Insoluble dilemme.
Œuvre : André Maynet.
Voici ce qu’il fallait imaginer. Il y avait la Terre, il y avait les montagnes et les arbres, les plaines et leurs savanes d’herbe, la croûte d’argile brûlée comme un pain, la toile scintillante de la mer, le lacis des routes, les écrins des lacs dans les prairies bleues, la langue éblouissante des glaciers, les villes aux hautes tours, la complexité des rues, le bel ordonnancement des places, les musées et leurs files d’attente, les magasins emplis d’objets tels une caverne d’Ali Baba. Il y avait tout cela et cela faisait comme une étrange confusion, un brusque télescopage dont l’esprit ne sortait jamais indemne, se fût-il confié à une manière de classement par catégories, à un tri selon des centres d’intérêt ou bien au truchement de quelque affinité. Il y avait donc tout cela, cet étrange foisonnement des choses au milieu duquel les hommes s’ébrouaient comme des canards dans une mare boueuse, ne percevant plus s’ils étaient eux-mêmes nappe visqueuse ou bien si l’eau saturée de limon était « canard » (il faut entendre par-là « de la nature des palmipèdes ») en quelque sorte. Tout ceci était si compliqué, si inextricable qu’on ne savait plus qui était qui, où l’on commençait, où l’autre finissait, l’endroit où tout avait débuté sous un visage qui fût reconnaissable, nettement identifiable, aucun arbre, par exemple, ne pouvant se confondre avec l’un de ses congénères, pas plus qu’avec son ombre. Car, voyez-vous, il en est du réel, parfois, comme du dessin des cumulus dans le ciel, un ange, puis la fuite d’un oiseau, un homme en train de courir, puis, soudain tout se dissout dans un incroyable maelstrom et les silhouettes qui étaient signifiantes, il y a peu, deviennent illisibles. C’est de ce genre d’illusion dont l’esprit est frappé dès l’instant où il se pose des questions du genre : « l’horizon appartient-il davantage au ciel qu’à la terre ? », « y a-t-il quelque avantage à pénétrer dans un labyrinthe d’un côté plutôt que d’un autre ? », « est-on toujours identique à soi-même ou bien constitue-t-on, à son insu, plusieurs êtres successifs ? ». L’on reconnaîtra volontiers, ici, le peu de prise du concept et l’incapacité du principe de raison à tirer quelque déduction que ce soit à partir de questions de nature aporétique. Une facile métaphore éclairera mon propos : dans une pelote de ficelle embrouillée, quel est le bout qui définit l’origine, celui qui en pose la fin ? Bien entendu l’on reste coi et l’on poursuit son chemin sans répondre à l’énigme, puisque, par définition, la plupart d’entre elles sont closes sur leur propre secret.
Sans doute n’y a-t-il guère d’interrogation qui soit, par essence, plus scellée sur son obscurité que celle qui pose la confrontation de deux entités radicalement antagonistes, à savoir l’origine et la fin de toute chose. La vie est-elle le début de la mort ? La mort est-elle le début de la vie ? L’on voit bien que ce genre de souci peut recevoir, à la fois, deux types de réponses parfaitement opposées et, pour autant, nullement contradictoires. Vie comme début de la mort en raison d’un nécessaire sort déclinant avec le temps parce que lié à une entropie naturelle. Mort comme début de la vie en tant que mort identique au néant dont nous sommes issus et à partir duquel nous tirons notre propre essor afin de paraître dans l’horizon mondain. Tout ceci ressort d’un évident paradoxe dont le langage, établi sur un logos doué de raison, ne saurait apporter de réponse satisfaisante, seul l’événementiel le peut qui pose la question en même temps qu’il la résout. Alors, comment ne pas évoquer le paradoxe princeps, celui portant au jour l’insoluble dilemme de l’œuf et de la poule ? Lequel est apparu en premier ? Qui est cause de l’autre ? Qui engendre qui ? En réalité si ce questionnement paraît s’inscrire dans le thème humain comme l’une de ses justifications essentielles que l’on peut aisément formuler de la manière suivante : « qui est l’homme, quel est le principe premier qui en a assuré la généalogie ? », ce questionnement ne saurait trouver aucune solution définitive puisque, en fait, il ne peut résulter que d’un postulat, d’un acte de foi, d’une croyance, toute explication échappant à l’ordre des causes et des conséquences.
Penseuse, elle, pose la question à nouveaux frais. En premier lieu elle se débarrasse de tous les attributs contingents dont est affectée la vie dès l’instant où elle trouve un début de réalisation concrète. Paysage singulièrement étréci à un formalisme minimal. Une eau grise de lagune. Un ciel gris pris d’invisibilité. Grise aussi la ligne d’horizon dont le tracé est celui d’un songe plutôt que l’affirmation de quelque réalité. Chair émergeant à peine d’un presque perceptible néant. Bergère sortant de la nappe liquide avec une manière de distraction. Une poule posée sur l’un des accoudoirs. Une théorie d’œufs presque invisibles à la limite de l’assise et de l’eau. Nous voici donc soudain revenus à une sorte d’innocence originelle où tout est encore à venir, où tout est encore à penser sur la courbure d’une terre encore inapparente. Ce à quoi s’emploie notre héroïne, tel le Penseur de Rodin profondément arc-bouté sur l’intériorité de sa conscience, c’est de tirer d’elle ce monde à paraître, d’y halluciner toutes les formes qui y seront présentes, aussi bien la plante que le rocher, aussi bien les hommes et les femmes qui essaimeront au hasard des rencontres. Penseuse pense la mer et voici que s’ordonnent les flots dans leur superbe, que se meuvent les marées d’équinoxe avec leurs hautes barrières d’écume. Penseuse pense l’oiseau et voilà que surgit en plein ciel l’ara de feu et le paille-en-queue au sillage de comète. Penseuse pense l’homme et voici que celui-ci se présente nu comme la vérité, dépouillé tel la liberté. Penseuse pense l’amour et aussitôt essaiment aux quatre orients de la planète les sourires qui font la vie belle, les braises qui allument les yeux de passion. Penseuse pense l’art et les cimaises des temples se vêtent des hautes figures peintes par Le Caravage, les places s’ornent de la statuaire de marbre de Michel-Ange, les incunables des bibliothèques des dessins à la sanguine des sublimes mouvements inventés par Léonard de Vinci. Cependant, bien avant que ne surgissent ces hautes figures, Penseuse a pris soin de se penser elle-même, habillant ainsi son être des prédicats qui la rendaient visible et guidaient ses pas dans l’aventure humaine.
Ce qui est à saisir dans ce genre d’aimable fabliau en forme de rêve éveillé, c’est la nécessité de se confier à ce qui, du monde, s’adresse à nous, sinon avec clarté, du moins dans un langage compréhensible. Certes, au début, sur la rumeur de fond des Existants, c’est comme une parole presque inaudible, un genre de balbutiement si proche d’une prose illisible, un murmure qui n’oserait se dire que sur le mode mineur. Vous l’aurez compris, ce qui est à saisir, c’est NOUS, d’abord, cet immédiatement accessible puisque sans distance. Nous occupons notre demeure et sommes cernés, là, par notre tunique de peau. Les yeux sont NOS yeux par lesquels nous regardons les choses en même temps que nous les créons. La bouche est NOTRE bouche avec laquelle nous disons le poème, contons des histoires, appelons l’autre dans l’acte d’amour, le seul qui soit dans l’exactitude de l’être. Les pieds sont NOS pieds dont nous faisons le moyen de découverte de l’espace, le médiateur qui nous porte dans tous les lieux qu’il y a à connaître. L’existence est NOTRE existence et tout ce qui fait sens ne le fait qu’en raison de cette conscience qui est NÔTRE au travers de laquelle nous édifions toute rencontre, postulons tout acte, bâtissons chaque projet.
Nous ne sommes que pensée. Nous ne sommes que langage. Puisque l’une ne saurait figurer sans l’autre. Merveille des merveilles qui édifie notre être, dresse notre stalagmite face au vide et à l’incompréhension. Mais comment donc pourrait-on imaginer un monde dans lequel l’homme serait dépourvu de ces deux puissances, de ces deux transcendances qui nous distinguent de la pierre et de l’animal que ne guide que son seul instinct ? Comment ? Ceci serait à proprement penser totalement incompréhensible, homme de pierre toisant les sillons de la terre que la terre fixerait en retour comme une forme homologue. Confusion des confusions par lesquelles connaître le néant, le vide, la désolation de ce qui ne saurait recevoir de nom. Ce qui est le plus digne d’intérêt, ici, que Penseuse édifie elle-même sa propre statue dont elle fera cette œuvre immensément ouverte à la dimension de l’être. Pure radicalité d’exister, cause fondatrice de tout ce qui est, immense liberté qui ne connaît plus ni les frontières ni les divisions mais s’éploie sous tous les horizons jusqu’aux confins de ce qui est à connaître. Penseuse « (Telle) qu’en (elle)-même enfin l’éternité (la) change » selon les mots du Poète. Oui, si la mort du Poète se traduit par le fait d’une pensée figée, d’une expression devenue soudain inatteignable, combien la pensée-même d’une pensée infiniment créatrice de son propre devenir est bien à l’image de l’éternité, fût-elle illusoire en réalité. Peu importe le réel tel qu’il se donne dans sa vanité à être, dans ses propositions parfois si étroites qu’il n’en revêt jamais que la figure d’un spectre. La pensée est toujours plus forte quand elle croit en ses infinis pouvoirs, en son potentiel illimité.
Car, vous qui lisez, vous ne pouvez vous inscrire en faux contre le fait que votre pensée, à chaque instant de sa durée, est bien le seul moyen par lequel vous vous emparez du monde et le modelez à votre convenance. Pas de limite à une pensée qui veut posséder l’ensemble des choses et y figurer à titre d’ordonnatrice. Ici, nul jugement de valeur, nul diagnostic qui établirait la présence d’une paranoïa au motif de faire d’une faculté de l’homme l’alpha et l’oméga de la possession, de la domination de tout étant. Il s’agit seulement de possession consentie, intime, de rapport privilégié avec ce qui nous environne et joue en écho avec ce que nous sommes, des chercheurs d’impossible, d’étranges personnages en quête d’utopie dont la matière rêveuse, pensive, nous mettra à même de nous y entendre avec ce qui, autrement, ne serait que pur hasard et glissement inaperçu sur la face lisse des choses. C’est de théorie philosophique dont il s’agit, de pure contemplation à la manière des célèbres « Rêveries du promeneur solitaire » de Rousseau. Jean-Jacques, lors de la fameuse « Cinquième rêverie » pense le monde et le dispose à sa convenance, afin que, libéré des lourdeurs terrestres, des servitudes de tous ordres, sociales, psychologiques, son esprit puisse vagabonder à son aise et créer ce lieu sur Terre qui lui est si indéfectiblement familier, si exactement singulier. Pur moment de vérité où l’auteur d’Emile coïncide non seulement avec lui-même mais aussi et surtout avec ce monde dont, le plus souvent, il ne peut s’emparer qu’avec une certaine maladresse et une blessure au fond de l’âme. Or que fait Rousseau, sinon penser la vie, la transcrire sur des milliers de feuilles de papier afin que, devenue familière, elle soit en mesure d’apparaître comme sa propre origine dont il puisse faire un événement à la mesure de son génie.
Infinie liberté qui s’ouvre à mesure que la méditation s’enrichit et porte au jour tous les possibles, révèle la richesse à nulle autre pareille de cette monade qui nous habite en puissance et qu’il appartient à notre conscience de féconder, mettant en relation le dedans que nous sommes avec le dehors qu’est toute altérité. Jeu infini d’échos, réverbération sans fin de la subjectivité qui nous tisse et de l’objectité dont toute chose approchée est le vecteur fondamental. C’est toujours grâce à un passage, un mouvement, une vibration (donc une pensée en dernière analyse) entre l’être que nous sommes et le paraître qui nous dévisage que s’instaure le dialogue producteur de sens. Penser le monde par soi-même et l’amener à sa propre manifestation, ce que Penseuse fait ici dans cette belle image, c’est s’exonérer du poids d’une transcendance toujours difficile à saisir par nature, c’est faire l’économie des cosmogonies immémoriales qui demeurent toujours obscures, c’est prendre du champ par rapport aux mensonges si invraisemblables des mythologies, c’est s’abstraire de toute religion, renoncer à l’idée de Dieu, échapper aux contraintes de la foi et de ses dogmes, c’est, en pleine immanence du soi assumer sa propre liberté et la porter en avant de soi, à la proue, la seule position tenable.
Soyons des pensées en acte, la seule et unique façon de coïncider avec un projet de vie s’instaurant en tant qu’œuvre d’art. C’est, ici, rejoindre les sagesses antiques. Depuis Marc Aurèle, Plotin et les néoplatoniciens on n’a guère fait mieux que de métamorphoser les idées en des blocs compacts devenus incompréhensibles à force de mutisme. Mobile est la pensée. Paralytique la matière. Nous voulons avancer ! « La pensée est un agir en un sens élevé » disait le Philosophe. Agissons en pensant. L’acte de penser est performatif, il accomplit en élaborant. Pensant le monde nous l’effectuons et confondons du même coup cause et conséquence qui ne sont plus qu’une seule et même unité. Dès lors il n’y a plus d’origine à poser pas plus que de rapport d’une cause suivie de son effet puisque l’infinie mobilité du penser réalise en totalité, à chaque fois, les êtres qu’il pose comme les produits de sa contemplation. Chacune de nos pensées actualise un événement et le totalise sans reste. Plus de distinction entre ce qui a été, est et sera. Plus besoin de poser une origine qui légitimerait sa propre descendance. Un seul et même flux continu qui anime la conscience et réalise les extases temporelles. De la poule à l’œuf, de l’œuf à la poule, il y a relation de continuité que seul notre excès de rationalisation sépare, tout comme les catégories instituent des dichotomies dans un réel qui n’en a pas. Notre pensée synthétise aussi bien nos sensations que nos représentations. A bien regarder Penseuse que l’Artiste a placée sous le titre « Insoluble dilemme », nous ne pouvons, qu’esthétiquement, intuitivement, nous ranger du côté d’une liaison sans faille entre les éléments de l’œuvre. Nulle césure qui placerait d’un côté le Modèle, d’un autre le siège, d’un autre encore la poule ou bien les œufs, ces derniers précédant celle-là selon un lien de causalité ou bien la suivant selon un rapport de filiation. Toute beauté ne peut être qu’une et indivisible. Toute beauté a rapport avec la vérité. Or, ici, tout se confond dans une même harmonie ! Ce que nous voulons. Absolument !