« La comédienne »
Œuvre : Assunta Genovesio
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« Comédienne ». D’emblée ce titre nous installe dans un genre de fascination. Comme si l’on avait affaire à un personnage planant sur d’étranges hauteurs. En tout cas loin du réel, de ses habituelles affèteries. Pour beaucoup un inaccessible dont ils voudraient atteindre le lumineux chapiteau. L’image qui nous en est donnée nous renforce dans cette conviction d’une singulière posture hors des sentiers communs. N’est comédien qui veut. Il y faut un appel, un état d’âme, une inclination à la métamorphose. Avant toute chose le baladin est caméléon dont les écailles, à tout moment, peuvent faire varier leur chromogénèse à des fins de vraisemblance, à des sauts hors de soi (du moins en donnent-ils la sensation), afin qu’un personnage soit habité dont ils devront incarner la silhouette, la fonction sociale, le tempérament , les tics, enfin tous prédicats concourant à poser sur la scène cet étrange hybride qui est, tout à la fois, le soi en jeu du comédien, le tout autre que soi, cet être mythologique, cette fiction, peut-être cet Existant réel transposé dans l’espace du théâtre. Faire apparaître, tour à tour, les spectres de Caligula à la recherche d’un « besoin d’impossible » ; les pleurs de Phèdre dévastée par sa faute indicible ; la folie simulée de Frantz dans « Les séquestrés d’Altona », relève d’un si pur prodige qu’il faut bien postuler une distance de l’Acteur, de l’Actrice par rapport aux Sujets dont ils font le thème de leurs interprétations.
Le rideau pourpre vient de retomber. La Comédienne est dans sa loge, assise sur un genre de sofa gris. Elle porte encore sur son visage le lourd maquillage de scène, les yeux charbonneux, pommettes rehaussées de carmin, lèvres peintes - il faut accentuer les signes afin que ceux-ci soient visibles -, ils sont les traits saillants d’un caractère, les nervures d’une volonté, peut-être d’un désir, les élans d’une volupté. En tout cas ils sont les stigmates au gré desquels un personnage prend effet, se rend visible aux yeux du corps, aux yeux de l’esprit des Voyeurs. Oui, des Voyeurs, car toute scène de théâtre est le lieu essentiel où s’accomplissent les non-dits de l’inconscient, où rougeoient les activités fantasmatiques des êtres de l’ombre que sont les Spectateurs. Manières de manducateurs qui, à distance, boulottent tout ce qui se donne à voir, à entendre, à saisir : un soupir, une plainte, le feu d’une jouissance. La flaque nocturne de la salle permet cette catharsis muette, laquelle se rejouera dans l’existence mais atténuée, décolorée, si peu reconnaissable et, pourtant…Le théâtre est une arène où se jouent en écho les drames - pouce vers le bas -, les joies - pouces vers le haut -, qui nous traversent et forment l’armature de notre destin.
La masse de la chevelure est indistincte, se confondant avec le fond de la pièce. Le visage n’est que cette tache colorée où s’abîme la lumière. La chair est vibrante, sujette encore aux derniers soubresauts de la pièce : des rires, des pleurs, des cris, des exhortations, des célébrations intimes. La chair est langage de tout ceci qui porte encore le remuement de l’âme, l’effervescence de l’esprit, le trouble d’avoir été « autre que soi » - l’emblème patent de la folie -, le séisme d’une passion, le tellurisme d’une révélation. La cigarette est le peyotl grâce auquel faire se dissiper lentement l’altitude himalayenne ou bien la fosse abyssale tutoyées au risque de soi. N’y aurait-il distanciation et le moi serait envahi, débordé, qui ne se reconnaîtrait qu’à la mesure d’un cruel exil.
Après être « sorti de soi » - dans la lucidité cependant - il faut « rentrer en soi », éprouver la juste mesure de l’instant, appréhender la texture de l’espace ordinaire, habituel. Le justaucorps incarnat est déjà voyage à rebours. Les habits de scène ont été quittés tels des oripeaux. Ils sont muets, ne profèrent plus que des froissements d’étoffe. L’âme qui les animait s’est retirée dans ce domaine secret où retrouver ses assises, où étayer son fondement. On a quitté son double provisoire, on a éteint l’aura d’emprunt, on a regagné le logis de sa peau. Certes, encore quelques bouffées, quelques flux et reflux. On ne quitte si facilement le rôle dont on a tissé sa conscience durant un temps polarisé, quintessencié. Il faut doucement redescendre, planer longuement, sentir l’air vif défroisser les rémiges du tragique, calmer les turbulences puis se poser sur le sol et avancer sans tituber, l’ivresse est si présente qui fait ses vertiges. Il faut se « re-connaître », autrement dit se connaître à nouveau, retrouver la vision de son paysage, habiter sa terre, faire couler entre ses doigts la poussière du prosaïque, du familier, laquelle restitue l’être à son propre. Il n’avait été oublié qu’à être mieux investi.
Cette belle peinture dit tout ceci dans le mode qui est le sien, ces empâtements, ces vibrations, cette palette économique, ces effacements, cette réalité effleurée du bout de la brosse comme pour dire la fragilité du moment, son statut de passage d’un état à un autre, cette médiation placée à mi-distance du songe, - le spectacle - , à mi-distance du réel - cette incontournable pâte existentielle - dont il faut faire son profit afin qu’assumée, elle requière l’être dans le seul lieu qui, de tous temps lui est alloué : cet ici et maintenant hors duquel toute tentative de migration condamne l’individu aux inquiétudes mortifères de l’errance.
Envisagée en mode linguistique, cette présence ici-devant, ce corps qui fait énigme, se donne comme le signifiant évoquant le signifié dont le Comédien, la Comédienne ont revêtu le blason, ce personnage fictif qui n’existe qu’à donner le change dont les Spectateurs sont en attente. En réalité une substitution de leur propre « in-signifiance » dont ils voudraient qu’elle donnât sens à leur existence. Ils souhaiteraient être ce Caligula, cette Phèdre, ce Frantz mais leur enceinte de peau n’autorise nulle transgression. Le vase communiquant, le convertisseur sont totalement imaginaires. Au sortir du théâtre, identiquement à la Comédienne, ils devront procéder à leur exuvie, laisser derrière eux ce fourreau de peau et d’écailles qui menaçait de devenir simple lieu d’une aliénation.
Quitter le spectacle consiste à combler la faille, à emplir le clivage qui les aurait déposés en-dehors de leur territoire, leur ôtant toute possibilité de présence. Une manière de schizophrénie en acte. Soutenant l’indispensable césure devant s’instituer entre l’Acteur et Celui-qui-est-joué, le Héros qui occupe la scène, nous accréditons la thèse de Diderot dans le « Paradoxe sur le comédien », laquelle énonce la nécessité de différencier art et nature. Le corps du Comédien est nature. Le corps du Héros est art. Passer de l’une, la nature, à l’autre, l’art, n’infère aucunement une identité d’essence. Le corps sert l’art mais demeure en soi. L’art emprunte au corps mais se maintient transcendant par rapport aux objets qui le constituent. En conséquence de quoi, Celui-qui-joue tiendra ses émotions à distance, dans une forme de paraître qui ne l’engagera qu’esthétiquement, non ontologiquement. Il ne s’agira jamais que d’une forme jouant sa présence dans un autre registre, une autre catégorie du manifesté : le temps et l’espace de la scène.
La scène n’est jamais la vie, la vie jamais la scène. Le mode qui les relie est pur artefact faisant naître deux territoires distincts dont jamais nul ne pourrait penser, qu’un jour, ils puissent devenir coalescents, échanger leur nature comme on change de vêture. La scène se donne à la façon d’un ailleurs du monde dont on aperçoit le rivage de brume, les flottements, les soudaines irisations, jamais le réel en son incontournable concrétude. Si nous aimons le théâtre, c’est pour cette seule raison qu’il nous exproprie momentanément de nos soucis pour nous remettre dans cette zone sans danger où nous figurons tels des personnages de cire, infiniment malléables mais dont la forme, toujours, demeure identique à elle-même. Seulement quelques élongations, quelques déformations puis tout rentre dans l’ordre naturel. Notre corps redevient le corps qu’il n’a nullement cessé d’être, une tentation seulement, une impression d’apesanteur puis la gravité originelle reprend ses droits. Si, entre l’Acteur et son Autre, il y avait possibilité d’une forme de passage, alors comment le premier se distinguerait-il du second sauf à verser dans la plus totale des confusions ? Les démences les plus ordinaires naissent de ce flou, de cet astigmatisme de la raison devenue déraison.
D’un point de vue strictement logique aussi bien que perceptif, moi qui regarde cette œuvre ne suis point l’œuvre. Entre la peinture et moi, la même distance qu’entre le Personnage du théâtre - cet halluciné - et la Comédienne qui, l’empan d’une représentation, lui a prêté sa grâce, l’habileté de son jeu, ses postures, sa facilité de verser dans le mimétisme, sa prodigieuse façon de s’approprier de ce qui n’est elle tout en ménageant son site propre en tant que le bien le plus précieux. Les adversaires de Diderot s’en remettaient au motif en vogue de l’enthousiasme pour inféoder l’Acteur au caractère qu’il était supposé endosser jusqu’à sa propre disparition dans son rôle. Mais outre que ceci n’est nullement réalisable, c’est ôter au Comédien toute la liberté dont il peut disposer.
Avant tout la scène est le lieu du JEU par excellence. Or « avoir du jeu » signifie installer un espace, ménager des lumières dans l’opacité du réel entre ce qui, source de Soi, ne saurait être, par le caprice d’une décision, source de l’Autre. Le corps de l’Artiste - Peintre ou Comédien - ne s’offre pas dans une sorte de joute sacrificielle au cours de laquelle il ne perdrait rien de moins que son âme. C’est au contraire à un accroissement de cette dernière que l’expose sa confrontation à la matière picturale - la toile - aussi bien qu’humaine - le Héros sur scène -, dont, toujours il a à sortir vainqueur, pour peu que son acte soit accompli en vérité. L’émotion éprouvée par le créateur de l’œuvre est son émotion en propre. Qu’elle fasse écho à celle qu’il insuffle, par son élan imaginatif, au tableau plastique ou bien théâtral, ne témoigne pas que leur nature soit identique, loin s’en faut. Sans doute même, plus l’Inventeur d’un art le domine et le met à distance, plus son effectuation est pure, libre de contrainte et non soumise à quelque compromission.
Jouer Tartuffe et se prendre pour Tartuffe en personne est, sinon pure coquetterie, du moins tartufferie en son sens le plus plein. Or la tartufferie est le comble du paradoxe : simple séduction se prenant pour l’art lui-même. L’émotion que l’Acteur éprouve en son for intérieur et ce qu’il montre de l’émotion de son personnage ne sont pas simplement superposables pour la seule raison qu’elles ne s’originent nullement à la même racine. L’une, de l’Acteur, est le reflet qu’il doit donner de l’Autre - du Personnage, pour que son jeu soit crédible. Il en est l’interprète (interpréter, étymologiquement : « expliquer ce qu'il y a d'obscur dans un récit »), autrement dit il doit faire venir à la lumière du Regardant ce qui serait demeuré occlus sans sa propre médiation.
L’œuvre ici abordée dans sa belle simplicité, son coefficient d’évidence, nous entraîne là où toujours nous devrions être, au centre de notre être. Souvent, pour y parvenir, une altérité est là qui fait signe, qui est requise pour nous dire le lieu où habiter qui ne peut être que le nôtre.