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13 mars 2020 5 13 /03 /mars /2020 11:47
Belle d’une autre époque.

« Bistro » - 1909.

Edward Hopper.

Source : Ciné-club de Caen.

Un train de nuit, c’est toujours un mystère, un genre de voyage à l’aveugle avec, parfois, des illuminations aussi brèves qu’intenses. Vous étiez montée à Limoges, dans cette gare néoclassique des Bénédictins, art nouveau tardif en même temps qu’Art déco, comme si votre étrange vêture voulait consoner avec une époque révolue. C’était tout de même assez étonnant cette coiffe d’antan, cette vaste robe noire dans les plis de laquelle vous vous perdiez. Quant à votre façon de vous exprimer, elle était affectée et dénotait un grand souci de vous dissimuler derrière une rhétorique d’apparat. Vous êtes entrée dans un compartiment contigu au mien. Sous la lumière violette du plafonnier vous figuriez à la manière d’une ancienne courtisane partant rejoindre son amant. Etiez-vous l’épouse d’un notable qu’il ne fallait pas éclabousser à l’aune de quelque scandale ?

C’est aux environs de Vierzon, parmi les étangs solognots et la théorie des bouleaux blancs que vous êtes sortie dans le couloir. J’y étais depuis un moment, fumant rêveusement face au charmant paysage sylvestre. Je vous observais à la dérobée, espérant malgré tout lier conversation. Cependant je dus renoncer au fait d’entendre votre voix bien longtemps. Me souciant de la destination de votre voyage, je n’obtins que quelques réponses elliptiques, que de rares mots sibyllins lâchés du bout des lèvres. A l’évidence vous étiez d’un autre monde et ne souhaitiez nullement vous laisser distraire par un quidam. Les hasards de la rencontre étaient-ils, sans doute, trop prosaïques à vos yeux. Je m’étonnais de vous voir fumer, aspirant de longues bouffées, rejetant vers le ciel du train des volutes bien ordinaires. N’étiez-vous pas, simplement, une « femme du peuple » en goguette, une cabotine qui souhaitait briller au-dessus de son habituelle condition ?

Arrivés à Paris au petit matin, je vous perdis bientôt au milieu des remous des passagers et des bruits qui couraient sur les voies, parmi les aiguillages. Bientôt, pris par le rythme de la ville, je ne pensai plus à vous. Vous étiez simplement cette image surranée échappée d’un magazine de mode, image qui, bientôt, ne serait plus qu’une cendre perdue dans le gris des jours. J’étais descendu dans un hôtel de l’Île Saint-Louis, à quelques pas des boîtes vertes des bouquinistes, bien décidé à trouver ce que je cherchais : quelques photographies de la Belle Epoque qui devaient nourrir l’imaginaire de mon prochain roman. Levé tôt, le lendemain, je flânai un instant le long du Quai d’Anjou dans une lumière aussi belle qu’irréelle. J’aimais Paris d’un amour exigeant. J’aimais l’Île d’un amour passionné. La voir, la longer suffisaient à mon ravissement. Arrivé au milieu du quai, à la hauteur du Pont Marie, deux inconnus à la terrasse d’un bistro consommaient une boisson. Une femme vêtue de noir dont l’habit austère contrastait avec la tenue plus légère, colorée, d’un tout jeune homme, était en grande conversation avec son interlocuteur. C’est dans un angle mort de la vision, avant de franchir le pont derrière lequel se dressaient, agités par un vent léger, les quatre chandelles de peupliers que je pris conscience de l’étrange tableau qui avait surgi devant mes yeux. C’était bien vous, l’étrange passagère du train de nuit, dans ce face à face qui ne pouvait être qu’amoureux. Un gigolo, une sorte de passager clandestin dans l’existence d’une bourgeoise de province. Avec le recul je comprenais mieux maintenant la réserve que vous affichiez. Sans doute aviez-vous peur d’être démasquée. Telle une aristocrate vénitienne à qui l’on aurait ôté son masque lors d’un carnaval galant. Je traversai le Pont Marie bien attristé de voir que les mœurs partaient à vau-l’eau. Bientôt les bouquinistes, bientôt leurs magiques boîtes vertes. J’avais besoin de cela, me plonger dans l’imaginaire et n’en ressortir qu’à la lumière d’une métamorphose.

Le bouquiniste était un vieil homme dont le visage heureux et ouvert était enchâssé derrière les cercles de minuscules lunettes. Il me faisait penser à la physionomie du très illustre Littré, mais dans une version plus joviale, moins portée à l’introspection. Je l’entretins bientôt du but de ma visite et me retrouvais avec une dizaine de magazines contemporains de la Belle Epoque : « Le Petit Echo de la Mode » ; « L’Illustrateur des Dames » ; « la Citoyenne » ; « Le Petit Journal ». Je m’assis sur un banc, étalai les revues et les feuilletai sur-le-champ. C’est dans un ancien numéro de « Vogue » que je découvris, au trait de pinceau près, la vision de celle que vous aviez été il y a un instant, installée face à votre supposé galant. La reproduction était de qualité moyenne mais j’y reconnaissais tous les détails de votre mode ancienne, les ombres portées sur le quai, les flèches des arbres dans l’eau claire du ciel. Sous la reproduction, la simple mention : « Bistro ». Edward Hopper - 1909. Décidemment, je tenais le sujet de mon prochain livre. Mais à quel prix ? Je repassai la Seine en sens inverse. Bientôt le Quai d’Anjou aux belles pierres couleur d’argile. Il n’y avait plus trace du Bistro et, bien évidemment, les silhouettes qui en longeaient la façade avaient fondu comme au sortir d’un mauvais rêve. La perspective de la rue se noyait dans un fin brouillard. Je suis rentré à l’hôtel. Le lendemain, dans le train à destination du Sud je ne me lassais pas de découvrir les images d’un temps qui ne semblait jamais avoir existé. Bientôt nous dépassions le campanile de la gare de Limoges-Bénédictins. L’ombre en gagnait l’architecture, la détourant à la manière d’une robe nocturne aux plis généreux. Bientôt les lacs du limousin, le vert adouci de l’herbe, les taches couleur de thé des vaches limousines. Je fermai les yeux sur le paysage si doux, empreint d’une belle nostalgie. Nous vivions une belle époque. Assurément, une très belle époque !

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12 mars 2020 4 12 /03 /mars /2020 10:38
Formes en relation

                                            « Corde à nœuds »                       « Socle et Plaque »

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

 

  (Note :  L’œuvre, ici située à gauche, a déjà fait l’objet d’un précédent article intitulé « Pure gratuité du don ». Ce que nous souhaiterions aborder maintenant, c’est un genre de dialogue à établir entre deux formes de nature proche, d’en faire surgir identités et différences. Nul ne s’étonnera que notre thèse confirme ou infirme celles initialement établies, pour la simple raison que le contexte d’énonciation se donnera selon une perspective toute différente que celle qui avait cours lors d’une autre méditation. Car il en est ainsi d’un essai de penser, qu’il lui faut nécessairement se vêtir des atours du caméléon afin que de nouvelles perspectives s’ouvrant, un domaine caché puisse se révéler selon quelques unes de ses esquisses signifiantes. Pour la commodité de l’exposé et répondant à la logique habituelle de la représentation, nous avons nommé ces œuvres « Corde à nœuds » ; « Socle et Plaque », dans un souci de pure appréhension visuelle immédiate.)

 

*

 

   Analyse successive des deux figures.

 

   « Corde à nœuds » - Ce qui est en premier lieu remarquable, c’est la simplicité de sa forme, son « évidence naturelle » pourrions-nous dire s’il s’agissait effectivement d’une production de la Nature. Elle vient immédiatement à nous dans la confiance, elle est dépouillée de tout artifice qui en obèrerait la présence. Avec elle, nous sommes de plain-pied. Non seulement nous n’avons nulle énigme à résoudre mais c’est nous qui avons visage d’énigme à l’aune du regard qu’elle pourrait porter si, d’aventure, elle se donnait comme une chose vivante douée de conscience. Elle est si unitairement visible qu’elle en devient transparente, manière de sublime chorégraphie autour de ce vide qui en soutient l’être. Elle ne convoque nul abri où se dissimuler, elle se livre dans l’éclat même de sa propre nudité. Affirmant ceci, nous ne faisons qu’énoncer cette vérité dont elle est tissée, dont elle rayonne à la façon dont une icône peut diffuser à partir de son cadre éclatant, lumineux, débordant de spiritualité. « Corde à nœuds », est-ce le fait d’un pur hasard ?, dessine dans l’espace ce beau signe de l’infini, ce signe de la libre circulation, ce signe du retour sur soi qui semble constituer le motif de son propre ressourcement.

   Ce qui est tout à fait remarquable, c’est l’autonomie de cette forme, sa présence plénière, la juste mesure dont son être semble avoir reçu le don sans que rien n’en puisse altérer l’exacte manifestation. C’est bien un sentiment de paix et de complétude qui vient à nous dans la tâche heureuse de notre contemplation. Imaginez seulement son luxueux dépliement dans la salle blanche, immense, d’un musée, avec la douce pluie d’une lumière zénithale, avec un éclairage ponctuel qui l’isolerait de tout ce qui, alentour, voudrait en atténuer la force d’aimantation. Vous auriez alors accès, chose rare parmi toutes, à la confidence de son essence. Entre vous et l’œuvre, dans la cathédrale de silence, dans la blancheur native, rien d’autre n’aurait lieu que la confluence de deux essences, celle de « corde à nœuds » (sa « cordéité »), la vôtre (cet irremplaçable Dasein), en ce lieu unique du flamboiement de la convergence, de l’union.  

   Une essence féconde l’autre, une essence s’espacie du contenu de l’autre, une essence se temporalise de la dimension inouïe de la rencontre. Pour cette raison d’une soudaine et souveraine fusion, il ne peut y avoir que deux êtres en présence, le vôtre qui regarde, celui de l’œuvre qui est regardée. Toute autre réalité qui viendrait ici s’interposer au sein de la dyade en exténuerait le sens. La solitude de soi face à la solitude de l’œuvre : la seule topique qui puisse se donner comme la justesse d’une vision.

   Toute idée de foule ou bien même de rassemblement, de mouvements, de paroles serait une offense faite à l’œuvre, un amoindrissement de son essence, une atteinte à ce que la chose en soi a de précieux, qu’elle ne peut délivrer qu’au regard d’une pure compréhension de qui elle est. Or ceci ne peut avoir lieu que dans la réciprocité d’une réelle et inentamée donation. Je te donne ce que tu m’adresses et que tu dois recevoir en retour. Ce qui est rare : le mouvement unique d’une altérité à deux faces, lesquelles s’oubliant, l’une se connaissant par l’autre, nulle place ne subsiste pour le doute, pour l’espace fondateur de partage et de trouble. Comme deux yeux confondus dans la rainure d’une seule vision.

   Observons maintenant les forces qui structurent la belle architecture de « Corde à nœuds ».  Certes il y a des élévations, des retraits, certes il y a variation de la forme, mais si légère, si infinitésimale que ce mouvement est purement interne, une sorte de mince tellurisme, de bulle presque inapparente faisant se dilater une eau lourde au large d’une lagune. Ce que nous voulons dire, c’est que son mouvement est de pure autonomie, qu’il ne déploie nullement sa puissance de quelque altérité qui en aurait influencé le comportement. Autoposition qui tire d’elle-même son énergie, ses mouvances, ses fluctuations. La demeure de son être est son contour dans lequel se meut ce néant qui en nervure l’apparition. Il y a comme un jeu d’écho entre être et néant, vide et plein, ombre et lumière, fondement et élévation. Et c’est ceci, cette fugue à mi-mots qui la délivre de toute dette à la matière, qui nous libère tout autant des charges lourdes qui encombrent notre esprit et en corsètent l’entendement. Il faut la libre circulation entre les êtres afin que, portés au seuil de leur propre génie, quelque chose s’accomplisse de l’ordre d’une grâce. « Grâce », l’autre nom de l’Art.

 

   « Socle et Plaque » - Y a-t-il coalescence des formes ou bien sont-elles si distantes l’une de l’autre que nulle analogie ne pourrait les réunir en un identique endroit ? Si l’on se place sur le plan strictement formel des apparences, alors, certes, ce qui apparaît n’est pas de facture strictement identique. D’abord le schéma apparitionnel de la seconde œuvre est plus complexe, volontairement plus labyrinthique, faisant signe vers un possible emmêlement, une profusion, alors que son vis-à-vis se dépouillait de tout ce qui aurait pu en alourdir le visage. Si « corde à nœuds » se donnait tel l’aérien, le célestiel, voici que « Socle » fait signe en direction du terrestre, du terrien, enfin une manière de poétique du sol qui ne tire son être que de son enracinement dans le concret, la glaise, la densité limoneuse de l’exister.

   Entre les deux œuvres, et ceci de façon la plus apparente qui soit, des tensions existent qui, en première instance, semblent initier une polémique entre essence et existence. Deux autres motivations, deux autres contraintes, symboliquement affiliées à une incontournable réalité, le socle qui est fondation, la plaque qui sépare, clive les trajets de la forme, tout ceci attache, du moins visuellement ce bronze à des prédicats sensibles qui paraissent les conditions mêmes de son apparition. Pour autant, cette belle figuration plastique renonce-t-elle à sa prétention à être une essence ? Pour la saisir, en d’autres termes, avons-nous besoin de la mettre en relation avec autre chose que sa présence ? Ce socle gris, cette plaque rouge-orangé constituent-ils les déterminations qui la justifient et l’expliquent en raison, au gré d’un enchaînement de causes et de conséquences, ces qualités non essentielles et permutables lui barrent-ils l’accès à la lumière du musée, comme si l’œuvre était un simple objet décoratif, une chose parmi les choses contingentes, un artifice qui trouverait sa place plutôt sur le poli d’une commode et demeurerait donc dans l’enceinte d’une dépendance, d’une sourde ustensilité ?

   Volontairement le propos demeure à la surface des choses, comme si une forme plutôt qu’une autre, une simple corde opposée à cette même corde assortie de valeurs adjectivales supplémentaires, ce socle, cette plaque, changeaient en profondeur la nature de ce qui nous est donné à voir et à comprendre. Non, il n’y a nulle hiérarchie dans les formes et toute forme, dès l’instant où elle est suffisamment exigeante pour correspondre aux motifs de l’art, parvient à l’extrémité même de son être. De la même façon toute œuvre est équivalente à telle autre. Il n’y a pas de « grande œuvre » et de « petite œuvre » (sinon il y aurait Grand Art et petit art), de telles assertions sont marquées au sceau de l’utilitaire, fonctionnent en termes de valeurs, autrement dit dans un vocable d’économie et d’échanges, ce que l’Art ne saurait admettre lui qui est, selon le mot du philosophe, « mise en œuvre de la vérité. » Oui, l’œuvre d’art n’est que ceci, vérité totale qui ne peut que rencontrer la nôtre. Une fausseté ne saurait dialoguer avec une vérité, il y a, dans cette idée l’inavouable trace d’un échange contre nature.

    Si nous avons rapproché ces deux œuvres dont le coefficient de vérité n’est plus à démontrer : justesse des formes, valeur esthétique éminente, harmonie, singularité, parole simple et immédiate, donation sans retrait, alors ceci ne pouvait avoir lieu qu’au regard d’une spéculation, une œuvre éclairant l’autre, une œuvre communiquant sa propre essence, l’offrant à l’autre, comme deux beautés se font face sans qu’il ne soit aucunement besoin de les expliquer, de les fonder en raison. Bien évidemment ici se montre, en filigrane, le problème insoluble du goût. Le bon goût de l’un étant le mauvais goût de l’autre. Mais ceci est un problème trop complexe qui ne pourrait trouver sa place dans ce rapide article. Si notre appréciation d’une œuvre, si le juge de paix n’est ni notre entendement, ni notre rationalité, ni nos connaissances, qu’en est-il alors de notre décision de dire telle œuvre belle, telle autre insignifiante ? Sans doute pouvons-nous avancer que notre sensibilité, notre intuition sont les deux fondements au gré desquels saisir une œuvre et la faire sienne en tant qu’œuvre d’art.

   Cette digression ne nous empêchera nullement de nous mettre à la tâche afin de montrer ce qui chemine dans cette mise en perspective qui, pour ne demeurer pur jeu gratuit, nécessite qu’une explication soit donnée, puisqu’aussi bien se mettre en quête de l’être des choses n’est rien moins que se disposer à en recevoir le SENS, ce mot simple qui, sans doute, contient l’entièreté des autres. Expliquons : A l’intérieur de la seconde œuvre analysée, « Socle » fonde « Corde », « Plaque » est le tremplin à partir duquel « Corde » peut trouver à s’accomplir, à rayonner de soi, à conquérir un espace de jeu qui soit celui d’une chose éclairée à même son cœur vivant. En réalité, rien ne se distrait de la scène de sa « représentation », tout, d’emblée y est contenu à titre de signifiant. De signifiant indispensable car l’on ne saurait retrancher, par une opération de l’esprit, un élément de la figuration sans que s’ensuive un déséquilibre et, partant, une hypostase de la forme, une réduction au sens quasiment d’élément qui se priverait de plusieurs de ses entités constitutives au risque de se perdre et de n’être plus forme mais divers éparpillé parmi le désordre du monde.

   Cette permanence, cette nécessité de présence à parts égales de « Corde », « Socle », « Plaque » trace le schème de sa composition unitaire, en même temps qu’elle assure le cadre de sa propre liberté.  Cette œuvre, si l’on croit à l’authenticité du geste donateur de forme qui l’a portée au jour, cette œuvre donc ne pouvait faire phénomène qu’à la mesure de cette juste triade, en « cet ordre assemblée », en cette subtile topologie qui la fait tenir debout contre vents et marées, lui fait faire l’épreuve de la vérité. Comment alors l’expliquer autrement que par une pirouette intellectuelle, sinon par une pure décision de sa propre subjectivité ou bien par un geste de singulier caprice qui consiste à décréter cette œuvre belle, donc vraie, donc appelée par l’Art lui-même à témoigner de son être ? Ceci nous renvoie à l’énoncé performatif faisant de sa propre parole un actant qui ne saurait être contredit par quelque fait que ce soit : « Je déclare cette œuvre belle » et celle-ci, l’œuvre, est, de facto, belle et remise à la cimaise de l’Art. Certes et partant du principe d’une subjectivité qui se veut souveraine, toute appréciation, quand bien même elle serait contraire, est logiquement tout aussi recevable. Mais rien ne servirait d’argumenter au-delà, sauf à choisir la voie des Sophistes.

  

   D’une œuvre l’autre.

 

   « Formes en relation » ne trouve donc sa justification qu’à manier quelque concept et essayer de mettre de l’ordre dans ce divers qui vient au-devant de nous avec son étrange coefficient d’énigme. Si nous nous questionnons prioritairement en termes canoniques « d’essence » et « d’existence », ne sachant plus lesquels peuvent s’appliquer de préférence à telle réalité plutôt qu’à telle autre, c’est bien au motif que notre jugement ordinaire  est trop tiré en direction de l’étant (ce socle-ci, cette plaque-là, cette corde encore), que nous sommes abusés par sa massive présence, que nous lui attribuons toujours en priorité une valeur fondatrice, originaire, comme si l’étant-donné en sa fulguration nous enjoignait de ne considérer que les apparitions multiples et variées, les apparences, les métamorphoses à portée de nos yeux, de nos mains, au détriment des significations que l’être nous adresse (être, signification = le même), mais sur le mode du voilement/dévoilement, car ce que nous voyons n’est que la buée de ce qui, au profond des choses, nous délivre son secret, mais dans la discrétion, si ce n’est dans le silence ou la quasi-mutité.

   Car l’être a cette retenue fondamentale, cette réserve qui fait aussi bien sa fragilité que sa puissance illimitée. L’erreur, ici, serait de substantiver cet être, de lui attribuer une Majuscule, d’en produire une icône devant laquelle nous ne pourrions que faire révérence, nous agenouiller et prier. L’être est simplement et hautement verbal, comme dans la phrase « le soleil est brillant », la copule dit le sujet que le prédicat délimite, cerne et porte à sa réalité, fait signe vers un état de soleil, son être-possible, en quelque sorte, son être-charnellement incarné, son être-visible. Grande beauté de l’être qui donne sens aux choses, car comment autrement les connaître si elles étaient dépourvues de cette constance que le « est » fait apparaître, illumine de l’énergie vitale dont il déborde, qui magnifie le tout du monde. Se déferait-on de cette copule, y compris à sa seule hauteur langagière « soleil brille » et quelque chose serait ôté à l’homme de cette souple et inimitable articulation, passage, transitivité qui sont ce qui fonde le discernement en sa plus profonde motivation.

   « Motivation » en sa signification originaire de « se mouvoir », se mouvoir qui n’est autre que la vie se faisant, que le temps passant au travers de la chair des choses, les ouvrant à la force-même de leur destin. Enonçant cette simple phrase : « le soleil est brillant », nous sentons bien cette flexion sur le « est », cette douce insistance, cette onctuosité, comme un instant suspendu, mais un instant illimité qui demande d’autres présences, d’autres actualisations de l’être, d’autres manifestations, la levée d’autres phénomènes. Nous les hommes, nous les porteurs du merveilleux Dasein avons à être, éminemment, constamment, et en ceci l’Art peut nous aider, lui qui porte haut la parole de la beauté, l’incessante recherche de ce qui, parmi le multiple peut en être extrait comme l’esquisse la plus précise, la plus heureuse qui puisse nous rencontrer en assumant notre pleine et entière harmonie. Car nous ne pouvons réellement exister qu’à titre de cosmos, non dans l’état du continuel chaos, de la sourde provenance inexpliquée, du doute qui vibrionne à l’entour et obscurcit nos yeux, de l’absurde partout présent, du sombre nihilisme qui sape les fondements mêmes de l’humain.

    Comprendre une chose en sa dimension la plus intime, en sa pliure la plus exacte, c’est porter à la lumière la trame de sa signifiance sans laquelle le monde serait un illisible manuscrit et, souvent, l’est-il par nature. Nulle compétition entre l’être et l’étant, nulle rixe au terme de laquelle se distingueraient un vainqueur et un vaincu. L’être est toujours l’être de l’étant. L’étant porte toujours la trace de l’être. Or c’est bien parce qu’il y a de l’étant et de l’étant profus, polymorphe, envahissant, inextricable parfois en sa luxuriance, que nous questionnons en direction de l’être. Pour le Dasein que nous sommes, nous les hommes, être est, avant tout, être qui questionne et, questionnant, veut éprouver la certitude de quelque réponse vraie.

   Il ne dépend que de nous, de notre exigence, de notre conscience intentionnelle que l’œuvre d’art ne soit un étant comme les autres, affecté de la même obscurité, mais aussi que cet étant, éclairé de l’intérieur, se révèle telle cette route lumineuse qui nous appellera afin de témoigner de la beauté. Nul doute que la position éminente et transcendante de l’Art ne le désigne comme celui dont le privilège est de faire apparaître cette mystérieuse différence ontologique qui, d’un côté place l’être, de l’autre l’étant, et singulièrement l’être-de-l’œuvre, de l’autre l’étant intramondain, ce qu’est en première approximation tout subjectile, bloc de pierre, coulée de fonte, toile de lin, feuille de Vergé, tous supports que nous avons à féconder à l’aune de notre regard qui ne peut qu’être patience et persévérance.

   Prestiges, clartés dans la longue nuit des événements, « Corde », « Socle », « Plaque » n’attendent que la rosée du jour, la levée de l’aube dans le froid qui étreint et transit les hommes. Toujours l’aube se lève !  Toujours suit l’aurore aux mille couleurs. « La Forme a existé, existe et existera de tout temps. » Tel était l’un des leitmotive de notre précédent article sur « Corde à nœuds » de Marcel Dupertuis. Très insuffisante appellation qui ne laisse guère place qu’à la face qui vient à nous alors que nous voudrions sonder, l’inconnue, celle qui nous fait réellement hommes à simplement interroger. Oui, interroger !

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11 mars 2020 3 11 /03 /mars /2020 21:44
Lumière rouge.

Photographie : Nadège Costa.

Tous droits réservés.

Qu’était donc cette persistance, là, dans l’étreinte de la chambre, cette éminence avec son feu assourdi, sa braise éteinte ? Qu’était donc cet éclat fiché dans la pliure des chairs avec impossibilité de l’en déloger ? C’était survenu à la manière de l’étoile filante, da la queue de comète. Une soudaine illumination puis le règne des ténèbres et l’immense solitude que jamais rien n’habiterait. Que rien ne résoudrait, si ce n’est une persistante mutité. Au dehors la nuit coulait avec son chant de glaise noire et la lune glissait sur l’eau pâle des étangs. Et les forêts, le frémissement des bouleaux, leurs troncs argentés pareils à la fuite du temps.

Quelque part, il devait bien y avoir une clairière bordée d’arbres sombres, contours de votre supposée vêture. Une plage de clarté, votre cou en forme de presqu’île. Une anse, pointe avancée de la conscience ou bien ovale parfait d’un visage qui se dissimulait dans la presque apparition de cette étrangère que vous étiez. Et que vous demeureriez quand bien même j’aurais écrit un poème vous intimant de paraître au grand jour.

Et le surgissement rubescent de vos lèvres et cet arc de Cupidon appelant à la simple folie. De ne point vous voir et de vous imaginer seulement, habitant un corps doué de passion. Douleur de ne pas dessiner vos yeux, fût-ce dans l’effleurement de l’estampe. Cependant, demeurez là où vous êtes, dans cet orbe d’apparition que cerne la brume du doute. Ainsi vous êtes belle à n’être pas approchée. Ainsi vous êtes énigmatique à vous dissimuler dans les mailles de l’irrésolution. Il ne saurait y avoir d’œuvre plus accomplie. Oui, d’œuvre plus accomplie !

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
11 mars 2020 3 11 /03 /mars /2020 21:43
Fille des eaux.

Photographie : Katia Chausheva.

Cet automne était radieux, avec ses teintes fauves, sa lumière inclinée, ses nappes de brume, le matin sur les collines, le soir sur l'eau lisse de la Nive. Comme une arrière-saison de la vie et le prodige de la mémoire assemblant tout dans un même lieu. C'était si près d'un songe, d'un flottement imprécis pareil aux rivages d'un lac perdu dans le bleu des montagnes. Je me levais de bonne heure pour profiter de la première clarté, déambulais dans le grand parc aux teintes aquatiques. Les ifs taillés étaient immobiles et les éventails des palmiers tremblaient à peine sous la levée du jour. Sur les grandes jarres de terre cuite, l'œil glissait, n'en saisissant que la chute vernissée. De rares promeneurs apparaissaient au détour d'un massif, puis s'évanouissaient sans laisser plus de trace que le grésil dans le cristal d'hiver.

Une semaine déjà dans cette aimable station thermale du sud et rien ne s'était produit que de très banal. Une simple léthargie dans laquelle dissoudre quelque mal de vivre. Mais pourquoi donc le Docteur Carlson m'avait-il envoyé faire cette cure de remise en forme ? Certes mes nombreux voyages aux confins du monde, près des volcans éteints et des forêts de bouleaux m'avaient conduit, un moment, près d'une lassitude qui semblait ne vouloir jamais s'éteindre. Les paysages infusaient-ils, dans l'âme, une mélancolie dont ils étaient atteints depuis la nuit des temps ? Ici, dans cette nature lisse et lénifiante, sans doute le repos était-il assuré mais avec son inévitable lot de monotonie. La langueur pouvait-elle se résoudre à simplement côtoyer ce temps suspendu ?

Un matin, vous êtes apparue à la manière d'un vent léger, élégante dans votre peignoir blanc, genre d'élévation de neige si peu consciente d'elle-même. Votre déplacement devait avoir lieu à la mesure de celle que vous sembliez être, une pure distraction du temps que rien ne semblait atteindre. Vous vous êtes assise dans l'attitude de la méditation, le buste droit, les yeux à demi- ouverts, les mains pliées sur le linge immaculé. On aurait pu croire à une religieuse en prière ou bien à un modèle posant pour un peintre, déjà installée dans la juste mesure de l'œuvre à venir. Nous avons gagné deux cabines contiguës, presque simultanément. Il y régnait la vapeur caractéristique des eaux chaudes, une vague odeur de soufre et l'ambiance brumeuse du hammam. Alors que les premières ablutions commençaient, je vous imaginais dans cette belle posture marmoréenne, livrée aux mains de votre hôtesse. Je vous voyais sur cet écran blanc, allongée sur la table de soins, à la manière d'une déesse qu'on aurait apprêtée pour quelque cérémonie. Vous étiez couchée sur le ventre, une serviette nappant vos reins d'une écume blanche. Des mains brunes, fines comme des lianes, enduites d'huile, glissaient le long de votre nuque, pianotaient sur vos vertèbres, s'imprimaient sur l'amphore tendue de vos hanches, effleuraient la double colline de vos fesses, marquaient une pause puis entouraient le fuseau de vos mollets, finissant par l'arrondi des chevilles avec un geste si semblable à celui de l'envol d'un oiseau. Votre respiration était une simple brume posée sur l'étang et votre cœur battait avec calme, pareil à une eau de lagune.

Bientôt, je vous voyais, avec des yeux de somnambule, nébuleuse, inatteignable, hors du monde commun des regardants. Vous aviez fait, sur la dalle blanche, une simple rotation qui, vous dévoilant, vous livrait entièrement nue à celle qui prenait soin de vous. Sous la lumière rare de l'imposte, vous n'étiez qu'une ébauche à peine visible, l'écho d'un clair-obscur, une manière d'argile souple qu'un sculpteur se serait mis en devoir de façonner. Votre visage, abandonné au jour avec confiance semblait le recueil d'une heureuse plénitude, peut-être même, le signe avant-coureur d'une pure jouissance. Sur votre cou de faïence, la clarté faisait ses rumeurs presqu'inaperçues. Votre poitrine était le double événement d'une nature morte, deux grains de raisin opalescents que visitait la rosée. Votre ventre, une douce plaine versant en direction de la doline sombre de votre ombilic. Votre mont de Vénus, buisson étale sous les nuées de vapeur, se métamorphosait en une pluie soucieuse d'elle-même. Simple ruissellement de joie que la faille de votre sexe dissimulait bientôt au regard. Il y avait danger à scruter l'intérieur de cette œuvre en voie d'accomplissement. La plaine des cuisses s'éployait sous le vent d'un désir immédiat et vos genoux figuraient les récipients destinés à contenir la faveur de ce don. Les jambes se perdaient dans une cendre lumineuse que le rubis de vos ongles ponctuait à la manière de braises dans la nuit. Voilà l'apparition que vous étiez, que mon imaginaire fécondait pour mon plus grand désarroi. Comment être si près de la beauté - une simple cloison de verre opaque nous séparait -, et ne pas en être brûlé longuement ? C'était une telle démesure que de camper sur le bord d'une joie et de n'en pas saisir le mystère !

Mais, bientôt, le bruit décroissait, la vapeur se faisait simple buée; le verre livrant de vous, la forme indécise d'un paysage pris dans la brume d'automne. Quelques bruits légers, puis votre sortie, que ne tarderait guère à suivre la mienne. Dans l'atrium inondé de clarté, sous les bruissements d'une fontaine, vous glissiez, enveloppée d'un châle sombre, en direction de la salle de repos, suivie par la silhouette étroite de votre hôtesse. Fallait-il que vous fussiez au moins une reine pour être entourée de soins si empressés ! Vous vous installiez sur un fauteuil de velours rouge, votre bras gauche soutenant la chute de votre chevelure. Là, dans cette posture souveraine, vous sembliez à mille lieues des événements du monde, votre accompagnatrice veillant sur votre repos. J'étais à quelques coudées de vous, feignant de sombrer dans un demi-sommeil, alors qu'à la manière des félins, mon regard s'immisçait dans la fente étrécie de mes paupières. Un rêve digne des Mille et Une Nuits, trop bref. Un instant j'étais admis dans l'intimité de votre sérail, genre d'eunuque commis à vous servir de loin dans une passion qui me condamnait à un évident platonisme. Mais y avait-il mieux à espérer que cette vision du réel que l'imaginaire portait à son incandescence ? Peut-être n'étiez-vous qu'une personne ordinaire venue chercher quelque repos ? Il m'était si facile de me livrer corps et âme à ces sortes d'illuminations qui me visitaient avec la force des aurores boréales. Pure disposition au fantastique dont il faudrait bien, qu'un jour, je revienne. Mais c'était si agréable de se laisser aller à son penchant, de déguiser en princesse la première jeune femme rencontrée, de lui bâtir un palais de songe dont elle ne ressortirait pas, prisonnière d'une cellule de verre. Mais vous paraissiez tellement libre, en harmonie avec ce qui vous entourait. Céladon posé dans le bleu naissant de l'aube. C'est ainsi qu'il fallait que je vous imagine, sous la forme d'un objet rare naissant à la confluence des heures, sublime concrétion du temps. A vous halluciner, l'éternité apparaissait avec son tremblement de luciole, l'instant faisait son étincelle brillante, le passé se dissolvait dans les replis de la mémoire, l'avenir s'annonçait, dans le lointain, pareil à la flamme de la chandelle. Du temps, tout était dépouillé, sauf le présent qui vibrait comme la lueur du cristal. Mais, à bien y réfléchir, votre accompagnatrice ne m'avait-elle abusé ? N'étiez-vous pas, seulement, le reflet dans le miroir qu'une habile photographe avait cherché à immortaliser ? N'étiez-vous pas image et rien d'autre qu'un pur fantasme de papier ?

Demain, je reprendrais la route vers le nord, en direction de Bruges-la-flamande ou bien de Copenhague-la-danoise, peut-être d'Oslo-la-norvégienne. Mes maîtresses pour la vie. Décidemment, j'étais un homme du septentrion qu'un rien égarait dans les doutes et les approximations d'un réel flou. Il me fallait les paysages de lagune, le tremblement gris du bouleau, la fuite du renne dans les taillis de mélèzes. La route du sud était trop empreinte de sortilèges, de contes orientaux. J'irais voir Carlson. Ensuite un hammam, une immersion rapide dans les eaux du fjord. Ce serait une façon de renaître, de reprendre pied sur la terre ferme. A cette heure-ci on fermait les dernières cabines sur des rêves d'absolus. Un jour, peut-être, je reviendrais dans le pays des princesses orientales. Un jour … peut-être.

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11 mars 2020 3 11 /03 /mars /2020 10:22
« Miroir, dis-moi si je suis la plus belle »

Source : Amazon

 

***

 

   « Ce qu’il faudrait, c’est briser une fois pour toutes ces fenêtres du mal ; cacher, briser, souiller les miroirs, embuer les reflets du verre et du tain, et rester dans le spectacle sans témoin. Mais peut-on briser un miroir ? N’est-ce pas évident qu’ils sont indestructibles ? Qu’ils sont là, partout, autour de moi ? »

 

                                                   « L’extase matérielle » - J.M.G. Le Clézio.

 

*

 

   Oui, les miroirs sont là, présents en l’entièreté de leur être, partout visibles, infiniment visibles, animés de mille reflets, partout où un pan de mur est disponible, partout où la glace d’une vitrine hallucine le jour, partout, sur les faces brillantes des carrosseries, sur le luxe inouï des chromes, sur les verres des lunettes derrière lesquels se dissimule la fente inquiète et souvent désirante, infiniment désirante des yeux, partout ! Oui, les miroirs « sont indestructibles » et c’est bien ceci, cette invulnérabilité qui nous étreint et nous désespère. Et pourquoi donc ceci alors qu’ils ne semblent être là que pour paraître les serviteurs zélés de notre toilette, pour nous aider à mettre un peu d’ordre dans notre visage, en atténuer le chaos, le porter à la ressemblance d’un cosmos ? Fonction donc « cosmétique » du miroir, qui voudrait seulement mettre en ordre qui nous sommes, nullement fomenter à notre encontre quelque sombre dessein. Certes, mais comme toujours, les apparences sont trompeuses et il faut continuellement désembuer la vitre qui reflète notre silhouette afin d’en apercevoir les exacts contours.

   Oui, le miroir fascine, attire et nous nous perdons en lui, tel Narcisse contemplant sa pure beauté sur la face brillante de l’eau. Nul, face au miroir, ne peut demeurer en-deçà, pas plus que sur sa surface glacée, mais en un seul endroit qui se nomme « au-delà de sa présence ». Il faudrait une force de caractère hors du commun pour résister, plus que quelques secondes, à sa force d’attraction, d’aimantation. C’est le propre de toute étendue réfléchissante que de gommer notre être, de le dissoudre, de le porter hors de lui, dans un site étrange où il n’aura plus d’avoir-lieu, seulement l’espace élargi d’un immense flottement où il perdra jusqu’à son intime conscience. Simple reflet parmi la myriade des reflets du monde. La « traversée du miroir » est un voyage sans retour. Ou bien, si l’on en revient, ce ne peut être qu’au motif aberrant de sa propre anamorphose. Désormais on ne se connaîtra plus qu’à la manière de cet étrange voyageur au terme d’un éprouvant périple, voyageur qui n’a plus accès à lui-même ni même au pays dont l’événement l’a profondément chamboulé, lui a fait perdre son orient.

   Avoir trop subi l’épreuve du miroir est l’équivalent de la folie que l’on aurait rencontrée au détour du chemin, dont on porterait les oripeaux, n’ayant même plus accès à cette image de soi qui nous faisait homme parmi les hommes du monde. Certes, sans doute beaucoup rétorqueront-ils qu’il s’agit là d’une expérience limite, que n’y succombent que ceux dont l’horizon psychologique est déjà envahi du germe de la démence, que la simple observation d’une face sans doute lisse, éblouissante, ne saurait conduire à de tels états, que l’on possède toujours en soi les ressources suffisantes afin de se soustraire à sa soi-disant mortelle emprise, que ceux qui prétendent le contraire ne sont que des faiseurs de charme, des ordonnateurs de philtres ou bien de sombres manipulateurs de consciences.

   Soit. Mais alors, regardez-vous donc dans le miroir autant de temps que vous en supporterez l’épreuve, aiguisez la lame de votre pupille, forcez l’entrée de vos yeux reflétés dans le miroir, pénétrez donc dans ce corps illusoire qui vous est offert, tout comme une victime propitiatoire est remise à son dieu afin d’en obtenir la grâce. Prenez donc vos yeux, faites-en deux billes de porcelaine ou deux silex au carbure, projetez-les dans votre massif de chair, aveuglez-les tant qu’il vous plaira, enduisez-les de suie, perdez-les au fond de l’abîme de votre corps. Car vous savez bien que votre corps est faille sans retour, peuple inaccessible qui ne profère qu’un éternel silence, inconcevable mystère dont vous ne percevez jamais que les fluctuantes limites. Vous êtes constitués de cette obscurité, vous êtes soudés aux ténèbres, il est requis que vous sortiez de vous pour connaître le monde. Votre regard, c’est vers le monde qu’il est sommé de le porter, vers l’ouvert, le toujours disponible, la forme déployée de toute altérité.

   A ne voir que sa propre image dans le miroir on oublie le visage familier, la physionomie aimée, on oublie l’ami, on oublie le monde. Son propre regard capté dans le miroir est le point focal à partir duquel réaliser les conditions de son immédiate aliénation. Le fou, lui, n’a nul besoin d’un témoin visuel lui faisant face pour se reconnaître puisqu’il est, à lui-même, pour lui-même, en l’entièreté de son être, son propre miroir. Pourrait-on mieux dire la perte de soi en quoi consiste le reniement de ce qui est autre, de ce qui est différend et demande de nous de constants ajustements, quelques déports de notre pensée, la transitivité de nos sentiments, le glissement continu de nos opinions qui, pourtant, nous paraissaient frappées au sceau d’une incontournable vérité.

   Toujours il nous est demandé de conquérir un nouveau sens que nous n’avions perçu, de nous décider, en quelque sorte, à opérer notre propre métonymie, à changer de peau, à nous métamorphoser. Or, ceci, le phénomène de l’exuvie au cours duquel nous nous revêtirons d’un autre épiderme, nous ne le possédons nullement de l’intérieur, comme nous possédons un membre ou une fonction mentale ou autre. C’est de l’extérieur du miroir que vient ce qui nous réalisera en propre et nous portera au plus loin des possibilités de notre être. Avoir ceci en ligne de mire et déjà une partie du sentier est accompli qui nous sauvera de nous-mêmes, car c’est bien de ceci dont il s’agit, de notre salut qui ne dépend que de nous, l’Autre est un Passeur, un Révélateur, celui dont les yeux, nous visant, nous confirment dans notre irremplaçable et singulière nature. Tout ceci nous le savons du fond même de nos cellules. C’est une apodicticité qui, comme telle, ne demande aucune justification ni argumentation pas plus qu’une brillante démonstration. « C’est ainsi » pourrait se donner comme le seul constat dont notre esprit devrait âtre saisi. Le réel est parfois si compact, si têtu, qu’il ne sert à rien de vouloir en faire céder la cuirasse, elle est bien plus forte que nous, bien plus amarrée que l’est notre conscience intentionnelle, plus rayonnante que le désir le plus ardent.

   Si donc nous faisons l’hypothèse, et nous la posons comme telle, que la vérité est bien plus le fait d’une extériorité du miroir qu’une étincelle de son intériorité, à savoir la nôtre, nous n’aurons de cesse de dénoncer le miroir comme « ces fenêtres du mal » pour reprendre les mots de Le Clézio. Notre contemporaine société, qui est prodigue en inventions de toutes sortes, surtout de celles dont les Existants raffolent, à savoir ces « miroirs aux alouettes » dont ils pensent faire le centre de leur liberté alors que, bien évidemment, le don qui en résulte consiste dans le reflux pour des temps indéterminés, peut-être pour l’éternité, de tout esprit critique, donc sa propre remise en tant que personne humaine, aux apories de la civilisation technicienne. Se pensant heureux, lestés de leurs étranges machines, branchés en permanence sur le carrousel des images « sans feu ni lieu », adoubés au bruit assourdissant du monde, manipulés par la mode et sa servante zélée, la divine publicité, ils errent autour d’eux-mêmes, manières de bourdons ivres du pollen qu’ils produisent à l’envi à des fins d’enchantement.

    Un jour sans doute d’inspiration peu commune, un Narcisse doué d’une rare imagination, déposa sur les fonts baptismaux de l’humanité, une étrange boîte qui reçut le nom « d’Androïde », pour tout dire couteau suisse à tout faire qui, à y bien regarder, n’est qu’un robot soi-disant doué d’une intelligence artificielle hors du commun. « Hors du commun » en effet, car si le « commun » est l’homme, vous et moi en l’occurrence, Androïd en est le miroir si artificiel que l’on peut se demander en quoi peut bien consister son intelligence. Et puis, vous en conviendrez avec moi, l’intelligence est humaine rien qu’humaine, jamais elle ne saurait résulter de quelque artifice que ce soit. Donc la grande et étrange « Odyssée » humaine. Les divins Consommateurs eurent tôt fait d’amadouer la bête, de la mettre au pli, de l’incliner selon toutes les latitudes de leurs désirs polyphoniques. L’une de leur découverte les plus fécondes consista en l’invention de « Selfies », idiome anglosaxon oblige, genres de modernes autoportraits étonnants, à en faire pâlir d’envie Léonard lui-même, de Vinci, faut-il préciser !

   Voici donc « Le monde des Selfies », tout comme on a eu « Le monde de Sophie » pour la philosophie, mais en plus petit, tout comme on  a eu « Le monde du sexe » d’Henri Miller, mais lui au moins pensait, plus qu’il ne dépensait, tout comme on aura, dans un avenir proche « Le monde connecté » puisque certains esprits bien pensants nous promettent une vie d’araignée lovée au sein de sa toile cybernétique. Tout ceci est si affligeant que, sans doute, il vaudrait mieux en rire, peut-être jaune, à moins que « Le monde du Corona » ne nous ait tous décimés bien avant que cette époque tragique ne nous submerge et ne nous réduise à néant. Mais parlons donc un brin de l’incontournable couple Selfie-Androïde, un viatique irremplaçable pour notre présent. Avez-vous déjà observé combien cette houle des portraits en tous genres déferle sur les modernes diaporamas que nos amis ne se lassent nullement de nous infliger à longueur de temps au prétexte, sans doute, qu’ils sont les créatures les plus intéressantes du monde ?

   Quant aux réseaux sociaux, inutile de faire leur éloge, ils sont la caisse de résonance de l’intarissable faconde humaine, le plus souvent la plus affligeante qui soit. Combien il est en effet important de savoir ce qu’Untel prend pour son petit déjeuner, le dernier costume dans le vent qu’il affectionne de porter, la position qu’il adopte dans sa gymnastique intime avec la dernière élue de son cœur, ses petites et grandes manies, ses désirs obsessionnels rougeoyant à la simple vue d’un appareil photographique ou de ces stupides véhicules flanqués de l’acronyme « SUV », haut sur pattes, laids et polluant la planète sans vergogne. Mais enfin, être le procureur de ces temps hors du temps demanderait une durée qui ne serait que celle d’une pure perte.

   Le drame de l’humain, hormis son égoïsme foncier qui explique bien des malheurs du monde, est sa constante propension à confondre l’être et l’avoir. Mieux et plus justement dit, à transformer tout être en avoir, à tout réifier, à choisir la quantité plutôt que la qualité, à ne nullement s’étonner de la laideur alors qu’il se pâme devant les dernières inepties de la production consumériste. Un long chemin serait à faire afin d’ensemencer les consciences du germe d’une immédiate beauté. Elle court partout : sur les ailes mordorées d’un insecte, sur la feuille que visite la froidure hivernale, sur l’écume des eaux qui rejoignent le vaste océan dans de magnifiques estuaires. Mais revenons un instant aux Selfies, ces icônes des temps d’aujourd’hui, ces idoles de plastique et de métal auxquels les Vivants vouent un large culte. Avez-vous déjà vu comme leurs yeux brillent, combien leur bouche devient pulpeuse de désir, combien sans doute leur sexe-même est convoqué à la fête des plaisirs médiatiques ? Ils sont « aux anges » pour employer l’expression canonique.

 

« Miroir, dis-moi si je suis la plus belle »

   Et si j’emploie ce terme « d’ange », c’est à dessein. Observez donc la psyché baroque qui illustre ce texte, vous y apercevrez, tout autour de l’ovale du miroir, trois anges qui semblent les génies tutélaires du domaine dont ils ont la garde. Comment les interpréter alors ? En défendent-ils l’entrée au prétexte que s’ouvre un possible champ pour le péché ? Sont-ils l’exacte réplique du dieu joufflu Eros qui invite les Amants à la fête infinie des plaisirs ? Tiennent-ils ouverte la porte d’un Paradis Terrestre qui gît en filigrane dans le tain du miroir ? Peut-être tout ceci à la fois en une sorte de complexité joyeuse où se mêlent, pèle-même, malice, jouissance sous le manteau, curiosité d’un vice qui trouverait, ici, ses plus belles et plus vives illustrations ? Il nous plaît de penser que tous ces curieux sèmes courent immédiatement sous la pellicule fascinante et enchantée du miroir.

   Mais qu’y trouvent donc nos coreligionnaires pour y passer le plus clair de leur temps, jusqu’à s’oublier (?), à s’immoler jusqu’au profond de leur âme dans ces images d’eux-mêmes qui les mènent au vertige infini de leur étourdissant ego. Ils sont ici, au centre rubescent de leur solipsisme, ils exultent, ils se savent les biens les plus précieux du monde, ils se savent or et platine dignes d’enchâsser quelque couronne royale, à commencer par la leur, dans la plus verticale évidence qui soit. C’est bien ceci le risque majeur de la « Selfie-idolâtrie », être le centre et la périphérie du monde, ne plus apercevoir au large de la Terre que les satellites multipliés à l’infini d’un Soi immanent à sa propre figure, d’un Soi dont la pulsion magnétique éloigne toute présence qui, précisément, ne serait nullement leur Soi. Tout ceci serait du plus grand comique, une superbe farce à la Molière si les consciences n’étaient à ce point abîmées, érodées par cette « multiple splendeur » dont ils croient être atteints, comme le pôle est atteint des rayons fécondants de l’aurore boréale.

   Là, au centre absolu d’eux-mêmes, les producteurs d’images cybernétiques, les dévoreurs de représentations virtuelles, les grands ordonnateurs de la « société du spectacle » mise en exergue au cours des années déjà lointaines par Guy Debord, stigmatisant toutes les dérives de nos sociétés occidentales abreuvées de gains et de richesses faciles, les Grands Prêtes donc de la Messe Universelle ont dressé les stèles sur lesquelles ils procèdent à leur propre sacrifice. Se pensant libres, ils ne possèdent plus nulle autonomie, enchaînés qu’ils sont à la machine qu’ils vénèrent dont ils sont les esclaves, « servitude volontaire » eut dit La Boétie en des temps bien plus humanistes que les nôtres. Le nôtre temps, depuis au moins les belles remarques de Nietzsche, est marqué au fer d’un incoercible nihilisme qui ne reconnaît plus l’être, qu’on le nomme « Idée, « Nature », « Histoire », « Conscience », quel que soit le prédicat qu’on lui destine à condition qu’il le soit de façon essentielle et non adventice, la saison actuelle en est la figure la plus visible.

   Mais qu’ont donc fait les hommes abusés par la Technique, adorateurs de la Machine, sinon les désigner tels leurs bourreaux, leurs geôliers ? Ils ont édifié des ex-votos sur lesquels ils ont inscrit, en lettres de feu, les gestes de leurs propres sacrifices. Ils ont allumé, autour de leurs autels, dans le clair-obscur religieux de leurs chapelles, les cierges inextinguibles de leurs propres envies. Ils ont officié devant la foule des fidèles réunis au sein même d’un gothique flamboyant, « flamboyant » pris au pied de la lettre. D’eux-mêmes, qu’ils pensaient avoir porté au pinacle, il ne reste que des cendres fumantes, flèche de Notre-Dame s’écroulant sous le poids de sa propre vanité.

   Oui, le paysage est désert, la terre dévastée quand le sens du monde est aboli. Demain, pour les générations futures, en aient-elles le courage et l’envie, à charge de reconstruire l’édifice d’une civilisation fondée sur l’exercice d’un juste humanisme. Parfois le progrès n’est pas à regarder au futur mais au passé. Les siècles de la Renaissance seraient une juste source d’inspiration. Eliminant l’excès d’individualisme apparu précisément à cet âge de l’Histoire, il faudrait faire retour au beau classicisme de l’Antiquité, réactualiser le prestige de l’Art, faire aimer la Poésie, se pencher sur les textes de la Littérature, explorer le savoir de la Philosophie, ces sciences soi-disant « molles », selon une qualification rien moins que paradoxale, toutes disciplines qui sont le véritable et éminent fondement d’une pensée. Certes la tâche est immense. Certes penser un « nouveau monde » à l’aune d’une contradiction qui mettrait en défaut le paradigme technicien, son éclaireur de pointe, l’amusant Selfie, paraît être, sinon une gageure, du moins l’espace d’une simple provocation. Mais les choses sont bien plus complexes que cela. Il en va du sort de l’humain en son essence. Osons l’être. Mettons l’avoir sous le boisseau. Chiche !

  

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 15:10
Arbre originaire

 

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

   Cet arbre est unique. Cet arbre est essentiel. Cet arbre est un arbre du commencement. Mais que veut dire ici « commencer » si ce n’est tracer la ligne d’une histoire qui n’en finira jamais, toujours se renouvellera, dont la flamme ne s’éteindra nullement ? C’est un peu comme un tour de magie. Dans le chapeau il n’y avait rien que le vide et l’inaccompli et voici qu’une colombe en sort, toute ruisselante de clarté, ivre de sa propre venue au jour. L’on peut marcher des jours et des jours, s’inscrire dans ce paysage que nous propose cette photographie, voir le moutonnement des collines à l’horizon, voir les grandes entailles blanches du Causse, voir cette cabane de pierres où le paysan remise ses outils, voir le rectangle de vigne avec son quadrillage régulier et ne nullement apercevoir cet arbre situé sur son éminence d’herbe rase qui toise le ciel et parle au nuages son beau langage d’immobilité, qui chante aux oiseaux l’étendue de ses ramures, dispose à la pluie les grappes légères de ses frondaisons. En effet, l’on peut passer à côté des choses, fussent-elles remarquables à plus d’un titre, avancer dans une manière de distraction brumeuse et ne retenir du réel foisonnant qu’une ligne de terrain ici, une élévation de pierres là, le bleu du ciel dans une déchirure de nuages. La plupart du temps, nous nous comportons tels des voyageurs d’un visible que nous avons élu par hasard, au seul caprice de nos yeux, à la seule fantaisie de nos intimes errements.

    Cet arbre est là, dressé sur sa colline, il ne demande rien, n’attend rien, il n’est rien d’autre que sa propre croissance s’ouvrant au domaine ouranien, que sa propre patience s’enfouissant dans les lourdeurs de la terre. Pourtant, il suffit qu’un jour, au hasard de nos divagations, de nos pérégrinations sans but apparent que de se distraire de soi, l’on fasse une rencontre décisive que n’oubliera ni notre mémoire, ni la dimension de notre être en quête de beauté. Il se fait alors un genre de déclic, de mince tellurisme comme si dans la sphère de notre tête enfin lézardée, pût s’inscrire, en nos grises circonvolutions, autre chose que la fuite du vent sur la butte de la colline, loin à l’horizon de notre vue. Mais au fait, une interrogation ne manquera de surgir : avions-nous au moins, une seule fois dans notre existence, vu un arbre en sa foncière constitution, autrement dit en son essence ? Sans doute, non. Nous avions vu des châtaigniers aux troncs fissurés au plein de la forêt, de vieux tilleuls pleurant leurs feuilles dans des cours d’école, d’antiques chênes promis à une prochaine coupe en vue d’un travail d’ébéniste. En réalité, nous n’avions aperçu que des prédicats, des mesures, prélevé quelque qualité qui suffisait à notre discrète investigation. Certes, tout ceci s’était fait dans la facilité, dans la possible marge d’erreur, dans l’approximation qui est le berceau de notre propre incurie à percevoir le monde en sa belle et admirable singularité. Voir l’âme d’une chose, interroger son esprit, sonder ses propriétés uniques requiert bien plus que ce regard amorphe que nous laissons traîner hors de nous, qui ne fait que faseyer et ne trouve que rarement le foyer d’une récolte féconde. Oui, l’arbre il faut le récolter de la même façon que l’on défriche un sol, le débarrasse de ses scories, le nettoie de ses impuretés, le fait se dresser dans sa candeur comme l’événement toujours remarquable qu’il est.

   Nous disions, à l’incipit de cet article, que cet arbre que vise l’image est l’arbre d’un commencement. Mais en quoi est-il ceci ? En quoi se différencie-t-il du peuple des autres arbres qui, soudain, paraissent s’abîmer dans un pesant anonymat ? Tous les arbres sont des événements, de divines surprises mais l’étroitesse de notre vue humaine ne peut en embrasser la présence que d’une façon successive, nullement simultanée. Pour l’instant c’est cet arbre-ci qui compte et mobilise l’entièreté de notre conscience. Son essence nous n’en connaissons nullement la nature et ceci est précieux afin que, déporté de sa particularité, il puisse de facto recevoir ce signe universel, le seul possible si l’on cherche à frayer un chemin en direction des significations essentielles qui s’y abritent.

    Le ciel est parcouru de fins nuages blancs que ponctuent quelques zones plus sombres. La colline est de calcaire, semée, çà et là de cailloux qui ressemblent à des ossements, usés par la pluie, poncés par le vent. Une herbe rare, clairsemée, laisse voir les plaques de terre. L’horizon est lointain que rien ne perturbe. Les habitations sont rares en ce lieu de pur dénuement. Un village de maisons serrées les unes contre les autres en contrebas. Une route qui se perd quelque part dans l’innommé, le silencieux, tout ceci qui pourrait être en vacance de soi, peut-être simplement un paysage de l’aube des temps, un paysage du commencement. L’arbre, ici, au sein de cette immense respiration ressemble à une jeune vie en train de s’éployer, à une vie qui ne connaîtrait ni ses limites, ni la perspective de son devenir, la dimension de l’aventure qui sera la sienne.

    Ces paysages qui méritent le titre de « primitif », de « constitutif », à savoir de cette nature plénière qui écrit sa propre fiction sur la page virginale, infiniment dilatée de l’apparaître, sont des entités remarquables au seul motif qu’elles nous reconduisent au seuil de notre vie, à notre propre naissance, aux fondements qui nous ont constitué tel cet homme-ci, cet homme-là cheminant parmi les hasards de l’être-au-monde. Voir cet arbre en sa plus exacte vérité, dépouillé de tous les artifices qui pourraient en assombrir, en ternir la silhouette, c’est voir le début d’une histoire, c’est se reporter, en un seul empan du souvenir, à ces instants fondateurs de notre propre identité, aux moments qui ont modelé notre psyché au point que cette dernière se confond avec les événements qui l’ont façonnée. Nous avançons dans la vie, nous proclamons nos actes libres, nos mouvements doués d’autonomie. Certes il en est sans doute ainsi mais, à l’évidence, jamais nous ne pouvons faire l’économie de ce qui nous a traversé et a sculpté en nous les motivations au gré desquelles nous progressons.

   Cet arbre ouvre une histoire, veut simplement dire ceci : il nous invite à cheminer de concert avec lui, il s’installe au plein de nos affects, il appelle nos réminiscences, tel autre arbre connu pendant l’enfance dont nous fîmes notre première cabane, ce puissant archétype de l’habiter sur terre, afin d’y construire une éthique, d’y déceler la parole chatoyante d’une esthétique. Désormais, si la rencontre a été décisive, nous aurons partie liée avec lui, il sera en nous comme nous serons en lui. Son écorce sera notre peau et corrélativement, notre peau sera son écorce. Bien évidemment la pierre de touche d’une telle affirmation s’abreuve au symbolique, non au réel  radicalement réifié, pris dans les mailles indépassables de sa propre concrétude. Mais nous sommes autant des êtres symboliques, le langage en témoigne, que des êtres de chair, la douleur mais aussi le plaisir en tracent, parfois, l’inévitable voie.  

    Cet arbre agit en nous à la façon dont d’autres choses ont agi en résonance avec notre être profond. En lui, au travers de sa beauté partout présente, c’est cette source de la petite enfance qui fait entendre son doux bruit de cristal. C’est notre premier et spontané élan pour les bras ouverts de la mère, la justesse de la direction choisie par le père, la tendresse d’un sourire dans les yeux des aïeuls, les premières amours pareilles à des lames de fond, les amitiés adolescentes fortes et inentamables comme des forteresses, la naissance d’un enfant, les émotions au bord de cette jeune vie, le luxe, la puissance de l’âge mûr, la joie d’être à son tour devenu cet homme, cette femme entamant le dernier chemin dans le rayon d’un crépuscule d’automne.

   Le commencement qui nous échoit dans le genre d’une surprise à toujours renouveler, d’un constant étonnement à manifester, ce sont aussi nos confluences les plus heureuses avec telle page admirable de Proust dans « La Recherche », telle autre intime et bouleversante du Rousseau des « Confessions », telle autre encore répercutée à l’infini de Senancour, de Chateaubriand ou de Hugo. Le commencement, c’est encore les éblouissements de l’art, les tableaux de la Renaissance Italienne, les subtilités des Léonard, la plénitude heureuse des  Botticelli, les clairs-obscurs pleins de profondeur du Caravage. Et, bien évidemment, la liste pourrait être infinie de nos émois littéraires, picturaux, musicaux que notre mémoire a archivés dans les rayons de notre « musée imaginaire ». Toute découverte vraie est commencement, c'est-à-dire qu’elle mobilise la totalité de notre être et en sollicite les multiples facettes afin que ces dernières se mettent en devoir de tracer de nouvelles esquisses, d’ouvrir de nouveaux chemins. Nous ne sommes réellement vivants qu’à la mesure de ces généreux croisements qui portent en eux bien plus que leur modestie pourrait nous le faire supposer.

    Avait-on jamais imaginé de telles ressources auprès de cet arbre levé dans sa propre solitude, exposé aux caprices du vent, menacé par la hache ou la scie ? C’est bien parce que l’arbre, cet arbre, avoue sa fragilité, qu’il nous touche au plus secret de nos sentiments. Désormais, l’ayant vu avec justesse, nous ne pourrons plus faire comme s’il n’avait jamais existé. C’est son être qu’il nous a donné en partage, sous ce ciel de lourds nuages, sur cette colline semée de vent, devant cet horizon illimité. C’est notre être qui vibre en écho avec sa présence, lui correspond au titre d’une existence parmi les existences, ni plus riche, ni plus pauvre que les autres. Une existence seulement qui ne s’accroît que de la proximité des autres, qui ne peut faire phénomène qu’à contre-jour des autres. L’arbre est entré en nous, nous avons fait saillie en lui.

 

 

 

 

 

 

 

  

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:27
Silhouette

                 Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

   C’était un frais matin de printemps, je me souviens. L’air à peine défroissé faisait son murmure d’avant le monde. C’est curieux cette impression d’une origine alors même que la terre se craquèle, qu’apparaissent, sur sa peau, les flétrissures du temps. On douterait même qu’elle ait eu un commencement, la terre, que de toute éternité elle était cette grande fatigue commise à sa perte, fût-elle lointaine, insondable en quelque sorte.

   Les rues s’éveillaient à peine de la pesanteur nocturne. Les murs tâchés d’ombre se réfugiaient dans un étrange anonymat. Auraient-ils été doués de langage qu’on n’en aurait perçu que le lent étirement pareil à celui d’un fauve exerçant ses membres engourdis dans la venue de l’aube. C’est toujours un mystère que ce passage du refuge de la nuit à la déchirure du jour.

   Vois-tu, toi, Silhouette (quel autre nom pourrais-je donner à une forme fuyant dans le corridor de la lumière ?) tu es cette onde à jamais, ce temps irréversible, cette feuille d’espace qui, un jour s’altérera car au printemps succède la saison et l’hiver souffle déjà sa froide haleine qui, de bise, deviendra simplement mortelle. Simplement parce qu’il en est ainsi du devenir, il ne s’adresse à nous depuis son site inaperçu qu’à nous immoler dans l’instant qui brille des derniers feux de la présence.

   C’était un frais matin de printemps, je me souviens. Dans le sillon qui ne menait nulle part nous étions deux. Deux solitudes en font-elles jamais une seule ? Ou bien chacune, solitude pour solitude, incluse dans son germe, soudée en la mince tunique de sa chrysalide ? Serions-nous un jour papillons, Uranie ou bien Sphinx,  voletant dans l’air poudré de pollen, deux existences insoucieuses de quoi que ce soit, dans l’unique du vol comme fin de nos êtres en leur singulier destin ? Peut-être le lieu d’une brève rencontre, le temps d’une accolade puis le souvenir poudré d’un bonheur diffus se perdant à même sa généreuse profusion. La fleur ne vit qu’à perdre ses pétales. Son subtil rayonnement n’est que le signe avant-coureur de cette chute.

   Vois-tu, Silhouette, toi dont je suis la trace, pareil à l’esseulé réalisant son rêve, qu’adviendra-t-il de moi dans la décroissance du jour, ombre parmi les ombres. Qu’adviendra-t-il de toi ne sachant que ton fanal était le point lumineux dont un inconnu avait décidé de faire la parole la plus apaisante qui fût ? Combien de solitaires croisons-nous que nous aimons jusqu’à la déraison, eux, elles, qui n’en sauront rien ? En sont-ils alertés au plein de leur sommeil, dans ce fruit écarlate, cette grenade éclatée aux mille pépins ? On n’en cueille que quelque suc vite bu et l’on demeure sur sa soif et l’écorce de l’heure en son retrait ne saurait nous consoler de cette perte. Oui, voir et ne nullement saisir est ce deuil inaccompli qui se loge au plus secret de qui nous sommes, des voyageurs en déshérence qui ne connaissent plus l’objet de leur peine. Ils marchent à côté d’eux, de leur propre corps,  sans même s’apercevoir qu’ils en ont un. Toute souffrance trop durement endurée efface jusqu’au réceptacle qui en est le point ultime.

   C’était un frais matin de printemps, je me souviens. Pourtant déjà il n’a plus que la consistance d’un miroitement à l’orée de la mémoire. Pourquoi faut-il donc que les choses les plus douces, que les plus grands espoirs chutent dans l’oubli, tels de grands oiseaux ivres de vents qui se perdent dans l’acte même de leur vol ? Une fatalité est-elle inscrite dans le parcours d’exister avec l’urgence d’une vérité à paraître ? Serions-nous perdus d’avance, condamnés à une cruelle cécité, sidérés d’une surdité qui gommerait tous les bruits du monde ? Pourtant nous voulons voir. Pourtant nous voulons entendre. Partout s’ouvrent les fleurs, partout jaillissent de blanches corolles. En elles nous voulons nous perdre. Seulement en elles !

 

 

 

 

 

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:26
De l'être à l'apparence .

Œuvre : Barbara Kroll.

De prime abord nous inclinons aux contingences de tous ordres. Nous disons : "Ceci est de telle ou de telle manière". Nous disons : "Ceci existe en raison de …". Nous fondons en raison et trouvons aux choses toutes sortes d'invocations terrestres, souvent inscrites dans une évidente présence. Nous voulons être rassurés par une logique de l'objet. Nous posons le monde devant nous - l'arbre, la montagne, la feuille, l'Autre - nous affirmons en tant que Sujets (cette "belle" invention de la raison discursive) et prêtons à tout ce qui nous entoure quantité d'esquisses que nous croyons signifiantes alors qu'elles ne mettent en jeu qu'une certaine habileté à occulter ce qui se dissimule juste au-dessous de la surface. Loin d'être une vue distale, laquelle prend recul et hauteur, notre point de vue sur les choses est partiel, partial et ne s'exhausse guère plus haut que les herbes de la savane que parcouraient nos ancêtres, les Homo erectus dont la vision proximale assurait la survie. Nous divaguons tout autour de nous comme l'abeille butine le nectar sans savoir qu'elle l'a vraiment fait. Nous sommes pures distractions de nous, de l'Autre, du monde.

Nous regardons et nous disons : "Ce sont de jeunes femmes dans un sauna." Nous disons encore : "Ce sont des danseuses avant la scène" ou bien : "Elles vont se vêtir avant de sortir en ville." Nous disons tout ceci et nous fabriquons une réalité qui, peut-être, n'existe pas. Mais qu'en est-il donc de ce fameux réel qu'à chaque instant nous évoquons, ne sachant trop en quoi il consiste. Mais, en tout état de cause, il n'est qu'un fragment de nous-mêmes en direction du monde, une configuration que nous lui prêtons, une esquisse que nous lui attribuons. Car, en-dehors de nous, pour nous, il ne saurait avoir aucun sens. Il s'agit toujours d'une question de face à face : moi face au monde et le monde en retour.

Nous regardons de nouveau et, avec une belle assurance, nous formulons : "Ce sont deux figures féminines face à face". Et nous nous pensons quittes d'autres justifications. Mais rien n'est moins faux que d'évoquer un tel face à face. Le seul face à face qui ait jamais lieu, c'est celui de soi avec soi. C'est seulement à partir de notre propre ipséité, à savoir de notre coïncidence avec nous-mêmes que le surgissement du monde est possible. En accord avec notre être nous dépassons le cadre de notre simple apparence, de notre figure lisible pour atteindre le seul lieu possible de notre liberté, transcender le réel, donner acte au monde, aux choses, aux Autres dans leur incontestable multiplicité. Ces deux jeunes femmes - situons-les dans l'atmosphère embrumée d'un sauna - ne se font face que de manière contingente. Là, sont-elles, dans cette posture, dans cette intimité propice aux révélations de tous ordres. Aussi bien auraient-elles pu se trouver dans un square ou bien assises à la terrasse d'un restaurant. Simplement de l'existence en train de dérouler ses anneaux, de tricoter ses mailles l'une à la suite de l'autre. Conversations, bavardage, confidences, mais jamais de l'être à l'état pur puisque celui-ci ne saurait exister en aucune manière. C'est nous qui lui donnons abri, c'est lui qui nous conduit vers ce temps dont il est tissé de manière si impalpable qu'il en est comme l'écho perdu dans quelque lande sertie de brume. C'est de l'indicible dont, pourtant, nous devons constamment nous assurer afin que notre cheminement dans la vie ne soit pas une simple hallucination.

Ces jeunes femmes qui devisent dans une apparente décontraction ont à se retirer, chacune dans l'antre ouvert de leur propre sérénité, à cet endroit où n'habitent que silence et coïncidence à soi, là où le battement de l'être devient perceptible comme peut l'être le bruit d'une source dans le sous-bois déserté. Car, pour que le bruit soit vrai, libre, assuré de sa propre parution sous les frondaisons du monde, il faut cette condition de possibilité du retirement, du silence, de la parole originaire se retenant jusqu'au bord d'un secret. La moindre effraction, le plus minuscule geste et tout serait compromis qui refluerait dans l'ombre fondatrice, dans le repli obscur du néant à partir d'où tout se révèle dans l'espace ouvert de la clairière. Ces jeunes femmes sont deux sources bruissant de concert dans la fraîcheur des ombrages. D'abord à l'écoute d'elles-mêmes en leur être, elles se déploient comme la crosse de fougère gagne l'éther, elles se déplient en direction de l'Autre, cet Autre dont l'étrangeté ne repose que sur le mystère de son propre être. Être contre être avant que l'existence ne fasse son pas de deux, voici ce que l'Artiste nous livre dans cette belle peinture pleine de réserve et de méditation en instance. Le sens est là, entièrement contenu dans la géométrie de quelques silhouettes fondues dans le jour, dans l'assourdissement de teintes venues nous dire la rareté de l'instant.

L'être, nous ne le voyons pas, car seulement "il y a être", tout comme il y a vérité, liberté, ces transcendances auxquelles nous nous devons de figurer sur l'avant-scène alors que dans les coulisses bruissent déjà tous les bruits du cheminement existentiel. Nous les entendons faire leur grésillement de flamme. C'est à une désocclusion de ce que nous sommes toujours, dans l'ici et maintenant du monde, que nous devons donner acte. La compréhension est dans le geste même qui se porte au-devant des choses, non dans leur chair muette. Dans l'oursin, c'est toujours le corail qui parle. Nous n'en voyons que la bogue aux épines violettes. Dans l'Autre, nous ne distinguons que sa bouche, ses lèvres, son corps, sa souplesse avenante. Figures de l'exister, modulations multiples, déclinaisons de ce que l'être, en retrait, nous livre de sa gamme infinie de possibilisations. Nous ne sommes jamais que cette vibration de corail, cette simple alternative du face à face de soi avec soi-même. Ce qu'est l'Autre en retour. Être est cette effervescence par laquelle nous nous donnons à nous-mêmes et à tout ce qui nous entoure, aussi bien cet Autre auquel nous croyons faire face alors que la dramaturgie humaine est entièrement contenue dans un jeu de miroir. Ego que le monde reflète, monde que reflète l'ego pour la plus belle fête qui soit : exister

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:25
Du côté du clair-obscur.

" Le ciel pleure sur les Hemmes..."

« Il pleut, il pleut

et le ciel verse encore des larmes

sur la plage des Hemmes

et, malgré tous nos nuages,

toujours toujours

je t'aime et je t'aime ».

Les Hemmes de Marck

Par Alain Beauvois.

On est quelque part, dans une chambre obscure, on ne sait trop où et l’on sent, loin, là-bas, le monde dériver. C’est au fond du corps que tout se passe, que tout s’amasse en pelotes confuses. La crypte du ventre est lourde que cloue le grain de l’ombilic. Le massif de la tête, sous le flux du songe fait ses grises circonvolutions et c’est comme un vertige qui imprime son bruit de laine. Le jour est si bas, la clarté si étouffée dans l’antre du cortex. Dans la spirale de la cochlée ricochent tous les bruits de la Terre avec leurs signes pliés tels ceux des hiéroglyphes. L’incompréhension est grande et le tumulte partout présent. Le tronc des jambes s’éteint sous l’écorce abrasive de la peau. La peau, ce parchemin sur lequel inscrire le chiffre des heures, graver les joies et les peines, tracer les vergetures du désir. La voilà orpheline du monde, égarée parmi la mutité dense de la chair, empêtrée dans les fleuves de sang, absorbée par les humeurs vitreuses. C’est un tel égarement que d’être là au centre de soi et de ne pouvoir émerger dans la clarté, de connaître le rythme joyeux de l’heure, la rutilance des secondes comme scansion de l’être ! Si confondant et l’on sent, dans l’isthme de sa gorge, la meute pressée des larmes, le hululement long des sanglots. Les pieds sont révulsés qui disent l’absence de la marche, l’infernal fourmillement du surplace, la lame gélive du jour faisant sa schize, coupant la presqu’île de l’exister en deux parties égales. Ligne de partage autour d’un raphé médian. De part et d’autre, l’immémorial affrontement de l’ombre et de la lumière, du mobile et de l’immobile, de l’amour et de la mort. Les mains cernent le vide. Dans leur creux de silence, des copeaux de souvenirs, des éclisses d’étreintes, et la sciure compacte de l’ennui partout répandu. On est comme exilé de soi, les yeux lancent des éclairs, les pupilles clignotent avec l’impatience d’un sémaphore, les sclérotiques font leurs feux de porcelaine. Où sont les mots ? Où sont les phrases ? Où l’incantation dont le poème est le beau recueil, où la contemplation qui fait la conscience brillante et l’âme éclairée ?

Quelque chose a bougé. Quelque chose a tressailli. A la manière d’un dépliement, du surgissement d’une eau claire dans la faille de la nuit. On sait que cela va avoir lieu, qu’il y aura des hommes aux longues silhouettes, des femmes aux yeux emplis de beauté, des enfants aux cimaises desquels brilleront des feux de comète. On le sait depuis le profond de sa chair, depuis le battement de son souffle, la cadence souple de son cœur. C’est comme un flux qui aurait traversé les océans, comme une houle venant faire son écume blanche sur le rivage de nos corps. C’est une aube qui nous sculpte de l’intérieur, qui gonfle nos viscères, inonde notre territoire et nous dépose bien au-delà de ce que nous sommes dans l’orbe d’un pur ravissement. C’est cela naître à soi et en éprouver l’incroyable mystère. Plus rien alors n’est caché. Plus rien ne se dissimule derrière des voiles d’obscurité. Tout rayonne et se déploie jusqu’à l’horizon agrandi. C’est là, tout près, c’est une infime musique, un craquement de cristal, un crépitement de fils sur la toile immensément libre du ciel. La langue d’eau est là. Luxe d’or et de platine pareille à un lac immobile en attente d’éternité. L’espace s’est arrêté. Le temps est suspendu. Le grand sablier de la durée a interrompu la chute des grains de silice. Alors on peut s’approcher de soi. Alors on peut se connaître. La plage de gravier et de moraines est une souple étendue dans laquelle lire son avenir. Pierre après pierre. Goutte après goutte. Car, maintenant, tout est uni par la lumière, façonné en signes dont nous reconnaissons le visage familier.

Certes, de loin en loin, encore, des taches d’incertitude, des amas de questions irrésolues, des points de suspension, des failles à combler. D’amour, de jeux, de rencontres, de hasards. On est si bien là, sous ce ciel de cuivre, tout contre la suie des nuages, sous la chute diagonale de la clarté, en attente d’être. Oui, en attente car toute existence est suspens, hésitation, marche syncopée sur les chemins de fortune ou bien d’infortune. Nous n’avons jamais qu’à avancer sur ce filin d’irrésolution, tels des funambules entre deux lignes de crête lumineuses alors que, sous nos pieds, s’étend l’immensité sourde des choses non encore advenues. Nous souhaitons demeurer. Nous souhaitons figer les rouages du mécanisme d’horlogerie. Le temps d’une attente. Le temps d’une respiration. Juste au point d’acmé, entre diastole et systole et notre cœur s’arrêtant un instant nous serons maîtres de notre passé, de notre avenir et nous ferons longuement halte dans ce présent que nous souhaitons éternel alors qu’il n’est que cette basse lumière à ras du sol que, bientôt, une autre lumière effacera.

Mais où sont donc les ardoises magiques de notre petite enfance, ces manières de petites madeleines proustiennes dont, à notre gré, nous jouions à nous inventer un futur, griffonnant et griffonnant encore puis effaçant les stigmates du temps, reconduisant le passé dans les limbes et inventant de nouveaux présents, de nouveaux dessins, nos propres effigies dans l’ornière impalpable des jours ? Où sont les ardoises ? Où est le gris, cette teinte du passage de l’ombre à la lumière ? Où sommes-nous, nous qui toujours disparaissons alors que nous nous efforçons d’apparaître, qu’une pluie, parfois, suffit à reconduire au tremblement du néant ? Où ?

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:08
Au plus près de soi

« Rivage atlantique »

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   « L'atmosphère, ici, était d'une qualité équivalente (...). Jusqu'à cette moiteur de l'air, cette pureté du silence qu'il est impossible de trouver ailleurs que dans un couvent. »

 

                                      Georges Simenon - « Les vacances de Maigret »

 

*

 

   « Rivage atlantique », peut-être faut-il l’aborder au travers de cette citation de Simenon, l’accentuant, la lestant du poids si léger de la pureté. Puis redoubler cette manière d’apesanteur du luxe inouï du silence. Comme si l’une, la pureté, ne pouvait appeler que le silence, comme si l’autre, le silence devait s’envisager, uniquement, sous la figure de la pureté. Osmose des choses entre elles, fusion du beau en un seul et même endroit du monde afin de dire ce qui, ici, dans cette stance illisible de l’instant, devient l’essentiel, l’incontournable, le sens à l’infini réverbéré par le miroir de sa propre conscience. Dans cette expérience d’un minimalisme qui tutoie l’illimité, l’on devient transparent, invisible pour tout regard qui se mettrait en quête de notre propre silhouette, on perd jusqu’à son épaisseur, on est simple ligne confondue avec le fil de l’horizon, on est pâle rayon de soleil noyé dans sa mer de nuages, on est inapparence à la face de la terre, souffle d’un vent encore innommé, aube à peine levée dont nul pas ne pourrait tracer l’avancée sur la courbure inépuisable du réel.

   Alors, on s’est tellement allégé des soucis ordinaires, tellement abstrait de la sourde cantilène des villes, tellement éloigné des venelles agitées de mouvements multiples, que l’on vit dans une manière de délicieux vertige, on plie son corps dans la souple étoffe du songe, on s’enrubanne des flocons d’eau venus de l’océan, ces fines gouttelettes qui poudrent notre peau d’un baume si onctueux, on se croirait plongé dans un bain de jouvence au subtil parfum d’éternité. Voyez-vous, cette impression d’allègement me fait soudain penser à ces étonnants météores (Simenon ne parle-t-il de « couvent », dans sa belle évocation ?), donc ces météores de Thessalie, abritant tout en haut de leurs stalagmites de galets et de sable, ces « monastères suspendus au ciel », ces concrétions spirituelles dont on se demande si ce n’est notre faculté imaginaire qui en a tracé les contours.

   Et, par une immédiate association d’idée, je ne suis guère éloigné du Mont Olympe, de son sommet enneigé qui se découpe sur le bleu (la pureté ?) du ciel. Pur attirant le pur, silence appelant le silence. Genre de retraite ascétique où plus rien n’existe que la proximité de soi, où plus rien ne se dit que le corps du monde que rejoindrait le nôtre dans un geste d’ultime donation. Les dieux ne sont guère éloignés que rejoindrait notre propre mythologie personnelle. Les grands espaces océaniques, les étendues d’eau illimitées, lissées de vent, les hautes altitudes où glissent les longues caravanes d’air sont les portes au gré desquelles se connaître sans détour jusqu’en son fond le plus exact. Il n’y a plus de place pour la fuite, l’on est livré à l’entièreté de son être, conscience qui se regarde en tant que conscience.

    Mais, si l’on est devenu cet illisible signe, cette empreinte légère dans la trame d’un antique palimpseste, il ne faut nullement renoncer à décrire le réel, à le faire venir à l’horizon de nos yeux, le convoquer tout contre la conque de nos oreilles, le sentir frissonner sur la dalle attentive de notre peau. Réalité tout contre réalité. Du monde, la nôtre. Entre les deux, même pas la place d’un cheveu, le glissement d’une feuille d’eau, l’immatérielle présence d’un fin sentiment. Le ciel est infiniment levé dans sa parure d’ombre. Rien ne s’y dévoile que la mystérieuse vibration des ténèbres, faille à l’infini où se logent nos rêves. Une longue presqu’île de nuages cendrés flotte à mi-hauteur, médiatrice entre les hommes aux modestes destinées et les dieux immortels dont, parfois, l’éclair est la lumière, le tonnerre la sourde voix, la grêle la parole adressée aux Hésitants qui courbent l’échine sous le faix d’une existence devenue trop lourde, trop lente à se mouvoir, genre de toile percée en son centre de l’abîme d’une palpable tristesse.

   Une longue bande grise sous les nuages, elle est vision des hommes au sortir de leur torpeur nocturne, elle est espoir que la lumière vienne féconder leurs yeux, apporter l’amour, délivrer cette joie qui les fait tenir debout, parfois, en des manières d’étranges incantations, leurs mains se dressent vers l’azur pour en saisir quelques fragments dont ils pensent qu’ils sont habités d’esprit, traversés des ondes pulsatiles du bonheur. Inénarrable condition humaine qui confond, en un seul et même geste, symboles et réalités qui les portent, leur donnent essor !

   Pourtant les félicités terrestres sont si nombreuses que semblent dire, ici, cette belle et brillante dague de lumière, cette merveilleuse lame polie de clarté qui vient féconder le sable du rivage à la hauteur de son intelligence, de sa lucidité. Oui, la lumière est intelligente, lucide, elle qui fait briller nos yeux, elle qui nous révèle la profondeur du cosmos, la crête enneigée des montagnes, la grande bannière bleue de la mer, la hanche de l’Aimée à contre-jour de notre rubescent amour. Oui, belle est la lumière, elle est la vie en son plus beau déploiement. Et cette langue de sable ridée des attouchements subtils des flux et des reflux, ne nous dit-elle, en modulations graphiques, l’immémoriale geste humaine avec ses avancées et ses retraits, ses pleins et ses vides, ses célestes ascensions et ses terrestres chutes ? Notre vie même est cette constante dialectique, ce passage du noir au blanc, du blanc au noir qui se nomme ordinairement « actes du monde » dont nous tissons, jour après jour, le minutieux coutil. Il est la structure de notre être, il tend ses fils tout autour de nous à la façon d’un subtil cocon dont, habitude aidant, nous ne percevons même plus le luxe inouï de sa présence.

   Et cette première amorce de la dune - la dune ce joyau des rivages battus des vents, poncés d’eau -, cette plateforme si claire et si discrète à la fois, cette modestie qui pourtant part du socle de la terre et monte au plus haut du ciel, parfois sa douce forme féminine se confond, se fond dans la vaste matrice océanique de l’illimité. Etonnante unité du visible lorsqu’il s’ingénie à troubler notre vue, à jouer avec la plasticité de notre corps. A tel point que, parfois, pris de vertige sur l’épaule d’une dune, nous ne savons plus qui nous sommes vraiment, homme contemplant un paysage, paysage soi-même, chair de sable, d’air et d’eau dont la vastitude, pour un instant, nous donne cette étrange illusion de liberté, d’éternité. Et ces touffes de fins oyats, ils sont les antennes par où la matière respire et rejoint le dôme infini de l’espace. Ils bougent à peine sous la caresse du vent. Leurs multiples rhizomes connaissent tous les secrets des dunes, leurs galeries à l’infini où court le peuple du sable, les nœuds de la terre qui sont ses bourgeons, la lumière noire du sable plongé dans sa longue nuit, qui la métamorphose à petits pas, matière qui, bientôt pulvérulente, habillera les vents de cette belle teinte d’ivoire, de ce talc venu du ciel telle une énigme.

   Tout, ici, est de l’ordre de la confluence, tissé d’une souple et rassurante unité. Rien ne se disperse de soi. Rien ne fait fugue. Rien ne cherche l’en-dehors afin de rassurer l’en-dedans. Pour la simple raison qu’il n’y a ni dehors, ni dedans, comme l’on opposerait le sujet à un objet, l’esprit à la matière, le fini à l’infini, tout est en tout d’une seule pensée sans partage, sans distraction. Pour cette raison nous éprouvons un grand calme à être les Observateurs attentifs de ce qui a lieu devant nous. Avoir lieu veut dire trouver les assises les plus exactes de son être. Être en soi plus que soi. Être dans l’ultime qui rassemble et ôte toutes les fissures et les failles du monde. Plus de factualité ni de contingence puisque l’immobile, le donné pour sûr, la disposition immédiate des choses pour qui regarde, n’ont plus de justification à apporter, de légitimation à fournir. L’Amant, l’Amante que l’Amour unit en une seule forme indissociable ont-ils à chercher à l’entour d’eux-mêmes des raisons qui les expliqueraient, qui se poseraient comme d’indispensables déterminations à partir desquelles les rendre vraisemblables ? Non, dans cette heureuse dyade, tout se ressource à sa propre venue en présence, tout fait sens à l’intime même de l’événement.  Il y a un unique mot qui est central, tout le reste, tout le périphérique n’est que pur bavardage, fiction pour des regards non encore parvenus à maturité.

   La climatique romantique disait l’être du paysage aussi bien que celui de la passion sous l’égide du sublime. Certes, mais le sublime, par son illimitation, son immensité, écrase, broie ce qu’il porte en lui à la manière d’une mortelle ciguë qui appellerait le tragique bien plutôt que la joie naturellement attachée, par essence, à toute beauté. L’homme, en dernière instance, est victime du sublime, il n’en est nullement l’élu aux mains emplies de lumière. Il s’effondre sous la charge trop lourde. Il disparaît à même sa mortelle contemplation. A l’opposé, le paysage doux, unitaire, sans faille apparente, est doté de vertus balsamiques, émollientes, astringentes pour employer la rhétorique de la pharmacopée réparatrice. Peut-être ne sommes-nous que de fragiles plantes qui nécessitent des soins constants ? Il nous faut d’attentifs jardiniers penchés sur notre croissance, afin qu’isolés des atteintes du mal, qui ont pour nom « indifférence », « désaffection », « oubli », « nonchaloir », nous puissions connaître cette magique efflorescence au seul gré de laquelle quelque chose comme un cheminement ouvert sera possible. Oui, OUVERT ! Une Clairière ! « Cette pureté du silence » est à ce prix. Simplicité, bienveillance, sérénité ne veulent nullement dire abandon, désaffection de soi au prix d’un renoncement. Tout menhir n’est qu’un dolmen qui s’est redressé. Oui, redressé.

  

  

 

 

 

 

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