Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 mai 2016 1 30 /05 /mai /2016 13:07
Yasais, fragments de Nature.

野菜

野菜 Yasai est la traduction japonaise de végétal. Et, ici, c’est bien de végétal dont il s’agit, donc d’un fragment de nature envisagé selon l’esprit japonais. Ce peuple a toujours entretenu avec la nature un rapport privilégié dont les bonsais ou l’ikebana sont les déclinaisons les plus connues. Figuration esthétique, beauté des paysages, simplicité des fleurs dont on mettra en valeur le bouton parfait, la pureté de la tige, l’élégance d’une feuille et leur union dans une forme immédiatement saisissable aussi bien pour l’esprit que pour l’émotion.

Les Yasais voudraient s’inspirer de ce même élan en direction des choses simples, le tube d’un bambou, une inflorescence d’ail, la volute d’une mince liane, un pétale de magnolia, l’écorce d’un marron, la modestie d’un bois flotté, le lien d’une fibre de dracaena liant le tout dans une même unité. Il suffit de peu et peu est toujours beaucoup quand il est question d’aller à l’essence des choses, de montrer leur vraie nature. Car ici, il est aussi question de vérité. Le végétal ne triche pas, il se dit en un lexique simple, en une syntaxe limpide, comme si chaque chose à sa place n’en pouvait recevoir d’autre. L’art selon la perspective nipponne est un art de l’exactitude, donc de la juste mesure. Rien ne peut en être enlevé, rien ne saurait s’y rajouter. Simplicité des choses qui les remet au regard dans une sorte d’évidence, de spontanéité, la même que celle qui a présidé à leur confection. Beauté élémentaire du simple et du discret qui constitue son harmonie même. Les sensuels y trouveront une projection directe de leur perception du monde. Les puristes y discerneront les relations complexes existant entre les différentes parties végétales de manière à ce qu’un sens en émerge qui y était latent.

Bien évidemment ces créations sont inutiles, comme toute création en soi. Simplement question de regard et d’imaginaire. Ces modesties sont des microcosmes, de petites parutions de l’être qui font signe vers les grandes, ce macrocosme qui nous interroge parce qu’il nous dépasse. Dans l’anneau de bambou, la forêt des mats d’Orient. Dans le lien de fibre, toutes les textures de l’arbre et l’image du Ciel. Dans le bois flotté toute la complexité des racines et la densité de la Terre. Le shinto ne dit pas autre chose qui place l’homme dans l’univers en tant qu’élément du grand tout. Comment mieux terminer que par cette réflexion de Joan Miró disant en langage ce qu’essaient de dire ces modestes créations en termes végétaux :

"Avec le temps que je mets à travailler une toile, je commence à l'aimer, un amour né d'une lente compréhension. Joie d'arriver à comprendre dans un paysage un petit brin d'herbe - Pourquoi le mépriser? - un brin d'herbe est aussi gracieux qu'un arbre ou une montagne.

A part les primitifs et les japonais, presque tout le monde néglige ces choses divines."

Partager cet article
Repost0
30 mai 2016 1 30 /05 /mai /2016 08:25
Née du miroir.

"Sensual low water".

Avec Kimberley.

Œuvre : André Maynet.

Il ne faut pas regarder l’image en son actualité, la voir au présent, mais lui laisser le soin d’écrire une histoire, son histoire, si étrange pût-elle paraître. C’était en un temps très ancien, aux alentours du III° millénaire débutant, alors que la Terre s’appelait la Terre, les Hommes les Hommes et que tout allait « pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Pour les plus lettrés des Existants on se référait encore à Candide, on consultait parfois les Lumières, on se penchait sur le berceau de la Renaissance qu’entouraient les grappes de fleurs luxuriantes d’un Botticelli. Parfois, dans le luxe d’un boudoir, on écoutait une sonate de Diabelli, une fugue de Bach ou bien les Gymnopédies d’Eric Satie. Pour les plus esthètes on se référait aux encres sur soie de la Chine ancienne, aux statuettes funéraires en argile de la protohistoire alors que d’autres se passionnaient pour la belle gravure « Les amoureux sur un banc de verdure » d’un Maître de l’Ecole du Haut-Rhin. Quelques érudits se plongeaient dans le décryptage d’immémoriaux incunables, de mystérieux hiéroglyphes ou bien de signes kabbalistiques dont ils paraissaient faire leur nourriture avant même celle, terrestre, dont la plupart de leurs congénères s’abreuvaient jusqu’à plus soif.

Car, en ces temps de disette intellectuelle, sévissait sur l’ensemble de la planète, une boulimie consumériste si immédiate qu’il en allait de son propre sort si l’on figurait sous la forme d’un objet à la mode, d’un vêtement griffé d’une estampille prestigieuse, d’un gadget technologique dont l’irrésistible attrait piégeait l’esprit de ses adorateurs comme le prédateur fascine sa proie sous l’éclair impérieux de son regard. On se ruait partout où brillait une vitrine, on se précipitait dans les « triangles d’or » des orfèvres, on se poussait des coudes afin de capturer ici une montre rutilante aux phosphorescentes aiguilles, là une étole d’organdi dont on revêtirait sa gorge de Belle, là encore cette résille dont on habillerait son désir afin que, partagé, il pût conduire à de somptueuses orgies.

L’ensemble de la Terre était parcouru des longs frissons de la possession, traversé des éclairs de la luxure, cloué aux envies polychromes qui, partout, faisaient éclater les bourgeons de l’impétuosité de vivre à défaut d’exister. Mais tout ceci se faisait dans un tel désordre, un tel esprit de gabegie et de lucre, une si confondante ivresse maléfique que, bientôt, la nature ne put plus relever le défi que sous la forme d’une désolante exténuation. Partout sous le ciel blanchi de chaleur, les éventrations de la glaise, les coulures d’arsenic, l’épuisement des gisements aurifères. Partout les puits d’or noir où basculaient sans fin d’inutiles chevalets de pompage, telles de pathétiques mantes religieuses s’essayant à extraire du bout de leurs mandibules des bulles aussi étiques que parfaitement nulles et non avenues. Quant aux mines de diamants elles avaient été si pressurées qu’elles ne vomissaient plus que quelques pierres souffreteuses pareilles à des chicots extraits de gencives usées. Partout était la désolation et, sous le ciel de cuivre que parcouraient inlassablement les cumulus de la haine humaine, s’allumaient de longs éclairs dantesques dont de violents orages signèrent l’épilogue. Ainsi se déchaîna un orage qui battit à blanc tout ce qui vivait sous toutes les latitudes depuis le septentrion jusqu’aux terres australes en passant par l’équateur et les tropiques. Une réplique du Déluge biblique parcourut les corridors de l’orgueil et l’inconscience des Egarés. Les villes s’effacèrent. Les hautes tours de la finance mondiale s’abattirent comme châteaux de cartes. L’érosion pluvieuse transforma les pics en monts chauves. Les lacs se métamorphosèrent en mers. Les mers devinrent de simples flaques. Les fleuves n’étaient plus que des lits de galets entre lesquels suintaient quelques gouttes semblables à des larmes de résine. Les anciennes plaines fertiles n’étaient plus que des guenilles, des sortes de savanes brûlées par le soleil. Les collines désertées des troupeaux de moutons semblaient de simples mottes orphelines qu’un vent impétueux parcourait de son haleine acide.

Et voici que, maintenant, comme sous l’effet d’une magie ou bien d’une sève printanière, l’image prend sens et se met à nous parler le langage de la beauté, le seul qui soit à même de nous ravir alors que les territoires de la désolation hantent encore notre imaginaire, pareils à des vols de freux qui ne planeraient au-dessus de nos têtes qu’à becqueter nos sclérotiques et à dépecer nos pupilles jusqu’à l’extinction de notre vision. Belle est cette Déesse (il ne peut s’agir que de ceci, n’est-ce pas ?), qui sort du miroir de l’onde comme si, émergeant d’une eau lustrale, elle symbolisait la naissance du monde. Oui, combien notre âme s’apaise après ces visions cataclysmiques, ces scènes d’effroi que nous croyons possibles en imagination seulement, jamais en réalité. Notre inconscience est si grande que nous nous croyons invulnérables, immortels comme les dieux de l’Olympe nageant dans les nappes douces d’une ambroisie divine. Mais oublions ceci qui obscurcit notre esprit et portons notre regard sur cette résurgence de l’humain, sur ce prodige qui ne fait phénomène qu’à nous interroger sur notre propre condition mais aussi nous livrer la sérénité à laquelle nous avons droit si nous sommes des hommes-debout, des femmes-menhirs portant haut le signe de leur vie. Comme les étoiles au ciel du monde. Cette photographie a la naïveté d’une comptine pour enfant, la grâce immédiate de ce qui se dévoile dans l’harmonie et s’éclaire d’évidence. Pas de césure, pas de hiatus qui isolerait le Sujet du fond sur lequel il signifie. Blanc sur Gris. Pureté sur teinte de vérité. Car le gris ne saurait tricher lui qui emprunte aux deux modes de la lumière et de l’ombre sa part de juste apparition. En lui, nul doute qui entaillerait l’âme, nul yatagan dissimulé qui n’attendrait que de commettre l’irréparable. C’est ainsi, cette couleur de perle, cette belle médiation sise entre jour et nuit, cette touche d’aube à peine révélée est l’ineffable fondement à partir duquel bâtir le devenir serein en même temps que se relier à un passé sans aspérité. Il n’y a pas d’esquisse plus sûre, pas de représentation plus exacte de la méditation, de la contemplation que cette palme légère dont l’abstraction soit à même de contenir aussi bien le primitif, l’originel, mais aussi le moderne, l’ouvert à la gloire de la couleur, à la « haute note jaune », aux caprices de l’arc-en-ciel lorsqu’il joue en mode coloré les différentes inclinations de nos états d’âme successifs. Avec le gris nous sommes disponibles à toutes les propositions de l’existence puisque nous en sommes équidistants, manière de lieu géométrique dont le centre est espace de rayonnement capable de déployer tous les prédicats, de révéler aussi bien les joies blanches que les drames noirs alors que Passagers distraits nous progressons tantôt à l’adret solaire, tantôt à l’ubac ombreux. Notre équilibre, notre harmonie, notre possibilité d’être un cosmos : porter en soi autant de gris que possible afin que, doués d’une somme infinie de virtualités nous puissions les actualiser dans le sens d’un accroissement ontologique. Nous ne sommes jamais que ce que nous créons nous-mêmes comme notre figure la plus visible. Or cette figure, cette présence ne peuvent s’enlever que de cette réserve douée de neutralité, de cette puissance toujours disponible dont, toujours nous pourrons jouer comme d’une matière première, d’une argile dans laquelle nous façonnerons constamment la multiplicité d’esquisses de nous que nous offrons au monde. Vivrions-nous continuellement dans le blanc et alors nous serions aveuglés. Vivrions-nous toujours dans le noir et alors nous serions frappés de cécité. Deux impossibilités à être équivalentes, deux apories homologues. Deux pertes de l’être dans d’insurmontables contradictions.

Les deux poupées que Née du miroir tient tout contre son corps ne sont nullement des poupées de chiffon, de simples objets dont elle serait séparée, qui ne l’affecteraient guère plus que le passage d’une brume dans l’air. Ces deux figurations ne sont que les images de Née, peut-être en un temps révolu ou bien un temps à accomplir. Ces deux apparitions sont les répliques d’une infinie présence qui se décline tantôt comme ceci, tantôt comme cela, cette troublante et enivrante réalité qui ne nous ravit qu’à la mesure de sa vacuité même, de sa fuite perpétuelle, de ce temps que nous n’appréhendons que lorsqu’il naît ou bien il meurt, que le gris recouvre d’une taie de silence. Oui, le GRIS est bien la couleur fondamentale ! Née du miroir nous le dit avec une belle constance. Nul n’effacera jamais son image !

Partager cet article
Repost0
29 mai 2016 7 29 /05 /mai /2016 08:14
L’art de la fugue.

Photographie : Blanc-Seing.

Jamais on ne la voyait dans les temps ordinaires, lorsque le ciel était clair, la ligne d’horizon visible. L’été passait sur la garrigue avec son bruit de forge et son souffle de métal sans qu’on en vît la fuyante silhouette. L’hiver ne la rencontrait nullement et jamais son image ne se reflétait dans les glaçons pendus aux aiguilles des pins. Le printemps, elle le fuyait alors qu’on eût espéré voir sa fragile apparition au milieu des frémissements du pollen et du subtil bourgeonnement de la nature. C’était comme le battement d’ailes d’une chauve-souris sur la vitre bleue d’après le crépuscule ou bien le grésillement d’élytres dans la rumeur du ciel. Elle faisait penser à l’étrange chorégraphie de la naucore glissant sur la pellicule d’eau dans un à peine effleurement. Une présence noyée dans l’éphémère même de son étonnante survenue. Jamais on n’est surpris de la manifestation massive, évidente des choses, le bloc de rocher en haut de la montagne, la plénitude de la vague sur le dos gonflé de l’océan. Combien l’on est plus attentif à la fuite de l’orvet dans la steppe d’herbe, au clignotement de la luciole dans l’air mauve, au crépitement du feu de la Saint-Jean, loin, là-bas, sur la crête des collines que, bientôt, la nuit reprendra dans ses mailles serrées. Fouetter l’esprit, souvent, ne se produit qu’à l’aune de la curiosité, de l’énigme, du décèlement du sceau qui emprisonne dans le secret de la cire la missive révélatrice de l’être. Il faut l’énigme, le pli ourlé du doute, le mystère caché dans la crypte afin que notre conscience, fouettée au vif, ne commence à s’enquérir de cela qui fuit, se dérobe et se dissimule dans les rives étroites de l’inconnaissance.

Elle, l’Etrange, on ne l’apercevait qu’à la levée des brumes d’automne lorsque les grains de lumière basculaient dans la cendre et le plomb, cette couleur si difficile à saisir, reflet de la gorge du pigeon, envers de l’âme quand l’effleure l’aile lourde et insaisissable de la mélancolie. C’était un simple murmure, un faible ébruitement du monde comme si quelque chose d’originel consentait enfin à tracer dans l’air son esquisse première. Un trait à peine visible de fusain, le glissement d’une pierre noire sur le luxe de la page, un trait d’estompe qu’une ombre soudaine venait soustraire au regard. C’était pure beauté que de la voir frôler le jour, s’immiscer dans le temps à la manière de la chute du grain de sable que pousse le noroît. On la voyait, ou plutôt la devinait, partout où l’invisible semait sa trace, le silence faisait ses gammes souples, l’absence se montrait avec la délicatesse qu’ont les enfants à faire voler leurs cerfs-volants de papier dans la trame usée des nuages. Le bonheur de percevoir n’est jamais si enclin à la plénitude qu’à se saisir du monde sur le mode mineur, « sur la pointe des pieds » pourrait-on dire, usant d’une possible métaphore. Mais cette dernière, sa puissance d’évocation fût-elle reconnue, ne suffit pas à enclore dans son enceinte le sentiment d’une ineffable parution. Fugue - beaucoup, ici, sur la plaine d’herbes et de cailloux l’avaient affublée de ce nom qui n’en était pas un, simplement un souffle entre des lèvres inquiètes -, Fugue donc on ne l’apercevait que par éclipses, brefs clignotements, signaux de morse qui semaient leurs pointillés parmi le chiffre complexe de l’existence. Elle était cette Fille du passage, de la fuite de l’instant, de l’écoulement du ruisseau sur le cercle lisse des galets. La cherchait-on dans le touffu d’une forêt qu’elle fuyait le long de la lisière ou bien se confondait avec la lueur étroite d’une clairière. Essayait-on d’en avoir une vue approchée, jumelles soudées aux yeux, on n’en surprenait guère que la course rapide, telle celle de l’isard sur les sommets alpins. Alors on se résolvait, la plupart du temps, à de longues évocations, à la veillée tout près de l’âtre dans lequel grésillaient les étincelles et fusaient en crachotant les bûches de bois encore parcourues de sève. D’elle on disait la course jamais arrêtée, le sillage de comète, la trace rapide d’étoile filante. D’elle on disait tout : l’appartenance au ciel, le statut du vent et sa parenté avec l’étrange Lilith ; d’elle on disait la nature de goutte d’eau faisant son clapotis dans l’œil sombre d’un puits, la perle de lune attachée aux rivières souterraines ; d’elle le reflet dans le miroir, l’ombre crénelée de la citadelle détruite, d’elle la flamme qui s’élève de l’amour passionnel, le lien avec le soir dans sa chute romantique, le paysage blanc baigné de la lumière des étoiles ; d’elle on disait encore la nuit agitée, traversée de songes. D’elle on disait tout mais on ne disait rien car parler au sujet de ce qui n’a ni lieu, ni temps, ni présence est la même chose que d’évoquer ce qui n’a pas de réalité.

Peut-être Fugue n’était-elle que la vibration éternelle du poème, le son martelé du clavecin, le pinceau traçant sur la toile les prémices de l’œuvre, le crayon de l’architecte édifiant l’habitat pour l’homme, la légère insistance de l’amour visitant les cœurs simples ? Fugue, oui, ce mot si beau, si aérien qu’il porte en lui comme l’espace d’une révélation. Toujours nous sommes en fugue de nous-mêmes, des autres, du monde afin qu’ait lieu le prodige de la question : le sens de notre présence alors que s’éteignent les dernières lumières de l’été, que planent les brumes, que s’annoncent les premiers frimas. Il est temps d’hiberner maintenant. C’est dans le repos que, toujours, apparaissent les choses les plus secrètes.

Partager cet article
Repost0
28 mai 2016 6 28 /05 /mai /2016 07:45
Tropisme blanc.

Photographie : Blanc-Seing.

« Quelle idée, avais-tu dit, d’aller ici, au bout du monde ? ». Oui, ici était le dernier hameau de la garrigue, son moutonnement de collines, son ciel zébré de vent, ses troupeaux de moutons à la laine hirsute, ses habitants rares et pressés fuyant sous la ligne d’horizon. Au début cela avait été, de ta part, une manière de consentement, d’acceptation du bout des lèvres. Puis il y avait eu comme un brusque retournement, le flottement sur une sorte d’anneau de Moebius et une vision paradoxale du monde qui nous entourait. Ce qui, il y a peu, t’ennuyait à défaut de te blesser, non seulement tu t’y étais habituée mais il y avait eu comme un acte d’allégeance à tout ce qui t’entourait et venait à ta rencontre. Tu passais de longues heures à longer les ravines de gravier, à suivre les clôtures des enclos, à glisser sur les lignes de crête où la lumière faisait son illusoire vibration. La Croix de Saillac où s’élevait un haut calvaire de fer recevait souvent tes visites songeuses. Appuyée contre la dalle de ciment tu regardais la mer au loin, les jours de brume claire, le lent cycle des éoliennes, l’échine brune des montagnes qui descendaient en pente douce vers l’Espagne, le golfe de Calentia, l’essaim d’ilots plantés dans la rumeur solaire. Que pensais-tu alors de la vie, de ses battements, de ses étranges clignotements ? Nul n’aurait été capable d’en approcher le long frissonnement. D’en dessiner ne serait-ce que la flottante esquisse. Il semblait que les choses s’étaient mises à tenir un colloque étrange, une à peine élévation dans la chute libre des heures. Existait-il un mystérieux sablier qui distillait, à ton intention, ses fragments de mica, ses brisures vives dont je n’apercevais ni le subtil langage, ni la lueur sourde, telle celle, plombée, d’une crypte ?

Tu t’inquiétais d’une lecture lorsque le soir venait avec ses teintes de feuilles mortes, ses pliures de crépuscule. Je te conseillais Duras, puis Modiano, puis Julien Gracq. Mais tu semblais hermétique aussi bien aux considérations du désir d’amour, lequel n’était que la métaphore éclairée du besoin d’écrire, aussi bien aux allures fantomatiques du Paris de l’occupation et les rives du Farghestan ne t’invitaient nullement à entrer dans une brume au-delà de laquelle la plénitude était l’ultime promesse, la révélation de toute une vie. Tes crépuscules tu les passais à lire fiévreusement les « Tropismes » de Nathalie Sarraute, à suivre de ton doigt hésitant, comme suspendu, les phrases fluides, labiles, ces minces fourmillements, ces irisations du sens, ces diapreries du verbe qui sont comme les mouvements intimes de l’âme, les effusions inaperçues de l’esprit, les susurrements dont toute existence est la trame communément invisible. Que te manquait-il que tu allais chercher dans les dentelles et les soucis d’horlogerie de l’écriture ? A mon questionnement, un jour, sur ce subit revirement de conduite qui paraissait constamment te tirer au-dehors, te projeter à la lisière des phénomènes, te situer, parfois, à la limite de tes propres frontières, tu choisissais le silence ou bien une réplique du genre : « Ce n’est rien. Juste des tropismes blancs », paroles énigmatiques qui étaient l’incipit de ta fable dont la morale n’apparaissait jamais qu’à la manière des étoiles se fondant dans l’eau bleue de l’aube.

Que pensaient donc les bergers lorsqu’ils voyaient ta frêle silhouette se découper sur le dôme du ciel alors que la végétation t’entourait à la manière d’un halo secret ? Que pensaient les sédentaires ombrageux de la montagne auxquels tu offrais une simple ligne de fuite, la dissolution de ton corps dans la levée du jour ? Tu étais devenue une figure errante, un hôte de passage, un genre d’oiseau migrateur dont on perdait la trace dans la brume diaphane. Me levant, un matin, ouvrant la croisée sur le mouvement lent des heures, dans une lumière aurorale pareille à celle de Bruges, cette belle insulaire nimbée d’une inconsistance blanche, ce jour donc, je savais que tu étais partie pour ne jamais revenir. Aurais-je tenté de te retenir que mon geste n’eût servi à rien. Jamais on ne revient du « tropisme blanc », cette mesure infinie du silence, cette sous-conversation, ce balbutiement de corolle que l’on n’atteint que par le génie ou bien la folie. Là était ton destin qui te confondait avec la perspective du rivage au loin, le vol de la mouette dans son écume grise, la pente de l’heure lorsqu’elle vire à l’impalpable et à la mutité. Sous les yeux, dans le livre de Nathalie Sarraute demeuré ouvert, ces quelques lignes soulignées au crayon dans un tracé peu assuré de lui-même, comme le prélude à ta disparition : « …la source secrète de notre existence (…) mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver … ».

Tous les jours, depuis ton départ, j’accomplis le voyage jusqu’à Saillac, sans doute un rituel dont je ne peux guère expliquer la nature. Au loin, dans la chute mauve vers l’Espagne, flottent d’illisibles lueurs. Parfois la trace claire d’un bateau avec son sillage d’argent. Parfois la rotation lente des éoliennes comme la roue du temps, son lent écoulement si imperceptible qu’il s’insinue en nous à la manière de ces tropismes par lesquels tu as feint de te rejoindre. Mais se rejoint-on jamais ? Dans l’air qui fraîchit montent les bruits feutrés des hommes, leurs activités, loin là-bas dans les demeures de pierre. Il sera temps d’allumer du feu. L’hiver n’est pas si loin qui fait sa tache blanche. Longues seront les heures avant que n’apparaissent les premières fleurs. Longues les heures !

Partager cet article
Repost0
27 mai 2016 5 27 /05 /mai /2016 07:59
Au rivage de soi.

« Endormie sur papier ».

Œuvre : Laure Carré.

Ça bouge, ça respire, ça flotte au loin et nous n’en percevons rien ou seulement une brume qui dérive au-delà des formes visibles. On est lové dans son corps, à l’étroit sur sa couche hauturière et l’on ne sent rien du monde. Sauf cette rumeur sourde, sauf ce grondement venu du socle de la Terre, qui nous traverse et nous laisse démunis, les yeux fixant le vide. Nos mains s’essaient à saisir quelque chose, peut-être un reste de rêve, l’éclisse de l’imaginaire, l’image que nous avions enfouie dans l’alcôve de notre esprit. Mais quel est donc l’acide qui est venu en ronger l’ossature pour ne laisser que d’étiques membranes, des arêtes comme celles des poissons, une résille semblable aux feuilles d’automne que l’ombre gagnerait afin de la faire sienne ? Il y a si peu de significations dont nous puissions faire notre spectacle, amassés comme des poulpes au fond de leur tanière, les yeux gonflés de convoitise sur ce qui, au hasard, voudrait bien se présenter, un reste d’histoire ancienne, l’illustration d’un conte, les mailles rassurantes d’une fable. Le problème : être au fond de sa propre geôle, le savoir, s’y réduire à la taille de l’infime mollusque et replier ses tentacules sur le rien et l’inapparent. Car nulle nervure qui se laisserait deviner, nulle forme qui déplierait ses rémiges, seulement l’espace vacant de l’incompréhension, la pliure infinie du doute. Alors on fait de son corps le lieu d’une souffrance et l’on demeure en soi avec cette seule certitude : exister c’est se résoudre à devenir un point parmi les confluences mondaines et se disposer à ne même plus s’apercevoir, ni dans les yeux de l’autre, ni sur l’envers de quelque miroir qui nous renverrait notre image inversée, cet invisible qui nous cloue sur une planche de liège, que jamais nous n’apercevons, bien qu’en sentant les effluves mortels. Alors nous demeurons dans notre guenille de peau et longeons les coursives dans l’attitude d’une lassitude extrême.

Loin, là-bas, au-delà des flots que le noir reconduit au néant, se laissent deviner les grappes humaines, leur sombre densité, leur longue dérive dans la nuit qui, bientôt basculera, ouvrira l’avenue du jour. Les essaims d’hommes et de femmes feront leur chant monotone. Certains regagneront leurs ruches pour y copuler, poursuivre la longue marche de la génération. D’autres poursuivront la folie de leur ivresse, accrochés, pareils à des résilles de chauve-souris, aux bastingages des bars où vivent des cohortes de paumés aux mains jaunies de nicotine, aux yeux bouffis de sommeil, aux sexes pléthoriques de n’avoir pas aimé depuis le début du monde. Il y aura comme des déflagrations passionnelles, des essais de compréhension, des manières de contacts qui ne seront jamais que l’écho de quelque répulsion qui aura retourné sa calotte et ne s’apercevront plus que les résilles visqueuses des viscères et les filaments d’une misère si évidente que nul ne pourra plus en prendre acte qu’à s’immoler soi-même à sa propre condition mortelle. Longue tragédie suintant par tous les pores du vivant, faisant ses milliers d’étalements, ses irisations lacustres, ses scintillements d’outre-horizon. Car les choses iront dans une telle mutité qu’il en sera de leur réalité comme du sillage des comètes, un feu de Bengale qui s’éteint et disparaît de la conscience des hommes. Pure perdition de ce qui aurait pu faire phénomène mais qui renonce à paraître, tellement l’abîme est profond qui veille toute pensée afin de la manduquer et l’engloutir au plus profond d’un métabolisme aussi mystérieux qu’immémorial.

L’espace est si étrange, le temps tellement focalisé à la lentille de l’instant que plus rien ne se perçoit que cette manière de rêve éveillé, de longue méditation presque absente d’elle-même. Une simple dérive, une navigation hasardeuse parmi les flux et reflux comme si devenir était cela, flotter entre deux eaux et tâcher de rassembler ses membres épars, le massif sombre de sa tête, le sarment de ses bras, les hachures de son dos, les points et les déliés de ses jambes, le triangle ombreux de son sexe, la cambrure révulsée de ses pieds, la perle éclatée de son ombilic. Ce qu’on fait, ceci : sur le radeau de son lit médusé, on assemble les fragments de son territoire de chair et de muscles, on tisse ses tapis d’aponévroses, on brode ses ligaments selon une vraisemblance d’Existant, de possibilité affirmant, en quelque sorte, sa puissance, avant que n’intervienne la fin du jeu, que l’Arbitre ne siffle la fin de la partie. Voici ce que l’on est. Une « Endormie sur papier » qui s’essaie à sa propre synthèse. Un éparpillement qui cherche à fixer sa quadrature, à s’arrimer à ses polarités ontologiques, à réaliser l’unité par laquelle elle sera au monde tout comme le monde la reconnaîtra comme l’une de ses parties. Oui, nous ne sommes que cette minuscule fourmi se débattant dans l’océan des prescriptions universelles sans en avoir une nette conscience. Nous flottons infiniment, nous faseyons au vent dans la nasse de notre peau qui est toujours trop grande et nous y sommes orphelins, sans attaches, ou toujours trop petite et nous sommes entravés dans le caparaçon trop ajusté de notre destin. Ou nous allons trop loin et l’espace nous reconduit à notre propre vacuité. Or nous demeurons en nous et le temps nous réduit à un battement qui n’est même plus perceptible. Car être, tout simplement, est la tâche la plus complexe qui soit puisque nous n’existons qu’au-dedans de nous, sans qu’aucune distance nous soit allouée pour que nous puissions apercevoir notre propre citadelle. Aussi nous errons constamment, allant de Charybde en Scylla, cherchant nos propres limites, essayant de trouver nos amers, d’apercevoir ces sémaphores que nous croyons se situer sur le récif de quelque côte rocheuse alors qu’ils demeurent en nous comme les feux de notre propre certitude. C’est ceci, je crois, que cherche à nous dire, en termes symboliques, en tracés aussi simples que doués d’efficience, en encres vives, en taches et pointillés, en découpures charnelles cette belle œuvre de Laure Carré qui, longtemps hantera nos consciences. On n’échappe pas aussi aisément à ses propres démons, surtout dès qu’ils nous mettent à l’épreuve et nous intiment l’ordre de nous y retrouver avec nos intimes contradictions. Ici est un chaos que nous essaierons de porter à la dignité d’un cosmos. Oui, nous sommes ceci qui oscille entre les deux et ne trouve sa résolution qu’à poser la question. Alors nous nous interrogeons !

Partager cet article
Repost0
27 mai 2016 5 27 /05 /mai /2016 07:47
Loudemer.

" Car tel est mon royaume 4 ".

« Regarder glisser les bateaux...être, comme ces pieux,

des spectateurs immobiles et contemplatifs;

loin, dans le gris, l'Angleterre. »

A.B.

Tout petit, déjà, Loudemer avait scellé avec la mer, le sable et l’infini du ciel une manière de pacte irréfragable. Entre ces éléments mystérieux, grands comme des étoiles, et lui, Loudemer, il n’y avait aucune séparation. Tout se mêlait à tout avec la même facilité qu’ont les poulpes à jeter leur encre dans le cristal de l’eau et à retourner à leur longue méditation. Oui, méditation car les poulpes méditent, tout comme vous lisez ou Monsieur Jourdain fait de la prose. Et « Loup de Mer », tel était le sobriquet qu’on lui avait donné ici, méditait aussi, passant de longues heures à se laisser envahir d’images. Il avait l’étrange faculté qu’ont les caméléons, à savoir de se couler dans le paysage et de faire de ses yeux des globes infiniment mobiles où ricochait une bonne partie de la beauté du monde. Assis en tailleur sur la plage, cet immense plateau sans début ni fin, il laissait planer son regard et archivait dans sa mémoire de précieuses visions. Tantôt le vol circulaire des goélands, tantôt la flèche rapide des sternes, tantôt la fuite des nuages sous la poussée du vent. Parfois, au loin, des pêcheurs à pied avec leur étrange attirail sur l’épaule qui les faisait ressembler à des épouvantails à contre-jour de l’eau. Les hommes, il les aimait, mais dans l’approche discrète, une manière d’éloignement, quelques cris dissimulés dans les plis de l’air, quelques gesticulations tels des sémaphores disant le passage du temps.

Ce qui le fascinait, c’étaient les grands bâtiments blancs qui glissaient sur l’eau étale de la mer. Ferries aux ponts multiples. Cargos chargés de containers colorés. Tankers à la proue gonflée comme une outre. Chalutiers dont il imaginait l’ample filet faisant sa moisson d’écailles parmi la mouvance des algues. Il dessinait dans sa tête le peuple joyeux des bateaux, leurs fêtes, l’ivresse à se sentir exister, là au milieu du vaste océan avec des milliers de pieds d’eau sous la coque, avec le noroît y imprimant sa touche vigoureuse, avec le balai continu des oiseaux de mers et le chapelet de leurs cris assourdissants. Une île de métal en suspension sur les flots d’azur, la goutte du soleil accrochée au zénith, le passage, parfois, de ces étranges créatures marines : baleines grises, dauphins joueurs, peut-être des requins-marteaux frappant de leur étrange appendice la coque d’acier. Il se serait bien vu quartier-maître dans le secret de quelque cabine connue de lui seul, dépliant de mystérieuses cartes anciennes où figuraient des illustrations d’épaves, des villes englouties, des bouts de terre aussi minuscules que des atolls avec le trésor d’émeraude de leurs eaux transparentes. Car Loudemer n’attachait guère d’importance aux richesses, à l’or, aux pierres précieuses, seulement à la beauté, à la simplicité, au nuage, à l’anse de sable, à la crique où vivent les poissons, où nage le corail des étoiles de mer.

Vieux, maintenant, « Loup de Mer », avec sa casquette de marin fanée par le soleil, ses yeux plissés d’avoir longtemps regardé la plaque brillante de la mer, ses pommettes tachées de sel et embrumées de barbe, ses doigts gourds d’avoir saisi les trésors marins, cailloux troués, galets lisses, sable tel une poudre d’or, os de seiche pareils à une écume. On avait beau amasser toutes ces fortunes, les serrer dans la conque de ses mains, il n’en restait jamais que le souvenir et des rides au creux des paumes. Depuis sa retraite le vieux monsieur vient tous les jours se recueillir devant sa compagne de toujours, cette mer qu’il porte en lui, qui berce ses nuits et fait briller ses jours. Assis sur un tas de goémon ou bien sur l’échine d’une vieille souche il passe là de longues heures à rêvasser, à lisser du plat de la mémoire les souvenirs anciens. En arrière de la plage, dans une aire de solitude que ne troublent ni les allées et venues des Existants, ni les bruits de la ville, il attend en silence que les choses aient lieu. Le glissement, au loin d’un ferry, la course rapide d’un oiseau, le flux faisant son battement régulier, métronome si discret qu’il en oublie souvent l’ineffable présence.

Devant lui se dresse une longue théorie de pieux en bois servant de brise-lames lors des marées d’équinoxe. Il aime bien ces gardiens hiératiques qu’il imagine un peu à la façon des moaïs de l’Île de Pâques avec leurs yeux vides interrogeant le cosmos, leurs corps de basalte immobiles comme l’éternité. Ces pieux sont les génies tutélaires du lieu, les protecteurs d’un temps lent qui ne s’imprime sur le cadran de nulle horloge pas plus qu’il n’appartient aux hommes. Ici est l’aire du temps libre, ici est la fuite illimitée de l’espace, la nage fougueuse de l’imaginaire pareille à la crinière de l’alezan fouettée par le vent. Ici est le rêve à l’état pur, ce diapason qui vibre au rythme des marées, de la lumière, des clignotements, des courants océaniques se perdant dans la nuit des abysses. Parfois, dans les yeux de Loudemer, flotte une imperceptible brume dont on ne sait si elle est événement météorologique ou bien remuement intérieur. C’est une telle démesure que d’être confronté à l’immense, à l’indicible et de n’en pouvoir témoigner qu’à l’aune de son corps. Une douleur, un picotement, une trémulation du côté du cœur ou bien une pliure au creux de l’intime. La photographie en rend compte, mais dans l’instantané du regard, l’image figée. La peinture dans le flou à la Turner. L’écriture dans la plainte poétique d’un « Oceano nox » ou bien dans la forme fantastique d’un Lautréamont.

Alors des vers lui reviennent en mémoire, ceux de Victor Hugo au balancement parfait, océanique :

« Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »

Alors une prose souffle à son oreille, la prose incantatoire des « Chants de Maldoror » et c’est comme un avant-goût d’un temps inconnu, au-delà de lui, insaisissable par nature qui déjà l’attire et le fascine comme son ombre. Alors il se lève dans la lumière crépusculaire. Il regarde une dernière fois le silence, il écoute la beauté. Tout en haut des grands pieux noirs, posés comme des boules d’écume semées d’écritures sombres sont les oiseaux de mer, genre d’émanation du ciel, précipités de transcendance venus dire à l’homme la majesté de son règne en même temps que son caractère éphémère. Il est temps de rentrer. Déjà la nuit ouvre son corridor noir. Déjà le monde bascule dans l’oubli. Demain Loup de Mer reviendra se poster à l’angle exact de la plage, celui que lui assigne le destin comme s’il devait être jusqu’à la fin de ses jours, la vigie veillant sur les choses belles. Là souffle l’alizé du songe dont il tisse ses heures. La toile est longue encore qui fait ses chatoiements. Cela, cette vérité, le vieil homme la porte en lui jusqu’à sa pointe extrême. Son regard transparent comme l’eau en est le témoignage le plus visible. Parfois, lorsque le rêve se précipite en longues torches noires entremêlées au réel, il s’imagine être l’un de ces pieux enfoncés dans le sable. Peut-être n’est-il que cela, cette hallucination de la vue se perdant à l’horizon des hommes. Que cela ! Qui donc lui donnera la réponse ? Vous qui lisez sous le cercle de la lampe blanche ? Moi qui trace sur le papier les milliers de signes pressés se dissolvant à même leur illisible présence ? Lui, Loudemer dans la brume qui le sépare de la prochaine émotion, du prochain voyage ? Qui ?

Partager cet article
Repost0
26 mai 2016 4 26 /05 /mai /2016 07:36
Coqueline.

" Wild, rebel and so beautiful "

Photographie : Alain Beauvois

« Cette photo, que je n'ai pas retouchée, a été prise il y a quelques jours sur un sentier perdu dans la si belle campagne gersoise. Je la dédicace à ma fille Maud, jeune maman, dont c'est l'anniversaire dimanche. Elle a toujours adoré les coquelicots. On en rencontre tant ici... Elle est aussi dédiée à toutes les femmes qui souffrent et qui rêvent d'un avenir meilleur pour leurs enfants, notamment celles qui arrivent ici à Calais, épuisées... Je pense aussi à toutes mes amies de Facebook à qui je souhaite de toujours préserver un petit ou grand "esprit sauvage".

                                                                        A.B.

***

 C’était si doux d’être là, à la confluence des choses, avec simplicité, naturel, et de se laisser aller au rythme du vent, de vivre sous le ciel bleu, près du peuple des bosquets et de regarder l’existence couler à la façon d’une rivière paresseuse. Mai était arrivé avec son cortège de fleurs, la douceur de son climat, la corolle blanche des jupes, les hommes en chemise aux terrasses des cafés. On respirait et c’était un indéfinissable sentiment de plénitude. On marchait et c’était un doux parfum qui vous accompagnait comme s’il s’était agi d’un essaim invisible faisant son chant de soie. On s’asseyait dans l’herbe et c’était la râpe aiguë du grillon qui faisait ses trous dans l’air léger. A l’horizon, partout où le regard pouvait porter, étaient les champs de blé ondulant sur les épaules des collines. Les papillons se livraient à leur premier vol, déroulant leur trompe circulaire pareille à un minuscule ressort. Parfois le cri du coucou dans la cime d’un arbre puis le silence posé comme une dentelle sur la venue au jour du monde. Le temps avait perdu ses rouages complexes, se comptait en ondoiements à la surface des lacs, en chemin bordés d’herbes courtes piquetées d’étoiles de brume. L’espace était cette immense taie sur laquelle un peintre bucolique avait posé toutes les gammes de vert imaginables, depuis la teinte d’eau claire jusqu’à la profondeur de l’émeraude que les bois tenaient au secret dans les doigts serrés de leurs ajoncs.

 C’est un matin de pure lumière avec ce qu’il faut d’incertitude pour que la clarté soit une fête, le chemin une aventure, l’air une page blanche sur laquelle poser la joie simple de sentir, d’éprouver la merveille de paraître jusqu’au centre du corps, à l’endroit précis où l’âme fait sa braise vive, l’esprit son effervescence, le sentiment d’être sa parure pareille à la beauté du regard. C’est si facile alors de poser son pied sur la trace encore fraîche du renardeau, de dessiner le contour de la patte du chevreuil, de suivre le chapelet de crottes du lièvre, d’effleurer des yeux le monticule souple de la taupe. Si facile de lever les yeux au ciel, d’apercevoir le vol courbe du milan noir, la danse suspendue de l’alouette, la course du nuage sous la vitre de l’heure. Coqueline (son nom résultait de l’assemblage de « coquelicot », la fleur qu’elle préférait parmi toutes et « d’Aline », son vrai prénom), Coqueline donc était une enfant de huit ans que rien n’effarouchait, pas plus le hurlement du loup dans la clairière nocturne que de longues divagations dans la campagne prise de solitude. Libre, Coqueline l’était au-delà de tout et il s’en serait fallu de peu qu’elle ne devînt nomade plantant sa tente partout où une aire disponible pour l’accueillir se fût manifestée.

 Matin de mystère car rien n’est encore bien précis. Les choses cherchent le lieu de leur être, les hommes l’horizon de leur destin. C’est si bien d’être ici au milieu du doute, avant que le cycle du temps n’ait décidé de faire tourner les rayons de son immense roue. C’est comme une vacuité, une disponibilité des choses de s’accomplir de telle ou de telle manière, sans certitude aucune, à la façon de la marche syncopée du caméléon, patte en avant, suspension, patte en arrière puis avancée coulée dans l’onde du réel. Comme si l’on voulait faire partie de la métamorphose de la nature, en éprouver la douceur d’argile. Connaître, c’est cela même qui fait le corps si ductile qu’il se confond avec l’objet même de sa recherche. Connaître l’arbre et être branche. Connaître l’air et être oiseau inapparent, simple arabesque fondue dans son propre vol. Connaître le sol et être racine blanche avançant dans le corridor d’humus. Ce que Coqueline aimerait être : coquelicot nageant au milieu d’une mer d’épis de blé aussi innocente que la stridulation de la cigale dans le pin de Provence. Une disposition des choses à épouser tout ce qui vient à leur encontre avec la même ingénuité que met l’enfant qui découvre, pour la première fois, sa propre image dans le miroir. Simple reflet disant l’accomplissement de soi, l’ouverture à l’altérité, la reconnaissance de ce à quoi l’homme a affaire dans son hasardeux cheminement.

 Le champ de blé est là, devant soi, à peine agité, de temps en temps, par une brise discrète. Il n’y a vraiment rien d’autre à faire qu’à s’asseoir sur le talus d’herbe, croiser les jambes en tailleur, étrécir ses paupières à la façon du saurien et se laisser envahir par tout ce qui passe, vol du merle, lame d’air frais, clignotement du nuage, agitation des chênes dans le boqueteau qui cerne le paysage. C’est comme une mer aux vagues courtes, traversée des vibrations de la lumière avec, au milieu, solitaire et fragile, la braise éteinte du coquelicot. Image de la singularité de l’être dans le flot immense du monde. On est là, au centre du dispositif, entouré de tous ces autres si semblables, mais si différents à la fois, ces inconnus à la dérive, ces milliers de présences qui cheminent de conserve sans bien savoir où les mène le périple, où les conduit l’aventure hauturière. Si peu de visibilité, parfois, lorsque la brume recouvre tout de sa blancheur, de son silence. Alors, les hommes-épis oscillent d’un même mouvement, serrent leurs tubes verts à la manière d’un bouquet, attendent qu’un langage de vérité vienne les libérer de cette folie d’une navigation à vue, aucun amer ne se disposant à l’horizon et l’espoir en pelotes compactes et l’impossibilité d’en percer le langage secret. Alors la mer des épis est triste. Alors elle est solitaire au milieu de la multitude. Alors elle pleure et ses larmes sont des gouttes de résine qui engluent et entravent la marche. Alors le temps se réduit à un éternel présent, à une peau de chagrin dont les contours, chaque jour s’amenuisent, menaçant peut-être de se dissoudre dans ces flots verts comme la mélancolie.

 Alors, au lieu géométrique de ce qui est, une petite voix se fait entendre, celle de Coqueline, celle de ce modeste coquelicot, cette fleur si discrète, à la vie si brève, à la couleur si modeste qu’il passerait presque inaperçu si l’on ne s’appliquait à le percevoir, là dans son habit de pourpre éteinte, identique à la braise se noyant dans la cendre du foyer. Métaphore s’il en est de l’unicité, de la singularité de la présence, du bonheur inquiet d’exister dans la mer des incertitudes. Dans le subtil langage des fleurs, cette parole si inapparente qu’elle disparaît à même la couleur de sa profération, le coquelicot est celui qui incarne « l’ardeur fragile », subtil oxymore pointant le désir rubescent d’être-au-monde en même temps que son impossibilité ontologique puisque toute croissance est toujours soumise à son envers, à sa dissolution dans chaque instant qui vient. Coqueline, cette fille-fleur, est le témoignage de cette apparition-disparition dont, en soi, on sent les secrets linéaments, les intimes convulsions alors même que la gloire des épis se lève dans les secondes qui chantent. Coqueline, ici, dans son jeune âge, entourée des haies de buissons blancs, des odeurs fortes de l’aubépine, sous l’agitation multicolore de l’uranie ou bien du sphinx est le témoin de cette métamorphose qui nous porte au bout de nous-mêmes alors que nous en sentons les limites à la façon d’une inestimable offrande. Il faut continuer à croître. Là est notre seule voie !

Partager cet article
Repost0
25 mai 2016 3 25 /05 /mai /2016 07:32
Géographie du doute.

" Quand les nuages passent sur Grand Fort Philippe".

Photographie : Alain Beauvois.

« La Mer du Nord...
A l'horizon, dans le lointain : Calais
Entre les deux, les plages

" vers le Phare de Walde ",

les plages du Fort vert,

des Hemmes de Marck,

des Hemmes d' Oye,

des Escardines d' Oye Plage,

de Grand Fort...

Toutes ces plages

que j'aurai tant photographiées … »

A.B.

Il y a des courants, des brises marines, des départs et des retours, de sombres galeries s’ouvrant sur le passé, des volées d’escaliers surgissant en plein ciel, des chambres à l’odeur de naphtaline, les senteurs du pain grillé, des fontaines d’eau claire, il y a des résurgences et, soudain, la sortie dans la fente du jour. On est si peu assurés de soi, on hésite à se lever, à quitter l’antre de son lit, à déserter les murs de sa chambre. On était si bien, là, pliés dans la douceur du rêve avec ses effluves anciennes, ses cathédrales de nuages, ses étonnants sursauts, ses prodiges. On était soi, on était l’autre, on était ici et maintenant, on était ailleurs, dans un passé que le futur nous accordait, que le présent reprenait de ses mains pressées, on s’appartenait en même temps qu’on était hors de soi dans un pays aux contours flous.

On pousse les volets sur la clarté qui naît de la terre, pareille à une brume voulant gagner l’espace. Il fait chaud déjà et bientôt l’heure sera solaire avec ses crépitements, ses explosions nucléaires, ses cascades blanches tombant du ciel. La terre est fissurée, infiniment craquelée, peau de vieux reptile en attente de pluie. Les gorges sont sèches, les langues collent au palais, les poitrines sont oppressées. On cherche la fraîcheur, on pose sur la colline de son front des tissus d’eau fraîche, on longe l’ombre bleue dans les failles des rues. Si éprouvant de vivre et de devoir avancer vers un but qu’on ne connaît pas. On erre infiniment aux contours de soi et l’on n’arrive même plus à se reconnaître, à écrire sa propre biographie. La chaleur est une douleur, une hébétude qui nous maintient rivés au sol, cloués sur la planche de liège de l’entomologiste. Pensées lentes à venir, gluantes, visqueuses, à la consistance de tentacules. Alors on ramasse son corps de poulpe et l’on progresse, par petits bonds, à la vitesse des cloportes et l’on se dirige vers la mer, la grande étendue d’eau salée qui est aussi notre mère, notre lieu primitif d’apparition.

On s’assoit sur le haut du monticule de pierres, en position de penseur avec, autour de soi, le fouet de ses tentacules, ventouses collées aux certitudes de la roche, masse palpitante qui vit au rythme du flux et du reflux de l’eau. On est encore habités de la péninsule de l’imaginaire, des confluences du rêve, des persistances d’une inquiétude primitive. Mais peu à peu la conscience s’éclaire, le paysage trace son chemin, tout là-bas vers l’horizon où vivent les hommes. Soudain on est si bien ici, tout près du champ de neige de la plage, de ses congères rassurantes. En bas, couleur d’étain, coule le fleuve maritime que la mer a laissé derrière elle comme un témoin de sa puissance, de son règne infini, de son aptitude à régénérer tout ce qui vient à sa rencontre. La brise est douce qui fait son agitation de palme, ses friselis sur la dalle d’eau. La chaleur est un souvenir qui se dissout dans l’immensité. Ici est le dire libre de l’existence, l’amplitude de la Nature, l’ouverture de l’espace au chant de l’univers. Les soirs d’étoiles, lorsque leurs rayons trouent le ciel bleu indigo, c’est un ressourcement que de s’allonger sur le plateau de sable et de regarder simplement la giration du ciel, les traits et les pointillés de lumière, la fuite des comètes, les gerbes d’étincelles. Minuscules sémaphores parlant le seul langage compréhensible, celui de l’harmonie universelle, de la liaison des choses entre elles, de la non-séparation comme principe premier dont il faut ressentir au-dedans de soi la force unique d’aimantation. Tout est dans tout dans une seule et même décision de parution. Les phénomènes font leurs minces clignotements pour nous dire ceci : ils sont nous comme nous sommes eux, nous vivons au même rythme, nous respirons le même air, nous buvons la même eau. Quel bonheur, alors que d’expérimenter cette union qui nous porte au-delà de nous dans la contrée illimitée de la sensation ouverte. Combien les fadaises urbaines nous paraissent superficielles, inopérantes. Combien les discours des agoras humaines nous semblent résonner dans le vide et l’inaccompli.

Mais regardons seulement le jeu subtil des courbes, la fuite du fleuve comme une coulée de métal en fusion, la trace de cendre du grand lac marin qui, bientôt, ondulera sous la poussée des flots. Mais observons le ciel si pâle, presque inapparent, que vient recouvrir le nuage au ventre sombre, lourd, aux si belles tonalités élémentaires, alternance de noir et de blanc, empreinte du jour et de la nuit. Le temps y est inscrit dans la rumeur même de cette double valeur, scintillement de l’heure dont naissent les secondes, leur pluie incessante, leur rythme si proche du nôtre, battements du cœur du monde se superposant à ceux des hommes à la destinée exacte. Oui, « exacte » car nous sommes un rouage de la grande horloge qui scande le temps des planètes et nous sculpte à notre insu, tout comme la mer façonne le rivage en y déposant son immémoriale empreinte.

Les nuages flottent haut dans la canopée céleste. Il n’y aura pas d’orage venant rafraîchir la mémoire oublieuse des hommes, pas d’eau fécondant les terres de l’esprit, pas de brume entourant l’âme de sa présence cotonneuse. Seulement une longue dérive des choses sous la courbe haute de la lumière. Alors les Existants rentreront dans la fraîcheur de leur logis et adresseront au ciel des prières afin qu’il pleuve et que leur corps habite la Terre à la manière d’une glaise souple, d’un humus dont ils tirent leur propre substance depuis la nuit des temps. Lovés dans leurs chambres aux murs de chaux claire, ils dériveront longuement dans le labyrinthe du rêve, s’inscrivant dans cette géographie du doute qui toujours nous visite dès l’instant où nous nous mettons en vacance du monde et de son langage. Sans doute le temps est-il venu de dialoguer. Avec nous d’abord, avec tout ce qui signifie sur l’ensemble de la Terre, ensuite. La tâche est immense qui nous est confiée ! Ô combien exaltante. L’ensemble de notre dérive terrestre n’en viendra sans doute pas à bout. Raison de plus pour nous embarquer pour l’aventure hauturière. La mer n’attend pas !

Partager cet article
Repost0
24 mai 2016 2 24 /05 /mai /2016 08:33
Elle n’était que pensée.

Insoluble dilemme.

Œuvre : André Maynet.

Voici ce qu’il fallait imaginer. Il y avait la Terre, il y avait les montagnes et les arbres, les plaines et leurs savanes d’herbe, la croûte d’argile brûlée comme un pain, la toile scintillante de la mer, le lacis des routes, les écrins des lacs dans les prairies bleues, la langue éblouissante des glaciers, les villes aux hautes tours, la complexité des rues, le bel ordonnancement des places, les musées et leurs files d’attente, les magasins emplis d’objets tels une caverne d’Ali Baba. Il y avait tout cela et cela faisait comme une étrange confusion, un brusque télescopage dont l’esprit ne sortait jamais indemne, se fût-il confié à une manière de classement par catégories, à un tri selon des centres d’intérêt ou bien au truchement de quelque affinité. Il y avait donc tout cela, cet étrange foisonnement des choses au milieu duquel les hommes s’ébrouaient comme des canards dans une mare boueuse, ne percevant plus s’ils étaient eux-mêmes nappe visqueuse ou bien si l’eau saturée de limon était « canard » (il faut entendre par-là « de la nature des palmipèdes ») en quelque sorte. Tout ceci était si compliqué, si inextricable qu’on ne savait plus qui était qui, où l’on commençait, où l’autre finissait, l’endroit où tout avait débuté sous un visage qui fût reconnaissable, nettement identifiable, aucun arbre, par exemple, ne pouvant se confondre avec l’un de ses congénères, pas plus qu’avec son ombre. Car, voyez-vous, il en est du réel, parfois, comme du dessin des cumulus dans le ciel, un ange, puis la fuite d’un oiseau, un homme en train de courir, puis, soudain tout se dissout dans un incroyable maelstrom et les silhouettes qui étaient signifiantes, il y a peu, deviennent illisibles. C’est de ce genre d’illusion dont l’esprit est frappé dès l’instant où il se pose des questions du genre : « l’horizon appartient-il davantage au ciel qu’à la terre ? », « y a-t-il quelque avantage à pénétrer dans un labyrinthe d’un côté plutôt que d’un autre ? », « est-on toujours identique à soi-même ou bien constitue-t-on, à son insu, plusieurs êtres successifs ? ». L’on reconnaîtra volontiers, ici, le peu de prise du concept et l’incapacité du principe de raison à tirer quelque déduction que ce soit à partir de questions de nature aporétique. Une facile métaphore éclairera mon propos : dans une pelote de ficelle embrouillée, quel est le bout qui définit l’origine, celui qui en pose la fin ? Bien entendu l’on reste coi et l’on poursuit son chemin sans répondre à l’énigme, puisque, par définition, la plupart d’entre elles sont closes sur leur propre secret.

Sans doute n’y a-t-il guère d’interrogation qui soit, par essence, plus scellée sur son obscurité que celle qui pose la confrontation de deux entités radicalement antagonistes, à savoir l’origine et la fin de toute chose. La vie est-elle le début de la mort ? La mort est-elle le début de la vie ? L’on voit bien que ce genre de souci peut recevoir, à la fois, deux types de réponses parfaitement opposées et, pour autant, nullement contradictoires. Vie comme début de la mort en raison d’un nécessaire sort déclinant avec le temps parce que lié à une entropie naturelle. Mort comme début de la vie en tant que mort identique au néant dont nous sommes issus et à partir duquel nous tirons notre propre essor afin de paraître dans l’horizon mondain. Tout ceci ressort d’un évident paradoxe dont le langage, établi sur un logos doué de raison, ne saurait apporter de réponse satisfaisante, seul l’événementiel le peut qui pose la question en même temps qu’il la résout. Alors, comment ne pas évoquer le paradoxe princeps, celui portant au jour l’insoluble dilemme de l’œuf et de la poule ? Lequel est apparu en premier ? Qui est cause de l’autre ? Qui engendre qui ? En réalité si ce questionnement paraît s’inscrire dans le thème humain comme l’une de ses justifications essentielles que l’on peut aisément formuler de la manière suivante : « qui est l’homme, quel est le principe premier qui en a assuré la généalogie ? », ce questionnement ne saurait trouver aucune solution définitive puisque, en fait, il ne peut résulter que d’un postulat, d’un acte de foi, d’une croyance, toute explication échappant à l’ordre des causes et des conséquences.

Penseuse, elle, pose la question à nouveaux frais. En premier lieu elle se débarrasse de tous les attributs contingents dont est affectée la vie dès l’instant où elle trouve un début de réalisation concrète. Paysage singulièrement étréci à un formalisme minimal. Une eau grise de lagune. Un ciel gris pris d’invisibilité. Grise aussi la ligne d’horizon dont le tracé est celui d’un songe plutôt que l’affirmation de quelque réalité. Chair émergeant à peine d’un presque perceptible néant. Bergère sortant de la nappe liquide avec une manière de distraction. Une poule posée sur l’un des accoudoirs. Une théorie d’œufs presque invisibles à la limite de l’assise et de l’eau. Nous voici donc soudain revenus à une sorte d’innocence originelle où tout est encore à venir, où tout est encore à penser sur la courbure d’une terre encore inapparente. Ce à quoi s’emploie notre héroïne, tel le Penseur de Rodin profondément arc-bouté sur l’intériorité de sa conscience, c’est de tirer d’elle ce monde à paraître, d’y halluciner toutes les formes qui y seront présentes, aussi bien la plante que le rocher, aussi bien les hommes et les femmes qui essaimeront au hasard des rencontres. Penseuse pense la mer et voici que s’ordonnent les flots dans leur superbe, que se meuvent les marées d’équinoxe avec leurs hautes barrières d’écume. Penseuse pense l’oiseau et voilà que surgit en plein ciel l’ara de feu et le paille-en-queue au sillage de comète. Penseuse pense l’homme et voici que celui-ci se présente nu comme la vérité, dépouillé tel la liberté. Penseuse pense l’amour et aussitôt essaiment aux quatre orients de la planète les sourires qui font la vie belle, les braises qui allument les yeux de passion. Penseuse pense l’art et les cimaises des temples se vêtent des hautes figures peintes par Le Caravage, les places s’ornent de la statuaire de marbre de Michel-Ange, les incunables des bibliothèques des dessins à la sanguine des sublimes mouvements inventés par Léonard de Vinci. Cependant, bien avant que ne surgissent ces hautes figures, Penseuse a pris soin de se penser elle-même, habillant ainsi son être des prédicats qui la rendaient visible et guidaient ses pas dans l’aventure humaine.

Ce qui est à saisir dans ce genre d’aimable fabliau en forme de rêve éveillé, c’est la nécessité de se confier à ce qui, du monde, s’adresse à nous, sinon avec clarté, du moins dans un langage compréhensible. Certes, au début, sur la rumeur de fond des Existants, c’est comme une parole presque inaudible, un genre de balbutiement si proche d’une prose illisible, un murmure qui n’oserait se dire que sur le mode mineur. Vous l’aurez compris, ce qui est à saisir, c’est NOUS, d’abord, cet immédiatement accessible puisque sans distance. Nous occupons notre demeure et sommes cernés, là, par notre tunique de peau. Les yeux sont NOS yeux par lesquels nous regardons les choses en même temps que nous les créons. La bouche est NOTRE bouche avec laquelle nous disons le poème, contons des histoires, appelons l’autre dans l’acte d’amour, le seul qui soit dans l’exactitude de l’être. Les pieds sont NOS pieds dont nous faisons le moyen de découverte de l’espace, le médiateur qui nous porte dans tous les lieux qu’il y a à connaître. L’existence est NOTRE existence et tout ce qui fait sens ne le fait qu’en raison de cette conscience qui est NÔTRE au travers de laquelle nous édifions toute rencontre, postulons tout acte, bâtissons chaque projet.

Nous ne sommes que pensée. Nous ne sommes que langage. Puisque l’une ne saurait figurer sans l’autre. Merveille des merveilles qui édifie notre être, dresse notre stalagmite face au vide et à l’incompréhension. Mais comment donc pourrait-on imaginer un monde dans lequel l’homme serait dépourvu de ces deux puissances, de ces deux transcendances qui nous distinguent de la pierre et de l’animal que ne guide que son seul instinct ? Comment ? Ceci serait à proprement penser totalement incompréhensible, homme de pierre toisant les sillons de la terre que la terre fixerait en retour comme une forme homologue. Confusion des confusions par lesquelles connaître le néant, le vide, la désolation de ce qui ne saurait recevoir de nom. Ce qui est le plus digne d’intérêt, ici, que Penseuse édifie elle-même sa propre statue dont elle fera cette œuvre immensément ouverte à la dimension de l’être. Pure radicalité d’exister, cause fondatrice de tout ce qui est, immense liberté qui ne connaît plus ni les frontières ni les divisions mais s’éploie sous tous les horizons jusqu’aux confins de ce qui est à connaître. Penseuse « (Telle) qu’en (elle)-même enfin l’éternité (la) change » selon les mots du Poète. Oui, si la mort du Poète se traduit par le fait d’une pensée figée, d’une expression devenue soudain inatteignable, combien la pensée-même d’une pensée infiniment créatrice de son propre devenir est bien à l’image de l’éternité, fût-elle illusoire en réalité. Peu importe le réel tel qu’il se donne dans sa vanité à être, dans ses propositions parfois si étroites qu’il n’en revêt jamais que la figure d’un spectre. La pensée est toujours plus forte quand elle croit en ses infinis pouvoirs, en son potentiel illimité.

Car, vous qui lisez, vous ne pouvez vous inscrire en faux contre le fait que votre pensée, à chaque instant de sa durée, est bien le seul moyen par lequel vous vous emparez du monde et le modelez à votre convenance. Pas de limite à une pensée qui veut posséder l’ensemble des choses et y figurer à titre d’ordonnatrice. Ici, nul jugement de valeur, nul diagnostic qui établirait la présence d’une paranoïa au motif de faire d’une faculté de l’homme l’alpha et l’oméga de la possession, de la domination de tout étant. Il s’agit seulement de possession consentie, intime, de rapport privilégié avec ce qui nous environne et joue en écho avec ce que nous sommes, des chercheurs d’impossible, d’étranges personnages en quête d’utopie dont la matière rêveuse, pensive, nous mettra à même de nous y entendre avec ce qui, autrement, ne serait que pur hasard et glissement inaperçu sur la face lisse des choses. C’est de théorie philosophique dont il s’agit, de pure contemplation à la manière des célèbres « Rêveries du promeneur solitaire » de Rousseau. Jean-Jacques, lors de la fameuse « Cinquième rêverie » pense le monde et le dispose à sa convenance, afin que, libéré des lourdeurs terrestres, des servitudes de tous ordres, sociales, psychologiques, son esprit puisse vagabonder à son aise et créer ce lieu sur Terre qui lui est si indéfectiblement familier, si exactement singulier. Pur moment de vérité où l’auteur d’Emile coïncide non seulement avec lui-même mais aussi et surtout avec ce monde dont, le plus souvent, il ne peut s’emparer qu’avec une certaine maladresse et une blessure au fond de l’âme. Or que fait Rousseau, sinon penser la vie, la transcrire sur des milliers de feuilles de papier afin que, devenue familière, elle soit en mesure d’apparaître comme sa propre origine dont il puisse faire un événement à la mesure de son génie.

Infinie liberté qui s’ouvre à mesure que la méditation s’enrichit et porte au jour tous les possibles, révèle la richesse à nulle autre pareille de cette monade qui nous habite en puissance et qu’il appartient à notre conscience de féconder, mettant en relation le dedans que nous sommes avec le dehors qu’est toute altérité. Jeu infini d’échos, réverbération sans fin de la subjectivité qui nous tisse et de l’objectité dont toute chose approchée est le vecteur fondamental. C’est toujours grâce à un passage, un mouvement, une vibration (donc une pensée en dernière analyse) entre l’être que nous sommes et le paraître qui nous dévisage que s’instaure le dialogue producteur de sens. Penser le monde par soi-même et l’amener à sa propre manifestation, ce que Penseuse fait ici dans cette belle image, c’est s’exonérer du poids d’une transcendance toujours difficile à saisir par nature, c’est faire l’économie des cosmogonies immémoriales qui demeurent toujours obscures, c’est prendre du champ par rapport aux mensonges si invraisemblables des mythologies, c’est s’abstraire de toute religion, renoncer à l’idée de Dieu, échapper aux contraintes de la foi et de ses dogmes, c’est, en pleine immanence du soi assumer sa propre liberté et la porter en avant de soi, à la proue, la seule position tenable.

Soyons des pensées en acte, la seule et unique façon de coïncider avec un projet de vie s’instaurant en tant qu’œuvre d’art. C’est, ici, rejoindre les sagesses antiques. Depuis Marc Aurèle, Plotin et les néoplatoniciens on n’a guère fait mieux que de métamorphoser les idées en des blocs compacts devenus incompréhensibles à force de mutisme. Mobile est la pensée. Paralytique la matière. Nous voulons avancer ! « La pensée est un agir en un sens élevé » disait le Philosophe. Agissons en pensant. L’acte de penser est performatif, il accomplit en élaborant. Pensant le monde nous l’effectuons et confondons du même coup cause et conséquence qui ne sont plus qu’une seule et même unité. Dès lors il n’y a plus d’origine à poser pas plus que de rapport d’une cause suivie de son effet puisque l’infinie mobilité du penser réalise en totalité, à chaque fois, les êtres qu’il pose comme les produits de sa contemplation. Chacune de nos pensées actualise un événement et le totalise sans reste. Plus de distinction entre ce qui a été, est et sera. Plus besoin de poser une origine qui légitimerait sa propre descendance. Un seul et même flux continu qui anime la conscience et réalise les extases temporelles. De la poule à l’œuf, de l’œuf à la poule, il y a relation de continuité que seul notre excès de rationalisation sépare, tout comme les catégories instituent des dichotomies dans un réel qui n’en a pas. Notre pensée synthétise aussi bien nos sensations que nos représentations. A bien regarder Penseuse que l’Artiste a placée sous le titre « Insoluble dilemme », nous ne pouvons, qu’esthétiquement, intuitivement, nous ranger du côté d’une liaison sans faille entre les éléments de l’œuvre. Nulle césure qui placerait d’un côté le Modèle, d’un autre le siège, d’un autre encore la poule ou bien les œufs, ces derniers précédant celle-là selon un lien de causalité ou bien la suivant selon un rapport de filiation. Toute beauté ne peut être qu’une et indivisible. Toute beauté a rapport avec la vérité. Or, ici, tout se confond dans une même harmonie ! Ce que nous voulons. Absolument !


Partager cet article
Repost0
24 mai 2016 2 24 /05 /mai /2016 07:58
Ouvrir la brume.

« Quand je plongerai dans tes brumes... »

Photographie : Alain Beauvois.



« Si le baptême est un plongeon
je t'aiderai à renaître...

Lac Fou - Bas Armagnac - Gers
hier matin, dans la canicule
quand la brume de chaleur

se dissipe pour dévoiler l'Intimité.

Je n'ai rien retouché,

c'est ainsi que la photo s'est offerte.

Et je voulais garder l'Instant comme immaculé. »

A.B.

C’est l’heure majestueuse où rien ne bouge. La nuit est en sa décroissance et le jour n’est pas encore venu. Hésitation de l’instant à paraître, comme s’il y avait danger à dévoiler son être, à le remettre aux hommes en tant qu’offrande. L’aile du silence, immense, est posée sur les choses et l’on n’entend rien, pas même le souffle du vent, pas même la respiration des hommes. Partout est l’ouate légère, partout l’écume qui dit la beauté du paraître après le sommeil, l’évanouissement, la perte de soi dans les arcanes du rêve. On voudrait demeurer dans cette espèce de lassitude bienfaisante, se lover au creux de soi et attendre que le temps fasse son office avec le doigté souple qui convient aux moments rares. Car c’est de « re-naissance » dont il s’agit comme si, au sortir de quelque Jourdain, la vie parvenait à éclosion. Alors nous verrions le monde avec des yeux de nouveau-nés, les paupières soudées par des humeurs vitreuses, les oreilles vierges du chant du monde, les membres fragiles de ne jamais avoir foulé le sol. Tels des papillons au terme de leur métamorphose qui déplient leurs ailes dans la soie de l’heure. Le battement est aussi joyeux qu’inaperçu, presque à la limite du rien, sur le bord du vide. Mais tout le monde est alerté de cette brise printanière qui vient d’entrer sur la scène de l’exister et l’on attend le prodige de la venue comme on le ferait observant le ciel d’orage où, bientôt, brillera l’arc-en-ciel.

L’air est frais, parcouru d’ondes claires, mélange subtil de corail et de parme. Un air si léger qu’il semblerait ne pas toucher la terre, en sustentation, pareil à ces oiseaux qui, dans la brise d’été, font leurs longs vols planés à la seule irisation de leurs ailes. Ils sont le lexique intangible de l’instant, l’harmonique suspendu annonçant le mystère de l’heure. On les devine plutôt qu’on ne les voie. On en dessine l’arabesque quelque part sur la falaise du front avant même que les soucis ne s’y impriment. On avance avec la ruse du lézard, le sautillement du moineau, la marche chaloupée du caméléon. Car il ne faut pas faire de vagues qui troubleraient l’ordonnancement du paysage. Ici, devant les yeux, tout juste contre l’étrave du nez, tutoyant un corps désirant, s’écrit la fable du romantisme. La beauté du site, l’inclination de l’âme à la mélancolie, le battement de la palme du souvenir, les réminiscences de Combray, la tasse de porcelaine où infuse un thé au parfum aérien. Il y a du Turner aussi, la brume en témoigne la douce vibration, fin grésil distillant le basculement des secondes. On pourrait demeurer là, sur une seule patte, flamant rose se confondant avec la conque qui l’accueille et finir par se dissoudre dans l’eau, se confondre avec la mousse verte et brune des frondaisons.

La gloriette, cette minuscule fantaisie imitant le culte antique rendu à Vénus ou Apollon, on ne l’avait même pas aperçue, troublé qu’on était par la magie du lieu. Et voici maintenant qu’elle sort de l’eau et affirme sa présence, tel un amer côtier aperçu depuis le pont d’une goélette. Fascination que de disposer d’un ancrage pour le regard alors que l’âme voguait sur de bien étranges flots. Cela commence à s’illuminer, à faire sa tache blanche, là-bas, au-dessus du massif touffu des arbres. C’est une à peine émergence, un mouvement d’enfant peu assuré de ses actes, le début d’une comptine qui, bientôt, racontera l’histoire des hommes sous le ciel, près de l’eau, dans la meute serrée des sillons de glaise. Alors sera venu le moment du dépliement de la conscience, du pur événement, de la douleur aussi pour « Les Damnés de la Terre ». Balancement immémorial du bonheur et de son contraire, ce désespoir qui, parfois torture le corps jusqu’à le réduire en cendres. Ainsi s’annonce le jour avec son cortège infini d’interrogations, de points de suspension, d’interjections, d’étonnements, de ravissements. Ceci est déjà inscrit dans le paysage, stigmates invisibles qui le traversent, mais aussi tremplin pour la joie. C’est pour cette raison que la rencontre avec la beauté est toujours tragique et que la séparation qui, inévitablement survient, nous plonge dans un état de mélancolie, de vague à l’âme. Dans le paysage c’est de nous dont il est question, de notre condition mortelle, de notre finitude comme dernier acte de la représentation existentielle. Aussi tenons-nous à nous y ressourcer le temps d’un éblouissement. Il n’y a peut-être pas de plus haute révélation que celle-là : exister, le savoir et en tirer toute la quintessence.

Le jour est levé maintenant qui précise lieux et destinées. La ville des hommes s’éveille. Les rues s’animent de cris joyeux. Le soleil monte lentement vers le zénith. Il fera sa course circulaire jusqu’à ce que la nuit l’efface l’espace d’un étrange voyage. Il sera alors temps de rêver avant que l’aube ne surgisse à nouveau. Oui, temps de rêver !


Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher