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26 janvier 2023 4 26 /01 /janvier /2023 10:59
De Soi la difficile émergence

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

Cela pulse et s’agite

dans les multiples

corridors du Monde.

Cela bruit partout

où une vie trouve

 à se manifester.

Cela fait ses flux

et ses reflux dans les

rues des villes,

sur les plateaux déserts

où soufflent sans arrêt

 les rafales de vent.

Cela grouille dans les

boyaux souterrains

où se réfugient

les Existants.

Cela bourdonne

et rugit partout

 où la vie allume

la flamme de son désir,

où brille la lame qui fouille

et retourne les chairs

afin que quelque chose

 se dise de l’absurde

qui étreint les Hommes,

oppresse les lourdes

poitrines des femmes.

 

C’est un immense

maelstrom,

un raz-de-marée,

une lente giboulée,

c’est une tempête,

une pluie d’orage,

l’averse continue

de la mousson,

 le déluge qui vient

de toutes parts et ne

trouve nullement

son arrêt.

 

C’est un livre que

nul mot n’habite.

C’est un jour

que nul soleil

ne visite.

C’est une joie

que nul sourire

ne promet.

C’est une musique,

avec le seul intervalle

 entre les notes.

C’est le souffle

avant-courrier

d’une parole.

C’est le geste

 d’amour

retenu avant

 sa profération.

 C’est le poème que

le rythme a négligé.

C’est l’espace du Rien

que le Néant poudre

de son vide.

C’est la chorégraphie

que nulle Ballerine

n’anime.

 

 De Soi la difficile émergence

 

Le fond de l’univers

est rouge, rouge des

aubes assassines.

 Rouge de sang

et de désir

comburé avant même

d’avoir eu lieu.

C’est un rouge éteint

qui s’obombre de

funestes desseins.

C’est un rouge

qui hurle à même

son silence.

Rien ne fait signe

qui s’approcherait

d’une possible entente,

d’une hypothétique

rencontre.

On est SEUL en Soi,

 immergé dans le linceul

livide de son corps.

Mais, cette sorte de congère,

cette boule de neige inerte,

 est-ce encore un corps ?

N’est-ce pas le tissage serré

d’une aporie qui dirait

un seul mot

et en bifferait sitôt

l’étrange substance ?

 

Est-ce la première image

 d’un Monde naissant,

inconscient de lui-même ?

 Est-ce la dernière image

qui brillerait avant

son extinction ?

Alors, égaré,

on se ramasse

en Soi,

on tâche d’avoir

l’ombre

 la plus étroite,

on se retient de respirer,

de désirer, de penser.

Le Soi n’est plus

qu’une mince

feuille prise

dans les giboulées

du vent d’automne.

Le Soi n’est plus

qu’une étincelle

inaperçue

dans la grise anatomie

 d’une cendre.

Le Soi nage

entre deux eaux.

 Les eaux de l’Origine.

Les eaux de ce qui

touche au But Final.

Un mot s’éteint

à même sa Naissance.

Avec Soi, le corps

n’entretient

nul colloque.

Le corps est

de l’essence

de la Blancheur.

Silence.

Recueil.

Longue

méditation

hivernale.

Contemplation

du Soi par Soi.

 

Espace étréci

de la vision.

Temps plus étroit

que celui de l’instant.

Le Blanc vit du Blanc.

Le Silence se

nourrit du Silence.

La neige de l’exister

est à elle-même

sa propre condition.

Il fait froid dans la

nacelle étriquée

du corps.

 Grésil, flocon,

gel, cristaux,

les quatre états

de la nature

au gré desquels

 se donne

la réalité en sa

si étroite minceur.

 

De Soi la difficile émergence

 

Le visage est comme sidéré,

doué d’une étrange ubiquité.

 Il est partout à la fois

 et nulle part

en son refuge.

 Il est vacillation,

perte de la vision

 en son puits,

cristallisation d’un mot

qui s’éteint sur la margelle

étroite des lèvres.

Visage fantomatique,

pur retour de Soi en direction

d’une intériorité dévastée

 à même son propre effroi,

à même le vertige

qui l’étreint en son sein,

efface le lieu de

toute signification.

Épiphanie ôtée à elle-même,

espace infini de privation,

 tout est cloîtré en une

 étrange cellule monastique.

 Les murs sont blancs.

Le jour est blanc.

L’oraison est blanche,

prière qui gire tout

 autour de Soi

sans le trouver, le Soi,

il est devenu ce à quoi

il prétendait depuis toujours,

un simple hululement

que nul écho ne renvoie,

un balbutiement

de lèvres de pierre,

 la lourdeur d’un marbre

dans la carrière de l’heure.

 

De Soi la difficile émergence

 

Nul motif à l’horizon

qui serait un sémaphore

sur lequel régler sa marche.

Tout demeure en Soi,

tout se sédimente dans

 le blanc sépulcre de la chair,

Tout se dit en mode de Rien

 et l’air acide arrive de toutes parts

qui dissout jusqu’au moindre

pli de la conscience.

Ici, la loi du genre

n’existe plus, elle qui,

selon des figues opposées,

 trace la voie même du Sens.

Masculin/Féminin confondus

en un unique creuset,

surgissement inquiétant

de quelque Androgyne

qui condamne le Soi

 à n’avoir plus de pôle,

à errer longuement

d’une rive à l’autre

du Destin

sans savoir qui il est,

s’il est même.

La phrase du vivant

est si emmêlée,

si confuse,

les fils de chaîne

et de trame

 font une grosse pelote,

une manière d’illisible

hiéroglyphe.

 Un nœud à lui-même

son propre mystère.

Le corps de livide dessin

est une esquisse qui,

jamais n’arrivera à Soi,

l’écueil est trop loin

qui flotte sur des eaux

 et se dit dans

l’inaccessible,

 la fuite pour la fuite,

 la perte pour la perte.

 

De Soi la difficile émergence

 

Comment dresser

la sculpture de Soi ?

l’argile fond

entre les doigts.

Comment tracer

 les lignes de

son portrait ?

le crayon est usé qui

n’est plus que bois.

 Comment faire s’élever

la silhouette de Soi ?

 le sol est si meuble,

si friable.

Être Soi en Soi,

être Soi plus que Soi :

parler, lire écrire, aimer,

voir l’oiseau traverser

 l’écume du ciel,

voir la houle marine

à l’horizon,

voir les yeux de l’Aimée

qui brasillent dans l’ombre

 de la chambre et déjà

 la plénitude gonfle

et déjà les voiles

sont hissées

 qui claquent

dans la lumière.

 

 Ce qu’il faudrait,

afin de connaître le Soi

 en sa nature essentielle,

 tout retrancher du Réel,

laisser seulement

émerger la fine pointe,

peut-être une

amorce de Parole,

l’éclair d’une joie,

la fulguration

d’une pensée

 et demeurer en Soi

aussi longtemps

 qu’un sentiment

de juste venue

aux Choses nous

saisisse du-dedans

et nous porte au plus haut

de qui-nous-sommes.

 

Quand viendra-t-il le temps

 de la Grande Moisson ?

 Quand viendra-t-il le temps

des sublimes Vendanges ?

Quand viendra-t-il le temps

des joyeuses Fenaisons ?

Quand viendra-t-il le temps

de la Cène avec l’assemblée

de nos Amis et leur

sourire tel un Don?

Quand viendra-t-il le

Temps en tant que Temps,

 lui qui détermine

notre essence

et nous place dans ce

 lumineux Soi qui est

l’irremplaçable Figure

par laquelle nous venons

au Monde ?

 

QUAND ?

 

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24 janvier 2023 2 24 /01 /janvier /2023 09:39
De Soi à l’Autre :  l’espace du Monologue

Peinture : Barbara Kroll

 

***

De Soi à l’Autre :  l’espace du Monologue

 

« La Colombe poignardée et le Jet d’eau »

Guillaume Apollinaire

 

*

 

   [Incise sur la « possibilité » d’être Poème – En réalité, nul ne sait vraiment ce qu’est un Poème, quel est son contenu, quelles sont ses règles formelles, s’il doit s’amarrer à quelque esthétique, s’il doit servir une éthique, s’il doit énoncer l’Amour ou bien le Guerre, s’il doit louer la Beauté, d’un Paysage, d’une Femme ou bien d’une Âme. S’il doit être Ode, se donner selon l’Épique, le Lyrique, où doit se situer sa césure, et le nombre de pieds sur lequel reposera son propre rythme. Je crois que le rythme, cette sorte de chorégraphie, est bien ce qui semble le prédiquer tel l’être qu’il est. Mais ceci est affaire de ressenti et, sans nul doute, de considération subjective. Et maintenant il faut en venir à son aspect extérieur, à la silhouette qu’il propose, au tableau qu’il dresse pour nos yeux. Ici je pense aux célèbres « Calligrammes » d’Apollinaire dont une image est proposée à l’incipit de cet article. Le début de cette poésie se lit comme suit :

 

« Douces figures poignardées chères lèvres fleuries

Mya Mareye

Yette et Lorie

Annie et toi Marie

Où êtes-vous ô jeunes filles

Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie

Cette colombe s'extasie… »

 

   Sans entrer dans un commentaire mot à mot qui ne serait qu’un truisme, ce qui est d’emblée évident, c’est que la Forme est au service du Fond, comme si le sens était augmenté, transcendé par l’image selon laquelle la poésie se donne dans l’espace de la page. Une manière hyperbolique de signifier ses états d’âme intérieurs. Les porter au jour, pour Apollinaire, ne pouvait avoir lieu que sous cette forme de jaillissement, de pure exaltation, d’exhaussement de la graphie située au plus haut de sa capacité expressive. Et ceci est totalement admirable. Le génie de la langue rejoignant celui de la maîtrise du geste. Pour autant la forme seule serait bien incapable de signifier si l’essence même du mot n’en soutenait l’armature. La clarté du  Poème, son rayonnement, peuvent se traduire, d’une façon métaphorique, comme la coque de la noix qui ne brillerait qu’à l’aune de l’amande qu’elle contient, qui  en actualise et synthétise la totalité du sens.

 

    Rapide commentaire

 

« Douces figures poignardées chères lèvres fleuries »

 

   Ici, l’énonciation continue, sans césure aucune, s’adresse, telle une imploration, à la totalité de l’être de ces personnages féminins. Il y va de l’épiphanie des visages (cette inépuisable source de l’identité humaine), mais aussi, en un seul empan de la pensée, il y va des lèvres fleuries (ces emblèmes sublimes de l’Amour, ces seuils infranchissables à partir desquels nait l’irremplaçable Langage).

 

« Mya Mareye

Yette et Lorie

Annie et toi Marie »

 

   Ici, le Poète, par le choix de sa calligraphie, place à l’avant-scène, ces Figures Féminines qui pourraient bien être les Muses qui font se lever le Verbe, le faire rayonner au plus haut de son destin. Par leur place dans le texte, Mya, Mareye et leurs compagnes deviennent des êtres clairement identifiés, des êtres de chair, si l’on peut dire.

 

« Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie »

 

   Ici, une rupture ne serait possible qu’au prix d’un affaiblissement du sens. Si le Poète veut placer sous le feu de son style la haute affliction dont ses Héroïnes sont atteintes, rien ne lui est plus utile que de lier, en une intime et unique signification, identique au flux d’un flot, aussi bien les pleurs (coefficients d’une immense tristesse), aussi bien la prière qui est le geste par lequel elles voudraient infléchir le sort qui est le leur, le porter sur une margelle bien plus lumineuse. Ici se laissent voir, avec force, toutes les ressources d’une disposition spatiale singulière des mots. Leur aspect les accomplit tout autant que le sens interne dont ils sont porteurs par essence.

 

    Une question naïve consisterait à se demander si une disposition typographique particulière suffirait à reconnaître un texte en tant que poème. Bien évidemment non car s’il en était ainsi, une simple prose indigente mimant l’aspect général de la versification, deviendrait, à son « corps consentant », Poème, ce qui ne serait qu’une usurpation d’identité.

 

De Soi à l’Autre :  l’espace du Monologue

« La Trahison des images »

René Magritte

 

*

 

   Parfois conviendrait-il, à la manière du Peintre Surréaliste, de sous-titrer ses propres mots ainsi :

« Ceci n’est pas un Poème »

 

   Afin que l’intention, clairement signifiée, ôte à l’ouvrage toute prétention à se situer dans une dimension « céleste » alors que son extraction serait purement « terrestre », cette précaution graphique, pour n’être pas oratoire, placerait les choses au sein même de leur propre vérité.

   Le texte ci-dessous, malgré son « allure » poétique, n’est pas un poème. Sa disposition, faute de donner naissance à quelque vers que ce soit, se veut une manière de redoublement sémantique au gré d’une disposition spatiale censée en renforcer le caractère. Chaque ligne, en quelque sorte, est le lieu d’une unité signifiante que l’ensemble du texte vient confirmer et synthétiser. Il en est ainsi du langage que, parfois, il lui faut recourir à certaines inflexions pour affirmer, sinon une certitude, du moins mettre en lumière ce qui, depuis son sein, ne demande qu’à surgir à la manière d’une évidence. En réalité, le travail effectué sur ce qui aurait pu être le texte initial, modifie l’espace, en lui allouant, de facto, une valeur temporelle. Ce qui se serait énoncé selon une sorte de logique (l’écriture en pleine ligne), selon une évidente continuité, s’infléchit soudain en un énoncé dont la fragmentation cristallise, en un instant particulier, l’urgence de certains sèmes à se dire. Ceci n’est nullement perceptible d’emblée. Ceci s’adresse bien plutôt à notre inconscient qu’à notre conscient.  Du point de vue du contenu réel, il n’y a, à l’évidence, aucune différence entre :

   « Et si ce Jeu ne « se joue qu’une fois », son essence est peut-être bien moins temporelle que signe de notre immense Solitude car, c’est bien à Nous et à Nous Seul que s’adresse, au plus profond, notre éprouvante singularité. »

ET

 

Et si ce Jeu ne

« se joue qu’une fois »,

son essence est peut-être

bien moins temporelle

que signe de notre

immense Solitude

 car, c’est bien

à Nous

et à Nous Seul

que s’adresse,

au plus profond,

notre éprouvante

singularité.

 

 

   Il n’échappera à personne que l’isolement graphique de : « immense solitude », constitue l’hyperbole de ce sentiment d’esseulement qui nait, ici, dans l’œuvre de l’Artiste, de cette figuration où les deux Figures Féminines, bien que présentes à titre d’icônes, sont en réalité absentes à elles-mêmes, absentes à l’Autre, dont rien n’est attendu que la giration d’une confondante vacuité. Et cette « immense solitude » qui nous étreint en tant qu’Existants, ce radical retranchement en Soi, s’accroit du poids d’une scansion qui la met au premier plan, comme si le corps, réduit au fragment, ne pouvait plus trouver à exister que dans le domaine étréci de son aporétique condition. De la même manière, une analyse des contenus sémantiques des fragments conduirait à saisir en quoi, leur insolite constellation, contribue à placer l’index, ici sur la langueur d’une hésitation, là sur une « douleur de sourdre de Soi », là sur l’émergence d’une zone d’invisibilité.

   Il n’y a pas d’autre motif à chercher et si « Poème » il pouvait y avoir, il serait affecté de quelque insuffisance constitutive, autrement dit le « Poème » ne serait nullement « Poème », ce qui revient à dire qu’il ne parviendrait pas à l’être. Bien évidemment, la décision des césures placées à tel endroit, plutôt qu’à tel autre, est le simple jeu qu’un ego singulier entretient avec le langage. Sans doute cette « démonstration » est-elle difficile à suivre et nombreux, nombreuses seront Ceux et Celles qui ne feront aucune différence entre le statut de la ligne complète et son remaniement selon une sorte d’a priori visant la langue.

   Cependant que votre lecture ne soit nullement troublée si vous lisez ! Après tout, serez-vous plus qu’un « fragment » semé parmi la vaste plaine des mots ? Vous êtes, pour moi qui écris, de pures abstractions dont, cependant, j’imagine que ces abstractions sont pourvues d’un corps, qu’elles s’animent de gestes, qu’elles profèrent un langage, qu’elles s’inscrivent dans une temporalité, dont le flux ininterrompu est une suite sans fin…]

 

*

 

Dire le réel de cette image, ceci :

 Un fond d’abord, un fond

à partir duquel naissent

des Formes.

Des Formes,

bien que féminines,

 si peu assurées d’elles-mêmes.

Comme si leur genre était indéterminé

Flottement androgyne sans réelle destination

Comme s’il y avait

une hésitation à venir à la clarté,

à y décliner son identité,

 à préciser ses contours selon

 la pente de quelque affinité.

Douleur de sourdre de Soi

et de se livrer ainsi

au premier regard,

il ne serait jamais que le

 scalpel de l’Altérité,

son surgissement dans la chair

non encore disponible,

dans la chair sourde,

pareille à un mot

se levant d’un marais,

se confondant avec la brume,

à un mot de lointaine venue,

il serait encore nimbé

de ses limbes originels,

il ne serait proféré

 qu’à moitié,

qu’à se retirer

dans la zone

d’invisibilité

et de silence

d’où il provient.

Il y a toujours une

profonde hésitation,

un sentiment de haute douleur,

à assister à la naissance d’un Être.

C’est comme si, nous saisissant

d’une bribe venue

tout droit du Néant,

nos mains, nos doigts,

se révulsaient

à la terrible idée,

 un jour,

d’en pouvoir rejoindre

la stupéfiante texture.

Souffrance double, en réalité :

souffrance de Qui vient à la présence,

souffrance de Celui qui assiste

à la lente et éprouvante parturition.

Tout est toujours difficile

qui s’extirpe de Soi, qui tente

de s’extraire de Soi

avec la farouche volonté,

 à la fois,

de se manifester,

 de se retirer déjà

comme s’il y avait

réel danger à éclore

dans le buisson épineux

du Grand Jeu.

Ici, nous voulons dire ce dernier

à la façon du Destin qui, parfois,

semble fomenter à notre encontre,

de bien étranges projets,

dont Roger Gilbert-Leconte,

dans le premier numéro de la Revue

éponyme, trace ainsi le portrait :

 

« Le Grand Jeu est irrémédiable ;

il ne se joue qu'une fois.

Nous voulons le jouer

à tous les instants de notre vie. »

 

Et si ce Jeu ne

« se joue qu’une fois »,

son essence est peut-être

bien moins temporelle

que signe de notre

immense Solitude

 car, c’est bien

à Nous

et à Nous Seul

que s’adresse,

au plus profond,

notre éprouvante

singularité.

 

Nous disions donc

deux Formes,

deux Énigmes posées

à la face du Monde,

deux questions portées

à l’existence,

deux interrogations à tous ceux,

Vivants, Vivantes qui constituent

l’alphabet de la prose ontologique.

Conflagration des Êtres.

Confusion des Êtres.

Mais Séparation

des Êtres,

aussi et surtout.

Car, sur Terre,

rien n’existe jamais

que sur le mode

de la Division,

de la Désunion,

 de la Scission.

Å peine tend-on le bras,

à peine assemble-t-on ses doigts

en coupe de manière

à recueillir en Soi,

un peu de la matière Autre,

que ne demeure qu’un

bien pâle ruissellement,

 un cortège de gouttes tristes

qui fuit à l’horizon

d’incompréhensible venue

et le coup de gong

de la Solitude

résonne dans la conque

de nos oreilles

pour nous dire

l’Étrangeté

 que nous sommes

 à nous-même,

le mystère

que nous sommes

 aux Autres.

Le Rien dont nous étions partis,

la sourdine, la mutité,

c’était un genre d’enduit blanc,

 une plate surface monochrome,

à peine striée de zones

plus soutenues,

des zones Mastic,

des zones Étain,

des zones Argile,

autrement dit de si

basses proférations

qu’il nous eût semblé que

ne s’y pussent animer

que des ombres,

que ne s’y pusse donner

que le signe de la nullité.

Bien évidemment,

c’est une manière d’affliction

qui nous étreint devant ce Désert

dont chaque grain de sable

est refermé

autistiquement

sur son être minuscule,

sur ce point qui, hors de lui,

ne communique rien de son secret.

Sur ce non-savoir qui paraît

jouir de sa propre négation.

Nous comprenons cette

nécessité de la matière

de demeurer enclose

en son étroite enceinte,

mais comprendre ne suffit pas,

nous voudrions traverser

cette mince cloison

de l’Altérité,

y creuser notre niche,

nous comprendre nous-mêmes

 à l’aune de cette Distance,

de cette Différence.

 

C’est seulement

en devenant

Autre

 à nous-même

que nous serons au pouvoir

de mesurer qui nous sommes,

de percevoir

nos propres failles,

de nous pencher au-dessus

de notre abîme,

de comprendre les lignes

de fracture qui parcourent

notre corps, notre âme,

y tracent de bien

profondes lézardes.

 

Deux Femmes

 en leur féminité,

en leur personnalité

 encore inaccomplie.

 Comme si, voulant être

Femmes plus que Femmes,

leur native impatience les

condamnait à une sorte d’exil,

genres de bernard-l’hermite

 s’operculant au jour,

refluant dans cette nuit

dont elles feraient partie,

tout comme l’ombre dense

définirait la bizarrerie de leur être.

 

Les robes sont bleues.

Bleu de nuit avec

des balafres sombres.

En quelque sorte,

une ténèbre

à peine laissée

 à elle-même

et déjà le drap serré

de l’obscurité

les rappelant à leur

obédience au Néant,

à leur soumission

à ce qui biffe l’exister

 avant même qu’il ne rougeoie

sur le bourrelet des lèvres,

avant même qu’il ne dispose

le massif de la langue à la parole.

 

Les deux Femmes tiennent,

 entre elles,

ce qui ressemble à

un étrange conciliabule

taché, maculé

d’obscurcissement,

genres d’égarements

qui le rendent inaudible

à Qui regarderait la scène

et voudrait lui donner

un possible sens.

  

Rien n’est là qui affirmerait

 quoi que ce fût.

Les Formes,

en voie de venue à

 Qui elles pourraient être,

 paraissent si absentes,

identiques à de purs mirages

qui trembleraient sur l’illisible

moutonnement des dunes.

Les bustes des Femmes

sont inclinés

 l’un vers l’autre.

La main d’une des femmes

esquisse un geste en direction

de son hypothétique Compagne.

Mais ce bras, bien plutôt que

de paraître humain,

crochète le haut du canapé

comme s’il s’agissait

du membre antérieur

d’une mante-religieuse

dont chacun sait

qu’elle n’existe

 jamais qu’à manduquer

son partenaire,

le réduire à l’état

de non-existence.

 

L’image est si floue,

le « dialogue » si peu assuré

 qu’il ne nous semble apercevoir

que deux Formes figées,

installées au centre

 d’elles-mêmes

sans réel espoir d’en

pouvoir jamais sortir.

Le magnifique dialogue,

ce logos qui transite

 selon le « dia »,

lequel traduit

une « traversée »,

un « processus »,

valeurs initiales du préfixe,

mais « traversée »

en direction de Qui ?,

mais « processus »,

 en faveur de Qui ?

 Nous ne savons guère que

répondre à ces pures abstractions.

Cependant,

« traversée »,

« processus »

 ne s’éclairent d’une signification

qu’à relier entre eux

deux termes d’une relation.

Mais, ici, y a-t-il relation,

essai de transporter

 Soi en l’Autre,

de Se transcender

en même temps

que d’assurer

l’assomption

de Qui fait face au

 plus haut de son être ?

 Non, nous voyons bien que

nous sommes dans la tunique

la plus étroite d’une

sépulcrale immanence.

Rien ne s’élève de rien.

Tout demeure en soi et aucun

 espoir n’est permis de s’exonérer

de cette violente aporie.

 

Face à face

(Visage contre visage ?),

deux formes minuscules,

 (le « F » majuscule leur a été ôté !),

deux non-présences qui sont

à elles-mêmes

leur propre vacuité.

 Les Mots, les merveilleux Mots

leur sont refusés qui les auraient

installées, ces formes,

dans leur humanité.

Nous sommes, ici,

si proches

d’un végétal condamné

à connaître sa fin proche,

si proches d’une pesante minéralité,

 d’une extinction de Soi

dans le sombre cachot d’une

 totale privation de liberté.

 

Cette peinture est forte

graphiquement,

plastiquement

(ici nous ne parlons nullement

d’une possible esthétique,

sans doute conviendrait-il

de convoquer une éthique !),

cette peinture nous place

sans quelque concession que ce soit

 face à une manière

de vérité verticale

qui pourrait s’énoncer

selon l’assertion suivante :

 

« Nul dialogue à l’horizon

du Monde,

des Choses,

seulement un intense

Monologue

qui résonne

dans l’abîme

sans fond

du corps. »

 

Un corps dévasté

de ne jamais pouvoir

connaître cet Autre

par lequel il serait

venu à Soi.

Le Vide

 est manifeste

qui rugit

en silence.

Tels des Sujets dont on

aurait amputé un bras,

il nous serait impossible

d’applaudir à la Vie.

Serions-nous, par hasard,

plus qu’Une Main Orpheline ? 

Où est la paroi de la montagne

qui nous fait face sur laquelle

 notre parole pourrait ricocher

et revenir vers nous,

riche d’un sens nouveau

excédant

 celui qui y figurait

 à titre d’imploration,

 de demande venant du

plus profond de notre

SOLITUDE ?

 

Solitude est notre lot.

Nullement châtiment.

Amorce d’un Sens infini

au terme duquel

nous cherchons

 cet Autre de nous-même,

dont nous sentons bien qu’il

n’est qu’hallucination,

mais comment vivre autrement

 qu’à l’aune du Songe éveillé ?

 

Je lance un cri dans l’espace

et sa réverbération vient

confirmer mon intuition.

Il s’éteint,

que nulle autre bouche

n’est venue féconder.

Existez-vous,

VRAIMENT,

Vous Qui me lisez ?

Votre respiration

est si lointaine

 qui se confond avec

les murmures du vent.

Oui, les murmures !

Du vent.

 

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21 janvier 2023 6 21 /01 /janvier /2023 10:51
Du Noir au Blanc, l’espace  d’une venue à l’Être

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

Il faut partir d’un Noir

primitif, archaïque,

d’un Noir pur si l’on peut dire.

Le Noir est entièrement à lui,

sans que quelque différence

ait pu se longer en son sein,

le souci d’une flamme,

le déploiement d’une clarté,

l’amorce d’un sens qui,

en quelque manière,

le feraient étranger

 à lui-même,

doué de quelque prédicat

dont il n’aurait

souhaité la venue.

 Le Noir pour le Noir

 en sa fermeture

la plus radicale,

la plus absolue.

 

Le Noir voulant

se connaître jusqu’en

son abîme même.

Le Noir qui cogne

contre ses propres parois.

Le Noir reclus

en son domaine

 qui est absence de visibilité,

 maculation de la Parole,

taie posée sur

les yeux des Voyeurs

qui n’en peuvent

pénétrer le secret.

 Le Noir du Bitume.

Le Noir de la Suie.

 Le Noir en sa ténèbre

la plus profonde,

la plus énigmatique.

 Le Noir et rien au-delà

qui dirait le Monde

 en sa multiple parution,

qui dirait le rivage de la Mer

avec ses étincelles de lumière,

qui dirait la Beauté faite Femme,

des yeux d’opale,

une joue poudrée de rose,

la perle menue de l’ombilic,

 la fente adorable du sexe

pliée en son tissage de soie.

 

Le Noir ne veut rien

que cette immense solitude,

que ce Désert aux

barkhanes mystérieuses,

que cette Nuit que

ne troue nulle étoile.

Le Noir veut cette Monade

 sans portes ni fenêtres

 car à quoi servirait

 de différer de Soi,

de s’ouvrir à l’altérité

avec ses masques,

ses meurtrières,

ses faux-semblants ?

 Il y a trop de risques

à un décalage de Soi

qui pourrait

 bien s’avérer suicidaire,

sinon mortel.

 Il faut demeurer au sein

même de sa crypte,

tendre l’oreille et n’écouter

que ses déflagrations intimes,

ses borborygmes

pour seul langage,

son immobilité

 pour seul chemin.

 

Le Noir n’est le Noir

 qu’à demeurer dans

ce trait d’invisibilité,

dans cette gerçure

 à elle-même

sa propre profération.

Le Noir n’est le Noir

qu’à la mesure

de son autarcie,

de son autisme

où les questions

sont des réponses

où les réponses

s’abreuvent

aux questions.

Nul besoin d’être

ailleurs qu’en Soi.

 Et, du reste,

un ailleurs existe-t-il,

n’est-il seulement

dérive à l’infini

d’une méditation

sans objet ?

 

***

 

Le Blanc.

Le Blanc sur le Blanc.

 Le Blanc comme la neige.

Le Blanc comme l’écume.

Le Blanc comme le silence.

Le Blanc ne dit rien,

le Blanc demeure en Soi

au pli même de sa virginité.

Le Blanc comme a priori,

comme ce qui précède

toutes choses,

annonce leur venue depuis

une haute sphère d’invisibilité.

Rien n’existe

encore et le Blanc

est une vague rumeur,

une comptine en sourdine,

une fugue à peine plus haute

qu’une réserve, qu’une pudeur,

le Blanc est tout ceci

qui pourrait advenir

mais se retient encore

en d’inaccessibles limbes.

Le Blanc ne le sait pas encore,

au motif de sa pensée

lilliputienne,

microscopique,

mais il ne pourra jamais

advenir à son propre être

qu’à être relié,

qu’à être taché

en quelque sorte

par quelque chose

qu’il ne connaît pas encore,

 qui lui est extérieur,

qui lui est totale distance,

complet éloignement,

clignotement inaperçu

au large de qui-il-est,

dissemblance qui, pourtant,

sont tous les signes

qui l’accompliront

au-delà même

 de ce qu’il pourrait

imaginer

de plus étonnant,

de plus inouï.

 

Depuis l’Origine où il sommeille,

le Blanc ne peut rien formuler,

ne peut appeler les mots,

 les organiser en phases,

les édifier en pensée.

Le Blanc est pur silence

et, par opposition au Noir

 totalement refermé

sur son fondement,

 il est, à son insu, demande,

il veut connaître des signes,

s’ourler de caractères,

s’armorier de lettres

et d’espace entre les lettres,

 il veut que son immense

 Plaine Blanche

devienne le lieu

du Pur Langage,

qu’un Sens se lève

de ce qui, autrement,

ne serait

que le sombre

visage de la dévastation,

la figure du dénuement

en sa plus verticale angoisse.

Ceci ne serait-il envisageable,

une terreur se dresserait

qui le clouerait à trépas

pour le reste de l’Éternité.

LE BLANC VEUT LE NOIR,

comme l’Enfant veut le Jeu,

comme l’Amante veut l’Amour,

comme le Ciel veut le Terre.

 

Volonté qui, inconsciemment,

forge les objets de sa

propre désocclusion,

de sa sortie dans le monde

des significations plurielles.

Du fond même de son

attente silencieuse,

le Blanc sent comme

 une fermentation,

un à peine remuement,

une inaudible floculation.

Mais voici que ce qui

demeurait en retrait,

qui sommeillait

lourdement

au plein de son

opaque matière,

voici que Le Noir,

simple ligne d’abord,

puis belle efflorescence

 de signes,

 le Noir s’anime au sein

même de la Pure Blancheur.

Ce sont les premières

« Noces barbares »

de principes qui,

 jusqu’ici, s’ignoraient,

se tenaient à distance

 sur des « Monts Éloignés »,

 tel l’intervalle qui sépare

la Poésie de la Pensée.

Mais la Poésie n’est rien

sans la Pensée.

Mais la Pensée n’est rien

sans la Poésie.

Mais le Blanc n’est rien

 sans le Noir.

Mais le Noir n’est rien

sans le Blanc.

   

   Enfin la rencontre a lieu qui initie les premiers balbutiements d’une Genèse. Nullement biblique, seulement langagière, profération des Mots à la hauteur desquels l’Homme existe et existe seulement à l’aune de ceci :

 

PARLER – LIRE – ÉCRIRE

 

L’Homme n’est que ceci :

une suite de Mots,

un enchaînement de Phrases,

un empilement de Textes.

 

   L’Homme est strictement Babélien, c’est pourquoi il use de signes, c’est pourquoi, sur l’ardoise Blanche et livide du Jour, il trace avec application les Graphies nocturnes du Sens.

 

HOMME = LANGAGE = SENS

 

   Nul autre mystère à éclaircir que de lire, dans l’immense livre du Monde, l’Histoire des Hommes et des Femmes, les traces qu’ils déposent sur la croûte attentive de la Terre.

 

Être Homme,

être Femme, ceci :

 tracer, jour après jour,

les contours de qui-l’on-est,

 ici déposer la douceur d’un chant,

là imprimer un geste signifiant,

là encore poser son pied dans l’argile

afin que, de Soi, quelque chose

témoigne dans la merveilleuse

 aventure anthropologique.

  

   Le Noir veut le Blanc (car c’est une nécessité, une Loi dialectique). Le Blanc veut le Noir, c’est ce que nous dit, en termes métaphoriques, cette esquisse de Barbara Kroll mais c’est nous les Hommes qui restons fermés aux signes de l’image au motif que notre naturelle torpeur, sinon notre paresse, ne veulent guère s’enquérir de ce qui gît au-delà de l’horizon et, pourtant, là est notre avenir, ce pour quoi nous sommes venus à la Lumière alors qu’encore notre dos connaît la ténèbre, y retournerait pour peu que notre vigilance baisse, que nos yeux se ferment à la clarté du jour, cette dimension du SENS qu’il nous est intimé de connaître. C’est là notre Destin le plus heureux, le sillage que nous pouvons laisser dans le sourd massif des ombres qui toujours nous menacent et pourraient nous reconduire au Néant si nous perdions notre position de Vigie tout en haut de la proue de cette frêle embarcation qui se nomme « VIE », dont, le plus souvent, nous ne percevons que la surface et les flots courent en direction des abysses sans même que leur clapotis ne nous alerte.

   Mais maintenant, il nous faut dire à propos de l’image car nous ne saurions la laisser en friche. Car toute image n’est riche de significations qu’à l’aune de ce que nous y semons et, plus tard, de ce que nous y récolterons, qui ne sera jamais que l’écho de notre propre image.

 

Se connaître soi-même

 est connaître le Monde.

Connaître le Monde est

se connaître soi-même.

C’est curieux, tout de même,

ces enchainements logiques,

ces retours en forme de chiasme,

ces significations qui appellent

d’autres significations selon

un incroyable cercle

herméneutique.

 

Cheveux noirs.

Visage noir.

Vêture noire qui fait

sa sombre cascade

tout le long du corps.

Les yeux ?

Où sont-ils ?

Ils émergent si peu

de la confusion

qui les entoure.

Le nez n’est sollicité

par nulle fragrance.

La bouche : à peine un pli

à la commissure des lèvres.

 

   A voir ceci, ce spectacle de pure incompréhension, nous sommes égarés, nous ne savons plus qui nous sommes en notre être. Mais quel est-il ce domaine nuitamment reconduit à sa marge d’invisibilité ? Ne serait-il simplement la figure dissimulée de l’INCONSCIENT, lui dont on parle, dont on ne sait s’il existe vraiment sous la ligne de flottaison existentielle ? Ici est l’espace sans nom des choses informelles, un simple grouillement, une soupe de particules d’où rien ne monte qu’une confondante angoisse. Ici, nous sommes dans l’innommable, dans la pure digression fantasmatique, bien plutôt des ombres que des mots. Ici gît, telle une sourde matière, le roc biologique en sa mesure la plus étroite, en sa posture la plus réifiée. Nul mouvement, si ce n’est un genre d’activité uniquement cellulaire, peut-être une translation égale à l’arc réflexe du batracien cloué sur la planche d’anatomie du laboratoire. On est immergé dans le tissu glauque de la mangrove (métaphore récurrente dans mon écriture), avec les sinistres enlacements de ses racines noires, avec son eau à la teinte de goudron, avec le tohu-bohu des crabes à la cuirasse d’acier. On est tout en bas de la forêt pluviale avec son humidité, le cri lancinant d’aras inaperçus, on est si loin du vertige de la canopée où fulgure la belle lumière. On est un Soi nullement encore parvenu à la lucidité d’un Soi plein et entier.

   Puis un plastron blanc. Certes un blanc un peu éteint pour la simple raison que le noir y diffuse sa mortelle potion. Le blanc est semé de traits : les premiers mots qui vont dire la présence de l’Être à la face du Monde. Une épiphanie en appelle une autre.

 

Sans le monde nous ne serions pas.

Sans nous, le Monde ne serait pas.

 

   Dans son opposition frontale au Noir, que peut donc être le Blanc sinon la lame ouverte de la CONSCIENCE, sa belle floraison à l’horizon des yeux ?

   Ici est le lieu du vaste altiplano avec la marée de ses herbes jaunes, avec la laine des lamas qui flotte au vent, avec ses « salars » de minéraux étincelants, ils portent jusqu’au Ciel le message d’espoir de la Terre.

   Ici nous sommes sur le miroir des rizières qui, de terrasse en terrasse, comme un accroissement de Soi, s’extraient de la lourde Matière, se métamorphosent en pur Esprit, ce rayonnement sans fin qui, d’espace en espace, de temps en temps, se donne comme image de la Liberté la plus exacte.

   Cette image est belle car elle nous situe dans le plein d’une Métaphysique, d’une Philosophie, elle nous étonne et nous reconduit à la seule Question qui vaille :

 

QUI SOMMES-NOUS ?

 

   Toutes les interrogations qui en découlent ne sont que des conséquences, des hypostases de cette position essentielle face à l’exister. Cette image est forte pour la simple raison qu’elle s’imprime en nous avec la puissance d’un cyclone.

 

Là, au centre du corps qui est nôtre,

elle fera ses vastes marées,

ses flux et ses reflux,

 ses brusques équinoxes,

elle tracera en nous,

au pli intime de qui-nous-sommes,

ses méridiens les plus exacts,

elle tracera ses lignes de feu,

elle installera ses longues diaclases,

ses failles tectoniques,

elle fera surgir une lave

incandescente dont le feu,

jamais, ne s’altérera.

 

   L’Art en son geste le plus accompli a ceci de remarquable qu’il sème en nous d’irrémissibles germes, qu’il loge en nous quantité de spores, que ces germes et spores parcourent notre psyché à bas bruit, qu’un jour viendra où les épis seront mûrs, qu’il faudra moissonner, réduire en un prodigieux froment. Ce dernier sera pareil à un levain faisant gonfler la pâte de l’exister, lui donnant son plus bel essor, le délivrant du « péché » de la lourde matière (il n’était que véniel, mais combien réducteur !),

 

le lançant en plein ciel,

 là où soufflent les

vents de la liberté,

où brillent les

rayons de la joie,

où se diffuse le nectar

d’un mince bonheur.

  

   Oui, il y a bien des raisons d’être lyrique, de se dire en tant que pures délibérations de qui-nous-sommes, d’ouvrir la trappe de l’espoir et de déserter tous ces espaces clos, enduits de Noirceur et de porter au-devant de Soi, telle la flèche de l’arc tendu vers sa cible glorieuse, le trajet s’un Soi plus loin que Soi, autrement dit la pluralité lumineuse d’un SENS qui nous attend et s’impatiente de ceci.

 

Du Blanc au Noir,

du Noir au Blanc,

se dit la lisière,

se dit l’intervalle

d’une félicité.

Elle est en nous comme

la goutte est au ruisseau ;

le rayon au soleil ;

la brume au lac.

 

De ce constant clignotement,

de cette belle alternance

nous sommes les

 Gardiens privilégiés.

 Du Noir hissons le Blanc.

Du Blanc appelons le Noir.

Ainsi s’épanouissent,

depuis les éclatantes corolles,

les pétales de la signification !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 janvier 2023 4 19 /01 /janvier /2023 08:36
 Sommes-nous plus et autres  que de simples esquisses ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

[Incise : une écriture du flottement – Parfois, les choses sont-elles stables, notre avancée sur les chemins de glaise, assurée de ses pas. Nos assises sont concrètes, notre profonde nature amarrée au socle de la terre. Nous sommes semblables à ces rochers diluviens qui n’ont cure ni des ans, ni des siècles et vivent leur vie de rocher à l’abri de quelque servitude que ce soit. Parfois, au contraire, nos pas sont-ils fragiles, légers, à la limite d’être dénués de sens. Nous devenons alors ces êtres de l’incertitude, de l’irisation, livrés pieds et poings liés au caprice du Noroît, aux sombres humeurs de l’Harmattan, aux coups de boutoir du Ponant. Mais si nous devenons diaphanes, ceci n’incline guère en direction d’une ataraxie qui nous indiquerait le lieu atteint de quelque sérénité. Nous devenons, à notre grand désespoir, de célestes courants, certes, mais infiniment ballotés, livrés aux mouvements divers, perdus en quelque sorte à eux-mêmes, manières de ballons captifs dont les amarres soudain rompues, les livreraient aux affres d’une errance sans fin. C’est toujours un sentiment de perte, l’écueil qui nous livre, hagards au vertige d’un abandonnisme. Notre être est fragmenté, notre esprit délié de lui-même, notre intellect aux abois et nos percepts deviennent si flous que rien ne nous rencontre plus qu'un "vide sidéral" comme il est dit dans le texte qui suit.

   Alors, comment continuer à se dire alors que l’œil du cyclone se rapproche et menace de nous engloutir ? Les pouvoirs du langage, par essence, sont immenses mais il arrive que les mots s’effraient, se retirent sur la pointe des pieds et nous laissent en plein Désert, les yeux vides, les mains ne traçant plus, sur le papier, que des pleins et des déliés sans réelle consistance. Malgré tout on veut écrire à l’aune de ce fourmillement intérieur qui nous étreint et menacerait de métamorphoser notre horizon en un simple raz-de-marée lexical dont nous aurions bien du mal à émerger encore, n’assemblant des phrases que de pur hasard, convoquant les mots d’une armée en déroute. Et cependant nous ne nous résolvons nullement à demeurer en silence. Nous écrivons, tantôt en prose, tantôt sur le mode poétique. Nous sentons bien qu’il y a un flottement, que la « logique » du langage est malmenée, que bien plutôt que de s’enchaîner selon une naturelle inclination, les mots glissent, sortent de leurs coques, poudroient l’espace en une manière d’illisible frimas. Mais renoncer serait pire et les phrases, peu à peu, titubant et claudicant, sortent de leur étui d’étoupe afin de témoigner. Mais témoigner de quoi ? Non du langage mais de la torsion que nous lui faisons subir, des contraintes et des déformations que nous lui imposons. Certes, en arrière-plan de notre pensée, nous savons qu’il faudrait avoir recours à un paralangage, à un métalangage mais alors nous serions seul à nous comprendre et nos essais se solderaient par des énonciations surréalistes sans signification pertinente.

   Tout langage structuré repose sur les principes indépassables de la dialectique dont le fondement ultime est la Raison et seulement la Raison. Sans doute, lors des périodes de plus grand tangage, conviendrait-il de créer la catégorie de « l’ir-raison » afin que le langage, coïncidant enfin avec notre état d’âme, les mots que nous jetons sur le clavier soient autre chose que des coquilles vides, bien plutôt des sécrétions immédiates de notre esprit dont la Folie, un instant maîtrisée, se donnerait de telle ou de telle manière, sans doute un sabir pour le Lecteur, mais une jouissance intime pour nous, Écriveur. Dès lors, pourrait-il y avoir liaison Lecteur/Écriveur au travers de phrases qui tanguent et oscillent ? Ceci pose le redoutable problème de la compréhension/interprétation d’un texte, ce processus n’étant jamais doté d’une naturelle évidence, loin s’en faut.

   Ce que je dis là, dans mon texte, comme dirait Marguerite Duras en substance : « ce que j’écris là, j’ai mis vingt ans à l’écrire ». Oui, nous ne sommes jamais que des Insulaires qui tâchent de rencontrer d’autres Insulaires et le projet est aussi périlleux qu’incertain. Quand bien même, adeptes de l’introspection, nous nous connaîtrions « sur le bout des doigts », comment l’Autre, l’Étranger, par définition, pourrait-il sculpter notre propre statue autrement qu’au prix d’hypothèses nécessairement fallacieuses, dentelles infinies d’approximations, plans sur la comète dont le palimpseste usé ne révèlerait plus que quelques traces diluées aux confins du temps ?

 

Ce dont il faut convenir,

c’est que toute Écriture

demeure un mystère,

que le Lecteur lui-même

est mystère,

que l’Écriveur

est mystère

 

   et que cette abrupte tautologie ne saurait trouver d’explication hors d’elle-même. Tout langage, par destination, décrit toujours un large cercle herméneutique, éparpillant, ici et là, quantité de sèmes dont même l’analyse scrupuleuse du plus habile Investigateur d’une antique Babel ne parviendrait nullement à traduire le hiéroglyphe. Il nous faut nous l’avouer, et je crois déjà avoir écrit ceci quelque part, nous sommes des Champollion aux mains vides.  Chers Lecteurs, Lectrices, les hiéroglyphes vous attendent ! ]

 

*

 

Cela vient du fond des âges.

Cela vient du fond du temps.

C’est au plus loin de l’espace,

en quelque endroit qui ne dit

nullement son nom.

C’est une simple lueur.

C’est un signe

avant-coureur

de la lumière.

Cela n’a pas de parole.

Cela se vêt de silence.

Et c’est précieux ainsi,

de se retenir

au bord des choses,

de ne nullement

en offenser la forme.

Et c’est ce qui confirme

le tragique de notre condition.

Sa possible joie aussi

qui en est le revers.

 

Nous, les Vivants sur Terre,

que faisons-nous,

sinon attendre un signe

qui nous dise le lieu

de notre être ?

Il y a tellement de brume

 au large des yeux !

Il y a tellement d’étoupe

au large du corps !

Il y a tellement de doute

quant au fait d’exister !

Du Néant nous sentons

 le souffle livide,

du Néant nous dessinons

les contours à même

le tissu sidéré de notre peau.

Mais nulle réponse.

Ni de ce qui vient de loin,

ni de ce qui n’a nul visage,

ne saurait en avoir.

Car exister est ceci

qui nous fixe à la toile de la vie

sans qu’il ne nous soit possible

d’en évoquer la mesure.

Tout est toujours en fuite de soi.

Tout est toujours ce nuage léger,

ce vent qui se distrait de lui-même,

ce flocon perdu parmi les lames du blizzard.

  

   Alors, afin de ne nullement désespérer, nous tressons, tout au creux de notre imaginaire, des images qui toujours se dissolvent comme sur la cendre des ardoises magiques. Tantôt, sur cette nappe de gris infini, nous sommes de Blancs Pierrot, d’impalpables Colombine mais le jour nous rattrape qui efface nos songes, les reconduit à l’abîme, dans un gouffre si profond qu’il semble privé de fond, que ses parois flottent dans quelque infini dont nous ne possédons nullement le chiffre, seulement la vibration d’une fugue quelque part bien au-delà de nos pathétiques figures.

Ce que nous aurions voulu :

déborder de nos êtres,

posséder un corps léger

doué d’ubiquité,

ici sur les sillons de glaise,

là-bas en de célestes altitudes,

là-bas encore avec notre

corps démultiplié,

dédoublé en écho,

amarré à Soi avec l’ardeur

de quelque certitude.

 

   Nous aurions voulu, au terme d’une profonde méditation, nous révéler tels qu’en nous-mêmes nous nous éprouvions depuis la margelle luxueuse de notre espoir. Mais, rêvant les yeux ouverts, nous savions, depuis la nuit des temps, que nous ne serions jamais qu’un flottement, un esquif sur des flots tumultueux, une simple girouette avec laquelle le Noroît jouerait, en réalité nous serions sans attache réelle, livré à qui-nous-sommes, sans que nous ne puissions tracer le premier mot de notre propre histoire. Un genre de mutité, de parole sourde à ses propres incantations, de formule alchimique creuse, infiniment creuse.

   Alors, parfois, depuis l’événement indicible qui nous étreint, à défaut de parole, en l’absence de tout geste qui en évoquerait le galbe, nous nous livrons, sans délai, à quelque fantasmagorie dont nous sommes, tout à la fois, le centre et la périphérie. Appuyé sur le vide, c’est à peine si nous émergeons de l’indistinct, c’est tout juste si notre image se maintient au-dessus des grands fonds, si un flux aussi soudain que violent ne nous enjoindrait de rejoindre l’obscurité des abysses. Cette forme humaine plus qu’humaine, dont nous eussions souhaité qu’elle fût notre emblème, voici qu’elle paraît se dissoudre en une manière d’étrange gémellité sans consistance.     

   Nous nous hallucinions entiers, finis en quelque sorte, même doubles si c’était le prix à payer, mais d’un double logique, possédant ses abscisses et ses ordonnées, sa position dans l’espace, son caractère aisément déterminable, son objectité en quelque sorte et nous n’étions jamais que le résultat provisoire d’une genèse douloureuse, un corps glauque non encore séparé de la blanche résine qui le portait au jour. Cette existence que nous projetions unique, singulière, insolite à plusieurs titres, elle ne faisait que se confondre en un bien étrange maelstrom avec une Forme Homologue, véritable bégaiement du vivant cherchant à s’extraire de sa douloureuse tunique.

Tout à la fois, nous étions

et n’étions pas.

Tout à la fois nous pensions

et ne pensions pas.

 

   Nous étions en dehors de toute syntaxe, absents d’une sémantique qui eût pu traduire en nous les sentiments que nous ne pouvions exprimer. Quelqu’un au Monde imagine-t-il plus grande aberration, mal plus incurable que le fait de ne nullement s’appartenir,

 

d’être une simple Esquisse,

une Forme double,

 une Aberration,

un Être nullement

parvenu à l’Être ?

 

   Mais comment donc exister sous les fourches caudines d’une Réalité Siamoise : être, en un seul et même mouvement, Soi et l’Autre ; l’Autre et Soi, l’Unité et le Multiple, le Multiple et l’Unité sans même qu’il y ait de césure, de virgule pour séparer les Deux Mots de cette phrase elliptique ? Une manière d’énonciation aphasique girant tout autour du Verbe sans en reconnaître la riche texture, le tissu sans pareil.

   Décrire suffirait-il à donner du sens ? Un sens peut-il émerger du non-sens ? Mais qui donc pourrait le savoir ? Il faut plonger au cœur de l’événement et attendre que ce dernier, de lui-même, vienne jusqu’à nous et nous tienne quelque langage qui nous placerait au cœur de qui-nous-sommes, cette Étrangeté d’Être dont nul, jamais, ne parviendra à décrypter le secret. Alors, parlant de cette image qui a servi de prétexte (pré-texte), à mon texte, je ne sais de qui je parle vraiment.

Si c’est de Vous.

Si c’est d’un Homme

abstrait en son essence.

Si c’est de moi, du pli

dolent de ma conscience.

  

   Le Réel est si multiforme, si imprécis parfois que l’on ne sait plus si c’est lui qui nous visite, si c’est nous qui le visons à l’aune d’une vision trouble, si même il possède une substance tangible, si l’on peut l’étreindre et le placer dans l’écrin de quelque certitude. Alors, il n’est pas rare que l’on progresse à l’estime, que l’on se place sur le mât du Hunier, tout en haut de la goélette, que l’on visse la lunette au bout de ses yeux et que l’on décrive, dans une sorte de vertige, ce qui nous provoque et nous met au défi, sinon de le comprendre, du moins de le dire selon essais et approximations, selon tâtonnements et hypothèses hasardeuses. Parfois, le langage, le subtil langage hésite-t-il à se prononcer tellement la tâche de décrire le Réel semble être une entreprise sans fin, nul mot ne coïncidant avec ce qu’il souhaiterait évoquer. Et même le langage intérieur tourne à vide et les mots sont de grosses boules d’ouate qui, faute d’être entendus, s’abîment dans une illisible parole, coups de gong inaperçus qui se dissolvent à même leur chute dans la citadelle étroite du corps. Mais il faut bien proférer, n’est-ce pas ? Ne le ferait-on et les mots retourneraient contre nous leurs salves soudain devenues meurtrières et nous pourrions mourir de n’avoir point reconnu notre essence, de l’avoir conduite dans une voie sans issue.

Forme blanche

contre Forme blanche.

Deux opalescences en miroir,

deux reflets l’un en l’autre confondus.

 C’est la Blancheur qui domine

en tant que nature même

de l’effacement.

Mais qui sont donc

ces mystérieuses Formes ?

Est-ce simplement NOUS,

notre statuaire autistique,

un redoublement de Soi,

un enfermement cellulaire,

une prison sans murs,

ni barreaux, ni fenêtres ?

Le Vide est absolument sidéral.

Le Vide meurt de

n’être point nommé.

Le Vide réclame sa part

et voudrait nous manduquer,

afin que de cette appropriation

naisse, en lui,

l’amorce d’une plénitude.

Car, savez-vous,

rien n’est pire,

pour le Vide,

pour Soi,

que d’éprouver,

dans l’espace libre

de son corps, une faille,

l’immense vacuité

que rien n’habite si ce n’est

 la rigueur de quelque vent hivernal

avec ses breloques de givre,

avec ses boules de gel

 et alors on est réduit

au moins que Rien,

alors on connaît

l’effroi de ne plus vivre,

de hanter de sombres coursives

où hurle un infini silence.

  

   Mais Qui est Qui dans cette approximation visuelle ? Dans cette mare de Blanc qui nous égare et nous ne sentons plus ni les contours de notre corps, ni la consistance de notre esprit ni la légèreté de cristal de notre âme.  Partout est la nappe sourde de neige qui nous ensevelit. Partout sont les congères qui obturent nos oreilles, emplissent la libre cavité de nos yeux, scellent notre bouche comme si nous étions de simples Gisants dans la lumière avare d’une crypte. Certes, il y a bien l’ébauche d’yeux. Mais que peuvent donc voir des yeux qui ne sont pas finis, qui n’ont ni cristallin, ni pupille, des yeux aveugles qui ne verraient même plus l’intérieur du corps, cet impénétrable cachot livré aux seules rumeurs du sang, aux déflagrations ossuaires ?

   Certes, il y a une amorce de bouche. Mais c’est bien d’une longue balafre dont il s’agit, d’un meurtre, d’une fête sanguinaire et barbare. Mais que pourraient donc articuler ces lèvres, si ce ne sont de terribles imprécations, sinon proférer des condamnations à mort ? Et l’épiphanie de ces visages, n’est-elle qu’une représentation minimaliste du Néant, lequel toujours rôde et nous menace continûment du meurtre auquel ses couleuvrines sont, par essence, destinées ? Et les deux corps soudés, sont-ils encore des corps ? Ne seraient-ils plutôt de simples linges fantomatiques qui auraient pour seul but de nous immoler dans leurs rets, d’annuler notre incompréhensible prétention à vivre ? Certes, au bas de ce qui pourrait être des corps, comme des jambes repliées qu’enserre un étroit fourreau de laine noire. Mais ce n’est pas la « laine » qui nous interroge, mais c’est le « noire », cette dimension d’un deuil à peine avoué, chuchoté du bout des lèvres.

 

Le Blanc est Néant.

Le Noir est Deuil.

 

   Comment sortir de cette aporie, sauf à s’y précipiter tête la première et renoncer enfin à Être, puisque, cette image nous le dit,

 

nous ne sommes qu’un Zéro

avant  la suite des nombres,

qu’un silence avant la parole,

qu’une blanche méditation

avant la pensée,

qu’un souffle avant

le saut dans l’amour.

Nous ne sommes,

et ceci pour l’infini

des temps à venir,

de bien Étranges Esquisses

et notre Être supposé se dissout

 dans cette mare de blanc,

dans ce marigot de cendre,

seul espace possible pour

une impossible présence.

 

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16 janvier 2023 1 16 /01 /janvier /2023 09:47
En l’absence de Soi, de l’Autre, du Monde

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   [Incise avant lecture - Chacun, chacune qui me lit s’apercevra de thèmes récurrents qui hantent mes textes. Souvent c’est la dimension du Tragique qui, ici et là, soit de manière hautement visible, soit de façon latente, circule à bas bruit sous la ligne de flottaison des mots. Bien plutôt que d’incliner à une « sombritude » (pardonnez le néologisme), ceci n’est que le revers bien naturel d’une exigence de perfection, le rêve éveillé de quelqu’un qui se définit volontiers tel un Idéaliste. Déjà le mot « d’Idée » en soi est tellement beau qu’il pourrait, à lui seul, effacer, sinon la totalité du Réel, du moins en gommer les saillies qui, pour être « normales », n’en sont pas moins dérangeantes au plus haut degré. Une sorte de prurit qui gâche la vie et empoisonne à ce point notre cheminement que, parfois, l’on se demande quel lien nous relie à elle, la vie, s’il ne s’agit simplement d’un fragile fil d’Ariane qui, à tout moment, pourrait biffer notre nom de l’existence. Ce qui est heureux au plus haut (peut-être histoire de se faire peur et de se rassurer à la suite), placer au firmament le luxe des Idées justes et claires, puis, dans un geste qui lui est naturellement corrélatif, dissimuler en quelque sombre réduit les ombres mortifères qui en animent les mystérieux mouvements.

   En cette époque si troublée par les guerres, par les aberrations climatiques, par les comportements ego-narcissiques, par l’amoindrissement de la figure de l’altérité, convient-il, simultanément et dans un esprit de simple ouverture à ce qui pourrait se manifester sous la forme d’événements heureux, de placer en abîme, la peur, l’angoisse, les actions négatrices de l’exister sur Terre, de manière à ce que, grâce à un jeu de simple réverbération, du négatif puisse se lever du positif, que du dénuement puisse sortir une manière de plénitude à laquelle, silencieusement, nous vouons un culte secret à défaut d’en lire clairement le signe dans les plis complexes de notre inconscient ou bien de notre conscient. Si vous préférez, faire s’exhausser du Principe de Réalité, ce souverain Principe de Plaisir qui est la seule architectonique qui soit capable de tracer la voie lumineuse en direction d’un au-delà de Soi et nous mettre en mesure  de nous excepter, sinon de toute situation fâcheuse, au moins tracer l’esquisse d’un avenir un peu plus radieux ! Ceci est un « péché » humain, entièrement humain.]

 

*

Les lunettes sont noires.

Noires de nuit.

Noires de suie.

Rien ne bouge à l’horizon

du Monde.

 Rien ne frémit.

Immense est la solitude

qui fait ses résineux vortex.

Immense est le vide

qui fait sa lumineuse absence.

On croirait la Terre dévastée.

On croirait les Hommes

bien au-delà d’eux-mêmes

en de profondes et inimaginables coursives,

peut-être n’en pourraient-ils jamais revenir.

 

Les lunettes sont noires

sur lesquelles ricoche la clarté,

sur lesquelles convergent

les multiples rayons de l’angoisse,

sur lesquelles s’abîment les griffes de l’aporie.

 

Y a-t-il au moins un regard

derrière ces vitres compactes,

une conscience brille-t-elle,

une âme s’anime-t-elle

de son feu intérieur ?

Les cheveux sont verts,

vert-de-gris peut-être,

semblables à des guirlandes de lichen,

à des guirlandes éteintes

après que l’heure festive est passée.

 

Le visage est blafard,

entre plâtre et chaux mourante.

Les lèvres sont violemment purpurines,

signe de sang dont la trace est ineffaçable.

Elle survivra même à Elle qui la porte

tel un emblème vengeur.

Elle est l’illisible figure de l’Humain

en son ordinaire détresse.

La robe est entre Rose et Mauve,

pareille à un désir éteint,

à une gloire non encore atteinte,

à une puissance qui tarde à venir,

pourrait bien se retourner

en son contraire,

une immense faiblesse

qui serait la macula,

 l’ombre portée

de la vénéneuse Finitude.

 

La Mort rôde en ces parages

avec son haleine acide,

avec ses os qui claquent,

on dirait les assauts du Noroit

contre la sombre mutité de la pierre.

Bras soudés le long du corps.

Marque de soumission ?

Reflux de la Vie ?

Perte de Soi en

de ténébreuses douves ?

 

 Le mur est Bleu Pervenche.

Le mur est Jaune avec

des éclaboussures Orange.

Le mur est Noir que Nul,

 jamais ne saurait habiter.

Le mur est Parme,

comme un signe avant-coureur

d’une imminente disparition.

 

   Puis, là, sur le fond du mur anonyme, l’Étrangeté en son visage le plus énigmatique, le plus effrayant aussi. Mais Qui donc se présente ici avec si peu d’empreinte sur les Choses ? Qui donc arrive ainsi, surgit du Néant, ne fait phénomène que dans un genre d’abstraction puisque, dans un premier geste de la vision, nous n’apercevons guère que son foulard, comme si ce dernier signait la forme la plus confondante d'apparition : une venue sur le point de s'absenter définitivement. C’est comme si, soudain, tirés brusquement d’un rêve, nous surgissions au milieu du réel dans la complexité d’une savane dont nous ne reconnaitrions rien, sauf cette immense vacuité qui nous reconduirait dès avant notre naissance.  Oui, cet Être au premier plan nous cloue au pilori et nous devenons identiques à ces chauve-souris qu’on fixait, antan, sur les portes des granges pour effrayer les Braves Gens, peut-être les placer sous le boisseau, les contraindre à accepter les fourches caudines d’une puissance qui les dépassait et leur enjoignait de n’être que des Vassaux sous la tyrannie d’un invisible Suzerain. « Détruire ! », disaient-ils et leur condamnation s’accroissait de cette insaisissable menace.

   Mais revenons à Qui nous interroge et nous met au défi d’en dévoiler la native noirceur. De rapides et menaçantes corneilles criaillent dans le ciel livide du Causse et l’on n’en perçoit que cette clameur qui déchire l’éther et l’on demeure pliés au sein de qui l’on est, pareils à ces tas de chiffons qui rêvent l’Éternité dans leurs sarcophages richement armoriés.

 

La plaque des cheveux est Verte,

d’un Vert Bouteille qui ne dévoilerait

que le sinistre de son chiffre.

Le visage est de terre cuite

et l’on penserait

à ces visages mayas

qui dorment dans leur

immémoral linceul.

L’arc des sourcils,

l’arète aiguë du nez,

 le trait Rouge des lèvres,

 autant de formes qui chantent

l’hymne funèbre de qui est déjà

au-delà de sa propre vie.

Et les lunettes d’écaille noire,

et les verres fumés,

et les yeux par défaut

qui ne semblent

qu’attendre l’occasion

de lancer

leurs éclairs venimeux

contre Quiconque

oserait en croiser l’étrange

et mortifère destinée.

Et cette chemise informe

venue de la nuit des temps.

Et cette dentelle

qui feint de s’ouvrir

sur une poitrine malingre,

tout le chétif résumé

en un seul mot de l’image.

 

Seule une frise végétale,

bien qu’immobile,

bien que frêle,

vient à notre rencontre

afin de nous persuader que

nous sommes encore vivants,

que nous pouvons chanter

lors des matins de claire venue,

que nous pouvons écrire des poèmes

sous le regard de la Lune gibbeuse,

que nous pouvons encore accomplir

le geste d’amour en une étreinte ultime

avant même que notre souffle,

pris à rebours,

n’entame son chemin

 en direction du Néant

dont nous ne chantons

jamais le refrain

qu’à le tenir éloigné,

qu’à le tenir pour une légende,

une antienne ancienne

faite pour endormir les enfants

dans leurs berceaux ornés

des dentelles de l’espoir.

 

Oui, cette peinture est sombre.

Oui cette peinture est tragique.

 

   Elle est la face inversée de ceci même que toujours nous attendons faute d’en émettre le vœu à haute voix, cette claire félicité que nous nous octroyons en silence comme si un simple songe pouvait nous sauver de qui nous sommes, de simples fétus de paille que la première crue livrera à l’abîme. Pour autant, y a-t-il motif à désespérer ? Nullement car selon la loi des contrastes, selon la logique des contraires, la Tristesse, fût-elle infinie, n’est que la face cachée de la Joie.

 

Oui, toujours la Joie est à portée.

Décillons notre regard.

Tout au bout sont des braises

 qui brillent dans la nuit.

Brillent dans la Nuit !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 janvier 2023 4 12 /01 /janvier /2023 10:43
Le parti pris du rêve

Photographie : JPV

*

   De prime abord nous demandons toujours au réel qu'il s'adresse à nous avec simplicité, dans une manière d'évidence. Avec les choses, nous voulons être dans un rapport direct, nous souhaitons qu'elles nous saisissent selon une manière d'immédiateté, nous les désirons cernées de lumière, nous évitons d'en percevoir les lignes de fuite, les ombres portées, les clartés qui s'occulteraient à notre regard désirant. De telle sorte que nous soyons rassurés, installés dans une familiarité nous conduisant à faire l'économie d'une réflexion allant plus avant. Car persister à vouloir comprendre à tout prix nous obligerait à tutoyer, sinon quelque abîme, du moins à longer de nébuleuses cryptes. Les cryptes, nous ne les aimons pas, nous redoutons leurs dalles de pierre froide, leur mutisme, nous sommes envahis d'effroi à la seule idée d'en déchiffrer les mystérieux hiéroglyphes. Nous le sentons bien, le réel est pourvu d'une infinité d'arêtes, d'une multiplicité de fragments dont nous ne saurions rendre compte qu'à l'aune d'une méticuleuse recherche. Alors, par facilité ou bien inclination naturelle de l'humain à cueillir les fruits à portée de la main, nous nous arrêtons à la surface des choses, à leur brillant, nous refusons de les dépouiller de leurs vêtures illusoires, le phénomène dont elles veulent bien nous faire l'offrande se suffisant à lui-même. Plutôt que de le déflorer afin d'en saisir la substance intime, la chair prolixe, nous  demandons au monde qu'il figure la première esquisse disponible, qu'il nous offre un visage serein, nous livre sa pellicule apaisante.

 

Le parti pris du rêve

Photographie : JPV

*

   Mais regardons donc cette image telle qu'elle nous apparaît avant même que l'on instruise un procès à son sujet. L'arbre nous le voyons s'élevant dans l'air à la façon d'un menhir de pierre. Nous pouvons en compter les écailles, en percevoir la forme proche d'une peau de reptile, nous pouvons apercevoir l'éventail des feuilles, en déduire, grâce à la couleur, la saison automnale, deviner le lieu de sa croissance, sans doute quelque Causse parcouru d'air et de vagues minérales. Les pierres, nous les ressentons dans leur texture même, nous en touchons les excroissances, nous en palpons la rudesse en même temps que la souplesse du calcaire. Nous nous réjouissons des coussins de mousse, de la limpidité de l'air, de l'atmosphère pastorale dans sa simplicité. Nous sommes, d'emblée, dans la contrée des certitudes absolues, dans le quotidien nous faisant le présent d'une conque douillette, nous sommes dans un nid. D'un seul empan du regard notre raison est comblée, nos affects en lieu sûr. Nous n'éprouvons nul besoin d'un ailleurs. Tout est posé là devant nous dont nous nous satisfaisons. Nous n'avons guère d'effort à fournir, seulement un léger décalage de la conscience, pour apercevoir ce qui déborde tout juste du cadre de la photographie, à savoir l'aventure d'un possible pouvant advenir que nous pourrons inscrire dans le cadre d'une fiction. Nous voyons les moutons, le berger, nous voyons le chien, nous apercevons le cercle des dolines où brille l'eau claire, les longues processions de murs de pierres sèches, les maisons pareilles à la cendre du volcan, leur auvent de tuiles brunes, les chemins blancs qui se perdent parmi les touffes de buis, les coussins de lichen, les grappes d'orpins. Tout cela nous le voyons sans effort tellement l'évidence est là, dans le proche, le directement palpable, et nous n'aurions guère d'efforts à engager pour construire une histoire dont cet arbre, ces pierres entassées, ce maigre sous-bois en arrière-plan seraient les faciles protagonistes. Mais nous ne serions alors que dans une anecdote si peu détachée du réel qui lui a donné naissance, qu'il s'agirait d'une simple concrétion de ce dernier, comme la bulle s'élève de la tourbière qui l'a générée. En fait, croyant nous échapper vers une autre dimension dont les métaphores semblaient constituer le véhicule, nous n'avons fait que du surplace, retombant dans les empreintes dont, un instant, nous pensions nous être exonérés. Voilà ce qui résulte donc du net en photographie, de la création au plus près, duplication fidèle du réel, précision des détails, lexique précis, horloger, nous installant dans une manière de vision pointilliste de l'univers. Certes, l'on objectera que tel portrait d'une vieille Chinoise dont le visage parcheminé, parcouru des milliers de sillons que l'existence a gravés comme au burin, signifie en direction d'un humanisme incarné, mobilise l'affect en même temps que l'émotion esthétique. Et l'on aura raison, de telles œuvres sont tout simplement admirables. Ce que nous voulons simplement affirmer quant au cliché net, à son souci de rigueur, de duplication proche de la réalité, c'est l'occultation de certains signifiants subliminaux dont l'image est porteuse, sèmes qui disparaissent sous la fascination exercée par la profusion des détails. La photographie de l'arbre et du mur de pierres sur le Causse dresse devant nous un écran qu'il devient difficile de contourner. Le réel, compact, dense, inévitable, amène notre regard à ricocher sur cette paroi de verre, à se diffracter et donc à demeurer en-deçà du phénomène qui lui fait face. Or il n'y a pas de vraie compréhension qui n'entraîne de subversion. Toujours l'image doit créer un trouble dont nous ne nous délivrerons jamais qu'à percer l'opercule derrière lequel elle s'abrite. Ce réel sur qui nous butons nous met en demeure d'engager, à son endroit, une polémique. Ne pas se satisfaire du carrousel dont il use avec habileté. Mais le transfigurer, le métamorphoser afin qu'en ses retranchements il consente à nous livrer quelques-uns de ses ultimes fondements. Alors, par l'échancrure ainsi ménagée, advient la polysémie, la profusion, le ressourcement du multiple.

  Le flou en photographie nous permettra de mieux pénétrer la sphère des contenus latents, toujours prêts à éclore, à condition que nous nous y disposions. Mais, avant d'explorer d'autres pistes nous permettant d'approfondir la réflexion sur l'image, il nous faut faire un détour par cette même idée de flou, de vision décalée de son objet, de perception approximative, toutes conditions amenant les Voyeurs des œuvres dans un domaine cerné d'énigme, sinon de mystère. Et, d'abord, commençons par les œuvres d'art, singulièrement la peinture, laquelle, par les multiples effets qu'elle autorise entre de plain-pied dans cette charge perceptive avec laquelle nous n'en aurons jamais fini. Ainsi en est-il du tremblement, de l'irisation, des vibrations qui nous mettent en demeure de les interpréter à l'aune de nos propres oscillations mentales, intellectuelles, affectives. C'est dans une manière de maelstrom que nous nous confronterons aux parcellisations multiples de l'image. De la vision précautionneuse que mobilise tout objet posé devant nous avec netteté, nous serons passés à une perception d'astigmate, tout se dédoublant, tout s'emboîtant en abyme, fragments reflétant les fragments à l'infini alors qu'en tant que Regardants, nous aurons été conduits, à notre insu, dans un état proche de l'ivresse où rien d'autre que la giration ne s'accomplira.  

Donc la peinture avec, en premier lieu, la station auprès de figures du clair-obscur

    "Le philosophe en méditation" de Rembrandt (1632). Le personnage du philosophe est nimbé d'une lumière dorée, toute spirituelle, semblable au rayonnement de la mandorle qui entoure la tête des saints. Sa barbe est floconneuse, poudreuse, baignée d'une clarté irréelle. Pose méditative, contemplative, attitude livrée à une intense introspection sinon à une rêverie éthérée. Tout flotte alentour, tout gire infiniment, cintre de la fenêtre, sol incliné, spirale de l'escalier finissant sa course parmi les touffeurs obscures du haut plafond. Quant à la figure féminine, elle ne présente guère plus de présence qu'un fugitif feu follet, visage et main dans l'orbe du rougeoiement de l'âtre, corps confondu avec les ténèbres dont il semble à peine émerger. Ici se révèle l'image d'un "monde flottant" qui semblerait entretenir quelques correspondances sémantiques avec l'univers de l'ukiyo-e, art japonais de l'estampe (1603 - 1868), essai de représentation de l'irreprésentable, temporalité éphémère, sustentation des choses, invite du Sujet regardant à  "dériver comme une calebasse sur la rivière."

  Une telle œuvre n'est pas sans jouer en écho avec une autre représentation du clair-obscur, celle de "Saint Joseph charpentier" de Georges de La Tour (1643). Les personnages y apparaissent avec un même souci de conférer à la scène un caractère sacré. Le sujet s'y prête, il est vrai, mais pas seulement. L'homologie entre les images proposées (Rembrandt et De La Tour) tient essentiellement à la facture des œuvres, à la façon de les aborder, à l'effacement des personnages qui témoignent de leur présence grâce au rapport qu'ils entretiennent avec l'ombre et la lumière. Ils ne sont pas physiquement, organiquement incarnés. Ils se dissolvent dans une réalité qui les dépasse. La transcendance est là qui veille : dans la méditation du Philosophe, dans l'apparition de la figure de Jésus. Joseph, dont le corps se noie dans des teintes nocturnes, Jésus identiquement dissimulé aux yeux, ces figures ne sont apparentes qu'à mieux nous orienter vers une spiritualité qui irradie, transfigurant les traits des personnages, les éclairant de l'intérieur. Il y a comme une fascination qui permet aux protagonistes de la scène de prendre congé de nous alors même qu'une songerie nous saisit. Non religieuse, seulement esthétique.

    Enfin, comment pourrait-on faire l'impasse de la célèbre "Joconde" de Léonard de Vinci (entre 1503 et 1519), de son inatteignable sfumato vénitien (beaucoup de peintres s'y sont essayé sans succès). Tout dans ce chef-d'œuvre concourt à nous égarer. Nous sommes transportés en un autre temps, un autre lieu, sans qu'il nous soit possible de poser le moindre prédicat sur ces fugaces apparitions. L'Insaisissable nous fait face en son insondable énigme. Nous demeurons interdits devant la trilogie platonicienne du Beau, du Bien, du Vrai tant ce tableau semble la mise en œuvre des sublimes Idées, plus réelles que toute matière. Ce qui nous saisit, nous ravit en même temps que nous sommes privés de voix, de perception ordinaire, n'est rien de moins que le surgissement de l'éthique, le déploiement d'une ontologie. De l'être à profusion, de l’être soudain disponible dont notre regard bientôt saturé se trouble à la mesure de l'événement. Car sans une vague perception de l'être (nous parlons seulement de l'exister en son incroyable éclosion, non d'une entité qui dépasserait l'homme du haut de sa toute- puissance), même dans son esquisse fuyante, nous sommes abandonnés, mais nous le sommes tout autant quand la corne d'abondance nous comble de sa brusque démesure. "La Joconde" s'éloigne de nous à mesure que nous nous appliquons à la mieux regarder, son sourire "énigmatique", sa bouche scellée nous ôtent tout langage ; sa poitrine, albâtre chastement voilé nous prive de tout désir à son endroit; le recueil de ses mains en une pose hiératique nous fige dans l'absence de mouvements. Quant au paysage, lequel n'en est pas un, seulement l'Idée dont il pourrait nous faire l'offrande, nous intimant à de plus profondes considérations en direction du sublime, de l'incomparable dimension de l'art, nous ne le voyons même pas, nous sommes en pleine cécité. Les génies, tel Léonard de Vinci, sont les médiateurs par lesquels nous atteignons les rives escarpées d'un Absolu qui, par essence, identiquement à Mona Lisa, s'efface à mesure qu'il consent à se dévoiler.

    Enfin, nous ne pouvons nous inscrire dans cette perspective onirique, imaginaire, fantastique à l'orée desquelles nous conduisent les œuvres vite qualifiées de "floues", sans tenter une approche rapide de la littérature, évoquant seulement cette comète, ce scintillement dont le "Rivage des Syrtes" de Julien Gracq est la magnifique illustration. Mais laissons la parole à Henri Mitterrand dans "Grandes œuvres de la littérature française" :

    "Construit autour du thème de l'attente, exalté ailleurs par Breton, le roman témoigne de son affinité profonde avec le surréalisme et la définition que Gracq donne de l'œuvre comme "rêve éveillé» est fidèle aux options du "second Manifeste du surréalisme". Personnages et intrigue flottent dans une sorte de flou et d'inachèvement (c'est nous qui soulignons) qui contribuent à déconstruire et à créer ce climat proprement surréel qui caractérise le monde de Gracq." 

  Mais nul ne saurait mieux que l'Auteur lui-même dire cet espace où le réel devient si flou, si aléatoire, semblant soumis à quelque caprice mystérieux, qu'il ne nous apparaît  plus qu'à la manière d'une fantasmagorie, d'une "phantaisie", l'usage de cette orthographe ancienne, aujourd'hui tombée en désuétude, voulant exprimer ce que l'inexprimable, l'indicible, ne disent jamais mieux que dans la surréalité d'une fiction où plus rien ne tient que l'imaginaire de l'Auteur fécondé par le nôtre en une sorte de fusion :

   "La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna. Des routes rares et mal entretenues la relient à la capitale au travers d’une région à demi désertique. La côte qui la borde, plate et festonnée de haut-fonds dangereux, n’a jamais permis l’établissement d’un port utilisable. La mer qui la longe est vide : des vestiges et des ruines antiques rendent plus sensible la désolation de ses abords. Ces sables stériles ont porté en effet une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse, mais la vie s’est retirée depuis de ces extrémités lointaines, comme si le sang trop avare d’un corps politique momifié n’arrivait plus jusqu’à elles; on dit aussi que le climat progressivement s’y assèche, et que les rares taches de végétation d’année en année s’y amenuisent d’elles-mêmes, comme rongées par les vents qui viennent du désert. Les fonctionnaires de l’Etat considèrent ordinairement les Syrtes comme un purgatoire où l’on expie quelque faute de service dans des années d’ennui interminables ; à ceux qui s’y maintiennent par goût, on attribue à Orsenna des manières rustiques et à demi sauvages — le voyage «au fond des Syrtes», quand on est contraint de l’entreprendre, s’accompagne d’un cortège de plaisanteries infini." 

  Ici confluent l'étrange, le merveilleux, le fantastique dans une profusion d'images, de métaphores qui agrandissent notre champ de vision ou plutôt l'amènent à de nouvelles configurations jusque-là inconnues. Là est le poème où la prose ordinaire, quotidienne, amorce son mouvement de reflux. Là est la littérature qui magnifie le langage, le portant à l'extrême limite de sa propre disparition. L'art est au prix de ce vertige, de cette hallucination.

    Mais nous ne nous sommes éloignés de la photographie qu'à mieux y revenir. Et, d'abord, observons cette belle image de la corrida.

Le parti pris du rêve

(Source : JDD du 1° Août 2010

"Dans le flou (c’est nous qui soulignons) de l'action

"Corrida de Séville Crédit photographique : Reuters)

*

   Cette photographie est doublement belle : d'abord par son parti pris esthétique qui la situe d'emblée dans la contrée de l'art, ensuite par la riche sémiologie qui la sous-tend, l'anime et la maintient comme en sustentation, l'amenant à transcender notre regard, à aiguillonner notre intellect. Or, si cette proposition de l'acte tauromachique n'est pas banale, si elle peut nous émouvoir, si nous manifestons intérêt et curiosité à son endroit, c'est tout juste par la grâce dont le flou la pare. La même mise en scène, nette, précise, sensible au détail n'aurait, tout au plus, constitué qu'un genre de document que notre mémoire aurait archivé sans plus attendre. Or, ici, la persistance rétinienne dont nous sommes affectés témoigne que nous avons été touchés au vif, là où s'ouvre toute signification. Devant nous, sur le sable d'or de l'arène, nous n'avons pas simplement un toréador face à un taureau, un combat à inscrire dans l'événementiel, nous assistons à un changement de registre, à une dilatation de l'espace, à une suspension du temps et, dans cette parenthèse ménagée par le Photographe, nous sommes remis à notre propre condition mortelle, nous plongeons en pleine métaphysique, nous convoquons en un seul et même endroit, en un instant ponctuel, la multiplicité de l'être-animal, de l'être-homme, de l'être-Voyeur dans une manière d'allégorie venue dire en une économie de moyens, en une essentialité langagière, la déréliction constitutive dont tous, Existants sur Terre nous avons à rendre compte, que nous devons  assumer.

  Cette écume noire jaillissant du sol devient l'archétype du néant lui-même alors que la concrétion humaine qui s'élève au-devant d'elle, la masse ténébreuse, semble signifier en même temps une volonté de puissance exacerbée et une fragilité temporelle. Nous sommes installés dans cette "attente" dont parlait Breton, nous baignons dans les eaux douces et prolixes du surréel, nous sommes remis à d'étranges visions comme au travers des brumes du Farghestan, peut-être même à des hallucinations et c'est tant mieux si nous ressentons comme une vibration des choses portées à leur incandescence. L'art n'a pas d'autre lieu, la littérature pas d'autre langage, le poème pas d'autre amplitude que cette dissolution de ce qui, d'ordinaire, s'érige devant nous avec une évidence absolue dont nous ne cherchons même pas à faire l'économie.

  Ces considérations sur l'événement transcendant qu’implique toute création, reportées à la physiologie de la vision, ne peuvent donc se traduire que par des défauts ayant pour nom : myopie, strabisme, astigmatisme, presbytie, hypermétropie. Comme si, pour devenir œuvre véritable, une nécessaire distorsion de la réalité devait se produire, une démesure amenant le Regardeur à se projeter dans un possible au-delà de la vitre compacte des choses, dans le lieu même où s'opèrent transsubstantiations, métamorphoses et autres paraphénomènes dont la Renaissance, en son temps, multiplia les images fécondes, notamment dans les encres et pierres noires diluviennes, les entrelacs fuligineux des ouragans de Léonard de Vinci ou bien les grotesques et corps monstrueux surgissant du sol dans les peintures de Piero di Cosimo, vers 1515. Il semble nécessaire, parfois, de bousculer, de transgresser cette réalité qui nous assigne à une vue bien trop logico-rationnelle alors que nos affects bouillonnent, nous travaillent au corps, sourdent de notre épiderme afin qu'une liberté leur soit accordée qui les mette en rapport avec ce qui parle VRAIMENT, à savoir les œuvres humaines dont le sublime, trop souvent, s'occulte à nos yeux distraits.

  Mais portons-nous, maintenant, vers de plus modestes œuvres procédant davantage d'une manifestation ludique de la photographie que de la mise en acte d'une pure esthétique. Les images dont il sera parlé ci-dessous auront surtout valeur propédeutique souhaitant illustrer l'actuel propos.

Le parti pris du rêve

Photographie : JPV

*    

  Ces arbres que nous voyons comme au travers une vitre embuée et qui paraissent émaner d'une élémentaire vibration de la lumière, notre subjectivité s'en empare, notre fantaisie s'y déploie, notre liberté s'en saisit comme d'un objet que nous pourrions, à notre gré, modeler infiniment, selon la tonalité de notre humeur, la couleur de nos caprices. Car les choses, ici, ne sont pas fixées. Elles sont infiniment mobiles, pourvues de plasticité, disponibles aux distorsions que voudrait bien lui imprimer la conscience. Les colonnes s'élèvent dans l'air comme aspirées par une théorie verte, fusion des éléments entre eux. Nous sommes alors livrés à l'effet similaire à celui qu'aurait pu produire l'absorption d'une drogue, notre vision se dédouble, se fragmente, irradiant ce qui, devant elle, fait ses milliers de fourmillements. Il y a comme une fascination, l'ouverture d'une nouvelle dimension par laquelle voir le réel autrement qu'en son habituelle occlusion, il y a le lieu d'une étrange contrée tellement semblable à l'espace de nos rêves.

Le parti pris du rêve

Photographie : JPV     

*

 Ces boucles, ces crochets, ces parenthèses, ces arcs de lumière, nous ne les inventons pas, nous ne les créons pas à la seule force de notre imaginaire. Les apercevant enfin, nous ne sommes pas sous l'emprise d'une démence passagère, laquelle obèrerait notre perception des choses, altèrerait la qualité de ce qui fait phénomène et vient à notre encontre. C'est bien du contraire dont il faut être convaincu. Les événements du quotidien s'abritent derrière l'irrésolution des contingences, disparaissent sous les sédiments serrés des habitudes. C'est à une démultiplication du factuel, à un approfondissement du sensible, à une transgression du visible qu'il nous faut nous préparer. Faute de cette disponibilité, c'est tout le revers des choses qui nous échappe, ne restant entre nos doigts, que quelques lambeaux de leur luxuriante peau.

   Placés en regard de ce fragment du quotidien, nous sommes requis à en extraire plus de sens que n'en exige une vision rapide et superficielle du monde. C'est à l'intérieur même de l'existant qu'il nous faut nous immerger, de telle façon qu'avec lui nous ne fassions plus qu'un, que nos rythmes respectifs s'accordent, que nos respirations suivent le même souffle. Il y a une manière d'urgence à métamorphoser notre regard, à l'accorder à une "phénoménologie de l'inapparent", la meilleure voie pour que s'ouvrent toutes les apparences dont nous sommes constamment entourés. Voir cette image exige une fusion : devenir soi-même le banc exposé à l'étrange lumière qui semblerait venue d'un autre monde ; devenir le chemin à l'empreinte fragile, l'herbe mousseuse et onirique, l'arbre surpris de clartés, le ciel nocturne contenant et fécondant tous les possibles. Le Poème du monde ne s'écrit pas autrement !

 

 

 

 

 

 

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10 janvier 2023 2 10 /01 /janvier /2023 08:42

Voyez-vous, parfois

l’on ne sait

si l’on est éveillés,

si l’on est au bord d’un rêve,

si la réalité a quelque consistance,

si l’on peut faire confiance

à ce que voient nos yeux.

 

   Et, ceci, bien loin d’être une affliction, est peut-être le lieu, non seulement d’un contentement de soi (la piètre consolation !), le lieu d’une félicité dont, le plus souvent l’on s’absente bien avant que d’en avoir sondé la profondeur, bien avant que d’en avoir éprouvé le rare, bien avant que de s’être persuadés que la vie est pure offrande et qu’en conséquence, il nous reviendrait, à nous humains, d’en ressentir la texture inimitable, la chair douce et somptueuse. Et moi qui décline ceci sur une manière de ton prophétique, je vous en fais l’aveu, je suis l’être le moins assuré du Monde.

Un rien m’effraie,

un vide m’effarouche,

une absence creuse en moi

de si profonds sillons que

 

   mon existence ne se pourrait guère comparer qu’à celle, végétative de la chrysalide, cet état intermédiaire qui, une fois penche vers la Vie, une autre fois vers la Mort. Je sais, je n’énonce que des truismes puisque, aussi bien, vous l’Étrangère, vous la Pure Illusion, posée sur la plaine de votre couche, dans cette pose alanguie qui ne saurait recevoir nul autre prédicat que celui de « retrait », de « fuite », de « néant », en quelque sorte, Vous, tout comme Moi sommes les acteurs d’une scène qui nous dépasse, sans doute « primitive », sans doute archaïque et il s’en faudrait d’un rien que nos corps, à même le sombre écho de nos paroles, ne parte à trépas, ne se dissolve dans les plis complexes du jour.

  

Ceci mérite-t-il que nous

ne connaissions plus, désormais,

qu’une lourde exténuation,

que notre horizon se voile de cendres,

que nos bouches se scellent,

que nos yeux semés de cataracte

 n’aperçoivent même plus

leur trace dans le miroir ?

 

   Mais quel est donc, aujourd’hui, sous la glaçure hivernale qui point, la forme de notre Destin ? En avons-nous encore un ? Les doigts de la Moïra nous guident-ils sur l’étroit chemin d’un lumineux adret ?  Nous précipitent-ils, au contraire, dans l’humide labyrinthe d’un ubac dont nous pressentions la présence sans jamais pouvoir en estimer le tracé si proche, le piège tendu comme celui qui va clouer la sauvagine à son propre effroi ? Certes, Vous que je ne connais qu’à l’aune d’un reflet, surgissant auprès de vous à la façon d’un voleur, sans doute me trouverez-vous bien audacieux, bien téméraire en même temps que lesté du souci de vivre jusqu’en ses plus extrêmes conséquences. En ceci, je vous donne mille fois raison, en ceci je reconnais à mon erratique discours des allures de rapt. Je m’empare de vous sans qu’une quelconque permission m’autorise à le faire. Peut-être est-ce même une relation de Maître à Esclave qu’inconsciemment j'établis comme si, de mon pouvoir, pouvait se lever quelque prestige qui me sauverait de moi-même ? En cet instant de ma méditation, une image de moi s’impose à ma conscience.

 

Je suis au milieu du vaste Océan,

tout entouré de brumes,

balloté par des flots d’écume,

tiré à hue et à dia si bien

que je ne sais plus

où commence mon corps,

où il finit.

 

Å la lisière de mes yeux,

une masse noire flotte à la dérive.

Un tronc d’arbre ?

Le mât d’une antique goélette ?

 Ou bien une hallucination

devenue, soudain, réalité ?

 

 Je ne sais et peu m’importe que les choses soient de telle ou de telle manière. Cet écueil qui me fait signe et promet de me sauver, n’est-ce Vous, n’est-ce votre haute et belle image à laquelle je m’accroche, moi le promis à une proche disparition ?

  

    Savez-vous, dans la vie ordinaire, nous sommes, les uns pour les autres, tantôt des Désespérés sur le point de s’effacer, tantôt des Écueils auxquels viennent s’amarrer Ceux, Celles dont le désarroi est bien proche de la Mort. Je ne parle guère de choses plaisantes. Mais l’existence est-elle une chose de cette nature ? Est-elle si fardée de multiples faveurs qu’à sa lumière tout s’éclairerait et se donnerait dans la joie, dans l’insouciance, dans le trajet clair que nul incident ne troublerait ? Si vous voulez, au point où nous en sommes, je veux bien troquer mon Principe de Réalité contre celui qui lui est logiquement opposé, le Principe de Plaisir et dire votre vie telle une fête et dire ma vie telle une pure félicité. Mais vous avez assez de lucidité pour ne nullement vous laisser prendre au jeu de ce tour de passe-passe, à ce geste de prestidigitateur. La magie n’a guère de valeur qu’au-dessus des berceaux des nouveau-nés ou bien dans la tête éthérée des fous, ils vivent à une autre altitude que nous et, peut-être sont-ils dans une forme de Vérité que jamais nous ne pourrons rejoindre puisque, guidés par le souverain Principe de Raison, nous n’accordons guère d’intérêt qu’aux choses tangibles, démontrables, aux enchaînements de causes et de conséquences.  

  

   C’est bien là notre naturelle surdi-mutité, à nous les Hommes, à vous les Femmes, que de croire que la Raison viendra à bout de tous nos doutes, qu’elle nous octroiera une place stable et fixe dans l’Univers. Je crois, du plus profond de mon pessimisme, qu’il faudrait créer, de toutes pièces, un Principe de Déraison afin que, mettant à mal nos habituelles certitudes, une lueur pût poindre à l’horizon, tissée des plus belles interrogations dont notre actuelle vision est désertée puisqu’elle ne cherche guère à s’assujettir qu’aux pierres angulaires qu’elle a façonnées, tout au long de son histoire existentielle, pour la rendre vraisemblable, pour la rendre simplement vivable.

 

C’est ainsi, malgré

l’accumulation de nos biens

(et ils sont nombreux !),

nous ne sommes que

des individus aux mains vides,

des genres de mendiants,

de chemineaux qui de route en route,

de chemin en chemin,

de sentier en sentier,

dévidons les graines

d’un chapelet dont,

depuis longtemps,

nous avons perdu le sens.

  

   Vous, ma « Chimère », Vous mon « Mirage » (combien ces noms sont beaux alors qu’ils ne sont censés dépeindre qu’une triste réalité !), vous êtes un fanal au large de qui-je-suis, une étincelle brillant au fond du diamant de la nuit. C’est seulement de vous apercevoir au loin, de me heurter à votre invisibilité, de ne pouvoir vous effleurer que vous devenez infiniment Réelle, infiniment Précieuse. Seriez-vous en mon logis à me côtoyer et, bien plutôt que d’en éprouver une immense gratitude, chose parmi les choses (excusez ma brusquerie), vous vous seriez fondue dans la contingence dont nul ne ressort qu’au prix de son absence définitive. Que reste-t-il pour moi de plus urgent et de plus délicieux que de vous décrire.

 

Logée au sein même

de mon langage,

portée au cœur même des mots,

vous devenez pur Poème

auquel je peux m’abreuver

 lorsque mes lèvres brûlent,

que mon esprit divague,

que mon âme menace

de me quitter et de prendre

son envol définitif.

  

   Dans le bleu indéfini, sans doute celui qui précède la levée du jour, vous reposez dans le calme et la douceur. Sous le dais de votre corps, que je présume souple et léger, je vois le plissement de vos draps, ils me font penser à ces rides de sable que les ris de vent ont sculptées aux hanches voluptueuses des rivages. Alanguie sur cette mesure de bleu, c’est le dessin de votre épaule qui s’imprime à la manière d’un fin et élégant liseré. Combien cette ligne me rassure, combien cette ligne m’apaise. Elle est semblable aux mouvements premiers d’une origine, elle naît à peine de soi et semble se sustenter à cette immobile supplique.

 

Et votre visage, cette unité

qui me fait penser

à la beauté d’un céladon

dans la demi-ombre d’une étagère.

La rivière de vos cheveux.

La pommette discrètement saillante.

La fugue presqu’inaperçue de votre joue.

Tout ceci dessine l’esquisse

la plus heureuse,

le motif le plus simple

qui vous portent au jour

dans l’heure silencieuse

de la venue des

choses essentielles.

 

   Inévitablement, cela me fait penser aux premiers pas d’une Danseuse, aux touches tout en effleurement de chaussons de soie qu’une musique lointaine appelle et rend possible alors que les Hommes, pliés dans leur nasse de chair, ne sont vivants qu’au rythme, au halètement de leur poitrine, ils reposent en eux comme l’alizé dans une conque marine.

  

   Face à vous, dans un illisible miroir, votre Reflet. Est-il vous plus que vous ? Est-il la figure de votre avenir, lorsque levée au jour, vous rejoindrez le tumulte du multiple, que des voix napperont votre corps, que des gestes traceront votre profil, que des yeux vous détermineront en votre Être, bien plus que vous n’auriez jamais pu le faire, fixant pour toujours celle-que-vous-êtes dans une manière de tunique existentielle à laquelle, peut-être, vous n’adhèrerez nullement, un genre de cocon qui vous ôtera toute liberté d’être Vous, jusqu’au faîte de Vous-même. Avez-vous déjà éprouvé cette remise à l’Autre, cette douce aliénation (l’oxymore, je le souhaite, atténuera votre douleur),

 

et, soudain, vous êtes l’insecte

au centre de la toile d’araignée,

et soudain, vos mouvements

ne vous appartiennent plus,

et soudain votre propre image

se dissout sur l’onde lisse du miroir

et, soudain, il ne reste plus que

Vous en voie de disparaître,

il ne reste plus que Moi

dans le vortex de mon esseulement.

Puissiez-vous,

Pur Mirage

me visiter

et me visiter encore !

 

 

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8 janvier 2023 7 08 /01 /janvier /2023 10:38
Un Luthier-Philosophe

  ***

   Ce qu’il faut avoir présent, sous les yeux, ceci : une grande maison bicentenaire, une montagne à alpage, deux juments Franche-Montagne, une grande pièce avec son antique cuisinière, de vieux outils, des instruments en cours de fabrication et, surtout, un Homme, un Homme sur la soixantaine au regard clair, à l’air d’immédiate générosité, un homme simple entièrement voué à l’accomplissement de Soi. Ceci est si rare, ceci est si admirable que cela force le respect et focalise le regard dans le domaine des choses essentielles. Car, si un sujet mérite d’être abordé, frontalement, sans concession aucune, face à notre société contemporaine surtout inquiète d’apparences et de mérites vite acquis, un sujet donc précieux, c’est bien celui d’une sagesse conquise de haute lutte, entretenue, toute une vie durant, à la seule force d’un désir de vivre selon la Nature, selon sa propre nature aussi.  Ceci se nomme « vie libre et authentique », autrement dit un genre d’utopie ne traversant, antan, que les pages d’un Romantisme devenu désuet à force de s’en remettre aux « bons sentiments », à force de convoquer cette « fleur bleue » aujourd’hui si fanée que personne n’en pourrait plus reconnaître ni la forme, ni l’odeur, ni la couleur. En réalité quelque chose de perdu, d’égaré parmi les feuilles de papier d’Arménie, la fragrance de résine de benjoin se dissolvant quelque part dans un Laos de carton-pâte et de nostalgie usée jusqu’à la corde. Ce qui, hier encore, se disait dans l’ordre de la poésie ne s’énonce plus aujourd’hui qu’à l’aune d’une prose le plus souvent indigente et confuse.

   Ceux, celles, qui fréquentent mes textes, se seront aperçus que les thèmes de la simplicité, de l’authentique, d’un retour à une source originelle, hantent nombre de mes écrits, non en tant que sujets purement gratuits, mais plutôt quête d’une essence, d’une sorte d’a priori qui précéderait toute expérience existentielle sous la mesure d’une sagesse qu’il s’agirait de retrouver, de manière à pouvoir vivre conformément à une nature humaine nécessairement préoccupée de vérité, de sincérité. Cependant que nul n’aille en déduire que le motif vertueux qui court à bas bruit sous le présent énoncé serait lié à l’exercice de quelque spiritualité, existerait sous l’aiguillon d’une mystique ou bien se donnerait tel le résultat d’une conduite quasi-religieuse. Non, ceci est bien plus simple et bien plus difficile à atteindre tout à la fois. Je pense à cette « vie bonne » de la philosophie antique, à cette exigence de mettre en pratique certaines idées, certaines visées souvent émises sur le plan purement formel, rien ne s’actualisant vraiment dans la conduite de la vie quotidienne. Sans doute est-il toujours plus facile de promettre que de tenir. Ceci paraît être une constante de l’existence  humaine, comme si le fait de vivre ne se pouvait que sous le motif d’un décalage, d’un écho au large de Soi, d’une aura que notre corps émettrait à défaut de pouvoir se remettre lui-même en question dans sa propre texture de chair et de sang.

    Une hallucination de qui-nous-sommes, une irisation de notre contour, une simple bulle crevant à la surface d’un lac, rien n’en demeurerait du long travail de fermentation invisible à l’œil du corps, seulement à celui de l’âme si, cependant, cette dernière souhaitait se manifester et témoigner de sa vie intérieure. Nombre de Sujets qui traversent mes fictions font l’objet de longues méditations métaphysiques, plongés la plupart du temps dans une profonde attitude théorique, sinon théorétique, perdus dans le marécage d’intenses ruminations contemplatives qui les éloignent du Monde réel et les livrent, tout entiers, à une solitude qui ne les place que face à eux et, parfois, à l’abîme de leur intime conscience.

    Mais, voilà, ces longues prémisses étant posées, il s’agit maintenant de décrire la vie d’un homme concret, d’un Homme immergé au plein de son être, au plein de l’être des choses, d’une façon si exemplaire que cela incline à la modestie et force le respect. Cet Inconnu, nommons-le « Nathan », et entrons en sa compagnie dans cette « vie bonne » dont il a été fait mention plus haut. Cette dernière, suivra simplement l’exemple socratique tel que décrit dans « L’Apologie de Socrate » :

     

    « Je n’ai nul souci de ce dont se soucient la plupart des gens, affaires d’argent, administration des biens, charges de stratège, succès oratoires en public, magistratures, coalitions, fonctions politiques. Je me suis engagé non dans cette voie […], mais dans celle où, à chacun de vous en particulier, je ferai le plus grand des bienfaits en essayant de le persuader de se préoccuper moins de ce qui est à lui que de ce qu’il est, lui, pour se rendre aussi excellent, aussi raisonnable que possible. »   (C’est moi qui souligne).

  

   Être Nathan, en son fond, c’est ceci : L’hiver est rude, la neige s’amasse en lourdes congères blanches, les branches des sapins ploient sous la charge. Nathan, levé de bon matin, comme à son habitude (5 heures en été, 6 heures en hiver), a attelé derrière le couple de ses juments, le lourd traîneau sur lequel il entassera les troncs récoltés dans ses bois et, pour l’instant, laissés sur place. Å l’évidence, les deux Franche-Montagne sont heureuses de fouler ce sol poudreux, étincelant, sous la chape grise du jour. Å l’évidence, malgré la rudesse de la tâche, Nathan est soucieux d’accomplir ces gestes du quotidien dans une sorte de joie invisible aux yeux des Curieux, mais logée au fond de ses yeux transparents, on dirait une eau de source. Le Luthier débite les grumes à la tronçonneuse, puis charge sur le traîneau les billes de bois.

   Les juments semblent impatientes de se mettre en marche, de tirer fort sur les harnais, elles sont faites pour ceci et rien ne pourrait les distraire de ce qui détermine en son fond leur nature. Nathan navigue de concert, lui aussi, hélé au plein de son occupation d’homme : mettre, chaque jour qui passe, chaque activité à la place qui lui revient, sans hiérarchie car tout a même valeur dans l’optique de la domesticité : travailler son jardin, faire cuire sa soupe, nettoyer les stalles de la grange, moudre du grain pour les animaux, raboter le bois d’un futur violon. C’est ce qui fait la force essentielle de Nathan : être en soi au plus plein de son être quelle que soit la vêture qu’il revêt, paysan, cuisinier, bûcheron, moissonneur, facteur d’instrument. Rien, dans l’exister, n’est séparé qu’au motif d’un classement, de catégories que l’entendement met en place à la mesure du Principe de Raison.

   En vérité, nulle division n’existe, ce que la façon naturelle de vivre du Luthier met en exergue d’une manière remarquable. Il n’y a pas de réelle différence entre un Nathan qui allume son feu, un Nathan qui équarrit une planche, un Nathan qui lit ou qui rêve. L’homme, en sa constitution essentielle, est d’un seul tenant, ce que je pourrais illustrer d’une manière métaphorique en faisant appel à l’image de l’araignée postée au centre de sa toile. Si chaque fil symbolise la diversité du réel, la multiplicité des occupations, l’araignée en est la résultante au centre de la toile, elle vers qui vont toutes les informations, les tensions et relâchements de la soie accrochée ici à un rameau, là à une herbe. Tout ce qui s’agite tout autour, le concert du Monde se focalise, pour l’araignée, en ce point unique qui est son mode de préhension de ce qui vient à elle. Une vibration a lieu qui porte un sens, une autre qui en amplifie la portée ou bien en supprime l’effet.

   C’est ainsi, nous les Hommes, sommes de simples araignées, des manières d’archets qui faisons vibrer les cordes de notre instrument, une fois dans le bonheur, une fois dans la lassitude, jamais cependant dans l’indifférence. La félicité des âmes équilibrées, leur harmonie, procèdent simplement de cet accord avec l’environnement, tout comme les astres du ciel tirent leur marche d’un ordre cosmologique qui, certes, les dépasse mais dont, cependant, elles ne pourraient se distraire qu’à abandonner le trajet uni de leur destin, ce curieux mécanisme d’horlogerie qui semble logé au cœur des choses, ce rythme diastolique-systolique qui nous excède et nous construit tout à la fois, ce grand battement universel qui est l’emblème le plus visible de toute vie.

    Alors, les bûches arrimées, Nathan regagne son logis. Il dételle les juments, les accompagne jusqu’au pré où, ivres d’une liberté retrouvée, elles s’en donnent à cœur joie, courant au galop, faisant des cabrioles dans l’herbe encore gelée. L’homme est heureux de voir le bonheur de ses juments se déployer de manière si spontanée à la naissance du jour. Comment connaître plus immédiate récompense que de s’abandonner, avec plaisir, à ce spectacle émouvant d’animaux bien situés, au cœur même de leur propre condition ? Il y a un naturel et irrépressible mouvement de gratitude qui court de l’homme à l’animal, de l’animal à l’homme, en une manière de cercle ininterrompu qui signe les plus belles rencontres qui soient. Parfois même, les échanges entre hommes ont-elles moins de spontanéité, plus de calcul, plus de ruse dont on prétend qu’elle est animale !

   Nathan a laissé les juments batifoler dans l’herbe. Maintenant il décharge le traîneau, fend les troncs, empile les bûches en un tas bien régulier qui n’a d’égal que l’exigence de Nathan de coïncider avec lui-même, de se réaliser dans le moindre de ses actes. Ainsi s’écrit le sens d’une vie. Cette vie solitaire que Nathan a voulue, à moins qu’elle ne se soit imposée à lui avec la force des évidences. Cependant il n’est nullement sans contacts et Louise, une jeune femme superbe, dans la force épanouie de la quarantaine, vient deux ou trois fois par semaine apprendre le « métier » dont Nathan possède la multiple force : demeurer auprès de la Nature, faire de chaque geste, sinon le lieu d’une fête, du moins l’occasion d’une rencontre avec Soi, cultiver l’art subtil du simple, vivre dans la plus grande autonomie qui est la seule façon de s’assumer libre, hors des contraintes qui aliènent la plupart des actions humaines. Dans les travaux de labour, de fumure, de récolte du grain et des légumes, c’est moins d’une aide en direction du Luthier, bien que cette aide ne soit nullement négligeable, dont il s’agit, que de l’instauration d’une communauté silencieuse où tout, bien plutôt que de s’exprimer en mots, se dit en silence, en ressentis partagés, en affects affinitaires, en plaisirs vécus au sein de l’intime.

   Ce qu’il y a de tout à fait remarquable, dans le cycle même de l’existence de cet Homme, c’est que chaque acte porte en soi la totalité de son sens, sans qu’il soit nécessaire d’en chercher la justification dans une quelconque périphérie, dans un canton qui en complèterait la forme. Nulle autre finalité que l’acte en soi. Nulle référence à un principe écologique (cette mode !) quel qu’il soit, nulle sujétion reliée à la transmission d’un savoir (ce désir de tout posséder !), nulle subordination à une tradition (cette aliénation !) dont il faudrait, à des périodes inscrites dans l’Histoire, renouveler le rituel, fêter la liturgie comme si le présent ne pouvait jamais trouver sa propre signification qu’à puiser dans l’eau d’un passé révolu. Cela fait un bien fou de s’apercevoir qu’il y a des Nathan, certes sur le mode du rare, cela permet de croire à nouveau en l’homme en des périodes de doute, cela hisse haut le pavillon de la liberté que d’apercevoir, dans son propre champ de vision, cette vie tellement tissée de vérité que l’on croirait avoir affaire à une utopie, à une légende venue du plus loin du temps.

   Tout ceci devient si ténu, cette confiance en la vie humble, dépouillée de tous ses artifices, dans l’espace de nos sociétés qui, jamais dans l’Histoire, ne se sont autant abreuvées au monde de la représentation (cette poudre aux yeux), qui jamais n’ont plus pratiqué le culte de l’image (la sienne propre, en premier lieu), jamais été fascinées par ce sentiment exacerbé du moi qui, examiné à la loupe de la lucidité, confine à la plus grande impudeur, sinon au pur exhibitionnisme. Oui, il devient urgent de redécouvrir des valeurs éthiques dont se parer afin que, délaissant le superficiel pour l’essentiel, quelque chose se dise enfin de la Beauté du Monde, elle est toujours et partout présente, mais c’est nous qui ne savons plus la voir, en goûter la sublime faveur.

   Être Nathan, est ceci : Vivre avec le rythme et la « logique » de la Nature. Comme s’il y avait, inscrits dans les choses, leur mode d’emploi, leur signification profonde, les associations qu’elles demandent avec d’autres choses, leur chiffre dont il faudrait composer leur intime harmonie car tout chemine avec tout, dans une manière d’évidence qu’il convient de porter au jour, de révéler. Nathan, avec l’aide de ses fidèles juments, a labouré, à l’automne, un grand carré de terre qu’ensuite il a hersé avec application. En effet, l’application, la mesure, la conscience aiguë du moindre de ses actes constituent la boussole selon laquelle Nathan oriente ses pas, progresse dans l’espace d’un destin dont les lignes de force, au fil du temps, traduisent l’empreinte d’une volonté douce mais non moins exigeante. Sur la plaine de terre hersée, l’Homme a tracé les lignes qui délimitent quatre carrés : un carré pour l’orge, un pour le millet, un pour le seigle, un pour l’épeautre. Nathan aime les céréales en elles-mêmes pour ce qu’elles sont, mais aussi pour le symbole qu’elles portent en germe dans la modestie de leurs grains : cette promesse de croissance, cette énergie qui lèvera dans les épis, la moisson qu’elle supposera, le pain, le magnifique pain qui en résultera, cette provende divine, ce don remis aux hommes comme le bien le plus précieux dont ils puissent disposer.

   Nathan, comme il lirait les sillons de son avenir dans les lignes de ses propres mains, aime suivre le cours des saisons, voir les brins de végétation verte faire leur course hésitante parmi les premières gelées, puis suivre leur montée sous la brise printanière, puis s’éblouir de l’épanouissement des épis, puis voir voler leur poussière d’or lors de la moisson. Cycle du végétal, cycle de la vie, manière d’emboîtement à la façon des poupées gigognes. Le temps a passé qui a accompli son œuvre. Le moment de la récolte est venu. De bon matin, dès la première rosée disparue, Nathan gagne ses quatre carrés de céréales. Ils ont la belle couleur jaune du soleil, elle est un genre d’anticipation de celle de la croûte du pain. Nathan aiguise la lame de sa faux puis, en de larges entailles, réalise des andains réguliers. Les tiges sèches chantent sous la faux.

   Là, dans cette heure native, tout se donne sans peine. Nathan reproduit la grande geste humaine, trace l’immémorial canevas des « Travaux et des jours », duplication consciente ou inconsciente des âges du monde hésiodique. Il y a une grande beauté à resituer la marche de tout homme dans le périple universel des civilisations. Chaque homme sur terre apporte sa pierre, pose sa brique, édifie de ses mains le grand édifice pareil à une Tour de Babel qui énonce l’Histoire de l’humain, décrit par le menu le travail de fourmi des individus dont la synthèse est l’admirable marche en avant du Monde. Certes, il y a des hiatus, des bégaiements, des traversées à vide, mais il y a aussi de prodigieux bonds qui sont les actes de bravoure de l’âme humaine. Je crois que Nathan, dans le moindre de ses gestes, ressent cette ampleur de la tâche, cette essentialité contenue dans tout acte qui, par essence, est doté d’un sens profond lequel, parfois, nous échappe, parfois sourd bien plus tard, à la manière de la résurgence d’une eau fossile.

   Nathan a rassemblé ses andains en gerbes régulières, comme autrefois, genres de cônes lâches à la base par où l’air circule librement, alors que le haut resserré est tenu par un lien de paille.

   Un instant le Moissonneur s’assoit sur un tronc posé à terre et regarde avec satisfaction le travail accompli. Le temps du séchage terminé, Louise a rejoint Nathan pour l’aider à dépiquer ses gerbes. Une antique moissonneuse mue à l’électricité se trouve dans une remise. Louise passe les gerbes à Nathan qui les enfourne dans la gueule noire de la machine. Une nuée de poussière vole qui se mêle à la sueur des deux moissonneurs. Tout au bout d’une trémie de bois, le grain coule dans un bac. Régulièrement Louise en vide le contenu puis place à nouveau le bac sous la trémie. Puis les céréales sont placées dans un van dont Nathan tourne la manivelle avec une belle vigueur. La remise est noyée sous un genre de brume légère, mais le travail sera récompensé par l’obtention d’un grain propre, débarrassé de ses scories. Puis du temps s’écoulera pendant lequel le grain sèchera jusqu’à ce qu’il obtienne la bonne consistance afin qu’il soit réduit en farine.

   La farine est belle, de couleur grise avec des taches plus claires. Une bonne odeur de froment monte jusqu’aux solives de la cuisine. Sur la table de bois, Nathan a étalé un large drap blanc, sur lequel il a déposé une belle pile de farine avec le cratère au centre qu’il a pris soin de creuser d’une main amoureuse. Dans le cratère il verse avec application une mesure de levain, une cuillerée de sel et il mouille le tout d’un tiers de litre d’eau puisé à la fontaine. Dans le jour qui tarde à venir, dans la lumière grise de l’aube, Nathan accomplit les gestes du boulanger avec une manière de ferveur ardente, et son application à la tâche, la clarté diffuse qui dessine son aura autour de son corps, tout ceci dresse un genre de figure biblique totalement dédiée au geste essentiel du pétrissage de la pâte. C’est identique à un retour à l’originaire, lorsque les hommes, tout occupés au travail du nourrissage, ne s’étaient pas encore éparpillés dans le kaléidoscope d’activités multiples, de désirs polychromes.

    Nathan ressent en lui, au plus profond de ce qu’il est, ce lien naturel au blé, à la farine, à la croissance du levain, cette longue métaphore qui dit le recours à la vie simple, le don de Soi dans une œuvre tout imprégnée du sentiment d’un jeu libre mais hautement signifiant. Être, en un seul geste de la pensée, en un seul geste des mains, le Soi qui pétrit l’altérité, le Soi qui se pétrit, sculpte lui-même sa propre statue. Grande, infinie beauté que ce retrait du Monde, que ce recueil en cette niche de silence où il n’y a plus que l’Homme face à l’Homme, l’existence se donnant à même le flux de son exister. Alors, ici, attentif à ce qui se déroule dans la plus pure félicité, comment ne pas penser aux mots de Platon à la fin du « Philèbe » qui définit la « vie bonne », tel un mélange « d’intellect » et de « plaisir » ? Oui, « d’intellect » au motif que si Nathan est une âme simple, elle ne s’en élève pas moins à quelque hauteur appréciable en direction de ce qui le dépasse et l’accomplit, et c’est cette valeur de transcendance qu’il faut attribuer à « intellect », non celle de prouesses conceptuelles qui, présentement, n'auraient guère de sens.  Quant au « plaisir », il est de pure essence puisqu’entièrement limité à ce qui le fait naître, à savoir cette activité de pétrissage qui fait du Sujet et de l’Objet auquel il s’applique, une seule et même nature, un genre d’ode à la vie en sa manifestation la plus immédiate, la plus dépouillée. Là seulement peuvent s’éprouver les Grandes Choses, Nathan le sait depuis la source de sa philosophie concrète.

   Une fois la pâte façonnée, divisée en plusieurs parties, des incisions au couteau en entaillant la surface, les pâtons sont placés dans le four de la cuisinière préalablement porté à la bonne température. Nathan marquera alors une pause en ce début de journée. Il s’alimentera d’un premier repas frugal, des quartiers de pommes venues de son verger, de quelques noix, d’un verre d’eau tiré à la cruche vernissée. Lentement, méticuleusement, remerciant le don de la nourriture, il regardera longuement, au travers de la vitre du four, la pâte qui lève, gonfle doucement sous la poussée de la chaleur. Une bonne odeur de froment cuit se répandra dans la pièce et ceci constituera la plus haute récompense. Pause méditative de Nathan, au seuil de ce qui va avoir lieu, dont il acceptera la venue, tout comme il accepte en lui le flux ininterrompu de sa conscience qui trace la limite en même temps que l’illimitation de son être. Car Nathan n’est nullement divisé. Il vit en conformité avec la Nature, en accord avec le Monde mais en leurs images natives, presque primitives parfois car il est sûr que toute Vérité est proche de la naissance, qu’elle brille du plus loin du temps, qu’on ne peut la convoquer, seulement en retrouver la trace au prix d’une réminiscence puisque, par essence, toute Vérité est universelle et qu’elle fait avancer son chemin sous nos pieds sans que nous n’en percevions l’assise fondamentale. Toujours elle est proche alors qu’on la penserait lointaine. Toujours elle est disponible, alors qu’on la croirait inatteignable. C’est là, dans cette libre disposition de Soi à l’événement du jour que Nathan se connaît tel qui il est, cette attente de l’heure en sa plus haute effectivité.

Alors il est ce qu’il est jusqu’au bout de lui-même.

Il est Homme.

    Le Luthier-Philosophe, tel est le titre de cet article. Jusqu’ici, il a été surtout parlé du Philosophe à défaut d’avoir convoqué le Luthier. Et ceci pour la raison simple que c’est sous le haut paradigme de la Sagesse que Nathan inscrit ses pas. Chacune de ses activités du quotidien est une déclinaison particulière du thème général de la « vie bonne » comme il a été dit à plusieurs reprises. Mais, avant de nous séparer de notre Hôte, convient-il de dire son visage de Luthier. Sans doute plus d’un s’étonnera-t-il de la convergence, en un seul et même creuset, d’une humanité vouée aux tâches les plus prosaïques qui soient, mais aussi des plus nobles, les plus artistiques, les plus exigeantes. Certes, Nathan est, à la fois, Paysan et Musicien. Et ceci est déjà si rare que notre esprit devrait être alerté, d’emblée, que nous avons affaire à un Homme qui sort du commun, qui fréquente les crêtes, là où la lumière brille du plus pur éclat. Oui, combien cette confluence des passions est prodigieuse, combien ce côtoiement inattendu du labour et du violon est saisissant, combien il remet en question nos certitudes vite acquises, nos vérités amarrées aux choses les plus futiles, pourvu qu’elles nous rassurent et ôtent en nous, au moins provisoirement, l’inquiétude de vivre.

   S’il y a un conflit apparent entre des activités qui nous paraissent fort éloignées l’une de l’autre, nous le verrons se concrétiser, ce conflit, lors de la vision des mains de Nathan. Vaquant à ses occupations ordinaires, l’Homme n’a cure de les entourer, ses mains, de quelque soin esthétique. Jamais de gants, le contact direct avec la terre, l’animal, la bûche, la scie. Au plus près. Et c’est bien cette notion de « au plus près » qui fait de cet Existant, un Existant réel, ancré d’une manière tangible, authentique, dans un sillon ontologique qui ne pourrait avoir d’égal que le retrait de l’Ermite en son refuge ou de l’Artiste en son atelier, une passion, une relation fusionnelle emplies de sens, une manière de totalité en acte dont le Sujet constituerait le centre en même temps que la périphérie. Chapeau bas devant ces Individus qui ont réussi à maitriser le multiple, le chatoyant, le baroque et à les ramener au sein même le plus exact d’une mesure devenue autonome et, de ce simple fait, infiniment libre.

    Lorsque Nathan est à la tâche, il y est corps et âme et cette plénitude qui en caractérise la forme est le seul et unique souci d’une vie se résumant à l’étincelle de l’instant. Alors, l’Objet sur lequel porte l’énergie, l’ardeur, la vivacité, l’Objet donc se confond avec le Sujet, devient Sujet, quasi-Sujet si vous préférez. Tous les grands Artistes, tous les grands Interprètes ont fait l’expérience de cet état de fusion avec l’Objet de leur passion, lequel confine, lorsque l’œuvre est portée à son incandescence, à la brusque survenue de cet état mystique indéfinissable, à cet état dyadique dans lequel l’unité a remplacé la dualité, où le sentiment d’une parfaite harmonie entre Soi et le Monde est porté à son acmé. Moments rares s’il en est et d’autant plus précieux !

   L’atelier dans lequel Nathan fabrique sa lutherie, conforme à l’ensemble de son logis, est la simplicité même. Les outils y sont parfaitement rangés, chaque machine occupe sa place exacte, chaque lumière a son point de convergence. Le Luthier s’assied face à la fenêtre, le faisceau d’une lampe orienté sut la fabrication du jour. Aujourd’hui c’est un violon qui est l’objet de l’attention de Nathan. Attention que rien ne saurait distraire car la naissance d’un tel instrument ne peut jamais se faire que dans le silence et la concentration la plus exigeante. Il n’y a que ceci qui existe au Monde : un Violon en voie d’élaboration fait face au Luthier qui en est le seul Maître d’œuvre. C’est comme s’il y avait une liaison intime, charnelle, voluptueuse du Luthier à l’Objet qui recueille tous les soins. Å n’en pas douter, c’est bien Éros qui guide les gestes de la main de Nathan, laquelle a les mêmes égards que l’Amant en a pour son Amante. C’est bien un acte d’Amour, et des plus accomplis qui se révèle à nos yeux et il s’en faudrait de peu que nous ne passions pour des Voyeurs indélicats. Rien ne peut distraire du Luthier de sa présence incarnée. Il y va de sa vie, tout comme il y va de la « vie » du violon. Je ne sais en quels termes il convient d’évoquer la situation : réification de l’Homme, anthropomorphisme de l’instrument ? Non, ces mots ne sont encore que les approximations d’une réalité complexe et ils ne parviennent que d’une façon dérivée à rendre compte de cette conjonction. Ces mots ne désignent encore que des contextes matériels alors que, chaque Lecteur s’en sera bien aperçu, ici, c’est le spirituel et uniquement lui qui est en jeu. Par là je ne veux pas exprimer du religieux, seulement dire l’Esprit de l’Homme à la conquête de qui il est, ce qui demeure lorsque la manipulation alchimique arrivée à son terme, seule la Pierre Philosophale brille de son singulier éclat. Alors toute chair perd sa substance. Alors toute chose est ramenée à son Être.

   Nathan passe de très longues heures à assembler les multiples et complexes pièces de son puzzle. Quel plaisir de le voir à l’œuvre, travail d’une immense précision où chaque élément doit trouver sa position exacte au terme d’un long labeur d’ajustement, de ponçage. Le manche, les tasseaux, les coins, éclisses et contre-éclisses viennent à leur heure, comme si un Destin du Violon surmontait à la fois l’instrument, à la fois l’Artisan, manière d’immémoriale venue aux choses dont le tracé, depuis longtemps, aurait trouvé sa forme, n’attendant que son actualisation. Et la volute, la superbe volute dont le Luthier parle avec autant de passion, citant mille expressions selon lesquelles cette pièce rare a trouvé la voie de son phénomène : parfois tête sculptée avec des motifs de feuilles de chêne, surmontée d'une nageoire de poisson ; parfois tête d’homme barbu mythologique ou ayant réellement existé ; représentations animalières diverses. Nathan est inépuisable sur ce sujet dont on comprend aisément que sa dimension symbolique ou allégorique, associée à la puissance de fascination de la musique, ne l’entraînent dans des contrées inconnues des Observateurs que nous sommes qui, pour être attentifs, n’en pénètrent nullement les arcanes, n’en décryptent le chiffre codé.

   Sans doute la fabrication de la volute, au même titre que le secret de composition du vernis et de la colle, constituent-ils le domaine d’une initiation dont nous ne pouvons qu’admirer le dernier stade de sa figuration. Je crois que l’instrument terminé se donne au Luthier sous l’image d’une parousie, d’une donation de soi mystérieuse qui, certes, fait signe en direction d’une phénoménalité de type christologique. Nul, en effet, ne pourrait contester que toute forme d’art laboure des terres identiques à celles de la Religion révélée. C’est toujours une attente de la révélation d’une transcendance qui se lève depuis le sol têtu de notre propre immanence. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’Artisan éprouve cette irrépressible joie d’une béatitude pleine et entière, cependant sa félicité devant l’œuvre est certainement de la même nature que celle du Myste rencontrant l’objet de sa foi. Peut-être conviendrait-il mieux, dans ce cas de figure, de parler « d’emplissement », de « ravissement », de « déploiement », tous termes canoniques selon lesquels toute phénoménologie tâche de nous conduire au foyer du sens, à la fulguration de la parole lorsqu’elle devient poétique, à l’ampleur de la danse lorsqu’elle devient esthétique chorégraphique. Sans doute l’art du Luthier a-t-il quelque chose à voir avec la chorégraphie, le corps à corps subtil avec la matière apparaissant en tant que geste quintessencié porté bien au-delà de sa simple mesure anatomo-physiologique.

   Et ce qui est étonnant chez Nathan, c’est que son métier de Paysan ordinaire, dont on penserait qu’il ne le dispose guère qu’au maniement de la faux et de la hache, se voit totalement métamorphosé par un immense talent de musicien et d’interprète qui tire de la guitare ou du violon toutes les ressources dont disposent ces instruments. C’est donc avec un air de musique en tête que nous donnerons congé, avec regret à cet Homme si attachant, aux multiples et étonnants talents. Certes l’on pourrait se demander si ce choix d’une vie solitaire, recluse en quelque façon, si ces travaux de longue patience ne sont pas en réalité que recherche sur Soi. Sans doute et ceci, bien plutôt que de constituer un point négatif, met en exergue une puissance de caractère qui, partant de l’exploration approfondie de son propre soi, connaît un accès direct aux autres Soi qui existent au-dehors :

 

les autres Hommes,

la Nature,

la Musique.

 

C’est toujours en prenant appui

sur son propre Soi,

 en ayant accès à son mode

de fonctionnement interne

qu’alors peut s’ouvrir

le Soi de chaque altérité.

Nous sommes la clé de

ce qui n’est pas nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 janvier 2023 1 02 /01 /janvier /2023 10:59
L’ardoise magique

« Entre sel et ciel…

Première neige…

Le Canigó… »

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   C’est pour Noël qu’Antoni avait reçu en cadeau cette merveilleuse ardoise magique dont il ne se lassait pas, traçant à l’infini lignes et traits, déterminant cercles et angles, posant sur la fragile cendre ce que sa jeune imagination lui suggérait avec une belle générosité. Au début, au tout début, sous l’éclairage scintillant des étoiles de givre du sapin, il traçait, un peu au hasard, des formes qui ne manquaient de l’étonner en un premier temps, qu’il effaçait ensuite avec un réel plaisir, comme s’il se fût agi du caprice d’un Démiurge annulant avec entrain ce qu’il venait tout juste de créer. Il y avait, dans cette activité apparemment ludique et gratuite, un brin de fantaisie qui en colorait les gestes : dessiner/effacer, effacer/dessiner, une manière d’étrange clignotement, lequel n’était, après tout, que le vaste et hasardeux destin du Monde, son empreinte dialectique.

  

   Rien n’était jamais porté à jour qu’à être immédiatement reconduit dans un éternel anonymat, comme si l’acte de fabrication avait été entaché, depuis l’origine, du péché de paraître. Et Antoni, s’il ne pouvait l’exprimer aussi clairement, sentait poindre en lui ce sentiment délicieux du pouvoir sans limite de tout reconduire au néant, en une seule décision de sa volonté. En réalité, cette sensation de toute puissance, il la cultivait malgré lui, l’éprouvait, tout à la fois, comme un bien et comme une menace. Parfois, sous le régime d’une irrépressible pulsion, lui arrivait-il de conduire à la trappe quelque croquis dont il eut pu tirer un beau dessin. Mais il était trop tard. Les traits annulés, jamais ne reparaissaient. Dessinant et effaçant, il faisait l’expérience de la temporalité, de sa flèche toujours orientée vers le futur, jamais vers le passé.

  

   C’est un matin aussitôt après noël. Antoni s’est levé de bonne heure. Il s’est assis, jambes en tailleur, ardoise magique posée sur la plaine de ses cuisses. Parfois, sous un léger courant d’air, quelques aiguilles du sapin chutent, tels de légers flocons sur la piste cendrée de l’ardoise qu’Antoni chasse d’un geste rapide de la main. En cette heure matinale, ses parents dorment encore, il est bien décidé à faire parler cette ardoise, à tirer de sa surface lisse autre chose que ces confus gribouillis des jours derniers. Si Antoni aime l’improvisation, il éprouve encore bien plus de plaisir à faire surgir du chaos du vivant, quelques lignes signifiantes, autrement dit un cosmos rassurant, un tracé clair qui lui dise, en quelque sorte, le chemin qu’il doit emprunter pour aller vers demain.

  

   Son dessin, car c’est de ceci dont il va être question maintenant, il le situe tout en haut de son ardoise, dans son ciel infiniment disponible. Le stylet court et glisse sur la glace lisse qui ressemble à celle d’un étang. Vraiment, Antoni ne sait pas quel va être le sujet qui va s’imprimer sur la surface libre, seulement une vague prémonition qui pourrait se comparer aux arabesques d’affinités singulières. Le stylet crisse, pareil aux chaussures d’Antoni lorsqu’il s’amuse à se mouvoir sur la première neige qui poudre le sol de son jardin. La partie supérieure est teintée de nuit, parcourue d’ombres longues. Par petites touches successives, Antoni y trace un fin réseau de lignes blanches : ce seront des nuages, des cirrus si légers qu’ils évoquent ces voiles des bateaux qui cinglent vers le grand large, dont il observe la courbe qui dérive vers le cercle de l’horizon.

  

   Puis, après avoir éprouvé le vertige du haut, le Jeune Garçon explore la profondeur du bas. Il ombre toute la partie inférieure si bien que cette dernière n’est plus qu’une surface unie de Noir de Fumée. Dans le silence ouaté de la maison matinale, tout paraît simple, tout se donne dans l’irréfléchi du geste, tout dans l’intuition première qui dresse la carte d’un Nouveau Jour. Toujours le stylet court au bout des doigts du Jeune Artiste, traçant ici une ligne presque invisible qui tutoie la vitre de l’eau (sans doute s’agit-il d’un lac ou bien d’une lagune ?), édifiant ailleurs des traits plus consistants qui ressemblent aux deux arcs de cercle d’une parenthèse. Parfois, de la pulpe des doigts, Antoni adoucit des ombres qu’il juge trop denses, c’est alors un pur glacis de blanc, une manière de névé qui brille sous la lumière de son regard. L’enfant ne sait pas vraiment ce qu’il dessine, ce qui constitue le motif de ses tracés, c’est tout simplement un jeu, des esquisses plurielles dont il ressortira bien quelque chose.

  

   Maintenant son attention se porte sur le tiers supérieur de son dessin. La pointe du stylet dépose des notes d’un noir soutenu, on dirait une guirlande qui traverse le paysage sur tout son travers, car c’est bien d’un paysage dont il s’agit, d’une plaine d’eau dans laquelle se reflète le ciel. La guirlande foncée est la ligne d’horizon, sans doute une végétation rase qui borde l’eau, peut-être quelques arbres postés en sentinelles. Antoni s’est pris au jeu. Antoni s’applique et, de cette application, nait une sorte de brume évanescente qui ne semble connaître ni son origine, ni sa fin. Antoni dessine un cône très évasé que surmonte une dentelle de blancheur. Antoni tient son ardoise magique au bout de ses bras tendus afin que, de sa prise de recul, naisse une signification. Oui, c’est bien ce qu’il lui semblait.

 

Tout est venu au jour

dans un volètement de colombe.

Tout s’est imposé à lui avec

la force des choses essentielles.

Tout a tenu le langage

de ce qu’il attendait.

 

   Là, sur la toile brumeuse de l’ardoise, à n’en pas douter, c’est l’eau étale de l’Étang de Saint-Nazaire, cet étang dont il longe si souvent le rivage. La parenthèse qui soutient un fil incurvé, c’est sans doute le signal d’un filet de pêche. La montagne largement évasée c’est le « Pica del Canigó » comme on le nomme ici en langue catalane. C’est la « Montagne sacrée des Pyrénées », celle dont, parfois, il parcourt les sentiers escarpés avec ses parents, en direction de son haut sommet que survolent les grands vautours à têtes chauves. Å l’instant même où ses parents se sont levés, Antoni a posé son dessin au pied du sapin en un genre d’offrande. Sans doute ses Parents seront-ils surpris d’y découvrir le dessin ! Au moins, sauront-ils y reconnaître ce superbe « Pica del Canigó », C’est le vœu aussi fervent qu’étrange que formule Antoni au seuil de cette Nouvelle Année.

 

  

 

 

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29 décembre 2022 4 29 /12 /décembre /2022 09:37

Depuis mon Sud, ce Lundi 26 Décembre

vers ton Grand Nord

 

Très chère Solveig (« Chemin de soleil »,

selon la belle signification de ton prénom),

 

    Je viens vers toi, en cette fin d’année, avec le cœur lourd et l’âme en peine. Je t’imagine, au plein de cet hiver, blottie tout contre ton poêle rougeoyant, chassant de la main la buée qui colle aux vitres. Je t’imagine, livre en main, absorbée dans ta lecture que rien ne vient troubler, si ce n’est le passage au loin d’une harde d’élans, la chute de cristaux de glace du haut des fins mélèzes, peut-être parfois le chant plaintif d’un bruant des neiges, son cri se perd dans la brume boréale. Sais-tu combien, parfois, j’envie ton calme, ta sérénité, là dans ta cabane peinte en rouge, tout près du rivage du Lac Vättern festonné d’une lisière de givre. Une sorte de paradis malgré la bise glaciale et la morsure de l’air polaire. Les Gens du Nord, je les crois plus profonds, plus accordés au rythme de la Nature, nous Gens du Sud sommes trop superficiels, qu’une cymbalisation de cigale, la chute d’un gland sur le sol de pierre, viennent tirer de ce qui, en vérité, n'était qu’un demi-rêve, en quelque manière une demi-vie. Ici, sous notre climat généreux (l’hiver est un été continuel), toujours nous sommes distraits de nous-mêmes, exilés de notre centre et réintégrer l’antre de notre propre identité est le plus souvent tâche bien ardue. C’est un peu comme si nous n’étions jamais que nos propres échos, des genres d’auras flottant tout à la périphérie de nos corps, sans que nous ne puissions vraiment faire de ces deux réalités une seule et unique marche vers l’étoile de notre destin.

   Des êtres en partage, si tu veux, des êtres dont l’éternel refrain d’incomplétude les porte toujours au-delà de qui ils sont. Il en résulte l’un de ces flottements caractéristiques des états d’ébriété ou bien de ceux résultant de la prise d’une « noire idole ». Mais je crois, Sol, qu’il serait inconvenant que je m’appesantisse plus avant sur le sort qui est le mien, dont je ne pourrais infléchir le cours qu’à rétrocéder vers le lieu de ma naissance et jeter les dés sur le tapis vert en priant que leur formule me fût bénéfique.

   Mais je reprends ici les termes de ma lettre : « le cœur lourd et l’âme en peine » et, maintenant, qu’il me soit permis de leur donner un contenu. Ne va nullement croire que j’en sois arrivé à m’apitoyer sur mon propre sort, celui-ci en vaut bien d’autres, tellement l’affliction est grande en ce Monde qui semble privé de ses points de repère. La photographie que je joins à ma lettre, cette belle Jeune Femme tout contre l’encoignure de sa fenêtre, livre entre les mains, regardant au travers de la croisée une rue déserte, cette Jeune Femme porte en elle cette félicité intérieure qui transparaît sur son visage clair et lisse, sur son front que nulle ride ne vient troubler. Et il n’est même jusqu’à sa vêture qui ne vienne renforcer ce sentiment de confiance en la vie, la douce volonté que semble vouloir indiquer le V de son chandail largement ouvert, sa gorge naissante gorgée de suc que soutient, dans la légèreté et la joie, le noir ouvragé d’une dentelle. Vois-tu, à l’observer, déjà un apaisement me gagne, comme si de mystérieuses ondes émanaient de sa juvénile splendeur, un genre d’aube bienfaisante répandant le baume bleu de sa présence.

    Alors un curieux phénomène se produit, la jonction de deux eaux, la confluence de deux affluents navigant de concert en direction d’un même estuaire. Toi la Nordique du Lac Vättern, elle l’Inconnue de l’image, deux Étrangères assemblées eu une heureuse et unique silhouette, une figure de la joie, un battement de cœurs à l’unisson, une douceur à faire éclore à la levée du jour. Vous êtes deux, mais aussi bien vous pourriez être trois, réunies en l’étrange communauté que rien de troublant ne pourrait atteindre, un genre de lieu subtil à l’écart des tracas du Monde. Alors, partant toujours de cette activité onirique qui constitue ma marque la plus habituelle, j’édifie de toutes pièces une scène sur laquelle l’Inconnue de la vitre (voici le premier prédicat qui s’est présenté à moi), Toi, Sol la Nordique, Simone de Beauvoir (cette égérie du féminisme), vous rejoignez, je le consens, en une bien étrange crypte ou bien c’est votre position d’Iliennes retirées en leur havre de paix qui m’a naturellement conduit à faire de vos trois personnages le lieu même d’une pure félicité.

   Je vous prête sans délai les paroles de Simone de Beauvoir dans « La Force des choses », œuvre de maturité où, déjà, la plupart de ses concepts sur l’existence sont posés à la manière de « modes d’emploi ». Le verbe y est pur, élégant, la phrase claire et limpide, l’authentique en accompagne chaque mot. Pour moi, en cette période troublée, cet extrait résonne à la façon d’un vade-mecum dont je crois qu’il faudrait que j’apprenne l’art subtil, de manière à me détourner de qui-je-suis pour ne regarder que le Monde (Un Monde rêvé, bien sûr !), éprouver la beauté de ses paysages, m’introduire au cœur des choses belles, là où un bonheur simple est le terme du voyage. Mais, Sol, écoutons Simone de Beauvoir dont, je suis sûr, tu connais chaque passage, chaque mot, toi dont la littérature t’accompagne chaque jour en tes boréales latitudes :

   « Je crois que les arbres, les pierres, les ciels, les couleurs et les murmures des paysages n'auront jamais fini de me toucher. Je m’émouvais autant que dans ma jeunesse d’un coucher de soleil sur les sables de la Loire, d’une falaise rouge, d’un pommier en fleur, d’une prairie. J’aimais les chaussées grises et roses sous la haie infinie des platanes, ou la pluie d’or des feuilles d’acacia, quand vient l’automne ; j’aimais, non certes pour y vivre mais pour le traverser et pour me souvenir, les bourgades provinciales, l’animation des marchés sur la place de Nemours ou d’Avallon, les calmes rues aux maisons basses, un rosier grimpant contre la pierre d’une façade, le bourdonnement des lilas au-dessus d’un mur ; des bouffées d’enfance me revenaient avec l’odeur des foins coupés, des labours, des bruyères, avec le glouglou des fontaines. »

   Sais-tu combien il y a de délicatesse, de richesse immédiates à rejoindre cette prodigalité de la Nature, à humer la corolle de la fleur à l’odeur de miel, à tutoyer les rivages enchanteurs d’une rivière, à flâner longuement dans les « rues aux maisons basses », tel un Quidam qui, en réalité, ne cherche qu’à atteindre son point d’équilibre, à scruter son propre horizon habité des plus belles teintes printanières, un air d’enfance y traîne encore qui fait s’élever le sarment d’une douce émotion. Oui, je sais, il y a beaucoup de nostalgie dans mon évocation, peut-être même l’empreinte d’amers regrets. Vois-tu, Solveig, à deux reprises déjà j’ai évoqué ce vague à l’âme qui ne s’éloigne guère de moi, qui me poursuit même la nuit, poudrant mes songes de bien étranges visions, comme si le Monde était arrivé à sa fin, tout au bord d’un vertigineux précipice. Tu sais mon inclination constante à la tristesse, tu sais ma dette au spleen baudelairien, tu sais la profondeur de mes émotions, bien plus proches de celles d’un Jean-Jacques que de celles d’un Voltaire.

   Solveig, mais je te sais alertée à ce sujet, le Monde va mal, il court à sa perte. Partout les guerres entre des ethnies opposées, pour des revendications territoriales dont l’immémoriale Histoire n’a même plus le souvenir, des guerres pour l’eau, le pain, le tracé d’une frontière, des guerres pour l’art de la guerre. Des guerres au motif que les Hommes ne sont pas encore sortis de l’Âge de Pierre, que leurs mœurs sont frustes, leurs désirs mal équarris, leurs projets funestes, leur éthique davantage proche du lucre que du don de Soi. Sans doute me trouveras-tu bien pessimiste !

Mais quelqu’un sur la Terre

a-t-il changé d’un iota l

le profil de son essence ? 

Mais quelqu’un est-il devenu

 autre qu’il était au titre

des hasards de sa naissance ?

Mais quelqu’un est-il jamais

sorti du cercle de ses affinités ?

  

   Tu le sais, Sol, nul ne s’amende jamais, si ce n’est à la marge, dans les détails, là où le Diable aime à se cacher. Oui, je suis un Révolté et un Révolté contre qui-je-suis, au premier chef. Comment y aurait-il d’autre issue ? Puisque je critique l’Homme et que je suis Homme, ma critique me vise en premier. Cependant, je crois que tous, nous avons quantité de qualités, que nos vertus sont réelles mais que notre faiblesse constitutionnelle fait que nos vices prennent le pas sur nos vertus et que le croûton de pain que nous destinions au Chemineau de passage, nous l’avons boulotté avant même qu’il n’atteigne le seuil de notre maison. Je crois que, par nature, donc par des nécessités strictement physiologiques, nous sommes des métabolismes voulant assurer leur propre futur, l’Autre, l’Étranger, tous Ceux qui ne sont nullement nous, sont de facto de surcroît. Je sais qu’ici je brosse le portrait en clair-obscur de cet égoïsme-solipsisme auquel nul ne pourrait échapper qu’au prix de son propre sacrifice. Or nous ne sommes ni Christ, ni Socrate et, à la tasse de ciguë, nous préférons l’ambroisie alcoolisée que nous dégustons entre Amis, le cœur léger et l’âme tranquille. Pour autant, nul ne nous demande de devenir des Saints, seulement des Regardeurs de Vérité.

   Or la Vérité blesse. Or la Vérité n’a cure de nos états d’âme. La vaste Théâtre Mondain recèle dans les plis de ses coulisses des crimes, des vols, des meurtres, des esclavages, des féminicides, des exploitations de toutes sortes. Les Travailleurs, le cœur léger, sous la poussée de ce raz-de-marée de la mondialisation, sous l’exigence consumériste tyrannique, détruisent la Terre, la rongent jusqu’à l’os, semant en elle les acides les plus mortifères qui ne sont jamais que ceux que l’Homme a inventés en tant que fondements de ce qu’il pensait être les conditions mêmes de sa joie. Bien sûr, Sol, nous pouvons, telle l’autruche, enfouir nos têtes dans la multitude du sable et c’est bien ceci même que nous faisons depuis des siècles, sinon des millénaires. Mais la Terre est lasse et menace à tout moment de retourner sa calotte, de nous offrir ses viscères et, tous en chœur, nous irons à la curée sans nous douter un seul instant que cette terrible Cène sera la dernière, qu’il ne demeurera du Monde et de ses Officiants que des peaux vides flottant, tels des drapeaux de prière aux « vents mauvais » tout en haut de quelque Annapurna aux cimes décimées par tant de joyeuse innocence.

   C’est ainsi et c’est pourquoi, sans doute, le fatalisme existe-t-il sous le joug duquel nous plaçons nos nuques, pareils à des bœufs lents et un peu stupides, traçant notre sillon dans la glaise pour tracer notre sillon dans la glaise. Å l’évidence nulle Vérité ne saurait échapper au régime des tautologies.

Le Monde est Beau

 parce qu’il est Beau.

Le Monde est Affligent

parce qu’il est Affligeant.

Le Monde est Monde

parce qu’il est Monde.

 

   Nous sommes Tous qui nous sommes et allons de l’avant. Nous souhaitons notre navigation sous les auspices d’un doux alizée. Une façon douce d’exister. Si cela est humainement possible. Je suis coutumier de cette dernière formule « humainement possible ».

 

Oui, le Possible est Humain,

rien qu’Humain.

Il s’agit de le reconnaître

et de lui accorder faveur.  

Lui accorder FAVEUR !

 

   Ma très chère Confidente du Grand Nord, que le blizzard t’épargne. Que le feu illumine ton foyer. Que tes lectures soient belles. « La Force des choses » est toujours et partout présente. C’est en nous qu’elle doit trouver son site.

 

Que la Nouvelle Année qui se profile te trouve

dans un Monde plus généreux que l’ancien.

 

A bientôt.

 

Celui qui médite en Soi, autour de Soi.

Pour Toi aussi, qui m’es chère.

 

 

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