Mouvements contraires
Patrick Geffroy Yorffeg
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[Ce regard sur le monde en forme de fiction suivi d’une critique ou bien d’une diatribe - c’est comme on voudra -, n’a d’autre intention que de pointer les « mouvements contraires » dont la belle image de Patrick Geffroy Yorffeg est l’illustration, autrement dit de faire émerger les incohérences, navigations à l’estime et autres avancées vers des rivages privés d’amers dont notre société contemporaine est prodigue, souvent à l’excès. Cependant nulle amertume dans ce constat. Seulement le renoncement à une foncière illucidité qui nous égare et nous fait prendre l’ombre pour l’arbre. Le sentier dont nous suivons la voie en tant qu’humains a besoin de clarté. On ne chemine jamais exactement lorsque la nuit pave de sourdes intentions et de desseins inavouées notre progression en direction de ce que nous croyons être notre lumineux destin. Toujours nous voulons écarter ces membranes de suie qui voilent nos yeux et obscurcissent le projet de vivre. Seulement le point brillant d’un sémaphore à l’horizon et nous sommes sauvés. Au moins provisoirement. En voyage !]
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C’était avant que les hommes n’arrivent à eux. L’univers était une boule encore incandescente par endroits, des fumeroles montaient du sol en longues cordes de soufre, des jets de lapillis incandescents rayaient l’air de leurs hordes vindicatives. Le jour, indécidé, se traînait à l’horizon, la nuit captatrice serrait tout dans ses bras aux lianes ténébreuses, convulsives. Les arbres n’étaient pas tout à fait des arbres, seulement des crinières échevelées se levant sous un dais de glauque clarté. Les animaux n’étaient que de grossières esquisses, des sortes de moignons pourvus d’étiques pattes. Ils progressaient par sauts saccadés, lourdes reptations. Les plus évolués d’entre eux avaient des ailes tronquées, des jabots tubéreux, des plumes en forme de flèches, des rémiges pareilles à des baleines de parapluie.
Mais ce que les engeances arboricoles et animalières arboraient tels de fâcheux emblèmes, « l’humaine condition » l’exhibait au centuple dans l’ordre du confondant, du déconcertant, du vice rédhibitoire qui semblait en entraver la genèse. Il semblait qu’un ombrageux démiurge avait jeté son dévolu sur cette race de futurs bipèdes, prenant un malin plaisir à en contrarier la marche en avant. En réalité une sorte de piétinement qui les maintenait dans un état proche de celui d’une Nature native, empêtrée dans ses propres contradictions. Comme ils n’étaient nullement parvenus à leur complétude, leurs noms s’écrivaient ainsi, en graphies lapidaires, dans les antres sombres des cavernes :
HOMS
Il faut dire, ces pré-hominidés ne se souciaient guère ni de l’élégance de leur langage, ni de la mesure esthétique de leur allure, ni des « bonnes manières » dont, bien plus tard, ils seraient les empressés serviteurs. Pour devenir des « honnêtes hommes », ils avaient du chemin à faire et Compostelle était loin qui faisait son clignotement de foi au terme d’un long et pénible pèlerinage. Ils n’étaient que les pèlerins d’eux-mêmes, autrement dit des genres de mendiants et de pauvres hères qui ne parvenaient nullement à faire le tour de leur propre bastion. Les décrire est presque tâche harassante, tellement les mots échouent à en décrire le réel.
Leurs fronts, dont les coussinets sus-orbitaux dilatés auraient pu faire penser à quelque volumineuse intelligence, étaient seulement le siège de l’eau primordiale qui les avait déposés sur les fonts de l’exister. De l’eau, il y avait en eux, mais non lustrale, commise à quelque remise au sacré. Bien plutôt des liquides des abysses habités d’ombre, parcourus de courants opposés où dormaient des poissons aux yeux globuleux, aux desseins impénétrables. Leurs corps étaient massifs, semés de pierres et traversés d’écorces rugueuses, d’échardes de bois, tirés à hue et à dia par des mouvements contraires, ces irrésolutions fondatrices avec lesquelles leurs descendants n’auraient jamais fini de lutter, manières d’invasives marées suivies des eaux d’étiage, à peine un filet humide rampant parmi les mousses et les trous spiralés des vers.
Ceci qui traçait déjà la dramaturgie de l’humain, ils en possédaient les prémisses, scindés qu’ils étaient entre les pulsions élémentaires de l’eau, de la terre, du feu, de l’air. Tels de futurs Ravaillac ils étaient écartelés, démembrés, ne sachant à quel sein nourricier confier les vertus indociles de leurs âmes. Certes, de ces dernières ils ne possédaient qu’une manière d’éclisse dont, parfois, ils entrevoyaient la lueur reflétée sur une pierre de silex ou le tranchant d’un outil. En ces temps de disette on ne pouvait espérer la profusion de l’esprit, l’irradiation de la conscience, la déflagration de l’amour en gerbes d’étincelles. On se contentait d’un lumignon tenant lieu de toutes ces effusions, on calfeutrait, dans la barbacane de son corps, le peu de clarté qui voulait bien s’y loger, on se pliait en boule sur l’impossession du monde. Ceci serait pour plus tard si, du moins, cet objectif pouvait échoir à ces formes en devenir.
De la terre, il y avait en eux et leurs pieds bots s’élargissaient sur le sol telles de racinaires ventouses qu’un tapis de rhizome fixait à demeure afin que, stabilisés, ils n’aient à courir après leur fuyante esquisse des siècles durant. Leur premier souci avait consisté en une sédentarité qui les assurait, au moins temporairement, des aléas d’une errance sans fin. Le nomadisme viendrait plus tard. Le gibier était véloce dont il fallait suivre la trace.
Du feu il y avait en eux, pareil au pieu rubescent planté dans l’œil du Cyclope. Des flammes qui brûlaient leur regard, les portait à la cécité. Ils ne voyaient guère que les vagues de crinières au-dessus des herbes de la savane où couraient les rapides fauves. Pour eux, dont la mort suivait de près la naissance, il y avait urgence à affûter le pieu de leur sexe - ce feu -, à le planter dans la première forêt vulvaire qui passait à portée avec ses forts remugles, cette odeur puissante de la vie qui jetait ses spores à la volée. La mort, il fallait lui planter une dague au mitan des épaules, pourtant on n’en connaissait les funestes entreprises, on en percevait seulement l’ombre large du plein de son instinct.
De l’air circulait dans les soufflets de leurs poumons avec un bruit de râle. De l’air traversait l’isthme de leur gorge, se changeait en cri de bête lors de la copulation, du meurtre de la bête, de la douleur s’invaginant dans la meute cavernicole du corps. Ils n’avaient pas de langage, seulement des glapissements, des éructations, des coups de glotte pareils aux dindons qui glougloutent en agitant leurs caroncules pourpres. Leur communication réduite à sa portion congrue était strictement tissée d’atomes, ce qui leur tenait lieu de paroles était ce jet compulsif de matière, cette nuée salivaire qu’ils jetaient au-devant d’eux comme le caméléon happe sa proie en dépliant la spirale de sa langue. Déjà, les premières vocalisations portaient en germe, l’affrontement, la polémique, la substance épineuse de la lutte, les premiers outils de la guerre.
Ils n’étaient, dans le temps qui commençait à fourbir ses rouages, dans l’espace qui s’apprêtait à dilater ses ondes, que de simples arrangements de corpuscules bruts, des amas confus de fibres, des enlacements de textures diverses. Une manière d’étoupe dense, filandreuse, dont nul n’aurait pu déchiffrer la sourde énigme. Dépourvus de langage, ils n’avaient nul moyen de penser, d’émettre des hypothèses, de faire se lever l’architecture du concept. De ce que, bien plus tard, ils recevraient en tant que nomination singulière, d’animal raisonnable, selon la proposition d’Aristote, ils ne possédaient, en ces lueurs originelles, que le penchant animal, la raison serait reportée à plus tard, bien que sujette à caution.
Il est souvent difficile de trier le bon grain de l’ivraie, de faire la part du fond simplement instinctuel, d’en différencier les phénomènes bruts, informes, de ceux dits « cartésiens ». Actes sensés et passions s’interpénètrent continuellement, décisions éclairées et actes compulsionnels jouent dans la même cour, dans ce que cette œuvre nommée « mouvements contraires » donne à penser, une permanente confusion prenant son essor à même la complexité de la condition humaine. Alors que la plupart de nos contemporains situent le foyer de leurs déterminations dans la clarté de la raison dont le néo-cortex serait la forme aboutie, il n’est pas rare que comportements, jugements, actes s’abreuvent à la source sauvage du cerveau archaïque, sauts dans le reptilien, catapultes dans le limbique.
Sans doute l’histologie permet-elle de faire la part des choses, de disposer d’un côté les tissus alloués aux tâches les plus nobles de l’homme, de l’autre de repérer ceux entachés des stigmates de la sauvagerie la plus primitive. L’histoire de notre propre genèse nous rattrape toujours en ces temps de lecture approfondie du génome humain que les découvertes de l’intelligence artificielle viennent multiplier au centuple. Plus rien ne sera soustrait de l’architecture humaine aux curieux et explorateurs en tous genres. Tout sera cartographié jusqu’à la plus infime cellule et la diatomée encore inaperçue au fond de quelque ténébreux univers possèdera bientôt sa fiche, son pedigree sera établi, son identité archivée dans l’infinie mémoire cybernétique dont les Modernes ont fait leur alfa et leur oméga, si bien que, sans vergogne, elle s’approprie les qualités jusqu’ici d’essence anthropologique. De la machine à l’homme le courant d’électrons est maintenant si continu que la frontière devient imperceptible. A tel point que la question se pose déjà de savoir qui de l’homme ou de l’outil devra prendre les décisions qui engageront le destin des peuples. Voici, ceci il fallait le dire.
Depuis l’époque lointaine de la préhistoire en passant par l’antiquité, la renaissance, les époques contemporaines, certes l’homme a évolué. De brillantes civilisations ont vu le jour, d’autres se sont écroulés tels les murs de Jéricho. Grandeurs et décadences s’enchaînent avec un tel rythme qu’une lecture cohérente du monde devient de plus en plus malaisée. Nous vivons l’ère confusionnelle par excellence où toutes les valeurs sont équivalentes, où la qualité des actes le cède à la quantité, où l’univers numérisé prend plus d’importance que celui médité, longuement et consciencieusement contemplé, poétiquement approché.
La philosophie est reconduite au statut d’objet archéologique, la littérature, le poème s’effondrent sous les coups de boutoir de l’économie mondialisée. L’art est le parent pauvre d’une soi-disant culture populaire dont l’affligeant paupérisme tient lieu de savoir universel. La morale est le gentil passe-temps de quelque vénérable savant enseveli sous les incunables poussiéreux de sa bibliothèque. La première sensation au saut du lit tient lieu d’apologie, de guide infaillible de la conduite à tenir. La sacralisation de l’événement relève de la seule obédience médiatique. L’écologie est victime de la bien-pensance petite bourgeoise ou de l’idéologie boboïsante des générations spontanées d’idées readymade, de postures conformistes qui, pourtant, se pensent novatrices. Les inventions duchaniennes de l’urinoir, du support à bouteilles avaient au moins valeur d’aiguillon d’un art qui avait tendance à s’assoupir. Outil subversif au gré duquel trouver un nouvel élan, initier une forme jusqu’à ce jour ignorée. Le superbe contre-exemple en est l’asservissement auquel la publicité contraint ses adorateurs. Ils ne sont que les épigones d’une réalité qui les dépasse et les égare, eux qui pensent diriger leurs destins, assumer leurs choix.
L’Histoire n’apprend plus rien des tragédies qui en ont tissé le long cours. L’égoïsme, l’inflation galopante de la subjectivité réduisent le champ de vision à l’état d’une peau de chagrin. Le commerce a remplacé les belles lettres. La vitesse a tué tout romantisme. Le béton pousse partout où la nature demeurait intacte. Les villes sont tentaculaires. Le climat perd ses repères. L’humain renie ses facultés essentielles.
Certes, nulle diatribe ne parviendra à bout de ces apories constitutives de la marche en avant des sociétés. Le progrès est à ce prix qu’il est tout d’une pièce avec ses peaux de pêche et les jets mortels de ses couleuvrines. Au bout du compte il ne demeure que la conscience, la lucidité, le recours à l’éthique. C’est bien de nous dont il s’agit en tant que sujets libres et conscients auxquels revient la tâche de mener nos conduites à bien, d’en faire des prescriptions vertueuses, non des moralines fondées sur des pseudo-mérites, sur des bonheurs faciles et des épicurismes en vogue.
La mode est le moyen au terme duquel tout s’aplanit, se nivelle et ne profère plus que de l’indicible, de l’indiscernable, de l’indigeste pour tout dire. Les robinets politico-médiatiques ne nous délivrent guère qu’une eau tiède, insipide, un brouet prémâché dont, paraît-il, nous devons tirer notre profit. Mais quelle perte de conscience individuelle, quel affadissement de la vérité, quelle aliénation de la liberté que cette nourriture mesquinement terrestre dont il nous est demandé qu’elle constitue notre ordinaire.
On veut faire de nous de gentils Pantagruel qui méconnaissent la nature des victuailles qu’ils ingurgitent à longueur de journée. Mais c’est ignorer les intentions de l’humaniste Rabelais qui fait entreprendre à son disciple un grand voyage au terme duquel se profilera la dimension unique de l’absolu. Mais épiloguer au-delà de cette constatation en forme de pamphlet ou, à tout le moins, de pessimisme lucide, du moins le souhaite-t-on, serait hors du raisonnable. Toujours flotte-t-on entre deux eaux. Sombres du reptilien, lumineuses du néo-cortex. Toujours nous oscillons de l’Homo habilis à l’Homo rationalis. Nous sommes le lieu privilégié en même temps que dénué de tout pouvoir - du moins le prétend-on -, de ces mouvements contraires qui nous font continuellement perdre notre orient. Mais où donc est notre vérité ?
Il a fallu une éternité pour faire des HOMS
Il faudra une éternité pour arriver aux HOMMES
Comprendra qui voudra !