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21 juillet 2016 4 21 /07 /juillet /2016 08:42
De l’huile à l’eau forte.

« Nu à la table ».

Eau forte.

François Dupuis.

De la pluralité des formes.

Appliqué à traiter un sujet, l’artiste dispose toujours d’une gamme presque infinie de techniques afin de mener son œuvre au jour et nous communiquer ce qu’il pense des choses, nous faire partager ses émotions, nous inviter à mettre en commun sa vision du monde. Tantôt la légèreté d’une aquarelle nous dit l’évanescence d’une figuration. Tantôt la matérialité d’une gouache nous incline à reconnaître la densité de la terre, la pesanteur d’un ciel chargé de nuages. Tantôt les hachures d’un dessin, les zébrures d’un graphite nervurent l’univers. Tantôt une huile et son insistance expressionniste. Tantôt enfin une eau-forte nous plaçant face à une transparence de ce qui vient à nous dans une manière de révélation. Regardant une œuvre telle que montrée dans son exécution finale, nous ne pouvons supputer la quantité d’esquisses sous lesquelles elle eût pu nous être livrée et pensons que ce qui est sous nos yeux est la seule forme accomplie d’une réalité surgissant dans son évidence. Pourtant nous sentons bien cette nécessité du divers de se constituer en apparence de telle ou de telle manière comme si, se déployant à partir d’une inépuisable corne d’abondance, son aspect menaçait d’être infini, nous conduisant aux portes d’un vertige. Myriade de fragments dont chacun reflète comme en un carrousel d’images un cosmos qui nous dépasse de sa majesté en même temps qu’il nous invite à en distinguer les mystérieux arcanes. C’est ainsi, nous sommes un minuscule point perdu dans l’univers qui contemplons avec quelque effarement cette immense symphonie à laquelle et dont nous participons. Chaque proposition formelle ne se limite pas à sa propre parution mais entraîne, de facto, une sémantique dans laquelle nous sommes inclus. Le monde ne profère qu’à sa mesure, laquelle joue en écho avec la nôtre puisque, aussi bien, il s’agit de NOUS qui observons, jugeons, nous impliquons dans le sentiment esthétique.

Du « Nu bleu » de Matisse.

De l’huile à l’eau forte.

Henri Matisse.

« Nu bleu souvenir de Biskra ».

Source : Wikipédia.

De manière à étayer le sujet qui se précise à l’incipit de cet article, nous nous arrêterons d’abord sur le traitement du nu tel que proposé par Henri Matisse dans sa forme expressionniste puis évoquerons son approche au travers de l’eau-forte par François Dupuis. Pour chaque œuvre, l’œil s’exercera à ne voir que le nu, l’isolant d’une possible contextualisation, efflorescences végétales chez Matisse, table et pichet chez l’Artiste contemporain. Le nu tel qu’en lui-même en quelque sorte.

« Souvenir de Biskra ». Au début il n’y a rien que la vibration blanche de la toile, cette inquiétude mallarméenne (« ni la clarté déserte de ma lampe Sur le vide papier que la blancheur défend »), cette hésitation à investir le monde d’une teinte, d’une coloration qui le fixeront à jamais dans des contours intangibles, un rythme, une manière qui sera celle de l’œuvre remise à la fixité de l’éternité. Puis viennent les premières touches colorées, certainement de simples lavis qui posent les relations élémentaires, délimitent les zones de lumière que viennent tutoyer les renforts des ombres, leur qualité de cernes, leur rôle de valeurs limites, de frontière à l’intérieur desquelles faire venir la phrase-clé qui constituera le discours essentiel de la présence humaine. C’est d’un corps dont il est question, d’une plénitude de chair dont il faut que les formes s’investissent. Il y est vite question d’une représentation dont « Luxe, calme et volupté » se faisait le héraut dans une autre toile du Maître, cet hymne à la joie, cette effusion de soi, cette pluralité de la figuration venant à nous, les Voyeurs de l’œuvre, cet exhaussement à partir du subjectile de façon qu’un ruissellement ait lieu, qu’une expansion se produise, que « Nu bleu » se dilate jusqu’à l’affirmation d’une évidence. Ce que « Luxe » installait dans la fragmentation pointilliste, la vibration colorée, « Nu » l’impose à la hauteur de sa palette haute en nuances, de son chromatisme qui vient à nous et nous impose cette atmosphère plénière où les grains d’air sont si serrés qu’il n’y a nulle place pour gagner cette œuvre à partir de son monde intérieur. Tout se porte au dehors de soi dans une effusion sans fin. Ce que fait le personnage de la toile, c’est de nous constituer en satellites, de nous amener au plus près de son orbite, de nous fasciner, voguant sur ses contours, ne le pénétrant jamais cependant, la matière est si dense, ténue, nul espace pour une effraction, une traversée des apparences qui nous révélerait l’apparition depuis le centre de son ombilic afin que, passés au travers du voile, nous puissions enfin en connaître la structure intime, la texture interne, en deviner les fibres qui en tissent l’arcature, en approcher la source par laquelle le jaillissement a lieu. Nous sommes pareils à des exilés qui rêvent d’un territoire mais ne peuvent en posséder que la vision lointaine, en voir la rutilance, en éprouver l’incroyable opacité. C’est d’une extériorité dont il s’agit, tout part de l’œuvre et vient à nous dans un genre de profusion. Les prédicats des teintes sont si affirmés, polysémiques, gagnant toutes les directions du visible que nous sommes pris dans une résille à laquelle nous ne soustrairons pas. Ce n’est pas nous qui allons à l’œuvre dans une démarche qui l’investirait depuis son centre, c’est elle, l’œuvre, qui se propage comme en ondes concentriques afin que, pénétrés par elle, il nous devienne désormais impossible d’échapper à son arborescence charnelle, de fuir au-delà du cri qu’elle profère dont nous devenons les simples échos. Oui, un cri, sans doute opposé à une douleur, un cri voulant dire la beauté existentielle, la force d’une énergie à communiquer, le débordement de l’instant, l’installation dans une manière d’immortalité dont la teinte charnelle, la douce profondeur des bleus-verts, les parmes assourdis, sont comme les subtils harmoniques. L’image qui vient à nous ne le fait que dans le déploiement, jamais dans la réserve ou bien le retrait qui en annulerait l’efficacité, en limiterait la capacité d’expansion. Comme si le langage du peintre se dotait de mots gonflés de suc, se révélait au travers de phrases dont la période ample, le bruit de cataracte à la Chateaubriand le mettait à l’abri de toute intrusion, en confiait le règne à une puissance dont jamais il ne pourrait connaître la fin ou même le début d’un repli. Un territoire est ici constitué devant nous qui semble vouloir se dire à l’aune de quelque absolu. Le « Nu bleu de Biskra » est une telle révélation qu’il ne peut s’auréoler que des vertus d’une présence infinie dont aucune autre ne pourrait exister qu’à se laisser voir sous la figure d’une hypostase, à savoir d’un retrait de la signification esthétique. Mais nous sommes partis de la toile blanche, de sa nudité que le peintre a habillée de couches successives, de strates pareilles aux sédiments d’une géologie nous dissimulant sa matière première. Telle une vérité de l’œuvre qui ne se révélait qu’à proférer, à chaque empreinte, à chaque ajout, une couleur, le glissement d’une forme, quelque chose dont sa nature était porteuse, qui nous était destiné afin que nous puissions en percevoir la secrète complexité. Activité de sommation, de surimpressions, de pleins venant emplir les vides dont l’Artiste ne fait son provisoire abîme qu’à venir le combler.

De l’eau forte de François Dupuis.

De l’huile à l’eau forte.

Après avoir connu la plénitude matissienne, il s’agit d’inverser les valeurs, de procéder à rebours, d’ôter les pellicules que le peintre de « Biskra » avait patiemment assemblées, d’aller au cœur du sujet en scindant les pleins, en forant des vides, en faisant du creux son mode de connaître. La plaque de cuivre est recouverte d’un vernis teinté de fumée, genre de bitume noir qui ne renvoie de lui que sa propre mutité, ne propose qu’un genre d’énigme. Alors c’est la pointe qui va entailler la surface, libérer le motif qui s’y inscrivait en puissance, faire émerger la figure de sa gangue d’ennui. Ici aussi il y a cri, mais cri du métal qui se révèle à même son incision, son érosion, comme pour retrouver un sol primitif qui l’abritait à la manière d’une antique présence qu’une archéologie exhume d’une réalité cachée. Premier geste de scarification que, bientôt, l’acide poursuivra de ses morsures incisives, attaquant les zones découvertes, lacérées, alors que les aires dissimulées par la pellicule protectrice demeureront à l’abri, comme irrévélées, en attente d’advenir dans l’espace heureux des demi-teintes, des lumières crépusculaires. Puis vient l’activité de polissage qui, effaçant presque toutes les traces, ne laisse guère visibles que les entailles que la gravure y aura ménagées. Affirmation du vide, rhétorique du creux, excision de la matière qui joue en mode dialectique avec l’huile, s’affirme comme son évident contrepoint. Là où l’huile se disait en épaisseur, onctuosité, élévation de pleine pâte, architecture spatiale, l’eau-forte lui oppose le retrait, la perte, l’invagination comme s’il s’agissait, cette fois, d’en connaître la vérité en termes de dévoilements successifs, de corrosion continue, de progression à l’intérieur même de la matière, dans l’intimité de sa texture, presque dans son mystère de corpuscule. Aller au cœur de ce qui toujours se dérobe et attise la curiosité, pousse la recherche, stimule l’exploration.

De l’huile à l’eau-forte, toujours la même joie de créer, de faire d’un simple matériau, - la toile, le cuivre -, le lieu d’une révélation, le domaine d’un sens en train de surgir d’une terre opaque, inerte, douée d’énergies et de tensions seulement à l’aune de cet ensemencement dont l’Artiste a le secret, qu’il met à jour et porte aux yeux des Voyeurs afin que l’étonnement de ces derniers, momentanément comblé, une rémission ait lieu dans l’ordre d’un éternel questionnement. Ce qui est à percevoir, outre les différences de forme, de tonalités, d’apparences de luxe ou bien de dénuement, c’est la dimension du discours propre de ces œuvres qui sous-tend une posture philosophique assez radicalement opposée. « Nu bleu » s’adonne sans réserve à une plénitude existentielle, à un sentiment hédoniste, à un espace de liberté apparente dont nous supputons que le sujet est porteur jusqu’à manifester une certaine impudence qui n’est pas sans évoquer les nus de Modigliani, une exposition de la chair à la lumière, un débordement voluptueux, un rayonnement si évident qu’il semble vouloir indiquer une « érotique solaire », un dépassement de l’interdit, la conquête d’un terrain de libre jeu où s’affirmer sans l’ombre d’une contrainte. Au regard de ce flux pareil au mouvement d’une marée d’équinoxe, l’œuvre de François Dupuis, tout en réserve, depuis la modestie de sa teinte monochrome, la sagesse de sa posture, nous invite à une manière de ressourcement bien plus métaphysique, sans doute ontologique puisque semble y transparaître une inquiétude de l’être que paraît vouloir confirmer l’effacement du visage, le retrait de la pose, sa presque disparition dans un fond qui l’absorbe et le reconduit à un étrange néant. Œuvre où domine un reflux, où se devine comme un étiage après que les flots se sont retirés, ne laissant plus paraître que des nervures, quelques moraines, quelques écueils signant une configuration anthropologique minimale, ce qui se traduit le plus souvent par le terme d’essence. Par rapport à « Nu bleu », bien des prédicats se sont évanouis, bien des couleurs se sont éteintes, bien des propositions plastiques se sont dissoutes, nous laissant, nous les Regardants dans une situation de face à face dont il ne sera nullement aisé de nous exonérer tant l’évidence du simple est là avec son coefficient d’irréfragable présence. Plus le dépouillement est venu à son terme, moins il est facile d’esquiver la réalité, de composer avec elle, de se soustraire à la franche nudité sous laquelle elle se livre. Alors, parvenus à l’extrême limite de la vision à laquelle nous aurons été conduits en raison même de la simplicité du motif, de l’urgence à connaître son dépouillement, à ôter de notre perception tout artifice qui en corromprait la saisie, nous sommes au pied de l’œuvre, sans doute dans la conque de son intériorité. Depuis cet antre primitif, cette suture originelle d’où tout semble partir, nous regardons la vie s’éployer, l’univers flamber sous les feux polychromes du réel, nous voyons son infini gonflement, sa dilatation continue, nous rebondissons sur la peau veloutée des choses, nous nous heurtons avec un identique bonheur à cet horizon bleu que nous tend Matisse qui n’est que la conscience du monde à la taille d’une outre alors que « Nu à la table » en dessinait le négatif inconscient, en dressait dans l’ombre la silhouette inaperçue des archétypes qui nous dominent, dont la fluence toujours nous échappe et nous sculpte à notre insu. Nous ne sommes que cela, soit des formes en excès, soit des formes en défaut. Notre propre vérité n’étant que le constant passage de l’une à l’autre. Nous voulons, tout à la fois, la plénitude de l’huile, mais aussi la sourde rumeur, le retrait si discret de l’eau-forte, sa presque inapparence comme si notre nature humaine n’en était que la figure oscillante, toujours saisie du dedans d’elle-même dans l’extériorité du paraître dont elle offre toujours l’énigmatique visage. Pareille au balancement du nycthémère, au surgissement de la lumière dans l’ombre dont elle procède, où toujours elle retourne comme le fleuve revient à la source donatrice de forme. Il n’y a d’autre lieu où naître à soi.

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14 juillet 2016 4 14 /07 /juillet /2016 08:25
Se détacher de soi.

« Dans les plis de l’atelier 13 ».

Photographie : Adèle Nègre.

Autour de la photographie.

Parfois certaines œuvres nous invitent à l’effleurement, au tutoiement de leur forme, à une approche distanciée seule à même de nous en dévoiler les intentions cachées. « Dans les plis de l’atelier 13 » est une photographie de cette nature qui ne se laissera saisir qu’à l’aune d’un détour. Car l’aborder frontalement conduirait tout simplement à une réduction de son essence, à savoir à prendre l’apparence pour ce que l’image veut dire d’elle, qui ne transparaît pas immédiatement dans la texture de sa surface. Il est nécessaire de sonder la rhétorique qui l’anime du dedans, de deviner la sémantique qui en est le subtil fleurissement. Son sujet, traité dans l’ineffable, dans l’à peine tremblement d’une réalité en train de se dissoudre implique un regard au second degré qui ira chercher ailleurs quelque clé de lecture explicative. Et cet ailleurs, il nous semble qu’il puisse se trouver dans le traitement d’un Magritte tel qu’évoqué dans « La grande famille » dont nous ne ferons nullement une description au plus près, tâchant seulement d’établir un rapport d’homologie formelle entre les deux œuvres, cherchant à dégager les lignes de force communes qui les sous-tendent.

Se détacher de soi.

« La grande famille ».

René Magritte.

Source : Pinterest.

Donc la figuration surréaliste. Tout en bas est la mer avec sa densité de mercure, ses vagues ourlées, laborieuses, qui disent la soudure au socle de la terre, la lourde matérialité, l’essai de naissance au monde, l’arrachement au tellurisme, aux énergies fondatrices. Les flots sont impénétrables, les flots sont immanents à leur propre parution et ne s’élèvent guère au-dessus de cette frange d’écume, de ces cicatrices qui labourent le derme aquatique. Comme si les eaux primordiales d’où tout provient, - les choses, les hommes et leurs espoirs vrillés à l’ombilic -, voulaient demeurer dans les limbes, connaître encore une manière de jouissance prénatale, un genre de satisfaction obtuse s’alimentant à sa propre genèse. Il est si doux pour le corps de demeurer dans sa gangue liquide, pour la conscience de se confier à ce bain lénifiant qui n’a encore rien décidé, gros de toutes les virtualités, plein de désirs bourgeonnants, d’essais de figuration qui feront leur bruit de gemme au cœur du domaine illisible. Être encore, l’espace d’un instant qu’on souhaite doué d’éternité, cette pliure au creux du monde, ce curieux hiéroglyphe, ce mystérieux signe abouché à une teinte sourde, immobile, pareille à l’enroulement d’une glaise dans la nuit primitive qui n’en finit pas de fomenter son aube prochaine, cette possibilité d’être ou de ne pas être, cette tentation de demeurer dans la lisière où tout s’abolit, ou rien ne se métamorphose encore.

Tout en haut le ciel , certes, mais un ciel lourd, un ciel d’orage, un azur d’encre qui menace, une barrière qui se dresse en plein espace disant aux hommes le domaine des dieux, l’interdiction pour les mortels de regarder ce qui est immortel, Ceci qui toise depuis la hauteur le peuple des fourmis et émet à leur égard l’injonction d’une presque disparition, tout au moins d’une humilité les reconduisant à l’antre obscur dont ils proviennent. Profil bas pour Ceux qui ne rêvaient que de hauteur, d’altitude, de vol hauturier au-dessus des contingences, de regard de rapace embrassant l’entièreté du domaine terrestre, de dépliement de rémiges disant l’empan de la liberté, la demeure d’une céleste volonté appliquant aux choses le sceau d’une royauté humaine. Seulement il faut consentir à moins d’ambition, il faut réduire la voilure, accepter cette zone intermédiaire entre une aliénation maritime et une aspiration éthérée qui serait à même d’ouvrir tous les horizons, de libérer toutes les énergies, d’octroyer toutes les puissances.

Notre demeure est un moyen terme, une zone de nidification dans laquelle, tel l’oiseau de Magritte, nous sustentons dans l’air, battant faiblement des ailes, à mi-distance de deux impossibles, ne pas naître et naître au-delà de ce que nous sommes et vouloir l’absolu comme perchoir où demeurer l’éternité entière. Notre espace anthropologique est l’espace du milieu, cette subtile décroissance, ce beau dégradé qui, partant du clair horizon s’élève jusqu’à la limite de la vision, là où vibre l’éclair de la transcendance. Le battement d’ailes est la métaphore hautement visible, pour qui s’entraîne à l’apercevoir, de la création s’accomplissant, laquelle emprunte à la matière d’en bas son coefficient de réalité, ses densités réifiées afin que sublimées au contact de l’univers d’en haut (qui se nomme indifféremment esprit, intellect, concept, âme), l’art puisse avoir lieu qui n’est jamais que l’opération de leur quintessence, le résultat de leur tension.

Du sein de la photographie.

Se détacher de soi.

Un identique voyage est à accomplir du bas de l’image vers le haut. En bas est le sol, le socle de terre sur lequel nous prenons appui de manière à progresser parmi les ornières mondaines. Sol de terre et de poussière qui vit de sa vie têtue, obstinée à ne rien proférer, à ne rien proposer d’autre que son étendue monotone parcourue du murmure du limon, du glissement des couches souterraines, destin de grotte scellée sur sa propre nuit, avenir simplement morphologique, muette tectonique des plaques, lourdeur amplement géologique. Ecouter son chant monotone, son bruit de râpe immémoriale n’apporte rien de plus qu’une fermeture de l’être sur sa propre déshérence, son occlusion, sa mutité si confondante qu’elle pourrait conduire dans la geôle d’une folie. Rien ne sort de terre qu’on n’y ait semé. Geste inaugural du Semeur qui initie une genèse.

Ce geste (qui est en même temps une geste, le début d’une fable humaine), c’est celui du saut qu’accomplit l’Artiste en direction de sa création. Car s’arracher aux basques du réel, abandonner ce cadre qui gît à terre, se divertir de soi, quitter le pieu de l’ego par lequel nous sommes rivés aux fers de la quotidienneté, c’est déjà se porter plus loin que son exister et entamer le processus de l’art. L’art n’est rien d’autre que cette impulsion ascensionnelle qui nous arrache à la pesanteur et nous livre dans cet espace intermédiaire, lieu de tous les possibles pour qui sait les expérimenter, les faire se lever du moutonnement des habitudes, les libérer des conformismes sociaux, allumer la flamme que toute chose recèle en soi à seulement être convoquée par un regard adéquat. L’art est curiosité, défloration du réel, ouverture d’une corolle dans la vertu même de son dépliement, grâce qui l’habite de toute éternité, qui n’attend que l’instant propice à son surgissement, ce kairos des anciens Grecs qui dit si bien la rencontre affinitaire d’une conscience et de ce qui la provoque à être. A se tenir ainsi hors de soi, à flotter dans cette zone médiatrice, on crée les conditions mêmes d’un déploiement. Car toute chose pour arriver à son essence a besoin de liberté, d’horizon ouvert, de paysage débouchant sinon sur un infini, du moins ne demeurant pas dans l’orbe d’un indépassable fini dont rien n’est à attendre que ce que l’on peut espérer d’une limite, d’une frontière, d’une impasse close entre ses murs étroits.

Belle cette impression d’irréalité, ce subtil flottement, cette irisation de la couleur, ce tremblement du jour qui nous dit la réserve d’invisibilité de toute chose, faille dans laquelle nous n’avons de cesse de nous engouffrer, de nous égailler tels des enfants éblouis par une lanterne magique, qui poussent de leurs doigts impatients le carrousel des images, la farandole de la joie. Oui, de la joie car il y a véritable épanouissement, dilatation de l’esprit, agrandissement de la vision de ce qui paraît et s’adresse à nous comme promesse de savoir et de préhension de ce métabolisme fou qui gire à l’aune de son singulier étonnement. L’art est une ivresse ou bien il n’est pas. Et nul besoin d’un peyotl, d’une mescaline, d’un opium afin que s’ouvrent les arcanes, que se déflorent les mystères, que se déversent dans nos yeux agrandis les millions de phosphènes lumineux tels le pinceau d’un phare dans la suie nocturne. Les jambes sont une chorégraphie venue nous dire la nécessité d’un saut, l’entame d’un voyage qui n’aura de fin qu’à quitter l’image, à renoncer à son incantation. Et l’aurions-nous laissée à sa surface de papier qu’encore son rayonnement nous atteindrait au plein de l’imaginaire, au creux de notre sensibilité aiguillonnée à vif. Car jamais l’on ne renonce à la beauté sinon à produire la thèse de son impossibilité, à en faire un objet, une contingence ordinaire, un phénomène purement passager disparaissant à même son apparition.

Un autre cadre, vertical, à mi-distance de ce qui n’existe pas encore, de ce qui se révélera plus tard dans l’espace d’une création, est là pour nous dire l’attache terrestre dont s’abstraire, cependant à ne pas oublier (nous sommes des êtres de chair), le regard à faire s’élever en direction de ce qu’il faut bien nommer une spiritualité, fût-elle profane, fût-elle soudée au plus près des phénomènes, découvrir enfin cette figuration humaine en surimpression, cette temporalité en acte, opérer cette diversion du regard au travers de laquelle convoquer une diaphanéité, une transparence, une résille dont nous ferons notre mode d’approche de l’œuvre. Jamais le réel n’est mieux appréhendé que dans ce tremblement de la vision qui ne le distrait de nos yeux que pour rendre visible ce qui s’y imprime dans l’ineffable. Car nous sommes aussi de cette nature, d’une invisibilité, c’est en ceci que l’art nous bouleverse et nous reconduit au plus près de notre être, là tout contre le bruissement de la source.

Tout là-haut, à la limite physique de l’œuvre, c’est comme un délitement subtil de l’humain, la perte de la figuration dans un effacement qui dit le domaine de l’irreprésentable, le lieu céleste dont nous parlions précédemment à propos de l’œuvre de Magritte, ce ciel qui se dissout à même son annonce. Car le support a nécessairement une fin que l’esprit prend en charge afin d’en faire son bien, de prolonger ce qui a été initié par le geste créateur, qui poursuit son chemin hors-champ, tout comme sur un écran blanc, vide d’image, s’imprime la voix off qui se retire pour mieux mourir, laisser place au seul travail du ressenti, à la seule empreinte de la sensation après que les stimuli originels l’ont désertée. Car vient toujours l’instant du retrait, du rideau que l’on tire, des projecteurs que l’on éteint, du silence qui s’installe sur les sièges de velours. Alors, à la manière d’un deuil, commence le long travail de recueil en soi, la descente au plus profond de la parole qui vient d’être proférée, qui fait sa houle, son flux et son reflux identiques à cette mer par laquelle nous sommes entrés dans l’œuvre comme si nous devions assister à note propre naissance. La confrontation à la beauté est toujours de cet ordre : naître dans sa propre authenticité qui n’est que l’écho de celle de la proposition plastique. Dans « les plis de l’atelier » naissent les œuvres vraies.

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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 19:31
Dedans sa boîte elle observait le monde.

Œuvre : André Maynet.

Petite, déjà, elle ne rêvait que de ça, se dissimuler derrière le premier objet venu, un meuble, un fauteuil et y demeurer aussi longtemps que possible de manière à ce que sa présence fût aussi discrète que la trace du nuage dans le ciel lavé de pluie. On ne l’entendait guère, on la devinait quelque part dans une faille d’ombre, occupée d’elle-même ou bien dorlotant une poupée dont elle était, la plupart du temps, une sorte de mère abusive. Son père lui disait, Boîteline, sors donc de cette boîte et va dans le jardin, au moins tu profiteras de l’air et de la lumière. Le sobriquet de Boîteline, dont plus d’un étranger s’étonnait à juste titre, lui était venu de sa manie à elle, Line, d’habiter des boîtes de carton comme tout un chacun vit dans son salon avec naturel et simplicité. Car Line était, par essence, de la race des aimables sauvages qui vous aiment d’autant plus que vous vous éloignez d’eux. Ce n’était pas qu’elle était foncièrement fâchée avec le genre humain, mais son esprit d’indépendance faisait d’elle une îlienne lorsque les jours étaient fastes et la locataire d’une geôle ou bien d’une bien étrange cellule dès que le temps virait à l’orage. Ceci avait, entre autres avantages, le mérite de la soustraire à la vindicte de ses parents car ces derniers, parfois irrités des fugues à répétition, ne savaient plus à quel saint se vouer afin de la dénicher dans la complexité des combles ou le sombre de la cave où dormaient les araignées et les gentils mulots.

Et cette tendance à la « boîtologie » n’avait nullement régressé dans le temps si bien, qu’adolescente, elle passait le plus clair de ses journées au creux d’un taillis, au fin fond d’une combe ou bien dans les hauteurs d’une palombière désaffectée dont elle faisait son lieu de retraite favori. De là, non seulement elle n’avait pas à supporter la promiscuité de ses copines qu’elle jugeait superficielles et des garçons boutonneux qui lui faisaient la cour avec la grâce de coléoptères s’ingéniant à pousser devant eux le butin consécutif à leur laborieuse récolte, mais elle avait tout le loisir d’observer le monde de loin et de n’en tirer guère d’inconvénient sinon, parfois, de ressentir dans ses membres un engourdissement passager. Il n’était pas rare qu’elle emportât dans son retranchement volontaire un livre illustré montrant les fosses marines, les profondeurs abyssales où vivaient les poissons aveugles aux yeux globuleux et les poulpes aux longs tentacules qui fouettaient les myriades de bulles du bout de leurs flagelles paresseux. Le lecteur, la lectrice auront facilement deviné que notre modeste héroïne, sous couvert de se distraire, se consacrait aux joies de la psychologie des profondeurs, sondant l’âme de ses habituels coreligionnaires à la lumière de ses réflexions, lesquelles pour être rapides n’en étaient pas moins douées d’une belle intuition. Ainsi, parfois, sur un carnet de croquis, jetait-elle, au hasard de ses fantaisies, quelque caricature de ses frères et sœurs, de ses oncles et tantes et de ses camarades de classe, autant d’esquisses dont elle eût pu décorer le musée Grévin, autre nom pour l’aimable comédie humaine dont les Existants étaient les représentants habituels à défaut de s’en apercevoir. Ses premiers émois littéraires, elle les trouvait aussi bien dans Les Rêveries du promeneur solitaire que dans les belles pages de Vendredi ou la vie sauvage du philosophe Tournier.

Du bout de son crayon, elle se plaisait à entourer les passages qui parlaient le plus à son cœur et il ne faisait aucun doute que c’était bien cet organe subtil et sensible qui était mis en jeu, plutôt que celui où était censé siéger la raison, ce mystérieux cerveau dont, depuis longtemps, on s’ingéniait à faire le tour sans bien savoir ce que cachait sa mystérieuse matière grise. Souvent elle parcourait un mince fascicule contenant des extraits de la Cinquième Rêverie, s’identifiant à Jean-Jacques lui-même et alors la palombière flottant dans le vent devenait pour de longues minutes cette belle île Saint-Pierre qu’entouraient les flots du lac de Bienne. Savait-elle seulement, d’une connaissance sûre ou par une approche toute émotive, qu’elle renouvelait l’expérience des romantiques et mettait en exergue le pur sentiment d’exister au contact d’une nature aussi généreuse qu’oublieuse du monde et de ses maléfices ? Sans doute n’en éprouvait-elle que les harmonieuses lames de fond, tout au bord d’une jouissance quasi-mystique dont la rêverie éveillée était le creuset. Et, quant au lieu de cette mystique, elle ne pouvait qu’être immanente, limitée à la découverte de son propre moi, à la révélation immédiate d’une identité qui se déclinait le plus souvent sous d’inoffensifs patronymes, au rang desquels, figuraient la Sauvageonne ou bien Farouche, ou bien encore Marmotte en raison de son inclination à regagner le refuge de son terrier à la première alerte qui se manifestait à l’horizon de son être.

Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image: mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort.

Et, tout comme le pensionnaire des Charmettes, lorsque le signal convenu, le hululement d’une chouette ou la fuite rapide d’un pic-vert, la chassait de ses habituelles songeries, elle se disposait à quitter son abri sans, toutefois, n’avoir lu et relu quelque passage de l’auteur du Roi des aulnes dont elle appréciait aussi bien la qualité de la prose que la profondeur et la justesse des idées. Elle était particulièrement sensible à ce passage de Vendredi où l’hôte de l’île de Speranza fait la découverte d’une grotte qui, pour être mystérieuse et inconnue, n’en recèle pas moins de prodigieuses richesses, à savoir de faire signe, symboliquement, vers cette vie d’avant la vie, cette conque primitive qu’il habita avant même que la lumière du jour ne l’atteigne.

Enfin il se décida à se lever et à se diriger vers le fond de la grotte. (…) Il arriva mollement dans une sorte de niche tiède dont le fond avait exactement la forme de son corps accroupi. Il s’y installa, recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds. Il était si bien ainsi qu’il s’endormit aussitôt. Quand il se réveilla, quelle surprise ! L’obscurité était devenue blanche autour de lui. Il n’y voyait toujours rien, mais il était plongé dans du blanc et non plus dans du noir ! Et le trou où il était ainsi tapi était si doux, si tiède, si blanc qu’il ne pouvait s’empêcher de penser à sa maman. Il se croyait dans les bras de sa maman qui le berçait en chantonnant.

Donc, sur le chemin qui ramenait Line (qui, tout aussi bien aurait pu se nommer « Robinsone » (pourquoi donc le féminin de Robinson n’existe-t-il pas ?), la jeune fille avait bien du mal à s’arracher à cette manière de « re-naissance » dont le texte de Vendredi l’avait dotée à son insu mais qu’elle revivait à la façon d’un événement exceptionnel. La blancheur du jour, la clarté du réel dont elle avait fait de nouveau l’expérience, voici qu’elle venait d’en vivre, dans les profondeurs mêmes de son corps, dans les arcanes de sa psyché, l’arrière-monde empli d’obscurité, ce sublime noir alloué au rêve, à la densité de l’imaginaire, au sol originel d’où le verbe de l’existence s’arrachait afin que l’homme se connaisse et avance sur le chemin de son destin. C’était ceci, elle en était maintenant sûre, qui l’inclinait le plus souvent à choisir le terrier plutôt que l’aire découverte de la plaine où soufflait le vent, à préférer la touffeur humide et grise de la mangrove plutôt que la plaque brillante de la mer, à longer la ravine emplie d’ombres mauves plutôt que le bord du plateau où glissait la lumière. Pour toujours, sans doute, elle serait cette étrange habitante des clairs-obscurs, cette sorte de bernard-l’hermite ne faisant sortir à l’extérieur de sa forteresse que cette pince dressée qui voulait dire la subtile préhension du jour, mais la toujours possible retraite et la rapide réclusion dans le noir, là où toutes les virtualités étaient possibles, toutes les puissances en réserve avant que ne s’actualise le champ des possibles. Être Line, c’était ceci : se tenir sur le bord des choses, à la limite de soi, progressant à la manière du caméléon, un pas dans le passé, un pas dans l’avenir, puis un nouveau pas dans le passé, en attente d’être vraiment. Car l’on n’était jamais sûrs de rien, pas même d’exister, d’offrir aux Autres une silhouette qui ne fût pas seulement une hallucination, une réverbération de ce que l’on souhaitait être mais qui, jamais, ne pouvait s’actualiser puisque, aussi bien, nos désirs ne sont réellement symbolisables sauf à être des esquisses qui s’effacent sitôt parues, comme sur la face grise des ardoises magiques de l’enfance. Et les Autres, du reste, n’étaient-ils pas de simples miroirs auxquels l’on ne demandait que de réfléchir sa propre image, de refléter son visage originel, celui qui nous fut donné un jour afin de goûter, sentir, voir, entendre le monde ? Et alors quelle importance de se nommer Sauvageonne, Farouche, Marmotte ces prédicats aussi improvisés qu’amusants dont tout un chacun pourrait vêtir sa forme tellement l’humaine condition est partout semblable, douée des mêmes analogies, des mêmes ressources, soumise à d’identiques écueils ? Ne serait-il pas plus simple, plus vrai, de procéder à une unique nomination qui assurerait au genre humain le caractère essentiel par lequel en reconnaître la belle singularité en même temps que la confondante aventure ? Les hommes, les femmes, nommons-les Narcisse, ces êtres constamment à la recherche d’eux-mêmes, tout comme Rousseau était en quête de lui-même dans cette Cinquième Rêverie dont le lac de Bienne lui renvoyait l’image, tout comme Robinson s’inquiétait de retrouver la sienne (et celle de Tournier par simple participation) dans cette grotte utérine, ce premier cosmos, au sens étymologique, cet univers organisé, intelligent et intelligible, mais aussi dans son acception de parure, ornement que l’on retrouve dans le mot cosmétique. Or, qu’est-ce que la cosmétique, sinon l’art de remettre de l’ordre, de la beauté dans ce qui risquerait d’en pâtir, à savoir cette épiphanie humaine que nous présentons au monde, aux autres, a nous surtout puisque nous sommes le premier miroir que les choses nous tendent afin que nous prenions sens. Or le sens est l’acte indépassable qui ouvre en même temps qu’il clôt notre propre compréhension de l’être. Que nous sommes. Les Autres sont de surcroît, pareils à d’incomparables reflets qui nous situent à notre point focal. Pour cette raison, nous sommes des sauvageons, des farouches, des marmottes et souhaitons le demeurer !

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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 19:28
Drapée dans sa nuit.

Photographie : Katia Chausheva.

C'était un matin sans attaches qui, déjà, quittait les rives de l'été, avec de légères brumes annonçant l'automne. Sur Paris, le ciel avait sa consistance grise, glissant sur le zinc des toitures dans un silence cotonneux. Je n'avais rien à faire au Journal et la ville agissait sur mon humeur à la manière d'un repoussoir. J'ai pris une veste légère, des chaussures de toile et suis parti ne sachant guère où le jour me conduirait. J'aimais, dans un genre de léthargie, remettre mon destin au hasard - mais en avait-il jamais été autrement ? - et confier mes pas à la première idée venue. Le bus 27 arrivait Place d'Italie. J'y suis monté sans bien savoir où ce minuscule événement me conduirait. Il y avait peu de monde à cette heure matinale et le Jardin du Luxembourg dévoilait des teintes vert de gris. Depuis le Pont du Carrousel, la Seine se laissait voir avec de faux airs tranquilles, telle une rivière colorée à la hâte, s'enfuyant vers quelque palette impressionniste. Après "Opéra", le bus s'arrêta Gare Sant-Lazare. Un instant je demeurai devant l'accumulation temporelle d'Arman. Mais que pouvaient bien indiquer ces horloges au détour d'une existence : un flottement, un changement de direction, le simple balancement entre la vie et la mort ou bien l'imminence de quelque fait étonnant ? Un genre de fable tragique et l'empreinte resterait longtemps suspendue dans le vide. Les quais de Saint-Lazare dégorgeaient leur foule pressée en direction du métro. J'errai un moment sur l'aire de ciment gris, puis me dirigeai vers un panneau indicateur portant les noms de quelques destinations. Je ne sais pourquoi je choisis Maison-U comme lieu où faire quelque découverte. Je n'en connaissais que le château, l'hippodrome et le début de la forêt dont je n'avais jamais dépassé la lisière. J'obliquai Rue de la Muette. Bientôt le peuple végétal et ses layons partant en étoile sous la rumeur des arbres. C'était si calme ces frondaisons et ce sable sous les pieds dissimulant le moindre bruit. Parfois des cavaliers et cavalières sur de beaux alezans. Leurs sabots semblaient des coups de gong qu'une savante étoupe eût transformé en lointaines percussions. L'espace n'avait plus lieu. Le Journal était loin au bord du canal, perdu au milieu des pierres grises. La ville était une perdition, quelque chose comme une île perchée sur une utopie, un grésil, le tracé de l'aile du pigeon. Tout menaçait de s'évanouir, de disparaître. Non dans la douleur. Dans le pur détachement de soi de ce qui entaillait et menaçait. Une liberté nouvelle, une simple décision d'apparaître dans la fuite des jours et de s'en remettre à cela qui voudrait bien se présenter.

Arrivant au bout d'un sentier, dans le cercle parfait d'une clairière, d'abord je ne vous avais pas aperçue. Seul le Château de la Muette et, comme en retrait, à la lisière, le Pavillon de Chasse. Vous y demeuriez dans l'ombre bleue, à peine plus visible que la brume sur l'étang. Alors, vous apercevant soudain, je me suis arrêté. Vous étiez drapée dans un grand châle noir. Votre visage en émergeait dans une pâleur lunaire qui me donnait le sentiment d'une apparition. Un peu comme si, brusquement, je m'étais trouvé sur le bord d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe. Vous, dans la perspective de cette demeure austère dont les larges moellons de pierre blanche, les fenêtres aux cadres étroits, le sombre toit d'ardoises donnaient l'impression d'arriver hors du temps, vous donc, en un lieu indéfinissable. Comme en toile de fond, des phrases entières de "La Maison Usher" me revenaient en mémoire, genre d'équivoque marée qui faisait ses battements d'enclume dans la conque de ma tête :

"Pendant toute une journée d’automne, journée

fuligineuse, sombre et muette, où les nuages

pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé

seul et à cheval une étendue de pays

singulièrement lugubre, et enfin, comme les

ombres du soir approchaient, je me trouvai en

vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais

comment cela se fit, – mais, au premier coup

d’oeil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment

d’insupportable tristesse pénétra mon âme."

Je ne savais plus qui j'étais réellement, quel grand écart m'avait subitement projeté vers Baudelaire, Poe, ce livre si étrange dont je possédais un exemplaire sur les rayons de ma bibliothèque. Parfois, les nuits où le sommeil tardait, j'en lisais quelques nouvelles, celle-ci, singulièrement, que je tenais pour un chef-d'œuvre et qui, aujourd'hui, me rendait ma monnaie au centuple. Je pensais à cette "arrière-rêverie du mangeur d'opium, - à son navrant retour à la vie journalière -, à l'horrible et lente retraite du voile." Mais comment retrouverais-je mon entière conscience hors du voile et ma lucidité après cette vision qui inclinait au fantastique ? Je me voyais si dérouté que j'allais rebrousser chemin, lorsque le linge qui vous enveloppait a vibré sous l'effet du vent forestier. Alors je me suis approché, si près que vous deviez percevoir ma respiration, le brouillard de mes yeux, l'agitation de mes mains. C'était étonnant cette posture hiératique dans laquelle vous vous teniez, pareille à la falaise de craie surplombant le vide que d'étranges freux auraient enveloppée du linceul noir de leur vol. Et, cependant, nul cri, la pesanteur du silence seulement. J'ai posé une première question, cherchant à connaître votre identité. Puis une deuxième sur la raison de votre présence dans ce théâtre ossuaire. Puis une troisième afin d'apprendre le lieu de votre séjour. Mais rien ne bougeait et l'air était comme figé, pris dans une étroite nasse. Dire mon désarroi aurait été une gageure dépassant l'entendement. Proférer un mot de plus une violation d'un domaine qui semblait réservé depuis les étroites membranes de l'étrange. J'ai reculé d'un pas, puis de deux. La poulie d'un vieux puits a fait son grincement de rouille au-dessus de la margelle. Cependant que vos yeux fixes semblaient me suivre dans ma déroute. Jamais je n'avais vu pareille intensité au fond d'un regard qui, pourtant, paraissait éteint, sur le point de vaciller. De quelle flamme intérieure étiez-vous animée qui vous privait de tout contact avec le monde ? Quel pesant secret dissimuliez-vous dans l'enceinte de votre peau d'albâtre ? Mais, à poser tant de questions sans réponse, je demeurais sur le seuil d'une porte qui, sans doute, resterait scellée.

Lentement, sur ma corde de funambule, j'ai fait demi-tour, toisant le vide avec quelque appréhension. Je progressais sur l'allée semée de sable avec circonspection, jetant parfois, un rapide regard par-dessus mon épaule. Déjà vous n'étiez plus qu'une vague ligne de fuite s'immolant dans une nuit sans fond. Au sortir du couvert des arbres un homme fumait, appuyé sur le pommeau d'une canne. S'apercevant sans doute de mon trouble et surpris par mon teint livide - je devais ressembler au masque du mime - il me dit, s'éclaircissant la voix :

"Monsieur, je vous vois bien troublé. Auriez-vous été victime de la Folle de la Muette ? C'est l'heure où elle attend ses victimes. Voyez-vous, ces temps-ci, des hommes, jeunes comme vous, disparaissent du côté du Pavillon de Chasse et, plus jamais l'on ne retrouve leur trace. Ah, il s'en passe des choses étranges, dans ce pays ! Mais hâtez-vous de regagner votre logis avant qu'elle ne se ravise. Sans doute vous a-t-elle pris en affection. Au moins provisoirement ! Bonsoir, Monsieur."

Les mots du vieil homme résonnaient encore dans l'enceinte meurtrie de ma tête lorsque, débouchant de la rue de la Muette, j'arrivais en vue de la gare.

"Tout d’un coup, une lumière étrange se

projeta sur la route, et je me retournai pour voir

d’où pouvait jaillir une lueur si singulière, car je

n’avais derrière moi que le vaste château avec

toutes ses ombres."

Oui, les paroles du narrateur de Poe, j'aurais pu les faire miennes, tant il y avait de similitude entre ce que je vivais à l'instant - le Château de Maison-U se découpant sur fond de ciel couchant - et cette étrange lueur qui semblait monter des profondeurs de la forêt. Le quai de la gare était vide et le vent du nord faisait son sifflement lugubre. Je suis monté dans le train, me suis affalé sur la première banquette venue. Il n'y avait personne et le convoi avait l'allure d'une équipée fantôme. Sur la droite, les tours de la Défense, prises dans leurs éternelles brumes grises semblaient tutoyer quelque cataclysme. A Saint-Lazare les bordures de ciment étalaient leurs perspectives à perte de vue dans une brume équivoque qui me rappelait le Pavillon gris, sa sinistre désolation. Je suis monté dans le bus 27 qui a quitté son aire de stationnement dans un chuintement de pneus et dans le vent de sa porte automatique. Il n'y avait ni chauffeur, ni passagers, sauf moi, blotti sur le strapontin au-dessus de la roue. À Italie, j'ai appuyé sur le bouton de demande d'arrêt. Le soufflet s'est déplié avec la mansuétude d'un vieil et lugubre accordéon. Je suis descendu sur le trottoir. La Place était livide, seulement parcourue de bourrasques. Arrivé à ma mansarde du septième étage, j'ai poussé un soupir de soulagement. Sur mon lit, le livre de Poe était ouvert. "La Maison Usher" faisait tourner ses pages les unes après les autres, s'arrêtant parfois sur des passages qu'autrefois, j'avais soulignés pour leur singulière beauté en même temps que leur étrangeté. Il ferait froid cette nuit sur Paris, l'air bleuissait. Il était temps de se disposer à la froidure. L'hiver était arrivé par une porte que l'on n'attendait pas, qui, jamais, ne se refermerait. Les draps, sur mon corps étroit, faisaient leur bruit de râpe. A ce régime-là il ne me resterait pas assez de peau pour connaître le printemps. La mansarde de la Maison Usher battait aux quatre vents et les volets claquaient sur la toile libre du ciel. Il me faudrait changer les gonds avant que tout ne chute dans le vide. Un malheur est si vite arrivé !

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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 08:04
« Oublieuse mémoire ».

Petites pudeurs avec un

"costume marin".

Œuvre : André Maynet

***

« L’Océan voudrait effacer en nous tout ce qui pourrait ressembler

à un souvenir et nous submerger dans sa grande masse oublieuse ».

« Boire à la source ». Jules Supervielle

*

 C’était un matin lumineux de septembre. Le regard portait loin dans l’air tendu comme une soie. Nul bruit à l’horizon sauf les dérives du vent là où le regard ne se posait jamais qu’à s’en absenter aussitôt. La saison touchait à sa fin. Les touristes étaient partis, laissant, derrière eux, des odeurs d’huile camphrée, des bateaux de papier, des queues de cerf-volant accrochées aux touffes hirsutes des tamaris. C’était une manière de désolation heureuse, la présence en creux d’une foule, la dilution des cris dans les sillons du sable. Ici et là couraient de brunes vergetures, flottaient des chevelures de goémon, blanchissaient des os de seiche pareils à des lueurs au fin fond d’une forêt. Tout était au repos, tout gisait à terre dans une irisation de lagune que, bientôt, l’hiver reprendrait dans son austère vêture. Marcher au bord de l’Océan était une manière de ressourcement, une recherche purement narcissique dans laquelle j’espérais que la brume solaire me délivrerait une image, peut-être un portrait à la teinte sépia, ou bien une silhouette que je pourrais faire mienne. Nous sommes tellement en quête de cette empreinte que nous croyons déposer sur les choses alors que, le plus souvent, ce sont elles qui gravent en nous les stigmates dont nous sommes porteurs à notre insu. Telle ride signant la joie, telle autre l’inquiétude, telle autre encore un souci dont l’épine plantée dans la chair nous fait existentiellement claudiquer sans que nous en connaissions la provenance.

 Soudain, dans l’échancrure du jour, là-bas sur la vaste plaine de sable, une double présence telle une apparition sur la dune du désert, un mirage vibrant de sa propre énergie dans l’air qui crépite et brouille la vue. Je ne sais comment le miracle s’est accompli, par quel mystérieux tour de magie a eu lieu cette condensation de l’espace, cette rétroversion du temps qui s’est saisie de moi et m’a déposé dans cette manière d’innocence première, d’heure native par laquelle renaître à celui, qu’un jour, j’ai été. Je suis « Mousse », cet enfant insoucieux, à peine engagé sur le chemin de la vie, trottinant à la façon d’un cabri, pieds nus effleurant le sol, vêtu d’un costume marin au bel ordonnancement (cette époque d’antan était sensible aux signes et symboles, à la rigueur d’un vêtement, au voyage qu’il appelait, à l’engagement qu’il supposait), ma main droite dans celle de Maman, cette effusion de l’instant aussi mince qu’un corps de libellule, son maillot couleur de chair jouant avec un teint si clair qu’il pourrait aussi bien être celui d’une fée, d’une princesse habitant un château de nuages. Je sens couler en moi son fluide, je sens ce courant, ce magnétisme qui me parcourt comme le ferait l’eau d’une fontaine, promesse de jouvence éternelle, de bonheur accompli, de félicité flottant tout juste contre l’âme, tel ce ballon bleu, cet azur si léger qu’il pourrait se confondre avec le lac des yeux, la promesse de l’Aimée, le vol d’un ange ou bien celui de goélands aux ailes largement éployées comme pour signifier cette seconde suspendue, goutte solaire dans un ciel qui, jamais, ne se reproduira. Qui est déjà en fuite. Qui est souvenir, mémoire entachée d’oubli.

 Il est si difficile de fixer l’existence dans les rives de l’heure alors que partout coule le sable vers son devenir, que s’agitent les vagues dans un flux qui les fait se lever en même temps que le reflux les emporte au loin, dans un mouvement si illisible qu’il paraît s’effacer dans le soubresaut même qui le constitue. C’est un réel ravissement que d’être ici et maintenant, dans son corps d’adulte, en haut de l’étendue de sable et, à la fois, dans cet instant si irréel qu’il semble un simple empilement d’idées, un brouillard de sensations, une brisure de petite madeleine dont le palais ébloui prend acte comme d’un événement à portée de la main, magnifié par la vertu de la réminiscence, amplifié à la seul force de l’imaginaire. Collision sublime des expériences qui s’emboîtent dans le genre d’œufs gigogne, chacun vivant de la matière de l’autre, du miracle de la rencontre, du frémissement qui, tel une ode, une arche, relie le présent à ce présent qui fut, que la mémoire réhabilite à l’aune d’une « seconde vie », cet écho qui porte haut le sentiment de vivre.

 Ce qu’il faut faire, c’est ceci : avancer tel le funambule, la grande perche de l’espoir tendue entre les mains qui frémissent, à la recherche de l’équilibre, doué d’une double vue, un œil à l’adret de l’existence, un autre à l’ubac, visant ce passé dont la poussière d’or est encore perceptible, quelque part dans la lumière du cortex, puis s’immisçant dans cet éclair du présent qui illumine notre front et dit notre passage sur ce fil infiniment tendu que toujours nous tâchons de saisir alors qu’il nous échappe, ligne d’horizon se perdant dans les limbes du crépuscule. Si bien de marcher ainsi, dans une sorte de rêve éveillé, la tête dans les nuages, les pieds solidement ancrés sur le sol dense de la réalité parmi les confluences du monde. La progression est si légère, anodine, empreinte d’un si imperceptible sautillement qu’on croirait à un surplace semblable à la marche du mime, enroulement d’un pas dans l’orbe de l’autre sans même que la succession en soit apparente, immobile mobilité vivant sa vie immatérielle à l’aune du rien, de l’éternelle irrésolution qui en fait une simple apparence, non le factuel procédant à l’avancée de son propre temps. Mais on sursoit à ce qui nécessairement va advenir, mais on se love dans l’ombilic du songe, mais on remonte le fil des jours aussi loin que l’on peut, on cherche à deviner une lointaine origine. Une faible et hésitante lumière vacille, là-bas, au bout de ce qui n’a pas de nom, n’en aura jamais car nul passé ne revient jusqu’ici dire sa fable, raconter ce que fut le bain dans l’eau de la claire fontaine, l’odeur du pain grillé dans le petit matin, la promenade en bateau sur la mer qui luisait pareille à une plaque d’étain.

 Vieux, maintenant, Petit Mousse, accompli jusqu’en son heure de cendre, tempes grisonnantes, barbe chenue, pipe d’écume au tuyau recourbé par lequel s’échappent, tels de fins nuages d’écume, les fragments de la mémoire. Maman vient de me lâcher la main me reconduisant à mon chemin de solitude. Je suis grand face à cet Océan sans limites qui me dit en termes métaphoriques la dérive hauturière de la vie. Oui, je sens ses vagues si proches, éblouies de bulles transparentes, son odeur d’écume (la même qu’autrefois lorsque, enfant, je m’initiais à ma première navigation, mon premier questionnement du monde et des choses), je vois son infini gonflement, sa houle, son dos immense pareil à celui d’une inoffensive et maternelle baleine. Je suis un Jonas qui dérive trois jours et trois nuits dans le ventre qui l’accueille pour mieux le rejeter ensuite. Je suis l’inconnu vers lequel je dérive afin que, me possédant un jour, l’énigme d’être fût résolue si, toutefois, elle peut prétendre à une connaissance. Le soleil baisse à l’horizon. La brume monte de la mer, toile grise où s’engloutit le ciel. Les goélands s’y perdent et leurs cris ne sont plus que d’étranges appels dont on ne sait plus ni le sens, ni le lieu d’où ils proviennent. Mon ballon, cette tache bleue de perle, je n’en vois plus que la larme pendue tel un œil perdu dans l’immense. Maman n’est plus qu’un pieu planté dans la vase, curieux bouchot de corail où viendront s’assembler des grappes de coquillages, plus qu’un sémaphore lançant dans le silence ses flammes presqu’éteintes. Tout se dissout dans une neige, tout se replie dans un frimas hivernal. Où suis-je, moi l’enfant qui croyait à l’éternité ? Où suis-je ?

«L’Océan voudrait effacer en nous tout ce qui pourrait ressembler

à un souvenir et nous submerger dans sa grande masse oublieuse ».

« Boire à la source » est toujours le risque de s’y abîmer.

 Où suis-je ?

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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 07:49
L'oiseau à l'aile blessée.

Photographie : Katia Chausheva.

Un matin, à la rédaction, Sternberg, comme à son habitude, m'avait jeté une boule de papier froissé qui dissimulait, au milieu de diverses notes, une adresse à peine lisible : "Allez donc faire un tour du côté de l'Öskjuvatn, y a certainement un papier à faire là-dessus." Sternberg adorait les mots imprononçables, les intrigues et les volcans. Le tout était réuni, il ne me restait plus qu'à prendre mon maroquin et voler vers l'Islande. A quelques encablures de la côte, l'avion tanguait dans une espèce d'eau grise qui devait ressembler aux nuages de cendre de l'Eyjafjöll. Lorsque je posai le pied à terre, la lumière de Reykjavik était pareille à une lagune plombée. La nuit serait bientôt là alors que le milieu de la journée venait juste de tourner la page. Pas très loin de l'aéroport, l'hôtel était confortable et j'avais emporté quelques livres, histoire de diluer l'ennui. C'est vous qui m'aviez accueilli à la réception, dans cette à peine clarté qui faisait ses lentes coulures. Vous parliez un français teinté de syllabes rondes et fuyantes comme si quelque galet avait habité le creux de votre palais. Et cette voix rauque, un peu traînante qui semblait venir de l'au-delà du temps. Ce qui m'avait frappé, d'abord, c'était cette manière de langueur avec laquelle vous vous manifestiez. Genre de félin assoupi qui aurait pris acte de la vie au travers de ses meurtrières. Et cette tristesse infinie qui semblait rôder à vos confins et faisait inévitablement penser à ce pays de feu et de glace que, périodiquement, une éruption venait recouvrir de sa taie floconneuse. Vous aviez si peu parlé, m'accompagnant jusqu'au seuil de ma chambre, puis retournant vers le hall avec la lenteur du désenchantement. C'était si déroutant d'arriver dans ce pays du bout du monde, d'y rencontrer peut-être celle qui incarnait avec tant de justesse, de vérité, cette âme islandaise si secrète. Un volcan couvant sous la cendre. Mais, n'y avait-il pas plus que cette inclination à la mélancolie? J'imaginais déjà quelque événement inattendu qui vous avait visitée, laissant, en vous, l'empreinte de quelque douleur.

Mais quelle subite intrusion du jour vous avait visitée pour que vous demeuriez dans l'être avec cette sublime fin de vous ? Vous étiez en partance vers un lieu que vous sembliez ignorer, oiseau blessé, à la recherche de son vol. Qu'aviez-vous vécu qui vous avait frappé de son aile noire jusqu'à vous faire basculer dans l'abîme ? C'était une étrange vision que de vous considérer, là, dans cette posture qui signait les paysages pris de tragique, aussi bien les visages disant l'infinie beauté du monde. Vous étiez en suspens de vous-même, en état d'apesanteur, dans l'ombre du doute, installée au centre coruscant de votre propre souffrance. Mais de quelle vérité étiez-vous atteinte que nul ne percevait ? Qu'y avait-il de quotidiennement inaperçu que vous abritiez au sein même de cette flamme éteinte ? Car il y avait conflit, verticale dialectique entre ce qui vous faisait vibrer bien au-delà de vous et cela qui vous rivait à votre unique existence. Diamant qui brillait de ses mille fragments réfractés, en même temps que gemme sourde prise dans des mailles d'ombre. Une déraison qui ne disait pas son nom et vous forait de l'intérieur, à la manière d'un trépan de l'âme. Quel gisement mystérieux abritiez-vous des regards, quelle puissance, quelle énergie inavouée brûlaient donc en vous ? Vous étiez cette sorte de banquise posée sur des eaux noires, dérive métaphysique ivre de sa propre errance. Que ne consentiez-vous donc à briser vos chaînes, à faire éclater la bogue de silence qui vous clouait à cet immarcescible flottement dans ces pôles glacés ? Il vous fallait partir de vous et gagner un autre continent, peut-être sous les alizés, afin qu'une apparition se produise, qu'un sourire habille vos lèvres d'un possible bonheur. Il fallait. Un moment, j'avais été tenté de vous proposer de me suivre jusqu'à Öskjuvatn, cette terre volcanique dont vous ne manqueriez pas de ressentir la vibrante énergie. Je vous sentais si intuitive, réceptive à cette nature avec laquelle vous aviez dû être en harmonie avant que ne se produise …. Mais que pouvais-je mettre après les points de suspension qui n'eût été une fable ? Vous étiez si près du mystère, de sa confondante énigme.

Le lendemain, un petit bimoteur m'avait conduit jusqu'aux rives de l'Öskjuvatn. Longtemps nous avions tourné autour du cratère. Depuis l'avion, je photographiais ce paysage si étonnant. Les nuages blancs et gris plombaient le ciel, renforçant l'impression d'outre-monde. Les roches couleur de latérite étaient brûlées par endroits, livrant des profondeurs de rouille, des ombres profondément métalliques. Accrochés aux flancs, des restes de névés brillaient avec des lueurs de phosphore. Les lacs étaient semblables à deux vitres vertes, immobiles, seulement parcourues, ici et là, de filaments pareils à un bronze ancien. C'était si étonnant de planer au-dessus de ce qui dépassait les limites de l'imaginaire, comme si l'on était parvenus aux limites d'une terre purement fictionnelle. Le pilote avait renoncé à poser l'avion à cause des rafales de vent. Tant pis, j'inventerais un chapelet sensoriel - odeur de soufre, éclatement des bulles, chaleur sous la croûte du sol - et Sternberg n'y verrait que du feu. Quelle importance, d'ailleurs, le papier tiendrait bien debout : ficelles du métier. Et qu'importait cette réalité-là, en regard de la vôtre qui paraissait bien plus profonde ? Éruptive, mais glacée sous le socle de roches et de glace. Drôle comme tout s'éclairait avec la lumière de la vérité. Là, sous mes yeux, dans la démesure du jour, c'était vous, seulement vous qui étiez posée comme une énigme à la face du sol. Le gris du ciel, c'était la couleur éteinte de votre front. Les griffures ombreuses des flancs, vos longs cils abritant votre regard. Les lacs verts, vos yeux que des reflets mouvants animaient de l'intérieur et qui faisaient à la surface de simples irisations. Légères, imperceptibles. Et les névés immaculés, la falaise de vos joues parcourues de clarté. Voilà, la réponse à votre mal de vivre était entièrement inscrite dans cet austère paysage avec lequel vous jouiez en écho. Comme si les signes du sol s'étaient déposés sur votre épiderme, y gravant les hiéroglyphes du manque, de l'incomplétude, de l'être voulant correspondre à sa propre vibration, s'inscrire dans le long poème du monde.

Quand nous avons rejoint Reykjavik, la clarté était une poudre neigeuse qui semblait vouloir tout dissimuler. Je suis rentré à l'hôtel. Une lumière étroite rôdait dans le hall. Sur le guichet de la réception, un papier blanc portant une écriture penchée, la main semblait avoir tremblé :

"Fjarverandi í dag."

"Absente pour la journée". Mes rudiments en islandais me permettaient, sinon de comprendre les subtilités de la langue, du moins de saisir le caractère de ce peuple aux contours si peu définissables. En réalité, ce que j'attribuais à quelque maladie ou bien à un chagrin n'était que l'ombre portée du pays que la latitude septentrionale reconduisait à un éternel silence. Au travers du hublot de l'avion, l'Islande n'offrait plus qu'un vague contour, une feuille glacée posée sur la Mer de Norvège, bribe détachée des neiges du Groenland. Sternberg l'aurait son article, seulement la partie émergée de l'iceberg. Sternberg n'était pas poète et ce qui existait au-dessous de la ligne de flottaison ne l'intéressait guère. Sans doute avait-il raison de ne pas s'encombrer de légendes qui meublaient l'imaginaire avec la persistance de l'abeille à récolter le pollen. Mon appartement se remplissait d'ombres longues. La nuit était proche qui, déjà clouait les paysages du nord dans l'encre de la solitude. Étiez-vous rentrée à l'hôtel à cette heure tardive ? Le froid, déjà, devait enfoncer ses aiguilles dans le vif de la peau. Je fumais une dernière cigarette avant de ma coucher. Le faisceau de la Tour Eiffel faisait, dans le ciel, ses lueurs boréales. Comme la rotation incessante et toujours ininterrogée du temps.

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12 juillet 2016 2 12 /07 /juillet /2016 08:54
Du bronze au monotype.

Bronze – François Dupuis.

Nécessité du bronze.

D’abord il y a la terre, souple, ductile, malléable, la terre infiniment disposée à être modelée, maniée selon quantité d’esquisses différentes, jeu de formes qui semblerait inépuisable, infiniment mobile. La lumière glisse sur les bosses, s’invagine dans les creux, rebondit sur les lignes de crête, se love dans les dolines. Poème du jour à même la fluence, la docilité des choses. C’est une ivresse que de constater ceci, de laisser voguer son esprit au rythme lent des vagues d’argile, mince océan doté de virtualités qui paraissent inépuisables, constamment ressourcées à l’aune de cette belle plasticité. Puis il y a les mains de l’Artiste, ces deux battoirs placés au bout de la conscience, ces deux outils artisanaux qui veulent discipliner les formes, les organiser en cosmos, donner lieu et temps à un thème esthétique. Ce sera donc un visage avec ses traits saillants, ses rides, le fossé de ses vergetures, le rictus d’une volonté, l’affirmation d’un maxillaire, le creux dans lequel reposera le cratère d’un regard, s’archiveront les images ayant foré la pupille depuis le décret de la naissance. Peut-être même avant, tant de choses existent qui demeurent scellées, inapparentes. Les doigts sculptent, polissent, ôtent de la matière, rajoutent un colombin ici, une éclisse de terre là, les index nervurent la pâte, la domptent, la disciplinent, l’amènent à parution telle qu’imaginée par Celui qui a le pouvoir de métamorphoser, d’amorcer une genèse, de déposer son empreinte, là, au creux du vivant où la liberté est si grande qu’en pourraient résulter mille épiphanies dont aucune ne serait plus vraie qu’une autre. Seulement question de moment, de hasard imprimé dans l’intimité d’un microcosme, d’intuition trouvant sa propre assise, ces lignes, ces retraits, ces écailles qui disent la présence d’une création, son urgence à devenir car le geste lancé nul ne saurait l’arrêter qu’au prix d’une annulation de ce qui est appelé à croître, tel le végétal qui lance sa ramure dans le ciel. Bientôt surgit de l’informe le dessin d’une figure qui, bien plus qu’ordonnancement de lignes, se constitue en dessein, en projet disant quelque chose de l’homme. De celui de terre qui n’est que l’écho de celui de chair qui lui donne le souffle et son âme en partage. Mystère de la parution qui fait éclater le réel. La sellette, son plateau tournant, deviennent le support du monde, le lieu de rassemblement des énergies, le creuset d’une puissance qui était en réserve depuis des temps immémoriaux, car toute œuvre a existé de tout temps et existera toujours en vertu même du principe transcendant qui l’habite et en nervure l’être.

Oui, il y a ébauche de visage, il y a vie logée au creux de la matière, cette imperceptible étincelle qui, depuis l’intérieur des corpuscules de terre se propage jusqu’à nous afin que nous en saisissions le langage, en percevions l’essence singulière. Nous, les hommes, qui sommes les seuls à pouvoir en déceler le tremblement, l’irisation. Puis il y a l’action de l’air, le temps du séchage qui vient compléter, naturellement, le sceau originel, l’amorce de ce qui fera œuvre et s’installera dans le flux du paraître. Puis il y a le feu, la fusion, le métal qui épousera le moule initial et accomplira ce qui avait été initié, la mise en acte d’une figure qui devra installer son règne parmi la multitude, se loger quelque part dans une position fixe au milieu des convulsions du monde. Bientôt sera le bronze poli, brillant à la belle teinte d’infini et d’irrévocable présence comme si une pellicule d’éternité en avait glacé la surface, faisant se lever la belle dialectique de l’éclair de l’instant et de l’immobilité de la durée.

Car voici que l’image qui était infiniment mobile depuis sa nature première de terre ductile, devient masque figé, pris dans une gangue qui lui donne à la fois sa beauté et le fixe à demeure comme si toute liberté s’en était soudainement retirée sous l’effet de l’alchimie de la combustion. Dureté de la matière qui nous livre son irréductible minéralité, qui s’affirme à la façon d’un tellurisme qui aurait traversé les couches de glaise les cristallisant dans une gangue métallique que jamais le temps n’épuisera, n’entamera, ne remettra dans un ressourcement de possibles esquisses. De la terre au bronze, il y a eu changement de régime ontologique. Liberté de la terre perdue au profit d’une volonté de la matière qui s’investit d’un temps géologique à l’empan si long qu’il ne nous est pas possible d’en percevoir l’être, d’en estimer la mesure qui se perd aux confins de l’esprit. Magnifique pouvoir sur les choses, sur la temporalité, geste qui transforme le présent de l’acte en un futur inépuisable. Devant toute œuvre en bronze nous sommes en effet saisis d’un sentiment d’éternité qui explique notre vertige et l’ascendant qu’exerce sur nous cet empire d’une matière dont il ne nous est plus possible d’envisager la quadrature. Il s’agit d’un autre lieu (celui mythologique de Vulcain ?) ; d’un autre temps (celui d’une immémoriale Genèse dont la tâche achevée trouverait son épilogue dans cette condensation matérielle située, par sa nature même, hors de toute durée). Nous considérons le visage, nous qui sommes encore malléables, soumis au changement, et ce profil de métal nous toise depuis le lointain de son éternité, avec ses orbites vides telles celles des mystérieux moais de l’île de Pâques ou bien ces yeux de jade infiniment énigmatiques des statuettes maya à la quête d’une intemporelle vision. Sans doute celle de l’art qui ne possède ni attaches, ni points de repères puisque l’invisible ne saurait s’inscrire dans une topologie terrestre, fût-elle illisible telle l’inscription sur un antique palimpseste. Face à la figuration d’airain nous sommes démunis comme nous le serions devant l’icône sacrée ou bien le visage de la déité que jamais nous ne devons apercevoir puisque toute représentation devient le lieu même d’une hérésie. Être dans le siècle et cheminer parmi les contingences de tous ordres exclut, de soi, toute allusion à une hiérophanie. Les hommes et les dieux font rarement bon ménage !

Liberté du monotype.

Du bronze au monotype.

Visage – Monotype.

François Dupuis.

L’encre court sur la feuille de cuivre, l’encre est libre qui fait ses confluences et ses remous, ses taches pareilles à des archipels et ses éclaboussures d’étoiles noires sur la toile du jour. La brosse est fluide, animée de mouvements pareils à une rapide chorégraphie, à un pas de deux dont l’Artiste est l’un des danseurs ; le lavis, les pointillés, les cernes et les ombres claires le Partenaire qui joue de ses subtiles variations, de ses fantaisies, de ses sauts de carpe. C’est comme une gigue, de rapides esquives, des doigts maculés de noir courent sur le sol de fumée, laissent des traces, des traînées, un chiffon essuie, une buée d’eau fine telle un brouillard vient apporter sa touche claire, des chevelures apparaissent, des ramures bougent sous le vent des mains, des clartés de caverne, des lumières de crypte, des remuements de lagune, des humeurs de tourbières. Tout est joyeux qui s’anime, tout est constamment repris qui biffe, annule, rehausse, dilue, métamorphose comme si ce jeu, jamais ne devait avoir de fin, ronde enfantine naissant et renaissant de sa propre énergie, éternel retour du différent dont les nuages sous la poussée de l’air sont les insaisissables figures. Nulle pause qui lierait l’imagination à son objet. Nulle imprécation qui guiderait la main sur telle voie plutôt que sur telle autre. Joie, sublime joie de la spontanéité, du geste d’envol, de l’indécision de l’arabesque, de la légèreté du moucheté, de la fugacité du pointillisme, du surgissement de l’intuition, ici une coulure, ici une griffure, là une résille, là encore un poudroiement d’encre mêlé à une lueur de neige. Blancs qui jouent avec les noirs, gris qui médiatisent, clartés d’aube et teintes crépusculaires. L’épreuve est encore une simple trace sur le verre, une esquisse dont nul ne sait ce que sera son futur, comment s’annoncera l’image finale. Etonnante et attendue alchimie qui décidera, en toute liberté, de l’impression du papier, de sa texture, des stigmates que la presse déposera sur le subjectile, subtile empreinte digitale, personnalité singulière qui sera révélée au terme du processus ; l’Artiste comme un enfant devant une pochette-surprise, en supputant le contenu, en goûtant par avance la joie subséquente.

Enfin apparaîtra, comme une naissance après la fameuse illusion anticipatrice vécue par Celui qui l’attendait, ce visage dont on ne savait rien, dont on ne connaissait ni les traits, ni l’expression pas plus que la singulière morphologie, cette manière d’île encore parcourue des flots amniotiques de la venue au monde, comme derrière une vitre, tout près d’une illusion, telle une clairière ouverte sur son propre étonnement un matin d’automne alors que commence à décliner la lumière. Une Anonyme, une Inconnue est là qui dévisage calmement avec la belle indifférence des choses irréelles, non nécessaires, avec la candeur d’une jeune fille nubile tout près de l’événement qui la portera bien au-delà d’elle-même, dans l’orbe d’un univers inconnu. Combien nous l’aimons déjà alors qu’elle n’est qu’une buée à l’horizon de l’être, un crépitement de sarments dans l’hiver qui approche, une touche de givre sur la courbe de l’âme. Inclination à une douce rêverie, tout près du lac de Bienne, pareils à ce Jean-Jacques solitaire que le songe étreint comme sa possibilité la plus proche. Romantisme à la Rousseau, invite à herboriser quelque part dans le calme d’un sous-bois, à faire de l’existence la cueillette d’une herbe, la contemplation d’une goutte de rosée dans le matin qui chante et s’éveille. Nous ne nous perdons sur la colline du visage qu’à mieux nous retrouver dans ce maquis dont nous espérons qu’un jour, il deviendra familier, mais dans l’approche, dans l’effleurement. Ramures des sourcils à l’incertaine flexion, arête du nez si peu visible, arc de Cupidon derrière lequel l’on devine la herse souple des dents, la langue gourmande de n’être pas encore révélée. L’ovale est si beau, si abouti dans son aspect ténébreux et cette main qui s’élève à peine d’un corps que nous devinons dans un genre d’innocence, de fierté originelle.

Antithèse de l’image précédente qui affirmait, dans sa rigueur de métal, l’irréfragable forme à offrir au monde, le contour irréductible à opposer à tout ce qui vient à l’encontre et demeure loin dans l’ordre de la figuration. Comme autant de satellites girant autour de la même planète sans s’y confondre, sans même en tutoyer la surface. Contrairement au processus de la terre qui, de mouvement en mouvement, de dessiccation en dessiccation, de fusion de métal en fusion de métal rive les choses à leur socle éternel, à leur intangible figure, l’avancée du monotype vers son destin léger est ce soubresaut, cette fantaisie, cette souple progression de l’éclaireur de pointe qui ne sait guère où il va, où aboutira son itinéraire, progressant à la façon d’un Indien, de buisson en buisson, découvrant soudain, dans le sursaut d’une révélation le paysage qu’à son insu il a dressé dans son imaginaire et qui, maintenant, se livre à lui comme la réalité qu’il est, cette œuvre à jamais finie, cette transgression du monde qui apparaît de telle ou bien de telle manière selon qu’on le considère depuis son nadir ou son zénith. Infinie liberté du monotype, de l’estampe qui nous restituent les images multiples de l’univers des existants, chaque regard étant le médiateur de ce qui, dans l’approximation, se donne à connaître comme l’une de ses possibilités. Du bronze au monotype, la distance de la nécessité à celle de l’événement. Deux façons de dire le monde en mode complémentaire. Nous n’en choisirons aucune puisque toute esthétique aboutie porte en elle les germes qui l’accomplissent et la déposent devant nous comme ce qui porte du sens, dont nous faisons notre ambroisie. Toujours les dieux sont présents dans les figures énigmatiques dont ils sont les dépositaires. L’art est le monde des dieux. Qui choisissent pour nous la forme selon laquelle ils s’actualisent. Toutes nous les aimons comme se subtiles déclinaisons de l’être. Car choisir serait contrarier les dieux. Or nous voulons l’Olympe. Or nous voulons l’envol !

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11 juillet 2016 1 11 /07 /juillet /2016 08:31
Du clair-obscur à l’obscure clarté.

"(...) La peinture au couteau c'est beau,

quand la lame est mûre."

Avec Zoé Mozart.

En écho avec l’image. (Voir l’image ci-dessous).

C’est à peine si la présence du jour fait signe dans le genre d’un retrait. Au-dehors les bruits sont cotonneux, comme étrangement absents à eux-mêmes. Une diagonale de lumière traverse la chambre, glisse sur les murs de plâtre avec la lisibilité d’un songe. Plus haut, une zone d’ombre dit encore la persistance de la nuit proche, son insistance à être, le passé qu’elle porte avec elle, l’empreinte de la mémoire dont elle est tissée. Le jeune enfant dort dans l’insouciance de son âge encore ressourcé à l’innocence du temps. L’image de lui qui nous parvient est hautement lisible, comme sculptée dans quelque marbre exact qui nous dirait la justesse de la présence, la richesse d’une expérience en train de se constituer, fût-elle inaperçue du Sujet, seulement esquissée sur la toile de la conscience. Les ombres n’effacent nullement les zones de clarté, elles jouent simplement en mode dialectique, elles affirment, elles élèvent une belle géométrie qui nous invite à découvrir le luxe de l’instant, l’éclair aussi prompt que non renouvelable. Ici, dans cette intersection de l’espace et du temps, se donne à voir, comme dans une salle de musée, une forme arrêtée, une esquisse sûre d’elle-même, la figure d’une durée suspendue, la mesure de l’homme jeune telle qu’elle pourrait être infiniment si les grains du sablier consentaient, soudain, à se figer, à suspendre leur course dans la gorge étroite de sa geôle de verre. La certitude que de l’être est à profusion, que le sens se condense ici et maintenant, que le réel est ceci, cette attitude d’abandon à soi dans la plus belle confiance qui se puisse imaginer. Il y aurait cet enfant au monde, cette superbe insularité et, tout autour, l’océan de la manifestation, mais comme un murmure, un flux et un reflux si inapparents qu’on n’en saurait rien, ici, entre les cloisons blanches d’une apparition ancrée dans la vérité. Le vrai est toujours ce qui se donne dans la verticalité d’une exactitude, telle le fil d’une lame qui ne brille qu’à être précisément un fil, c'est-à-dire l’unique parmi la pluralité des apparitions possibles.

Cette photographie se propose à la manière d’un oxymore, tout comme celle placée à l’incipit de l’article, dont nous tâchons de comprendre le fonctionnement interne. Oxymore donc. Cette figure de rhétorique réunissant deux termes de sens contraire afin de réaliser un effet de surprise, d’étonnement, telle « l’obscure clarté qui tombe des étoiles », dans Le Cid, nous place au cœur de la nuit, dans le surgissement tragique de la flotte ennemie, ces Maures inquiétants qui semblent une émanation même de l’ombre. Identique effet saisissant, écoulement temporel suspendu, dans El Desdichado de Gérard de Nerval : « Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie ». Le Soleil noir campe une vision de fin du monde par laquelle le poète devenu impuissant, serait assailli par l’impossibilité de créer, le luth devenant le symbole d’une mutité que cerne la folie. Ce qui est à remarquer dans l’utilisation de l’oxymore, aussi bien dans l’œuvre littéraire que dans les deux images que nous abordons ici, c’est moins un effet de style purement littéraire, donc une habileté de langage, que la constitution d’une esthétique abrupte, aux angles vifs, aux ombres et lumières tranchées, à l’évidente clarté, au propos si précis qu’il ne laisse aucun doute sur le contenu intentionnel de l’auteur : nous livrer une perception du monde aussi exacte que possible, une dramaturgie dont l’interprétation monosémique nous reconduit à nous situer, d’emblée, dans le domaine des certitudes, à écarter toute ambivalence qui nous égarerait dans d’invraisemblables hypothèses ou bien des suggestions sans fin. Corneille, Nerval, Ronis, le Photographe de l’œuvre placée en épigraphe veulent tout simplement nous amener à l’évidence d’une situation : le tragique dans Le Cid ; le surgissement de la folie dans El Desdichado ; l’innocence originelle dans Vincent dormant ; la quiétude dont Zoé Mozart est l’exacte illustration. Hors ceci, hors le sceau imprimé dans la cire de notre entendement de cette justesse du regard, tout autre essai de prononcer le réel serait mis hors jeu. Il y aurait, à seulement contempler ces belles images, à lire ces inoubliables vers, comme la fulgurance d’une apodicticité, laquelle serait l’exact envers de l’illusion, du soupçon ou de l’indécision. L’oxymore serait le procédé par lequel, élevant de clairs contrastes, la vision se doterait d’une manière adéquate de considérer les choses.

Du clair-obscur à l’obscure clarté.

« Vincent dormant »

Willy Ronis

Source : Pinterest

L’image en elle-même.

Du clair-obscur à l’obscure clarté.

Les ombres nocturnes sont encore si présentes qu’elles sembleraient vouloir faire le siège du jour, ne pas céder la place, garder encore cette trace du passé qui renonce à mourir. Le travail de la mémoire n’est rien d’autre que ceci, garder la saveur du fruit, son goût sucré, glacer le palais des fragrances qui l’ont habité, l’ont porté à la plénitude d’être dans un sentiment si ineffable que procéder à son effacement serait un acte de pure inconscience, de renoncement à soi. Alors la densité noire veut continuer à se dire bien au-delà de ce qu’elle fût dans l’instant, revendiquant sa part d’éternité. Mais le jour est là qui se lève, polit son arête de silex, entaille la nuit de sa nécessité de figurer, d’imprimer une nouvelle temporalité, d’écrire une fable neuve sur la page de l’exister. Lutte immémoriale qui fait s’affronter le blanc et le noir, la brillance et son contraire, cette suie du sommeil, ce bitume de l’inconscience, ces ténèbres de l’inconnaissance. Quiétude est là dans le luxe du paraître. Sa chevelure est un buisson noir qui se hisse des limbes avec la douce certitude d’en être séparée, d’en constituer la forme heureuse s’esquissant sur un fond incompréhensible, mais mis à distance, reconduit à son abstraite texture, à la confusion d’un langage venu de si loin qu’on n’en perçoit plus que des mots indistincts, des balbutiements, des bruits de galets roulés par les flots de la nuit. Le visage resplendit, demi-ovale que rehausse la palme d’une douce lumière, pareille à un lac couché sous l’opalescence de la Lune, l’œil vient s’y inscrire à la manière d’un simple feu-follet, d’une persistance de la conscience dans la dérive de l’heure, l’arête du nez en interrompt le voyage afin que tout demeure dans l’aire ouverte d’une compréhension. Au loin, une épaule émerge d’une brume indistincte pour mieux affirmer sa présence discrète. Le bras, l’avant-bras sont un pur mystère s’extrayant du silence de la nuit. On les dirait presque immatériels, animés d’une clarté interne alors que la partie invisible de la tête y prend appui tel un enfant conscient de trouver sur le sein maternel la patrie dont, jamais, il ne pourrait se séparer qu’à mettre son existence en danger. L’opacité est si effrayante qui fait sa mare cernée de mort, de repli dans la bouche négative du Néant.

Image portée à son acmé. Puissance des contrastes, nécessité de l’oxymore à se dire dans « l’obscure clarté », dans cette parution de l’être qui annule le Néant, lui substitue le jeu de la pure présence. Quiétude qui pourrait encore se dire Sérénité, Clairière de l’être dans la densité ombreuse de la forêt. Tous prédicats faisant se lever la justesse d’un langage qui parle tout autant au souci esthétique, à l’inclination de l’âme à trouver son exacte courbure, à l’exigence de l’intellect à découvrir le concept qui l’accomplit comme son intuition la plus aboutie.

Du clair-obscur à l’obscure clarté.

Ce qui paraît ici avec la plus belle pertinence, c’est la distance, l’opposition, la dialectique pour le dire en terme plus exact qui fait se dresser comme deux entités antagonistes deux esthétiques irréconciliables. Ce que le clair-obscur fait apparaître tel que chez ses Maîtres les plus éminents (Léonard de Vinci ; Georges de La Tour ; Rembrandt), sous la forme d’une réalité aussi intuitionnée que floue, indistincte, simple suggestion dont le Voyeur de l’œuvre aura à accomplir la synthèse à l’aune de son propre regard, « l’obscure clarté » (l’oxymore) le livrera dans une manière d’évidence, de totalisation à laquelle, bien évidemment, il n’y aura rien à retrancher ou à ajouter, tant l’apparence si parfaite, le jeu fini des ombres et des lumières, la netteté de la rhétorique, la précision des lexèmes constitueront les fondements mêmes d’une vérité à l’œuvre. Face à Quiétude, face à Vincent dormant, nous demeurons en silence, nous n’avons nullement à nous questionner, à saisir quantité d’esquisses signifiantes puisque, en une seule et unique représentation plastique, tout est dit d’une position de l’être-au-monde, une pause dans le mouvement du quotidien, une halte entre ce qui fut et ce qui sera qu’affirme l’éclair d’une parution, la mise entre parenthèses de la thèse par laquelle l’univers nous apparaît comme un inaccessible, un divers, une profusion, une corne d’abondance, un irrépressible flux parmi lequel nous nous débattons à défaut d’en pouvoir saisir l’essence.

A la vue polychrome, fuyante, à la multiplicité des perspectives qui peuvent toujours se glisser dans l’intervalle ménagé par le clair-obscur puisqu’il oscille toujours entre deux formes, deux modes de figuration, l’obscure clarté substitue l’unique vision de ce qui pourrait apparaître en tant qu’un intelligible dont l’aspect invariant nous rassurerait et nous mettrait en mesure de fournir à notre naturelle curiosité les assises par lesquelles, au moins temporairement, apaiser nos doutes. Merci Quiétude de nous ménager cette halte. Le repos est toujours un luxe !

Du clair-obscur à l’obscure clarté.

Autoportrait avec fourrure,

chaîne en or et boucles d'oreille (ca 1656-57)

Rembrandt.

Source : Wikipédia

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10 juillet 2016 7 10 /07 /juillet /2016 07:45
« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

« Chantier interdit au public ».

Avec Emilie June.

Œuvre : André Maynet.

Petite incise préalable à une lecture adéquate de ce texte.

Bâti sur le style de la nouvelle brève, cet écrit se veut non seulement polémique mais souhaite rendre justice, à l’aune de l’écriture, aux perdus de la société, aux mal-aimés, aux pauvres qu’éclabousse l’arrogance et la morgue des riches. Ces derniers dont l’insuffisance notoire n’a d’égal que l’impécuniosité de l’âme en même temps que l’inflation de l’avoir, à défaut de connaître l’être par lequel assumer l’essence non calculable de l’homme. Ces nantis méritent donc amplement que l’on se penche sur leur sort, que l’on considère avec envie leurs châteaux de cartes, que l’on se pâme devant leurs collections de maîtres, leurs suites princières et les clinquants dont ils brodent, à l’envi, leur existence inféconde. Si, riches, vous lisez cette prose, qu’elle décille au moins vos yeux et vous rende moins superficiel. Toute profondeur est celle du cœur. Il ne tient qu’à vous de vous reconnaître dans l’entreprise aussi fougueuse que dévastatrice dont Simplicité, ici, se fait l’héroïne. Fût-elle multipliée par mille afin qu’un peu de sagesse éclabousse votre fière et altière condition ! Mais terminons donc par un trait d’humour que vous, les patrimoniaux, apprécierez à sa juste valeur : « Plus il y a de riches, moins il y a de pauvres ! ». Si cette assertion est vraie du point de vue de la logique, elle est fausse du point de vue de l’humain. Cherchez l’erreur !

« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

« Dépeindre » et elle entaillait la peinture avec le silex de ses ongles ; « dépeindre » et elle lacérait le vernis du mors acéré de ses dents ; « dépeindre » et elle érodait la mince pellicule couleur de guimauve de la râpe de sa langue. C’était comme une furie logée au creux de l’ombilic, une rage labourant la caverne du ventre, une lave jaillissant de l’antre de la gorge. Cela faisait des heures que cela durait, et la révolte ne cédait en rien, la colère ne décolérait pas, la bourrasque continuait à produire ses effets dévastateurs. Aussi, nul dans l’immeuble cossu ne se fût risqué à une manœuvre d’approche, à émettre un conseil, à tenter de réduire une agitation qui paraissait ne jamais avoir de cesse. « Dépeindre », disait-elle, et même ses vêtures avaient subi l’outrage d’un courroux trop longtemps contenu, pareil à celui d’un enfant contrarié qui casse ses jouets afin que le dépit consommé il ne demeurât rien qui pût en témoigner. On ne sait pourquoi (sans doute pour ne pas humer de vapeurs toxiques), elle avait bâillonné sa bouche d’un mouchoir blanc identique à ceux que portent les Orientaux afin de ne propager leur contagion à leurs congénères ; ses seins menus comme des mandarines étaient comprimés dans une sorte de bandeau de gaze ; le vertige d’un chemisier entourant sa taille alors que ses pans tombaient le long des flancs dans le genre de haillons qui n’auraient trouvé refuge qu’à tutoyer les hanches de Simplicité.

Simplicité, tel était le nom que, de toute éternité, elle porterait puisque l’insupportaient les affèteries, les artifices, les colifichets dont nombre de gens importants s’affublaient afin d’être reconnus et fêtés à la hauteur de leur talent. La dentelle ne tolérait guère la proximité de la toile grossière, du coutil rustique ou bien de la serge brute. Donc, Simplicité, dans l’appareil le plus simple qui se fût imaginé, se tenait tout en haut de sa garçonnière, sous la lumière crue d’un abat-jour de tôle au centre d’une teinte grise que ne rehaussait que l’éclaboussure blanche d’une toile anciennement tendue sur un cadre de bois. Toile dont il ne demeurait plus qu’une vague géographie telle celle d’un continent glacé perdu dans la dérive d’une mer inhospitalière. Quiconque eût cru à un naufrage, à une quelconque perdition, au tutoiement d’un abîme se fût grandement trompé. Cette image somme toute de désolation signait au contraire l’épilogue d’une aventure menée contre le mauvais goût et les barbillons ostentatoires d’une bourgeoisie en mal de paraître. Et bien que la Jeune Femme ne fût en aucune manière révolutionnaire ou bien affiliée à quelque mouvement radicalement engagé dans une œuvre de destruction, elle ne supportait guère les entraves faites à la beauté. Donc, apercevant la laideur, elle sévissait, elle entaillait, elle détruisait jusqu’au terme d’un acte qu’elle jugeait non seulement réparateur mais apte à rétablir une injustice.

« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

Les choses simples, modestes étaient si belles dans leur naturelle innocence, dans leur touchante ingénuité. Ce qu’elle aimait, ceci : un clair de Lune au bord d’un lac, le vent léger faisant frissonner les feuilles d’érable pareilles à des lames d’argent, le glissement de l’eau sur le ventre souple des galets, la lumière à peine levée de l’aube à l’entour d’une dune, la fraîcheur d’une oasis sous le balancement des palmiers, la belle clarté sur la margelle d’un puits, la tache brune d’un maroquin sur une étagère, le luxe vert-amande d’un céladon tout près du four qui l’a vu naître, le translucide parchemin des cloisons d’une maison de thé, le bruissement d’une fontaine ou bien le parcours inaperçu d’une eau se perdant, quelque part, dans le silence de la terre. C’était cela qui lui plaisait, cette à peine visibilité des choses, cette mince élévation de brume dans la jeunesse du monde. Sentir glisser un glacis d’air sur sa peau, se disposer à recevoir la pluie du ciel, s’allonger sur la pierre humide de mousse, toucher du bout des doigts le vernis d’une jarre, la corolle d’une fleur, la légère pierre ponce sur le versant de lave d’un volcan. Toute une symphonie mineure, faite de simples attouchements, de couleurs à peine affirmées, de sons si discrets que, pour les entendre, il faut tendre l’oreille et en éprouver le bruit d’éponge dans le mystère d’une crypte. Une manière d’être à soi, aux autres, au monde dans une attitude si involontaire, si naturelle, si inclinée à la reconnaissance de l’immédiat, du disponible, qu’être devient tout simplement un acte de pure présence, tout comme le grésillement du criquet dans la chaleur qui l’accueille et le féconde tel l’unique phénomène qu’il est, une musique dans le concert de l’univers.

« Dépeindre, disait-elle, dépeindre… ».

Maintenant, Simplicité était dans la pose d’un enfant qui vient de commettre une bêtise et ne sait comment l’annoncer, comment la réparer ensuite. Devait-elle se saisir du rouleau à peindre, du seau de laque et badigeonner les murs, dissimuler son forfait, prier Dieu que personne ne vînt prendre acte de son délit que nul ne cesserait de commenter comme celui d’une personne prise de folie ? Ou bien habitée d’une étrange inclination monomaniaque qui l’avait conduite à tout niveler, à tout annuler, à reporter à une manière d’innocence originelle, de neutralité comme au commencement d’une histoire. Oui, se nommer Simplicité et aller jusqu’au bout de sa propre logique, c’était cela même, détruire la laideur et faire émerger, sinon une beauté instantanée, du moins annuler ce qui déposait dans l’âme d’inexplicables scories, d’incroyables manifestations d’un orgueil humain qui confondait sa mise en exergue avec une juste esthétique. Mais comment donc l’idée lui était-elle venue de louer cette bonbonnière tout en haut de cet immeuble haussmannien, en plein Paris, avec vue sur les frondaisons du Parc Monceau, sur les appartements gonflés de vanité et de médiocrité, l’une portant l’autre en son sein ? Quelle idée ? A moins que son geste de destruction n’ait eu un soubassement inconscient, n’ait été animé d’une nécessité de désobéissance sociale, de nivellement par le bas de tout ce luxe gangréné qui habitait les « beaux quartiers ».

Mais qu’avaient-ils de « beau » ces quartiers de carton-pâte, ces amoncellements d’encorbellements de pierres éblouissantes, ces tentures ostentatoires qui ne disaient que l’insuffisance foncière qui était logée dans la tête de ceux qui en avaient fomenté l’ordonnancement ? Oui, qu’avaient-ils ? Sinon la phosphoreuse vérité du mépris étalé à la manière d’une décoration imméritée, volée sur un champ de bataille inglorieux, peut-être sur le corps même d’un valeureux combattant dont le sang avait coulé en pure perte, juste pour qu’un jour pût s’affirmer la différence de hauteur, la dénivellation de la puissance, la morgue des possédants. Oui, symboliquement, effaçant les moulures de plâtre, gommant les rideaux de soie et d’organdi, peignant le velours des bergères de la teinte de l’anonymat, éliminant toute trace de domination, Simplicité avait créé les conditions d’une nouvelle Genèse dont elle serait l’ordonnatrice, elle qui voulait du fond de sa conscience qu’un homme égale un homme, qu’un mérite ne fût jamais plus haut qu’un autre, que deux consciences pesassent le même poids sur le plateau d’une balance enfin habitée de justice, de juste répartition de cela qui, par nature, n’appartenait à personne, sinon sous la juridiction des puissants et des ladres.

Oui, la tornade passée, Simplicité meublerait son nouveau logis de la rigueur du phalanstère, tendrait sur les murs la toile libre de l’Utopie, disposerait les assises de la lutte sociale. Partout seraient les livres libérateurs, ceux annonçant une ère nouvelle, ceux dénonçant les injustices, ceux faisant de l’homme la valeur à nulle autre pareille : Les Rougon-Macquart de Zola ; les Balzac de la Comédie humaine ; les Jules Verne du rêve éveillé ; l’ode à la pauvreté d’un Oliver Twist de Dickens ; Jacques Vingtras, le grand roman social de Jules Vallès, puis Les Misérables de Victor Hugo le magnifique, puis sans doute faudrait-il aller jusqu’à Mort à crédit de Céline, le roman de l’enfance douloureuse, de la misère la plus sordide qui se puisse imaginer. Oui, la révolte de Simplicité n’aura pas eu lieu en vain. Toute remise en cause de l’absurde (l’exploitation de l’homme par l’homme est, bien évidemment de cette nature sordide), est de l’ordre d’un gain, une victoire sur le silence du non-dit, sur le renoncement à être dont l’oppression est comme le fer de lance, le délictueux et ténébreux officiant. Sans doute l’image la montre-t-elle désemparée, privée de langage, de mouvement, sans doute proche d’un état de sidération avec l’impératif dont l’a affublé son Créateur : « Chantier interdit au public ». Oui, bien des chantiers de la petite histoire (la nôtre), mais aussi de la Grande, l’Histoire événementielle des hommes sont parsemés de citadelles de ruines devant lesquels nous restons « interdits » comme face à toute tragédie qui affecte l’être en ses fondements. Oui, tels des Simplicité, nous voulons saper les fondements de la laideur, nous voulons rétablir l’honneur des faibles et des opprimés. Sans doute l’une des plus belles missions sur Terre !

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9 juillet 2016 6 09 /07 /juillet /2016 07:35
Remise à soi dans le jour nu.

« Aglaé ».

Œuvre : André Maynet.

On lui avait dit l’art n’autorise aucune sortie de soi. De son propre corps il faut faire le lieu d’une esthétique. D’ailleurs le monde n’existe pas. Sauf celui de l’art avec lequel il faut se confondre. Esthète, d’abord, avait eu du mal à s’emparer de cette idée, à la faire sienne, à la loger dans le cœur battant de sa conscience, là où s’éclairait le site d’une vérité. Donc, il lui fallait renoncer au monde, devenir île, dresser, autour d’elle, le rempart des flots. Ce n’était pas si difficile, le monde était si décevant avec ses perspectives occluses, ses désirs en forme d’impasses, ses réalisations si éphémères dans l’ordre d’une belle authenticité. La plupart des gens vivaient une réalité archipélagique, grégaires ilots qui ne communiquaient entre eux qu’à se laisser porter par la même eau, flotter dans la même irrésolution. La même mode, le même conformisme étroit. Moutons de Panurge suivant les autres moutons comme leur ombre. Dans les faits il n’y avait aucune réelle communication, aucun don qui aurait fait de l’altérité le fondement d’un accomplissement de soi, un agrandissement de Celui, Celle qui vous faisaient face et demeuraient enclos dans la cellule roide de leurs propres corps. Parfois, de loin en loin, un regard, une lumière de sémaphore vous atteignant à votre périphérie, puis le retour à l’obscurité, puis la plongée dans l’irrémédiable condition humaine, un unique sillon à creuser sans que les sillons contigus aient à voir avec vous, à offenser les limites de votre silence inquiet. On naviguait chacun pour soi avec, en ligne de mire, la singulière étrave avec laquelle il fallait tracer sa route au milieu des flots et des épaves de toutes sortes.

Alors voici ce qu’avait fait Esthète. Elle avait pris son baluchon, un jeans de toile, des baskets, deux ou trois livres, des feuilles blanches, des mines de graphite, des pommes, quelques biscuits et elle était allée tout droit, vers le lieu virginal de son destin, ce dont l’art lui paraissait être la promesse, origine et fin en même temps. Elle avait franchi des collines et traversé des bosquets, dormi dans des clairières bleues, regardé les lisières se décolorer sous la poussée du jour. Elle s’était sustentée de quelques grignotements, avait, la nuit, regardé la pluie d’étoiles, s’était laissé bercer au rythme mystérieux de la Voie Lactée. A mesure qu’elle marchait, Esthète se sentait devenir plus légère, plus diaphane comme si son corps, traversé par l’éther, perdait peu à peu de sa consistance, lambeaux de chair en partance, que remplaçait le lexique aérien des mots, que peignait la brosse de martre souple d’une esquisse pareille à une aquarelle. C’était si excitant, si enivrant cette manière de flottement subtil pareil au vol souple de la chauve-souris dans les volutes mauves du crépuscule. Elle en aurait même poussé de petits cris de joie, de longues vibrations pareilles aux sifflements inaperçus des rhinolophes. Cependant, si elle percevait sa constante métamorphose, elle était encore reliée aux nourritures terrestres à défaut d’en pouvoir saisir l’ambroisie, d’en goûter le suc jusqu’à son extrême. Elle volait donc plutôt qu’elle ne marchait, se nourrissait de figues mûres qu’elle cueillait tout en haut des arbres qui fouettaient l’air de leurs étiques branches. Sous ses membranes largement éployées le paysage défilait, pareil à l’image colorée courant sur un écran de cinéma. Elle percevait une immense étendue de sable dont la couleur évoquait la croûte du pain alors que des bouquets d’arbres échevelés flottaient sous une brise chaude comme une haleine. Esthète ne le savait pas encore, bien qu’elle fût en chemin vers une omniscience, mais elle parcourait le ciel au-dessus du désert avec une déconcertante facilité, glissant parmi les lames d’air avec l’assurance d’un oiseau de proie, peut-être un aigle ou bien un milan jouant des ascendances selon de multiples et heureuses voltes.

Humaine cependant, au moins à l’aune de sa mémoire, il lui était fait obligation de rejoindre le sol, lequel prétendait être nourricier, en même temps qu’il constituait la seule surface à parcourir pour quiconque en avait déjà éprouvé la force tranquille, la qualité de ressourcement qui le traversait de part en part. Elle échoua sur une sorte de tumulus de sable que coiffait, dans un torchis blanchi à la chaux, une simple cabane, une hutte pour pèlerin de passage. En réalité elle avait rejoint, sans le savoir, le refuge d’un ermite, lequel, parvenu au terme de son cheminement spirituel, l’avait déserté pour d’autres cieux. Là, face au soleil qui faisait son disque blanc derrière une brume matinale, la jeune fille se posa sur un cadre de branchages sur lequel était tendue une peau pareille à celle d’un tambour. Elle était si bien, là, dans cette pose méditative dont son corps était le simple reflet, son corps si fluet, si apparent dans sa nudité même car, sans bien s’en rendre compte, Esthète s’était entièrement dévêtue, ne laissant paraître de son anatomie qu’un visage blême de Colombine, un cou infiniment gracile, des bras aussi minces que des pattes d’insectes, de fines attaches de cristal, des mamelons si étroits et dardés qu’ils évoquaient la corne du lucane cerf-volant, un abdomen légèrement cambré percé en son centre du diamant du nombril, la fuite des jambes vers le sol de poussière signant l’épilogue d’une mortelle apparition. Oui, mortelle et de ceci, la condition jouxtant la finitude, Esthète en avait une conscience aiguë, pareille à une braise qui la forait de l’intérieur et lui eût conféré la figure du martyr si la jeune apparition avait senti en elle le souffle religieux, l’appel vers un au-delà plein de promesses. Esthète n’était ni croyante, ni mystique, ni versée dans l’adoration de quelque idole de plâtre ou bien naturelle. Esthète - son nom en témoignait avec la plus grande vivacité -, se consacrait seulement à l’art, à ses figurations, à ses manifestations les plus visibles comme les plus discrètes.

Et, ce qui se révélait à elle, ici, sous le soleil qui commençait sa course arquée dans le ciel, tout contre le bleu d’acier de l’air, sous les coups de boutoir de la chaleur, n’était rien de moins qu’une contemplation de cette assertion qui lui avait été délivrée par on ne sait qui, peu importait, peut-être n’était-ce que sa propre voix intérieure, cette manière de ritournelle entêtante, de motif aussi primesautier que porteur d’un sens qui faisait son incessante rumeur dans les cerneaux gris de sa tête : De son propre corps il faut faire le lieu d’une esthétique. Oui, si elle était venue en cette lointaine contrée, si elle avait consenti à livrer sa nudité au soleil, à se nourrir plus de vent, ce terrible harmattan aux milliers d’épingles trouant la peau, que de substantielles provendes, c’était pour éprouver, dans le luxe de sa solitude, de son dépouillement extrême, la progression, en soi, de la lumière de l’art, tout comme d’autres trouvaient leur propre justification à glisser sur les pentes de neige ou bien à constituer un bûcher en prévision des rigueurs hivernales. Ce qu’aimait Esthète, par-dessus tout, c’était, le soir, lorsque les ardeurs solaires s’étaient atténuées, que le sable virait au gris, que les bousiers commençaient leur course rapide parmi l’éclat assourdi de la Lune, se disposer sur son assise, fermer à demi les yeux, n’y ménageant qu’une mince fente dans laquelle glissaient les étoiles et laisser les images qui venaient d’elles-mêmes la pénétrer jusqu’à l’ivresse.

Voici ce qui s’y illustrait avec le bonheur des choses simples. Elle y voyait, pêle-mêle, identiquement à un joyeux maelstrom, des croisements de lignes, de jolies courbes, des pleins et des déliés. Elle y voyait le corps étrangement alambiqué d’une déesse de Francis Bacon, visage dissimulé sous un masque mi-humain, mi-animal ; elle y découvrait cette étonnante composition de Picasso à l’époque des métamorphoses, grande baigneuse au bord de la mer avec son corps transparent par endroits, le golfe des seins dessinant une guitare éclatée ; elle y apercevait cette femme nue assise d’Egon Schiele, sa pose ostensiblement provocante, la crudité de sa représentation, le ventre qu’on aurait pu toucher à la seule force de son réalisme incarné, la grenade du sexe ouverte dans la densité de la forêt pubienne dont on devinait l’humidité, le spongieux, le disposé à l’acte amoureux, puis ces bas s’affirmant comme l’attribut d’une fille de joie dans l’attente de son prochain accouplement ; elle y devinait dans le luxe d’un jour à mi-ombre, le grenat des brocarts, la lumière des draps, la chair libre de la Vénus d’Urbino du Titien, ce mélange sulfureux de réserve, d’aristocratie, d’aisance naturelle, d’effronterie qu’un insistant regard soulignait depuis cette sérénité infiniment épanouie, cette offrande faite au Voyeur comme un don indépassable ; elle y saisissait, enfin, le Nu debout de Giacometti, cette si mince ébauche de la présence féminine qu’elle eût pu en faire, dans un geste immédiat d’appropriation, sa propre silhouette tant l’analogie était frappante, tellement sa propre image pouvait jouer en écho avec la représentation du peintre ami des Surréalistes.

Mais il s’agissait moins de ressemblance avec quelque esquisse que ce fût, que d’une confluence avec toute forme visible, à condition qu’elle consistât en une subtile émergence de l’art, en une affirmation d’une esthétique. Ici, au milieu du désert - cette belle métaphore du recueillement en soi -, au centre d’une immense solitude - la condition pour que quelque chose comme un absolu se dévoilât -, Esthète était la concrétion en un lieu indéterminé, en un temps infini, de ce que la beauté pouvait être dès lors qu’elle descendait de son empyrée et consentait à se poser, de telle ou de telle manière, sur le vol libre de l’oiseau, la crête d’écume de la vague, le corps polyphonique de la femme. Et foin du style, foin de l’école, foin de la pâte dans laquelle s’imprimait l’empreinte du beau, il fallait que tout ceci consentît à s’actualiser. Pour cette raison, de la valeur universelle de la sublimité, Esthète se disposait aussi bien à revêtir toutes les formes que ses visions lui délivraient comme si, simultanément, elle avait pu être l’égérie multiple et indéfinissable qui tenait le pinceau du peintre, la pointe du graveur, le burin du sculpteur. Le réel pour elle, le tangible, l’indépassable, c’était l’art en ses multiples et infinies déclinaisons. Ceci, elle n’y renoncerait pas. Il n’y avait pas de plus grande liberté que d’être unique tout en étant multiple, en devenant métamorphose continuelle. Une parution dans le sensible pareille à la succession des jours, au clignotement des galaxies, au ressourcement des yeux lorsqu’ils voient des choses polies au lustre d’une quintessence. La remise à soi dans le jour nu, cette formule aussi alambiquée qu’apparemment vide de sens, c’est cela, être l’être que l’on est sans distance, dans le jour qui vient, autrement dit dans l’art de l’homme qu’est le temps. Nous ne sommes que du temps que l’art vient remettre dans nos mains afin que nous connaissions quelque chose du monde. Dans la splendeur !

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