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16 mai 2020 6 16 /05 /mai /2020 16:08
Juste la Nature

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

Rien ne bouge, tout est calme à l’horizon des yeux. Nul bruit si ce n’est, parfois, le doux pupulement d’une huppe quelque part, au loin, sans doute dans le bosquet de chênes qui domine la colline. Aujourd’hui le soleil est une belle sphère blanche qui roule dans un ciel sans limite. Quel étonnement de voir, de son propre regard, la mesure inouïe de l’infini ! Il y a peu encore, le monde était étréci à la mesure d’une pièce de monnaie. Cependant, nul mouvement ici sur le Causse où personne ne s’aventure guère, si ce ne sont quelques renards au pelage flamboyant, des corneilles égarées en plein ciel, une saute de vent qui traverse le paysage sans faire halte. Enfin le printemps ouvre ses rémiges. Enfin le printemps entonne sa belle chanson d’un renouveau qui semble illimité. Je marche sur le chemin qui descend vers le vallon. Il dessine un beau trajet ondoyant parmi les haies et les terres labourées comme s’il cherchait sa voie, hésitait, ne pensait qu’à flâner dans cette nature si heureuse, si riante que l’homme moderne ne sait plus guère regarder, sauf à la transformer à sa guise, à l’aliéner en quelque sorte. Mais à quoi bon s’insurger ? Quelqu’un, dans le vaste monde, a-t-il une seule fois réussi à inverser le temps, à policer les mœurs, à faire se ressourcer les âmes dans le beau romantisme qui, autrefois, animait les cœurs ? Toujours l’on nous parle de ‘nouveau-monde’, cette Terre Promise et l’on n’aperçoit toujours que l’Ancienne, la familière, la bien connue ! Rêve de songe-creux, sans doute, ou bien d’Egaré dont les mains ne saisissent que le vide !

   Tout en bas, un ruisseau de modeste dimension, son eau est claire comme les yeux d’une fille du Nord, des bulles courent à sa surface, de menus brins de végétation y font de minces embarcations, des genres de récifs pour le peuple des fourmis. J’y plonge mes mains et ressens un soudain bienfait, cette onde lustrale touche au plus profond, fait resurgir des souvenirs anciens, peut-être ces sublimes rêveries au bord d’une fontaine envahie de cresson. Qu’y voyait donc l’enfant que j’étais qui, aujourd’hui, à l’automne de sa vie, ne sait plus y repérer quelque signe que ce soit ? Parfois la mémoire est capricieuse qui n’en veut faire qu’à sa tête. Cet enfant d’autrefois, imaginait-il au moins le futur, cette promenade-ci qui, aujourd’hui, est pure joie ? Une manière d’écho relie-t-il le passé au présent ?

   Sur la droite, un champ tout en longueur. Il est semé d’une belle couleur parme, délicate, discrète, c’est tout juste si l’on en perçoit la vibration. Le lin des collines est au tout début de son fleurissement, il fait ses modestes vagues. Parfois des papillons viennent en butiner le suc puis repartent en un vol hésitant, saccadé, peu assuré de sa destination. Après un pont de pierres en dos d’âne, la belle maison d’hôtes de Marillac, si bien entretenue avec ses touffes d’orchidées, ses massifs de serpolet que commencent à visiter les abeilles. J’entends le bruit des conversations, des cris d’enfants traversent la nappe de l’air, mais ne vois personne, les promeneurs doivent marcher à flanc de colline sous le couvert des arbres. Tout ici revit sous l’aile du bonheur. C’est si rare cette empreinte légère, un genre de poudroiement qui touche les choses puis s’éloigne sans un bruit, suivi du sillage du silence.

   Je viens de franchir un second pont, oh un bien modeste, un tube de ciment posé à même la terre dans lequel glougloutent des milliers de gouttes si étincelantes, on les penserait de pur cristal. Dissimulées dans des tapis d’herbe verte, des grenouilles font entendre leurs étonnants coassements, un chant du corps si impérieux, on dirait presque un appel de détresse. L’amour a de si fabuleuses façons de s’exprimer ! Hormis ce sabbat, tout coule dans une harmonie immuable comme si l’éternité se donnait là, dans le luxe de l’immobilité. Maintenant le sentier serpente parmi les taches claires du calcaire, les ocelles de lumière au sol. Parfois un moineau sautille maladroitement au milieu des herbes, puis s’envole pour rejoindre une branche. Dans un bosquet proche, un pic-vert fait entendre son martèlement têtu. Y a-t-il parfois relâche chez ces beaux oiseaux au bec acéré, à l’œil vif, toujours en alerte ? Ils sont si obstinés, si sauvages, si prompts à détaler à la moindre alerte !

   Ici la terre est dure, semée de cailloux et de racines qui courent au sol, pareilles à des reptiles poudrés de blanc. Tout est sous le signe du minéral, de la glaise lourde dans les moindres creux où stagne un mince lac d’eau trouble. Ce pays est exigeant. Ce pays est infiniment beau au regard de cette nature pure, sans fioriture aucune, sans égard à quelque mode que ce soit. Aussi les Passants sont rares, sauf ceux qui vivent dans la simplicité et en apprécient le charme discret. C’est comme de cheminer sur une lande vierge de toute trace humaine. Seul le vent, seule la pluie, seul le soleil qui blanchit la cime des arbres, illumine le fond des grottes. Oui, elles sont nombreuses dans ce relief karstique sans concession et, parfois, traversant un boqueteau, sous les pas du Distrait, s’ouvre un cercle de belle taille, un majestueux orifice qui devient vite ombreux, là où le regard se perd. Alors il reste à explorer ou bien à poursuivre son chemin en évitant les ornières.

   Avant d’arriver au village, une prairie ondule parmi les avancées du plateau calcaire. Le vent fait bouger les herbes avec lenteur. C’est la fête des couleurs. Les vagues rouges des coquelicots oscillent au rythme des marguerites, leurs pétales blancs essaimant une douce neige que visitent guêpes et bourdons. Les boutons d’or font comme une pluie solaire variant avec la lumière, passant du paille lumineux à l’éclatant mimosa avec, parfois, des touches d’ambre plus soutenues. Et les hampes légères des sauges, leur douce clarté d’opaline, et les scabieuses ébouriffées à la teinte d’azur, électrique à midi, fumée le soir lorsque le crépuscule approche. Oui, c’est ceci, vivre dans l’instant, vivre le moment présent et le féconder du souvenir d’un temps identique, passé ou à venir. Subtil travail de la mémoire qui agrandit, démultiplie les sensations, merveilleux travail de l’imaginaire qui les fait se déplier au loin dans une sorte de lumineuse rêverie.

   Maintenant le bourg, aux maisons serrées, sur son ‘pech‘.  C’est une sorte de plateau ou de tabula rasa, le plus souvent coiffée de la végétation rare de chênes rabougris que, parfois, l’on nomme ‘demi-bonsais’. Je fais une pause sur un banc sis devant l’ancienne école. Celle où, enfant, je fis mes premiers pas de lecteur, de scripteur aussi avec l’inimitable plume Sergent-Major. Je l’entends encore gratter le papier, grincer parfois, une pluie de fines gouttelettes violettes essaimant la feuille quadrillée. Encore quelques pupitres de bois maculés d’encre, recouverts de poussière. Combien l’envie me prendrait de faire tourner la clé dans la serrure, d’inscrire à la craie sur le tableau vert : ‘Leçon de morale’ avec une belle image qui l’accompagnerait pour lui servir de commentaire. Combien j’aimerais m’asseoir sur le banc de bois dur et regarder, de toute l’ardeur dont est capable un cœur jeune, une ancienne Carte Vidal-Lablache avec ses belles couleurs franches : le vert cru pour les plaines, le beige pour les plateaux, le bistre pour les alpages, l’orange foncé pour les hautes montagnes. Quel voyage alors, dans l’immensité irréductible du jeune âge, duquel à franchement parler, l’on ne sort jamais.

   Voici, mon périple, mille fois accompli au cours de l’année, vient de connaître son terme. Là-bas, très loin, sur la route de la crête, des rubans de voitures s’étirent à l’infini avec leur bruit de chiffon mouillé, si bien que, peut-être, c’est l’imaginaire qui en a dressé la toile de fond afin de mieux donner sens à cette vie rustique, un brin bucolique, à cette vie des champs, des labours, des haies sauvages semées d’oiseaux, constellée de ‘cayrous’, ces tas de pierres délimitant les parcelles, qui sont l’identité du Causse, son originalité foncière, un tempérament farouche qui n’accepte nul partage, se revendique l’unique parmi la diversité. Il faut être né dans cette contrée ouverte aux vents d’hiver, disposée à la chaleur de l’été, les pierres craquent comme elles le font sous les assauts du gel à la froide saison. Il faut être né ici et l’aimer comme on aime une amante et la fêter chaque jour qui passe. J’ai regagné ma tour d’écriture. Je suis environné de livres et de pierres. Aucun bruit, sauf celui d’un chat en maraude, du coucou chantant longuement le retour de sa bien-aimée, du ruissellement du vent dans les feuilles d’un chêne. Oui, l’instant est précieux qui nous fait hommes le temps d’une émotion, d’un sentiment, d’un souvenir. Quelques histoires résonnent dans le corridor de la tête. Quelques histoires, ‘Trois p’tits tours et puis s’en vont…’

 

 

  

 

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15 mai 2020 5 15 /05 /mai /2020 13:30

   Mon Journal, « Equinoxe », m’avait demandé de me rendre en Sardaigne pour y réaliser un reportage sur la partie orientale de l’île où je devais me mettre en quête de cet habitat archaïque - beaucoup de maisons étaient en ruines -, qui attirait encore quelques touristes à la recherche d’authenticité. J’avais choisi, comme lieu de mon séjour, le village perché de Posada. De la tour qui le dominait on apercevait la dalle bleue, infinie de la mer, et en direction du nord, une double chaîne de montagnes, la plus rapprochée apparaissait dans de belles teintes parme, alors que, dans une manière d’écho, se donnaient à voir des cimes inclinant vers le gris que couronnaient les grappes blanches des nuages. Du balcon de mon hôtel la vue était admirable et j’aurais pu demeurer ainsi, de longues heures à contempler le paysage, dans une longue méditation. Seulement, je devais photographier, écrire, et le temps m’était compté car je devais regagner Paris dans quelques jours pour y clore un travail entrepris de longue date.

   Le lendemain de mon arrivée, levé tôt, après un rapide petit-déjeuner, je demandai à la réception où je pourrais bien trouver ces maisons typiques que je souhaitais archiver au plut tôt.

A ma question, une jeune femme, toute de noir vêtue, me répondit :

    « Sì, c'è la casa della pazza vicino alla laguna di Longu. »

   Je remerciai et acquiesçai d’une manière qui, sans doute, devait paraître bien étrange. Le peu de langue italienne qui me restait me permit de comprendre que la situation ne serait nullement simple. En effet, à l’annonce qui précisait : « Oui, il y a la maison de la folle près de la lagune de Longu », devait être attaché plus qu’un mystère. Je n’avais d’autre alternative que d’en venir à bout ! Du moins m’y employer aussi bien que je le pourrais.

   J’eus tôt fait de repérer cette fameuse Lagune dont, depuis la fenêtre de ma chambre, j’apercevais les eaux plombées, sorte de vert-de-gris qui contrastait avec l’étincellement de la Mer Tyrrhénienne toute proche. Tout au bord de cette mare triste, il y avait quelques baraques en planches, sans doute des abris de pêcheurs, quelques haies de roseaux et des oiseaux indéfinissables traversaient de leur vol hasardeux le ciel perlé d’une teinte dont nul n’aurait pu dire le signe, c’était un genre d’aube hivernale flottant au large d’un impensable horizon.

    Alors, me frayant un passage parmi les tiges de roseau, tâchant de passer inaperçu autant que faire se pouvait, il ne me fut guère difficile d’identifier « la casa della pazza vicino », elle était reconnaissable entre toutes. C’était une petite maison à un seul étage, toute crépie d’un enduit grossier couleur mastic. Au rez-de-chaussée une porte de bois foncé jouxtait une fenêtre de petite dimension, close elle aussi. Une curieuse échelle meunière, dressée contre le mur, permettait d’accéder à l’étage. Une porte d’entrée basse, sise sous un auvent. Puis une porte-fenêtre avec balcon de bois. Les ouvertures étaient peintes en un bleu métallique qui rehaussait l’impression bizarre de cette façade qui, pour autant, n’était nullement maussade, singulière seulement. Quelques vieux paniers traînaient sur le sol. Des bouquets de plantes sauvages ponctuaient, de leurs taches vert d’eau, la surface de ciment.

   Je fixai mon appareil photo sur un trépied. Je ménageai un étroit corridor parmi les roseaux. Ainsi pouvais-je voir sans être vu. J’étais, en quelque manière, un paparazzo involontaire mais il me fallait ramener quelque chose au Journal. Rentrer bredouille aurait simplement signifié me mettre en quête aussitôt d’un autre Hebdomadaire et j’avais déjà assez bourlingué pour ne pas être disposé à recommencer. Mon guet avait à peine duré une dizaine de minutes que la silhouette de « La folle » s’encadra dans l’espace de la porte du haut. Je n’avais d’autre moyen de la nommer. Je verrais plus tard. Autant que je pouvais en juger à distance, elle arborait une étrange chevelure rose, entre dragée et saumon. Son visage paraissait sans durée bien précise, si bien que je ne pouvais me décider à lui attribuer quelque âge que ce soit. Elle portait un sévère chandail noir moulant qui mettait en valeur un corps fin et sans doute nerveux. Une robe longue, couleur de terre, la drapait jusqu’aux pieds. Des bottines noires, lacées, terminaient son portrait.

   Pendant de longues minutes elle s’affaira ici et là, rangeant des paniers, balayant le sol à l’aide d’un balai rustique fait de brindilles végétales. Elle ne regardait ce qui était autour, semblant profondément perdue dans ses pensées, à tel point que je me posais la question de savoir si elle n’était, précisément, qu’une pensée incarnée, une façon d’étrange feu-follet girant autour de ses propres obsessions, sans doute d’angoisses qui l’envahissaient et la clouaient au mitan de son corps sans qu’elle ne pût rien contre cet état. Je dois avouer, j’ai toujours eu un faible pour les fous, quelle que soit la nature de leur folie, hystérique, compulsionnelle, parfois choisie, une immersion en soi afin d’échapper au jugement de la société, à sa férule le plus souvent sans pitié. Mais je ne pouvais demeurer indéfiniment dans cette posture de songe-creux et il me fallait voir les choses de bien plus près.

   M’armant d’une certaine témérité, je me résolus à quitter ma demeure de roseaux, à surgir en plein jour. Je ne savais nullement ce que me réserverait « La folle ». En réalité je ne risquai plus guère qu’elle. Elle devait se trouver à cent lieues du réel ! Je révisai rapidement mes notions de Latin moderne et vins à la rencontre de celle qu’on disait « possédée ». Je m’entendis prononcer, d’une voix mal assurée, cette phrase somme toute anodine : « Buongiorno. Posso fotografare la tua casa? ». Je m’attendais à ce que l’Interpellée prît la fuite, se barricadât dans sa maison et me laissât quelque peu désemparé sur le sol de terre battue. Sa réponse ne se fit guère attendre, qui me sidéra :

   « Bien sûr, vous pouvez photographier. Vous n’êtes pas le premier touriste à me poser cette question. Et je ne vois pas pour quelle raison je refuserai. De toute manière je me méfie toujours du principe de raison, préférant de beaucoup me fier à mon intuition. Or vous me paraissez honnête et doué des plus belles intentions.»

   Tout ceci énoncé clairement, sans aucun accent, avec une belle voix grave. Sans doute fumait-elle ? A peine avais-je formulé cette question intérieure qu’elle sortit une cigarette de son étui, l’alluma. De longs filets de fumée grise, couleur de lagune, s’élevaient en de floconneux tourbillons.

   « Mais, comment se fait-il que vous parliez français, c’est toujours si étrange de reconnaître, chez un autre, sa propre langue, lorsqu’on est loin de son pays ? »

   « Mais tout simplement parce que je suis Française ».

  Elle avait dit ceci avec un grand calme, à la manière d’une évidence qui n’appelait nulle réplique. Je demeurai étonné mais n’osais l’interroger plus avant. Devinant une sorte de désarroi dont j’étais l’objet, souhaitant en dissiper les effets, à ma grande surprise, elle ôta sa perruque rose. Elle avait des cheveux courts coupés à la garçonne, les beaux traits réguliers d’une femme mûre, sûre d’elle, à l’acmé de son âge en quelque sorte. Nul maquillage mais un genre de beauté sauvage, « lagunaire », pensé-je, naturelle. Tout ceci coïncidait si mal avec le portrait d’une folle que j’en venais à croire que les gens d’ici s’étaient trompés de destinataire, qu’il y avait eu confusion, mon italien était si approximatif.

   « Vous vivez ici depuis longtemps ? », m’entendis-je questionner.

   « Depuis toujours, si vous voulez. J’ai tellement d’affinités avec cette région sarde que j’aurais pu aussi bien y être née ! »

   « On m’avait dit, à la réception de l’hôtel, qu’une folle vivait ici. Voyez donc comme les gens sont médisants ! »

   « Oui, la Folle c’est moi. En ce moment précis, vous parlez à une folle ! »

   « Vous plaisantez, dis-je, vous paraissez si douée de raison, alors une Folle… »

   Elle me laissa à peine terminer ma phrase. Je la sentais impatiente de me donner quelques explications.

   « Asseyons-nous sur ce banc, si vous voulez, je vais vous raconter mon histoire. Oui, ici, j’ai hérité de plein de sobriquets amusants : « la ragazza pazza », « equivoco », « assente », « sfacciato », mais vous aurez traduit : « la folle », « la fuyante », « l'absente », « l'effrontée ».

   « Mais pour quelle raison méritiez-vous ces étranges nominations ? »

   « Eh bien je vais vous expliquer. »

   Sa voix était belle, chantante, modulée comme si elle avait conté une fable à un enfant. Sa parole s’enlaçait aux volutes de fumée. Elle était une germination infinie, une efflorescence. Je dois avouer que j’étais sous le charme.

   « Toute gamine, je venais ici en vacances avec mes parents. Je dois reconnaître, j’étais effrontée, un brin espiègle et pour tout dire provocante, mais pour autant bien acceptée. Les plus âgés me désignaient sous le terme de « piccolo demone », « petit démon », ce qui ne manquait de m’amuser et je crois même renforçait mon inclination à m’affirmer, à marcher en dehors des sentiers battus. »

   « Mais alors, hasardais-je, d’où est venu ce subit retournement ? Aviez-vous commis quelque péché motel ? »

   « Véniel, sûrement, mortel, aux yeux des natifs sardes, sans doute, oui. A l’âge de vingt ans, je m’étais éprise du fils d’un pêcheur, Giuliano, un beau garçon au teint halé, aux yeux bleus comme la mer, au torse athlétique tel Apollon. J’étais devenue follement amoureuse de cet éphèbe et, un beau jour, je l’avais « enlevé », il n’avait alors que seize ans et nous avions rejoint Paris comme des fugitifs, des parias en quelque sorte. Les parents de Giuliano avaient tenté de persuader leur fils de revenir au pays, mais il se plaisait en France, vivant de menus travaux, mon travail de photographe pourvoyait amplement à nos besoins. Notre vie commune, passionnée, libre, inventive, dura ce que durent les roses et, un jour, il nous fallut convenir que nos destins se sépareraient, qu’en commun il ne nous restait plus que les criques solaires de la Sardaigne d’autrefois, là où notre rencontre avait été le prétexte à prolonger nos plaisirs au-delà d’un rapide été. Giuliano resta à Paris, je lui avais trouvé un emploi dans une imprimerie. En ce qui me concerne, je devais m’exiler. »

   Me narrant ceci, elle ne paraissait ni nostalgique, ni soucieuse, seulement assurée de son ancien amour, de la beauté sur lequel il reposa durant plusieurs années et elle semblait avoir pris acte de la fuite des choses, d’un écoulement du temps contre lequel nul ne pouvait rien, sinon l’accepter avec fatalité ou bonheur, c’était selon.

   Elle reprit son récit. Le soleil montait lentement dans le ciel. Nous fumions de concert. La mer, au loin, était un scintillement de verre pilé. Quelques embarcations aux étraves bleues, flottaient, des hommes relevant leurs filets de pêche dans un ruissellement de gouttes.

   « J’ai décidé de revenir vivre ici. L’Agence de Presse pour laquelle je travaillais m’avait envoyée en Sardaigne pour y réaliser un long reportage sur les coutumes et légendes qui sont légion ici. J’avais loué, pour plusieurs mois, la maison devant laquelle nous nous trouvons, puis l’avais achetée par la suite. En réalité, j’aurais pu vivre n’importe où dans le vaste monde puisque j’envoyais mes rouleaux de pellicule par la poste, le reste du travail s’effectuait en laboratoire à Paris. Mon retour ici ne s’était guère déroulé sous les meilleurs auspices. On m’en voulait d’avoir « enlevé » Giuliano, puis de l’avoir « répudié ». C’était ici la croyance tenace en cette image d’Epinal. Que voulez-vous, on ne peut en vouloir aux autochtones, leur mémoire est tissée de croyances et de superstitions auxquelles ils ne pourraient se soustraire qu’au prix de n’être plus eux-mêmes ! »

   Je dois avouer que je découvrais tout un pan de modes de pensées archaïques dont j’ignorais seulement qu’ils pouvaient exister. J’étais comme fasciné par cette histoire tellement elle était romanesque, tout droit sortie d’une imagination féconde.

   « Petit à petit les choses se sont gâtées et je crois bien que les parents de Giuliano avaient en quelque sorte ourdi un complot à mon encontre. Je pensais alors à cette curieuse survivance de la « vendetta », cette sourde vengeance soudée au corps et à l’esprit, qui devient le lieu d’une terrible obsession. Il n’était pas rare que, me levant le matin, je ne découvrisse, clouée contre mon volet, le corps à demi décomposé d’une chauve-souris ou bien, dessinée à gros traits à la peinture, la silhouette de deux couteaux croisés à la lame généreuse, elle aurait pu trancher la carotide à seulement s’appuyer dessus ! »

   « Mais comment avez-vous fait pour résister à ces comportements ? Ils devaient vous atteindre dans votre chair même ? »

   « J’ai voulu résister, ne nullement donner blanc-seing à de tels actes qui signent le manque de savoir, de recul par rapport aux événements, parfois une noirceur d’âme qui serait à jamais fixée, indéracinable en quelque sorte. Ce sont les personnes les plus âgées qui m’ont le plus attaquée, les jeunes sont bien plus insouciants, leur jugements libres vis à vis des relations dans le couple. J’en étais arrivée à être en fuite de tout et de moi-même. Je fuyais les gens. Je fuyais les rues. Je fuyais la mer et le vol des oiseaux. C’est alors que j’ai décidé de porter cette étrange perruque rose, de ne plus sortir que la nuit, à la chute du crépuscule, aux premières lueurs de l’aube. »

   « Mais comment avez-vous donc fait pour ne pas devenir folle, ne pas jeter votre gourme et errer, solitaire parmi la garrigue fouettée de vent ? Quelle belle résilience, tout de même ! »

   « J’ai résisté comme je vous disais. Puis une idée m’est venue. Plutôt que de fuir, il me fallait assumer. J’ai décidé d’aller frapper aux portes de ceux qui étaient les plus véhéments. Au début ils ne les entrouvraient qu’avec mauvaise grâce, un brin hostiles. Je leur ai proposé de réaliser leurs portraits en noir et blanc. Ils étaient si beaux avec leurs faces ridées, leurs yeux gris enfoncés dans leurs orbites, leur air farouche d’oiseaux de proie. Quelques uns ont accepté d’abord, sans doute surpris d’eux-mêmes et flattés de poser pour la photo. Les premiers clichés, les gens ont accepté de les clouer sur leurs portes. Les autochtones étaient curieux et, paraît-il un brin jaloux de n’avoir pas été choisis. Puis la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Il y aurait bientôt une exposition des portraits dans le corridor d’entrée de la mairie. Les plus récalcitrants ont fait acte de candidature. Maintenant j’avais renversé la situation en ma faveur. Les plus malicieux m’appelaient encore « pazza vicino », mais sur le mode humoristique, sinon taquin. Alors, sans doute, vous demanderez-vous pourquoi, ce matin même, j’étais encore affublée de cette stupide perruque rose ? Mais seulement parce que j’étais en fuite de celle que j’avais été, je voulais lui faire un pied de nez. Je l’offrirai à une adolescente d’ici, elles aiment toutes se grimer, se donner mauvais genre le temps d’un carnaval, d’une soirée noyée dans les vapeurs de l’alcool… »

   Ces derniers mots, Emilie - elle m’avait révélé son prénom -, les avait prononcés sur le mode de la nostalgie ou bien du regret. Que regrettait-elle ? Sa vie de jeune fille ? Le rapt de Giuliano ? Sa vie de Folle ? Les âmes sont si complexes qui dérivent sous des eaux multiples, ici au bord de la lagune, sous le soleil ardent du Sud. Tout est toujours en fuite de soi, qui jamais ne revient. J’ai pris quelques photos de la maison. J’ai salué Emilie chaleureusement. Je suis rentré à l’hôtel. La réceptionniste m’a longuement interrogé du regard. Sans doute cherchait-elle sur mon visage à surprendre la trace de la Fugitive !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 mai 2020 5 15 /05 /mai /2020 08:07
Le rouge en toi, cette folie

 Peinture : Barbara Kroll

 

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   Le rouge en toi, cette folie. Pourquoi cette couleur et nullement une autre ? Avais-tu au moins une explication, une justification, une mesure rationnelle qui la posât comme essentielle ? A peine t’avais-je connue et déjà je savais ta brune affiliation à cette teinte qui paraissait te brûler de l’intérieur à la façon d’un feu muet. Avais-tu connu le rouge, autrement dit la fureur de la sensation dès ta plus tendre enfance ? Quelque Chaperon Rouge libidineux hantait-il ton imaginaire, immédiate identification, le Loup te poursuivant de ses sauvages assiduités ? Avais-tu, en ton adolescence que je pensais éruptive, été possédée par un Amant roux, cette déclinaison du rouge inclinant vers la densité de la rouille ? Donc une possible dégradation, une perte. Il y avait une telle confusion - peut-être, mieux, une fusion -, qui te prédestinait à vivre sous la bannière de cette vive tonalité autour de laquelle tu semblais t’être constituée, corps et âme en leur entièreté.

   L’aube, avec ses franges bleues, te lassait, elle était par trop boréale, frappée au coin de la froidure, couchée sous l’épaisseur des moraines et le morne vitrail de la gelée. Le zénith, s’il te chauffait à cœur, ne suffisait à te combler, sa clarté était trop blanche qui, sans doute, effaçait les images désirantes qui hantaient ton inconscient, manière de hallebardes fichées au centre violenté de ta chair. Seul le crépuscule semblait convenir à ta fantasque nature. Longtemps tu demeurais sur le bord de qui tu étais à fixer ces horizons incendiés. Quel langage parlaient-ils donc que nul ne pouvait comprendre, sauf toi, genre de Walkyrie excitant les valeureux guerriers, faisant, avec eux, libation de vin et d’hydromel tout en haut du plus étrange Walhalla ? Etais-tu cette Déesse innommée qui habitait quelque feu céleste, ne destinant aux hommes que sa rubescente volonté sous les coups de laquelle ils ne pouvaient que périr ? En tout cas, te décrire d’emblée n’aurait pu s’accomplir qu’au risque de ne dresser de toi qu’une risible caricature.

   Alors, plutôt que de dessiner ton réel, je m’amusais à croiser les fils d’un tapis, à tisser d’écarlates écheveaux au travers desquels, quiconque t’aurait croisée, t’aurait reconnue parmi des milliers d’autres présences. Je m’imaginais tisserand dans quelque sombre atelier ou bien, peut-être, genre de Pénélope défaisant la nuit ce qu’elle avait confectionné le jour, car il fallait différer, autant que faire se pouvait, la parution d’une image définitive de l’être mystérieux que tu dérobais à tout regard qui se serait fait trop curieux, trop inquisiteur. Peut-être n’étais-tu qu’une flamme, qu’une longue combustion dont nul ne pouvait apercevoir la fin ?

   Je te brodais donc de fils nacarat lorsque le velours de tes sentiments brillait avec douceur comme dans la lampe magique d’un oriental Aladin. Je te brodais corail, légère insistance, naissance d’un originel désir, juste un affleurement à la face des choses. Je te teintais d’une alizarine plus soutenue et c’était déjà jaillissement d’étincelle, gerbe d’escarbilles et l’embrasement n’était pas loin qui faisait son souffle de forge. Je te confectionnais dans une trame amarante et tu étais soudain perdue à la vie, promise à une mort immédiate, crucifiée à la hauteur de ton tyrannique désir.

   Oui, j’ai bien des prétextes qui me poussent à utiliser le qualificatif « tyrannique » pour la seule et unique raison que ton désir n’était que soif de toi, que ton ivresse s’immolait à sa propre source, que ta jouissance ne trouvait d’écho qu’à sa propre manifestation. Etais-tu l’orgueil personnifié ? Etait-ce la luxure qui couvait sous la cendre et, jamais, ne se dévoilait ? Il m’était bien difficile d’en décider au simple motif qu’un être passionné à l’extrême ne saurait recevoir de certitude d’une raison établie en ses fermes fondements. Sais-tu, parfois, me chauffant devant le feu de cheminée, alors que les bourrasques de vent sillonnaient le Causse de longues zébrures blanches, je me demandais si tu n’étais un génie tout droit sorti de mes itératives élucubrations. C’était un peu comme si, mêlant les flux de nos désirs réciproques, tous les deux ne fussions nés que de ce brumeux hasard que l’on nomme destin et qui se joue de nous en nous faisant croire que nous existons réellement.

   Il ne sera certes pas difficile de nous accorder sur nos êtres de peu et de rien, la vacuité est telle dès que l’on se penche sur le berceau des questions essentielles. Laisse-moi te dire, cependant, telle que je te vois, tremblante esquisse dans le portique de mes songes. Tout en haut de ces derniers, ces simples filatures de vent, hissées au-dessus de ta tête, pareilles à des plumes ébouriffées, quelques traits de sanguine s’égayant dans le gris de l’éther. Serait-ce l’effusion de ton mental  ou bien les flammes du Saint-Esprit venant visiter ta mystique figure ? Telle est ton étrangeté qu’elle nous fait dériver vers de flottantes pensées, si ce n’est sombrer dans un délire de hauts fonds. Et que dire de ton visage sinon le tracer de quelques rapides traits, de le presque dissimuler sous l’eau de quelque lavis, de l’annuler à la mesure de biffures qui semblent le reconduire dans le domaine indescriptible du néant ? Le haut de ton corps est translucide, un seul et unique champ de neige blanche où quiconque se perdrait si l’idée lui venait de s’aventurer en ces mornes solitudes. Tes jambes, une longue fuite de toi vers un sol que tutoie un escarpin noir, un seul, comme si ta venue au monde ne se disait que dans la prudence, dans l’effleurement, dans l’inconsistance en quelque manière.

   Mais le royaume des royaumes, mais la source incandescente qui te fait être : cette balafre entre groseille et cerise, cette faille empourprée qui signe ton mortel désir. Combien est curieuse cette esquisse de toi ! Combien est dérangeante, pour de fragiles natures, pour des âmes confites en dévotion, pour des prestidigitateurs de morale et des enlumineurs  de somptueuses éthiques, cette plaie béante qui offre ton sexe à l’acte sacrificiel. Car c’est bien de ceci dont il est ici question : de sacrifice ? Un sacrifice est toujours destiné à un Dieu, à une Déesse, à des fins de conciliation de la divinité. Mais qui vises-tu donc toi, qui ne serait nullement toi ?

   En réalité cette longue zébrure rouge qui semble ton prédicat le plus apparent, ne peut se lire qu’en tant que geste sacrificiel au terme duquel, terrible Walkyrie, tu anéantis sur l’autel du plaisir et de ta propre jouissance tous les valeureux guerriers que, par ton vol erratique et tes cris sauvages, tu ne destines nullement à la guerre, seulement à ta propre gloire, à ton rayonnement incandescent, à la sustentation de ton être qui ne semble pouvoir que se repaître de la chair mortifiée des autres. Cependant, Walkyrie, nous les guerriers ordinaires, les soldats libidineux, les centurions uniquement bardés de chair, non de métal, c’est TOI que nous voulons honorer, c’est là en ton centre rubescent que nous voulons nous immoler jusqu’à ce que mort s’ensuive. Notre origine aura été notre perte. Il n’y a guère d’autre vérité à annoncer sur cette Terre coloriée en bleu à la seule fin de cacher des rivières de sang. Oui, des rivières de sang !

 

 

 

 

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13 mai 2020 3 13 /05 /mai /2020 13:51
L’instant du regard

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

C’est troublant, vois-tu,

de vivre dans l’instant

et d’y demeurer.

Il y a comme une perte,

comme un deuil.

Soudain on est privé de passé.

Soudain le futur rougeoie,

loin là-bas dans une manière de braise éteinte.

Que demeure-t-il alors

que nous pouvons porter à notre crédit ?

Une fugitive impression ?

Le passage gris d’un oiseau dans le ciel ?

Un bruit de source claire à l’abri des rameaux ?

 

Oui, l’instant brille.

Oui l’instant étincelle,

fait ses feux de Bengale

et il s’en faudrait de peu

que nos yeux ne s’éteignent

à trop vouloir fixer l’à peine durée

dans un pli de la mémoire.

Esseulement de l’être lorsque,

confronté à son étrange présence,

il ne perçoit plus qu’une fuite longue

et le sablier fait couler ses larmes de silice

sans se soucier de nous.

 Nous sommes si peu pour lui.

Il est si précieux pour nous.

 

Depuis le clair rectangle de ma fenêtre,

je t’aperçois, Voyageuse de nulle part.

Tu es si fragile dans le jour qui vient.

Un simple souffle

sur l’éclat blanc d’une grève.

Avec un mince effort,

je pourrais t’imaginer te fondant

dans d’illisibles flots, manière d’Ophélie,

éternelle fiancée de l’onde,

goutte d’eau parmi le peuple des gouttes.

 

Cette réalité, mais est-elle vraiment,

 la brume est si dense qui voile nos yeux ?

 Cette réalité te fixe là,

dans l’irrémédiable de l’instant,

dans cette pointe de cristal

qui vibre de mille bruits

que nul n’entend si ce n’est le Poète

en sa sublime méditation.

 

Tu es cette Silhouette, cette Forme

 tout juste arrivée

aux confins de sa parution.

Nul ne te verrait

qui n’aurait été entraîné

au jeu de la lucidité,

elle qui voit tout, qui interroge tout.

Tu es identique à un mot

 que dissimulerait la futaie d’une phrase.

 Un mot inaperçu, vois-tu,

 car si peu nous comptons aux yeux des autres,

si fort aux nôtres qui, toujours,

sont abusés de trop de complaisance.

Serions-nous une étoile perdue

dans l’encre du firmament ?

Une rapide comète dont nul n’apercevrait

la gerbe de lumière ?

Ou bien cette Lune pâle, grosse d’elle-même,

ce fanal pour âmes mélancoliques ?

Un genre de signe poudré de blanc

se dissolvant à même la Voie Lactée, notre mère ?

 

Mais il faut que je porte ma parole à un étiage,

sinon jamais tu n’apparaîtras

sur la page vierge qu’à la façon d’un feu-follet

que le vent aurait repris dans ses invisibles filets.

Chaque mot que je prononcerai,

 dans l’instant de sa profération,

ce sera un peu de toi qui prendra forme,

grise concrétion à la lisière du monde.

 

Le ciel est haut, libre, tissé d’immensité.

Une mer de nuages gris-blancs

y dérive lentement avec la même grâce

que met une fille songeuse à se dévêtir,

à livrer son corps nu à l’espace ébloui.

Combien ce ciel est lent,

combien il est long

en son essai de dire l’éternité !

Combien tu es menue,

 toi, la Passagère clandestine

d’un temps qui s’effiloche

et ne dit jamais le chiffre

de son immarcessible présence !

On croit le connaître, le temps,

on le pense familier,

mais il est toujours en fuite de lui-même,

de nous aussi qui demeurons orphelins

et nos mains sont vides qui balaient tristement

les feuillaisons de l’air.

 

« Eternel retour du même »,

 proclamait le Philosophe,

oui mais l’enfant prodigue ne ramène rien

 que sa propre solitude

et l’envie de partir à nouveau

afin de combler sa peine

de la joie d’un vain nomadisme.

L’horizon est bas, très bas

 et il s’en faudrait de peu

 que la terre ne se mêle

aux turbulences de l’éther,

en devienne un simple district

aux contours flous,

une manière d’intraçable frontière.

 

Derrière toi, paraissant chevelure hirsute,

un taillis semé de noir dérive infiniment

sans connaître le motif de cette course innommée.

Devant toi, mais à distance,

les ramures grises d’un grand arbre griffent le ciel,

y tracent de fins rhizomes.

On dirait une généalogie,

une métaphore du temps et ses racines blanches

qui fouillent le sol en deviennent presque perceptibles.

La lucidité creuse, fore le sol,

en extrait l’essence dissimulée.

A la limite du paysage,

une masure de pierres grossières à demi démolie,

le lierre court entre ses fissures,

des ronces grillagent ses fenêtres.

Tu ne te sais nullement contemplée

mais peut-être en as-tu la possible intuition,

tellement de choses sont secrètes

qui existent mais se drapent dans un pur mystère.

Toi l’Etrangère qui foules les pierres de calcaire,

qui marches sur les tiges sèches du chaume,

sache donc qu’en l’instant qui est le mien,

qui est aussi le tien,

 je ne m’affaire qu’à t’archiver

dans les feuillets du souvenir.

 Il sera si réconfortant,

en ces journées d’hiver

 qui ne semblent n’avoir de début ni de fin,

de me livrer au jeu infiniment renouvelé

des réminiscences.

Ainsi mon instant d’alors

sera armorié d’une possible joie,

t’amener à nouveau dans la présence,

y creuser un abri à ta dimension,

il sera le nôtre,

le témoin que rien jamais

ne peut disparaître ou s’oublier.

Pour ceci demeure en toi,

dans ce feu du jour,

 que le temps soit

notre commune mesure !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 mai 2020 1 11 /05 /mai /2020 12:46
Au large de nos êtres

Source : Visit Sweden

 

***

 

 

 

                                                           Lundi 11 Mai

 

                                                  

                            Très chère Lointaine,

 

   Voici de longs jours que n’ai plus de tes nouvelles. En ces temps de morne existence les liaisons, parfois, paraissent rompues. C’est tout de même affligeant cette mise en sommeil du monde, ce monde mis en échec par cet ennemi invisible qui frappe au hasard et fait feu de tout bois. Je t’écris toujours depuis ma tour qui s’ouvre sur le large plateau du Causse. Les chênes, maintenant ont verdi et c’est un genre de marée couleur d’amande, de sauge plus sombre, parfois jusqu’au soutenu de la malachite avec, ici et là, la tache claire du calcaire qui essaime le sol. L’univers entier est confiné et je le suis, sauf que cette condition m’est habituelle, enfermé du matin au soir parmi le peuple de mes livres familiers et des feuilles blanches que je remplis sans relâche de signes minuscules. « Servitude volontaire » pour faire un clin d’œil à La Boétie.

   Tu sais, je n’ai guère à aller loin pour être au milieu d’une généreuse nature et Mai se pare de haies blanchies de fleurs, de chants d’oiseaux qui se répercutent de colline en colline. Je n’ai même pas à émarger de formulaire pour m’autoriser à sortir. Qui d’ailleurs pourrais-je rencontrer, il n’y a âme qui vive des lieues à la ronde ? Sans doute, chère Sol, t’étonneras-tu de cette existence quasi monacale mais il en est ainsi depuis de si longues années et les jours passent avec leur refrain léger sans même que mon esprit n’en soit alerté. Je ne rame jamais à contre-courant, si bien que l’aval du fleuve m’attire, m’appelle à lui et que je découvre l’estuaire ne me souvenant plus alors de la source qui lui donna acte et l’accomplit tout au long de son sinueux parcours.

   J’ai toujours été un être des marges, un passant des lisières, un rêveur cherchant le discret clair-obscur des clairières. Sans doute penseras-tu que, d’avance, ma vie était tracée, que mes pieds ne chercheraient jamais que l’empreinte des ornières du destin et, sans doute, auras-tu raison. Vois-tu, rien ne sert de s’insurger contre la pente déclive de son sort. Quand bien même l’aurais-je fait, mon trajet en eût-il été modifié, mon ton fondamental altéré, la climatique qui me visite marquée de signes différents ? Non, je crois à une certaine permanence des choses, à des décisions qui se donnent comme immuables, à des cheminements que nous ne pouvons nullement infléchir d’une manière ou d’une autre. Pessimisme, scepticisme, inclination à ne voir que la cendre et la suie alors que le ciel est solaire, que l’horizon s’ouvre là-bas au loin sur le gonflement de quelque plénitude ? Vraisemblablement porté-je en moi ces affinités avec le sombre, parfois la contemplation songeuse, la méditation longue, ininterrompue, des interrogations qui touchent l’humain et, souvent, le désespèrent.

   Oui, Solveig, je te l’avoue, je suis un être au large de moi-même avec nulle possibilité de rejoindre cette unité qui partout vole en éclats : une mauvaise nouvelle, un temps de neige, le vol en V des oies sauvages dans le ciel hivernal, ce chapitre écrit mais insuffisamment maîtrisé à mon goût. Sais-tu, toujours il manque une pièce au puzzle, toujours une faille qui lézarde le sol, toujours un mot qui ne trouve sa place et erre indéfiniment, sans possibilité aucune de trouver son assise. Alors le jour est long, alors le mot fait son lancinant bruit d’insecte, son grésillement continu et c’est comme d’être derrière la lame d’une vitre, de ne pouvoir saisir ce livre qui chante et désespère de ne pouvoir jamais être lu. « Désespère », oui, car tu le sais aussi bien que moi, les objets ont une âme, ce que voient tous les Eveillés, qu’ignorent tous les Dormeurs qui ne sont en voyage que pour eux-mêmes !

   Mais je n’ai parlé que de moi, je n’ai fait que dresser ma statue, oubliant la tienne dans la pénombre, ne lui donnant nulle clarté. A défaut de parler de toi, de moi, je ne parlerai que de nous, cet étrange personnage qui est bien plus que nos deux identités assemblées. Jeunes, nous nous sommes connus et aimés l’espace d’un été. Encore en moi, il vibre pareil à une flamme qui ne veut nullement s’éteindre. L’espace d’une lumière boréale haut levée dans le ciel, puis plus rien, si, quelques lettres puisque, depuis lors, notre correspondance ne s’est jamais arrêtée, marquant de longues poses parfois, mais toujours une manière d’eau de ruissellement qui n’attendait que la branche qui en immobiliserait le cours et donnerait naissance à un lac lumineux aux eaux profondes. Oui, tu connais mon goût des métaphores, sans doute le travers de quelqu’un qui ne vit que d’écriture.

   Notre « amour », mais peut-on nommer ainsi une « toquade » de jeunesse, le fleurissement soudain d’une passion, puis la terre jonchée de feuilles mortes et presque plus de trace de ce qui a eu lieu et se dissémine parmi les turbulences de l’air ? Certes nous aurions pu réaliser notre oubli réciproque mais je présume que des affinités réelles avaient tissé entre nous les liens ineffaçables de ce qui deviendrait une amitié au long cours. Parfois, dans le silence de mon Causse, cette terre bénie entre toutes, marchant entre deux écritures, il me plaît de rêver, de poser des questions sans raison, un peu à la volée, comme l’enfant lâche son cerf-volant au gré des courants aériens. L’un d’entre eux le reprendra qui le conduira là où jamais il ne pensait aller.

   Des questions : pourquoi donc nos corps sont-ils devenus étrangers, non seulement séparés par une longue distance, mais désertés des belles pulsations de l’amour ? Pourquoi ne voyons-nous plus ensemble la belle lumière de ces aurores boréales qui, un soir, furent le lieu d’un commun ravissement ? Pourquoi ne puis-je encore éprouver la soie de ta peau, plonger dans l’eau de tes yeux, ils sont couleur noisette si ma mémoire est exacte ? Pourquoi ne viens-tu me rejoindre, ici, nous pourrions faire de longues promenades et nous raconter, l’un l’autre, comme des gamins qui se retrouvent et sont éblouis de se reconnaître ? Pourquoi ne puis-je lire à haute voix, pour toi, le dernier chapitre que j’ai écrit, peut-être y discernerais-tu des accents familiers, y reconnaitrais-tu des paysages du côté de Mariestad, avec son lac immense aux couleurs de plomb, sa ligne d’horizon si basse, le tremblement de ses bouleaux argentés sur la rive esseulée ? Pourquoi ne puis-je, un matin à ton réveil, venir t’offrir ces délicieux gâteaux aux amandes qu’on nomme « Toscatårta », tu en raffolais, je me souviens.

   Pourquoi tant de pourquoi ? Est-ce le temps, sa perte qui s’y inscrit à la façon d’un impossible ressourcement ? Est-ce le sentiment d’amour qui, lentement s’effrite ? Est-ce la nostalgie qui recouvre l’âme d’une taie invisible d’ennui ? Est-ce l’espace qui s’est agrandi, qui te trouve toujours plus lointaine, plus évanescente, plus irréelle comme si tu n’avais jamais existé ? Rassure-moi, Solveig, tu es bien la même que celle que j’ai connue dans un temps qui n’est plus ? Ton sourire en moi fait ses flux et ses reflux, pareil à de légers et fascinants nuages qui voguent au plus haut du ciel.

 

   Demeure en toi, fidèle à qui tu es, je demeurerai en moi aussi longtemps que je le pourrai, identique à qui j’ai été. La réminiscence est le seul fil qui nous relie. Belle est la mémoire à ceux qui la célèbrent avec justesse. 

                                                                            

                                                         Celui qui s’abreuve à l’eau du souvenir.

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 08:08
Temps immobile.

Soleil Couchant sur l'étang

de Peyriac de mer.

Photographie : François Jorge.

 

 

 

 

   Réalité réifiée.

 

   Il est bien difficile de se détacher de la réalité en son évidente objectalité pour l’amener à poétiser, c'est-à-dire à spiritualiser ce qui, par essence, est de nature terrestre. Toujours nous voulons toucher du bout de nos doigts impatients la corolle de la fleur poudrée de pollen. Toujours nous voulons entendre le bruit concret si près du pavillon de notre oreille, goûter l’acide ou le sucré au creux du palais, éprouver le rugueux de la feuille sur le fragile épiderme, voir au bout de nos yeux ce qui vibre et s’affirme en tant que soi dans son incontournable présence. Nous avons besoin que les choses témoignent à notre endroit de leur surgissement, ce dont nos sens avides prennent acte en les immergeant sans délai dans la cornue de la conscience. Il faut métaboliser avec hâte, ne pas demeurer les mains vides à subir la vrille du cruel dénuement.

 

   Réalité sublimée.

 

   D’une réalité réifiée, cristallisée, qui s’arrête à la matière en son irréductible présence (ce ciel, cette masse d’eau, ce nuage qui fait son voile) à une réalité sublimée, quintessenciée s’étend le champ libre de toute poésie, laquelle n’est jamais qu’une efflorescence du monde, un dépouillement jusqu’à l’abstraction, un effacement à la limite d’une dissolution, d’un évanouissement. Telle une plante qu’on soumet au feu de l’alambic, dont il ne reste, à la fin du processus, que cette huile essentielle qui est l’ultime degré de son être-vrai. Car il est nécessaire de détacher du végétal tout ce qui peut être inutile scorie pour en connaître son ineffable nature. Humer une essence est respirer l’être-même de la chose.

   Mais que nous présente donc cette image qui la reconduit dans l’orbe de l’immédiat connaissable sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours, à son sujet, au bavardage d’une fable ? Ce qui se présente à nous comme substance du visible est cette dimension originaire derrière laquelle plus rien ne pourrait être proféré sinon le néant. Image à la limite, image en sustentation. Comme suspendue dans un méso-espace qui ne serait qu’éternel flottement, donc à proprement parler insaisissable par une décision manuelle, seulement par l’acte d’une visée intentionnelle de la conscience. Là seulement est le sens plein d’où découlent tous les autres sens subsidiaires.

 

   Du-dedans de l’image.

 

   Donc allons, de concert avec la photographie, en son lexique essentiel. Le ciel est de cuivre et de vermeil avec un air tellement lissé qu’il pourrait aussi bien ne plus exister. D’ailleurs nous n’en sentons même plus la brise légère faire lever sur notre peau les picots du frisson. C’est à peine une caresse indicible, une parole silencieuse près d’une mutité. Cela n’a pas besoin de beaucoup de mots pour couler ainsi dans l’éther, lame mince pareille à une calcite colorée. Lumière si douce qu’elle ne peut naître que d’elle-même, sourdre d’illisibles plis, se renouveler dans le creuset de son propre secret. Et ce liseré qui court d’un horizon à l’autre, on dirait une discrète ligne de crête, un genre de chemin qui tracerait sa voie entre deux territoires homologues, médiateur d’une même teinte qui dit l’unité, la nécessaire harmonie, la fugue plutôt que la bruyante symphonie. On n’y peut aucunement deviner les indices d’une activité humaine tellement tout y est fondu en une osmose fondatrice d’un juste équilibre, comme si, de toute éternité, cet équateur n’avait existé qu’à assembler les deux parties indivisible d’une heureuse mappemonde. Pôle d’équilibre bien plus que frontière ou trait de démarcation. Du reste, elle se fait si discrète qu’on pourrait l’ôter par un geste mental sans que l’économie de l’image ait à en souffrir en quelque manière. Et cette longue nappe d’eau qui glisse infiniment immobile, sorte de coefficient d’éternité qui serait parvenu au dire parfait du mot unique. « Beauté » par exemple. Ou bien « silence ». Ou bien encore « plénitude ». Ou encore « sérénité ».

 

   Seulement à méditer.

 

   Mais ici il faut suspendre la litanie sous peine d’introduire dans la représentation l’anecdote dont nous voulons à tout prix l’exonérer. Et ces silhouettes d’oiseaux dont on suppute qu’ils sont des flamants roses, mais ils pourraient aussi bien être d’autres migrateurs posés sur le miroir de l’eau que rien ne changerait la qualité de notre perception. Combien cette scène est calme, se suffisant à elle-même dans une autarcie joyeuse, genre de monade picturale s’abreuvant à son inépuisable source. Inépuisable, oui. Aucun Observateur n’en aurait-il la vision que ce thème simple pourrait traverser les âges et les âges sans prendre une seule ride. Et un Voyeur se posterait-il au coin du paysage symbolique qu’il pourrait demeurer là une éternité, non à regarder vraiment, seulement à méditer, à contempler longuement sans que son corps ait bien conscience de sa propre posture. Profonde intériorité communiquant avec l’intériorité d’une Nature intacte, pacifiée, loin de la haine des hommes, de leur cupidité, de leurs vains mouvements, de leurs interminables allées et venues sur les chemins du monde, à la recherche de la moindre bribe à thésauriser. Oui, combien, ici, est loin le temps infiniment mobile, pressé, inquiet des Coureurs d’impossible, des Aventuriers d’illusoires possessions. Le seul capital vraiment précieux dont l’homme dispose est entièrement contenu en lui, en ses propres frontières. L’en-dehors n’est que duperie et poudre aux yeux. Sauf l’Ami rare. Sauf l’Aimée, unique. Le reste : apparences, mirages, errances infinies sur une boule qui ne tourne qu’à s’enivrer de sa propre giration.

 

   Joie d’être parmi le monde.

 

   Ce qui nous invite à faire halte longuement auprès de cette image est entièrement contenu dans la puissante sémantique d’un seul mot : UNITE. Ce qui veut dire que l’habituel divers, l’éparpillement, le multiple qui nous étreignent de leurs milliers de tentacules ont, pour un temps, relâché leur étreinte, nous installant dans une sublime réalité. Tout est beauté dès l’instant où les conflits se sont apaisés, les tensions résolues, les contraires ramenés à une simple et naturelle convergence. Car tout ce qui existe conflue et joue sa partition en mode simple. C’est nous, hommes de peu de jugeote, qui scindons ce qui se présente à nous et en isolons les parties selon des catégories logiques. Mais rien n’est plus libre, spontané, allant de soi que le paysage. Rien n’y est prémédité, organisé, mis en équation ou en concepts. Une simple fluence dont l’inaltérable cours, comme celui d’une rivière, descend vers l’estuaire selon la pente déclive qui l’emmène sans calcul. Joie d’être parmi le monde avec la même naïveté que met le jeune enfant à confier ses pas au premier chemin qui veut bien l’accueillir.

 

   Cette étonnante fusion.

 

   Du ciel à la ligne de terre, au rythme immobile des oiseaux, à l’eau qui les supporte une seule et même envie d’être dans une manière d’évidence. Rien ne se déduit de rien. Il n’y a ni enchaînement de causes et d’effets, ni mises en abyme qui révéleraient une possible réverbération dans une autre réalité, ni inféodation à quelque principe de raison ou même de plaisir. Ici la félicité rayonne d’elle-même, elle est auto-productrice, autoréférentielle, elle n’a cure ni de ce qui se tient à proximité, ni de ce qui se dit ou se fomente ailleurs. C’est comme d’être au centre d’une spirale avec l’intensification d’un sens à mesure qu’il progresse vers le point focal qui en est l’élément constitutif. C’est comme d’être saisi d’une intuition, soudain, et la lumière de l’entendement jaillit qui était celée sur son secret. Entre les protagonistes de l’image, fussent-ils éléments naturels, élaborations des hommes, manifestation animale c’est, au sens propre, d’amour dont il s’agit, soit d’une inexplicable attirance, de la naissance d’irrépressibles affinités, de l’ourdissage de liens par lesquels adviendra un tissage, un croisement de fils de chaîne et de fils de trame. Il n’y a rien d’autre à comprendre que cela : cette étonnante fusion qui n’a même pas besoin de dire son nom puisqu’un sentiment n’a nul lexique, sauf le sien propre qui est indicible.

 

   De l’image au haïku : temps immobile, infiniment.

 

   Mais déjà, c’est trop dire que dire ceci. Seul le silence ou bien l’inimitable haïku dans son économie esthétique ou bien le poème dont les mots sont des images. Comprendre est relier, trouver les points d’attache, saisir les confluences, débusquer les analogies constitutives. Comment donc mieux conclure qu’en reportant cette subtile représentation d’un monde à ses équivalents se levant à même la parole poétique ?

 

   (Les haïkus cités ci-dessous ainsi que le poème parnassien ne sont nullement à interpréter terme à terme au regard de l’image avec laquelle ils jouent en écho. Seulement une intention générale, une inclination de l’âme, une « ambiance » dont la lumière est sans doute la meilleure figuration qui soit).

 

 

   * Une à peine parution, loin là-bas où est le domaine des hommes :

 

Vers la voie ferrée

Vol bas des oies sauvages

Clarté de la lune - (Shiki).

 

   ** Aller dans la saison sans le souci de soi :

 

Rien d'autre aujourd'hui

que d'aller dans le printemps

rien de plus - (Buson).

 

 

   *** Souplesse native de l’aurore ou bien lumière couchante du crépuscule, identiques invitations à la rêverie :

 

Une lumière dorée

la brume sur l'étang

le jour se lève - (Serge Tomé).

 

   **** Vermeil, couleur de l’intellect lorsqu’il se métamorphose au contact du rare, incandescent foyer :

 

Le soleil rouge

tombe dans la mer

quelle chaleur ! - (Soseki).

 

   ***** Soleil couchant qui noie tout dans une même harmonie. Brume ou coloration uniforme en tant que supports de la poésie :

 

Par-dessus la mer

le soleil couchant

dans le filet de la brume - (Buson).

 

   ***** Poétique de la retenue. « L’art pour l’art » des Parnassiens, tel que magnifiquement mis en scène par José-Maria de Heredia :

 

Soleil couchant

 

L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre,

Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,

Ferme les branches d'or de son rouge éventail.

 

***

 

   Ici la métaphore poétique est si proche de l’image photographique qu’elle s’y confond dans un seul et unique geste de la pensée : correspondance sublime des arts. C’est ceci que nous avons à éprouver en notre for intérieur avant d’entreprendre quelque démarche compréhensive que ce soit. Pur sensualisme qui s’ouvre en nous tout comme il règne au sein de l’œuvre. Il ne tient qu’à nous d’en déployer l’attentive corolle !

 

 

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9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 13:35

   Lorsque l’avion avait atterri à Helsinki, en ce début d’été maussade qui ressemblait étrangement à une fin d’automne, le ciel était bas, gris, presque sans horizon. J’avais logé dans un hôtel de briques brunes, tout près du « Fredrik Stjernvalls Park », ma vue gagnant, depuis mon balcon, un large horizon semé d’eau et d’arbres qui s’y reflétaient comme dans un miroir. J’étais venu en Finlande dans le but de faire un reportage sur la Laponie, son célèbre plateau lacustre, ses légendaires forêts de pins, d’épicéas et de bouleaux aux troncs argentés. Le lendemain, à bord d’une voiture de location, j’effectuai un long voyage qui devait me conduire aux environs de Kajaani, j’y avais loué un de ces charmants chalets badigeonnés de rouge qui sont inséparables de l’âme finnoise, un peu leur ombre portée. Le temps s’était amélioré et il y avait maintenant une manière de brume légère posée sur les choses à la façon d’un voile.

   Tous les matins, muni de mon appareil photo et d’un carnet de notes, je parcourais ce beau paysage boréal, faisant ici une image d’une écorce cendrée, là celle d’un peuple de minuscules airelles, plus loin, quand la chance me souriait, je tirais le portrait d’une harde de rennes sauvages qui s’enfuyaient, disparaissant parmi le tremblement des bouleaux. L’après-midi, installé derrière ma table de travail, je triais les clichés, organisais mes notes et commençais à écrire les articles pour mon Journal. Si j’en jugeais par les premières impressions, le reportage promettait de belles surprises et je pensais à la satisfaction que Bergeret, mon Rédacteur en chef ne manquerait de manifester à mon retour. Il avait déjà effectué deux ou trois périples en Finlande et ne tarissait d’éloges sur cette belle terre nordique.

   Tout se déroulait donc comme je le souhaitais, les rouages étaient bien huilés et dans l’espace d’une semaine il me serait facile de boucler mon projet et de regagner Paris, un long travail de réécriture m’y attendait. Depuis quelques jours j’avais aperçu sur la rive opposée qui n’était guère éloignée, le lac en cet endroit amorçant une courbe serrée, une Fine Silhouette qu’il ne m’était guère facile d’identifier et dont, cependant, je souhaitais faire la découverte. Il y avait si peu de monde en cet endroit, aussi toute apparition était-elle mystérieuse, auréolée d’un charme désuet, comme une image brillant derrière la vitre d’un chromo, parsemée de taches et visible à demi. Je me promettais donc un soir de me lever le lendemain dès que le jour poindrait, d’observer aux jumelles cette Inconnue qui, non loin de mon chalet, mais tout de même suffisamment éloignée pour demeurer anonyme, paraissait se livrer à un rituel qui devait se révéler rien moins qu’étrange.

   Je me suis donc levé tôt, ai pris une collation frugale, me suis vêtu d’un blouson chaud, l’air est encore vif sous ces latitudes. Oui, je l’avoue bien volontiers, il ne me plaisait guère de me métamorphoser en voyeur mais la tentation était grande et ma volonté de m’y opposer quasiment nulle. Voici que Silhouette sort de son chalet, légèrement vêtue d’un fin chemisier, d’un simple jeans, pieds nus, un foulard enserrant une chevelure blond platine. A l’estime, je lui donne entre quinze et dix-sept ans, une toute jeune présence ici, seule, mais pour quelle étrange raison ? Je ne saurais rien en dire, sinon m’étonner et demeurer sur ce genre d’irrésolution manifeste. Maintenant Silhouette s’assoit sur ses talons, à la lisière de l’eau, ses pieds légèrement immergés. De ses deux mains assemblées elle cueille l’eau fraîche, la fait longuement couler sur son visage. Elle s’ébroue légèrement à la façon d’un petit animal sauvage puis incline son buste vers l’avant, si bien que l’eau ne peut que refléter son image à la façon d’un miroir.

   Longtemps, comme fascinée par sa propre image, Silhouette demeure immobile à fixer l’onde. Qu’attend-elle ici de cette confrontation avec la surface réfléchissante ? Une révélation de soi, un accroissement de sa propre image ? Ou bien cherche-t-elle à sonder son âme, puisque les yeux en sont les fenêtres ? Que croit-elle trouver dans cette contemplation dont, jamais, elle n’aurait éprouvé la sensation ? Peut-être est-elle de nature inquiète, ne cherchant qu’une manière de réassurance narcissique ? Ou bien interroge-t-elle sa propre beauté ? : « Miroir mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? ». Ou bien, encore cherche-t-elle à connaître sa propre identité, à se découvrir en tant que singulière ? A-t-elle brisé son vrai miroir et ne dispose-telle que de cette feuille d’eau pour se maquiller, mettre en ordre un visage que la nuit aurait fripé, simple acte cosmétique sans autre but que de présenter au monde un visage apaisé ? Est-ce une réverbération de sa conscience qui lui est donnée à l’aune de ce regard appuyé ?

   Inutile de préciser que les questions fusent dans ma tête comme des feux de Bengale, comme des braises sur lesquelles soufflerait la tyrannie de la curiosité. Mais à peine ai-je formulé en moi ces étranges questions que Silhouette disparaît de ma vue, aspirée par la porte d’ombre de son chalet. A peine une minute s’est-elle passée que je vois un filet de fumée grise sortir du tuyau de la cheminée. Puis rien ne se passe que le silence et les traits gris d’oiseaux fendant la vitre du ciel. Je m’apprête à abandonner mon poste d’observation lorsque la Jeune Apparition se montre à nouveau, dans le plus simple appareil, sa peau hâlée s’imprimant sur la trame libre de l’air. Alors il me semble comprendre. Ici les habitants ont l’habitude, sitôt après leur sauna, de prendre un bain revigorant, astringent, qui les réconcilie bien vite avec la vie.

   Silhouette a en effet plongé dans le lac dans un éblouissement de gouttes claires. Le spectacle est beau à voir et je prends à la hâte quelques photos qui témoigneront des belles coutumes boréales. Puis la Jeune Fille revient sur le rivage, passe longuement une éponge sur sa nuque alors que ses yeux semblent se perdre dans l’onde, attirés par quel mystérieux sortilège, quel souci à l’horizon de l’esprit ? Alors cette image me fait penser irrésistiblement à la peinture de Degas intitulée « Le tub », même posture, même abandon du corps à la joie de vivre, d’éprouver de sensuelles sensations. Oui, ce beau pastel joue en écho avec ce Nu Boréal, joue sur la même esthétique naturaliste qui souligne le trouble de la chair qu’une eau vient apaiser de son onction bienfaisante.

   Peut-être ne s’agit-il que de ceci, dans les deux cas de figure, esquisser la félicité d’une plénitude, ne s’en remettre qu’à soi, une sorte de « face à soi » se satisfaisant de sa propre ivresse. Oui, à ce moment précis où la lumière monte dans le ciel avec sa traînée de poudre cendrée, où Silhouette terminant ses ablutions, se dispose à s’absenter pour toujours, je prends conscience du fait que mes jugements hâtifs sont empreints certes de naïveté, mais qu’ils manquent le réel, la simple vérité qui le traverse en filigrane. Je ne suis nullement triste cependant. Tout comme Silhouette, je ne peux que faire face à qui je suis, ne sachant pas très bien pour autant à qui j’ai affaire puisque tout Existant est à lui-même son propre mystère.

   Soir. J’affiche sur l’écran de mon ordinateur les images de la journée : paysages lacustres avec leurs îles où tremblent les arbres aux feuilles légères, bois de rennes sculptés par le vent, débris de mousses étoilées, fragments de lichen à la belle teinte vert-de-gris. Puis je découvre, dans un ravissement non dissimulé, les plans rapprochés que j’ai pris de Silhouette. Que dire d’elle si ce n’est sa beauté nordique, simple et naturelle ? Son visage est lisse, candide, frais comme une eau de torrent. Ses yeux couleur noisette boivent l’existence avec douceur, confiance. Ses lèvres esquissent un sourire dans une teinte de Nacarat subtile, découvrent une belle rangée de dents blanches telle l’écume. Ses cheveux de paille et d’or entourent son visage d’une auréole heureuse et ceci suffit à me combler de joie.

   Mais que valaient donc mes interprétations d’il y a peu ? ne révélaient-elles plutôt une inquiétude intérieure qui m’est propre ? On ne projette jamais mieux ses propres fantasmes qu’à les prêter à autrui ! Qu’aurait eu donc à prouver cette Mince Concrétion Boréale qui n’aurait été elle-même en sa plus effective vérité ? Silhouette est Silhouette et ceci lui suffit. Foin des miroirs aux alouettes et autres pièges narcissiques, ils ne font que nous abuser et nous fournir des justifications qui s’annulent à même leur légèreté. « Insoutenable légèreté de l’être », disait le brillant Milan Kundera. Que reflètent donc les miroirs si ce n’est ceci ?

   Dans quelques jours je regagnerai Paris, la tête emplie d’images, le cœur parcouru de mille ressentis, l’âme envahie de mille reflets. Serai-je un miroir pour moi ? Les autres seront-ils un miroir pour ma conscience ? Une forêt de questions dont aucune ne saurait trouver de réponse, sinon dans l’intime conviction de soi. Oui, l’intime ! A Paris, parmi la brillance grise des toits de zinc, ces miroirs atténués de l’être, qu’y pourrais-je donc voir qui ne serait nullement moi, qui ne serait nullement elle ? Que quiconque possède la réponse me l’apporte. J’ai hâte de savoir, l’être-de-l’autre, l’être-mien, ces images qui font mon siège et me tendent parfois l’immarcescible miroir de la confusion, du doute, de la peur de différer de qui-je suis dans la nuit qui vient. L’encre est si dense, si illisible qui glace le ciel ! Oui, le glace !

 

 

 

 

 

  

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8 mai 2020 5 08 /05 /mai /2020 08:01
Rives songeuses du jour

Rivages incertains...02...Iftane...

Hervé Baïs

 

***

 

 

   Grand est le silence en cet endroit de la Terre. Seule, au loin, dans une brume diaphane, la sourde rumeur de l’Océan. Tout s’est retiré et plus rien ne fait saillie, plus rien ne s’exhausse de soi, tout demeure dans l’immatériel cocon du doute. En réalité, l’on ne sait plus très bien qui l’on est, où l’on va, s’il y a une autre destination possible que le bloc ombreux de sa propre chair. Iftane. Trois syllabes, trois minces détonations sous la voûte du crâne. Un reste de langage comme s’il n’y avait nul autre mot à prononcer. IF…TA…NE… et cette profération est hautement insulaire, elle trace son cercle d’eau claire à l’entour des consciences et y revient toujours, tel l’écho qui, de la falaise, rapporte le timbre de sa propre voix. L’on est saisi de cette immense solitude qui dit une fois le SOI, une fois la falaise et limite le monde à cette unique relation. Ma peau, celle de la roche : deux membranes de tamtam, genre de tambours océaniens qui portent de loin en loin les messages des hommes, le bruit du bois fendu en son milieu est une incision dans le derme de l’esseulement, enclave ultime d’une liberté qui, soudain, pourrait s’effacer pour ne plus paraître.

   Essaouira : quatre syllabes qui répondent à Iftane, jouent en mode approché, mais une curieuse approche, dans la distance, dans l’éloignement, la perte, peut-être, de ces quelques vocalises qui pourraient se dissoudre dans l’infini et inquiétant moutonnement des dunes. Quelque part, entre deux meutes de vent, d’illisibles caravanes étirent leurs maigres silhouettes sur une crête de sable, elles paraissent s’enfoncer dans le rien, ne vivre que du mirage qui en supporte la tremblante image. A vouloir les apercevoir la vue se trouble, manque d’assurance. On frotte ses yeux des paumes des mains, on les retire dans l’éblouissement blanc des maisons, on dirait des habitats troglodytes creusés dans la roche claire, des remparts couleur d’argile courent devant, des vols de goélands girent au-dessus des barques bleues, leurs cris étonnamment voilés par les battements de l’eau, si proche, si azuréenne, on croirait un chromo sous son globe de verre.

    Les rues ne sont plus rues que dans leur tracé, les couleurs des façades, portes d’un bleu lumineux, électrique, encadrements peints en ocre, étals vides que n’égaient plus ni tapis, ni monceaux d’épices odorantes. Dans les ruelles étroites et sinueuses de la Médina quelques chats en maraude qui glissent le long de leur ombre, bien vite aspirés par quelque soupirail ou se confondant avec l’anonymat du sol. Etrangeté de l’étrange qui surgit ici en mode d’absence, de possible non-retour.

   Les nouvelles du monde sont ternes et un nuage d’immense lassitude recouvre les continents, les plonge dans un ubac dont chacun se demande si, un jour, un adret brillant en ressortira, quelle sera sa teinte, si sa climatique n’inclinera à une ténébreuse mélancolie. Dans les maisons aux murs épais, l’on visse ses oreilles à la radio, on écoute les nouvelles, on attend quelque miracle qui surgirait de la terre, pourrait sourdre d’une tête de palmier, se hisserait de l’ondulation d’une dune. On est à l’intérieur de soi plus que jamais. On demande à son corps la prouesse de vivre, le luxe immémorial d’exister, de boire à la source fraîche, de rencontrer l’Ami, de fêter l’Amante, de rire du jeu des enfants dans les cours d’école, de boire un thé brûlant à la terrasse d’un café, près du port qui est le symbole de ce qui se donne avec générosité et, jamais, ne s’épuise.

   Ils sont trois à Iftane. Trois comme les trois syllabes de ce beau mot. Trois comme les trois lettres du mot VIE. En quelque sorte ils sont EUX et ils sont NOUS en même temps, en un identique endroit assemblés. Fraternité humaine, creuset où faire se fondre toutes les divergences, où assembler ce qui d’ordinaire paraît si dissemblable : les couleurs et les races, les riches et les pauvres, les éphèbes et les Quasimodo, les forts et les faibles, les généreux et les cupides, les élus et les laissés-pour-compte. Ils sont trois et nous sommes en eux. Ils sont notre conscience qui s’est vêtue d’un voile, qui ne voit plus les choses qu’au travers d’un verre dépoli.

   Mais ce trouble de la vision est peut-être une chance, celle d’apercevoir un fragment de réalité, une bribe de vérité. Combien ces formes humaines, qui semblent si fragiles, prises dans une brume à la Turner, dans une marine qui ne sait plus ni son origine, ni son nom, ni le site de sa destination, combien ces formes devraient nous interroger, nous les Hommes et relativiser nos jugements qui, le plus souvent, ne sont que des opinions, des ersatz de pensée, de creuses hypothèses « faisant feu de tout bois », prenant la première impression qui passe pour une certitude absolue. Trop souvent nous nous contentons de ces approximations, de ces conduites « au doigt mouillé », genres de girouettes agitées par les caprices des vents.

   Ces trois silhouettes puissent-elles se donner telle une triade fondatrice de l’être-au-monde, Réalité, Vérité, Conscience, laquelle triade réduirait à néant les prétentions des avoirs du monde, les comportements basés sur le crédo de l’ego, les désirs uniquement consuméristes, les agressions faites à la Nature, la cécité de l’Histoire à reconnaître ses propres erreurs et à amender ses actions futures. Oui, le séisme actuel qui ébranle la Terre entière sera suivi de vœux pieux, d’injonctions personnelles du type « plus jamais ça », ne précisant nullement en quoi peut bien consister ce mystérieux « ça », de quelle manière l’on si prendra pour métamorphoser ses propres erreurs en une éthique qui ne soit seulement un faux-semblant.

   Petit à petit nos idoles s’écroulent, les temples que nous avions bâtis à la gloire de la consommation, de la mondialisation galopante, des périples intercontinentaux, cèdent de toutes parts. Tous, nous sommes embarqués sur un immense « Radeau de la Méduse » qui prend l’eau à bâbord et tribord et nous avons beau écoper, le Déluge est là qui va bien vite « apurer les comptes ». Tels des naufragés nous nous raccrochons à la première épave qui flotte à l’horizon de nos mains, nous voulons croire à notre salut, certains prient, d’autres boivent, d’autres encore font l’amour et la Planète continue de tourner et tournera encore bien après que nous serons tous morts, de maladie ou bien de mort naturelle. Un texte de Paul Valéry, tiré de « La crise de l’esprit, première lettre, 1919 » que j’ai souvent cité, est celui-ci qui « donne à penser » selon la belle expression de Paul Ricoeur et « penser » est toujours une épreuve, non un confort douillet dans lequel se reposer et trouver la paix : 

   « Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. »

   Quoi donc ajouter après ces remarques si brillantes du Poète ? « Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. » Voilà bien, sans doute, la phrase décisive, la plus lourde de sens, celle qui recèle la lucidité mise à l’épreuve, qui exige un regard droit qui ne tremble ni ne faillit à sa tâche. Il est bien à craindre qu’aujourd’hui ces naufrages soient en effet « notre affaire », en propre, sans détour, sans possible échappatoire. Bien entendu de telles remarques seront sans doute versées au compte d’un moralisme. Et quand bien même ! Mieux vaut un moralisme que cette vénéneuse « moraline » bourgeoise satisfaite de soi, selon le mot de Nietzsche, laquelle moraline est le lit sur lequel se fonde l’absurde et croît le nihilisme.

   A ces Trois Silhouettes perdues dans le vaste monde, qui ne sont que nos propres reflets, nous souhaitons un avenir radieux. Peut-être est-il, tout simplement, entre nos mains, mais nous ne le savons pas ! « Rives songeuses du jour » voulait seulement faire entendre sa voix dans la modestie, le simple et le clair. Nul autre espoir que celui-ci. L’adret est au loin qui fait sa sourde phosphorescence. Nos yeux en subiront l’épreuve. Oui, car toute lumière exige de nous que notre vue soit adéquate. Nous ne pouvons plus nous permettre de ciller des yeux. Le jeu du Monde est à ce prix. Nulle prophétie cependant, VOIR seulement !

 

   

 

 

  

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

 

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7 mai 2020 4 07 /05 /mai /2020 08:16
Automnales.

 

                       "Morte saison".

                 Œuvre : André Maynet.

 

***

 

 

« La teinte automnale des feuilles jaunies,

et ce vêtement de la nature déjà flétrie,

convient mieux à l'habitude des rêveries profondes

et des pensers amers ».

 

Senancour, Rêveries.

 

 

***

 

 

Souvent lorsque les feuilles tombaient

Longues et infinies chutes

Dans la décroissance du jour

 

Tu me disais

Morte saison

 

Et demeurais en silence

Comme si

Après cette parole

Rien ne pouvait advenir

Que néant

Et perdition

Dans la faille

Immensément ouverte

Du Temps

 

Je te disais alors le luxe

A proprement parler inouï

Inentendu

A peine frôlé

Que ta méprise

Des choses muettes

Laissait dans l’ombre

De l’oubli

 

***

 

Ainsi, parfois nous passions de longues heures devant la lumière de l’âtre

Perdus dans nos pensées et rien ne s’annonçait que cet étrange ennui

Qui crépitait parmi le rougeoiement des braises

Dans l’entrecroisement des heures

Dans la scission qui s’immisçait

Entre nous

Comme si nos pensées

Soudain distraites

Subissaient l’outrage incompréhensible

D’une diaspora

Et nous errions, alors, illisibles

L’Un

À

L’autre

Dans cette impermanence des choses qui nous tirait

A hue

Et à dia

Intime déchirure dont nos âmes souffraient

À seulement entendre ce vent de déraison

Cette sombre pliure qui faisait de nos destins

Des feuilles mortes envolées par le vent

 

Tu me disais

Morte saison

 

Je te répondais

Belle saison

 

Et ici combien nous sentions la brusque dérive de nos vies

Nos avancées en forme de fétu de paille que de sombres flots auraient balloté

A l’unisson de vents et marées dans l’indécision à être qui nous faisait

Etrangement penser à l’hibernation de la chrysalide

Emmurée

Dans son cocon de soie

Jamais sûre de pouvoir un jour franchir les parois

De cette geôle de carton gravée des illisibles signes de l’absence.

 

Tu me disais

Morte saison

 

Et je voyais la justesse de tes yeux plier dans le vague

Leur surface s’iriser de bien étranges lueurs

Ce que tu aimais

Sans doute une projection de ton tempérament fantasque

Jamais réconcilié avec lui-même

Ce que tu aimais

Te presque entièrement dénuder

Une buée blanche

Un léger frimas

La touche d’une aquarelle

Nimbant le précieux de ta chair

Le reflet d’un fruit sur le vernis d’une coupe

Te disais-je

A quoi tu répliquais

D’une Nature Morte

Ta voix s’infléchissait

Dans la texture libre du monde

Cette Majuscule double

Nature

Morte

Par laquelle te donner à voir dans

 

ce vêtement de la nature déjà flétrie

 

Tu te plaisais à citer cette phrase si juste de Senancour

L’un de tes auteurs préférés

 Cette prose qui semblait ne devoir jamais

Toucher terre

Tellement l’espace de la mélancolie est cet impalpable

Toujours

En suspens

Après lequel tu courais

Tel un enfant chassant l’invisible papillon

Qui toujours se dérobe

Relançant ainsi au centuple l’immarcescible flamme

Du

Désir

 

***

C’était bien cela tu te vêtais de ce rien à seulement attirer mon attention

A poser mon propre corps dans l’orbe inatteignable du tien

Cette fuite à jamais

Cette perte

Oui

Cette perte

 

Je te répondais

Belle saison

 

Et, cependant en pensais-je le moindre mot

En éprouvais-je la sensation épicée

D’un épicurisme

Ou bien alors n’avais-je le choix que d’un refuge

Dans un vertical stoïcisme

Jouer les Héros, scintiller d’une dernière braise

Avant que ses escarbilles ne s’effacent dans la nuit 

 

***

 

Mais, maintenant, il me faut parler du haut de ton corps

 Cette si tentante effigie

Que tu dresses et tresses pareille à une vannerie dont jamais on ne viendrait à bout

Seulement en apercevoir la complexité abritée en quelque lieu secret

Alors que ton en-dehors se donne à saisir comme cette lumière ineffable

Dont tu sembles tissée à ton insu

 Sans doute

Ce subtil rayonnement

De toi

Cette exacte évanescence de la peau en sa sourde rumeur

Comment en lire le chiffre subtil

En décrypter le message

En deviner la source faisant couler en mille ruisselets

L’urgence à être parmi les oscillations mondaines

Certaines choses ne peuvent être dites

Non en raison d’une impossibilité foncière

Seulement parce que le langage échoue parfois à faire venir

Devant soi

Une si impalpable réalité qu’elle s’oublie

À même son essai

De vouloir se donner

Dans la présence

 

***

 

Mais voilà je m’égare dans un labyrinthe

Alors qu’il ne s’agit que

De toi

Du silence dont il faut tâcher de te faire surgir

Aube montant de la nuit

Douceur d’une apparition dans la soie d’un songe

Tes bras si frêles qu’ils ont la vibration d’un cristal

Ton cou ce rameau sur lequel ta tête repose

Pareille à ces rêveries profondes

Dont tu t’entoures

Comme pour te sauver de toi

Le seul danger qui te menace

A tout jamais

 

Tu me disais

Morte saison

 

Tu me disais

pensers amers

 

Et tu semblais te fondre dans cette toile armoriée des murs

Dont on aurait volontiers pensé qu’elle était

Une allégorie de l’Automne

Un appel hivernal

Déjà le souffle de la bise aux angles vifs des rues

Et ce miroir

Qui était-il

Oui

QUI

Car il ne pouvait être simple chose dans l’éparpillement du temps

Simple remuement inaperçu de l’espace

Simple retrait en lui d’une chose banale

Il fallait qu’il eût une histoire

Un destin

Il fallait qu’il te retînt au monde dans la parole ineffable qu’il semblait t’adresser

Mais quelle aventure donc avais-tu été avant même que je te connaisse

 

***

 

Par un simple et facile essor de l’imaginaire

Voici que je te dessine sur cette feuille d’ennui qui te ressemble tant

Vêtue d’une longue robe blanche

Sur une infinie dalle de pierre qui fuit vers l’horizon

Sans doute de ces granits assourdis qui sont l’âme

Des terres du Septentrion

Où souffle le vent du Nord

En longues rafales

Ton haut est couvert d’une sorte de cardigan noir à l’aspect bien sévère

Tu sembles regarder comme dans un rêve cette sombre lande qui s’étend

Ensauvagée

Insoumise

Rebelle

Seule

Une

Au loin sont des nuages gris et blancs qui font leur étrange gonflement

T’atteignent-ils au moins du rêve dont ils paraissent habités

Et cette terre qui court au loin semant ses haillons dans l’invisible

T’invite-t-elle à penser la densité des choses

Leur esseulement parfois

Quand le givre est venu qui recouvre tout de son immense linceul

Blanc

 

***

 

Blanc

Cette teinte qui n’en est une

Cette page qui tremble au loin en attente de ton écriture

De l’empreinte de ton signe

De la trace de tes lèvres

Oui de tes lèvres

Ces portes par où passent ces mots du langage

Qui te définissent bien mieux que ton corps ne saurait le faire

Tes yeux le signifier

Ta main en saisir

L’évanescente feuillaison

 

***

Tout est en dette de soi

Dès l’instant où

Absents au réel

On n’en est plus que l’indésignable nervure

La perte du sens

Dans la faille

 Irrémédiable

De la saison

Sa décision de reprendre en son sein l’aventureuse marche qui nous affecte

Et nous plie souvent sous les fourches caudines

De quelque chose qui nous dépasse

Infiniment

Que nous ne pouvons nommer

Mutisme que la vacuité du présent ouvre sous les pas que nous voulons porter

Au-devant de nous

Qui parfois nous clouent au pur immobilisme

Alors l’angoisse fait son bruit de méticuleux bourdon

Et nous demeurons

Ici

Dans la confondante irrésolution de cet être

Dont nous croyons pouvoir jouir

Alors que c’est

Lui

Et uniquement

Lui

Qui mène la danse

Et nous conduit au bal du Néant

 

***

 

Vois-tu combien est étrange cette métamorphose

Dans laquelle ma longue patience t’a déposée

Je t’ai vêtue de mots plus que de linges

Et voici que ces feuilles qui étaient tombées de ton âme

J’en ai fait un bouquet

Afin qu’automnales elles se dotent d’un bel envol printanier

Celui-là même dont je voudrais te vêtir

Pour qu’enfin reconnue en ton

Unique

Pût se lever en toi

La phrase du Poète

Telle une lumière au bout du chemin

J’aimerais tant

Oui tant

Changer ces

 pensers amers 

En

rêveries profondes

M’en accorderas-tu la faveur

Oui la faveur

 

***

 

Deux lumières brillent encore

Que je n’avais nullement évoquées

Celle de ton avoir-été

Celle de ton avoir-à-être

Alors que sera ton présent

Que cette lumineuse présence

Dans la courbure automnale

Que sera donc ton présent

Je l’attends

 

Tu me disais

Morte saison

 

Je te répondais

Belle saison

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 mai 2020 3 06 /05 /mai /2020 08:05
Illisible souvenir

 

       « Souvenir illisible »

      Œuvre : Dongni Hou

 

 

***

 

 

Souvenir illisible disait-on de vous

Si bien que ma mémoire

N’en avait gardé nulle trace

Sauf cette vue paradoxale

D’un dos en partance

Pour je ne sais où

Etait-il au moins vrai

Je veux dire saisissable

Autrement que

Dans le voile du rêve

Avait-il une tenue

Une adresse

Un lieu où se montrer

Une peau qu’on eût dite

De pêche ou bien de nacre

 

*

 

J’inclinais pour la nacre

Son air de nuage

Sa consistance de brume

Ce genre de perdition

Que connaissent les amants

Du haut de leur vertige

Les poètes

Du fond de leur absinthe

 

*

 

Il est vrai j’étais un peu naïf

Sans doute attardé

Dans mes habits d’adolescent

Croyant à la force des mots

Aux pouvoirs des rêves

Aux séductions de l’esprit

Pour moi simplement

Prononcer votre nom

Vous n’en aviez pas

N’en auriez jamais

C’était convoquer le silence

Or je parais le silence

Des plus hautes vertus

Qui pouvaient échoir

A un gamin de mon âge

Faire surgir l’impossible

Guérir les lépreux

Mettre fin aux guerres

Multiplier les pains

Réduire la misère

Porter une femme

Plus haut que moi

Dans la beauté

Dans l’esprit

Dans le luxe

D’aimer

 

*

 

Voici j’ai bien vieilli

Mes tempes sont chenues

Des rides apparaissent

Ma marche est plus lente

Mon destin bien avancé

Et pourtant

En un recoin de mon âme

Ce mystère

Cet insondable

S’animent toujours

Les ondes qui parlent

De vous

Me ferez-vous face un jour

Enfin

Que je connaisse

Votre beau visage

Il ne peut être que celui

De la pure grâce

Comment pourrait-il

En être autrement

On n’a si joli dos

Qu’à fonder une énigme

L’ouvrir un jour

Aux chercheurs de beauté

Vous ne pouvez exister

À seulement offrir

Votre envers

Ce mutisme

Qui met à la torture

Vos voyeurs

Les mieux intentionnés

Ils meurent de vous connaître

Ne les laissez donc au supplice

Moi en premier dont la vie

N’a été que suspens

Longue parenthèse

Attente infinie

 

*

 

Mais peut-être est-il mieux ainsi

Demeurer

Sur le bord d’une joie

Inentamée elle peut encore

Fleurir

Epanouie elle est déjà

Un souvenir illisible

Ne croyez-vous pas à ceci

Jamais l’eau de la source

N’est meilleure

Qu’à être longuement attendue

Demeurant dans l’ombre

De la terre

 

*

 

Nous sommes déjà

Dans sa juvénile présence

Nubile elle se prépare

Aux noces qui feront

De deux chemins

Un unique sentier

Oui je me destine encore

 À vous

Dans la pliure pensive du jour

Cette pliure comme titre

D’un ancien texte

Avant même

Que je ne vous connaisse

Je vous l’offre du fond même

De qui je suis

Qui attend la lumière

L’instant de sa révélation

Oui les destins s’ouvrent

À qui sait attendre

 

*

 

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