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1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 09:10

 

Le décret de l’œuvre peinte.

 

 

lddl-op.JPG 

Barbara Kroll.

Technique mixte sur panneau.

 

 

« Achever un tableau ? Quelle bêtise ! Terminer veut dire en finir avec un objet, le tuer, lui enlever son âme, lui donner la puntilla, l’achever comme on dit ici, c’est-à-dire lui donner ce qui est le plus fâcheux pour le peintre et pour le tableau : le coup de grâce. »

 

                                                      Pablo Picasso - Propos sur l’art.

 

 

 

  Le « travail » artistique est de telle nature que, jamais, par définition, nous ne savons quand il commence, aussi bien quand il trouve son terme. Le « travail » artistique, sans nul doute, commence en même temps que « commence » l’Artiste, nous voulons dire depuis sa naissance. Mais pas seulement lorsque s’est mise en place l’arche biologique dont il est le bourgeon terminal. Seulement à partir du moment où sa nature même est devenue cette constante disposition à l’esthétique dont l’existence lui a fait l’offrande. Quelle est donc la nature de cette temporalité qui l’affecte en propre et le détermine à être ce donateur d’espace en direction de l’autre-que-lui ? Sans doute nous posons-nous la question, le plus souvent, en termes de chronologie, comme si la source du don pouvait recevoir ses coordonnées calendaires d’une manière définitive. Comme le filet d’eau et la source que la baguette de coudrier aurait fait surgir à tel moment déterminé, moment datable, inscriptible donc satisfaisant aux exigences de la raison. Mais il en est des prémices de l’ouverture aux caprices de la création comme il en est du temps en son éternel entêtement à surgir quand il veut, de la façon la plus imprévisible. Comment donc le Peintre en arrive-t-il à peindre ? Par quel processus ? Par quelle faculté :  sublime intuition de l’instant portant en soi l’œuvre en devenir, volonté charismatique imposant son empreinte aux choses, rayonnement « naturel » de l’ego s’attribuant le monde ? Le questionnement est aussi polysémique que sujet à caution car il ne saurait y avoir de réponse univoque à ce qui reste de l’ordre du secret. Car si nous pouvions y voir clair avec une essence telle que l’origine de l’Art, nous apercevrions l’origine même de l’Univers puisque ces deux objets sont transcendants à l’ordre même de notre conscience. Aussi bien que l’Histoirela Religionla Science, tous ces principes universaux qui portent en leur sein leur justification d’être. Nous, les Hommesles Femmes en constituons des « accidents », des manières de soubresauts spatio-temporels alors qu’ils sont alloués à l’intemporel et à l’immatériel. C’est bien pour cela que ces inatteignables nous fascinent, c’est pour cela que nous admirons l’Art et ses Créateurs, non seulement en raison de leur pouvoir démiurgiques, mais parce qu’ils reculent à mesure que nous essayons de nous en saisir. En un mot, ils demeurent dans l’inachèvement car affiliés au régime du toujours renouvelable. Chaque nouvel événement crée l’Histoire, chaque acte de piété porte la Religion vers un futur, chaque découverte tisse de l’intérieur la structure de la Science.

  Bien évidemment, l’Artiste, pour doué qu’il est ne s’exonère pas de ces conditions, étant lui-même, « inachèvement », par essence humaine d’abord, par conviction et passion artistiques ensuite. Car l’Artiste « travaille » l’espace, la matière, la couleur, du-dedans de ces mêmes objets, ce qui veut dire qu’il en est partie prenante, étant lui-même, tantôt fusain traçant l’esquisse, tantôt lavis déposant les ombres, puis blanc de titane allumant les lumières, puis noir d’ivoire pour les premières ébauches des formes, puis bleu de cobalt afin que surgisse ce paysage, cette nature morte, ce portrait. Regardant l’œuvre en voie de construction, nous comprendrons mieux, maintenant, cela qui se dépose sur la surface blanche de la toile de manière à faire événement. Cette ébauche qui commence à émerger n’est rien d’autre que la projection du Sujet sur l’objet, à savoir de l’Artiste dont la forme se détache du fond comme le brouillard s’élève de l’eau dont il participe. Si l’œuvre en devenir était simplement cette trace anonyme, douée d’une manière d’autonomie, alors nous ne retrouverions jamais en elle l’empreinte de son Créateur, de ce Peintre qu’on y devine en filigrane, jamais ne s’élèverait la présence d’un style attestant d’une existence.

  Car créer, avant tout, c’est exister, c’est faire phénomène depuis sa silhouette d’Hommede Femme et apposer sur le monde la figure d’une essentielle singularité. Le style est toujours la marque irréfragable d’une destination de soi en direction du  regard de l’Autre afin de témoigner d’une vie en devenir. Créer c’est, en une certaine façon, procéder à sa propre exhumation dans le but de renaître à soi. Car la création initiale, jamais nous ne l’avons choisie, l’Artiste y compris qui rejoue aux dés d’un hasard organisé la partie de l’être-jeté dans le marécage des contingences. Créer, c’est assumer cette part de vérité et de liberté sans lesquelles l’œuvre n’est affectée que de fange et d’inconsistance native. Regardez donc une toile, trouvez-y cette authenticité, ce libre mouvement des différentes parties entre elles, cette facile circulation des lexèmes se disposant en une heureuse sémantique et, alors, vous serez assurés d’être devant l’une des esquisses possibles de l’Art.  Ici, Barbara Kroll nous propose en une émouvante simplicité, en même temps qu’avec une belle générosité cette peinture en train de procéder à sa propre élaboration. Entière fascination que d’entrer, comme par effraction, dans l’Atelier du Peintre et d’y découvrir cette subtile alchimie par laquelle le quotidien se transfigure pour accéder à une cimaise. Certains s’étonneront peut-être de ne découvrir qu’une ébauche de ce qui sera ou bien peut-être sera biffé et reconduit à son propre effacement. Merveille que de voir cela qui, sous nos yeux assoiffés de savoir, va dérouler sa subtile métamorphose pour advenir au plein jour de la vision. Mais déjà nous suffit ce fragment comme s’il était porteur d’une future totalité et, du reste, ne signifie-t-il pas dès maintenant autant que l’œuvre achevée qui en sera le stade ultérieur ? Et puis, et ceci est un problème fondamental au regard de la signification, à partir de quel moment peut-on décréter l’œuvre achevée, selon quels critères : de temps, d’espace, de forme, de fond, de quantité, de qualité, selon quelles modalités ? L’on voit bien que le recours aux catégories, pour signifiantes qu’elles sont, ne suffit pas à épuiser le sujet, loin s’en faut. Le décret de l’œuvre accomplie appartient en propre à l’Artiste lui-même. Nous n’en serons que les témoins différés dans un futur et un espace différents. Alors, lorsque nous rencontrerons la proposition plastique en son destin terminal, nous la recevrons toujours de telle ou telle manière, selon quantité de critères dont la variété n’égale que la valeur approximative. Car la subjectivité sera à l’œuvre et dictera ses propres inclinations, ses humeurs relatives, ses considérations esthétiques, parfois éthiques ou bien sociales. Peu importe. Ou plutôt, ceci importe afin que la pluralité des regards aménage autour de la Toile une aire suffisante, un nomadisme intellectuel et affectif sans lesquels toute proposition ne peut que sombrer dans l’étroitesse d’une vision unique. Cette esquisse nous plaît telle qu’elle est parce que nous pouvons y déceler ce jet de l’Artiste dont nous parlions il y a peu. Nous y lisons : dans la teinte compacte et sourde des cheveux la parfaite maîtrise et le presque achèvement ; dans les traits de la mine de plomb le doute constitutionnel d’un destin commençant à peine ; dans le lacis parme indistinct l’essai de figuration sur la scène du monde encore dissimulée par un voilement ; dans le tracé plus soutenu de l’arcade droite la possibilité d’une vision où,  bientôt,  l’éclair de lucidité surgira sous l’espèce d’une pupille noire au fond d’une sclérotique blanche ; dans la partie grise la tache originelle alors que l’existence en réserve n’y a pas encore imprimé les stigmates de la douleur, les signes de la joie ; enfin, dans la vêture les traits d’une quotidienneté à l’œuvre.  

  Bien évidemment, ceci que nous y avons décelé est simplement question d’affairement personnel et mille autres perspectives pourraient encore trouver à s’y loger. Le travail achevé, sans doute sera-t-il temps de porter un autre regard car l’Artiste en aura fait ce que sa conscience aura tracé comme chemin vers le possible. D’ores et déjà nous disons qu’il y a œuvre, qu’il y a pluralité de significations, ce dont un regard porteur d’Art se dote toujours comme d’une empreinte à suivre afin d’être en chemin vers plus loin que soi. L’acte transcendant est toujours une décision de cette nature. Combien d’esquisses, sous les verrières créatrices, ont vu leur destin basculer dans l’abîme de quelque rémission à poursuivre la tâche entreprise. Il est toujours périlleux pour le Plasticien de se trouver au milieu du gué. La rive opposée est toujours un mystère qui appelle, un secret qui rejette. Souvent la tentation est grande de demeurer sur le bord d’une création car celle-ci exige toujours la confrontation à la solitude. Autrement exprimé le face à face avec soi-même. Face à la toile qui le regarde depuis son visage vide,le Peintre entretient ce colloque singulier identique à celui de « Simon du désert » dans le film de Buñuel. Le diable rôde toujours afin d’empêcher la poursuite du projet humain. Les cimaises des musées s’éclairent de ces morceaux de bravoure qui ont échappé à cette traversée au milieu des sables emplis de silence et de méditation. C’est la raison pour laquelle nous regardons l’Art avec le respect de ce qui a frôlé la mort de si près qu’il ne reste plus qu’une gloire de lumière dont nous prenons acte avec un réel bonheur. Cependant, ce qui nous demeure caché, c’est  le frisson sacré qui a précédé sa mise au jour. Un pur acte héroïque dont le Créateur est l’emblème le moins visible puisqu’il demeure dissimulé dans la texture même de l’œuvre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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28 février 2014 5 28 /02 /février /2014 08:53

 

Honnies soient qui mâles y pensent (3)

 

 

Lors de ses séjours à Paris, le Comte descendait au Grand Hôtel près de l’Opéra, étant ainsi à deux pas de la Gare Saint-Lazare où il rencontrait ses interlocuteurs avec lesquels il traitait de rentables marchés, les de Lamothe-Najac ayant toujours eu, dans leur famille, une tradition d’habiles négociateurs, dont certains prétendaient qu’elle était une des marques distinctives des habitants de la région, dont l’élevage du bois constituait l’armature, en quelque sorte, sinon l’âme et Fénelon de Najac n’avait en rien dérogé à cette règle, l’instituant même sous les auspices d’un certain art de vivre. Or c’était moins l’appât du gain qui conduisait ses négociations que le sentiment de l’appartenance réciproque du bois et des hommes; toute essence végétale étant, pour les solognots, chevillée au corps, à la façon du lierre enserrant de leurs mailles serrées les troncs neigeux des bouleaux. Le Comte fréquentait les restaurants en vue dans les beaux quartiers, visitant parfois un musée dans la journée et, le soir, se faisait invariablement conduire en cabriolet dans les grands théâtres parisiens pour y voir et y écouter, aussi bien de la comédie que de la tragédie et ne détestait pas non plus l’opérette, bien qu’il la trouvât plus légère, mais au moins avait-elle l’avantage de le distraire des bois et des chemins de traverses.

  Ce fut à l’occasion d’un déplacement vers la Comédie Française, que le Comte, assis à l’arrière d’un confortable cabriolet, fit la découverte d’un aspect de Paris qu’il n’avait jamais expérimenté mais dont il avait la connaissance, car Fénelon de Najac, hédoniste et épicurien, n’étant aucunement puritain, ne détestait pas les sorties au cabaret, les chansons à boire, les serveuses au langage déluré et à la gorge en balconnet. Cependant sa curiosité s’était limitée aux cafés à la mode du côté de Montmartre ou de Montparnasse, sans que la curiosité le poussât à franchir la Porte Saint-Martin et à déambuler dans les rues interlopes où évoluaient " Les Mystères de Paris ", évoqués dans le célèbre ouvrage d’Eugène Suë, dont il avait également lu " Le Juif errant ".

  Sur le siège en cuir noir était posé un petit livre relié de cuir rouge, sans doute oublié par le voyageur précédent, dont le titre attira l’attention du Comte : " La Vie Parisienne ". Avant même d’avoir feuilleté l’ouvrage, il en supputa le contenu et, pensant avoir à faire au livret de l’opérette d’Offenbach, devant comporter, à son avis, quelques détails biographiques et des commentaires sur l’œuvre, il commença à tourner quelques pages, s’apercevant bientôt que le recueil en question n’était qu’une sorte de pensum apparemment dédié aux plaisirs faciles et nocturnes proposés par certains quartiers et vantant les mérites de quelques restaurants populaires et autres gargotes. Sur un haussement d’épaule plus fataliste qu’indigné, le Comte laissa choir le petit volume au maroquin rouge sur le siège de la voiture, remonta le col de sa pelisse et s’enquit, auprès du cocher, du temps qui le séparait de La Comédie Française où se jouait " Les Femmes savantes ".

  Au moment où Fénelon de Lamothe, descendu sur le trottoir, s’acquittait de la course auprès du cocher, celui-ci lui remit le maroquin rouge qu’il pensait être le sien et que le Comte fourra au fond de sa poche, projetant de le jeter dans la première poubelle qu’il trouverait. Cependant le hall d’entrée de la Comédie Française ne disposant pas d’un mobilier si commun, pas plus que les couloirs ou les loges, le livre resta dans sa poche, au vestiaire, entre les fourrures des élégantes venues au spectacle. Ce dernier terminé, le Comte regagna son hôtel, prit un bain et se plongea dans son lit douillet, n’ayant pas omis de déposer ses chaussures sur le seuil de sa porte - on les lui cirerait - , avant que de s’endormir. Le livre rouge dormait, lui aussi, au fond de la poche du Comte, attendant seulement que son heure fût venue.

  Et son heure vint, le lendemain, aux alentours de dix huit heures, après une journée bien remplie. Le Comte, souhaitant se changer les idées, repensa au vade-mecum, s’en saisit et se mit à le feuilleter distraitement. Le livre, peu épais, comportait des pages en nombre limité, agrémentées de quelques gravures et de plans de rues. Pensant aux quelques mots de Callimaque, Bibliothécaire d’Alexandrie, dont la citation figurait dans sa Librairie : " Un petit livre vaut mieux qu’un gros parce qu’il contient moins de sottises. "encouragé par les paroles de l’érudit, Fénelon en parcourut rapidement le contenu, y débusquant cependant quelques conseils qui, pour prosaïques qu’ils fussent, ne laissaient pas de l’intriguer.

 

 

 

 

 

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26 février 2014 3 26 /02 /février /2014 09:14

 

Honnies soient qui mâles y pensent (2)

 

 

  Imitant, en toute modestie, Michel Eyquem, Seigneur de Montaigne, le Comte avait fait graver, sur les poutres de sa Librairie, quelques sentences et devises et affectionnait tout particulièrement les dictons et proverbes dont il était coutumier, en faisant même parfois un usage immodéré.

  Ce matin d’octobre, envahi de brumes, faisait, du paysage solognot, un cadre romantique et désuet incitant à la rêverie, à laquelle Fénelon de Najac se laissa bientôt aller car, pensait-il, " refuser le songe, c’est ouvrir la porte à la mélancolie ", état d’âme qu’il n’avait jamais éprouvé, même aux heures les plus sombres de sa vie. On l’aura compris, le Comte était d’un naturel plutôt optimiste, disposé à la vie qu’il " croquait à belles dents ", amateur de bonne chère, de voyages, de chasse et de pêche, toutes activités qu’il pratiquait assidûment, son état de rentier le laissant libre de vaquer à des occupations diverses et variées selon l’humeur du jour et la qualité des offres que lui faisait le Destin. Car monsieur le Comte croyait au Destin, sans excès toutefois, mais avec l’assurance que ce dernier lui était plutôt favorable, s’arrangeant, quand nécessaire, pour qu’il le fût en toute occasion, signant en cela son inclination pour l’épicurisme et l’hédonisme auxquels sa nature le prédisposait, dans une optique altruiste cependant, point de vue qu’il avait fait graver, en toutes lettres, sur une des poutres de sa Librairie :

 

« Plaisir non partagé n’est plaisir qu’a demi ».

 

 Quant aux vertus du Destin à son égard, et bien que Fénelon de Najac fût d’une croyance religieuse plus que tempérée - une attitude sociale plus qu’une conviction - , ces vertus, donc, étaient illustrées par un vers de La Fontaine, extrait du "Gland et de la Citrouille" :

 

" Dieu fait bien ce qu’il fait. "

 

  Le Comte, dans sa soixante-quinzième année, arrivant à " l’automne de sa vie ", ne put s’empêcher de faire le rapprochement entre celle-ci, sa vie,  et celui-là, l'automne, et salua, une fois de plus, la sagesse populaire, qui savait si habilement user de métaphores, fussent-elles des plus prosaïques, pour peindre, en quelques traits, une réalité que bien des savants, lettrés et littérateurs de tous poils mettaient toute une vie à élaborer, sans toutefois y parvenir, ou alors avec moins de justesse et d’esprit d’à-propos qu’un modeste savetier qui, à longueur de journée, dans son échoppe, tricotait en sifflant quelques sentences bien senties, dignes de figurer dans le Dictionnaire de l’Académie. Tout imprégné de la vanité humaine qui ne faisait, somme toute, que dérouler des louanges à son propre usage et ceindre son front des lauriers du plus haut mérite, le Comte fut bien aise de constater que, lui-même, participait de l’humain, en ceci qu’il éprouvait, à la propre contemplation de sa vie, une satisfaction non dissimulée et, osait-il même se l’avouer, un sentiment proche de l’admiration, sentiment que son éducation classique lui interdisait d’énoncer, ou du moins de proférer à haute voix, ce que, bien sûr, il évitait. Mais, qui donc, dans le secret de sa Librairie, (hormis lui-même),  pouvait s’imaginer pénétrer les arcanes d’une voix toute silencieuse que, parfois, pouvait trahir l’ébauche, sur ses lèvres, de quelques mots, mourant avant que d’être nés ?

  Méditant l’idée que Dieu avait plutôt bien ordonné son Destin - il y avait bien eu quelques chausse-trappes, parfois, mais dont il s’était toujours sorti - , le Comte se pencha sur son passé, un peu comme on regarde au dessus de son épaule, pour apercevoir, dans la trame du temps, les quelques fils qui relient à des saisons, des printemps, des étés, des hivers. Il y vit une sorte de tourbillon, de carrousel, de kaléidoscope dont il reconnut les facettes, les reflets mouvants, genre de cinématographe dont les bobines tournaient à rebours, images saccadées - certaines s’arrêtaient plus longtemps que d’autres qui semblaient vouloir se fixer à la toile blanche de l’écran - ; il fut étonné de scènes oubliées, de paroles occultées, comme au temps du cinéma muet, il parcourut du temps, de l’espace, beaucoup d’espace lié à ses voyages effectués dans " la force de l’âge ", vers quarante ans, alors qu’il était un rentier heureux et actif, attentif à gérer l’état de son patrimoine, quand bien même sa propre descendance s’arrêterait en même temps que lui. Charles d’Yvetot, son médecin de famille d’alors lui ayant fait entrevoir, avec tous les ménagements dont le Comte était l’objet, les problèmes de santé de la Comtesse, le fait qu’il faudrait bien admettre un jour, que l’hôtesse de La Marline ne pourrait lui donner d’héritier - ce n’était pas faute de le vouloir, mais la nature avait toujours le dernier mot - , le patrimoine recevant, de ce fait, une nouvelle destination dont les amis du Comte profiteraient, toujours dans l’optique hédoniste qui l’habitait.

  Son tempérament ouvert, sa vigueur, qu’il avait héritée de son grand-père paternel, Hugues-Richard-Artimon, il les dédiait aux affaires qu’il traitait, le plus souvent, à la Capitale, rendant visite aux Administrateurs des Chemins de Fer, avec lesquels il signait des contrats plus qu’avantageux, concernant la vente de kilomètres de fûts de chêne, destinés, en tant que traverses, à courir le long des ballasts pour emporter les voyageurs sur les rails de France, d’Europe, et bien au-delà; aussi, contribuait-il, toujours dans son désir d’altruisme, à la joie du voyage et c’était, non sans quelque émotion et quelque fierté, qu’il évoquait les bois qu’il avait élevés, lui et ses ancêtres, à la gloire de la villégiature, et c’était un peu quelques bouts de lui-même qui emportaient l’aristocratie du vieux continent sur les voies menant à Paris, à Rome, à Venise, peut être même à Saint-Pétersbourg ou dans les régions reculées du Caucase.

 

 

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25 février 2014 2 25 /02 /février /2014 09:33

 

 

 

Honnies soient qui mâles y pensent (1)

 

 

 

   Le Comte Fénelon de Lamothe-Najac, habitait avec son épouse, Yvette-Charline, une charmante demeure solognote, bâtie de briques claires dans des croisées de colombages, mi-maison bourgeoise, mi-château, flanquée à ses extrémités, de deux tours, une ronde, dédiée à la lecture, où le Comte passait de longues heures, comme Montaigne dans sa Librairie; l’autre carrée, faisant office de boudoir, à laquelle Madame la Comtesse confiait le plus clair de ses heures, s’occupant à des réussites, à l’exercice de la broderie et au maintien de sa coiffure, face à la glace ovale qui surmontait un meuble de toilette ayant appartenu à sa Tante, Eliette-Raymonde de Boissimont, dont elle gardait un souvenir ému, en raison des liens d’affection qui l’avaient toujours liée à sa proche parente. De la fenêtre de sa Librairie, sertie, sur le pourtour, de vitraux de plomb, Monsieur le Comte disposait d’une fort belle vue sur La Marline de Clairvaux, propriété qu’il avait héritée de son père Alphonse-Bernardet, lequel la tenait, en droite ligne, de son propre père Hugues-Richard-Artimon qui, autrefois, avait servi dans la cavalerie, au Cadre Noir de Saumur, une pièce étant entièrement réservée à l’art hippique, au rez-de-chaussée du Manoir dont le patrimoine immobilier et foncier produisait des rentes élevées, suffisant à entretenir le train de vie des hôtes de La Marline et du personnel de maison qui y était attaché.

  Monsieur le Comte, du haut de sa Librairie, jouissait, en quelque sorte, d’une vue stratégique qui lui permettait d’embrasser la presque totalité du domaine : le lac aux carpes rouges et noires, entouré de bruyères, roses au printemps; l’allée bordée de bouleaux aux troncs argentés, accédant au Manoir depuis le chemin communal de Labastide Sainte- Engrâce; la fôret de chênes aux frondaisons immenses où les bûcherons de Monsieur le Comte sciaient les énormes fûts emportés par des camions à gazogène jusqu’à la Scierie familiale que le grand-oncle Eustache-Grandin avait eu l’astucieuse idée de créer, au moment où les Chemins de Fer avaient besoin de traverses de bois, assurant ainsi des revenus confortables aux générations suivantes; les hautes clôtures de la chasse que de nombreux amis et notables de la région ne manquaient d’honorer de leur présence, attirés par l’aspect giboyeux du lieu où proliféraient chevreuils, biches, sangliers, cerfs, lièvres, lapins, faisans, perdreaux et autres volatiles; le Pavillon de chasse, de briques roses, lui aussi, coiffé d’un toit de chaume, où se réunissaient le Comte et ses amis, tard le soir, pour y déguster quelque digestif après les repas dont le civet de chevreuil constituait, la plupart du temps, le point d’orgue; les communs, avec les écuries comportant de beaux spécimens provenant tout droit du Cadre Noir, hommage supplémentaire à Hugues-Richard-Artimon; la maison des gardiens, réplique miniature du Manoir, briques roses et colombages, que jouxtait le potager servant de base à la confection de savoureux repas.

  Madame la Comtesse, quant à elle, profitait, de son boudoir, d’un paysage plus intimiste, plus confidentiel, dont elle partageait le privilège, les longs après-midis d’hiver, avec ses amies, tasses de Darjeeling à la main, façonnées dans de douces porcelaines de Limoges, portant les armoiries en relief, des de Lamothe-Najac - tout le service de la maison étant, pour ainsi dire, logé à la même enseigne - , la dégustation d’un thé si léger, si aérien, convenant parfaitement, entre deux parties de bridge, à la contemplation du savant désordre du jardin anglais, dont il ne restait plus que les plantes vivaces au milieu de l’abandon des graminées que le vent agitait, dans une multitude de tourbillons, à la façon des champs de seigle qui peuplaient les bords de la Limeuille, rivière sinueuse et lascive, déroulant ses méandres en contrebas des maisons solognotes, semblables, en plus modeste, au domaine du Comte. Contrastant avec les massifs et les touffes de plantes, dont on aurait cru qu’elles étaient à l’abandon - seuls des naïfs s’y seraient laissé prendre - la géométrie savante et rationnelle d’un jardin à la française jouait en contrepoint, rassurait l’œil grâce à la perspective régulière de ses ifs taillés en cône, de ses haies de buis parfaitement rectilignes, affectant les lignes droites surtout, parfois de légères courbes, osant s’accentuer de l’enroulement d’une spirale, de la sinuosité de chemins de gravier bordés de pergolas, le tout dans des nuances d’un vert soutenu où, au printemps, les roses livraient la délicatesse de leurs boutons nacrés, le dépliement de leurs pétales, dont les « Belles de Nuit », de couleur rouge sombre, surprenaient les élégantes en crinolines, au même titre que la pièce d’eau, dont les jets fins et aériens, animaient la façade du Manoir, tout au bout de l’allée de bouleaux, confondant parfois la clarté de leurs gouttes à la nuance cendrée des feuilles sous la poussée du vent.

  De leurs pièces respectives, le Comte et la Comtesse avaient une vue identique sur les communs, bien que la Librairie en fût plus proche, mais le boudoir mieux situé quant à l’angle de vision, et chacun pouvait donc profiter, les jours où le Manoir n’était fréquenté ni par les chasseurs, ni par les joueuses de bridge, des mouvements des Régisseurs, dont la terre d’élection était délimitée, par l’allée de bouleaux au nord, les communs à l’est, le Manoir au sud, les jardins à l’ouest. La partie centrale était occupée par la pièce d’eau, de forme circulaire et d’une fontaine hexagonale d’où coulait une eau limpide, à l’extrémité de gargouilles de pierre.

 

Anselme Gindron, le Régisseur, était un homme ayant dépassé la soixantaine, fort et rougeaud, sans embonpoint excessif cependant, dévoué à la tâche, toujours empressé auprès de Monsieur le Comte qui le connaissait depuis sa plus tendre enfance et lui vouait une infinie reconnaissance pour toutes les fonctions dont il s’acquittait avec compétence et bonhomie, à la fois palefrenier, maître de chais, jardinier, bûcheron, garde-chasse, ne rechignant pas à donner un coup de main à la cuisine, lors des réceptions organisées à la Marline, à venir en renfort à la Scierie d’Eustache-Grandin lorsque la commande de bois se faisait pressante, à atteler la carriole pour aller faire les courses à Labastide  ou y emmener le Comte qui y prenait le train, régulièrement, pour ses affaires à la Capitale. Anselme était donc le modèle idéal "d’homme toutes mains ", dont chacun eut aimé à s’entourer dans la région, pour vaquer aux multiples occupations des immenses demeures solognotes. Certains grands propriétaires n’avaient pas hésité, d’ailleurs, à se livrer à des surenchères auprès de l’employé zélé, espérant bénéficier, à leur tour, du savoir-faire et de la constance du brave homme, mais, Anselme, dont la conscience était claire et droite, n’était jamais entré dans leur jeu, témoignant d’une indéfectible fidélité à  Monsieur le Comte qui, l’ayant pour ainsi dire considéré, dès son plus jeune âge, comme un membre de la famille, était devenu, pour lui, au fil des jours, une sorte de grand frère attentif et disponible.

  Marie-Grâce Gindron, l’épouse du Régisseur, de dix ans sa cadette, en était l’équivalent féminin, douée, elle aussi, de multiples talents, aussi bien en direction du ménage, de la cuisine, pour laquelle elle révélait un grand savoir-faire - les hôtes de La Marline en portant le témoignage sous la forme de quelques signes de satiété - , que de la taille des rosiers, de la décoration florale et vouait même un véritable culte au linge de maison, qu’elle brodait au point de croix, nappes, serviettes de table, mouchoirs, qui portaient en leurs coins, les initiales FLN ; YCLN , ainsi qu’une reproduction stylisée des armoiries des de Lamothe-Najac, tout ceci dans la bonne humeur et la prévenance, avec, toutefois, un petit faible affirmé pour le service de Monsieur le Comte, ce dont, du reste, compte tenu de son souci d’équité, n’avait nullement à se plaindre la Comtesse qui jouissait, régulièrement, d’une faveur particulière : celle d’un bain moussant au cours duquel Marie-Grâce lui prodiguait des soins intimes de la plus grande douceur, sans que la morale n’eût à pâtir en quoi que ce fût de ces attentions dévouées et, en quelque sorte, filiales.

  Sigismond, le fils des Régisseurs, petit retardataire âgé seulement de dix ans, était devenu la mascotte du domaine où il régnait avec naturel et insouciance, débordant le cadre de vie habituellement réservé aux parents. Son exubérance ne pouvait en effet se satisfaire d’un territoire limité au Manoir, aux communs, à la pièce d’eau et aux jardins. Ce cadre n’était, à son regard, compatible qu’avec les fonctions exercées par ses ascendants et il fallait, à son esprit d’aventure, une aire plus vaste où il pût expérimenter le voyage, la découverte, cette exigence l’amenant à annexer au territoire originel, la forêt et la Scierie d’Eustache-Grandin, le Pavillon de chasse d’Hugues-Richard-Artimon et ses emblèmes hippiques, la chasse elle-même, ses sentiers au milieu des bouleaux et des chênes, ses haies sauvages, remplies de mûres et de prunelles, les animaux qui la peuplaient et, en dehors du domaine des de Lamothe-Najac, sa curiosité toute naturelle le conduisit progressivement aux alentours de Labastide Sainte-Engrâce, qu’il connaissait déjà en partie grâce à l’école, puis, au-delà, sur les rives de la Limeuille et, plus loin encore, dans la grande forêt de Sologne parsemée d’étangs et de ruisseaux au cours paresseux.

  Etait-ce l’effet d’un mimétisme, Sigismond suivant en cela sa mère, avait toujours eu plus d’attrait pour Monsieur le Comte que pour son épouse. Au fur et à mesure des jours, entre Fénelon de Najac et Sigismond, s’était liée plus qu’une affinité, une solide amitié, des liens de nature filiale et paternelle, ou plutôt "grand-paternelle" car le Comte, dans sa soixante-quinzième année aurait pu être l’aïeul du fils des Régisseurs, cette idée-là occupant même la plupart de ses rêveries, la Comtesse n’ayant pu, pour des raisons de santé, lui offrir de descendance, ni fils, ni petit-fils à plus forte raison.  De cette réalité, liée à la génétique, il n’avait fait qu’un deuil partiel et conservait, par-devers lui, un secret qui était, en son for intérieur, une sorte de revanche sur l’impossibilité de poursuivre l’arbre généalogique des de Lamothe-Najac, arbre auquel il eût aimé fournir au moins une branche supplémentaire et, si possible, plusieurs rameaux, mais la Nature ou le Destin en avaient décidé autrement !

 

 

 

 

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24 février 2014 1 24 /02 /février /2014 09:15

 

La nécessaire liberté de l’œuvre.

 

 

lnldl1.JPG

Senecio – Pau Klee.

1922.

Source : WikiPaintings.

 

 

 

  Re Chab :

 

  Merci Blanc Seing de cette perception ( ici des poèmes de Nath ), mais sans doute recouvrant beaucoup d'expressions poétiques... je retiens en particulier... ---------------------------------------------- Le "cri" fait apparaître le merveilleux déploiement montant jusqu'au "poitrail profond du ciel", le "cri"fore, vrille les tympans, se loge dans le réceptacle humain, envahit l'espace disponible de la conscience, fait ses effusions dans la gemme anthropologique. Soudain, tout est Poème,......
------------------------------
S'abandonner au poème, c'est s'extraire de cette pesanteur, c'est s'abreuver au "goulot de lumière", par lequel s'annonce une liberté. Alors on devient falaise soi-même, grande élévation de craie où s'inscrivent les pensées du monde, où se déposent les lignes souples du savoir. C'est comme de flotter longuement au-dessus des plaines d'herbe----------C'est comme de se retrouver libre nuage que le zéphyr fait danser au gré de ses fantaisies. ... --------------------------------------------------------------- justement dans l'approche "analytique", qu'on pourrait avoir des poèmes ( et qui pour moi se rapproche de la dissection... donc de quelque chose de mort... - spécialité de nos enseignants en français; je préfère l'indécis de la perception "vivante"... ) ainsi, comme je me réfère souvent à la musique.... et par exemple celle de Scriabine... lui même déclarait ne pas vouloir qu'on analyse sa musique, car celle-ci était plutôt propice à offrir un espace de liberté.

 

 Blanc-Seing :

 

 Merci de vos nombreuses annotations. En effet, aborder le domaine de l’art, quel qu’il soit, nécessite que soit reconnue l’essence qui l’anime. Or, si le visible en est la forme immédiatement perceptible, il va de soi que quantité de significations latentes y courent « sous la ligne de flottaison ». Ce qui, nécessairement, veut dire qu’il faut se mettre en quête d’une profondeur, laquelle n’est jamais donnée d’avance. Il semble essentiel de partir de la conception de Paul Klee concernant l’art : «  L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

  Or, cette part d’invisible ne surgit jamais qu’au moyen d’une immersion aussi peu démontrable que peut l’être la participation à quelque chose de secret, de personnel, disons une coloration telle qu’un sentiment. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de sentiment au travers duquel l’on perçoit la nature de ce que l’Artiste a introduit dans sa création. Sans doute le concept de « stimmung », issu du romantisme allemand et de la phénoménologie est-il à même  de correspondre à ce qui voudrait se montrer. Il s’agit de tonalité affective, de couleur intérieured’inclinations particulièresd’états d’âme. C’est, en somme, le degré dont le réel nous affecte, singulièrement l’art qui, par nature, s’adresse à nous sur le mode de l’affectivité, que nous intégrons au sein même de notre vécu, de la même manière que s’adresse à nous un beau paysage, un visage aimé. L’art n’est jamais une contingence, une affaire« mondaine » (entendez « insérée dans une mondanéité »), une pure distraction qui graviterait en nous à la manière d’un « lieu commun ».

  Car le lieu de l’art a ceci de particulier qu’il joue en écho avec notre propre lieu, à savoir l’espace autour duquel nous nous construisons, qui peut se déterminer comme espace de nos racines fondatrices, de nos nervures existentielles, de cette feuillaison dont nous faisons l’offrande à ceux qui viennent à notre rencontre. Jamais il ne peut s’agir d’une simple distraction dont nous serions affectés comme d’un accident qui advient au hasard, ou d’un caprice saisonnier. L’art est événement, ce qui veut dire surgissement au plein de la conscience et, ensuite, déploiement en direction de l’exister. L’art nous métamorphose et accroît notre propre dimension ou bien il n’est que représentation du réel, simple imitation et manque sa cible, celle qui doit, en notre intériorité, mobiliser une énergie particulière, installer une dimension spatio-temporelle spécifique. Inimitable, non reproductible, autrement exprimé, essentielle.

  Si l’art peut nous toucher, chacun, chacune, de façon si particulière, c’est simplement relativement aux « affinités électives » (pour reprendre l’excellent titre de Goethe) que nous tissons avec les choses et qui dessinent la quadrature de notre exister, les polarités de notre possible architecture. Ce qui veut faire signe en direction d’une rencontre, de son éminente singularité.

 

lnldl2.JPG

La Nuit étoilée.

Vincent Van Gogh. 1889.

Source : Wikipédia.

 

 

 « La nuit étoilée » de Van Gogh, par exemple, sera chaque fois différente pour chaque Témoin de l’œuvre. Bien évidemment, cette « nuit » jouera avec les nuits réelles ou bien fantasmées ou imaginaires, symboliques avec lesquelles le Voyeur de la scène aura été personnellement confronté. Et de ceci, de ces nuits passées, essentiellement, il n’en fera l’objet d’aucune thèse, pas plus que le foyer d’une intellection. Ce sera bien de l’intérieur de son propre sensible que le Dasein y aura accès, à savoir en fonction des sensibilités éprouvées, incarnées, métabolisées, non d’une quelconque projection sur le monde. Or, si cette singularité est bien effective, et gageons qu’elle le soit, il faut bien admettre que ceci a lieu en raison des « sentiments » - (les affinités sont de cet ordre) - que nous entretenons avec elle, l’œuvre en question. S’il ne s’agissait que d’intellect, un concept aurait tôt fait de s’imposer, lequel ayant recours aux habituelles ruses de la raison, se hâterait  de thématiser le sujet de la peinture et de l’objectiver, la faisant aussitôt migrer de son statut d’œuvre à celui de simple objet. Or, regardant le portrait de Klee placé à l’initiale de l’article, l’on conviendra aisément que nous n’avons aucunement affaire à une chose contingente, mais bien à la projection de l’âme de l’Artiste sur le subjectile qui joue, métaphoriquement, comme le point de jonction de deux consciences, de deux affectivités : celle du Créateur, celle du Regardant

  Cette jonction qui se transforme en osmose si les regards se croisent adéquatement, en  fusion dans une même réalité picturale ne saurait résulter que d’une subtile alchimie par laquelle se médiatise toute rencontre humaine. Ce ne sont jamais deux équations abstraites, deux rapprochements asymptotiques se résumant en une formule algébrique, mais bien plutôt une alliance, une confluence des vécus, un précipité des états d’âme. Identiquement à l’exemple de la pierre de calcaire dans le roman de Goethe, laquelle plongée dans l’acide sulfurique se transforme en gypse, la formation de ce nouveau composé mettant en évidence le phénomène d’une mystérieuse force d’attraction (les affinités électives) dont la métaphore sert à l’Auteur de trame romanesque pour bâtir l’irrésistible attirance entre les protagonistes de l’histoire, quatre personnages, qui se recomposeront au gré de bien étranges aimantations. Ces phénomènes amplement tissés d’humanité, de passions réciproques, de regards, de touchers, de sensations semblent dessiner, en filigrane, la texture même de l’œuvre d’art. Sensibilité exacerbée qui, selon les périodes de l’histoire, se décline en classicisme, romantisme, symbolisme, impressionnisme, expressionnisme, fauvisme chacune de ces déclinaisons disant, en peinture, sculpture, littérature, poésie, musique, ce que disent les affections humaines, les attachements, les émotions, les instincts, toutes choses issues de l’intériorité et portées au-dehors afin qu’elles puissent faire phénomène, témoigner. Ici, il s’agit de peau, de tissus, de chair vibrante, de sang, de cœur, de battements, de syncopes, de vertiges. Ici il s’agit de la vibration du vivant, de l’angoisse d’exister, du bonheur d’être, du drame qui guette, du tragique du cheminement vécu jusqu’en ses plus intimes fondations. Et, pour approcher l’essence de ce qui se dit au travers de la parole comme poème, de la danse comme chorégraphie, de la fiction comme littérature, rien ne convient mieux que l’approche imagée de la métaphore, laquelle nous dit, d’une seule voix, la pluralité du sens en acte. Imaginons, un instant, la réalité d’une œuvre à saisir comme on le fait de la simple bogue de l’oursin lorsqu’elle nous dévoile son anatomie et cherchons ce qui peut s’y lire de signifiant.

 

 

 oursin-glandes

Source : Chili Voyages.

 

  Percevant une œuvre, Senecio de Paul Klee, par exemple, il nous est possible de l’aborder de deux manières, soit ce que vous décrivez comme « l’analytique », qui correspond à l’approche scolaire ou bien de la critique en général. Ici, il s’agira de dire les tensions internes de l’œuvre, ses confluences, ses éventuelles contradictions. Le portrait, on le situera par rapport à Klee lui-même, on s’essaiera à y trouver des analogies. On le situera en fonction de son contexte d’apparition historique et, bien évidemment, pictural. On tâchera de le classer dans la vastitude des Ecoles et mouvements de l’art moderne. En un mot, ce portrait, on l’attachera à un contexte réel chargé de le déterminer. Cette vue sera essentiellement exotérique, cernée d’une objectivité aussi serrée que possible, démontrable en quelque sorte. Ce qui revient à dire, considérant la métaphore de l’oursin, qu’on n’en aura approché que la bogue et les piquants immédiatement visibles, sans se soucier de ce qui, à  l’intérieur, concourt au foisonnement extérieur.

  Et, maintenant, cherchons une autre voie d’accès à l’œuvre, moins structurelle, moins inféodée à sa signification de surface, davantage orientée vers une perception de sa dynamique interne, de ce que nous appelons sa « chair du milieu » - un article a été écrit sur ce sujet -, de son sens que l’on peut qualifier « d’ésotérique » puisqu’il demande à l’Observateur de traverser l’écran des apparences afin de surgir dans le plein du signifié. Bien évidemment ceci supposera que l’on occulte bien des choses visibles « en première main » pour saisir, à la mesure d’une optique renouvelée, ce qui fait trace, empreinte, aussi bien aux yeux de l’esprit, qu’aux yeux de l’âme. Or, ceci ne s’obtiendra qu’à faire l’économie du souverain Principe de raison pour lui préférer la dimension largement ouverte de l’intuition, de l’imaginaire. Il s’agira de rien de moins que de réécrire l’œuvre - poème, musique, peinture -, à sa manière propre, c’est-à-dire en superposant une esthétique spécifique à l’esthétique qui court déjà dans la proposition picturale. Que l’on observe les critiques qui s’inspirent d’une telle démarche - les plus rares -, c’est à une totale réappropriation de l’espace artistique à laquelle ils se livrent. Une esthétique du second degré venant féconder celle qui, déjà, était à l’œuvre dans l’esquisse de l’Artiste. Alors se révèle une vision entièrement renouvelée du monde, alors s’ouvre ce corail que nous pouvons déguster afin d’y découvrir de nouvelles sensations. Faute de cela, poème, littérature, sculpture demeureront circonscrits à leur demeure première, la critique ne commentant que les signifiés qui y étaient présents depuis la dernière touche posée par le Créateur  dans la forme qu’il avait choisie. Ce que vous appelez, à juste titre « l’indécis de la perception vivante », lequel « indécis »pourrait apparaître comme une fuite de la pensée et une dérobade, est en réalité une exigence de profondeur, de découverte de ce qui fait sens d’une manière plurielle, par laquelle nous pouvons gagner « un espace de liberté. »

Or l’art sans liberté est encore trop affilié au réel pour pouvoir atteindre sa juste mesure. C’est, du moins, ce qui paraît évident lorsqu’on a expérimenté cette recherche du « subtil corail » qui demeure en chaque chose et ne s’éclaire qu’à la mesure d’un « regard diagonal ». (Egalement un article à ce sujet). Tout se résume, en fait, à une visée adéquate du monde, mais nous garderons à l’esprit que, loin d’en faire un dogme, c’est à Chacun, Chacune des Voyeurs de l’œuvre de découvrir son propre cheminement afin que s’ouvre la clairière des infinies et toujours renouvelées significations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 février 2014 1 24 /02 /février /2014 09:04

 

  Le texte qui débute "Honnies soient…", dont vous allez prendre bientôt connaissance, ne sera sans doute pas "évident" d'emblée. Vous y rencontrerez une généalogie complexe, de menues descriptions, de nombreuses fantaisies langagières. Toutes ces minuscules "subversions" n'existent qu'à participer à la sotie. Les lieux, les expressions, les objets, les longues énumérations lexicales  sont des protagonistes à part entière, tout comme les Personnages et le déroulement de leurs frasques érotico-bourgeoises. Certains, certaines penseront peut-être qu'il ne s'agit que de diversion ou bien d'un atermoiement avant que le "croustillant" ne commence à faire ses orbes. Eh bien, pensant cela, ils effaceront ce pourquoi ils sont venus faire un petit tour du côté de la Sologne giboyeuse (quel gibier tout de même !) et il est fort probable que, dare-dare, ils regagnent leurs pénates sans autre forme de procès.

  Mais il faut expliquer un brin la raison de ces petites fantaisies "périphériques". En fait, l'érotisme peut en tous points se comparer à l'art de l'origami ou bien de la cérémonie du thé au Pays du Soleil Levant. Pour l'un comme pour l'autre, l'on n'atteint au "pays des merveilles" qu'après s'être livrés à un long et codifié rituel : le pliage minutieux du papier ou bien la confection patiente de la boisson sublime. La dégustation de ces purs joyaux esthétiques n'intervient qu'après une manière d'initiation ou, à tout le moins, de participation effective au processus dont cette dégustation sera la forme ultime.

  Donc, à la lumière des métaphores nipponnes, l'on percevra mieux maintenant la nécessité de plier l'objet du désir au sein de ce qui le révélera. Ainsi le fait-on des bêtises de Cambrai ou bien des Calissons d'Aix. Dépouiller ces friandises de leurs minces tuniques de cristal et de soie, c'est les reconduire à la banalité d'un simple aliment, c'est, en quelque sorte, ignorer le message papillaire et gustatif qu'elles veulent bien nous adresser du fond de leur modestie.

  De la même façon, dépouiller l'érotisme de ses atours c'est en faire un genre d'obscénité qui ne  livre au regard qu'une bien insouciante anatomie. Considéré de cette manière un étal de boucherie est obscène, un pâté en croûte érotique. Et que l'on vienne donc me prouver le contraire !

  Bons dépliages donc et que Monsieur le Comte et sa très chaste épouse veuillent bien se "plier en quatre" selon les plus secrets de vos fantasmes afin de révéler à vos yeux ce que vos âmes elles-mêmes n'ont jamais osé imaginer !

 

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23 février 2014 7 23 /02 /février /2014 13:19

 

Le feu félin l’affole.

 

 

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Photo © Arno Rafael Minkkinen

 

 

 Libre méditation sur un texte de

© Pascal Sauvaire.

 

 

« Elle dort enfin, elle dort enfant.
Elle dort en fa, elle dort en faon
Elle dort en fille, elle dort en fesses.
Elle dort en fente
Jambes à l’aiguille
Sonnant aux heures fidèles.

Je l’épie chatte fendue,
Venus en eaux,
Ma bien lunée,
Sa main chérit et berce
La source jamais tarie.

C’est sa beauté, sa faiblesse, sa féline
Son feu. »

  

 

 

    Comment dire, autrement qu’en feulements, en phonèmes filés, en fricatives sifflantes et autres allitérations, le chuintement, le chatoiement, la féline offerte comme un feu, la folie-folle à portée des fous, de Nous,  d’Elle, des Autres, les Offertes du monde que jamais nous ne verrons, comment dire la fenaison possible, la toison étoilée, la fente permissive, les vendanges dionysiaques, la lave en fusion, le sexe large comme un estuaire, la montée des eaux, le ressourcement, l’immersion dans la conque fondatrice, la plongée dans l’amont du songe, la grande vague onirique, comment dire l’enfant-la-fille-la-fente l’immense idolâtrie universelle et ne pas mourir de désir, là, au lieu où s’origine le monde, là au confluent des mains tendues, là dans le prolongement du bras qui tient en l’air la vanité d’être, comment dire la tension de la langue avant qu’elle ne devienne poème, comment dire la turgescence du glaive fécondant, la fusion demandée, de l’Un dans l’Autre, immense confusion des genres, immense abrasion de l’exister, comment dire alors que nous ne disons pas, nous mourons seulement, de la petite mort, d’abord, de la grande ensuite, de l’éternité pour finir, comment dire la vague et l’oiseau, la voilure et la blancheur, le mot et la phrase, le texte et le monde, nous sommes là sur le bord des choses et la fente-abîme appelle et la bogue-urticante déplie ses tentacules et l’anémone lance ses assauts et nous sommes pris dans la grande nasse de la vie et nous nous débattons infiniment rabattus sur l’ombilic, sur la pliure, dans la densité première, nous ne sommes pas encore nés, nous flottons dans l’immense marée verte des fougères, elles n’ont pas déplié leur crosse, elles attendent notre premier vagissement, le cri par lequel nous commettrons la voix, comme pour ordonner le monde, le disposer en cosmos, au début fut le Verbe, puis les mots fusant leurs gerbes polychromes, puis les discours ricochant sur  les peaux-palimpsestes, c’est toujours sur les autres que nous écrivons, comme on tatoue, comme on marque les taureaux au fer rouge, comment dire le dépliement de la muleta, le sang pourpre jaillissant de la plaie, comment dire l’enfantement du jour alors que la nuit s’alourdit d’encre, que les ombres sont grosses de n’être habitées que de haine et de vengeance, ce que nous voulons regardant la femme en sustentation devant la falaise au-dessus de la mer près des villes où dorment les hommes dans la confusion des heures c’est nous reconnaître nous-mêmes, nous saisir comme promis à la délivrance de l’aube, dans le gris, au creux de l’événement diagonal, celui qui fait la paix entre les hommes, qui instille au creux du ventre de l’Endormie la liqueur apaisante et douce, la mauve abrasant le doute, le simple dissolvant l’effroi, le complexe dissimulant le commerce illusoire des Existants, comment dire Celle-qui-dort-enfant, Celle-qui-veille-en-fille, Celle-qui-va-par-le-monde à peine le sachant et nous, les Déshérités, nous pleurons des gemmes de résine, de spermatiques engeances qui, fécondant la Terre font pousser les mandragores aux rémiges éployés alors que les Belles endormies en leurs lunaires eaux n’attendent que d’être enlevées vers d’autres feux que les dérisoires étincelles dont nos yeux sont porteurs qui jamais ne s’éteignent, il faut ouvrir le monde !  Il n’y a pas d’autre vérité ! 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 février 2014 7 23 /02 /février /2014 09:51

 

 

Acte IV

 

(La scène : Des platanes aux feuilles vrillées. Ocelles brunes. Desquamations.

Le mobilier :  les caisses abritant Ham et Hom sont devenues pareilles à des croûtes de pain calciné. Les becs de gaz : pliés à ras du sol. Pareils à des cols de cygne en fusion.

Nos amis les animaux : Rats rôtis. Quelques cafards monopattes. Chiens pelés, sans tiques. Pigeons flambés, becs croisés. Chats radiographiés grâce aux radiations. Restent des morceaux de squelettes.

Les personnages : Ham : entier.  Hom : entier. Ces imbéciles heureux n'ayant, jamais de leur vie, fait quoi que ce fût de leurs dix doigts, pas plus que de leurs cervelles ramollies ont eu la chance d'avoir la vie sauve, en dépit des mauvaises intentions du Dieu-Rê à leur encontre. "La mauvaise herbe ne meurt jamais."

L'autre personnage :  Sim-Glob...surnuméraire, à la silhouette étonnamment calamistrée, écaillée, emboîtements de divers états des choses ordinaires et des choses humaines.

Le temps : presque fini.

Le lieu : en sursis.

Sim-Glob est indolemment posé sur un monticule pierreux, le corps en déroute, l'âme de guingois. Sa tête triangulaire de Mante levée vers les cieux, les yeux globuleux presqu'éteints en signe de prostration - Ham, Hom sont à quelque distance, emboîtés jusqu'à la taille. Du ciel plombé et métallique surgit un oiseau au bec teigneux, aux yeux projetant des éclairs.

Ham-Hom s'adressent à Sim-Glob en même temps qu'à l'oiseau faussement céleste).

 

Ham : Hom, vois-tu ce que je vois ?

Hom : Non, Ham, je vois ce que je vois. Un point c'est tout !

Ham : Et, pourrais-je savoir ce que tu vois que je ne vois point ?

Hom : Assurément. Je vois que tu n'as pas vu ce que je regarde.

Ham : Et ce que tu regardes aurait-il plus d'importance que ce que je regarde ?

Hom : Ce qu'on regarde soi-même est toujours plus important.

Ham : Et, Hom, t'importerait-il que j'accorde ma vision à ce que tu observes ?

Hom : Sans doute, vieille Boîte pareillement déglinguée à la mienne !

Ham : Et, par une juste réciprocité, m'accorderais-tu la  faveur de jeter un œil sur ce que je vois ?

Hom : Un seul. Après la cécité !

Ham : Mais la cécité, parfois avec les deux.

Hom : Même ouverts ?

Ham : Surtout.

Hom : Et pourquoi une telle aberration ?

Ham : Les deux ouverts sont éblouis par la lumière.

Hom : Alors des vitres noires devant.

Ham : La cécité quand même.

Hom : Pas d'évitement ?

Ham : Pas vraiment.

Hom : Lumière noire moins nocive.

Ham : On le croirait.

Hom : En vrai, on ne le croît jamais.

Ham : Jamais.

Hom : Le pourquoi d'une telle chose ?

Ham : Le parce que, c'est qu'on préfère la cécité.

Hom : C'est plus confortable ?

Ham : C'est moins terrible.

Hom : Le terrible : dans l'évitement, dans la lumière ?

Ham : Les deux, vieux Rogaton. Regarder la lumière entaille les yeux. L'éviter entaille l'âme.

Hom : L'âme, on s'en fout !

Ham : Pas elle de toi.

Hom : Comment le savoir ? Suppositions seulement.

Ham : Elle le sait pour nous. Suffit !

Hom : Présomptueuse !

Ham : Non, Hom. Elle est le souffle.

Hom : Qui nous anime ?

Ham : Qui nous anime.

Hom : Plus de souffle : Néant ?

Hom : Yès !

Hom : Souffle : existant ?

Ham : Pas forcément. Certains soufflent et n'existent pas.

Hom : Croient, cependant ?

Ham : Croient.

Hom : Croire et être, pareil ?

Ham : Certains le croient.

Hom : Où, la différence ?

Ham : Croire : ne pas exister.

Hom : Crois-tu que tu existes ?

Ham : Piège. Je ne crois pas.

Hom : Crois-tu que j'existe ?

Ham : Non !

Hom : Alors pas d'existence pour ce bon vieux Hom qui t'accompagne depuis une éternité dans cette boîte semblable à la tienne, près du caniveau où nagent les blattes ?

Ham : Pas vraiment d'existence. Juste une illusion.

Hom : Pourtant tu peux me toucher !

Ham : Jamais de preuve. Toucher ne suffit pas.

Hom : Mais alors...

Ham : Tu existes pour toi, Hom. Rien que pour toi. Dans ta bulle.

Hom : Dans ta boîte.

Ham : Non, dans la tienne, Hom. Pas ailleurs.

Hom : Pas de certitude ?

Ham : Pas plus de soi que de l'autre.

Hom : On n'existerait pas ?

Ham : On dirait qu'on n'existerait pas.

Hom : Mais, au fait, que vois-tu que je n'ai pas vu ?

Ham : Regarde l'Etrange sur son tas de pierres.

Hom : Je regarde.

Ham : Que vois-tu ?

Hom : Je ne vois rien.

Ham : L'autre, toujours absent.

Hom : Et s'il me tue ?

Ham : Egalité. Absents.

Hom : Cette absence t'inquiète.

Ham : Non, sa présence seulement.

Hom : Inquiétante étrangeté.

Ham : L'étranger, toujours étrange.

Hom : Toujours étrange parce que non-moi ?

Ham : Parce que non-...

Hom : L'oiseau, étrange !

Ham : Oui, parce que non-nous.

Hom : Ailleurs.

Ham : Ailleurs est toujours au-delà de ce qu'on pense.

Hom : On pense en dehors de soi ?

Ham : On meurt !

Hom : A soi ou à l'autre ?

Ham : A soi, l'autre est détaché.

Hom : Satellite ?

Ham : Ellipse sans fin.

Hom : Les courbes se rencontrent ?

Ham : Jamais !

Hom : Et pourquoi ne le pourraient-elles ?

Ham : Impossibilité.

Hom : De ...?

Ham : D'intersection.

Hom : Probabilité incertaine ?

Ham : Plus qu'incertaine, Hom.

Hom : Giration sans fin ?

Ham : Oh, si, Hom, avec fin.

Hom : Pas évitable ?

Ham : Condition humaine !

Hom : L'oiseau, condition inhumaine ?

Ham : Vois-tu, Hom, tu as mis le doigt sur le point sensible. Inhumaine. Polémique des conditions. Par nature. L'oiseau que tu vois fondre sur sa proie,- le fragment vaguement  humanoïde en l'occurrence - , n'est autre que le faucon royal, celui qui orne la tête du dieu-Rê, le disque solaire, le disque de la Vérité que protège le cobra dressé. A force d'être abusé par les hommes, d'être trompé par leur sotte vanité, leur lourde inconséquence, leur comportement futile, Rê a précipité sur eux, le feu de sa colère. Beaucoup sont morts, grillés comme des sauterelles. Certains ont survécu, comme ce débris inconséquent que le faucon ne tardera pas à déchiqueter de son bec recourbé comme la lame du goyard à crochet..

Hom : Le spectacle est aussi ragoûtant que celui des rats morts, aux ventres gonflés, qui flottent sur les eaux du Canal.

Ham : C'est du pareil au même. Rat pour rat. Crois-tu que cet épouvantail décharné, mi-insecte, mi-ce-qu'on-voudra, ait encore le souvenir d'une forme vaguement humaine ?

Hom : Ham, nous sommes, nous aussi, des rats en sursis.

Ham : A la bonne heure, tu réalises enfin ! Mais tu seras toujours à temps de te désoler lorsque le bec du faucon viendra vider tes entrailles. Pour l'heure, tel Néron assistant au spectacle fascinant de Rome en train de brûler, régalons-nous du tableau qui nous est offert. Un avant-goût. On n'est jamais si bien situé dans le désir qu'à la mesure d'une situation anticipatrice. Réjouis-toi à l'avance de ton sort tragique. Il est encore temps. Ne t'es-tu point aperçu que, tout comme moi, du reste, la partie inférieure de ton tronc, celle enfermée dans la boîte, est déjà gangrenée par la vermine ? Sens donc les gargouillis internes, la lente putréfaction. Jamais tu ne seras plus vivant qu'à sentir la mort t'envahir cellule après cellule. Et contente-toi, il te reste encore le tronc et la tête. Cela est suffisant pour vivre une éternité.

En attendant, je te propose de voir, chez l'autre, qui est le miroir de notre propre effigie, la progression du délabrement. Goûtons-le à son juste prix. Et ne nous privons pas de commenter les étapes du chemin de croix. Bientôt à notre tour...

 

(Les deux acolytes,  déjà pris de métaphysique plus qu'il ne serait souhaitable, contemplent la scène avec : Mant'Glob'Sim en pleine déconfiture;  les coups de becs furieux du Faucon-envoyé-de-Râ en personne; le canal qui coule ses eaux glauquement merdiques; les Platanes qui, derrière leurs ocelles vert-de-grisées n'en pensent pas moins; quelques rats égarés claudicant, pour la plupart sur trois pattes; quelques chats à moitié rongés par les mites; quelques pigeons semblables à des déjections anémiées, etc...)

 

Mant'Glob'Sim (MGS) : Frères inhumains qui près de moi vivez, que ne venez-vous à mon secours ?  Ce faucon est une vraie harpie. Il ne me laissera que le croupion et encore !

Juge Ham : Mais, MGS, qui donc es-tu pour nous parler avec autant d'arrogance ? Ne t'es-tu pas aperçu que nos manches rabougries et calamistrées, je le concède, sont néanmoins rehaussées de plusieurs rangs d'hermine ?

MGS : Oui, certes, mais je ne peux plus guère faire confiance à mes yeux usés de mante. Je croyais qu'il s'agissait de simples jets de morve purulente !

Juge Hom : Te voilà bien remonté contre tes Juges. Crois-tu, par hasard, que ce soit la meilleure façon d'assurer ton salut ?

Teigne-Faucon (TF) : N'écoutez pas cet imposteur, juges intègres. Il ment comme une punaise de sacristie et, en plus, ne mérite que le châtiment suprême. Je vais m'y employer de toute la vaillance de mon bec recourbé comme la faucille.

 

(Un morceau de front muni d'antennes et de quelques souvenirs d'une calvitie avancée prennent le chemin des airs.)

 

Juge Ham : Te voilà donc bien plaisant, grand escogriffe trépané. As-tu au moins pensé à recouvrir ta dure-mère d'une quelconque protection, afin que tes idées tordues ne s'enfuient à trépas ?

Juge Hom : Idées de rien. Pets de nonnes. Préoccupations sous-ombilicales, et encore !

TF : Dois-je faire durer le supplice afin de vous être agréable ou bien hâter la tâche ?  Rê m'attend afin que nous prenions place à bord de l'embarcation  royale pour notre périple nocturne.

Juges Ham-Hom (en chœur) : Fais durer, Oiseau-céleste. A la mesure de l'indignité de ton supplicié !

TF : Je crains bien que ceci ne recouvre le temps de plusieurs régénérations nocturnes mais je ferai de mon mieux.

 

(C'est au tour des oreilles, ou du moins  ce qui reste des pavillons, de déserter les contours échancrés de leur possesseur).

 

Les Oreilles : Que ne me laisses-tu attachées à mon rocher originel ? J'avais encore tant de choses à entendre, tant de choses à écouter avec passion !  

Juge Hom : Sornettes que tout cela. Qu'avez-vous fait, esgourdes vaseuses, sinon vous ouvrir aux confidences miteuses, sinon vous faire le réceptacle des calomnies, des procès en diffamation, sinon dilater vos conques mielleuses pour y recueillir des conseils véreux, écouter le vent délétère des sourcilleux, des tordus de l'âme, des haineux de toutes sortes ?

 

(Bec crochu dévisse ensuite le nez, extirpe de la tunique vert-pomme ourlée de rose, d'abord la chair des joues, ensuite les lèvres où pendent de piteuses mandibules, puis la langue, avant de s'attaquer au reste du visage. Les lambeaux d'épiderme flottent au vent solaire pareils à des drapeaux de prière sous les remugles de la foi bouddhiste. Privé maintenant des organes concourant éminemment à son expression, MGS s'efface pour laisser ces derniers assurer sa défense.)

 

Lèvres : Tout au long de l'existence de Siméoni, nous avons recueilli toute notre énergie, afin de le servir, de lui permettre de parler selon le beau langage qui en déterminait l'essence. Combien de discours avons-nous prononcés sur l'art, l'humanisme, la littérature. Nous récitions indifféremment les poèmes des romantiques, des symbolistes. Nous déclamions les plus beaux vers, récitions les tragédies, enchantions les comédies. Et nos hymnes à l'amour, à l'amitié ! Nos tirades sur les mérites de l'homme. Nos harangues sur les agoras afin d'y instruire le peuple. La philosophie coulait de nos lèvres pareille à un nectar, à une écume bienfaisante, salvatrice. Nous n'avions de cesse de proférer des paroles d'apaisement, de réciter des cantiques, de psalmodier les chants de l'espoir, de l'essor. Toute une vie bien remplie, mais pour une juste cause, mais pour...

Juges Ham-Hom (en chœur) : Insolentes, triples menteuses, simples incantations de sorcières.. Vous les traîtresses. Vous les impies toujours prêtes à renier vos promesses. Vous les médisantes qui avez vidé votre fiel sur tout ce qui passait, le beau, le bien, le vrai. Impudeur macrocosmique qui vous soufflait de commettre les pires avanies, de compromettre vos amis, de trahir vos compagnons de route. Certes, le langage était votre lot commun. Vous en avez usé sans discernement, jusqu'à plus soif, l'amenant à croupir dans de bien tristes fosses, dans plus d'une impasse mortifère.

Et votre langue participait au sabbat, langue de vipère, de pute, de vieille guenon puante. Vous l'avez bradé, le si beau langage, réduit en haillons, prononçant à tout bout de champ, sans raison précise, juste histoire de vous fondre dans la mortelle ambiance : "On va dire ", et en fait vous ne disiez rien, mais strictement rien. Puis, dans la foulée  : "Y a pas d'souci", la bouche en cœur avec des trémolos de vieille maquerelle dans la voix. Oh, bien sûr, les soucis, les vrais, les existentiels des pauvres types, vous vous en battiez le coquillard. Quant aux soucis des philosophies comme fondement de l'angoisse, antichambre de la métaphysique, ces mots vous étaient étrangers et résonnaient à vos oreilles d'idiots comme de sombres obscénités. Puis il y avait aussi "c'est grave" et alors l'on se serait attendu à entendre énoncer quelque pensée profonde sur les civilisations, on n' avait droit, la plupart du temps, qu'à d'affligeantes remarques superfétatoires concernant le mobile qu'on avait oublié au logis ou bien la paire de collants qui filait.  "Ça assure" et cela nous assurait vraiment d'entendre une kyrielle de banalités affligeantes. "Trop bien "et là  on n'était  ni dans l'esthétique, ni dans la contemplation mais dans la considération merdique à propos, par exemple, du dernier gadget parfaitement inutile (d'ailleurs c'est un évident pléonasme). "J'ai galéré" ne vous faisait nullement monter dans une galère romaine propulsée par des milliers de bras réduits à l'esclavage et s'appliquait simplement à la queue que vous aviez été contraint de faire afin d'acheter votre place au gala de votre rocker préféré. Des expressions académiques, distinguées, transcendantes, vous les lèvres, vous la langue en aviez encore des millions à nous servir, parmi lesquelles : "c'est puissant", "trop classe", "c'est stylé" et en fait, disant cela, ce n'était ni puissant, ni classe, ni stylé. C'était nul et non avenu, identiquement à tous les déplacements moutonniers de l'humaine condition. C'était à gerber sur place, sans délai, avec des éructations subséquentes jusque dans votre sommeil d'honnête homme.

  Mais encore, vos lèvres n'auraient excellé qu'à articuler un langage fat, tronqué, irrévérencieux, grotesque, c'eût été un moindre mal. Mais il y avait pire, bien pire.

Vos lèvres pulpeuses étaient gonflées sous les assauts du désir, elles se tordaient dans tous les sens pareillement à un nœud d'anacondas excités. Impudiques, ordurières, péripatéticiennement révulsées. Elles étaient le lieu de la luxure crue, de la dépravation rubescente. Oui, tout était rouge, igné, incandescent dès que vos limaces carnées rôdaient autour d'une viande fraîche, virginale de préférence, bien qu'il ne vous déplaisait pas de vous distraire de quelque mets faisandé, de traînées bien mûres, déjà un peu blettes.  Au mets en question, vous aviez donné un nom facétieux, sans importance, sorte de néologisme creux qui résonnait à la manière d'un antique véhicule, ledit mot ressemblait, je crois, à "Rosengart", antique guimbarde dont vous attendiez seulement qu'elle vous conduisît vers un bien minable et hypothétique septième ciel. Non, de grâce, renoncez à ouvrir cette bouche d'inconséquence, cet orifice hargneux et délétère. Plutôt que de le destiner à émettre des messages de paix, d'entente, d'harmonie, que sais-je ?, ne vous êtes-vous empressé de le précipiter vers les grappes méticuleuses de seins pléthoriques accrochés  à des nourrices rances, vers les toisons arborescentes de pubis ravagés de petite vérole, vers les reliefs analphabètes et ventriloques de nombre de Monts de Vénus érodés par votre meute de cabots larmoyants. Cela, vous ne pouvez le nier, le jeter aux orties. Pas plus que vous pourriez dissimuler la destination première de vos coussinets cupidonesques à s'enfoncer dans le nid voluptueux de la gourmandise, à sucer jusqu'à la moelle outrancière et grasse les nourritures terrestres de votre museau de porc ingrat. Vous vous  gobergiez de vos sordides banquets, ô combien ! Les pauvres pouvaient bien crever par pleines charretées sur les chemins paumés du monde. Vous n'aviez d'égards que pour la rotondité de votre panse mafflue que vous portiez devant vous, avec ostentation, à la manière d'une offrande. Vous n'étiez qu'un minable boudiné n'ayant même pas conscience de sa déchéance. L'eussiez-vous eue, cela ne vous aurait en rien exonéré, cela aurait simplement mis en exergue l'existence d'une bêtise crasse, cependant moins crasse qu'elle eût pu l'être et ceci du simple fait de votre savoir à son sujet.

Voyez-vous, j'aurais préféré tresser votre couronne de lauriers plutôt que de médire. Mais, il ne s'agit de médisance qu'en apparence. Dire la stricte vérité, est-ce médire ? Vous m'accorderez la circonstance atténuante de d'y avoir été poussé par votre incurie. 

 

(Puis, dans une belle envolée lyrique de coups de bec lacérant et de griffes ulcérées, c'étaient les yeux de Siméoni qui étaient à la fête. Ses beaux yeux bleus d'inverti sexuel ou de travelo non parvenu au terme de la métamorphose. Ses beaux globuleux périscopes de mante vicieuse fourrant ses prismes partout où il y a du merdique à observer, du lubrique à se  mettre sous la dent. Les pupilles, noires comme du jais, mince grenaille disloquée, gisaient au milieu de la flaque cristalline et humorale, couleur grenadine, des sclérotiques éclatées, alors que des bribes mantesques, vertes pareillement au fiel, flottaient, tels des étendards phosphorescents sur le déluge oculaire).

 

Les Yeux (ou la bouillie qui en tenait lieu) : Tout, nous avons tout archivé dans nos cellules inventives, afin d'assurer la gloire de celui qui...

Juge-Ham; Juge-Hom; Teigne-Faucon (de concert) : NON. Suffit  vos simagrées de petits morveux dégénérés. A vous écouter tous, les plus grands miracles de la terre, les plus surprenantes gloires ne suffiraient pas à établir les mérites dont vous êtes affecté depuis votre naissance et peut-être même au-delà, tellement un sang royal doit irriguer vos veines. Mais vous n'êtes, en réalité, que du menu fretin, de l'engeance de bas étage, des palefreniers d'écuries crottées jusqu'à la gorge. YEUX, yeux, yeux, triple compromission de l'homme, triple trahison, triple infamie. Ce que vous faites, à longueur de journée, ignorer le beau, le bien, le vrai. Rien que des manigances sulfureuses. Rien que des reniements de conscience. Rien que d'insolentes dérobades. Décillés, jamais vous ne l'avez été, ne retournant vos pupilles que vers l'antre obséquieux et inconséquent d'un intérieur vide de sens. Votre regard, vous auriez pu en faire un arc affuté, incandescent, lequel aurait percé la peau des choses, désoperculant la mutité du monde, extrayant de sa densité chtonienne, le graphite de la connaissance, le mercure brillant des mille feux du savoir. Une pure aventure. Une  joie. Une ouverture. Une faille percée dans la falaise existentielle, épaisse, inamovible, mutique. Regarder comme on marche. Pour découvrir, faire de ses pas le foyer d'une avancée, de sa respiration le tremplin d'une inspiration poétique, de son cœur un centre rayonnant d'humanité. Tout ceci vous auriez pu le faire. Bien évidemment, un effort est nécessaire au début. La mobilisation d'une volonté. La mise en acte d'un projet. Mais après, quel déploiement, quelle irisation de la pensée, quel bond de l'intellect ! Soudain, devant vous, plus même, en vous, les immenses territoires qui livrent les plateaux de terre rouge où souffle le vent, les tortueux canyons à la longue mémoire, les lacs scintillant où s'abreuvent les plus belles civilisations, où se révèlent les cultures en ce qu'elles ont d'universel mais aussi d'unique. Yeux disponibles, empreintes fraîches, fécondant le sol de poussière des signes pluriels de l'imaginaire. Yeux multiples. Ceux des enfants reposant dans l'innocence première. Yeux oblongs des lianes métissées chantant dans leurs hamacs de chanvre. Yeux des explorateurs tendus vers la pure connaissance des hommes perdus sous les arceaux de la canopée. Yeux tristes des peuples opprimés. Yeux en amande qui disent l'amour, la longue volupté. Yeux de braise de la panthère. Yeux des crocodiles à la fente longitudinale, là où dort la pure puissance. Yeux ocellés, cuirassés des caméléons, infiniment mobiles. Les yeux sont beaux. Aussi bien les ocelles des platanes, aussi bien celles du léopard, aussi bien les irisations du Grand Paon de nuit. Fascination des yeux pour le réel. Fascination du réel pour les yeux dès qu'ils  se découvrent.. Il y a tellement à voir, depuis la mince ligne d'horizon jusqu'au grand dôme bleu, en passant par les arbres, les insectes, les hommes tatoués, leurs habitats de branche et de boue, les fils de la vierge où repose la rosée.

  Comment l'homme peut-il oublier cela, cette longue coulée d'airain, de métal en fusion qui fait un fleuve continu depuis la courbe de notre conscience et s'étoile, loin au-dessus des choses immanentes, tangibles, fragiles. Ce que les yeux peuvent voir, ce ne sont pas seulement les objets, les haches de pierre, les lacis de racines, les accumulations de pierre. Ce qu'ils peuvent voir va bien au-delà, au centre des choses et autour d'elles, là où vibrent les gestes des civilisations, les remous de l'inconscient, les vivantes érections du sens. Constamment les yeux voient l'invisible, perçoivent l'indicible, l'immatériel, les événements ténus, inapparents. Il suffit de s'y disposer, de s'y exercer. Il n'y a pas d'autre secret, d'autre exigence. Une inclination, les conditions du surgissement des affinités. Lorsque tout est en relation, uni, en osmose, les choses, naturellement, tiennent leur langage essentiel. Les oiseaux entrent dans les arbres qui les soutiennent, les vagues dans leur socle originaire, le vent dans l'outre dont il s'est échappé. Tout en abyme, en emboîtements, en objets gigogne. Plus de séparation, de division, de fragmentation. Une visée unique où tout s'imprime dans un même flux, où tout s'harmonise dans un même rythme. Voilà ce dont vous êtes capables, vous, les yeux et que vous avez constamment oublié, vous réfugiant prosaïquement dans une vue myope, cyclopéenne, soumise à l'orbe étroit des choses, à leur signification cryptée.

A défaut de cela, d'ouverture, d'amplitude, ils n'étaient que des billes de porcelaine, des calots de verre sur lesquels ricochait la lumière, sans les traverser, sans les féconder. Des mutités de calcite étroit, des gangues refermées sur leur inconséquence denses, pierreuses.   

 

  Une vraie harangue à destination des hommes mortels. Une vraie condamnation de leur erratique cheminement. Plus rien ne bougeait et, au milieu des lames d'air denses, on ne percevait plus qu'une fiction clouée contre le ciel oublieux, des vibrations tellement infinitésimales qu'on eût dit des insectes pris dans des blocs de résine.

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 Du moins en était-il ainsi pour les deux potiches Ham et Hom,  pour le cierge laissant fondre ses gouttes blanches qu'était devenu l'ancien humain Siméoni, simple sillon inconséquent parmi l'infime poussière. Seul Teigne-Faucon, dans sa hargne volubile, son impatience à lacérer sa victime, semblait animé de quelque vie probable et prometteuse d'avenir. Considérant la scène depuis l'espace de son jugement critique et rationnel, n'importe quel spectateur eût pensé avoir à faire à une fin du monde, à une réalisation concrète des prédictions tordues de quelque millénariste. Il faut dire, le tableau n'était guère réjouissant. L'horizon était coincé entre deux sphères amoureusement conjointes, mais dans un accouplement hautement bestial, fielleusement destructeur, le ciel s'offrait en charpie ondulatoire, les concrétions pseudo-existentielles n'apparaissaient, quant à elles, qu'à la manière de mécaniques rouillées, de vieux ressorts aux spires détendues. Rien ne rebondissait plus dans cette atmosphère poisseuse, sinon les déflagrations épisodiques de l'oiseau royal et, en sourdine, les récriminations acides des contempteurs de l'abomination rampante dont ces pauvres hères avaient été, sans doute à leur corps défendant, les supports grandiloquents mais de peu d'importance. Juste des remugles étroits poussés vers le néant par le vent de l'absolu. En dehors d'un regard d'entomologiste, de la pratique de gestes adéquats procédant à la dissection des restes observables, il n'y avait strictement rien d'autre à faire que d'attendre que la dissolution arrivât à son terme. Reconnaissons que l'accomplissement de cette tâche, pour passive qu'elle fût,  devait convoquer  l'ample respiration de la philosophie et une dose non moins considérable d'abnégation, d'effacement de soi, d'ouverture à l'affliction vraie inspirée par de telles décrépitudes. Le lecteur comprendra aisément que toutes ces considérations étant rassemblées, il nous soit loisible, à présent de poursuivre notre investigation.

 

(Faucon-impitoyable poursuivait son entreprise avec une belle ardeur. Il ne voulait pas louper l'heure de l'embarquement avec Patron-Rê dont la mécanique temporelle était aussi admirablement réglée que sa propre course dans l'espace cosmiquement éthéré. Giclures de peau, éclatements de derme, disjonction ligamentaires, fracas osseux, démantibulations liquidiennes, excoriations cutanées, arrachements aponévrotiques, giclures  adipeuses se succédaient comme le jeu puéril de l'enfant tout à la hâte de désemboîter ses Lego, de déconstruire ses tours de Meccano, de dissocier les milliers de pièces de son puzzle merdique. Présentement, T-F s'ingéniait à dissocier la glotte siméonienne, à démonter les chapelets de glandes du cou, à casser les clavicules, à étirer les bronches qui éclataient comme autant de petits ballons de baudruche. Le cœur résistait, l'enfoiré, aussi Faucon-Fossoyeur usa de ses deux pattes arc-boutées sous l'effort et de son bec comprimé comme l'air d'un piston et fit gicler toute la masse profuse, couleur grenadine, vert-mante et vineuse, tel le bolet de Satan. C'était une belle salsa du démon où alternaient, dans un rythme endiablé, les entrechats  aortiques, les pas de deux ventriculaires, les menuets coronariens, les bourrées mitrales. On s'étonnera, sans doute, de la miraculeuse résistance de Mant'Glob'Sim, lequel, parmi deux renvois d'hémoglobine, demandait encore à ses Juges impartiaux, Ham et Hom, de le gracier, de lui accorder longue vie. Bien que son parcours ne fût pas exemplaire, loin s'en fallait, nos deux magistrats se seraient laissé apitoyer, cependant ils n'avaient ni le mode d'emploi pour reconstruire le misérable apophtegme, ni la formule magique qui eût pu inverser son destin. Il leur fallait donc se résoudre à poursuivre leur sanguinaire entreprise jusqu'à ce que mort s'ensuivît et, à ce rythme, ils ne donnaient pas cher de la peau et autres accessoires facultatifs du pauvre type. Bien que le cœur fût un mets de choix pour déblatérer sur la générosité, l'altruisme, le sentiment religieux, la disponibilité, l'ouverture, l'humanisme, la capacité de don de soi et autres fadaises du même genre dont l'impétrant, aussi bien que ses semblables se contrefoutaient comme de l'an 38 et des poussières, Hom, Ham, décidèrent de sauter l'épreuve afin de consacrer leur vue pénétrante à d'autres parties non moins savoureuses et hypothétiquement glorieuses.

Cependant, Faucon-Enragé désossait consciencieusement son cobaye, ne prenant même pas soin de trier les morceaux. Quelques filaments de peau attachaient encore les bras aux clavicules teigneuses. Faucon, d'un coup incisif de bistouri, détacha les morceaux comme un boucher, expert dans son art, sépare aiguillettes et gîte nerveux, sans autre forme de procès. Donc les bras gisaient à terre dans un jus rosâtre que saupoudraient  des poussières cendrées pareilles à celle issues de la gueule des volcans. Le peintre Soutine, grand expert en poulets vidés, plumés et autres charognes éventrées aurait eu matière à réflexion pour réaliser ses natures mortes, lesquelles n'avaient jamais si bien porté leurs noms que sous le pinceau du natif de Biélorussie. Mais le propos de Ham-Hom n'était pas d'étudier le réalisme en peinture, fût-il des plus arrogants, mais de considérer la nature humaine selon ses diverses coutures. Il restait fort à faire !)

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Les Bras : Immense a été notre mérite, piochant, retournant la terre afin d'y faire germer les merveilles que Siméoni, en homme respectueux de la nature, en amoureux de la culture...

Ham-Hom (en doublette) : Vos gueules, bras impotents, éminences chafouines seulement occupées de votre bien être de pendeloques inutiles. Que vous sert donc d'être si précieusement élaborés par dame Nature pour ne servir que de basses besognes ?

Les Bras : Juges intègres, pourtant nous avons réservé nos forces à secourir la veuve, à porter le paralytique, à soutenir...

Ham-Hom : A soutenir votre incompétence notoire à faire quoi que ce fût d'utile pour vos semblables. Vous n'avez passé votre vie de membres fuyants qu'à embrasser le vide, à saisir d'improbables résolutions, à serrer des projets aussi futiles que vains. Certes, vous avez tenu dans vos éminences boudinées des femmes de petite vertu, certes vous avez porté des cadeaux volumineux comme des montagnes russes, certes vous avez soulevé des coupes lors de concours d'élégance, de beauté. Mais ce n'était que poudre aux yeux, giclée  de perlimpinpin, vent de galerne et pirouettes frivoles. VOUS étiez en question et SEULEMENT VOUS ! Mais croyez-vous donc que vos simagrées, vos sardanes, vos bourrées, vos gigouillettes, bras virevoltant par-dessus votre crâne de marsupial, ait abusé qui que ce fût ! Vous n'étiez qu'un pantin démantibulé amusant les foules, un saltimbanque à la petite semaine faisant ses petits tours de passe-passe minables, inglorieux, perclus d'intentions prétendument altruistes. En réalité, vous ne faisiez que girer piteusement autour de votre socle inconsistant, qu'élever votre effigie que vous pensiez être de bronze alors qu'elle n'était qu'empilement de matières molles, inconsistantes, fécales, si vous voulez tout savoir. Oh, je vous l'accorde, c'est dur à avaler, pour vous d'abord, ensuite pour  l'homme que vous avez servi autrefois et qui, peut-être, ne saisissant que le néant, croyait faire œuvre utile. Mais voyez maintenant combien il est démuni,  "démembré" au sens le plus étroit, réduit à un état larvaire, grabataire. Pitoyable, sans doute. Mais c'est d'abord à lui-même qu'il doit cette sombre déchéance, à sa morgue hautaine, à son irrespect des autres, de soi aussi. C'est la même chose. Parfois est-il rassurant de croire que le cours des circonstances  eût pu s'inverser. Mais alors, vous les Bras, que ne vous êtes-vous saisi, à "bras-le-corps", de cette frêle construction de gélatine et d'irrésolution, cherchant à la déposer sur un socle éminemment humain à partir duquel son rayonnement eût reçu les conditions de sa réalisation effective ? Ne dit-on pas communément, devant quelque spectacle désolant ou bien face à un événement franchement inconcevable, ou bien d'une tâche harassante qui vous est confiée : "les bras m'en tombent" ? N'avez-vous pas succombé trop vite, renonçant à votre mission avant qu'elle n'ait porté ses fruits, à savoir déployer la conscience ouvrante de votre hôte ? Des circonstances atténuantes ? Certes, mais ceci ne change rien au problème. Le sens est définitivement occlus, qu'aucune manœuvre, aussi habile pût-elle apparaître, pourrait à nouveau mobiliser. Il en est ainsi du sens qu'il ne peut se formuler à rebours. A rebours est la marche vers l'aporie : aucune issue.

Les Bras : Nous acquiesçons à votre jugement dans son ensemble et prenons acte de l'embarrassante situation mortelle qui est la nôtre. Mais, de grâce, ne nous condamnez pas avec une sévérité qui ne ferait de vous que des juges non soucieux d'intégrité, d'équité. Les Mains, avez-vous mesuré combien les Mains, nos appendices nous prolongeant naturellement sont, autrement que nous, responsables des faits. Les Mains constamment mobiles, manipulatrices, artisanales, édifiantes. De vrais prestidigitateurs. De vrais alchimistes qui métamorphosent le réel de leurs doigts habiles, rapides. A côté, nous ne sommes que des jarres empotées, des outres remplies d'impotence. Ah, les Mains, combien elles contribuèrent à nous rendre vivants, alertes, efficients. Mais combien elles creusèrent les fosses qui nous ouvrirent leurs larges catacombes !

Juges Ham-Hom :Mais combien il est facile d'attribuer aux autres ses fâcheuses inconséquences ! Soit, les Mains.

Les Mains : Nous ne sommes que de simples extrémités, d'innocents rouages exécutant des ordres venus d'ailleurs. De bien plus haut. Regardez donc nos projections sur l'aire corticale : de vrais territoires, de réelles cartes de géographie avec leurs fleuves, leurs sources.

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 Nous ne sommes que l'aval de décisions hors de notre portée. Nous ne sommes que de minces écoulements dont nous ne percevons même pas l'origine. Oh, sans doute, comme tous nos fragments frères, avons-nous commis quelques sottises, quelques gestes inadéquats. Mais à notre insu. Oui, à notre insu !

Juges Ham-Hom : Arrêtez donc vos jérémiades, cessez donc vos pantalonnades ! Combien de fois vous êtes vous laissés aller à vous plonger dans le cambouis, à vous compromettre dans des manipulations douteuses ?  Combien de fois avez-vous été lestes, lourdes, baladeuses, crochues, liées, vides, de fer ? Combien de fois à la pâte, au collet, dans le sac ? Combien de fois insuffisantes, perverses, compromises ? Et ne vous réfugiez pas dans l'argument facile consistant à dire que vous n'étiez que des exécutantes. On n'exécute jamais que ce qu'on approuve. Du moins ne le désapprouve-t-on. C'est déjà trop que de se laisser aller, sinon avec complaisance, du moins avec un assentiment suffisant à commettre des actes "sous le manteau". Or, le long de vos vies aventureuses, souples et dodues, effilées et digitalement esthétiques, recourbées et noueuses, avez-vous fait autre chose que de vous dissimuler, de vous soustraire aux tâches exaltantes qui eussent fait l'honneur de votre condition ?

Ham : Mais, si vous le voulez bien, et je ne doute pas un instant que vous le vouliez, mon Compagnon et moi, allons nous livrer à une "parodie de justice", à une manière de mince dramaturgie, dont votre existence a été la scène permanente. Je serai votre Juge à charge, alors que Hom sera celui à décharge. A toi, Hom, défends donc la cause de ces Mains sans doute innocentes. Il suffit de les regarder, d'apercevoir leur attitude ouverte pour s'en convaincre !

Hom : Mains, vous avez su incarner la beauté de votre mission. Artisanales, vous avez donné forme à l'argile si douce, ductile, tempérante. Votre travail de potier, vous lui avez donné sens, créant le vide autour duquel vous avez édifié les parois de l'outre, du récipient sacré destiné à abreuver les dieux. Tout s'ordonnait à partir de là. Vide, l'outre résonnait des paroles de l'origine, disait l'amplitude de la nature, la grandeur de l'homme, la magie du langage, la dimension étonnante de l'œuvre d'art. Pleine, elle témoignait de la densité de la vie, de sa capacité à s'écouler selon quantité de filets, de ruisseaux, de fleuves étincelant de leurs millions de gouttes.

Ham : Belle plaidoirie, en effet. Mais, Hom, serais-tu devenu  sourd à l'incurie de ces Mains, à leur inaptitude foncière à édifier quoi que ce fût de remarquable ?  Ne parlons même pas de créer du beau, encore moins du sublime. Les récipients commis par tes Protégées n'ont jamais servi qu'à abreuver les hommes ordinaires, à étancher leur soif inextinguible. Nulle ambroisie subtile. Seulement des boissons rustiques, enivrantes. Il fallait oublier, Hom, oublier qu'on était vivant sur cette terre et que cette fatalité était un boulet attaché à nos pieds d'Inconséquents errant au hasard des chemins. Remplir l'outre  de pièces d'or volées aux autres, de préférence pendant leur sommeil. Combler le vide de petits magots, de minuscules broutilles amassées avaricieusement au long d'un périple laborieux. Jamais d'exigence, d'élévation au-dessus d'une immanence lourde, compacte. Non. L'inclusion dans la terre, pareillement aux déserteurs qu'on enterrait vivants dans des fosses de glèbe. La disparition de l'identité dans une matérialité abstruse. Où donc le merveilleux travail du Potier, sa symbolique par laquelle poser la dialectique du plein et du vide, du sens et du non-sens, de la vie et de la mort, de l'être et du néant, du savoir et de l'inconnaissance, de la présence et de l'absence ? Oh, bien sûr, Hom, nul n'aurait été jusqu'à demander qu'une telle mission fût remplie. L'attention à quelques manifestations, fussent-elles  épiphénomènes, eût suffi à faire des Mains des consciences attentives, déterminées à comprendre quelque avancée de la marche du monde. Ainsi se seraient-elles déliées de leur allégeance habituelle à l'obscur, à l'insignifiant.

Hom : Juge Ham, ne serais-tu pas partial, trop occupé par des considérations proches d'une vision idéale de l'humanité ? A la recherche d'un absolu, par exemple ?

 

Ham : Juge Hom, je ne demande qu'à relativiser. Je dois dire, jusqu'à présent tes arguties pêchent plutôt par défaut que par excès !

Hom : Trouves-tu l'action des Mains seulement négative ?

Ham : Certes !

Hom : Eh bien, puisque tu parles de Mains négatives, tu concèderas leur participation à l'élaboration de grandes œuvres, patrimoine de l'humanité.

Ham : Sans doute. Des faits !

Hom : Les Mains négatives projetées sur les parois du Paléolithique, comme à Pech-merle, par exemple.

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Ham : Certes, Hom, ces réalisations sont remarquables. Mais elles sont le fait d'une humanité hésitante qui cherchait ses traces, voulait laisser son empreinte, témoigner pour le futur. Premiers essais émouvants et combien signifiants de ce qui allait advenir lors de la grande migration humaine, balbutiements du langage à venir. Mais alors, si la vie était rude, cavernicole, ombreuse, bestiale, sauvage, elle n'avait pas encore atteint sa vitesse de croisière. Il n'y avait pas encore le déferlement des biens matériels, l'envie de les posséder, de paraître, de dominer coûte que coûte son vis-à-vis. Ce dernier, on pouvait l'exécuter sommairement, le couper en morceaux, éventuellement le manduquer : la survie était à ce prix. Aujourd'hui le cannibalisme existe tout autant, mais plus sournois, plus pervers, plus dissimulé, ce qui le rend d'autant plus redoutable. Et, cher Juge, que tu convoques à la défense de tes chères Clientes, Léonard de Vinci, Delacroix, Rembrandt, Picasso n'apporte rien de plus. Les doigts de quelques Mains, fussent-ils peu recommandables, suffisent amplement à faire l'inventaire de ces génies. Les pierres ne sont précieuses que parce qu'elles sont rares !

Hom : Juge Ham, je crois, à voir ton intransigeance, que j'aurai bien du mal à faire monter quelque Main que ce soit à la hauteur de la moindre cimaise !

Ham : Je te laisse pérorer à ton aise. Sans doute y a -t-il quantité de vertus dont sont parées tes Méritantes qui sont passées inaperçues !

Hom : Eh bien, sans vouloir en dresser une liste exhaustive, voici quelques vérités qui me paraissent aller dans le sens de leur acquittement : Mains qui ont creusé la terre afin de la féconder, de l'ensemencer, de faire lever les épis dont les hommes se nourrissent. Mains dédiées à la caresse apaisante, mains jointes dans l'attitude de la prière, tendues pour secourir, sortir son pareil de l'ornière, Mains qui étreignent, mains qui...

Ham : Hom, arrête tes digressions. Tu es un bien piètre avocat. Plutôt que de sauver tes Obligées, tu ne fais que leur ouvrir la trappe par laquelle leur vie étriquée disparaîtra bientôt, fumée aussi vite dissipée qu'apparue. Remarque, elles ne méritaient mieux. Maintenant, c'est à elles que je vais m'adresser. A charge, bien entendu. Sans doute sont-elles blâmables, à la hauteur de leur inconscience. Condamnables, sans appel !

 

(Présentement, les Mains n'étaient que de minuscules vanités, de simples repliements, de minables effondrements d'inconséquences cumulées. Pareilles à de vieux gants mités qu'on aurait abandonnés sur un chantier, au milieu des gravats, des poussières de ciment et des tourbillons de vent. Autour d'elles, dans une mare carmin, s'ourlaient des meutes de lambeaux vaguement humains. Parfois, sous l'effet des tourbillons d'air ou des tremblements du sol, les doigts, singulièrement animés d'une sorte de danse de Saint Guy, tenaient un étrange langage des signes. C'était une langue morte, blanche, muette à la mesure des gesticulations désordonnées et, pour tout dire, tragique. Pseudo-aphasie, balbutiements, glougloutements pareils à la chute régulière de gouttes résonnant dans le silence des grottes.)

 

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Mains-Doigts : Qu'il nous soit glamis de raviduler notre sort inralide. Morts arimés dans l'antre pertique et pourtant toulours nous zavirons guerché à faire tout ce qu'on parvilait, mais le restin nous garappait toulours au coin du bois, agors...!

Juge Ham : Assez de simagrées. Votre sort est en bien piteux état. Quant à votre destin, je crains qu'il ne soit aussi ravaudé qu'une vieille chaussette. Il ne reste que des trous et des fils usés pour les relier. Ce cher Hom, grand benêt devant l'Eternel a déployé son talent oratoire afin de colmater les brèches de votre insuffisance. A ceci près que le talent de Hom est aussi calamiteux que l'ont été vos existences boursouflées. Une aporie, de bout en bout. Et maintenant, ouvrez bien vos esgourdes de nullités sans pareilles, j'ai à y déverser quelques vérités en forme de guillotine.

Vous les Mains, vous auriez pu serrer les autres mains qui venaient à votre rencontre plutôt que de les ignorer, vous réfugiant dans une superbe hautaine. Les Mains, toutes les Mains sont faites d'abord pour cela : accueillir, réconforter, caresser afin que l'affinité, partout, puisse répandre son miel. Sans doute avez-vous caressé, mais dans un réflexe purement égoïste. C'est de vous dont il s'agissait, l'Autre n'était là que de surcroît, comme un miroir qui vous renvoyait votre propre image. Souvent, vous êtes-vous rejointes dans l'attitude de la prière, dans quelque sanctuaire ombreux ou bien dans l'anonymat de votre chambre. Toujours vous y rencontriez Dieu, c'est-à-dire votre icône portée à l'incandescence. Nulle sortie en dehors de vous-même qui eût pu vous ouvrir à l'altérité. Vous n'étiez capable de progresser qu'à faire du sur-place, à rayonner autour de votre centre dans une manière de giration stupide. Combien de fois vous êtes-vous détournées des autres Mains qui imploraient, demandaient, se tendaient pour recevoir une mince obole ? La petite pièce d'argent qui occupait votre creux douillet, vous préfériez la destiner à l'achat de quelque friandise. Que méritaient donc les autres Mains qui n'avaient su cueillir leur écot ? Vous les méprisiez, davantage par inconnaissance que par une volonté délibérée de leur nuire. Mais, tout de même, la privation de cette menue monnaie, vous aurait-elle tellement coûté que vous ne puissiez la dédier à une mince générosité ?

  Souvent, les Mains sont serrées, étroites, pareilles à de vieux sarments racornis, hargneux, accueillantes comme d'étiques buissons. Mais rien ne sert de parler à votre entendement obtus. Et puis pourquoi dire les Mains négatives ? Pourquoi ne pas se livrer à une offrande, à une incantation à partir desquelles diffuseront les Mains positives, les Mains de l'espoir, du déploiement ?

  L'homme est un arbre aux racines plantées dans la terre, au tronc élevant sa colonne dans l'air libre, aux branches multiplement dispersées dans l'éther et, au bout, tout au bout, comme de vibrants sémaphores, les Mains-bourgeons, les Mains-étoiles, les Mains-Corolles faisant neiger d'infinis bouquets  de significations.

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 Tout est par elles, tout s'oriente à partir de leur ouverture. L'esprit, tout en haut de la canopée humaine, fait ses remous de flammes, ses gerbes d'étincelles qui gravitent dans le corps avec la densité des nuages. Il y a parfois, des fulgurations, mais aussi des nœuds, des remous et les pensées s'amassent en minces astéroïdes impatients de trouver une issue, de dire toute la beauté du monde, mais, à cela, il faut la condition d'un langage. Les Mains sont le langage, le véhicule des intentions ramassées dans les boules anatomiques. L'esprit invente une forme, par exemple celle d'une outre destinée à recueillir l'eau, et les Mains se saisissent de la boule d'argile qu'elles façonnent, lui donnant consistance et place parmi la multitude. Le vide d'abord, comme  centralité cherchant à signifier dans le recueil des parois. Puis l'anse à saisir dans le geste de l'offrande, puis le bec diffusant la boisson, le liquide de la rencontre. Ainsi créée, l'aiguière n'apparaît plus comme simple densité ou matière au destin opaque. L'esprit en a assuré les conditions d'éclosion, de venue au jour, les Mains ont libéré la forme, l'amenant à son séjour symbolique au milieu des Existants, assurant l'expansion de sa phénoménalité.

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 Les mains sont le médiateur assurant à l'esprit son empreinte sur les choses. Les mains sont des spiritualités en acte. Ainsi, à leur propos, peut-on parler d'intelligence, de capacité discursive. Discours artisanal du monde au cours duquel ce dernier apparaît et fait sens. Les Mains sont les isthmes avancés de la conscience, sa manifestation tangible, son efflorescence. Pas de mains, pas d'œuvres, pas d'emprise sur le chaos, pas de cosmos.

  C'est ceci qui aurait dû vous effleurer tout au long de la théorie infinie de gestes dont vous avez été occupées. C'est cette dimension poïétique de façonnage du monde, donc des choses, donc de vous-même, donc de l'Autre qui attendait que vous la révéliez, la projetiez dans l'espace comme le magicien fait surgir des colombes de son chapeau. Magiciennes sans le savoir, identiquement à Monsieur  Jourdain faisant de la prose à son insu ! Merveille des merveilles. Que ne vous en êtes-vous rendu compte plus tôt ? Qu'avez-vous attendu ? Fallait-il en arriver à cet état larvaire, à cette décomposition avancée avant que vous ne décilliez les opercules de vos yeux ? La symphonie que vous avez été, le poème que vous avez écrit, étaient-ils à ce point cryptés que vous ne fûtes jamais en mesure de les déchiffrer ? C'est vrai, dans le flot agité de l'existence, il convient de se disposer, à chaque instant, à être des Champollion. Faute de cela nous usons nos yeux aux aspérités des hiéroglyphes sans bien en deviner l'essence. La même dont nous sommes tissés, n'étant nous-mêmes, que langage, rien que langage !

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Acte V

 

 (Tout le temps qu'avait duré la péroraison de Ham, le monde avait continué à tourner sur son axe, le Dieu-Rê s'était métamorphosé en Atoum-le-Soleil-qui-décline; Hom dormait dans sa boîte, engoncé jusqu'aux oreilles; les Mains étaient recroquevillées en serpillères flasques; les doigts ressemblaient à des tentacules d'anémone anémiées, Teigne-Faucon s'activait à dépecer les derniers morceaux comestibles, foie, reins, bassin, hanche, marmelade de genoux et tendons rotuliens, brouet de tibias et de ligaments annulaires, ragoût de péronés et brandades d'orteils petits et gros. Des météores verdâtres faisaient, dans le ciel, leurs traînées d'apocalypse. Hom émergeait lentement de ses rives oniriquement ensablées).

 

 

Hom : Que s'est-il passé, Ham ?

Ham : Il s'est passé que le temps a passé.

Hom : Jamais pouvoir de l'arrêter ?

Ham : Jamais !

Hom : On a rapetissé, vieux Jeton, on a rapetissé.

Ham : C'est le temps, vieux Débris.

Hom : C'est le temps, quoi ?

Ham : Qui nous a emboîtés.

Hom : Pour l'éternité ?

Ham : L'éternité est bien courte parfois.

Hom : Juste un instant.

Ham : Juste trois petits tours...

Hom : Marionnettes ?

Ham : A fils.

Hom : Qui les tient ?

Ham : Pas Hom, vieille Galère, pas Ham, vieux Boisseau.

Hom : Qui alors ?

Ham : Peut-être Dieu, Rê, les Autres.

Hom : Comment savoir ?

Ham : En cherchant.

Hom : La réponse ?

Ham : Pas de réponse.

Hom : Jeu de devinettes ?

Ham : Plus, Hom, de dupes.

Hom : Comment pas se faire avoir ?

Ham : Se faire posséder, tu veux dire ?

Hom : En quelque sorte.

Ham : S'appartenir ? Jamais !

Hom : Même pas en rêve ?

Ham : Même pas.

Hom : En paroles ?

Ham : Pas davantage.

Hom : A savoir...

Ham : Les Autres te regardent.

Hom : M'annulent.

Ham : Exact. Te biffent.

Hom : Comme une vieille savate.

Ham : Exact.

Hom : Triste.

Ham : A titre de réciprocité, Hom.

Hom : On s'annule tous en chœur.

Ham : De concert.

Hom : De conserve.

Ham : Du pareil au même.

Hom : L'évitement ?

Ham : La conscience.

Hom : Qui ouvre ?

Ham : Qui dilate.

Hom : Qui déploie?

Ham : Tout juste.

Hom : Toujours en train de naître ?

Ham : Toujours !

Hom : Comment être au grand jour ?

Ham : Les forceps.

Hom : Ça fait mal !

Ham : La vérité fait toujours mal, Hom !

Hom : Tirer à soi ?

Ham : Longtemps.

Hom : Toujours ?

Ham : Toujours.

Hom : Ça fatigue !

Ham : Oui, la lucidité fatigue.

Hom : Et le repos ?

Ham : Jamais.

Hom : C'est injuste.

Ham : Injuste mais inévitable.

Hom : Le grand jour, ça aveugle !

Ham : Pas plus que le sommeil.

Hom : On naît dans la lumière.

Ham : On n'est que lumière.

Hom : Que conscience.

Ham : Yeux dilatés.

Hom : Mais le Soleil, Ham, le Soleil.

Ham : Terrible, le Soleil.

Hom : Il brûle.

Ham : Au centre du ciel.

Hom : Grande couronne blanche.

Ham : Etincelante.

Hom : Cécité.

Ham : Qu'on regarde ou pas.

Hom : On regarde, on est ébloui.

Ham : On ne regarde pas, jamais on ne s'éveille.

Hom : Pas de choix.

Ham : Néant contre néant.

Hom : Destinée ?

Ham : Funeste.

Hom : Echappatoire ?

Ham : Ne pas naître.

Hom : Et encore ?

Ham : Enerver le Dieu-Rê.

Hom : Comment ?

Ham : En étant homme.

Hom : Simplement ?

Ham : Simplement.

Hom : Inconséquence ?

Ham : Absurdité.

Hom : Alternative ?

Ham : Croire.

Hom : En Dieu ?

Ham : Ou en diable.

Hom : Pareil ?

Ham : Deux impossibilités, Hom.

Hom : La solution ?

Ham : La disparition.

Hom : Le néant ?

Ham : Le (...).

Hom : L'innommable ?

Ham : Oui.

Hom : Non.

Ham : Oui.

Hom : Non.

Ham : Rien.

Hom : Fin de partie ?

Ham : Fin.

Hom : "Fini, c'est fini, ça va peut-être finir."

 

(Maintenant Atoum a complètement disparu de la scène. De grandes biffures carmin balafrent encore le ciel d'étain, lissé comme une vieille cuillère. Les platanes au bord du canal ne sont que deux épouvantails grillés comme de vieilles saucisses. De Mante-Glob-Siméoni, il ne reste plus qu'un monticule de graisse et de cendres sur lequel flottent deux antennes métalliques. L'air est chargé de souffre. Des deux boîtes emboîtant Hom-Ham, il ne reste plus que les arêtes pareilles à de vieux os rongées par le temps. De Ham-Hom, il ne reste plus qu'une flaque gélatineuse au milieu de laquelle se contorsionnent des lèvres laborieusement occupées à l'émission du dernier langage. Dans les remugles lourds et les volutes immanentes de l'air ouaté comme une vieille défroque, parmi les plissements métaphysiques dispendieux et les outrances ontologiques, apparaissent et disparaissent, grand ballet chaotique, les âmes, esprits, consciences et autres restes corporels des Ci-devant-vivants, piteux menuets, inglorieuses farandoles, flasques gavottes, derniers soubresauts de l'au-delà, ultime gigue avant que la révérence finale ne soit tirée. Bouches Ham-Hom articulent leurs dernières diatribes. Le rideau tombe sur une lumière grise alors qu'en silhouette, sur le fond de scène, apparaissent Teigne-Faucon à la proue de l'embarcation solaire et le dieu-Khépri-Rê-Atoum, à la poupe, tenant fermement la barre. On devine quelques restes - humains ? -, lambeaux et autres fragments ontologiques accrochés aux flancs du voilier céleste. La lumière s'éteint progressivement. Ne restent apparentes dans le noir que quelques nervures : branches, angles des boîtes, élévation pyramidale de la termitière. Soudain, une grande explosion se fait entendre alors que s'élève dans le ciel un champignon vénéneux - peut-être un bolet de Satan -, puis le noir absolu, néant.)

 

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23 février 2014 7 23 /02 /février /2014 09:46

 

 

Pour essayer de lire "Fin de partie héliopolitaine".

 

 

  Sans doute le titre constitue-t-il une manière d'énigme en soi. Comment, en effet, dans l'empan étroit de ce dernier, associer "Fin de partie" qui sonne à la façon de Beckett et "héliopolitaine" qui fait signe vers la lointaine mythologie égyptienne ? Et pourtant, à moins de scinder réel, imaginaire, symbolique à l'aune d'un dogme intellectuel, quel impératif nous astreindrait à ne pas mettre en relation concepts, styles, préoccupations diverses et souvent diamétralement opposées qui traversent notre existence à la manière de brèves comètes ?

  Il y a même une certaine jouissance à faire se conjoindre les contraires (voir la fameuse "coincidentia oppositorum", la "coïncidence des contraires" qui est l'une des manières les plus archaïques par lesquelles se soit exprimé le paradoxe de la réalité divine.

  Mais citons Héraclite : "Dieu est le jour et la nuit, l'hiver et l'été, la guerre et la paix, la satiété et la faim : toutes les oppositions sont en lui." Ou, pour le dire autrement, toujours à partir d'une sentence héraclitéenne : "La route qui monte et qui descend est une seule et la même."

  Cette dualité du monde, les antinomies que toute réalité sous-tend  posent toujours problème à une perception exclusivement rationnelle des choses. Or, loin de toute logique, le plus souvent, lesdites choses s'adressent à nous en mode crypté. Cette simple constatation nous invite à retourner le gant qui nous fait face afin d'en connaître l'envers, d'y repérer imperfections, coutures, traces équivoques de teinture.

  Or, si "Fin de partie", c'est-à-dire la mise en scène d'une absurdité totalement réalisée, peut consonner avec "héliopolitaine" dans sa dimension proprement religieuse, c'est moins dans un souci de démonstration rigoureuse que dans l'optique de la mise en évidence d'un affrontement, d'une polémique existant toujours au monde depuis qu'il est monde. Toujours le chaos précède le cosmos mais, pour autant, le chaos ne s'en absente jamais. Il évolue à bas bruit, attendant le "kairos", le moment propice à son surgissement.

  "Fin de partie" voudrait, à sa façon, mettre en exergue cette dimension confondante d'une toujours possible transcendance de l'existence humaine alors que la plus perverse des immanences menace toujours de jeter aux orties ce qui s'essaie à croître vers plus de signification. Alternance impitoyable de destin et de liberté dont nous sommes tissés jusqu'en notre moindre respiration.

 Résumer en quelques lignes cette "histoire" qui est simple prétexte à disserter sur quelques aventures anthropologiques, est certainement une gageure. Le thème qui court tout au long de cette "fable philosophique", le fil rouge, est celui d'une culpabilité de l'homme, lequel se réfugiant dans une altière égologie en oublie de consacrer aux dieux la part qui leur échoit de toute éternité, à savoir d'être considérés comme tels.

  Le destin de l'homme s'actualise sous la forme de Siméoni, commun parmi les mortels, lequel, par son oublieux comportement, ne fera que courir à sa perte, le reste de l'humanité n'étant guère mieux loti. Les Vivants en sursis se réfugient au fond de sombres termitières, genre de métaphores des enfers, du ténébreux monde chtonien. L'antique et  somptueuse Héliopolis est en proie à la vengeance divine, laquelle est, bien sûr, terrible. Le Dieu Khépri-Rê-Atoun précipitera sur le peuple maudit des termitières ses rayons incandescents. Quant au Faucon-envoyé-de-Rê, il usera ses serres contre les intempérances et l'impéritie des Hommes-Termites jusqu'à complète disparition de cette race incapable d'assurer sa propre survie. Deux clochards, Hom et Ham, tout droit sortis du théâtre de l'absurde beckettien, seront commis à devenir les Juges des Erratiques silhouettes qui finiront par se dissoudre dans les méandres de leur inconséquence.

  Sans doute cette manière d'eschatologie cosmique parlant de la fin des temps peut-elle faire penser au destin des religions monothéistes relativement au jugement de Dieu et de la colère qui pourrait s'ensuivre si la conduite des hommes s'obstinait à ne pas reconnaître leur soumission au Créateur. Mais la visée réelle de cette fable est davantage orientée vers une conception métaphysique de l'exister avec tous les arrière-plans que cela induit. Peut-être même ne s'agit-il d'une aimable sottie telle qu'elle existait au XIV° et XV° siècle, dont nous empruntons la définition au dictionnaire Larousse :

  "La sottie, dans un décor et un langage stylisés, est un théâtre de combat qui cherche à faire prendre conscience des vices d'une société. La sottie fait passer la société tout entière devant le tribunal des fous et montre, dans une action symbolique, que l'incohérence politique et morale mène le monde à sa perte."

  Bienvenue donc, dans cette sottie, et, surtout, n'oubliez pas de chausser vos têtes de bonnets de fou, de préférence à pointes et clochettes. Quant à vos noms de scène, vous n'aurez que l'embarras du choix :

  Tête-Creuse ; Sotte-Mine ; Rapporte-Nouvelles ; Temps-qui-court…votre imagination féconde fera le reste. Et soyez donc fous autant de temps qu'il vous plaira, avant que le Ciel ne vous tombe sur la tête !

 

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(Avant-scène : Le cadre d'une aventure qui aurait pu trouver à s'illustrer à Héliopolis du temps de sa splendeur, comme elle pourrait avoir lieu, en ce moment, sur divers endroits de la planète. Quelques personnages loufoques, manières de devins métaphysiques ou de prédicateurs du pire, lesquels, par définition, sont toujours à venir. Une vague trame beckettienne sur laquelle s'articule l'histoire. Voici le début de la partie...)

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 Fin de partie héliopolitaine.

 

  Au début, au tout début, on ne s'était aperçu de rien. Tout dans l'immobile, tout dans la pesanteur. Les rues, on les longeait, il est vrai, précautionneusement, le dos courbé, les membres flasques, les bras attirés par les failles de poussière. Simiesques, harassés, claudiquant. On avançait malgré tout. Par petits bonds, par petites secousses, genre d'éjaculations rétrocédant vers une fin proche. Regard plaqué, alourdi. Pupilles à l'étroit. Sclérotique jaunie comme un vieux parchemin. Avancer n'était pas le plus pénible : rotations de rotules, basculement des hanches, percussion des calcaneus, repliement des métatarses, flexion des phalanges sur les aires de bitume et de ciment.

  Méditer sur la locomotion, au contraire, devenait problématique. On avait du mal. Les idées s'embrouillaient, faisaient des écheveaux, des pelotes compactes, des tresses élastiques. Tout rebondissait dans les cerneaux poisseux du cortex. Tout refluait vers la banlieue occipitale en images kaléidoscopiques, en tranches gélatineuses, filandreuses. Clichés tressautant, pareils aux vieilles lanternes du cinéma muet. Vibrions, glaires, mouches visuelles, lentilles microscopiques, paillettes, glaçures de mica, griffures de celluloïd, virgules merdiques, pâtés sablonneux. Vision éthylique. Pré-comateuse. Distillatoire. Mouches d'ébène percutant le regard de leurs membranes vitreuses. Symptômes, symptômes, percussion de symptômes sur la peau longuement tendue, dilatée de la conscience. Mais la conscience n'était tendue qu'à la mesure de sa vacuité. Non déployée vers une quelconque transcendance. L'opposé. La réclusion dans le gouffre. La perte liquide dans la faille terrestre.

  On aurait dû se douter de quelque chose. De quelque chose qui se tramait. Qui évoluait à bas bruit, juste au-dessus du diaphragme par où l'air  s'engouffrait en de sifflantes giclures. Juste à l'entour des ventricules où battait le sang épais en cordes pourpres. Juste dans les cavernes pulmonaires où les alvéoles s'étiolaient, assaillies de gaz lourd, glauque. On aurait dû.

  Au début, au tout début, c'était juste cela, une pesanteur de l'air, des remous sulfureux, des remugles collant les narines identiquement aux parois abdominales efflanquées du coyote dans la savane désertique. Coyote soi-même, on était devenu. Mais erratique. L'œil  perclus d'impuissance, les bonds alanguis par quelque cynique infirmité devant survenir bientôt. Au début.

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 Puis il y avait eu une suite. Comme toujours, une suite. C'était plutôt bon signe, n'est-ce pas ? Suite veut dire vie, existence, trappe à retardement, finitude reportée à plus tard. Mais suite ne signifie qu'à faire son chemin vers quelque promontoire. Non vers la déclivité morticole. Vers la chute abondante. Vers la lame qui tranche et obère les jours. Le noir, l'épais, le putride, le compact, l'inconnaissable, l'impalpable, l'invisible : Là EST le problème. On se serait contenté de vivre dans l'à peu près des choses. De virevolter sur leur contour lumineux. D'apercevoir leur silhouette, même approchée, même fuligineuse, même atteignable par le dedans d'une mystérieuse crypte. Même cryptées, dissimulées derrière des voiles d'incertitude, les choses se dévoilent avec parcimonie, mais se dévoilent.

  Le pire : la cécité qui fauche, broie, meurtrit les yeux conscients de leur pouvoir. Toujours désirée, priée comme une idole, vénérée pareillement à une icône primitive : l'ouverture porteuse de fruits, porteuse de coques qui sécrètent l'huile, le baume dont nous apaisons la brûlure imprimée à nos rétines rétives, par lesquelles nous  voulons  diluer l'incompréhension partout répandue. Guerres, guerres, famines, exodes. Peuples pauvres aux yeux asséchés. Glandes lacrymales vidées de leur substance. Toujours la tragédie s'imprime sur les surfaces sensibles. Trachome, glaucome, pustules, bubons forant consciencieusement la parole des yeux. Yeux muets par lesquels ne passe plus la lumière fécondante, la lumière-souffle, la lumière-langage.

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L'ouverture, la clairière parmi la touffeur de la canopée, en ces jours d'incertitude, il fallait la chercher au ras du sol. Se faire insecte ou bien mulot et débusquer le ver avant qu'il ne se fonde dans l'humus, ne se rétracte violemment en faisant un pied de nez ou un doigt d'honneur.  L'air, au-dessus des têtes calcinées, se décomposait en lames compactes qui glissaient les unes dans  les autres, en abyme,  avec de petits glapissements. Parfois avec des crissements pareils au raclement de chaussures sur le gravier. D'abord, c'était ce bruit étrange qui surprenait, cette manière de copeaux se froissant au contact des autres copeaux. Parfois une chute assourdie de sciure. Parfois de longues coulées de cendre. Parfois des succions, suivies de longs  dégorgements de lave incandescente. Bien sûr on s'y faisait, on composait avec.  C'était comme si on avait vécu avec deux bouchons d'ouate dans les oreilles. Impression d'eaux abyssales, de grottes marines, de flux contrariés et hétérogènes au destin complexe.

  On rentrait, la tête basse, son cou de rapace engoncé dans le massif des épaules, les bras pendants comme deux loques apatrides. On était fragmenté, dissocié. La tête n'avait guère conscience des membres. Les pieds glissaient pareils à des pieds bots sur des dalles savonneuses. Quant aux mains, elles égouttaient leur glorieuse inconséquences, battoirs inutiles même pas commis à se torcher, à écumer la morve purulente issue des naseaux. Les fessiers, engoncés dans les hauts de chausse iniques claudiquaient, ballottant leurs putrides jambonneaux au hasard des pièces, des recoins, se coinçant parfois entre deux couches d'air vicié. C'était vraiment une hébétude pas possible. Le pire étant que les idées, percluses de déraison, ne parvenaient guère à s'élever au-dessus de la nanitude ambiante. Et les sexes, les sexes laborieux et outrecuidants qui faisaient les heurs de l'humaine condition, eh bien ils étaient réduits à de piètres mansuétudes. Soit fémininement occlus. Soit masculinement flaccides. La descendance future avait du mouron à se faire. Spermatiquement, c'était désertiquement adéquat. A pleurer. A se renier en tant que géniteur-commis-à-la-durée-humainement-transmissible.

  Mais là n'était pas le pire. Rentrés au logis, les Egarés ne savaient comment occuper l'espace qui leur était habituellement échu. Non que la chambre eût rétréci ou que la clé en fût égarée. Non que les choses domestiques eussent changé de place. Non qu'une désorientation consécutive à une inversion des pôles se fût accomplie. Le problème était plus simple et plus vicieux à la fois. L'équation merdique c'était la consistance de l'air. Du caoutchouc. De la guimauve filante. Des ruisseaux de poix s'attachant aux jambes avec une belle constance. De l'aporie en gelée, en graisse, en bitume bien épais. Du tragique à la volée et les Paumés devaient esquiver les lames taraudantes à la giration impertinente. De l'air laineux, lénifiant, lunatique, lymphatique, mais non ludique, libre et langoureux. De l'air liquide, en quelque sorte dont on éprouvait autour de soi les remous lents et uniformes, les dérives grossières et funestes. De l'air qui ne sentait pas vraiment bon, qui ne promettait pas le paradis, qui vous enfilait par derrière sans demander votre avis. De l'air pédérastique, à proprement parler et qui ne s'embarrassait pas de ronds de jambes inutiles, qui ne s'enquérait pas de connaître votre penchant sexuel. On était quasiment violé, sans possibilité aucune d'inverser ni le cours du temps ni celui des actes accomplis. Les femmes comme les hommes avaient droit au même traitement homosexuel. Cloués au pilori, les Perdus des deux sexes devaient passer sous les fourches caudines. Motus et bouche cousue. Voilà le serment auquel ils devaient se plier et ne jamais déroger. Les tentacules visqueux guettaient dans l'ombre, et l'on était sous le pouvoir de la pieuvre, comme Gilliat dans "Les travailleurs de la mer." 

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  L'absurde en personne avait revêtu ses habits mortifères et avait frappé aux portes des demeures aussi bien patriciennes qu'aux chaumières déglinguées et les sans-logis n'étaient guère mieux lotis. Ils étaient même en première ligne, à tout bien considérer. Encore que. N'ayant pas de murs enclos autour de leur misère galopante, les colonnes d'air, les tornades, les cyclones maraudeurs qui s'étaient abattus sur Héliopolis ne pouvaient les acculer à l'intérieur d'un intérieur, intérieur qu'ils ne possédaient pas, loin s'en fallait. Pour une fois ils faisaient la pige aux rupins, aux nantis, aux possédants  qui s'engraissaient sur le dos des pauvres types coincés comme des rats dans les souricières existentielles. Inestimables présents que  le destin leur avait octroyés. Pour une fois ils faisaient la nique  aux types  du CAC 40, à tous les bonimenteurs, à tous les stupides cupides qui grignotaient le monde de leurs dents pléthoriques.  Manières de vampires  suçant jusqu'à la dernière goutte tous les damnés de la terre; charognards se jetant sur les laissés-pour-compte, les hôtes des caniveaux hospitaliers de la généreuse cité. "C'était toujours ça de gagné.", pensaient dans les tubulures ramollies de leurs hémisphères taraudés les Largués des cages d'escaliers, les Remisés des bords du fleuve, les Coincés parmi les labyrinthes labyrinthiques des rocades poétiques et non moins badigeonnées de CO2. Pour une fois, juste une fois, même c'était pas de trop, les journaleux qui tapaient laborieusement sur les claviers hémiplégiques de leur Remington, les livreurs de pizza à la journée, les saltimbanques, les banquiers, les usuriers, les traders, les bigleux, les boiteux, les boniches, les putes, les ivrognes, les pâtissiers, les eunuques, les bookmakers, les bouquinistes, les chirurgiens aux larges dépassements d'honoraires, les notaires véreux ou non, les culs de jatte, les ventripotents, les apothicaires aux croix vertes qui clignotent juste pour vous piquer votre oseille, les politiques en herbe et en jachère, les rouquins, les pouilleux, les manucures, les efflanqués, les gras, les Tartuffe, les Scaramouche, les manouches et les dentistes, les collets montés et les anarchistes, pour une fois, enfin, ce bon temps avait fini par surgir à l'improviste, pour une fois, donc, tout ce beau et pas beau monde y trempait les mains jusqu'au coude dans la grande merde universelle, dans le grand bouillon de culture dégénéré, dans la coruscante et terrible et joyeuse et facétieuse et déclamatoire et emphatique et chiante et troublante et confondante et affligeante REALITE et tout le monde, le beau, le pas beau, était content, pataugeant en plein marais, de la vase sous le bide, de l'eau glauque et mortifère plein le sexe, les guiboles trainant derrière eux comme de grosses choses flasques sans bien d'intérêt - on aurait pu aussi bien les trancher -, les bras rabougris en forme de moignons, le croupion hérissé du souvenir des derniers poils qui en avaient assuré la gloire éphémère, la tête pareille à un sexe désemparé juste à l'idée de se retirer de son antre douillet et humide et chaleureux; dépitée, la tête,  juste à l'idée de perdre au mitan du ventre fendu et glaireux,  le pieu qui la maintenait vivante cette putain de jouisseuse de vie. Et merde, c'était pas possible tout de même cette existence merdique, ce ragoût faisandé, cette daube étalée en plein jour, exhibant impudiquement l'exploitation de l'homme par l'homme.

  Humain, "issu de l'humus", étymologiquement. De l'humus primitif à l'humus final, juste un saut, plus ou moins grand avec, dans l'intervalle, plus ou moins de petits plaisirs, de grands bonheurs, de plaies sanguinolentes, de coups fourrés, de nuits sur des paillasses pourries où grouillent les punaises et autres traquenards mitonnés par le joyeux égrènement des jours, un bon, un joyeux, un passablement minable, un à gerber, un à jouir, à s'extasier, à s'étonner, plein à désespérer de l'homme, aussi bien de la femme, tellement parfois c'est minable, tellement parfois c'est beau à pleurer. De l'humus à l'humus, de l'humain à l'homme, il n'y avait guère que cela, ce grand saut dans le projet-jeté des philosophes, dans la bonne déréliction qui vous donne la vie par devant et, comme une grande salope qu'elle est, vous enfonce son dard pointu et venimeux et mortel de veuve noire dans le mitan des omoplates jusqu'à ce que mort s'ensuive, et elle a toujours le dernier mot, Dame Déréliction. D'ailleurs y en a pas un qui lui échappe, qui passe entre  les mailles du filet, pourtant ce serait bien, juste un qui esquive le piège, pour savoir à quoi ça ressemble l'éternité, si c'est pareil que l'absolu, si ça a voir avec la transcendance, juste pour poser des questions du genre : Dieu, il existe ? Et la Justice, elle est juste ? Et les pauvres y sont heureux ? Et les riches y sont plus heureux que les ci-devant pauvres ? Et la Zazie du bon Queneau, elle est toujours aussi bien embouchée ? Et, au juste, là-haut, du côté du paradis, y doit faire bien bon si on s'en remet aux images du catéchisme ? Parce que, PAR ICI, c'est l'enfer. Pas juste à cause des Autres. Encore que. Et puis, au fait, on est toujours l'Autre pour un autre que soi. L'enfer on vous dit et on sait pas bien pourquoi, vu qu'on a rien fait de mal, alors !

  Dans le ciel,  une couronne de flammes qui se met à rouler au zénith et l'air est une immense toile blanche éblouissante qui crépite et lance ses flèches au hasard sur tous les coins de la cité clouée de chaleur. Dans les boîtes de ciment et de plâtre, dans les cellules de béton, au creux des caniveaux, dans les rues, les nappes d'air font leurs grosses boules d'étoupe et de laine, leurs caravanes de feux follets. C'est le début de la fin de partie.

 

 

Acte I

 

(La scène : Au bord d'un canal - Des platanes au tronc vert-de-gris usé - Un caniveau avec des feuilles mortes - La lumière : crépusculaire - L'éclairage : deux becs de gaz -

Le mobilier : Deux caisses blanches, blanc-cassé - Deux palettes de chantier avec giclures de ciment - Deux pliants sans la toile -

Nos amis les bêtes : des rats - des cafards - des blattes - des fourmis - des chiens étiques qui passent - des pigeons avec de la fiente - des chats de gouttières -

Les personnages : HAM, clochard   - HOM, clochard -    

Le temps : indéfini.

Le lieu : incertain.)

  (Ham et Hom, assis sur leurs caisses - Fin de journée - Divers mouvements dans la rue longeant le canal).

 Ham : T'as parlé, Hom ?

Hom : J'ai pensé.

Ham : T'as pensé tout haut !

Hom : On pense toujours tout haut. Sinon pas de pensée !

Ham : Certains pensent tout bas,  entre leurs jambes.

Hom : Pas plus haut que leurs culs.

Ham : Certains pensent qu'il faut pas penser.

Hom : Pas penser. Pas penser à quoi ?

Ham : Penser à rien.

Hom : Ça  peut pas !

Ham : Ça peut pas quoi ?

Hom : Penser le rien .

Ham : Penser, c'est toujours penser le rien.

Hom : Le néant.

Ham : Le néant.

Hom : Penser le rien du néant, c'est déjà penser quelque chose.

Ham : Quelque chose c'est déjà du néant qui s'annonce.

Hom : Comme le jour qui s'éteint.

Ham : Comme le crépuscule.

Hom : Le crépuscule des dieux.

Ham : Les dieux sont absents.

Hom : Dieu est mort, Ham, Dieu est mort !

Ham : On est libres, Hom, on est libres !

Hom : De mourir.

Ham : La seule liberté.

Hom : La seule.

Des Passants : Vous parlez ? 

Ham : On parle, on parle.

Passants : Vous croyez.

Hom : On croit  qu'on essaie de parler.

Ham : On remue juste les lèvres.

Passants : Comme les carpes. Pour dire quoi, au juste ?

Hom : Pour dire sur l'absence.

Passants : L'absence de quoi ?

Ham : L'absence de rien.

Hom : Qui nous rend vivants.

Passants : Quel toupet, tout de même !

Ham : De vivre ?

Hom : D'exister ?

Passants : Mais quelle prétention ! Loques !

Ham : Loques cyniques !

Hom : Cynique. Cyniques. Rien que ça !

Passants : Débris !

Ham : Fragments.

Hom : Tessons de tuile.

Passants : Archéologie impossible !

Ham : Arché, le principe des principes.

Passants : Le principe de Finitude.

Hom : Finitude du rien, l'ouverture.

Passants : Ouverture de la Trappe Majuscule, et hop !

Ham : C'est le début de la fin.

Passants : De quoi ?

Hom : De la partie.

 (Des Passants passant dans la rue. Dans la rue bordant le canal. Le canal auprès duquel sont Hom et Ham. En solitude. Malgré le couple apparent. Apparent car les choses n'apparaissent qu'à être bientôt dissimulées. Apparences du doute seulement. Du doute en tant que question. Sur les rives herbeuses du canal, on questionne. Même la nuit. Questionnement onirique. Parfois cosmologique sous le long glissement des étoiles.)

   Les passants passent, harassés. Lourdes à porter sont les couches d'air abrasives. Turbin terminé. Il faut regagner ses pénates d'ennui et éviter de flâner le long des avenues non avenantes. Parce qu'animées de sombres et funestes intentions. Pesantes d'ennui sont les chaussures  engluées dans le bitume. L'air ? A couper au couteau. Sortir son Opinel de sa poche est déjà une tâche épuisante. Laquelle tâche, parfois, ne laisse au souvenir de ceux qui s'y emploient qu'une ombre de vide parmi la multitude. Car la voici étrangement présente, la multitude. On est constamment frôlés par des gestes abscons, constamment varlopés par des marches de guingois. Et...comment...le proférer avec des mots... sans tomber dans un... incompréhensible ... galimatias ? Le multiple dont je suis l'une des unités, grain de sable parmi la dune, comment le situer ? Sinon par une abstraction mathématique. Le 1 000 000 000° fragment de silice d'une érosion immémoriale. Sinon par des coordonnées spatiales : latitude 30° 6' N - longitude : 31° 19' E, au centre de la pyramide de poussière. On est là, immergé dans l'immense foule, piétiné par elle, roulé au creux des vagues des parcours itératifs et on est même pas reconnu. Dans les immeubles-termitières qu'on regagne à la hâte souffle un air froid parmi les plissements du sinistre harmattan englué de tourbillons et de végétaux arrachés à la terre meurtrie.

 "Ô, arrêtons donc ce froid polaire qui soude les clavicules, ronge les omoplates de ses dents muriatiques. Arrêtons cette grumeleuse palinodie, cette ressource inépuisable de la folle incertitude. Pourquoi n'est-on jamais soi dans la grande termitière du monde ? Pourquoi les termites homologues ne nous considèrent que du bout dédaigneux de leurs antennes râpeuses et irrévérencieuses ? Pourquoi les rencontres dans les longues coursives ne se concluent-elles pas par une brève copulation ? Ou bien, par un simple attouchement des antennes ? Pas même volubile. Pas même déférent. Un simple courant de passion cavernicole qui nous dirait la brièveté de la seconde en même temps que la possible rencontre. Eclair transfigurant. Foudre hirsute nous clouant, pour une fois, une seule fois, en un endroit déterminé du monde. Arrêtons la diaspora, la longue errance sablonneuse, parmi les touffes folles des oyats et les balancement des palmes d'effroi. Faisons halte."

 

 

 Oui, les Héliopolitains disaient cela en regagnant leur cellule de terre aventureuse. Mais le voyage s'enlisait bientôt. On écartait les lames osseuses des stores, on mâchait  quelque chose sans importance. Un vermisseau, un bout d'imprimé, une larve de cellulose ou bien un des doigts qu'on portait dans le prolongement de son anatomie d'idiot majuscule, dont on ne faisait quasiment rien, sinon curer ses fosses nasales ou enfoncer dans ses pavillons acoustiquement déficients les tonnes de cire molle qui y trouvaient refuge. On regardait le paysage. Le ciel vibrionnait sous les assauts gluants d'une armée de gros vers gras grotesques. Les nuages, empourprés par le dieu Atoum, se faisaient la malle dans un drôle de bruit de cymbales. La pluie, suspendue en grosses gouttes gélatineuses faisait son frôlement de gemmes alanguies, attendant un ordre divin avant de se précipiter dans un grossier déluge dévastateur. L'horizon, sous la tornade de rayons solaires, ondulait, pareil à une étrange Muraille de Chine parcourue de dragons hystériques. Cependant que Ham et Hom, enlisés dans leurs berges pluviométriques, pissaient à la Lune en aboyant pareillement à une meute de coyotes.

 

Acte II

 

(La Scène : Nuit. Brouillard autour des becs de gaz. Lune ronde. Vagues reflets sur l'eau.

Passants avec silhouettes.)

 

Hom : Fin de la partie...

Ham : De la partie terminale.

Hom : En forme d'hameçon.

Ham : Métaphysique.

Hom : Mets ton chapeau.

Ham : Mets tes lunettes.

Hom : Existentielles.

Ham : La lune brille.

Hom : Pour combien de temps ?

Passants : Temps clochardisé.

Ham : Tant pis pour nous.

Hom : Pauvres pêcheurs.

Passants : En eau trouble.

Ham : Ça nous trouble.

Passants : Foutus, vous êtes !

Hom, Ham (en choeur) : On s'en  fout !

Passants : Fous du Roi.

Hom : Roi des caniveaux.

Passants : Caniveaux de misère.

Ham : Misère à poils.

Passants : Poils de chameaux.

Hom : Maux du siècle.

Passants : Siècle des siècles.

Ham : Ubuesque.

Passants : Jarry.

Hom : J'ai ri.

Passants : Riez donc, la fin est proche.

Ham : La faim est proche.

Hom : La fin est proche.

Passants : Sautez donc !

Ham, Hom (en chœur) : Où donc ?

Passants : Dans l'eau.

Ham : Du canal ?

Hom : Du canal ?

Passants : Oui, niquedouilles.

Ham : On y est !

Passants : Idiots!

Hom : Pourquoi ?

Passants : Vous n'ETES pas !

Ham : Et vous êtes-vous ?

Passants : Jamais sûrs de rien.

Hom : Rien de rien ?

Passants : Rien de rien. Point !

Ham : Virgules, plutôt !

Passants : Prétentieuses petites crottes merdiques !

Hom, Ham(en chœur) : Grosses !

Passants : Pas tant !

Hom, Ham (en chœur) : Que si !

Passants : Microbes, tout juste des individus !

Hom : Sans importance !

Ham : Juste un voyage.

Hom : Au bout de la nuit...

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  Au-dessus d'Héliopolis, alors qu'on dort encore dans les termitières tuberculeuses remplies du miellat obscur des passementeries et fantaisies oniriques, le dieu Khépri, le dieu-scarabée, pousse devant lui sa boule d'argile aux rayons multiples. Rougeoiement de chaudron, bouillonnement des énergies premières pareilles à des braises, éclosion du jour, filaments de lumière venus dire aux hommes le moment de s'éveiller, de commencer à nager dans l'océan de photons éblouissants, d'étoiler les pulsations de la conscience, d'ouvrir ses yeux, de dilater ses pupilles jusqu'à la merveilleuse mydriase, là où la connaissance commence à s'éployer, à féconder les jours, à leur donner sens et orientation.

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  Mais, dans les galeries de glaise et de salive durcie, au plein de la matière ombreuse et tentaculaire, ramifiée, tellurique, ce ne sont encore que de faibles remuements, des souffles de forges chtoniennes, des aberrations chroniques qui inversent le temps, le tirant vers son océan primitif, vers les abysses inconscientes, longues failles magmatiques pas encore bien assurées de leur devenir, flottant dans la marée lubrique du premier accouplement cosmique dont les corpuscules élémentaires tardaient à s'animer, à prendre forme, cette dernière, la forme, sonnant  comme une imprécation, une injonction à être selon telle ou telle modalité et alors, se perdait corrélativement la liberté de disposer de son corps en fusion, de l'amener selon son bon vouloir à une éclosion déterminée, choisie, longuement méditée, événement à nul autre pareil dont on ne souhaitait pas qu'il devînt une simple contingence terrestre. L'expectative prévalait et l'on comprenait pourquoi les hommes, marqués au fer par cette expérience originelle traumatisante, hésitaient, chaque matin du monde, à émerger à nouveau, à surgir au plein jour selon une intention bien affirmée.

  Dans les sombritudes galvanisées des antres spermatiques, on se plissait, se recroquevillait, s'operculait, tel le limaçon vissé sur son ombilicale spirale.

 

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  On jouissait de manière autonome afin de ne pas se commettre dans l'accouplement multiple ouvrant le domaine royal de la schizophrénie. La schize, on la souhaitait tellement accomplie, tellement désocclusive d'une vérité soudée dans sa gangue de pierre, tellement révélatrice d'une folie féconde, sans bornes, qu'on s'y disposait comme à un accouplement royal : par exemple celui d'un aigle majestueux et d'une licorne, bec recourbé en signe d'imperium, larges rémiges solaires, corne hélicoïdale ascendante, crinière écumeuse, sabots de platine. Seul cet assemblage mythopoétique pouvait avoir lieu. Toute autre tentative crépusculaire ne pouvait qu'être vouée aux gémonies. 

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 Aussi, au fin fond des replis larvaires entendait-on des gémissements, des plaintes pareilles à des supplications, des lamentos claquant de lugubre manière. Tout près des feux de Vulcain, on battait le fer, on tapait l'enclume, des gerbes d'étincelles fusaient en feux de Bengale. On procédait à l'extraction de la matière primitive, on assemblait plumes d'airain et corne d'ivoire, serres métalliques et pieds bifides, yeux de cristal et oculus d'obsidienne. Larve, puis chrysalide, enfin imago; l'image devenait réalité, mais réalité métamorphique, constamment soumise aux mouvements, aux remuements aux nouvelles configurations.  Il y avait urgence à ralentir le cours des choses, à transformer le long fleuve héraclitéen en un lac aux eaux tourbillonnantes comme l'œil du cyclone. Aux eaux ne girant finalement qu'à demeurer dans la délicieuse et vertigineuse douleur de l'attente.

 

 Acte III

 

(La scène : Soleil levant. Ham, Hom émergeant à peine de leurs boîtes difformes et pléthoriques : bouts de papier; croûtons; pensées minérales; membres épars.

Passants : nuls et non avenus. Rêvant seulement dans leurs couettes emplumées de circulaires certitudes.)

 

Ham : Au bout de la nuit vient le jour.

Hom : Lopettes !

Ham : Je vais me fâcher pour de bon, individu Hom !

Hom : Individu Ham, c'est aux  Endormis que j'adresse ma merdique altercation.

Ham : Et, pourquoi "Lopettes" s'il te plaît ?

Hom : Parce qu'il me plaît !

Ham : Et pourquoi te plaît-il, Mister Hom ?

Hom : Parce qu'il me plaît de me complaire en la présence des lopettes larvaires décadentes   qui peuplent la planète de leur désolante absence.

Ham : Voyez donc l'Impertinent !

Hom : Qui vous dit merde, clochardisé de rien. Pet de nonne.

Ham : Engeance de mouche plate aux yeux étalés.  

Hom : Petite bite fornicatoire du néant coagulé dans ta cervelle obtuse. Mais qui donc te...

Ham : Myéline avortée. Andouille névrotique.

Hom : La guerre, Hom, la guerre...

Ham : Tu veux dire la division de la paramécie ?

Hom : La scissiparité, je veux dire.

Ham : La division à l'infini du même ?

Hom : Du même qui devient différent.

Ham : Qui engendre le différend.

Hom : La polémique, le combat.

Ham : Contre l'autre ?

Hom : Contre soi-même !

Ham, Hom (en choeur) : Contre l'autre soi-même !

Ham: Soi, l'autre, l'autre soi. Où la différence ?

Hom : Du pareil au même.

Ham : Toi, moi, jumeaux homozygotes ?

Hom : Même pas. Toi inclus dans moi.

Ham : Moi inclus dans toi ?

Hom : Autre : toujours une illusion ?

Ham : Toujours.

Hom : Alors juste la solitude ?

Ham : Tout juste, Hom.

Hom : Pas d'altérité ? Place pour un !

Ham : Pour un SEUL.

Hom : Un SEUL. Hom, Ham, un SEUL. Qui saute à l'eau ?

Ham : Personne Hom.

Hom : Personne Ham.

Ham : Si Hom, Ham, le même; personne saute !

Hom : Personne saute.

Ham : Tu sautes, Hom : tu m'entraînes dans ta chute.  

Hom : Tu sautes, Ham : tu m'entraînes dans ta chute.

Ham, Hom (en chœur) : Pareillement néantisés par la décision de l'autre.

Ham : Le mieux : pas sauter.

Hom : Pas sauter.

Ham : Sauter, double néantisation.

Hom : De soi, de l'autre.

Ham : C'est pour ça.

Hom : C'est pour ça, Ham...

Ham : ...que les Attentistes enkystés dans leur coquille cavernicole, dans leur antre spermatique...

Hom : ...se précipitent pas...

Ham : ...la tête la première...

Hom : ...pour pas sombrer...

Ham : ...pour pas commencer le mouvement merdique...

Hom : ...pour pas...

Ham : ...néant pour néant...

Hom : Le dieu-Khépri, le dieu-scarabée à la tunique naissante...

Ham : ...peut toujours se brosser...

Hom : ...pousser sa boule d'argile...

Ham : ...déployer ses antennes...

Hom : ...sonner le rappel.

Ham : Khépri :  "celui qui vient à l'existence", fait venir à l'existence, ascension au zénith avant la chute.

Hom : Les En-voie-d'apparition savent cela ?

Ham : Oui, Hom, la vérité est brûlante, aveuglante comme le disque du dieu-Rhé, la grande conscience universelle qui se dévoile en même temps qu'elle meurt.

Hom : On devient sérieux, Ham.

Ham : C'est grave, Hom !

Hom : On plonge quand ?

Ham : Demain, Hom, demain, il sera toujours temps !

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 Maintenant, le dieu-Khépri est installé dans le premier cadran du ciel levant, rayons dilatés, boules d'argile irradiant la clarté primordiale, comme au jour de son antiquité. Khépri parle la langue solaire qui dit sa longue mémoire, son apparition au matin du monde :

 

 "Je suis l'Eternel, (le Créateur), je suis Ré qui est sorti du Noun en ce mien nom de Khépri, pour apporter aux Non-encore-dévoilés, la parole puissante de la lumière, son multiple rayonnement, afin qu'éclairés par ma volonté, les Héliopolitains naissent d'abord à eux-mêmes dans l'étalement du Simple, avant que ne s'irise la dispersion qui abuse les yeux, mutile les désirs, les métamorphose en passion à la gueule dévorante comme le dragon.  Que les Appelés-au-jour parcourent leur  chemin en conscience, dans la blancheur fécondante, ouvrante. Ainsi leur sera dévoilée  la Vérité qui guidera leur course hasardeuse parmi le sentier lumineux des astres bien disposés à les servir et de cela, de la nécessité du Simple, du Vrai, ils devront se souvenir, abritant la brillante et malléable argile dont ils proviennent pour l'éternité.  Qu'ils se souviennent de la genèse  de Khépri, leur Serviteur, arrivé à sa forme déployante grâce à sa seule volonté, afin qu'en eux-mêmes, ils reproduisent cette royale naissance!"

 

  Mais la parole éclatante parvenait aux Cryptomanes au travers des parois de terre compacte, fragmentée, pareille au signal du morse, genre de pointillés sans fin se perdant dans les cellules oblongues où dormait, profondément, l'inconscience larvaire. On se déplaçait par toutes petites translations sur son ventre annelé, on mobilisait ses pièces buccales avec parcimonie, on pattibulait gentiment sur les ressorts calamistrés de ses mécaniques déplaçantes. Long était le premier voyage intracellulaire, petits sautillements succédant aux mornes platitudes abdominales. Le plus difficile : s'extirper de ses adhérences oniriques, se désengluer de ses moutonnements laineux, éveiller le lumignon étréci de son toucher intérieur, le conduire au bourgeonnement, à la mince éclosion épileptique, à défaut de lui faire adopter, d'emblée, l'amplitude de l'esprit en son subtil rayonnement. On se suffisait de peu en ces temps d'aube naissante, on abritait son regard des coruscations de ce qui, dans le ciel zénithal, ne tarderait pas à faire phénomène selon la lame tranchante de l'impérieuse nécessité.

  Par les étroits oculus se diffusait une clarté pareille aux tubes de néon. Les barres lumineuses rythmaient les processions des suintantes et ombreuses galeries. Cela faisait une symphonie de clairs-obscurs où se devinaient les anatomies amoindries et fusiformes des Pensionnaires, manières de navettes serties de mouvements lents et allégoriques faisant leurs laborieux tissages parmi les fils de trame de la lumière déclive.

  Parfois, de guerre lasse, avant que le zénith ne se déchire en longues torches incendiaires, se décidait-on à extirper de son corps de graisse compacte, tantôt une tête ovoïde flanquée d'yeux globuleux, tantôt des fragments de bras cannelés terminés par des pinces roboratives; tantôt deux ou trois appendices abdominaux dont on faisait sa locomotion à défaut de posséder les glorieuses assises qui, il y a  longtemps déjà, assuraient son déplacement parmi les multitudes terrestres. Tout ceci n'était qu'un souvenir archivé au profond de Petites Madeleines proustiennes qu'on ne ressortait parfois, précautionneusement, que dans des moments de profonde nostalgie, afin que pussent s'imprimer, sur la toile de la conscience, les belles icônes du temps jadis, alors qu'une silhouette humanoïde surplombait encore, de façon altière,  son massif d'hémoglobine et de peau tendue comme une outre présentable et esthétiquement enviable. A cette condition arthropo-anthropoïde l'on s'était accoutumé, osmose imparfaite, chaotique, de moignons et de tubercules, de pattes cristallines et d'antennes fouisseuses, d'abdomens annelés et de protubérances glaireuses. Lorsque la glorieuse assemblée de ramassis anatomo-patibulaires faisait sa procession vers la Chambre de la Reine pour y entendre conseils et homélies sacrées, pour y recevoir l'attouchement royal qui devait ensemencer ses cavités intimes de gelée reproductrice - il ne fallait point que son altière race mutante se commît à disparaître simplement, ne laissant aucune trace de sa civilisation épigastrique -, on entendait des stridulations pathétiques, des objurgations douloureuses, des couinements abortifs au milieu desquels, rarement, se reconnaissaient des bribes de mots humains, mais déformés, mais gloviulés par les urticantes mandibules. Le glorieux langage s'était abîmé en un salmigondis aussi peu consommable qu'un jargon purement aphasique.

  On en était arrivé là par une belle inconscience, par une cécité compacte, par un dédain de ce qui faisait l'essence de l'homme: à savoir son langage, son art, son histoire, sa religion, son éthique.  On avait simplement forniqué longuement sur des lits d'infortune, sans bien se soucier de ce qui résulterait de ces accouplements sauvages. On avait bu la première ambroisie venue, fût-elle la boisson la plus fatidique, laquelle emportait avec elle le peu de libre-arbitre dont la vie s'était fait prodigue. On s'était rué sur les victuailles empilées sur les étals du monde avec une belle voracité, ne cherchant nullement à partager la provende. On avait usé ses yeux à regarder des filles livrer leurs corps juvéniles aux assauts de riches et pléthoriques minotaures. On avait roulé dans de lumineux carrosses, dans de vieilles guimbardes peinturlurées, cabossées, crachant leurs tonnes de CO2 meurtrier. On avait pissé, déféqué dans des fleuves aux eaux translucides. On avait plongé des trépans dans le ventre doux de la terre afin de lui subtiliser le fruit de ses immémoriales métabolisations. On avait inventé des bombes H au long feu cataclysmique. On s'était vautré dans des concupiscences mortifères, copulant de-ci, de-là dans des postures bien peu académiques et déjà anticipatrices d'un destin prosaïquement identique au bestiaire joyeux et lubrique dont on était fantasmatiquement atteint lorsque la petite vérole avait commencé à liquéfier nos séniles emboîtements neuronaux. On avait peint ses maisons en blanc éblouissant pour  dissimuler à son regard glauque les flaques des taudis, pour annihiler les favelas aux rigoles merdiques, pour effacer les excréments nauséabonds des joyeux bidonvilles. On avait commis de piètres génocides. Biffé des civilisations belles comme le jour. Effacé des hiéroglyphes sacrés.

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Condamné des innocents. Gracié des crapules. Jeté aux orties d'antiques palimpsestes. Dirigé le pouce vers le bas, dans les orgueilleux amphithéâtres, juste pour le plaisir de tuer. Fait s'accoupler des femmes avec des taureaux. Fusillé. Torturé. Gazé. Humilié des peuples aux peaux coupablement colorées. Réduit en esclavage. Fait travailler des enfants. Mutilé de jeunes femmes, sacrifiant sans pitié le dard de leur plaisir. Arraché des yeux pour obtenir de pitoyables "vérités". Abîmé la conscience en se détournant de l'essentiel. Confondu souvent l'essence et l'existence. Créé les conditions des pogroms où l'esprit se diluait. Vendu des hommes. Acheté des femmes. Mutilé des vieillards. Réduit l'humanité à l'état peu enviable de loques. Organisé des autodafés. On avait détruit des œuvres d'art, les jugeant "dégénérées". On avait inventé les races et leur stupide corollaire, le racisme. Décimé des Juifs. Imprimé des croix gammées sur des fronts qu'on jugeait iniques. On s'était vautré dans la bonne merde puante de l'égoïsme. Aboli l'altérité. Condamné des humanistes. Brûlé des saints. Blanchi de l'argent sale, très sale, tellement sale que c'en était à gerber. Répandu la drogue sur l'ensemble de la planète. Elevé les hautes tours de la suffisance capitaliste. Inventé le libéralisme. Fait de l'économie de marché une religion. On avait proclamé la race des méritants qui abhorrait tous ceux qui étaient leur exact contraire. Décrété celle des imméritants. On s'était gobergé de la différence. Méprisé l'infirmité. Nié la misère. On avait élevé des Ordres aux bien-pensants. Creusé des fosses pour y enfouir les mal-pensants. Epinglé aux cimaises sociales de piètres chevaliers d'industrie. Décoré des chanteurs véreux. Ignoré les travaux des savants. Bradé l'éducation. Epinglé sur des vestons merdeux des Légions d'honneurs immérités. Vanté les mérites des arrivistes. Pris pour argent comptant la première rodomontade venue. Encouragé le lucre. Découragé la générosité. Créé, partout, les conditions du désaccord, l'émergence du désarroi, attisé les braises de l'envie, fomenté les révoltes, enrichi les riches, appauvri les pauvres. Tout ceci en toute innocence, avec ingénuité, grandeur d'âme, sentiment du devoir accompli, estime de soi, reconnaissance de sa valeur intrinsèque, de son aptitude à transcender le réel, à en faire une "Terre Promise" où l'humaine condition, indéfiniment, exponentiellement, continuerait à établir, partout, son emprise sur les choses, étendre son royaume au-dessus du vivant maîtrisé en totalité.

  Tout ceci, on l'avait fait, sans l'ombre d'un remords, sans se retourner une seule fois sur les ruines fumantes et poussiéreuses des murs de Jéricho qui parcourent le monde de leurs fondations lézardées et sinistres comme la peste et le choléra réunis. On l'avait fait et assumé et on emmerdait la maréchaussée laquelle, comme les morpions, ne s'attachait à vos parties sensibles et intimes que pour y insuffler le liquide vénéneux de la loi et vous sucer jusqu'à la moelle. Mieux valait, à tout prendre, l'anarchie que tous les systèmes policés et bien peignés du monde, comme chez ce bon Marcel suintant, depuis sa rainure médiane têtue de bon bourgeois sa littérature d'abondance dans les salons de Combray et d'ailleurs.  Et toute cette belle littérature,  dont on aurait  pu parler pendant des millénaires si la destinée nous avait faits Mathusalem, elle n'était plus à la portée des raccourcis humains qui hantaient les couloirs héliotropes  de la cité mandibulo-hémiplégique. Les pauvres niquedouilles, les ensablés du cornet, les démantibulés de l'entendement, les perclus du sexe, les usés du jugement, les hérétiques, les déboîtés du cigare, les enrayés du cornet à piston, les laissés-pour-mécompte, les abusés du trognon, les gambetto-vacillants, les enrhumés des hémisphères, les glaireux de la langue ne percevaient plus des choses sublimes que des courants d'air, des déplacements moléculaires, des quadratures du cercle.

  Mais il y avait ceci à énoncer clairement : ces débris d'humanité avaient parfois, on ne savait pourquoi, des remontées du temps où ils étaient présentables, se disposant un court instant à enfiler de plus nobles vêtures, à rejouer à nouveau selon une parenthèse vite refermée, quelques épisodes de leur "divine comédie", s'attifant de leurs chamarrures langagières, de leurs déplacements éthérés comme le vol de l'éphémère, de leurs plasticité à commettre de la pensée qui s'ingéniât à se hausser deux coudées au-dessus de leurs hauts de chausse empesés par une aptitude foncière à s'imbriquer, par mimétisme, dans la première jarre béckettienne venue, à y tricoter de l'absurde, une maille à l'endroit, une maille à l'envers, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'idiotie totale les ait précipités dans quelque asile d'aliénés.

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 Ceci expliqué, on imaginera quelque larve cavernicole à la morphologie grossière cependant qu'approximativement humaine, descendant de son grabat valétudinaire, se haussant sur ses quenouilles flageolantes, poussant de son moignon flaccide le volet de la termitière, lequel oscille en grinçant. Le jour est maintenant bien planté au plein du firmament non encore présentement étoilé. Khépri rayonne toujours, ses antennes dardées vers le zénith, attendant que Rhé vienne prendre la relève solaire. Au-dessus de l'horizon planent de gros nuages boudinés vert-pomme. Entre les nuages, le ciel est pareil à un gouffre de bitume qui se serait creusé en son centre, libérant des fumeroles de soufre d'un jaune éclatant. Une lumière violette, diffuse, éthérée coule du dôme lumineux en faisant ses gerbes insolentes. La terre rouge, marbrée par endroits, se recouvre parfois de sombres amas de lichen verdâtre. Des colonnes d'air chaud montent en tourbillonnant, aspirant des poussières, des fétus de paille, des crachats, des mégots, parfois des mulots au museau fuselé, aux crins élastiques. L'air est tendu, sec, craquant, pareil à une corde de luth. Les nuages se déplacent avec des vibrations de crécelles. Des nuées de sauterelles, de criquets planent en sifflant, en stridulant, mâchonnant au passage ce qui, par hasard, vient à leur rencontre : accroches de bretelles, mouches germinatives, index tendus, sexes flasques, bubons, furoncles.

  Un Paumé-parmi-le-néant, nommé "Glob", autrefois "Siméoni" dans son ancienne configuration humaine, s'éreinte les reins, s'échine l'échine, s'époumone les poumons, à faire cuire un peu d'eau dans une cucurbitacée du doux nom de "Berdouille". Ça jouille dans les graines, ça rimulle en grosses bulles ubuesques, ça gigote et planisphère et ça finit par gamuler en gaz flattant les antres piriformes de Glob, lequel a laissé tomber dans les cataractes fusionnelles quelques grains d'anis étoilé et deux abdomens de ses congénères termites hors d'âge. Après avoir bu le liquide émollient, après une rapide toilette, après un regard dans le miroir sans tain, Glob emprunte la galerie qui donne accès à l'extérieur. La porte est refermée sur les sombres vicissitudes de la termitière. On n'entend plus que le craquement de l'harmattan aux angles des bâtisses.

  Siméoni - c'est une des propriétés étonnantes de l'univers héliopolitain que d'être indifféremment "Glob" dans l'orbe métaphysique de la termitière [métaphore empesée du purgatoire par où les individus se confrontent à leur vacuité à proprement parler terrienne], pour redevenir "Siméoni", l'humain présentable quoiqu'insuffisamment rasé, dès que les portes de la contrition sont franchies, d'abord avec difficulté, ensuite la démarche s'allégeant, à la manière d'une insouciance retrouvée -, donc Siméoni huma l'air, cet air si particulier depuis presqu'une éternité, composé de vapeurs sulfureuses, de gemmes pareilles aux larmes de résine, enfin de fines particules en tous points semblables aux nuées qui, en des temps anciens, envahirent Pompéi.

  En ce milieu de matinée, alors que le thermomètre indiquait 38° Celsius, soit 100.4° Fahrenheit, les passants étaient rares, leurs silhouettes vaguement brumeuses. Siméoni sortit de sa poche intérieure une "Winston" qu'il inséra entre ses lèvres déjà dures comme du parchemin. A peine la molette du briquet tournée et c'était déjà le mégot qui se consumait en une sorte de grésillement acre, bientôt le filtre qui rougeoyait dans une drôle d'odeur de pain brûlé. "C'est étonnant,  pensa Siméoni comme le temps s'est étréci, à peine une étincelle et déjà il n'y a plus trace de rien." Comme si on n'avait jamais existé, comme si chaque pas s'annulait lui-même, effaçant les pas qui l'avaient précédé, dissolvant dans une brume ceux qui allaient apparaître. Tout était couleur d'irréalité. La durée était une mince rustine appliquée sur les choses, une pellicule de gélatine infiniment transparente. Les gens glissaient les uns devant les autres, leurs silhouettes s'emboîtant à la manière d'œufs gigogne. Destins mêlés, qui se croisaient, sur ce coin de terre, au hasard des rencontres. Mais ces dernières étaient fugitives, intemporelles, genres d'abstractions mathématiques. Intersections de signes, de chiffres et de lettres, de parcours angulaires, de percussions de tangentes, d'hypoténuses levées sur des triangles énigmatiques. Siméoni, plissant les paupières en raison de la sueur qui commençait à étoiler sa peau, ne percevait plus les déplacements qu'au travers d'une mince meurtrière. Tout glissait dans une longue dérive. Il vit, successivement, des automobiles se fondre dans les ombres des maisons blanches, des cyclomoteurs privés de conducteurs, des tables sans pieds aux terrasses des cafés, des chapeaux sans têtes, des lunettes sans yeux, des montres dépourvues de poignets. C'était cela le vertige du jour, la plongée dans la lumière ruisselant de partout à la fois. Les façades enduites de chaux lançaient leurs flammes blanches, les tables de métal faisaient tourner leurs cercles étincelants, les phares chromés giraient au dessus du sol, dardant leurs sclérotiques durcies vers ceux, imprudents, qui osaient les toiser de leurs regards d'idiots.

  "Mais les hommes n'apprendront vraiment jamais rien.", s'étonna Siméoni. "Mais quelle inconséquence de sortir au plein du jour alors que l'air vibre de milliers de corps étincelants, de centaines de scorpions, la queue dressée au-dessus de leur arc de mercure, prêts à frapper. Quelle inconscience tout de même !"

  Peut-être eût-il mieux valu rester dans les circonvolutions complexes de la termitière à simplement sécréter son miellat, l'esprit englué dans des pensées élémentaires, celle de s'alimenter, de creuser son trou dans la glaise, d'y disposer ses œufs inconséquents, attendant d'être dévoré par sa glaireuse descendance ? Allez donc savoir. Il était  si difficile de réfléchir parmi les rumeurs enflant de toutes parts, emporté par l'unique maelstrom visant la bonde terminale, laquelle finirait bien par nous prendre au collet, nous déglutissant d'un seul mouvement harmonieusement métaphysique.

  S'il paraissait à Siméoni que l'entreprise des autres était empreinte d'une certaine folie, sa propre progression dans le réseau étroit des venelles ne semblait pas lui poser problème. C'était donc cela le cours de sa vie, telle une feuille emportée au fil du courant ou bien glissant sur les volutes de vent. Sans doute chaque homme était-il trop complaisant envers lui-même, envers ses propres faiblesses.  Il fallait, avec justesse, exactitude, toiser son intime matérialité, en interpréter les excroissances existentielles, faire de son corps non seulement une géographie probable mais pouvoir étiqueter chaque partie, la douer d'une source de connaissance ou, à défaut, y inscrire avec le stylet de la lucidité, les tares, les inconséquences, les manquements, les aberrations, les compromissions, les doutes, les renoncements. Un temps, par la pensée,Siméoni se fit son propre tatoueur, gravant à la plume les signes d'encre bleu-marine qui racontaient son épopée d'homme ordinaire. Il écrivit, au calame de roseau, s'appliquant à tracer la gravité des pleins et la fluidité des déliés .

 

Sur le front : coupable de rêver.

Sur les paupières : écorces usées de la conscience.

Sur les joues : planisphères étroites de l'envie.

Sur les lèvres : négations de la vérité.

Sur l'à-pic du menton : promontoire de l'arrogance.

Sur les rocs des maxillaires : volonté égocentrique.

Sur la buse du cou : déglutition de l'amertume.

Sur les collines des épaules : esquives existentielles.

Sur les plateaux des pectoraux : défi de l'autre.

Sur l'épigastre : nœud gordien de la relation.

Sur l'ombilic : gratification de l'ego.

Sur les hanches : tango de la volupté.

Sur la plaine abdominale : plaisir immédiat.

Sur le scrotum : fidélité intempestive.

Sur les genoux : fausse rédemption.

Sur les pieds : corruption terrestre.

 

 Le Marcheur impénitent s'amusait de toutes ces petites vanités, de tous ces faux-semblants qui faisaient de la vie un carrousel infini dont aucune facette, fût-elle longuement explorée, n'épuiserait jamais le sens. Puis, Siméoni, dont la toison pectorale s'humidifiait de vapeur, dont les avant-bras tombaient vers le sol, entraînés par leur propre pesanteur, dont les cuisses étaient des piliers durcis mais ralentis par les nappes purulentes qui s'étalaient selon les creux et bosses du sol, aperçut un banc de fonte aux pieds immergés dans la houle pesante. Il s'y laissa choir, remonta ses manches de chemise,  les jambes de son pantalon de toile, délaça ses chaussures et se laissa aller à une manière de joie tout intérieure, de rêverie enfantine dont il ne se serait jamais douté dans les secondes précédant l'apparition de la halte providentielle. C'était, soudain, comme de ménager dans le cours de l'existence une parenthèse ludique, de faire tourner un manège enchanté. L'espace corporel, dans la touffeur ambiante, se laissait envahir d'une douce léthargie. Des souvenirs anciens, ondoiements de l'eau dans une rivière bordée de saules, roue de moulin faisant girer ses filaments aquatiques, mousses aériennes dans la fraîcheur d'un sous-bois, l'envahirent dans la tendresse, dans la souple évocation pareille à la mansuétude d'une affection maternelle. Toute cette précaution écumeuse, cette disposition à la nacre vivante, à défaut de le surprendre, l'incitait à incliner son âme vers de confortables projets, à s'entourer de la soie accueillante de l'utopie. Les défauts de l'homme, ses vices, ses turpitudes n'étaient vraisemblablement que des vues de l'esprit, de simples hallucinations que l'été caniculaire imprimait sur les rétines épuisées de la conscience. Il suffisait de faire halte, de se ressourcer et de continuer sa marche vers des terres plus sereines. Siméoni s'endormit, roulé en boule comme un chaton insouciant. Cependant l'astre solaire continuait son ascension, laquelle fut bientôt dans sa position zénithale. De grandes écharpes scintillaient dans le ciel, éblouissantes comme dix mille glaciers. Sous les coups de boutoir de l'incendie céleste la terre craquait, se fendait en longues lézardes, laissant émerger au plein de la lumière les tumultes des racines. Les lacs percutés par les flammes se vidaient de leur contenu, devenaient de minces flaques ne reflétant plus que la nudité du ciel. Des arbres pris de folie s'élevaient dans l'espace, longues torchères larguant leurs mortelles escarbilles sur les aires ignées. Partout était le feu, la surpuissance, la démesure démoniaque. Les forges de Vulcain, dans un grand arc lumineux, rejoignaient l'immense fonderie diluvienne. Partout était l'incompréhension, la stupeur, le désarroi dont les hommes étaient déjà saisis, au temps anciens de la préhistoire lorsque la foudre embrasait l'atmosphère. Les massifs forestiers n'étaient plus que d'immenses brasiers qui soufflaient leur brûlante haleine d'un horizon à l'autre. Les artères des villes se vidaient, on trouvait refuge dans la première galerie venue: une bouche d'égout, une canalisation, les sous-sols des parkings, les catacombes, au milieu des ossements à la blancheur sépulcrale. On se ruait dans les galeries du métro, on soulevait la moindre trappe, on recouvrait son corps d'une cape de bure ou d'un burnous de laine. Devant ses yeux on levait les barrières opaques de verres noirs. On entrait dans le creux des arbres évidés, dans les fosses d'aisance, dans les taupinières. On se faisait fourmis, on se faisait termites et le peuple des édifices de boue gonflait indéfiniment, comme une rivière en crue. Et ce qu'on cherchait, par-dessus tout, c'était l'eau, l'eau bienfaisante, l'eau salvatrice, régénératrice, lustrale, bénite, en bouteille, en vrac, en mares, en filaments croupis, en gouttes sanguinolentes, les bouches soudées au robinets de laiton; l'eau des radiateurs, des climatiseurs, des caniveaux, l'eau épaisse des marigots, celle, saumâtre des mangroves, celle des oueds faisant leurs minuscules gouttes entre le chaos des pierres brûlées, celle des outres gonflées de chaleur, celle perdue au creux des dolines, au milieu des galets bouillants. Il n'y avait plus que cela, cette fuite éperdue pour apaiser sa soif, humidifier le massif de sa langue, la fente de sa glotte étroite. L'eau se retirait des tissus, des cellules, des ligaments. Les corps étaient de vieux fagots de branches solitaires que l'air sec venait fouetter de sa vindicte, de minuscules grains dont les flancs se rejoignaient, de pitoyables sacs de peau tellement semblables au mirage des peuples pauvres dans les remous de poussière. Quelques rares survivants se hasardaient encore, longeant les à-pics d'ombres des balcons, à chercher l'improbable. Ils collaient leurs lèvres parcheminées aux goulots des bouteilles dans les bars désertés, ils buvaient aux flaques miséreuses, les mains ancrées dans la poussière. Parfois un figuier de barbarie et ses fruits désolés, parfois des agaves aux raquettes étiques, parfois des agrumes dont il ne restait plus que l'écorce incendiée. On avait beau tendre sa volonté comme une corde, ramasser son corps en forme d'animal de proie, se métamorphoser en éponge : rien, on ne saisissait rien que des paroles vides, des coquilles désolées. On n'avait plus de langage pour dire l'insensé. On n'avait plus de pensée à faire rouler dans la meute rabougrie de son cortex. On n'avait plus de mouvement à offrir à sa mécanique grippée. La machine s'était arrêtée en plein désert, faute de combustible, chaudière encore bouillante. Il n'y avait plus d'espoir d'échapper à quoi que fût de tragique. Après tout on était bien né pour ça, on le savait mais c'était difficile à avaler cette vérité en forme de yatagan, de faux terminale devant moissonner le vivant sans aucune exception. Et l'homme, dans tout cela, qu'avait-il fait pour empêcher cette fin abrupte, sinon de toujours repousser l'échéance, de faire l'autruche, de revêtir sa conscience d'œillères pareilles aux coupoles du Mont Palomar. Mais au moins celles-ci étaient occupées à chercher des étoiles, à percer le secret de l'univers, à initier de la connaissance, à élaborer de la réflexion. Mais l'homme avait failli à sa première et fondamentale tâche : assurer la survie de l'être, faire croître les conditions d'un toujours possible épanouissement, d'un essor, d'un déploiement. L'homme-rapace avait renoncé, repliant, par couardise, incapacité foncière, ses rémiges, arquant ses griffes, fermant son bec recourbé dans une attitude hautaine et dédaigneuse, la même qu'il avait toujours eue vis-à-vis des marginaux, des oubliés, des sans-grades.

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Maintenant les choses n'étaient plus réversibles. La grande sécheresse avait tout dévasté, jusqu'aux idées qui n'avaient pu résister à l'immense réification. Tout était devenu sec, compact, replié, sourd, aveugle. La conscience était devenue une simple chose. L'intelligence, une chose. La mémoire, une chose. L'imaginaire, une chose. L'intuition, une chose. L'histoire, la science, la religion, la spiritualité, l'art, la politique, l'éthique, la liberté, la vérité, le beau, le bien, le vrai, choses, choses, choses, et ainsi jusqu'à l'infini du temps fini.

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 Voilà, elle était bien venue la "fin de partie", le coup de sifflet final, la fermeture à jamais du grand rideau cramoisi où la condition humaine n'aurait plus à prendre la peine de faire ses entrechats, de commettre ses mensonges, d'inventer ses pitreries. Fini, le Grand Cirque. Il était temps de démonter la grande bâche, d'arracher les pieux, de replier les gradins, les trapèzes, de ranger les nez de clowns, de remettre les fauves dans leurs cages aux barreaux abstraits et désormais  bien inutiles. On n'avait plus besoin d'avoir peur des lions, de la reptation de l'anaconda, de l'arc tendu du scorpion, de la souris dans le tiroir de la commode, de l'amant de sa femme, du deuxième arrière beau-fils de sa cinquième épouse, du rouleau à pâtisserie, de la facture du garagiste, de la roulette du dentiste, de la virginité de sa concierge; plus besoin d'avoir peur des reproches, des remontrances, des récriminations conjugales, d'avoir peur de devoir passer la serpillière, de se foutre à poil devant les notables au conseil de révision, de voter pour le droit de vote des érythréens logeant dans notre pays depuis Jeanne d'Arc, peur d'attraper le sida, l'islamisme, la coqueluche, le libre-arbitre, l'intuition esthétique, de comprendre Les Tables de la Loi, les subtilités de Spinoza, la profondeur de la phénoménologie, la règle de trois, la formule de l'éthanol ou de l'acide acétique. Plus de peur. Plus de mal. Plus rien !

  Siméoni sortit peu à peu de sa torpeur. "Bizarre, tout de même, se dit-il, cette impression de légéreté." Sa tête flottait en haut de son corps, menue, aiguë, infiniment mobile, surmontée de deux cils vibratiles, peut-être d'antennes métalliques; ses yeux étaient deux globes disproportionnés, divisés en un myriade de fragments sur lesquels ricochait la lumière.

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 Le paysage se décomposait en rapides hologrammes, chaque partie se reflétant dans l'autre à l'infini : emboîtements de branches, pièces montées des collines, boules des nuages pareilles à des grappes d'œufs, routes se percutant en immenses tours de Babel, cubisme analytique des blocs superposés des maisons, pointillisme éthéré des insectes dérivant dans le ciel bouillant. Non, vraiment, Siméoni ne se plaignait pas de cette amplification de la vue, de ce déploiement proprement cosmique qui, non seulement le mettait en rapport avec l'immense capharnaüm des choses matérielles, mais décuplait l'univers fascinant de la conscience, étirait les membranes de la merveilleuse lucidité. Ainsi, pouvait-il voir les idées faire leurs échafaudages théoriques; la volonté étendre ses rémiges; l'intuition broder ses dentelles; l'éthique lustrer ses pierreries; le beau briquer  son miroir; l'art clouer ses hautes cimaises; l'histoire monter ses révolutions, démonter ses royaumes; le vrai affuter ses transparences; le bien empiler ses offrandes; la philosophie classer ses étonnements; la métaphysique lorgner dans la lunette de l'au-delà; la science édifier ses cornues de verre, emboîter ses équations; la mémoire creuses ses archives; le désir filtrer ses liqueurs; l'amour bander son arc; les sentiments faire leurs petites mares lubriques; les émotions trier leurs larmes; le temps régler ses rouages; l'imaginaire fabriquer ses licornes; le rêve projeter ses images; l'illusion saisir ses croyances; l'utopie édifier ses tours de cristal; l'espoir riveter ses dérives; les affinités enrouler leurs tresses; la culture cultiver son bouillon; les archétypes tricoter leurs fils arachnéens; les concepts attiser leurs braises; la foi regrouper ses boules de buis; la connaissance coller ses vignettes; la voix édifier ses colonnes; le langage visser ses mots; le réel se satisfaire de ce qui lui était échu présentement, laquelle échéance ne souffrait d'aucun retard, le feu divin coulant du ciel à la manière d'un immense convertisseur d'énergie. Les tonnes d'hydrogène fusaient, les cascades d'hélium se répandaient, les amas d'oxygène gonflaient comme des baudruches géantes, se répandant en fleuves, ruisseaux, filaments pareils à la course de la lave volcanique.

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Si les yeux étaient étonnants, le reste du corps n'en méritait pas moins quelques commentaires. Le cou était un tube métallique aux reflets de chrome et de cuivre à la base duquel étaient attachés deux bras semblables aux frêles concrétions de calcite dans les clameurs silencieuses des grottes. Le dos, d'un vert phosphorescent, diapré, auquel se mélangeaient des teintes de cobalt et de Véronèse était recouvert, sur toute sa surface, d'un treillis léger qui faisait penser à la superposition  d'ailes repliées. L'abdomen, gaufré, annelé, succession de bleus outremer et de verts profonds était du plus bel effet. Sa partie terminale consistait en deux éminences recourbées semblables à des cils tactiles. Quant aux jambes, au nombre de quatre, elles s'apparentaient plutôt à de longilignes et infinies échasses dont la fragilité apparente n'était pas sans évoquer des tiges de verre. Au final, tout ceci était plutôt bien ordonné, de proportions satisfaisantes, sans que pour autant on pût songer an nombre d'or. La structure était verticale, la base triangulaire s'ancrant au sol en raison de griffes qui en clôturaient l'anatomie. Les bras, repliés en zigzag, fouettaient régulièrement l'air, striant ce dernier de bandes sonores qui faisaient penser aux grincements de la scie musicale.

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 Etonnante métamorphose, s'il en était. Sans doute l'action conjuguée des radiations solaires, conjuguée à la complexion termito-humanoïde avait-elle accentué le processus de mutation biochimique. Mais peu importait de connaître les arcanes du prodigieux métabolisme dontSiméoni lui-même ne s'alarmait pas, comme si cet état nouveau l'avait affecté depuis la nuit des temps. Présentement il était assis sur son triangle vert-pomme - les teintes changeant selon la lumière, la température, l'incidence des rayons -, les coudes aigus reposant sur les gambettes étiques, le dos cambré comme celui du scorpion, le cou en extension, tête en position zénithale comme s'il s'était s'agi de parler aux étoiles. Cependant Siméoni habitait son nouveau corps de la façon la plus naturelle qui fût - est-on jamais étonné de sa propre apparence ? -, et, pourrait-on dire, avec une certaine auto-complaisance manifeste dont, du reste, il ne tirait aucune vanité. Debout, il pouvait vaquer à toutes sortes d'occupation sans qu'aucune gêne particulière se fît ressentir. Sa progression à l'horizontale, appuyé sur les sarments de ses membres antérieurs et postérieurs, s'accomplissait selon bonds et autres entrechats esthétiquement aboutis. On aura compris que, pour Siméoni, tout se déroulait sans anicroche et que la pire des situations qui eût pu être envisagée ne l'affectait pas plus que les vagues tournoyantes et hautement solaires qui parcouraient le moindre territoire de sa langue de feu.

  Un bémol devra toutefois être posé comme condition anticipatrice, afin que la suite du récit ne sombre dans diverses apories dont on aurait du mal à démêler les mailles aussi serrées que douloureuses et qui fausseraient  une juste compréhension des choses. Si l'homme-Siméonis'était transformé, à son insu, en zombie tératologique, mi-insecte, mi-anthropos, ceci ne concernait que les apparences, dont on sait qu'elles sont souvent trompeuses. L'intérieur de la cuirasse, le dedans de la tunique de soie et d'organdi, demeurant dans un état primitif, portant en elle les traces des expériences et empreintes premières. Si, compte tenu de l'état actuel, on peut se hasarder à faire l'hypothèse que les facultés mentales, la psychologie, la morale, le sentiment, l'urgence à fabriquer du devoir, de l'action juste, de la conscience ouverte-déployante demeurait le fondement de l'individu-Siméoni, eh bien l'on aura développé une exacte intuition. La décrépitude externe, qu'elle figurât sous les traits de la larve-termite ou bien de l'arthropode-crochu ne diminuait en rien la capacité à se plier à l'exigence d'une éthique fondamentalement humaine. Il s'agissait donc, là, au milieu de la désolation ignée, de la combustion fusante, des coulures de la lave incandescente, d'élever la concrétion non altérée de la conscience afin qu'à partir de sa solidification, l'on pût reconstruire les conditions d'une nouvelle nidification à visage humain. Seulement il y avait une condition au fondement de cette exigence, celle qui consistait, tout simplement, à faire amende honorable, à adopter un profil bas, reconnaissant sa culpabilité d'homme, son éternelle insouciance, son cheminement primesautier parmi les nécessités morales du chemin de croix existentiel.

  Traversé par l'urgence d'une nécessaire réhabilitation, ainsi que par le désir d'élever une manière d'échelle cosmique en direction d'une transcendance oubliée - le souci des hommes, leur mortelle condition ne trouvait-elle pas là sa seule explication plausible ? -, L'Homme-Siméoni, dardé sur ses éminences  constamment telluriques, face pieuse, yeux multiplement dévolus à la fascination ouverte par le sacré, lumière fécondante, ruisselante partout répandue, lança dans l'espace ouranien incandescent, l'hymne qu'Akhénaton, le "Seigneur des terres", l'époux de la belle Néfertiti, avait dédié à l'incomparable Aton, le dieu-Soleil :

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"Ô toi, source de toute vie, pénètre mon âme
et purifie-moi de corps et d'esprit,
Que toutes les ombres qui sont en moi se dissolvent,
que l'harmonie cosmique pénètre toutes mes cellules.
Tu es le père de mon esprit, le but ultime de mon
existence est de rayonner à ta ressemblance.
J'ai décidé d'être un soleil. Qu'il en soit ainsi."

 

  Ces paroles hautement incantatoires ne pouvaient être suivies que d'un silence lourd, occlus sur la démesure de la parole humaine, en l'occurrence celle de cette étrange  entité, mélange absurde de noble et de miséreux, vague forme à l'ubiquité inquiétante, galimatias, sabir, presque mutité, abscondité, mixte zoo-anthropomorphique dont les représentations torturées et monstrueuses des jardins grotesques de la Renaissance auraient pu tenir lieu de représentation.

Au zénith, le flux blanchâtre, sulfureux, les fumeroles acides, les jets de bombes métalliques, les scories, les geysers cyclopéens faisaient toujours leur sabbat de sorcières, continuant à hurler, telles des gargouilles ignobles et inventives, à  vomir leurs glorieuses régurgitations, à embraser ce qui restait de ciel, dont on eût dit qu'il était la désolation d'un champ de batailles après que les grenadiers sanguinaires l'ont déserté. Aucune place pour une parole signifiante et encore moins de lieu où puisse s'illustrer, même dans une mesure étroite, le plus humble poème du monde, le plus dépouillé des haïkus. L'absence de langage, c'est à dire d'accueil pour l'homme, résonnait lugubrement comme la fin des temps. Cependant, que Siméoni - ou bien ce qu'il en restait -, lustrait avec application ses attributs pareils à ceux de la mygale, une fente ouvrit le ciel dans sa profondeur. Les nuées ignées tourbillonnaient autour de ce qui semblait être un œil immensément cyclopéen, un abîme capable d'avaler, à lui seul, l'entièreté de l'univers. Tout semblait à la fois partir de cette pupille dilatée à l'extrême, en même temps que tout semblait y retourner, long reflux vers des considérations proprement originelles.

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Siméo-Glob - ( car il n'était qu'une combinaison monstrueuse de matières contradictoires, se repoussant par nature, les fragments ne tenant entre eux qu'à la mesure de l'immense magnétisme qui lançait ses impulsions électriques dans l'atmosphère tendu à blanc -)  tendait ses antennes à la manière d'un râteau commis à recueillir entre ses dents désireuses les ondes universelles. Soudain une voix tonnante bouscula les nuées ardentes. A côté, le bon Moïse redescendant du Mont Sinaï, apprenant que son peuple vient de rompre l'alliance à peine conclue et brisant avec fracas les pierres portant les Tables de la Loi, aurait fait figure de joyeux plaisantin : juste un pétard mouillé faisant son bruit piteux dans les pavillons auriculaires blasés. Non, dans l'ici et maintenant de Siméo-Glob, la clameur était équivalente à celle d'un peuple criant sa révolte sous les coups du tyran, à la lugubre mélopée, multipliée à l'infini des Noirs dans les champs de cannes à sucre, sous la férule de leurs tortionnaires. Sim...-Gl... avait beau replier ses antennes en forme de tortellinis, de torsades italiennes hachées menues par les fureurs du Stromboli, rien n'y faisait. Le grabuge était éblouissant; il tambourinait, martelait la tunique éphémère qui virait au violet aubergine, rebondissait sur les cannelures abdominales comme un enfant espiègle descendant, dans le  vertige et l'inconscience, les rouleaux d'un toboggan maléfique, diabolique; il rendait turgescents, convulsifs, les membres inférieurs agités comme de la gelée; il s'introduisait dans la moindre faille, déroulait ses volutes calcinés dans le moindre espace disponible. Bien que le tintamarre fût puissant, contondant comme le marteau-pilon, les mots proférés éclataient sur les boudins vert-pomme des nuages, leurs milliers de pattes ténues laissant, sur les monceaux d'ouate enflammée, leurs traces indélébiles, leurs échos inextinguibles :

 

"Ô toi, source de toute finitude, sors de mon âme

et laisse donc en paix mon corps de feu et d'air,

Que toutes les lumières qui sont en moi se rassemblent et croissent,

afin que l'harmonie cosmique qui m'habite détruise tes cellules souillées.

Tu es le fils de l'obscur, l'échec de mon existence,

celui par lequel mes rayons courent à leur perte.

J'ai décidé d'être ta tombe. Qu'il en soit ainsi."

 

  La réponse était cinglante, à la mesure de l'inconscience gluante de l'humanoïde avorté. Une loque en perdition dont on aurait pu espérer qu'elle inspirerait au dieu Athon, une plus grande indulgence, une magnanimité, la possibilité d'un rachat. Gl...Sim... s'amenuisa, se recroquevilla sur lui-même, dans l'attitude d'une punaise paraplégique cherchant désespérément à échapper à son pitoyable destin. Cependant le grondement vocal continuait d'ébranler l'immensité ouranienne :

 

  "Nommé Rê, Dieu Soleil à la tête multiple, tête de faucon à l'œil perçant, coiffé du rayonnant disque, je navigue au ciel dans une barque à voile étendant ses ramures sur l'ensemble des vivants. Seul Pharaon dont grands sont les privilèges, immenses les mérites, peut, à mon côté, prendre place.  En mon nom d'Amon, je suis le Bélier aux cornes recourbées. En mon nom de Khêpri, je suis le scarabée traînant sa boule solaire à la lueur du levant. En mon nom de Rê je suis le soleil de midi dardant ses rayons dans tout l'univers. En mon nom d'Atoum, je suis l'astre qui décline afin de disparaître sous l'horizon.

La nuit, je demeure le Roi à la triple nomination, et mon périple ressource mon énergie, l'éclat que  je dispense. La nuit, ma traversée est dangereuse et toutes sortes d'ennemis redoutables, - des hommes irrévérencieux de ton espèce -, essaient de faire chavirer mon embarcation afin qu'au matin je ne puisse renaître. Mais ma radiance  est  plus forte que les manigances inventées par les tiens, hommes de faible constitution, d'esprit chétif enclin à la médisance, genres de vieillards cacochymes et aigres aux projets malfaisants.

  Mais, homme de peu de mérite, que réclames-tu donc une âme qui, toujours t'a fait défaut ? Et comment purifier un corps délétère, un esprit dégonflé comme une outre antique lors des périodes de disette ? Et les ombres qui t'habitent, encore eût-il fallu qu'elles ne soient point trop envahissantes de manière à y glisser un peu de clarté ! Et l'harmonie que tu appelles de tes vœux, mais quel orgueil, et la dimension cosmique, mais quelle suffisance !  Mais le rayonnement auquel tu prétends pouvoir aspirer, quelle arrogance ! Faut-il que toi et les tiens soyez assez fats pour oser prononcer de telles vanités ! Moi, Amon-Khépri-Atoum-Rê, me ressembler, quelle présomption ! Homme de petite destinée, jamais tu ne pourras briller comme l'Astre-Dieu. Tu en es l'exact contraire. Il suffit de te regarder. Ta vie passée, en toute perte, à juger les autres, à boire dans les tavernes, à fumer, à manger sans égards au regard des pauvres, des indigents, à sillonner la terre et y répandre tes fumées mortifères; ta vie à mentir, à feindre d'être, à entraver la liberté, à tuer, à répandre la calomnie, à emprisonner, à mépriser la conscience, à ignorer l'esprit, à humilier la culture, à rabaisser la connaissance, à te réfugier dans la drogue, le stupre, la fornication.  

  Voilà où t'a conduit ton ignorance, ton entêtement, ton obstination à regarder le bout de tes pieds alors que le monde était vivant. Par ta faute il est devenu, une branche morte, une souche en train de pourrir. Non, tu ne mérites pas le rachat. Moi, Dieu-au-regard-solaire-pareil-à-l'oeil-du-faucon, je n'ai qu'une chose à accorder à ta supplique : va donc rejoindre les tiens, les demi-hommes à la vue basse comme le coyote, les Ham, les Hom, tous les débris d'humanité qui croupissent au bord des caniveaux et faites votre examen de conscience et, ensemble, d'un même élan sautez à l'eau, ce sera le meilleur acte de votre vie étrécie comme peau de chagrin. Ouste!"

 

  La diatribe était sévère mais sans doute méritée. La parole de Rê, ses rayons de lumière ne pouvaient mentir. Sim... ramassa ce qu'il put de ses fragments épars, pattes de criquet, mandibules et tête de mante, crochets venimeux de mygale, quelques lambeaux de son ancienne gloire anthropomorphe et, claudicant-sautant-de-guingois, il se hasarda à avancer parmi la solitude des contrées dévastées par la brume effervescente. Croisant d'étranges silhouettes, pieds fichés en terre, tête se sustentant au-dessus du vide, bras arrêtés dans l'attitude de la marche, langues soudées entre elles dans un étrange conciliabule, barbes lévitant, scrotums dégorgeant leur dernier jus,  positions fécales suspendues, mutineries amoureuses comburées, passions liquides, répliques vissées dans l'air tendu, Sim.. progressait par petits à-coups, pareillement à la miction bégayante de vieillards prostatiques, par petites giclées de nourrice prise en flagrant délit de rétention lactaire, par petites émotions, par menus sauts parkinsoniens, par petits doutes cartésiens. Ça avançait et reculait. Ça repartait et ahanait. Ça stridulait et pépiait. Ça progressait menument vers son destin cyclopédique et piriforme. Ça titillait vers des fosses typiquement carolines. Ça dépassait d'anciennes fabriques, maintenant simples amas de ferrailles tordues avec des plots de béton s'ébrouant dans l'air torride. Ça tintinabulait, ça berdichait, ça chourinait et, enfin, bientôt, à l'horizon du trottoir, se dessina, dans la brume de chaleur, la silhouette jumelle des becs de gaz, lesquels étaient au bord du canal, lequel Canal abritait sur ses berges avenantes et remplies de fientes colombines, les deux Apophtegmes inséparables, Ham et Hom ou bien Hom et Ham, comme on voudra. Les deux histrions, abrités sous le vert-de-gris des platanes, protégés des meutes solaires par les attouchements répétés de la canalesque engeance, dissimulés sous l'indifférence glacée des riches riverains aussi bien que par les regards calamiteux des passants ordinaires, avaient survécu - ou, plutôt vécu au-dessous de la ligne de flottaison existentielle, ce qui, pour une fois, les avait sauvés du désastre ambiant -, avaient bu, mangé, pissé dans les eaux chaudes et sulfureuses sans autre forme de procès et, présentement, engoncés dans leurs boîtes jusqu'au cou, se laissaient aller à la douce euphorie subséquente au désastre frôlé et, maintenant, derrière eux. Cependant, reptation après reptation, hoquet après hoquet, flatulence après flatulence, Sim-Gl... était arrivé sur les monticules d'herbe roussie longeant les rives du canal.


 

 

 

 

 

 


 

 

 


 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 février 2014 6 22 /02 /février /2014 08:29

 

Falaise des mots

 

 fdm.JPG

Source : Wikisource. 

***

(Libre méditation

sur un Poème

de Nath Coquelicot.)

*

 "Au poignet gauche de l'âme.  

Je reste penchée

A l'aplomb du geste

Mains épépinées

Par la saison froide.

 Porté par des muscles de sable froid

Un miroir sans tain - érigé -

-  L'onde imperceptible

A bougé le vent  -

Séparant le monde en

Devant - Derrière .

 . Cette prairie vert-jaune

Petit carré dans le béton

Enfoulée de têtes panachées

Dont la parole me reste étrangère

 Et

 Une force sous la chemise de peau

La bouche collée

Au goulot de la lumière

Les doigts fouillant les pots de verbes.

 Le blanc vespéral - cri d'écume

Fouette

Ce que je deviens

Falaise

S'abandonnant au poitrail profond du ciel .

 Bracelet noir

Au poignet gauche de l'âme,

Dans l'immobile silence

Voilure tendue au mât de ma chair

Je danse - beaucoup ."

*

 Nath - Février 2014

*

  C'est cela même qu'il faut faire afin de connaître la Poésie. On est au creux du rêve, dans l'encre lourde de la nuit. On dérive lentement et les rives sont si loin qui font leurs souples battements. Au ciel, piquées dans la toile d'ébène, les braises des étoiles font leur unique feu en attendant que l'aube ne les efface. On est si seul parmi le peuple nocturne, seulement alourdi par la gangue des mots. C'est une glaise, profonde, qui dit le danger à ne pas proférer, à demeurer dans les plis du silence. Le grouillement, on le sent tout contre l'arc brillant du diaphragme. C'est une tension, un voilement qui n'existe qu'à être déchiré. Cela gonfle, cela déploie ses rémiges, cela fourmille comme le peuple des insectes dans les hautes cimaises de la canopée. On le sait depuis le feu rouge de son sang, depuis la conque fermée de son sexe, depuis le bouton de l'ombilic. On le sait physiquement, organiquement. C'est une lave qui attend le moment propice de son jaillissement, c'est un désir qui arme son ressort, c'est une sève qui, bientôt, dira la plénitude de l'arbre, l'effervescence des bourgeons. C'est une feuillaison longuement arquée sur  son dépliement.

  Alors on "reste penchée à l'aplomb du geste", ce geste inaugural annonçant déjà l'imminence de la falaise, de son miroir éblouissant, de sa catapulte en direction des Vivants. Qu'ils ouvrent leurs mains en miroir, qu'ils décillent leurs yeux, ces Existants, qu'ils fassent de leurs corps obsolètes, des voiles d'apparition de la langue dans la pesanteur du jour. Les mots sont là, les mots du Poème. "L'aplomb", l'instance du "miroir", "la falaise", "la voilure", ce sont les métaphores multiples qui se sont dégagées du "froid", cette blancheur immaculée qui voudrait dire la nullité, le fondement à partir duquel faire sens dans l'espace ouvert d'une clairière.

  Dans la clairière sont les hommes, souvent pris de cécité, à l'étroit dans les mailles "vert-jaunes de leurs prairies", enserrés dans leurs "petits carrés de béton" et leurs "têtes panachées" demeurent dans l'exil  de la Parole, dans l'égarement multiple qui les soustrait à eux-mêmes, les met à l'écart du Dire essentiel. "La parole…étrangère", c'est  celle enclose dans son bourgeon, avant même son propre événement ou bien c'est celle proférée dans l'inconsistance mondaine qui, toujours, retombe comme d'inutiles scories sur le sol de cendre. De cela, de cette geôle dans laquelle gît le langage, de cette incurie à surgir au milieu de la beauté, on est atteint comme d'une maladie incurable. Alors, du-dedans, ça se révolte, ça bande l'arc des signes, ça cherche à décocher ses flèches, à atteindre le plein de la cible. "Une force sous la chemise de peau" fait sa lourde vibration. Cela bourdonne comme un essaim. Puis les guêpes à la tunique d'or sont lâchées, puis la bouche fuse et se tend vers le "goulot de lumière", là où "les doigts fouillant les pots des verbes" font jaillir "l'écume" blanche des mots.

  Le "cri" est lancé qui vibre d'un horizon à l'autre et la mer - ce recueil poétique, ce flux et reflux, ce rythme porté jusqu'au secret des abysses - la mer, se gonfle d'un ressac disant toute la beauté du monde. Le "cri"  fait apparaître le merveilleux déploiement montant jusqu'au "poitrail profond du ciel", le "cri" fore, vrille les tympans, se loge dans le réceptacle humain, envahit l'espace disponible de la conscience, fait ses effusions dans la gemme anthropologique. Soudain, tout est Poème, depuis la brindille noire de la fourmi écrivant son passage dans le linceul de poussière jusqu'à la faucille blanche de l'oiseau moissonnant le champ des nuages. La mince colline se fait montagne, le ruisseau devient fleuve, la flaque d'eau se dilate aux dimensions du lac.

  C'est ainsi, toute parole qui se quintessencie agrandit l'espace jusqu'aux limites de l'horizon, ouvre l'arche de la temporalité. L'instant devient éternité, le moment ordinaire se propulse dans la triple extase faisant se conjoindre le présent, le passé que féconde la mémoire, le futur qui se décline selon l'ouverture du projet.  Être dans le poème, c'est tout simplement s'extraire des habituelles contingences, c'est prendre site là ou plus rien ne signifie sous la férule du Principe de raison, la tyrannie du concept, l'arraisonnement de la logique. Être dans le poème, c'est se situer en haut de cette falaise dont les oiseaux de mer - les goélands à l'œil perçant, le rapide sterne, la mouette rieuse -, font l'aire de leurs jeux célestes alors qu'en bas, sur la Terre, les "hommes de bonne volonté" tracent leur oublieux chemin et leur vue demeure attachée à la glèbe soucieuse.

  S'abandonner au poème, c'est s'extraire de cette pesanteur, c'est s'abreuver au "goulot de lumière", par lequel s'annonce une liberté. Alors on devient falaise soi-même, grande élévation de craie où s'inscrivent les pensées du monde, où se déposent les lignes souples du savoir. C'est comme de flotter longuement au-dessus des plaines d'herbe et d'apercevoir l'ondulation du crin des vigognes parmi les plateaux teintés d'ivoire douce. C'est comme de devenir outre de peau où résonne le chant mystérieux des Sirènes. C'est comme de se retrouver libre nuage que le zéphyr fait danser au gré de ses fantaisies. Car le Poème est danse - "je danse beaucoup" -, car le poème est cette subtile chorégraphie tellement liée à notre essence que nous ne sentons même plus ce courant qui nous traverse de part en part, dilatant les ailes de notre conscience.

  Ce souffle magique cesse-t-il et alors nous sommes orphelins, et alors nous sommes veufs de nous-mêmes et nous accrochons à nos bras meurtris le crêpe du deuil, cet étrange "bracelet noir", nous l'accrochons "au poignet gauche de l'âme", cette âme gauchie par "l'immobile silence" qui nous réduirait à vivre notre condition mortelle sans attendre si, d'aventure, le langage venait à s'absenter. Mais, le Poème, nous le voulons de toute la force dont nous sommes capables, alors que la herse des jours s'abat à l'horizon et qu'il est encore temps de témoigner en tant qu'Homme, en tant que Femme jusqu'à l'épuisement de l'eau, de la terre, du feu, jusqu'à la dernière larme; au dernier vent, au dernier nuage, au dernier rebond. Il est encore temps…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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