Le mot est vivant.
(Sur une citation de Sylvie Besson).
"Les mots ont une âme. Je ne parle pas seulement du mot parlé, avec le timbre que lui imprime la voyelle, et la forme, la vertu, l'impulsion, l'énergie, l'action particulière, que lui confère la consonne. Mais le mot écrit lui-même, j'y trouve autre chose qu'une espèce d'algèbre conventionnelle. Entre le signe graphique et la chose signifiée il y a un rapport. Qu'on m'accuse tant qu'on voudra de fantaisie, mais j'affirme que le mot écrit a une âme, un certain dynamisme inclus qui se traduit sous notre plume en une figure, en un certain tracé expressif. Tout aussi bien que le chinois, l'écriture occidentale a par elle-même un sens. Et sens d'autant mieux que, tandis que le caractère chinois est immobile, notre mot marche."
Paul Claudel, Positions et propositions.
Les mots. Sans doute est-il nécessaire d'en faire des marcheurs de l'infini. Car les mots transcendent les petites histoires individuelles, aussi bien les destins de haute lignée. Les mots sont une manière d'absolu, une figure de l'indépassable. Imaginons, sur toutes les terres du monde, sur les vastes agoras, au fin fond des slums, en haut des sommets conquis par l'homme, chez les femmes de petite vertu, dans les salons littéraires, les salles enfumées des casinos, l'enceinte des temples, le dedans des arènes alors que la mort se profile sous les traits inquiétants de Thanatos - s'agit-il du taureau, du toréador, de la foule des aficionados bouillant son langage intérieur en des cordes rouges ? -, les comptoirs des bars, les salles d'école, les rues où coule la foule en rangs pressés, les salles d'attente, les confessionnaux, les études de notaires, les assemblées de notables, les jeux des enfants sur la plage, les mots, disions-nous nous entourent de leurs essaims, tracent leurs arabesques sur nos fronts distraits, animent nos bouches d'étrange manière. Nous y sommes tellement habitués que nous ne les remarquons presque plus, qu'ils nous habitent "naturellement", ce dont nous nous arrangeons, le plus souvent à notre insu. Il en est ainsi de toute fonction humaine : locomotion, digestion, langage. Tout finit par aller de soi. Et ce qui devrait s'annoncer à nous avec quelque nécessité, nous le rangeons au rayon de nos préoccupations secondaires, finissant, la plupart du temps, par ne plus l'apercevoir.
Voici pour la voix, la parole, les conciliabules traversant les contrées du monde. En va-t-il différemment pour l'écrit, pour ces milliers de signes méticuleux, pressés, qui noircissent les pages de leurs trajets hésitants de fourmis, infinité de pattes et de mandibules, multitude de brindilles du savoir et de la culture parcourant en tous sens les allées de nos existences ? Certes, par rapport à l'énonciation orale, il y a signes, traces, mince apparition matérielle, prolifération de hiéroglyphes, fussent-ils partiellement effacés sur les parchemins usés des palimpsestes. Si la réalité iconique de l'écrit semble lui conférer une prééminence par rapport à la simple profération orale, - ce qui semble être la thèse de Claudel - ne serait-ce pas, tout simplement, en raison de son statut d'écrivain, lequel pose, sur la feuille blanche, une myriade de figures qui deviennent inévitablement familières, genre de prolongements du corps, pointes avancées de la main, concrétions visibles de la poïesis, création en acte, praxis infusant jusqu'aux neurones leur charge signifiante. Car l'écrivain est tissé de ces mots écrits qui constituent son ordinaire. Attrait, fascination, sourde angoisse de ne les voir plus paraître, un jour, aux cimaises des feuilles vides. L'écriture est une racine qui déploie ses ramures jusque dans le corps de celui qui lui donne acte. Comme dans "le lai du chèvrefeuille" : osmose de la liane et de son hôte. L'un ne vivant que par l'autre. La figure de l'écrivain tellement semblable à celle de l'aimable noisetier (Tristan) qui attend du chèvrefeuille (Yseult) enlacement et affinité végétale :
Source : RV Conte.
"Ils étaient tous deux
comme le chèvrefeuille
qui s'enroule autour du noisetier:
quand il s'y est enlacé
et qu'il entoure la tige,
ils peuvent ainsi continuer à vivre longtemps.
Mais si l'on veut ensuite les séparer,
le noisetier a tôt fait de mourir,
tout comme le chèvrefeuille."
Marie de France - Chèvrefeuille.
L'écrivain ne vit que par les mots dont, lui-même, est tissé jusqu'en son tréfonds. Exister est cette longue et continue profération de la ligne écrite, sa mouvance, ses pleins et déliés, ses taches et ses ratures, ses éclatements et ses retraits. Ecriture dont les patientes recherches graphiques d'un Roland Barthes, - il était fasciné par l'œuvre de Cy Twombly, cette picturalité quasiment littéraire - nous donnent la mesure.
Anne Herschberg Pierrot.
Genesis - CNRS Editions.
Et, dans le rapport au graphisme, à son essence quasiment tellurique, comment ne pas citer les tracés mescaliniens d'Henri Michaux, demandant à la drogue de lui fournir l'énergie poétique que, parfois, le réel lui refusait.
Henri Michaux, Arborescences intérieures, vers 1962-1964
Encre de Chine sur papier.
Sources : Traces du sacré - Centre Pompidou.
Oui, il s'agit là, en effet, d'une véritable "arborescence intérieure", l'âme des mots envahissant l'âme du poète, l'âme des mots jetant ses efflorescences dans le corps en proie aux tumultes de la parole, à la turgescence du dire, à l'urgence de la profération. Car cela bouillonne, cela fuse intérieurement, cela fait ses jets sourds, ses mouvements de lave, cela attend le surgissement au plein jour des solfatares, des bombes trop longtemps contenues, des pierres ignées de la conscience, des "aérolithes mentaux" qui se meurent d'être confinés dans un silence étroit, dans la gangue de peau obtuse. Car les mots sont vivants, ils étirent leurs téguments, déploient leurs ramifications, s'invaginent partout où il y a possibilité d'accueil et promesse de fécondation, de germination, de manifestation. Le mot est plein, dense, compact, à la limite de la parution, sur le bord extrême de la donation, le mot est un funambule en équilibre, un corail en attente de livrer sa chair alors que les piquants de l'oursin appellent la plume de l'écrivain, du poète, seuls investis du pouvoir de faire effraction, de signifier bien au-delà des significations mondaines, des paroles usées, des assertions indigentes.
La poésie est ce merveilleux outil qui déclot les mots, fouille en eux jusqu'à en extraire la "substantifique moelle", le précieux nectar, l'essence singulière. Alors, lorsque le poème s'anime, que le dire devient essentiel, pure origine, les choses se décèlent car portées à leur acmé, à leur point ultime, à leur flamboiement. Le poème est pure gemme, transparence du cristal, agitation de phosphènes, brume au-dessus de l'étang, tremblement de l'aube, glissement crépusculaire, translation colorée, "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ", présence immatérielle, temps transfiguré, imaginaire libéré, langage quintessencié. C'est cela, "avoir une âme" et bien d'autres choses encore du genre de l'inaudible, de l'indicible, de l'impalpable. C'est un flottement entre deux eaux, un glissement d'araignée lacustre sur le miroir de l'eau, un scintillement de luciole, la courbe lisse du galet, la chute lente du grésil, l'effacement d'une écume, le diamant à peine esquissé du givre à la pointe des herbes, les trous infimes des étoiles dans l'encre nocturne, la blancheur de la lune, la pâleur du soleil au levant, un glissement de chauve-souris, le souffle d'une flûte andine, le vent dans la souple toison des vigognes, un soupir, une pause, le frais d'une fontaine cernée d'ombres bleues, la fuite du sable sur la dune, le balancement du palmier, le mistral dans les ramures de l'olivier, la lumière basse sur les étangs, le silence des tourbières, les pierres usées sous le ciel gris, la langueur des criques dans le déclin du jour, le cercle brillant des puits, le flux vert de la canopée, le rond de la lampe, "le vierge papier que sa blancheur défend". Or de quoi donc le papier se défendrait-il, si ce n'est de l'offense qui pourrait lui être faite, si, d'aventure, le Poète venait à être déserté par la Muse ? Car l'instant magique n'est rien d'autre que le poème se faisant sous le rond de lumière - on y reconnaître la présence inquiète de l'âme - mot après mot, rime après rime, dans une manière d'incantation, de chant premier, originel, puisant à même les ressources imaginales du langage, dans cet espace "intermédiaire", souple, ductile, amplement onirique, flottement entre deux mondes, celui du réel contingent, celui de l'idéel transcendant, alors qu'alentour tout disparaît, se métamorphose en une pâte infiniment malléable, glaise poïétique dans laquelle enclore toute la beauté du monde, toute la démesure dont l'inspiration vraie est tissée. C'est un vertige que de voguer en plein ciel, sous les ramures souples de l'éther, si près de la terre cependant, de sa couleur de braise assourdie, tout près de la glace vive des étangs, parmi la fusion unique des éléments. La mescaline de l'écrivain, l'absinthe du poète , la "noire idole" du romancier, ce n'est que cela devenir mot soi-même, se glisser parmi ses mouvances infinies, ouvrir toutes ses portes, inventorier tous ses passages, sonder ses abîmes, éprouver sa plénitude, son pouvoir infini de révéler à l'homme sa propre image, sa singulière configuration étoilée, car l'homme est constellation à la mesure de son langage. Cela est inscrit à même sa condition. Le poète, l'écrivain sont là pour le lui rappeler, avec la seule force de leur œuvre, cette "âme des mots" dont nous sommes tous habités mais que, parfois, nous précipitons dans de sombres fosses carolines, pensant nous libérer, alors que nous procédons à notre propre aliénation.