses de la vérité. Car la nuit ne saurait tromper, car la nuit est au plus près de ce que nous sommes. Pas de regard d’autrui qui nous aliènerait, nulle parole qui nous blesserait, non plus qu’une action qui serait contraire à notre morale, qu’une décision qui creuserait la bogue de notre éthique. Sous le rideau d’ombre, au creux de la mesure juste, nous sommes les êtres que nous sommes, au plus près. Et quand bien même nos déraisons, l’inconsistance de nos rêves, l’étrangeté de nos songes seraient les peuples les plus occasionnels et les plus fréquentables de nos errances nocturnes, quel mal à cela puisqu’ils se circonscrivent à l’aire de notre conscience et n’empiètent nullement sur le monde ? Comme une fable autoproduite qui crée à mesure qu’elle se déploie les conditions mêmes de son déploiement. C’est cela, la vérité, coïncider avec son être jusqu’en son essence. Or, lorsque les écharpes de brume du songe nous enlacent et nous conduisent sur le bord de quelque délire - du moins est-ce notre sentiment au réveil -, qu’ont-ils fait ces songes, sinon dire en images, fussent-elles chaotiques, dérangeantes, subversives, ce que nous sommes, nous, en notre fond. Car le songe, contrairement à la réalité, ne se vêt pas des oripeaux de la fausseté, de l’esquive, de la dérobade, du mensonge. Que vaut-il mieux, à tout prendre, la réalité au plus près du songe ou bien la fausseté du réel ayant reçu l’estampille de l’hypocrisie sociale ? Oui, ce qui était à même de nous reconduire à notre lieu le plus manifeste, c’était de stationner dans notre demeure, de faire rouler nos boules d’argile contiguës sans qu’elles empiètent sur l’autre, de pousser nos rochers de Sisyphe sur la pente de la montagne sans qu’elles se heurtent, sans qu’elles échangent la moindre paillette de mica, qu’elles produisent d’étincelles, sans qu’elles…

C’est dans ce carrousel d’idées et de laves éruptives que m’avaient entraîné, bien malgré moi, la douce scansion du train, le défilement des arbres, le balancement ordonné de votre buste, l’air de la Bohème, l’inquiétude de n’être plus soi si, d’aventure, je me perdais dans la complexité du monde, dans les orbes de la folie ou bien dans l’amour-passion qui eût pu naître de deux errances conjuguées en une seule. Je me suis réveillé dans la rumeur des voyages terminaux et la bousculade des quais. C’étaient des trajets de fourmis, des confluences de termites dans les boyaux de la terre, c’étaient de bien étranges mouvements et la Belle au bois dormant semblait s’être dissoute dans les mailles de la ville. Voilà où m’avaient amené mes élucubrations, mes ratiocinations. J’étais au cœur de Prague, mon billet de retour en poche, dans une manière de dénuement sans commune mesure et celle qui me servait de guide, celle que j’avais élue comme poisson-pilote - j’étais un bien piètre requin -, avait filé entre mes doigts sans espoir de retour. Sans doute, elle, avait dû se réveiller de son long sommeil et en profiter pour se fondre dans les subtilités d'une idylle romantique. Cela m'apprendrait à tirer des plans sur la comète, à divaguer dans les corridors de la nuit et du songe, alors que, là, dans l'immédiateté absolue, se profilait, peut-être, l'inversion du destin à nulle autre pareille, celle à partir de laquelle, excipant enfin de mes habituelles illusions, moi le doux faiseur de rêves me dissimulais à moi-même les portes de la subtile jouissance.

Je suivais les rues de la ville de Bohème, parmi les curieux et les nonchalants, avec en tête le seul souhait, ardent, de vous retrouver et de poursuivre mon incursion onirique. Au hasard des ruelles et des places, soudain comme une flamme noire surgissant d’un passé immédiat, votre silhouette s’engageant sous les arcades du Grand Hôtel Praha. Bientôt vous disparaissez dans le hall alors que j’y pénètre à mon tour. Un peu plus tard, à quelques tables d’intervalle, nous dînons du même repas, un bramborak arrosé d’une bière généreuse. Puis, après la promenade rituelle le long des eaux de la Vltava, chacun regagne sa chambre sous les toits. Un simple couloir de moquette couleur de rose éteinte nous sépare désormais. Avant de disparaître dans votre boudoir, ce genre de bonbonnière qu’éclaire un œil de bœuf avec vue sur l’horloge astronomique, vous vous êtes légèrement retournée, m’offrant ce beau visage taillé dans une pure gemme. Un instant, j’ai cru y reconnaître comme le signe d’une connivence. Prague ne serait pas le lieu de notre rencontre. Prague la romantique avec ses façades baroques, son style art nouveau, ses murs jugendstil badigeonnés d’ocre, de bleu parme, de rouge brique, de sanguine était le décor de poupée, le castelet sur lequel s’animaient les marionnettes urbaines, la vitrine où s’exposait, dans la lumière du jour, la comédie humaine. Ville de carton-pâte et de faux-semblants, ville fardée, apprêtée comme pour une rapide et imparable séduction. Ville-mensonge qui dissimulait sous des atours flatteurs la misère et le dénuement dont le monde était affecté en son intime. Cela, cette manière de supercherie, je la ressentais viscéralement, comme si les remous d’une vérité tronquée, d’une duperie, foraient mon ombilic afin qu’une compréhension intérieure en résultât. A vous avoir observée, dans la rigueur de votre apparence, dans la rapidité de votre décision, dans un jugement qui paraissait des plus sincères, je ne pouvais que supputer que mes idées étaient aussi les vôtres. Décidemment, Prague ne serait pas le lieu de notre rencontre. Ce romantisme englué dans ses contradictions de guimauve et ses assauts d’élégance, ses avances voluptueuses, il nous fallait les dépasser, il nous fallait détruire ses plafonds armoriés, ses décors de stuc, ses boiseries dorées, il nous fallait nous échapper de toutes ces facéties et déboucher dans la vérité nocturne, dans sa simplicité, dans sa rigueur à nous assurer de notre être. Le voyage de nuit imaginaire fut traversé d’hôtels somptueux avec, en toile de fond, leurs figures homologues, mais dépouillées, mais réduites au simple, au naturel, au minimum existentiel, cellule monastique, plutôt que délire aristocratique. Ni l’un ni l’autre n’avions échangé un seul mot, mais cette assurance d’une vérité nocturne, nous en étions affectés, comme si cette certitude exsudait de nos corps à la façon d’une sève. Vous, que j’avais nommée « Praha » dans la seule intention d’assigner un terme à votre voyage, voici que vous m’apparaissiez sous les traits d’une curieuse antinomie. Non seulement cette belle ville tchèque ne vous convenait pas, mais il semblait urgent que vous vous en affranchissiez, choisissant à sa place un anonymat, qu’encore, vous n’aviez affecté d’aucun prédicat.

Après un rapide petit déjeuner dans une salle à manger d’apparat - nous nous faisions face pour la première fois et j’appréciais à son exacte valeur cette beauté simple qui était la vôtre -, nous reprenions le chemin de la gare, sans doute possédés d’une idée commune, nos destins auraient à dialoguer, mais seule la nuit y pourvoirait. Dans le compartiment qui nous ramène vers Paris, sous la lumière bleue du plafonnier, nous pensons à cette vérité qui sera la nôtre l’espace d’une nuit. La vérité des corps se confiant l’un à l’autre alors que les esprits scrutent le vaste espace et l’âme se replie dans une manière de renoncement à paraître. Simplement afin de ne pas troubler, ne pas distraire de ce qui aura lieu. Qui est inévitable comme l’est la rotation des étoiles. Vous sortez dans le couloir, une longue cigarette à la main. Un sac en bandoulière que je n’avais pas remarqué. Dans lequel vous fouillez à la recherche d’un briquet. Mon geste de vous offrir du feu, non seulement vous l’acceptez, mais vous l’auréolez d’une simple gloire, d’une lumière qui irradie. Vos mains en conque autour des miennes pour approcher la flamme, puis vous aspirez profondément et rejetez un filet de fumée bleue vers le plafond tendu de velours. Oui, vos mains je les ai senties presser les miennes, dans l’incertitude sans doute de ce qui allait advenir. Une simple pression, une moiteur des doigts, une chaleur diffuse s’éloignant bientôt dans la clarté grise. Nous serons à Paris au début de la nuit. Au début aussi d’une aventure sans lendemain. Car nous le savons, si nous voulons demeurer dans la vérité l’un de l’autre, ne pas feindre de vivre, ne pas tomber dans la pure illusion d’être, alors le temps sera bref qui nous aura réunis l’espace d’une chute. Nous nous relèverons après, peut-être titubants, peut-être hésitants dans l’aube grise. Mais nos corps en sauront assez et nos âmes seront inaccessibles. Infiniment libres de vaquer, ici et là, à ce qui se présentera comme une aire de connaissance, de sensation, de renouveau. Mais jamais la reconduction de cela qui a eu lieu et ne demande qu’à tomber dans l’abîme, la fausseté, l’approximation. C’est bien parce que nous persistons à exister dans nos comportements étroits que s’ouvre la trappe par laquelle le mensonge existe comme signe avant-coureur de notre propre finitude. Le mal à être, à persister dans notre essence est cela même qui nous précipite dans la caricature. Nous faisons semblant. Nous esquivons. Nous nous dérobons. Nous inventons des fables. Nous tissons d’interminables fictions. Nous nous perdons dans les remous d’un facile romantisme que nous prenons pour un art de vivre. Grattez les enduits colorés des maisons de Prague ou bien de Venise, c’est pareil, cassez les pignons alambiqués, démolissez les stucs. La ville y perdra-t-elle son âme ? Non. Seulement son apparence, seulement son masque, ses afféteries, sa poudre de riz, sa perruque, ses bas de soie. Et privée de ceci qui la dissimule à nos yeux, non seulement elle retrouvera une esthétique heureuse parce que dépouillée de ses artifices, mais elle s’installera dans sa vérité tant que les hommes ne s’ingénieront pas à la vêtir des habits d’Arlequin. C’est pour cette unique raison de retour à la source de toute chose que s’impose à nous la nécessité de cet étonnant « autisme post-romantique », lequel nous réveillera de nos songes pernicieux en même temps qu’il fera sortir de leurs visions idylliques de princes charmants toutes les Belles au bois dormant du monde.

Lorsque nous arrivons gare de l’Est, les ombres nocturnes coulent déjà sous les hautes tiges des réverbères. Nous marchons côte à côte, la braise de nos cigarettes trouant la toile de la nuit. Nous ne parlons pas, nous avançons seulement d’un pas résolu, au même rythme comme si nous nous préparions à quelque joute sacrificielle. Car, bientôt, poussant d’un commun accord la porte de L’Hôtel du Nord, quai de Jemmapes, nous savons que nous abandonnons une partie de nous-mêmes, là, au bord des eaux plombées du canal Saint Martin, fragments que nous récupèrerons après notre rencontre. Après notre propre vérité. Notre vérité de chair et de désir. Car nous ne nous aimons pas. Nous sommes seulement ces deux blocs de rocher, ces boules de Sisyphe montant et descendant le plan incliné de la montagne, chacune pour son compte, chacune assidue à éprouver son plaisir jusqu’en son égoïste flamboiement. Autrement dit jusqu’à l’absurde. La chambre donne sur le canal, sur les vagues vertes teintées d’ombre du Square des Récollets. Il y a si peu de bruit. Comme si le monde autour s’était évanoui. Et il faut qu’il le soit. Evanoui, absent, laissant juste émerger deux sphères, deux cercles autistes qui vont se tutoyer dans l’acte de chair et après il n’en restera plus rien qu’une fuite dans le lointain du temps. Votre longue robe noire, vous l’avez laissée chuter sur les lueurs éteintes du parquet, vos bas de nylon y imprimant une manière de fleuve étincelant. Simple réminiscence de la Vltava, de toutes les eaux qui courent vers l’estuaire dans la perte des gouttes de l’origine. Votre corps est si blanc, une écume que vient seulement troubler la braise de vos seins, la mousse aérienne de votre sexe. Alors que notre rencontre a lieu, je vous sens si proche, si lointaine à la fois. Si réelle dans le jour qui vient de mourir. Si présente dans la nuit qui s’annonce comme la seule conque où faire résonner l’urgente vérité de cette solitude qui nous traverse de sa lame et nous dépose toujours dans le creuset de notre être, à défaut de pouvoir connaître celui de l’autre, de percer son mystère, d’entrer dans la demeure occluse qui est sa geôle en même temps que sa liberté la plus probable. Maintenant, dans le vertige qui s’empare de nous, - notre impossible fusion, notre césure définitive -, la terre est perdue qui fait ses étranges révolutions. Nous sommes habités, mais chacun à notre tour et au sein même de notre propre territoire de cette urgence à demeurer dans le ventre fécond de la nuit, à y nidifier, y éprouver la seule chose qui soit, la double perte de soi dont l’autre - cette énigme – fait le confondant inventaire à défaut d’en établir le royaume. De Prague à Paris, du Grand Hôtel Praha à celui du Nord, c’est toujours cette oscillation qui nous enjoint de nous perdre, de déserter le site des apparences, de déboucher dans la lumière de la vérité qui est celle de l’être, cette merveille d’exister selon la pure verticalité, d’assurer notre transcendance, d’échapper à la gueule ouverte du néant, de nous soustraire encore à la bonde suceuse, à la fauchaison finale. Pour cette raison nous voulons aimer. Pour cette raison nous voulons posséder. Pour cette raison nous voulons la sublime rencontre. Mais, au moins, l’a-t-on déjà eue avec soi-même, la rencontre, avec ce sphinx aux mystérieuses questions ? Rencontre, amour, passion, les trois notes fondamentales dont nous pensons qu’elles nous installeront dans la certitude de l’amant, de l’aimée, du pur bonheur d’exister. Mais ces mots ne sont constitués que de langage, non de réalité. Ces mots, lexique de la Belle au bois dormant sont ceux inoculés par le fuseau d’une méchante fée ou bien d’une fileuse distraite, figure de la Moïra, ce terrible destin nous acculant à être ce que nous sommes : des dormeurs debout. Alors que notre condition est celle de demeurer dans le reflet de notre miroir, le prenant pour la vérité. Les autres n’existent qu’à être hallucinés. Sans le regard que nous portons sur eux, ils n’apparaîtraient même pas et se dissoudraient bientôt dans les labyrinthes d’une habile fiction.

Vous, Praha dont j’ai hanté l’ombre de la même façon que vous vous dissimulez dans la mienne, nous ne sommes que le produit de deux illusions. C’est pour cela que, l’espace de cette nuit, il nous faut en faire le lieu d’une subtile jouissance, de la chair, de l’esprit, de l’âme. Nous ne serons jamais plus réels, plus vrais, plus portés à la pointe de nous-mêmes qu’à l’aune de cette démesure dont nous voulons qu’elle nous atteigne comme la flèche perce le cœur de la cible. Le croisement de nos chairs est la preuve la plus tangible de ce que nous sommes ici et maintenant, alors que le temps s’écoule et que les heures se retirent nous confiant aux douleurs de la mémoire. Vous vous rhabillez, Praha dont je n’ai connu que le corps, pas même l’identité. Vous êtes belle dans le dépliement bleu de l’aube et la lumière du canal. Nous n’avons pas parlé afin d’éviter l’inscription dans une possible histoire. Jamais nous ne nous reverrons pour conserver à cet événement sa charge de vérité. Car cette dernière, la vérité, supporte mal qu’on la reconduise éternellement sur les mêmes fonts baptismaux. Les plus belles histoires meurent d’être poursuivies. Le lexique existentiel est ainsi fait qu’il ne s’accommode guère des bégaiements. Dire un seul mot, comme on commet un seul acte puis tirer sa révérence. Là est la demeure de ce qui est non reproductible, donc singulier. Praha, vous aurez été l’éclair illuminant une unique nuit. Non, ne vous retournez pas, vous êtes si belle dans cette lumière qui monte de la brume d’eau. Vous êtes si belle. Ne vous retournez pas !

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2 octobre 2014 4 02 /10 /octobre /2014 08:22
 La fin proche de Youri Névidimyj.

Je n'ai pas besoin de me retourner pour apercevoir, dans la sépulcrale pénombre, vos formes déjà si peu humaines, inclinées vers l'animalité primitive. Mes yeux globuleux de baudroie abyssale, multipliant vos arbustives et racinaires silhouettes, dessinent sur l'espace de mes omoplates, dans le creux étique de mes reins, vos arborescences inquiètes d'elles-mêmes. Quant au yeux qui ornent ma face de deux trous pareils à des orbites vides, ils ne témoignent de l'avenir qu'à se replier sur leur doline, là où se perdent les eaux du ciel, là où la lumière replie ses rayons selon d'invisibles lignes cendrées. Je n'ai point besoin de me disposer au combat qui ne saurait tarder, celui-ci, dans la demeure de mon corps étroit a, depuis longtemps, déployé ses ramures si bien que ma peau n'est mon enveloppe extérieure qu'à la façon d'une outre qui ne maintiendrait, en son sein, que quelques vents contraires s'annulant par le seul fait de ne jamais trouver d'espace disponible à leur course rapide.

Et, maintenant, inutiles turgescences d'une sordide fable, préparez-vous à m'entendre. Je vous haranguerai, les uns après les autres, énonçant vos inestimables et véreux prédicats jusqu'à ce que vos âmes consentent à se vêtir des oripeaux de l'insuffisance dont, depuis toujours, elles ont constitué le réceptacle à nul autre pareil. Je le sais de toutes les fibres de mon corps, de toutes la mobilité des pensées qui soufflent encore en moi les vents de la connaissance, non seulement je ne vous survivrai pas mais, déjà, je sens s'ouvrir les portes étroites du mausolée au sein duquel, mort gardant le souvenir de sa vie, je poursuivrai mon entreprise de démolition de vos bien frêles icônes de plâtre. Mais avant que cette faveur ne me soit octroyée, j'en sollicite une autre, celle de vous dire, dans cette clarté sépulcrale, tout le mal que vous m'avez fait et tout celui, qu'en pensée, je destine à vos sublimes incongruités.

Toi, Corbeau à la livrée noire, au bec en forme de coutelas; Toi, Grue cendrée au cou de reptile qui livrais bataille contre les Pygmées; Toi, Vipère à la denture solénoglyphe qui lances sur tes proies tes mortels crochets à venin; Toi, l'Hipporigastre à tête de cheval, à l'échine en soufflet de forge; Toi le Tigre aux dents de sabre; Toi l'Orfraie au regard énigmatique enchâssé dans un cœur de plumes; Toi, Raie Manta, diable des mers aux cornes céphaliques; Toi Taupe à la vêture mortuaire, Condylure étoilé aux mains fouisseuses de terre; Toi Ikhtusiographe aux yeux soudés des fosses abyssales, à l'échine ponctuée de ventouses; Toi Dynaste hercule coprophage à la mandibule crénelée; Toi Ursinae aux oreilles courtes, aux griffes punitives; Toi, Arakhnênarile aux pattes velues hérissée de dards; Toi, Pittbull kosova à la gueule rose, aux pattes de sphinx, aux dents en écharde; Toi, immense Tarentule noire qui inocule le mortel poison et fais danser la belle tarentelle; Toi Kakatoès à la tête coiffée de lames tranchantes; Toi Kercharithorynque au bec en truelle, aux ongles arsenicaux; Toi, Petsuchos, crocodile sacré dévoreur d'hommes; Toi, Grillon-femelle au long ovipositeur ensiforme, appendice effilé par lequel viennent au monde quantité de négrillons aux élytres tueuses de tympans; Toi, Albatros Diomedeidae au bec violemment recourbé qui brises la tête des marins naufragés; Toi, Crabe-tourteau à la pince gigantesque, monstre maléfique, marcheur de guingois, indécrottable nécrophage; Toi l' heptarorynoque à la tête semblable au dragon, aux ailes spiralées, au bec impérieux; Toi le Coq au chant polysémiquement destiné à semer la zizanie et la discorde parmi la sublimité de l'entendement humain, selon quantité d'harmoniques destructeurs, kikeriki ,cock-a-doodle-do ,co coucouricou , coco, quiquiriquí ,kokeriko, kukuruyuk, mac na hóighe slán , chicchirichi , kokekoko, kukeleku , cocorococo , cocoricó ,cucuriguuuu, coucarékou , kuckeliku , ky-ky-ri-ký, ake-e-ake-ake, égosillements seulement destinés à tuer, à forer la matière gluante de la pensée, à faire des cerneaux de la conscience de simples grenades explosives, à Vous tous, Toutes les figures de la vibrante et précieuse folie maldororienne, "Rotiphères, Tardigrades, Cachalots, Pourceaux, Pécaris, Acarus sarcopte, Scorpène horrible, Serpentaire reptilivore", Moi, You.. Nevi..., tant qu'il en est encore temps, je vous adresse de l'extrémité de ma méticuleuse langue autour de laquelle s'enroulent les incertitudes pluvieuses du trépas, je vous adresse,... mon ultime prière, ma dernière... supplique... ombellifère, mon souhait le plus... alambiqué...parmi les ornières langagières qui cernent ma tête d'effroi, d'hébétude et de clinquantes passementeries. Tenez donc, au-devant de la quadrature mortelle de mes yeux enrubannés, l'image de ma Mère, afin qu'elle me soit le dernier Guide avant le baiser somptueux et écarlate de la Mort.

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16 septembre 2014 2 16 /09 /septembre /2014 07:50
Petite royauté boisée.

Œuvre : Marc Bourlier.

Sur leur île, somme toute assez étroite, les Petits Boisés vivaient en bonne intelligence, s'accommodant de leur sort comme le font les simples au contact d'une nature généreuse. Leur nourriture - quelques fleurs sucrées, quelques bourgeons -, les sustentait avec délicatesse et nul embonpoint ne les gênait aux entournures. Tout se passait dans l'harmonie et bien qu'ils ne fussent atteints ni des envies, ni des minces gloires de leurs homologues de chair, parfois leur humeur s'irisait de quelques échardes dont il convenait qu'elles fussent extraites avec doigté, pour le bien de la communauté. Bien qu'usés par les glissements du sable et les caresses de l'eau, il n'en demeurait pas moins que, lorsque les Petits Liteaux se croisaient sur les chemins de poussière, leurs angles, pourtant émoussés, posaient problème, leurs frottements réciproques étant ressentis comme légèrement urticants. Pourtant l'on s'ingéniait à s'effacer devant l'autre, lui laissant toute latitude de disposer du sentier à sa guise. Mais rien n'y faisait et, la population s'accroissant de nouveaux arrivants, il convenait de prendre les mesures adéquates à la postérité d'une entente jusqu'alors sans faille.

Un soir de clair de Terre, on se disposa donc sur le rivage, en cercles concentriques et l'on s'exposa, mutuellement, les raisons de ce qui menaçait de devenir mauvaise humeur, dont chacun, ici, savait qu'elle finissait toujours par chuter sous forme de sciure. La réalité était là, sans doute cruelle, mais réalité incontournable. On n'avait plus assez de place pour loger éclisses et écorces, baguettes et voliges. Il était grand temps d'agir, avant que la situation ne dégénère, peut-être sous forme de guerre. Ils avaient tous les jours, sous les yeux, au bout de leurs lunettes, les agissements inconsidérés des hommes sur la Planète Bleue et ne souhaitaient nullement tomber dans de si fâcheux travers. Il fut donc décidé, d'un commun accord, d'imiter, les faits et gestes de l'humanité, uniquement dans ce qu'ils paraissaient avoir de bénéfique à la conservation de soi et à l'expansion d'un immédiat et perceptible bonheur. Prenant modèle sur les grandes bâtisses qui couraient le long des banlieues des villes, ils édifièrent une H.L.M. - Habitation Ludique Merveilleuse - dont ils pensaient, à juste titre, qu'elle résoudrait leur problème de surpopulation. Ils construisirent des étages, ils dressèrent des cloisons, ils occupèrent des cellules, y compris en position allongée. Au centre de l'édifice ils placèrent un Boisé-Roi - on le reconnaissait à sa taille légèrement exubérante - Roi débonnaire qui réglait les litiges avec le doigté qui convient à un Flotté longtemps exercé à côtoyer les rives de l'existence.

Le lecteur, la lectrice, inquiets, se demanderont par quel miracle le bonheur pouvait échoir à ces Petits Encloisonnés dont l'habitat, par de nombreuses similitudes, semblait singer ces boîtes dans lesquelles les hommes s'entassaient à Hong-Kong. Mais, penser ceci, c'était simplement confondre la placidité de ces Petits Flottés avec la hargne des humains à coloniser la moindre parcelle de terre. En réalité, il convient plutôt de se porter en direction des industrieuses abeilles - bien que les Petits Boisés fussent inactifs la plupart du temps -, en ce qui concerne leur discipline et le respect de la vie communautaire. L'on s'accommodait parfaitement de la Volige contiguë ou bien du Tenon jouxtant sa demeure de bois. L'on faisait son miel à seulement entendre le petit grésillement continu du voisin, le soupir d'aise de la voisine. L'on était proche du ravissement s'il fallait se serrer un brin et accueillir un nouvel échoué sur le rivage. Faisait-il froid et l'on se serrait les coudes. Faisait-il chaud et l'on mobilisait son souffle de rameau afin que les autres pussent profiter de cette brise végétale. Faisait-il tiède et l'on louait le climat apaisé de l'île. Cependant, certains verront la démesure avec laquelle le Roi occupe l'espace, comme le trait d'un caractère conquérant et le penchant vers quelque occupation impériale du lieu. Eh bien, qu'ils soient rassurés, le lieu était seulement symbolique et l'ambition du personnage inversement proportionnelle à sa taille. Tout de modestie et d'indulgence, la Roi rendait la justice dans la plus parfaite équité pour la seule raison qu'aucun litige ne mettait en opposition quelque Boisé que ce fût.

Et, maintenant, humains qui à présent vivons, et humains qui, demain, vivront, tous, nous sommes conviés à écouter une manière d'exhortation, sans doute bien sérieuse, certainement bien moralisatrice, mais c'est ainsi que s'expriment les Petits Descendants des arbres lorsque la tempête les menace. Et, ceci, ils le regardent d'un mauvais œil, nous en tenant pour responsables. Mais, peut-être, sont-ils dans une manière d'approche de la vérité.

"Parfois, lorsque le soleil brille et que l'air libre souffle sur l'île, nous, Petits Boisés, quittons nos cellules tellement semblables aux espaces de la ruche et nous nous répandons partout où il y a un lieu pour accueillir notre humilité d'écorce. Alors, nous retournant et considérant la planche sur laquelle nous semblons attachés pour l'éternité, nous n'apercevons rien d'autre qu'une aire libre de contrainte, un site où jouer éternellement. Humains, ce sont vos yeux envieux et vos mains désirantes qui feignent de nous river dans le cadre étroit d'une geôle. En réalité, Humains, vous ne faites que projeter sur notre Peuple Flotté vos manies terrestres. La boîte à laquelle nous semblons confier nos destinées est simple vue de l'esprit, illusion, poudre de perlimpinpin et miroir aux alouettes. Les cloisons dont nous habillons notre quotidien ne sont que méridiens de l'âme, mélodie de l'esprit, rythme des cœurs. C'est simplement dans vos têtes hallucinées que se dressent les barrières qui séparent les hommes, aussi bien celles que vous attribuez à notre modeste peuple. Jamais de diaspora, d'écartèlement qui divise, de frontière qui partage et sème la zizanie. Citoyens du monde, nous le sommes jusque dans la multiplicité de nos fibres, la simplicité de nos existences ordinaires. Si, parfois, guerre il y a, ce n'est qu'à l'aune d'une "guerre des boutons", nos jeux espiègles en étant le relief le plus immédiatement perceptible. Aussi nous vous disons : Peuple de la Terre, libérez-vous de vos entraves qui ne sont que des incapacités à vous regarder dans le miroir de la conscience, à considérer l'outre vide et outrageusement dilatée de votre corps de chair, à marcher à côté de vos propres certitudes. Depuis les cases où nous vivons avec l'assentiment et la sûreté que procurent les visées exactes, nous vous exhortons, peuple de l'errance, à nettoyer les verres de vos lunettes, il est encore temps d'accommoder votre vue aux infinies vérités qui sillonnent la terre tout juste sous cette poussière que, jamais, vous ne voulez soulever de peur qu'elle ne vous dise, à votre sujet, ce que vous ne voulez pas entendre. Mais voilà que vous bâillez et clignez des yeux comme de jeunes chiots venus au jour avec la truffe rose et le museau plein de lait. Dormez, nous vous réveillerons quand vous serez plus grands. Il sera alors temps de dilater vos pupilles et de faire tomber ces murs que, depuis la nuit des temps, vous vous ingéniez, vous et les vôtres, à dresser aux quatre coins de l'horizon, ces "murs de la honte" qui vous priveront bientôt de votre humanité si vous ne les abattez pas. Au moins dans vos esprits. Apprenez à vivre au milieu de la ruche humaine, si près des autres que vous vous confondrez avec eux plutôt que de les reléguer dans quelque étroite condition. C'est cela être homme, du moins depuis notre vue boisée que nous espérons pleine de sagesse. C'est cela être homme et nous ne vous en aimerons que davantage. Il faut que vous nous serviez d'exemple plutôt que de contraindre nos pensées à ne régner que sur de bien étranges ressentis. Humains, si vous nous aimez comme nous vous aimons, depuis notre centre qui porte le doux nom "d'âme", alors la Terre tournera rond et nous nous dépêcherons d'oublier tout ce qui blesse et réduit à l'impuissance. Peuple de la terre nous vous aimons parce que nous croyons en vous. Croyez en nous, aussi, parce que nous existons bien au-delà de ce que votre imaginaire peut échafauder. Nous existons et nous voulons de l'harmonie. De la paix. De l'amour. Est-ce donc si difficile, sur Terre, de dire "amour" et de le mettre en pratique ? Est-ce si difficile ? Nous, ici, sur notre planète boisée, nous nous assemblons en tenons et mortaises et, voyez-vous, nos liens deviennent indissociables, forts comme le chêne luttant dans le vent. Alors, devenez donc ces chênes aux ramures puissantes qui, un jour, donneront ces Petites Légendes qui succèderont à nos frêles silhouettes. Devenez ces chênes aux immenses racines terrestres et nous dormirons en paix."

La parole des Petits Boisés s'est effacée dans les tourbillons de l'air. Depuis la Terre nous les apercevons encore comme au travers d'un brouillard. Mais ont-ils au moins existé ou bien est-ce notre conscience qui les a créés de toute pièce afin que, nous aussi, puissions trouver le sommeil ? C'est difficile parfois de trouver le sommeil ! Alors …

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6 septembre 2014 6 06 /09 /septembre /2014 08:05
"Reste au désir de toi".

Sting Tung

Emir Ozsahin.

"Là, sous ton pied, au creux, cette tuile te porte. Vers quoi espères-tu, ainsi, te projeter ? Vers l'immense tranquillité ? Pourquoi ne vois-tu pas que tu es source de toi ? Que la seule condition de ta joie, c'est toi. Détourne plutôt ton rêve de son itinéraire. Dans le secret de toi, hors de l'ombre de toi, reste au désir de toi...Pour t'y ensevelir."

MM.

[Brève méditation sur le couple texte-image, à partir d'une scénographie de Milou Margot.]

Ceci, le texte, l'image, leur commune empathie, ceci existe dans la pure beauté. Dans la "vérité verticale". Ce qui, bien sûr, est réitération du dire, constat de ce qui est. Jamais horizontale la vérité. L'horizon est trop plat pour porter des idées, faire se hausser des pensées. L'horizon est "mondain" et ne décolle jamais. L'horizon est myope. Il lui faut le zénith au-dessus, celui qui éclaire l'horizon tout simplement parce qu'il est solaire, parce qu'il est fragment du bien et qu'il connaît à seulement exister, à seulement se sustenter et rayonner dans l'espace. Disant ceci, nous disons la connaissance, nous disons la lumière, nous disons le poème, cet exhaussement de soi en direction de l'autre-que-soi. Mais, dira-t-on, "l'Autre", qui donc "l'Autre", sinon Celui, Celle qui me font face ? En Majesté, bien évidemment. Car il y aurait blasphème à proférer cet "Autre" autrement qu'à la grandeur dont il est porteur. Comme un devoir "d'humanisme" au sens strict, à savoir doter l'Existant d'une "assomption jubilatoire" (voir Lacan) dont son "humus" primordial a reçu la semence à la manière d'un don des dieux. Mais c'est NOUS qui sommes les dieux, les démiurges, les ordonnateurs d'un univers par lequel les choses sont réalité-pour-nous. Hors du Sujet, point de salut. Nous ne pourrons jamais énoncer que cela, ce truisme, cette évidente banalité, cette terrible apodicticité des philosophes.

Mais, d'abord, sommes-nous bien assurés qu'un "Autre", un hypothétique "Autre", quand bien même nous le doterions d'une Majuscule, donc que "l'Autre" nous "fait face" ? - au sens de réaliser notre propre épiphanie -, c'est cela "faire face" et non se positionner comme objet "face" à un sujet, cette moderne invention de la représentation. Nous n'avons rien à "re-présenter". Nous avons, d'abord à "présenter", à savoir rendre "présent" un monde afin que nous puissions y figurer. Nous-même, bien entendu, "l'Autre" n'est que de surcroît. Car, si l'Autre a une chance de "figurer" - de prendre "figure"-, ce n'est qu'à l'aune de l'éclairement de notre conscience. C'est parce que nous, avons "figuré" "l'Autre" dans sa propre quadrature qu'il fera phénomène pour nous et apparaîtra avec un semblant de réalité. Au début, avant que nous ne l'apercevions, "l'Autre", pour nous, était pure théorie - "spéculation", "contemplation" des anciens Grecs -, c'est-à-dire simple image posée dans un miroir. Le miroir, c'est NOUS qui l'avons relevé, de manière à ce que la lumière de notre conscience s'y projetant, cette image devienne non seulement visible, mais préhensible, incarnée en une forme humaine. Comment donc pourrions-nous seulement imaginer "l'Autre", le monde, les objets du monde hors de notre conscience ? "Toute conscience est conscience de quelque chose" : ceci est affirmation depuis l'aube des temps, même si la phénoménologie - singulièrement Husserl - nous a obligés à regarder ce qui apparaît avec la profondeur de la raison.

L'acte de relation par lequel je donne présence à "l'Autre" est pur mouvement de ma conscience en direction de ce cogitatum, "l'Autre", qui, à l'évidence n'est pas elle, ma conscience. Donc, le cogito que je suis; le cogitatum qu'est l'Autre; apparaissent dans le même empan, au cours d'une même réverbération, ceci constituant la transcendance, l'ouverture de la clairière, l'apparition de l'horizon constituant du sens. "L'Autre", ce fameux horizon auquel, toujours, nous sommes affiliés comme notre avenir le plus propre n'advient pas de lui-même par la grâce d'une pure donation d'existence. L'exister, c'est NOUS, les autres aussi, qui le lui accordons et dont, en retour, il nous fait le don, pour nous installer au monde en même temps qu'il y surgit à l'aune de sa conscience. Seule cette belle réciprocité est gage d'être.

Te regardant je te porte au-devant-de-toi comme tu me portes au-devant-de-moi. Chacun, pour "l'Autre", nous sommes "Autre". L'altérité n'est pas un objet que l'on pose devant soi comme on le ferait de la cruche d'eau fraîche. L'altérité est médiation, passage continuel d'un Sujet à "l'Autre", dialectique au travers de laquelle nous nous apparaissons à nous-même en même temps que notre vis-à-vis prend corps. La "chair du monde" que nous constituons ne se métabolise qu'à s'instituer en miroir. Pour nous. Pour "l'Autre". Il n'y a pas de vérité plus haute que cela. "L'Autre" n'a aucune prééminence sur notre propre présence, pas plus que nous n'en avons sur lui. Notre acte apparitionnel se découvre dans le même acte d'entrée en présence que Celui, Celle qui se met à découvert sous l'aire de notre conscience. Nous ne sommes des verticalités - des hommes, des femmes - qu'à l'aune de cette transcendance qui nous projette hors de nous vers le poème qui brille au ciel du monde, demeurant là où est le vrai site de l'humain, alors qu'en bas, sur l'horizon courbe ne vivent que les plantes végétatives et les reptations animales.

Ce n'est qu'à la lumière de cette compréhension que nous pouvons nous redresser et regarder au-dessus des herbes de la savane, comme le firent nos lointains ancêtres, les "homo erectus" dont nous gardons en souvenir cette ligne caudale qui, autrefois frappait le sol de son aveuglement arbustif et qui, aujourd'hui, colonne vertébrale, nous intime l'ordre de nous redresser. Jamais la vue ne porte aussi loin que lorsque la tête érige son promontoire en direction des étoiles. Les pieds, toujours demeureront au sol, afin que notre assise terrestre nous porte loin au-devant de nous. C'est ceci qui, en termes poétiques, est dit ici. Nous ne résisterons pas au plaisir d'en reproduire, comme en écho d'une origine perdue, la belle fable. Il n'y a d'existence possible qu'à se reconnaître soi-même, à la façon de l'injonction socratique inscrite au fronton du temple de Delphes : "Connais-toi toi-même". Ce n'est qu'à l'aube de cette expérience fondatrice que "l'Autre" - ce mystère - peut surgir et faire sens pour nous, comme il fait sens pour lui. Il y a des vérités qui, pour être éternelles, ont besoin d'une longue incubation. L'histoire n'est pas encore terminée !

"Là, sous ton pied, au creux, cette tuile te porte. Vers quoi espères-tu, ainsi, te projeter ? Vers l'immense tranquillité ? Pourquoi ne vois-tu pas que tu es source de toi ? Que la seule condition de ta joie, c'est toi. Détourne plutôt ton rêve de son itinéraire. Dans le secret de toi, hors de l'ombre de toi, reste au désir de toi...Pour t'y ensevelir."

Car l'on ne saurait mieux dire !

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