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10 octobre 2022 1 10 /10 /octobre /2022 09:35
Née du Rien

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   « Née du Rien », combien cette expression est étrange. Peut-on naître de Rien ? « Rien n’est sans raison », disait le Philosophe Leibniz. Chaque étant a une cause. Or, cet étant-esquisse, quelle peut en être la cause ? La volonté de l’Artiste, la nôtre en tant que Voyeurs qui souhaitons que notre regard soit rempli à la hauteur de son attente ? Ou bien l’œuvre d’Art est-elle à elle-même sa propre raison, comme si un mouvement interne en décidait le sort ? Nous voyons qu’il n'est pas si aisé de répondre, que les choses, toujours nous échappent au simple motif que nous ne les saisissons que partielles, fragmentaires, qu’elles disposent peut-être d’une autonomie qui se déroule à notre insu. Si nous visons les choses correctement, selon leur essence même, nous  nous apercevons que notre formule initiale est paradoxale. « Née », suppose qu’Esquisse est arrivée à l’être, qu’elle possède, sinon une chair picturale pleine et entière, du moins un contour en lequel elle abrite sa venue. Ce qui veut dire qu’Esquisse est Réelle et que rien ne pourrait lui retrancher son coefficient de Réalité. Mais, disant « Née du Rien », nous créons aussitôt une évidente antinomie. Puisque le Rien ne peut provenir que de notre imaginaire et Esquisse s’inscrit dans ce Réel qui nous fait face.

   Une scission s’établit entre Réel et Imaginaire, si bien qu’Esquisse nous paraît tel cet être en partage, lequel viendrait à l’être tout en se retirant.  Car, si le Réel a une qualité de présence, l’Imaginaire est connoté tel son envers, à savoir le lieu d’une absence. C’est sur cette indétermination originaire que joue Esquisse, raison pour laquelle elle est simplement en voie de…, ne trouve nullement son terme, prononce un mot de graphite que, bientôt, un autre biffe et c’est aussi la raison pour laquelle elle nous fascine car, située entre être et non-être, c’est bien de notre présence au monde dont il est question. Or Esquisse, nous la voulons Réelle au titre d’une réassurance narcissique. L’inscrivant dans l’ordre des choses visibles, la forêt, le rocher, le crayon, sa corporéité fonde la nôtre. La situant dans l’orbe flou de l’imaginaire, nous la soustrayons à notre entendement et ce motif de fuite nous désespère. Nous ne craignons rien tant que l’effacement, la disparition, la fente abyssale au gré de laquelle notre être n’est qu’un vague tremblement à l’horizon du monde.  Mais il nous faut partir de ce Rien et bâtir quelque chose de plausible.

   Le fond est fond de néant, si toutefois le néant peut faire image. Mais supposons. Le fond est cette quasi-nullité, cette totale indistinction pareille au blanc d’une aube qui ne se décide à poindre et à faire acte de présence. Un blanc de neige qui laisse transparaitre, par endroits, quelques traces de salissures indistinctes. Un blanc de plâtre qui badigeonne les murs d’une cellule monastique : contemplation de la nudité. Un blanc d’Espagne qui chaule les vitres, rien du mystère de la pièce ne doit être dévoilé. Un blanc de visage de Mime, il est le signe d’une vacuité intérieure. Un blanc de Titane dont la pâte éteint les couleurs qu’elle recouvre. Un blanc de Pierrot Lunaire à la recherche de sa Colombine, c’est-à-dire de lui-même. Le blanc de l’Amour lorsque sa mémoire se dilue dans les voiles du temps. Un blanc en tant que blanc qui ne profère que du silence, une parole violentée d’aphasie. Le Blanc.

   Le trait est dans le Gris. Gris pareil à la lumière éteinte d’un toit de zinc.  Gris-Lin, il vit de sa souple rumeur. Gris-Ardoise, il se confond avec la toile du ciel. Gris-Plomb à la teinte sourde. Gris-Souris qui trottine à pas menus. Gris-Acier à peine visible dans le jour qui vient. Gris-Perle, il parle à peine plus haut que la pierre ponce. La ligne « flexueuse » d’Esquisse c’est un presque-rien posé sur un rien. C’est une venue dans la discrétion, c’est une hésitation du geste. Le geste est suspendu à sa propre profération. Il offusque le néant mais avec retenue, c’est fragile l’imaginaire, c’est pareil à un vase en céladon, il faut en caresser la lumière avant d’en éprouver la consistance. Esquisse est effleurement, Esquisse est sortie du Néant, glissement hors du Rien mais à fleurets mouchetés. L’Absence, le Vide ne peuvent se donner selon quelque chose qu’à l’aune d’une muette supplication, rien ne serait pire que la gesticulation, l’absence de retenue. L’Artiste dessinant Esquisse est nécessairement au bord de soi, là où cela tremble, là où cela vacille, là où cela frémit. Créer est toujours courir le danger d’être moins que Soi, d’être plus que Soi, mais alors dans le risque d’une non-coïncidence avec l’œuvre en cours qui ne peut être que présente à soi, sans que quelque diversion puisse détourner son être de la tâche de paraître. Car être-œuvre n’est rien de moins que d’arriver au plein du phénomène, au lieu même de son essence. Or ceci ne saurait résulter d’un geste inadéquat, brusquant le processus de la métamorphose. Car c’est bien à ceci que nous assistons, au passage mystérieux, alchimique, d’une forme originaire à une forme finale, à un genre de transmutation de la matière depuis sa naissance jusqu’à sa plus haute révélation. C’est pour cette raison, du geste magique de la création, que nous admirons le mouvement léger, plein de respect mais en même temps d’assurance avec lequel l’Artiste conduit son action pour donner le jour à ce qui n’était que latent, dissimulé dans quelque pli de l’espace et du temps.

 

Être Artiste est ceci :

 

sortir de l’Imaginaire ce

qui y sommeillait en creux,

le porter à la visibilité du Réel,

le féconder, faire que le menu

de l’immanence quotidienne devienne

l’actuel de la transcendance créatrice,

une ambroisie pour l’esprit,

un nectar pour les sens.

  

   Écrivant ce texte, petit à petit, une image s’est faite en moi, une sorte de mouvement analogique mettant en rapport « Née du Rien » avec « Née de la vague », titre d’un travail du Photographe Lucien Clergue où le cops féminin paraissait naître des éléments eux-mêmes, de la pierre, de l’eau, du sable, du nuage. Féérie du corps humain que la lumière porte au regard, identiquement au geste de naître du Rien. Impression d’unité accomplie, fusion du corps Humain dans le corps de la Nature, Le corps sublimé devient alors un pur prodige dont on ne sait plus s’il est origine ou bien forme purement Idéelle, indépassable, genre de Modèle platonicien dont toute autre forme résulterait en une manière d’inépuisable harmonie. Or, ici, afin de refermer la boucle initiée au seuil de cette écriture, m’inscrivant en faux contre l’assertion de Leibniz, conviendra-t-il que j’énonce, au regard des Œuvres de Barbara Kroll, de Lucien Clergue : « Tout est sans raison », tellement le jugement déterminatif ne s’appuyant que sur l’exercice des concepts, doit le céder au jugement réfléchissant qui fait de l’affection, du sentiment, de la sensibilité, les pierres de touche du jeu libre de l’imaginaire au gré duquel seulement les œuvres d’art peuvent venir à nous dans le trait, la ligne de leur pure vérité. Ce qui est tout à fait remarquable chez cette Artiste Allemande, c’est qu’elle nous place au foyer même de ses préoccupations esthétiques, n’hésitant nullement à nous faire participer à ses tâtonnements, à ses recherches formelles qui nous disent, en leur statut pré-figuratif, antéprédicatif, l’instabilité manifeste du Réel toujours travaillé par une part irréductible d’imaginaire, donc de métamorphose toujours à l’œuvre. Oui, à l’œuvre, ainsi faut-il nous persuader que le Rien que nous penserions inactif, constitue toujours le linéament inaperçu, l’entrelacement avec le Réel dont la peinture est le lieu partiel en voie de constitution. Å nous, Voyeurs d’en parachever le sens. Fût-il singulier, subjectif, entaché de quelque fantaisie. L’exactitude n’est nullement de ce Monde !

 

  

 

 

 

   

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8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 07:58
Du Blanc, du Bleu, le Venir-à-Soi

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Nous sommes toujours trop inattentifs à la venue des couleurs, à leur force d’irradiation, à la dynamique de leur symbolique. Nous voyons du Rouge et c’est seulement une teinte parmi les autres, un mot qui se noie dans le langage pluriel du Monde. Alors nous pensons précisément aux choses du Monde qui exposent ce prédicat tel une vêture, nous pensons à la cape du Petit Chaperon Rouge, nous pensons à la muleta du Toréador, nous pensons à la crête écarlate du Coq. Parfois, au travers de nos pensées nous visons, mais dans une sorte de distraction, quelques lignes signifiantes qui en traversent la rumeur colorée : aussi voyons-nous la fraicheur, la naïveté du Chaperon ; la chorégraphie du Toréador ; la brillante aura du coq parmi le peuple de la basse-cour. Nous ne pensons guère au-delà pour la simple raison que cet au-delà nous le redoutons habité de chausse-trappes, visité de l’œil curieux et mortel des couleuvrines. « Mortel », oui nous avons proféré la cruelle sentence qui, derrière notre masque apaisé en surface, recèle en son sein la morsure Mortelle, celle qui, sans ménagement, nous envoie à trépas sans même tenir compte de notre avis à ce sujet. Car, oui, toujours les choses et aussi bien les couleurs dissimulent-elles en leurs revers la fin tragique d’une aventure. Derrière les silhouettes anodines de Chaperon, du Toréador, du Coq, c’est la Mort elle-même qui se profile, ce que chacun, chacune comprendra sans qu’il soit nécessaire de développer une longue argumentation. Mais, à partir d’ici, il nous faut nous éloigner des rivages de l’Achéron pour gagner ceux à partir desquels la vie se donne en ses esquisses premières. C’est donc de naissance dont il va être question, de venue au Monde selon telle ou telle perspective, selon telle ou telle couleur.

   Celle que, par commodité, nous nommerons « Ligne Bleue », vient à l’être sous les traits de pinceau de l’Artiste. Pour l’instant il ne s’agit que d’une esquisse, ce qui du reste correspond à notre intention d’en dévoiler l’aspect de surgissement à neuf. La texture même de l’œuvre, en sa phase initiale, témoigne de quelque chaos d’où le Sujet proviendrait, portant encore en lui les stigmates d’un étonnant désordre. Cependant nous ne sommes nullement désorientés par ces vigoureux aplats, par cette matière dense qui ferait volontiers penser à la consistance d’une glaise, à la matière ductile d’une argile. Ce qu’il est essentiel de comprendre ici, en ce moment de l’œuvre, c’est son attache encore visible au corps du Monde. C’est bien du Monde qu’elle provient, de sa texture, de sa dimension formelle, de sa substance la plus présente qui soit. L’œuvre ne vient pas de nulle part, elle se décline selon une densité structurelle, elle appelle à elle la pâte, elle appelle le Blanc de Titane, le Noir de Mars, la Terre de Sienne brûlée, l’Ivoire, Le Bleu Ceruleum, le Bleu de Cobalt.

   C’est la pâte, ce sont les couleurs qui sont les signifiants et c’est à nous, au gré de nos variations imaginaires, de dévoiler quelques signifiés, certes subjectifs, bien à nous, mais le Monde quelle que soit la forme qu’il revêt, Monde de l’Art, de la Mode, de l’Architecture est toujours Monde-pour-nous et il est heureux qu’il en soit ainsi. En serait-il autrement et nulle singularité, nulle individualité m’émergeraient du multiple et le Monde serait en pleine confusion et nous-mêmes reconduits à un éternel vertige. Afin d’exister, nécessité s’impose que nous créions nos points de repères, que nous posions le lexique grâce auquel les choses se diront avec une exactitude suffisante afin que, nous en distinguant, nous puissions y apparaître sans risque immédiat de nous confondre dans le tissu qu’il nous tend qui, pour être chatoyant, n’en est pas moins déstabilisant si nous ne prenons soin de projeter sur lui quelque lumière qui nous le rende familier.

   Avec l’œuvre, c’est toujours d’un dialogue dont il s’agit. Nul ne peut rester muet devant une toile sauf à renoncer à penser, ce qui revient à renoncer à vivre. Toujours l’œuvre nous parle et c’est nous qui, parfois, dans le constant égarement qui est le nôtre n’entendons plus le chant qu’elle nous adresse, ces variations colorées, ces formes, ces insistances ou ces retraits de la matière. Bien évidemment, si nous posons les « choses » dans la radicalité, la Toile et Qui-nous-sommes, ce ne sont rien que deux Mystères, deux Énigmes qui s’affrontent en une troublante polémique. Il n’y a guère d’autre issue que celle de nous extraire de cette situation qui menacerait vite de devenir aporétique si nous n’insufflions la mesure d’un Sens au sein même de cette relation. Après ces considérations d’ordre général, que nous reste-t-il d’autre à faire que de décrire ce qui se présente à nous tel un message à déchiffrer ? Or décrire est faire venir dans la présence. « Ligne Bleue », qui est-elle ?

   D’abord, il y a un fond d’inconsistance, un fond pareil au « silence d’une rumeur », l’oxymore indique le non-sens qu’il y aurait à ne s’en pas détacher. Toujours il nous faut prendre du recul, éviter l’adhérence aux choses. Le sens ne provient jamais que de l’écart. Mes sens (et éminemment le regard) me tiennent à la fois à distance et, paradoxalement, me confient à l’œuvre au plus près, dans la dimension de l’intime si je m’adresse à elle en conscience. L’œuvre, je participe à qui elle est et, comme elle est un objet d’un Monde qui nous est commun, je participe d’elle, tout comme elle participe à son tour du Monde. Dorénavant, tout ce que je dirai de « Ligne Bleue », c’est comme si je me l’adressais en une manière de retour, d’écho, de réverbération, comme si je le destinais  au Monde lui-même en sa vibrante polyphonie.

 

Je dis la chevelure, sa belle variation

de Terre de Sienne, de Rouille, de Tabac

et je dis aussitôt la colline de terre,

le revers des mottes, le labour d’automne

dans sa « gloire de lumière »,

je dis aussi qui je suis,

le pantalon de velours côtelé

que j’aime porter dans le

versant lumineux de l’Automne.

 

Je dis le Visage, son ovale régulier,

je dis son masque de plâtre

et je dis en même temps,

les carrières de talc ouvertes sur le ciel,

je dis ma profonde mélancolie

lors des jours tristes et brumeux de l’Hiver,

je dis le Visage de Pierrot Lunaire

du Mime Marceau sur son

praticable de planches.

 

Je dis les deux perles des yeux

 et je dis les lacs lumineux des Alpes

dans leurs somptueux écrins,

je dis les pleurs des peuples tristes,

je dis la nécessité de ma vision,

 la tâche incessante de décryptage

du Monde, des Autres.

 

Je dis le feu éteint des lèvres

et je dis les roches magmatiques

qui veillent en silence depuis

le ventre lourd de la Terre,

je dis le brandon de ma passion,

la peur qu’elle ne s’émousse

sous la meute abrasive des jours.

 

Je dis le torse de chaux

et de blanc d’Espagne

et je dis le large plateau des Causses

semé de vent et parcouru des entailles

des pierres de calcaire,

je dis la dimension étroite de ma joie

contrainte par les vicissitudes du temps

qui passe et moissonne tout devant lui.

 

Je dis le ballant des bras

enserrés d’une frontière bleue

et je dis la mesure étroite du fjord

dans la lumière du septentrion,

je dis la teinte de mes sentiments

quand plus un seul espoir ne brille

 à l’horizon brisé des Hommes.

 

Je dis la main pliée devant le sexe

et je dis les parties de la Terre

à jamais explorées,

je dis la fermeture du sens partout

où les libertés sont bafouées,

partout où mon esprit s’abîme

en ses propres eaux,

elles sont insondables tels les abysses

au large des côtes de rochers.

 

Je dis le presque tout de l’œuvre,

le presque tout de qui-je-suis,

le presque tout du Monde

en leur confondante multitude.

 

   Et je pourrais dire encore le long des siècles et des siècles sans jamais pouvoir épuiser la ressource des Œuvres, du Monde et peut-être aussi la mienne si un destin d’Immortel m’était alloué. Mais chaque jour qui vient, mes forces déclinent, le plus souvent à mon insu et les couleurs de l’enfance de vives qu’elles étaient, elles claquaient tels de vibrants oriflammes, voici qu’elles s’atténuent comme si une vitre opaque l’ôtait à ma naturelle curiosité. C’est si bien de voir tout ce qui vient à l’encontre avec sa pleine charge de Beauté. La Beauté est inépuisable, c’est nous les Hommes qui ne savons la voir !

   Ici est le temps venu de reprendre le titre de cet article : « Du Blanc, du Bleu, le Venir-à-Soi ». « Ligne Bleue » est-elle venue à elle ? Je ne sais et sans doute les Lecteurs et Lectrices n’en sauront guère plus que moi. Le Monde, les Autres, son propre Soi, tout ceci est d’une complexité si troublante que nulle image, nulle œuvre, nul langage n’en épuiseront le sens. Et c’est bien cette dimension proprement abyssale qui fait la grandeur de tout ce qui vient au paraître. Ce qu’il me faut dire, en conclusion, ceci : Le venir-à-Soi est toujours un venir-à-l’Autre, c’est-à-dire qu’il ne s’agit de rien de moins que l’effectuation d’une tâche infinie d’unification. La peinture ne viendra à Soi, autrement dit ne se situera au plein de son être que si, corrélativement, nous nous plaçons au sein du nôtre. Il doit y avoir homologie, correspondance et, dans le meilleur des cas, osmose, fusion car toute signification doit trouver son propre écho, sauf au risque de devenir « in-signifiante », ce qui est de l’ordre inacceptable du néant.

   Seule la convergence intime du divers, sa communauté, ouvrent l’espace d’une communication, d’une compréhension. Nous ne pouvons rester extérieurs à l’œuvre qu’à l’insuffisance d’effectivité de notre conscience intentionnelle. De façon à ce que l’œuvre existe en sa plus réelle valeur, il est nécessaire que nous nous disposions à créer les conditions mêmes de sa venue à l’être. Or, dans la « confrontation », qui donc hormis ma propre conscience pourrait se consacrer à la tâche de faire paraître ce qui m’interroge et ne me laissera en paix qu’à l’instant même où, devenant réelle plus que réelle, elle s’imposera à moi avec tout le poids de son évidence ? Oui, nous êtres cloués à notre incontournable finitude, nous avons besoin de nous rassurer à la lumière de quelques évidences. Peut-être, parfois sont-elles à notre portée. Toujours il nous faut questionner l’Art. Notre propre venir à l’être est sans doute à ce prix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 octobre 2022 1 03 /10 /octobre /2022 09:47
Lumière, Mouvement :  Joie

Mise en image : Lé Ciari

 

***

 

   Imaginez ceci : la Terre serait totalement plongée dans l’ombre, inconsciente de sa propre forme, oublieuse de tout ce qui pullule habituellement à sa surface, plantes, animaux, hommes et femmes, petits enfants jouant dans les cours d’école. Rien ne serait visible qu’une immense matière opaque, ténébreuse, genre de jarre occluse au sein de laquelle plus rien ne se distinguerait de rien. Cependant n’allez pas croire que les susnommés, plantes, animaux, hommes et femmes, enfants, aient pu aussi facilement renoncer à leur privilège de voir, de toucher, d’éprouver, en un mot de vivre au plein de leur singulière existence. Ce serait comme si, revenus à une manière de concrétion originaire, ils étaient à nouveau soudés au fondement dont ils provenaient, soudaine et étrange involution qui les ramènerait au statut mutique et immuable du minéral. Et savez-vous au moins ce qu’ils regretteraient de leur vie antécédente ? Sans doute penserez-vous aux loisirs, aux friandises et autres plaisirs de la table, aux écrans polychromes diffuseurs de rêve. Certes, ceci s’imprimerait dans leur cerveau de pierre à la manière d’une immense vacuité. Mais vous avez omis, dans votre hâte, de citer l’Amour, sa perte sonnant comme le gong du tragique. Oui, l’Amour leur manquerait et forerait en eux de grandes vrilles pareilles à ces tourbillons d’eau où disparaissent les flottilles de feuilles mortes. Mais ce dont ils seraient le plus en deuil, ce qui creuserait en eux l’abîme le plus vertigineux qui se pût imaginer : la perte du Mouvement, l’effacement de la Lumière. C’est dorénavant ceci, Mouvement, Lumière, qu’il faut porter au centre de notre attention. Comment pourrait-on davantage différer de ce qui fait sens bien au-delà des simples occupations du quotidien ? Comment pourrait-on se soustraire à ce qui nous anime en notre fond, à ce qui fait briller notre esprit, à ce qui dilate notre âme et la porte à la dimension des choses essentielles ? Comment ?

      La pièce (mais est-ce une pièce ou bien est-ce un fragment d’univers qui flotterait au large de nos yeux dont, nous n’aurions nullement perçu la présence ?) le lieu donc se montre identique à un tableau en clair-obscur sur le fond duquel émergeraient Deux Formes pour l’instant non affectées de signification, comme ces nuages qui, parfois, flottent tout en haut du ciel avec leur charge de mystère, nous voudrions leur attribuer un nom, les dire visage connu, objet familier, élément de paysage, mais rien de précis ne se détache et nous demeurons dans l’incapacité de nommer, orphelins en quelque sorte des vertus prédicatives de notre langue. Et, d’être condamnés au silence, trace en nous les motifs de quelque tristesse. Le fond est une teinte unie Brou de noix, Cachou, ces belles nuances de Terre qui nous appellent au lieu même de notre habitation. Ceci nous rassure et nous oriente insensiblement en direction de cette merveilleuse profondeur humaine dont, toujours, nous recherchons le motif, fût-ce dans la distraction, dans l’insu.

       Les Énigmatiques Figures dont nous avons pris acte, sans leur attribuer quelque désignation que ce soit, voici qu’elles commencent à devenir visibles, un peu comme une silhouette tremble dans la brume d’automne et devient peu à peu pensable. Un secret se lève dont il faudra bien décrire la venue. Donc, sur fond de nuit, sur la toile infinie en son voilement même, ce sont bien deux Formes Humaines, Féminines qui émergent de l’oubli. Et, d’emblée, nous sommes saisis d’un doute quant à cette vision quasiment ubiquitaire.

 

Une seule et même personne en deux endroits présente

 

   Comment ceci est-ce possible ? Comment attribuer à une seule Existante, une existence double, la situer ici et là en un même empan de temps ? Ou bien s’agit-il d’un trouble de la vision, d’un égarement passager de la conscience, à moins qu’un acte de magie féérique n’ait métamorphosé une présence en sa double venue ?

   Bien évidemment, en cette Forme Double, c’est bien d’une même et unique Danseuse dont il s’agit. Nous la nommerons « Pas de Deux », comment pourrait-il en être autrement ?  Pas de Deux est ce Mouvement, cette Lumière dont notre fiction initiale posait la nécessité aux yeux de Ceux et Celles qui avaient régressé dans l’Ombre et l’Immobilité. Cette image purement onirique est belle en raison même de cette Chair qui se lève, rayonne, illumine la scène d’une pure présence à Soi. Oui, c’est tout à Soi qu’il faut être, sans délai, afin que le geste de la Danse pris au corps, ne diffère nullement de son être, qu’il devienne énergie vibratoire, oscillation de pendule, battement de métronome, source d’un rythme en sa tenue la plus féconde, la plus irisée, un vertige nous prend, nous les Voyeurs, tout comme il fait de l’anatomie de la Danseuse le lieu d’un étrange rituel à la limite d’une transe.

   Les yeux sont ouverts qui interrogent l’invisible, puis soudain fermés, qui questionnent le visible. C’est bien d’une inversion du sens dont il s’agit, d’un retournement, comme si la perception devait forer l’envers des choses, voir la nervure du Rien, se rendre aveugle à l’éblouissement des Choses présentes, trop présentes, elles voilent la vérité, elles disent Noir là où devrait être nommé le Blanc en sa radieuse et ruisselante beauté, car n’est beau que ce qui est simple, authentique. Cette Chair qui se lève brille d’un somptueux éclat, comme si la Lumière intérieure transparaissait, disant le feu intérieur, disant l’urgence à être tout au bout de la flèche du Soi. L’attitude, la tonalité de l’âme, tour à tour, sont exposées à la plus vive clarté que, l’instant d’après, livre à une intense méditation-contemplation. Cette posture est quasi-religieuse en son essence, elle unit, en un seul et même endroit, le divers pour le livrer à l’aimantation d’une spiritualité. Là, Pas de Deux a franchi le pas qui la séparait d’elle, là Pas de deux a rejoint le lieu de sa source intime qui est aussi ressource pour la suite des temps à venir.

   Maintenant le moment est venu d’une brève incise de nature métaphysique. Si Pas de deux apparaît selon deux silhouettes coexistantes, simultanées, ce qui ne saurait bien évidemment s’inscrire dans le tissu serré du Réel, il faut en tirer quelque enseignement théorique qui pourrait bien éclairer le champ toujours mystérieux des oppositions fondamentales du Même et de l’Autre. En pure logique, aucune Identité ne pourrait, tout à la fois, être identique à sa propre essence, en différer radicalement en occupant une place Autre que la sienne propre. En clair : Pas de deux n’a nulle possibilité d’être Soi et une Autre. Et, cependant, ceci est-il si affirmé que la réalité veut nous le faire croire ? N’y a-t-il pas en Nous, à l’intérieur même de notre site existentiel, des marges, des franges d’altérité qui nous déportent de qui-l’on-est, sinon pour nous rendre différent, du moins pour nous amener à figurer ici de telle manière, plus loin de telle autre qui n’est plus le même territoire que celui qui précédait, ce qu’il faut bien nommer la « métamorphose ».

    Car si notre quête d’identité est quasi obsessionnelle, tellement nous sommes attachés à une image de Nous-Même qui ne diffère nullement, qui nous pose à la manière d’un étalon de platine, nos fondations internes tremblent constamment sur un sol mouvant, si bien que nous pouvons être, successivement, des décalques de-qui-nous-sommes, certes à l’insensible variation, mais des sortes de « bougés » de « tremblés » au gré desquels nous avons bien le sentiment intrinsèque que quelque chose a eu lieu, que seul un lexique différent pourrait nommer. Or toute substitution selon l’axe paradigmatique est signifiante. Si je dis : « Pas de deux est lumière », puis aussitôt : « Pas de deux est mouvement », ou bien : « Pas de deux a les yeux fermés », à gauche de l’image, puis, à droite de la même image : « Pas deux a les yeux ouverts », on voit bien que la modification de la prédication est, en même temps, de facto, modification de la signification et, en définitive modification ontologique de Pas de deux, en ses donations successives. Elle est donc elle-même, mais en ses différences apparitionnelles. Ce qui veut simplement dire que notre réalité, que nous pensions immuable, fixe, définitive est, a contrario, instable, traversée du flux et du reflux de la vie qui modèle, façonne sans cesse les modalités de notre être-au-monde. Je ne suis tel que je suis qu’à être différent, qu’à me donner selon un nombre infini d’esquisses, lesquelles sont inépuisables, tout comme l’existence qui se renouvelle d’instant en instant.

   C’est un peu comme si nous obtenions, simultanément, en deux points séparés de l’espace, mais en l’étroitesse d’un temps unique, « Pas de deux 1 », puis « Pas de deux 2 », autrement dit Identité et Différence, étrangement assemblées.  Espace, Temps, ces « formes a priori de notre sensibilité », en termes kantiens, ces insaisissables, les voici devenus tangibles, portés précisément dans le sensible à la hauteur d’une élégante métaphore. Cette image est riche de sens multiples. Non seulement elle constitue un éloge de la Danse (cet Art majeur qui spiritualise le corps), mais elle fore en profondeur, jusqu’au socle de-qui-nous-sommes. Les tirets qui relient entre eux les mots écrits ne sont eux-mêmes que la métaphore de cette unité dont nous sommes en quête afin de ménager à notre être l’espace d’une illusion. Toujours nous sommes en lutte contre notre propre éparpillement, notre propre dispersion, notre propre dissémination.

 

Être c’est être-assemblé

 

S’en exonérer c’est se

mesurer au non-être.

Nous ne sommes que ceci,

être, non-être, être, non-être,

un constant clignotement qui,

en même temps, est le lieu

unique de notre joie :

 

Lumière-Mouvement.

 Chorégraphie existentielle

 

 

 

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29 septembre 2022 4 29 /09 /septembre /2022 16:44
En attente de Soi

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

    La salle du Musée est grande, blanche, silencieuse. « Grand », « blanc », « silence », les trois prédicats, les trois unités au gré desquels rencontrer l’œuvre, s’y confier dans le souci, peut-être, d’en percer l’énigme. Rien n’est encore décidé de ce qui va advenir. Le matin est tout juste levé, les voitures font leur glissement d’ouate sur le pavé lisse des rues. Le Musée ? Une grande bâtisse. Une porte encadrée de hautes colonnes. De larges baies par où entre la lumière, mais une lumière filtrée, tamisée. Des ouïes zénithales, des oculi à la cimaise des murs. L’Art en sa pure clarté car il faut que la lumière porte les œuvres à leur accomplissement, les nimbe d’un genre d’aube originaire. C’est comme une naissance à Soi, du jour, des choses, du monde, de tout ce qui vit alentour et doit faire sens. Nullement différé. Immédiat. Les œuvres ne sauraient souffrir quelque vacuité qui annulerait leur présence.

   Pour cette raison la peinture belle est à elle-même son rayonnement, sa puissance d’irradiation, son aura et nul ne pourra se soustraire à cette aimantation qui porte en soi quelque souci esthétique, nécessite un lieu où accueillir, un espace où contempler. Il faut cette zone préalable où la conscience du Visiteur, portée en son repos, guidée par un sûr instinct de l’événement qui va surgir, devienne attentive à sa germination. Des grains sont semés dans l’humus du corps, ils vivent à l’ombre de la chair, un trajet déjà se lève qui les portera à l’évidence du jour, et alors, il y aura éclosion, il y aura ouverture et ceci n’aura nul repos qu’une œuvre n’ait été rencontrée, fertile, plurielle selon ses significations latentes, qu’une œuvre n’ait été portée au plein de Soi, là où cela tremble, là où cela résonne, là où cela fourmille.

   Jeune Visiteuse est là, debout dans l’aire blanche de la salle. Face à face de l’Oeuvre, de la Conscience de Visiteuse. Rien n’existe au Monde que ceci, cette uni-dualité qui assemble et pose,  en un seul lieu, la peinture, la présence humaine, l’inclination à être au plus près, au foyer de ce qui a sens. Afin que quelque chose se dise, de l’ordre de l’essentiel, il faut ceci, cette intime liaison qui ne pourrait souffrir quelque approximation, quelque distraction. Jeune Visiteuse regarde l’œuvre, l’œuvre qui, en retour, la regarde. Regards croisés, soudés dans l’entrelacs, abouchés l’un à l’autre dans le régime convergent du chiasme, dans la rencontre de deux points-source qui ne vivent que d’un unique flux, comme si un étrange rayon en déterminait la coalescence. Dans l’instant qui vient, dans l’orbe de silence, dans la résille étroite du jour, mais combien exacte, Deux Entités n’en font qu’Une, Deux Réalités fusionnent et ceci dit la beauté du geste artistique et ceci dit la beauté de Celle-qui-regarde et parvient à Soi dans la vérité la plus juste qui se puisse imaginer.

   C’est par l’œuvre d’art que l’on parvient à Soi dans le site le plus précieux de son être. Jeune Visiteuse le sait depuis la certitude de son jeune corps, depuis l’assurance de ses yeux, depuis la plante de ses pieds qui touche le sol avec la plus grande légèreté. Car, étonnamment, tout est devenu léger, aérien, dans l’instant même de la vision. Tout est allégie de Soi et se dévoilent le domaine des pensées heureuses, le promontoire des joies simples, le seuil des faveurs infiniment renouvelables. Il suffit de dilater ses pupilles, d’ouvrir leur puits jusqu’à la mydriase et alors l’âme (nullement la métaphorique, l’éthérée, l’hypothétique), l’âme vraie, celle qui ressent, aime, se désespère, s’incline puis se relève, l’âme est touchée jusqu’en son tréfonds. Si bien qu’hors d’elle rien n’existe, sauf des poussières de contingences, des fragments de hasard qui flottent infiniment, peut-être au-delà des frontières de l’univers.

   Jeune Visiteuse a accompli l’heureux périple qui l’a soustraite aux tracasseries de l’heure, l’a exilée des divergences, l’a extraite des mors vénéneux de l’angoisse. Elle est totalement à Soi (sans doute l’acmé de la joie, on n’en peut tracer le dessin, seulement en ressentir la profondeur, en éprouver l’heureux vertige), elle est identique à qui-elle-est, sans partage, sans ligne de césure, elle est Soi-plus-que-Soi : le Temps, c’est Elle ; l’Espace, c’est Elle ; la Forme en sa vérité, c’est Elle. Le ruissellement blond des cheveux de Visiteuse, c’est le reflet des cheveux de Celle-de-la-toile. Le sage corsage blanc de Visiteuse trouve sa confirmation dans la porcelaine des jambes de Celle-qui-est-assise. Le noir de la jupe et des collants, c’est le sac à mains posé sur les genoux. L’attitude attentive de Visiteuse trouve son écho dans le geste de repos qui émane de la toile. Seule la flamme rouge du corsage du Modèle diffère et se donne en tant que foyer autour duquel l’œuvre rayonne et se donne à penser. Mais ceci n’affecte en rien l’unité de ce qui a lieu. Cette « différence » n’est présente qu’à souligner les affinités, à illustrer la fusion, le colloque secret qui s’est tissé d’une présence à l’autre. Parfois faut-il une déchirure dans le tissu du monde pour percevoir son harmonie, le flux apaisé qui en détermine le caractère.

   Pour autant, n’existe-t-il que de la félicité, rien ne vient-il troubler l’ordonnancement idyllique qui semble réunir les deux existences dans une assurance sans faille ? Å l’évidence, Celle-qui-est-assise paraît affectée d’une sorte de lassitude dont témoigne son bras droit soutenant sa tête. Fatigue passagère, moment d’abattement, quelque chagrin éprouvé ? Nous ne savons, mais ceci n’est nullement essentiel. C’est moins le thème et la nature de son traitement sur la toile qui importent que la fascination qu’exerce l’œuvre sur l’esprit de Jeune Visiteuse. Bientôt, dans les salles du Musée, seront les mouvements, les chuchotements, les allées et venues des Existants, le théâtre de la vie selon l’un de ses actes singuliers. Peut-être Visiteuse aura-t-elle quitté le Musée, peut-être se sera-t-elle mêlée à la foule anonyme des rues. Certes, le sentiment unitaire issu de sa rencontre avec la Toile commencera-t-il à se diluer, à s’atténuer et même à se dissoudre totalement, au milieu de l’agitation et du bruit de la ville. Mais ceci n’est rien moins que naturel, banal.

   Pour autant tout aura-t-il été perdu, à la manière d’un objet qu’on égare, que l’on ne retrouve plus ? Bien évidemment non, l’objet-Art est d’une autre nature, il ne se dissout nullement parmi la factualité existentielle. Son pouvoir d’émergence, de diffusion, de nitescence est prodigieux, fabuleux. Rien n’est oublié de qui il aura été l’espace d’un instant dans cette salle « grande, blanche, silencieuse », au contact de Celle-qui-est-assise, avec laquelle un événement singulier se sera manifesté. Un bavardage mondain est vite oublié, relégué dans les corridors ténébreux de la mémoire. Une œuvre d’art, si elle est vraie, ne l’est jamais, elle demeure à la manière du pinceau du phare qui balaie la nuit, en dissipe les ombres, en écarte les sourdes menaces. Désormais, entre Femme-au-sac-à-main et Jeune Visiteuse, un lien indéfectible existera pour la suite des temps. Peut-être se réactualisera-t-il au gré d’un souvenir, d’une esquisse tracée sur le blanc d’une feuille, de la découverte d’un sac à main que l’on croyait perdu. Peut-être !

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27 septembre 2022 2 27 /09 /septembre /2022 10:26
Nue plus que nue

« Nu au fauteuil rouge »

Barbara Kroll

 

***

 

   C’est à vous, Nue-plus-que-nue que je m’adresse, sans intermédiaire, sans médiateur qui auraient pu faciliter la relation, me mettre, moi-le-Voyeur, à la hauteur de l’Artiste qui vous a donné le jour. Mais, au fait, peut-on vraiment dialoguer avec une œuvre, par nature muette ? Certes on le peut, mais au gré d’un monologue, d’un soliloque, ce sont les formes de la parole communément humaines puisque je soutiens que, parlant, c’est d’abord à moi que je parle et, en définitive, peut-être qu’à moi. Savez-vous, Nue-plus-que-nue, combien notre solitude est grande.

 

Solitude face à l’exister,

à l’amour,

à la souffrance,

 à la mort.

 

   Oui, notre acte de parole n'est jamais qu’une boucle, un cercle qui se referme sur lui-même, à la façon étonnante du mythique ouroboros, serpent ou dragon qui se mord la queue en une manière d’inquiétante autophagie. Sommes-nous, nous aussi, des individus qui nous phagocytons dès après notre naissance et jusqu’à notre heure dernière ? Mais je n’abuse plus de ces tristes images qui embrumeraient notre conscience et la mettraient hors de considération du champ qui, maintenant, va entièrement nous occuper.

   En guise de préambule, que je dise le motif de votre nomination. Aussi bien aurais-je pu me contenter de vous nommer « Nue », cela aurait eu au moins l’avantage de la concision, certes mais au détriment d’une perte de sens. Nue-plus-que-nue veut dire le dépassement même de votre nudité pour surgir dans une nudité encore plus radicale que celle que laisse supposer votre corps livré à l’espace, à la lumière, au vent, aux regards des Curieux.  Or qu’y aurait-il de plus dépouillé que de devenir son propre hors-mesure, de ne même plus reconnaître ce qui est enclos en ses propres limites, de faire de son anatomie un lieu de pure dépossession comme si, ne vous appartenant plus, elle pouvait à chaque instant devenir cette étrange altérité, cette insularité au loin de vous, dont vous ne connaîtriez ni le nom, ni la route à suivre pour en rejoindre le site. Étonnant sentiment, « inquiétante étrangeté » de ce qui vous était familier et qui, en un éclair, vous exile de qui-vous-êtes. Comme si vous étiez semblable à ces oiseaux de proie qui volent haut, ailes largement éployées, accomplissant de grands cercles au-dessus de qui-vous-avez-été, dont vous ne regagnerez plus la lointaine identité. Une manière de désespoir vous gagne qui devient visible à même la tristesse de votre chair, au teint de cierge de votre peau, à l’abattement de votre visage mangé par les cernes noirs des yeux, plus rien de votre âme n’y est encore visible. Et cette noire chevelure, ces cordes de suie de vos mèches, cette résille qui cerne votre visage des hautes falaises du malheur.

   Et le trait de votre bouche qu’obture la règle de votre index. Un index n’est-il pour faire signe en direction de l’avenir afin d’y déceler la lumière d’une mince joie ? Et les deux grains de café de vos aréoles, n’indiquent-ils une maternité tarie, l’impossibilité de l’allaitement, cette source de vie, cette promesse de genèse. Nue-plus-que-nue en votre ultime dépossession. Il s’en faudrait d’un iota que votre étique silhouette ne se dissolve dans les mailles captatrices du temps. Et ce mont de Vénus avec votre main qui en interdit aussi bien la vision que l’accès, n’est-il le symbole d’une féminité dévastée ? j’y suppute une steppe lissée par les vents mauvais de l’indigence. Et votre attitude inclinée comme si vous vous affaliez sous les coups de bélier du Destin, comme si la Moïra avait fomenté à votre égard les pires desseins qui se puissent imaginer. Et ces bâtons des jambes, ces terminaisons si frêles, elles ne peuvent vous assurer de quelque assise stable sur la dalle de terre, sauf une possible disparition à même son sol de poussière.

Nue plus que nue

 

                    « Grand nu au fauteuil rouge »                                 « Nu au fauteuil rouge »

                   Source : Musée National Picasso                                        Barbara Kroll  

 

      Et sans doute, vous, Nue plus que nue, ne manquerez d’être étonnée du rapprochement que je fais entre « Nu au fauteuil rouge » de Celle-qui-vous-a-donné-le-jour et « Grand nu au fauteuil rouge » de Picasso. Et n’allez point vous abuser, l’analogie ne consiste pas seulement à la mise en relation des deux titres, comme si la totalité de l’explication tenait à la ressemblance des fauteuils et à leur teinte pourpre. Non, l’homologie est bien plus profonde qui fait signe en direction d’états d’âme qui, à mon sens, sont immédiatement superposables.  Car il ne s’agit nullement de s’arrêter au niveau formel. Le Modèle de Picasso tout droit venu de la période dite du « Jongleur des formes » ne saurait trouver d’équivalence en-qui-vous-êtes et votre attitude est bien plus « sage » si je peux m’exprimer ainsi, plus résignée. Mais y a-t-il si loin de « Nu au fauteuil rouge » à « Grand nu au fauteuil rouge » ? N’y aurait-il bien plutôt d’étranges convergences ?

   La pâte dans laquelle les deux corps sont modelés a la même teinte cireuse, une sorte de chair en voie de sa corruption terminale. La chevelure est une identique moisson triste, des genres de raideurs qui s’inscrivent en faux contre la souplesse, la plasticité féminines. Quant au cri lancé par l’Égérie de Picasso, votre mutisme en est l’exact répondant. Cri, mutité deux signes d’une identique douleur. Et l’aspect flasque, liquide, du bras de « Grand nu », aurait-il quelque chose à envier à celui dont vous vous servez pour dissimuler l’amande de votre sexe ? Non, la même désolation, le même renoncement à être. Dans un cas comme dans l’autre, le sexe est biffé, reconduit à une virginité subie plus que voulue. Quant aux rameaux des jambes respectives, ils se disent sur le mode d’une impuissance et paraissent affectés de quelque hémiplégie qui ne les dispose qu’à une cruelle immobilité.

   Oui, « Nue plus que nue », j’en conviens, je viens de dresser de votre troublante effigie un portrait bien cruel, bien livré à la désespérance la plus verticale qui se puisse imaginer. Alors à ceci, il y a deux explications. Ou bien ma description est objective, fondée sur des significations évidentes qui courent dans les deux peintures, que nombre de Regardeurs ne manqueraient de noter. Ou bien mon interprétation est totalement subjective, entièrement fondée sur ma climatique personnelle, permanente ou bien liée à des événements contemporains. Je dois vous avouer que la tristesse endémique du Monde en ces jours de guerre et de dévastations de tous ordres ne m’incline guère à la mansuétude, ne me dispose guère à distiller quelque joie qui, du reste, serait bien légère, bien inconsciente.

   Bien évidemment, le Monde va comme il va et il n’est guère dans le pouvoir de quiconque d’en infléchir le cours. Pour autant, convient-il de forcer le trait, de charbonner un réel déjà bien sombre ? Oui, je crois qu’il le faut pour les Dormeurs-debout que nous sommes. Je crois qu’il nous faut nous munir du scalpel de notre conscience et tâcher de débusquer, partout où cela est possible, les germes de la tristesse et les ferments d’une juste révolte. Pour autant, il ne servirait à rien de se battre la coulpe de se flageller avec un cilice et d’offrir son corps mutilé à la sollicitude des autres Existants. Peut-être la seule chose symbolique qui nous resterait à faire, nous munir d’une lampe, avancer par les rues et clamer, tel le bon Diogène :

 

« Je cherche un homme, je cherche un homme »

 

   Pour autant, trouverions-nous l’Humanité en sa plus exacte essence ? Sans doute la trouverions-nous. Rien n’est perdu que pour ceux qui désespèrent sans raison. Il n’est jamais trop tard pour se mettre en chemin ! Merci à Barbara Kroll de nous avoir prêté cette belle peinture aux fins de faire se lever une mince allégorie. Nous regardons le Monde. Il y a encore une lumière à l’horizon.

                                   

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26 septembre 2022 1 26 /09 /septembre /2022 10:21
De Vous, sinon Rien ?

« Sans titre »

Barbara Kroll

Source : SINGULART

 

***

 

Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?

 

   Le temps est à la brume ce matin. Les automobiles glissent sur la route avec un bruit de feutre. Parfois, venu du lacis des branches, un faible pépiement et tout retourne au silence. Il n’y aurait guère que le vol des oiseaux pour rayer le ciel, l’égayer, mais ils sont encore au nid, logés dans leurs boules de plumes. M’éveillant ce matin de bonne heure, me rasant devant le miroir, l’esprit encore envahi de la nébulosité du songe, c’est votre image qui s’est levée du tain d’argent sans que ma volonté puisse, en quoi que ce soit, en différer la venue, l’atténuer. Vous, la Chorégraphe (c’est ainsi que vous m’apparaissez dans le premier empan de mon regard), avez surgi d’un Rien qui confine au Néant et j’aurais presque maudit mon imaginaire de vous donner telle une fuyante esquisse dont je supputais qu’elle pouvait se retirer sitôt qu’entrevue. Mais, voyez-vous, c’est une manière de grâce qui m’a été allouée, qui tient à votre étrange persistance. Continûment, votre effigie clignotait entre deux attouchements de blaireau, entre deux vagues de mousse posées sur ma peau. Certes je n’aurais su m’en plaindre. Est-on contrarié d’admirer un beau paysage, de contempler une œuvre d’art dans la pièce claire d’un Musée ?

   Maintenant, me voici livré à une tâche qui ne manquera de vous étonner, puisque je vais vous décrire et vous désigner telle la Destinataire de mes mots. Ainsi ce sera à votre tour de vous découvrir dans le miroir que je vous tends. Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? Ne soyez nullement étonnée de la complainte qui fait son bruit de source et coule à la manière d’une eau claire de Vous à moi, un genre de fil d’Ariane, si vous voulez. Ou de fil de la Vierge. D’Ariane ou bien de Vierge, c’est sa ténuité que vous retiendrez, sa fragilité, ceci en fait tout son prix. La minceur est toujours affectée du privilège de la beauté. Sans doute en avez-vous déjà éprouvé la touche de talc en l’intime de votre corps ? Il y a des choses illisibles, indicibles, cela frôle les yeux, cela poudre la chair, cela fait son doux bruit de flûte tout contre le pli de l’âme et l’on ne ressort de tout ceci qu’avec une manière de vertige qui dure longtemps, nous égare parfois, nous porte à la limite de notre être.

   Chorégraphe vous êtes en votre essence la plus accomplie. Vous n’êtes qu’une forme fragmentaire, ce dont je ne saurais me plaindre. Ce qui m’est ôté, je le reconstruirai à la force de mon invention. Sans doute ne serez-vous, au sein de ma fiction, qu’une sorte de revers de-qui-vous-êtes. Mais si, à l’évidence, nous manifestons un endroit, en toute logique notre envers doit bien pouvoir être rejoint en quelque lieu.

Dans celui de l’imaginaire ?

Dans celui d’une fable ?

Dans la conque d’une douce volupté ?

Ou bien au centre igné d’un irrépressible désir ?

   Nous sommes des êtres si complexes que le portrait que nous pouvons tracer de nous n’est jamais qu’une suite d’intervalles, de pointillés, de rythmes qui paraissent pour s’évanouir bientôt.

   La salle dans laquelle vous faites le geste de la danse est silencieuse, claire. A votre expression il faut cet écrin où rien ne bouge, où vous êtes la seule à pouvoir proférer du sein même de votre corps. Cependant vous n’êtes nullement une Ballerine professionnelle, votre vêture en témoigne qui est de ville, non de scène. Si bien que je pourrais me poser la question de cette esquisse, le motif qui vous porte à la danse :

 

Joie éphémère ou bien durable ?

Quelque fête à souhaiter ?

Une soudaine félicité dont vous ne

Connaissez le lieu de sa venue ?

  

Lorsque le plaisir rosit vos joues, quelle est la figure qui signe le mieux votre climatique interne :

La rapidité d’un entrechat ?

La souplesse d’un fondu ?

La légèreté d’un glissé ?

  

   Vous apercevez-vous au moins que je vous ménage, que je déplie votre corolle avec le plus grand soin, que je ne saurais brusquer la délicatesse de votre apparition. Vous êtes identique à un mot posé sur une feuille : tel convient dont tel autre détruirait l’éphémère équilibre.

   Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? J’ai quitté le miroir de ma salle de toilette. J’ai pris un petit déjeuner frugal. Je marche sur le chemin blanc du Causse avec votre Silhouette qui m’escorte. Toujours je vous vois. Je vous vois de dos, la masse gris-bleue de vos cheveux est pareille à la fuite du nuage dans le ciel. Vos bras sont levés en arceaux, ils dessinent la forme régulière d’une jarre antique. Votre corps est doucement incliné vers la droite, il me fait penser au flottement d’une algue dans une eau alanguie. « Luxe, calme et volupté », si vous préférez. Je crois que ces trois mots vous définissent bien mieux que ne le ferait une longue histoire. C’est étonnant, la force de radiation du langage lorsque le lexique juste est trouvé, lorsque la pure vérité exsude de son irremplaçable présence. Certes, « luxe » pourrait faire signe en direction de « luxure » mais il y a, ici, une telle sagesse, une telle exactitude du mouvement que rien de fâcheux ne pourrait s’y imprimer. « Calme » énonce lui-même l’atmosphère de repos, de sérénité. Quant à « volupté », ce mot chargé de sensualité charnelle, il n’est synonyme que d’une plénitude qui vous visite avec la même pudeur que met l’Argus à butiner les pétales de soie de la fleur.

   Votre robe, elle suit les belles lignes de votre corps, votre robe est une eau semée de feuilles que, peut-être, un saule pleureur a laissé chuter du haut de ses frêles ramures. C’est à peine si le motif y paraît dans la qualité de la lumière, elle me fait penser aux glaces du Grand Nord, aux flancs d’une banquise flottant à mi-eau. Les lames du parquet qui accueillent vos pieds (je les suppose nus), est d’une belle couleur jaune avec des touches de vert, juste un effleurement, une à peine insistance. Et le plus troublant, je crois, cette silhouette fugitive, en partance pour quelque contrée mystérieuse, Un gris Souris se diluant dans le ciel du miroir, comme si votre image reflétée était la simple et insoutenable allégorie d’une disparition. Je dois vous avouer que cette parution à la limite d’un spectre a longuement hanté ma conscience. J’en éprouvais l’inconsistance existentielle, j’en apercevais le tissage éthéré, comme si votre figure me parvenait depuis les rives étranges de quelque outre-monde, de quelque pays utopique qui m’ôteraient tout espoir de pouvoir vous rejoindre un jour, fût-il lointain, fût-il hypothétique. Vous savez, Chorégraphe, combien l’espoir est une force vive qui sert à progresser dans la vie, à tracer le sillon de son chemin.

   Le chemin du reste, le voici parcouru pour la millième fois, conduit à la frontière d’une possible usure. Tout le long vous y avez été présente : l’air que je respirais, l’eau qui mouillait mes yeux, les mots qui hantaient mon esprit. Un soleil pâle commence à trouer la brume. Quelques corneilles criaillent autours des touffes épineuses des genévriers. Dans quelques minutes je serai assis à ma table de travail, devant la neige de mes feuilles. Elles attendront ces petits signes noirs que j’y dépose le jour durant. Sans doute serez-vous l’un d’entre eux, disséminé au gré des pages. Sans doute y danserez-vous un ballet dont il me reviendra de traduire le sens.  

 

Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?

 

Juste une suite de phrases

Dans le blanc des pages.

Dans le blanc.

 

 

 

  

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25 septembre 2022 7 25 /09 /septembre /2022 09:20
Au centre même du réseau

« Fille assise »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   « Fille assise », nous voici rassurés à même le titre de l’œuvre. Toujours face à elle, l’œuvre, nous sommes désemparés, parfois saisis d’une inquiétude. Légitime du reste. Dans notre face à face avec elle, nul intermédiaire qui, par sa médiation, viendrait nous rassurer, nous réconforter. Oui, par rapport aux formes de l’Art, nous sommes comme dépouillés, nous craignons de n’en saisir qu’un fragment privé de sens, son « explication » totale nous échappant et nous plongeant dans les affres de l’incompréhension. Car regarder l’Art ne revient nullement à en toiser de haut la  Cimaise, bien plutôt à demeurer dans un site de pudeur, de retrait, de modération. Et, de cette position qui, cependant, n’est nulle aliénation, respect seulement, considération par rapport à ce qui est oeuvré, nous nous mettons en position d’attente, disponibles au surgissement. Nous craignons, précisément, que rien ne surgisse et que, laissés en rase campagne, nous ne restions au centre de notre solitude, privés de dialogue, à court de paroles. Car rien ne nous assure de quelque évidence et bien des Voyeurs ressortent des salles des Musées, bien plus démunis qu’ils n'y sont entrés, une frustration remplaçant l’attente du comblement d’un désir.

   Les œuvres de Barbara Kroll, en une première estimation du regard, sont totalement déconcertantes. Nous sommes plongés soudain dans un monde étrange qui n’est ni le Réel ordinaire, ni le complet Irréel de l’imaginaire ou du songe, mais un étonnant Monde Intermédiaire dans lequel les Sujets paraissent sur le point d’une venue à Soi, que le traitement pictural rapide, spontané, parfois à la limite d’une violence, semble biffer à même son énonciation. La forme monte à la visibilité mais selon quantité d’esquisses successives qui font se lever le doute et l’incertitude chez-Ceux-qui-regardent. Un Monde paraît qu’un non-Monde efface et ceci constitue la profonde originalité de cette œuvre tout en jaillissement, en feu de Bengale, en crépitement d’artifices. Ici, tout se dit sous le signe de la rature, de la biffure, de l’incomplétude du trait, de l’hésitation de la tache, de la position du Sujet en ses limites, hors ses limites. Une manière de Néant, parfois nous étreint à la vue de ce qui pourrait paraître en tant qu’illusion, hallucination, comme si l’œuvre, nous l’avions créée de toutes pièces en notre monde intérieur, là où ne vivent que les ombres et la matière tubéreuse de la chair, une cécité en réalité, un clair-obscur où l’obscur domine et relègue tout dans le motif étroit d’un non-sens.

   Alors, ouvrant les yeux, affutant le faisceau de notre lucidité, l’œuvre s’effacerait d’elle-même et rejoindrait la brume et l’ouate inconsistante de nos fantasmes, un désir avorté en quelque sorte. Nous serions en l’œuvre hors de l’œuvre et tout serait à recommencer de notre chemin en direction de la sphère esthétique. Å aborder de telles créations, il faut une disposition d’esprit, une attente réelle des significations qui s’y dessinent en filigrane, il faut, tout à la fois, l’exigence de l’Esthète, l’attente naïve du tout jeune Enfant, l’assurance de la Maturité. Seule cette vision polyphonique des choses nous mettra en mesure de coïncider avec cet univers sensible si captivant. Aimer l’Art n’est que ceci, s’aimer en l’Art et que celui-ci, en retour, sème en nous les spores d’une efflorescence. « Efflorescence », un mot qui traverse nombre de mes énonciations, tellement son pouvoir métaphorique est ensemencé de joie, fécondé de croissance, dilaté de l’intérieur vers cette lumière qui l’attire, en réalise l’admirable photosynthèse. C’est un identique déploiement qui anime les œuvres d’art comme si leur vie secrète fonctionnait sur le même principe métamorphique, à la différence que l’action « pollinisatrice » du soleil, ce sont nos yeux qui en ont la charge, notre conscience qui en ouvre la pure dimension de sens.

    Mais revenons à notre nectar, à « Fille assise » qui nous met en demeure de percer son essence, de nous substituer à qui-elle-est, en quelque sorte. Nous n’avons guère d’autre voie que de butiner l’image, pour filer la métaphore, d’en décrire les aspects essentiels. Saisir quelque chose de sa vérité au prix de la nôtre car c’est bien d’un échange dont il s’agit, hors duquel rien ne se paierait qu’en « monnaie de singe ». Le fond de l’image, mais s’agit-il d’un fond ? ne serait-ce plutôt la trace, brossée à grands traits, du sédiment pathique sur lequel repose l’Humain, cette « passion triste » spinoziste qui est « l’épée de Damoclès » qui toujours nous menace et teinte notre bonheur des cendres toujours possibles dont notre destin pourrait être atteint. Oui, cette dilution de gris que rehausse à peine un jaune usé, nous incline à quelque tristesse dont nous déduirons aisément que le Sujet est atteint d’une sorte d’incurable mélancolie. A moins que ce ne soit nous qui projetions, influencés par les taches quasiment tirées des planches du Rorschach. Alors ça papillonne en nous, des ailes s’ouvrent, et il s’en faudrait de peu que nos ambitions d’Icare ne tournent court, nous intimant l’ordre de rejoindre le sol avant même de l’avoir quitté.

   Et le Sujet-Fille, qu’en est-il de son intime complexion puisque, déjà ses entours versent dans l’indigence la plus confondante ? Le plus souvent, il y a adéquation du Sujet au milieu qui le reçoit. Certes l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que « Fille assise » est inclinée à la tristesse, son attitude en dénonce l’atteinte au plein de la chair. Comme souvent chez cette Artiste, c’est le sentiment du confusionnel qui domine, rien n’est lisible dans la clarté et le Voyeur de l’œuvre est placé devant une sorte de rébus dont, peut-être, jamais il ne découvrira le dénouement. « Dénouement » ? Certes cette image est une superposition, un enchevêtrement de nœuds dont il semble que personne ne pourrait parvenir à en démêler l’écheveau. En quoi cette peinture est existentielle-métaphysique, ce que j’ai souvent exprimé à son sujet et qui résonne, du reste, à la manière d’un poncif.

      Alors, observant Celle-qui-nous-fait-face, sommes-nous pour autant inquiets, perdus en nous-mêmes, un brin désespérés ? Nullement et c’est bien là la vertu de l’Art que de nous déporter hors de nous, de nous donner des motifs de réjouissance au contact de l’émotion esthétique. L’émotion n’est négative que fondée sur un sol qui se dérobe toujours, dont l’être n’a ni contours, ni dimension rassurante. Or ici, une juste nourriture est allouée à notre émotion, laquelle nous ouvre à la dimension du connaître ou, à tout le moins, nous dispose à éprouver quelque sentiment nouveau, une vision renouvelée des choses. Le corps de « Fille assise » est un lavis de gris, infime variation de Perle à Ardoise avec quelques touches de Lin. Ce gris est manifestement élégant, tout à sa discrétion, à son empreinte légère. Ce gris est unité. Ce gris est onction et baume. Ce gris tient éloigné un Noir qui serait la figure du Deuil, tient éloigné un Blanc qui serait la figure du Néant. Å l’abri du Deuil, du Néant, nous avançons dans les coursives de l’Art avec l’assurance de Ceux, de Celles qui savent qu’ici est une lumière qui écarte les membranes de suie de l’Ombre. Nous regardons « Fille assise » et plus rien ne compte que le rayonnement de cette esquisse. Oui, elle rayonne. Il suffit de se porter au-devant d’elle avec les yeux curieux et toujours émerveillés de l’Enfant. Et, d’ailleurs ne dirait-on le dessin d’un Enfant qui, dès le pinceau posé, n’a de cesse de courir après qui il est : un rayon de joie dans le jour qui se lève !

 

 

 

 

 

 

 

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24 septembre 2022 6 24 /09 /septembre /2022 07:57
Mots de Terre

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles… »

 

   Rimbaud nous a introduits auprès des voyelles, de leurs étranges champs colorés. Or, si les voyelles ont une couleur, corrélativement les mots aussi sont polychromes. Écoutez quelqu’un déclamer une poésie, vous trouverez dans sa voix les modulations musicales qui font de tout poème un chant. Ce court préambule avant d’interpréter cette œuvre de Barbara Kroll qui se présente, comme à l’accoutumée, dans sa forme d’énigme. Rien, avec cette Artiste, n’est donné d’avance. Toute investigation de l’œuvre ne se livre qu’à l’aune d’un travail interprétatif. Il n’y a nullement immédiateté du sens mais nécessaire médiation conceptuelle avant que la peinture ne livre ses secrets ou, tout au moins, ne commence à lever son voile. Donc nous avons sous les yeux cette esquisse plastique à laquelle, d’emblée, nous attribuerons un nom : « Captive en sa Demeure ». Sans doute ce nom se révèlera-t-il par la suite, avec sa charge de sens, pour l’instant, innommée. Pour le moment elle est au seuil de l’œuvre, comme son entrée en matière.

   Et puisque j’ai parlé de la couleur des mots, il convient d’en faire un rapide mais nécessaire inventaire. L’idée directrice en ce domaine est que seule cette couleur de Brun pouvait convenir quant au sens crypté de l’esquisse. Ces tons de couleur, je les aborderai dans la perspective des éléments, à savoir, Air, Feu, Eau, Terre en leur rapport essentiel avec le chromatisme des choses que nous rencontrons d’ordinaire. Or c’est bien cette quadruplicité qui vient à notre encontre dans notre connaissance du réel.  

   Le traitement de cette image ne pouvait trouver son lieu dans un ton Bleu Ciel qui eût fait signe en direction de l’Air. L’Air est trop mobile, trop rapide, toujours en mouvement, en un instant, ici et puis ailleurs, alors même que nous n’en avons encore exploré la texture de dentelle et de soie. Le Bleu, l’Air disent des mots légers, des mots qui se dissoudraient presque à même leur profération.

D’être insaisissables,

les mots se rendent libres,

infiniment libres.

 

   La venue au réel de cette image ne pouvait davantage trouver l’espace de son dire dans une déclinaison Bleu-Marine qui eût indiqué l’Eau, les grands fonds marins, les vagues océaniques, les flux et reflux incessants de l’immense mare liquide. Le Bleu-Marine, l’Eau sont constamment agités de mouvements internes que rien ne semble pouvoir arrêter. Comme des mots en partance pour ailleurs.

 

D’être toujours recommencés,

les mots se rendent libres,

infiniment libres.

  

   L’horizon de cette image ne pouvait s’ouvrir selon une touche Rouge ou bien Jaune Orangé. Ceci se fût relié au Feu, à sa vive combustion, à ses variations infinies, à ses brusques sautes d’humeur, à ses rapides déplacements.  La flamme on la croit ici et elle est déjà là-bas faisant sa gigue éternelle, sautant et bondissant partout ou un espace se donne pour en accueillir l’éternelle suite.  Comme des mots primesautiers ivres d’être au Monde.

 

D’être toujours mobiles,

les mots se rendent libres,

infiniment libres.

 

   Air, Eau, Feu, sont les éléments de la pure mobilité, de la vivacité, du libre parcours des étendues, du survol insondable de l’espace. Ils ne connaissent nulle limite, leur essence est de les conduire au-delà de tous les horizons, là où la vue porte loin, où la Lumière, la belle Lumière étend son royaume, allume, dans les yeux des Existants, les flammes de la joie. Alors, qu’en est-il de la Terre dont encore, il n’a nullement été parlé ? La Terre, par nature, est l’antithèse des présences élémentaires ci-devant citées. Air, Eau, Feu, en leur composante essentielle, sont toujours portés par essence, à la constante mobilité, à l’ouverture permanente, à s’affranchir de tout ce qui circonscrit, clôture et « met aux fers ». Air, Eau, Feu sont les purs indices de la Liberté. Terre en est l’antonyme, la face inversée, le négatif en quelque sorte. Terre, en sa naturelle lourdeur, est lieu de constante aliénation. Nul n’échappe à la pesanteur de la Terre. Terre, en sa symbolique, confine aux Mondes souterrains, Terre s’ouvre sur d’insondables abîmes. « Mettre en terre » est sans doute l’expression la plus tragique, laquelle ne nécessite nulle explication, le sentiment de l’inéluctable est toujours immédiat, nul besoin de quelque propédeutique pour en saisir le sens.

   Ce que je viens d’énoncer en mots à propos de la Terre, Barbara Kroll l’énonce en gestes graphiques, en teintes sombres, en formes qui ne sont que fermetures, connaissance du sol en tant que geôle et il s’en faudrait de peu que l’image ne procède à son propre évanouissement, à son extinction définitive. Ici, rien qui ferait signe en direction d’un Air libérateur, d’une Eau disponible, d’un Feu animé et régénérateur. Tout se donne dans une verticale occlusion. Nul mot qui ferait signe vers un possible dialogue, nul mot auquel s’originerait la beauté d’une poésie, nul mot qui se donnerait en tant que la bannière d’espoir dont les Hommes voudraient se saisir. Ici, tout est fermeture et nul espoir ne se lèvera jamais du symbole de cette peinture rapide, un coup de scalpel du Réel qui vient nous reconduire à l’aporie de notre propre Condition.

   Nous sommes les Mortels doués de Langage, mais lorsque ce Langage est bâillonné, que la bouche se retire derrière un voile de tulle, l’écran d’une gaze, alors se dit l’absurde dont nos existences, par essence, sont tissées. A observer cette esquisse en vis-à-vis, nous ne pouvons manquer de nous identifier, à ce qu’elle évoque, de ressentir en nous, au creux du plus intime, le travail en vortex d’une douleur, l’anfractuosité, l’abîme dont nous sommes tissés mais que nous comblons, chaque jour qui passe, au gré d’une petite gourmandise, d’une lecture captivante, d’un acte d’amour qui, nous portant en l’Autre, obère le souvenir de notre déréliction. Nous sommes construits autour d’un cratère, toujours en nous ces convulsions de lave, ces sifflements de geysers, ces nuées de soufre qui nous rappellent que notre vie n’est que provisoire, que nous sommes, en quelque sorte, des Passagers de l’inutile, des Voyageurs en chemin vers la finitude.

   Et que ces aimables métaphores ne nous abusent point, nous sommes sur le qui-vive, aux aguets, nous n’avons nullement renoncé au scalpel de notre lucidité. Tels d’étranges sauriens au bord d’une mare, nous ne mettons nos paupières en fines meurtrières, non dans le but d’oublier les « choses de la vie », seulement pour que la vive lumière ne nous aveugle, ne nous poste dans l’oubli de nous-mêmes. En réalité, si notre regard parcourt distances après distances, tout autant est-il tourné vers cet intérieur que nous ne pouvons voir, dont seulement, nous percevons la touffeur de cendre, des braises s’y allument qui viennent jusqu’à nous. Parfois faut-il souffler sur leur mutité afin que, ranimées, elles consentent à éclairer notre chemin le temps d’une courte joie. « Captive en sa Demeure », ainsi faut-il en reprendre l’inventaire après que quelques explications en auront éclairé le mystère. « Captive » elle l’est puisque le langage qui est son essence se voit biffé, nulle parole ne s’échappera plus de son massif de chair qui, dès lors, sera matière, pure matière et nullement autre chose qui l’accomplirait. Un Être privé de Langage devient une simple excroissance à la face de la Terre, un morceau de glaise durcie, une pliure de limon dont nul n’apercevra plus quelque trace signifiante que ce soit.

   « En sa demeure », veut dire qu’elle est enclose en soi au motif de son étrange silence. La forêt de cheveux coule de chaque côté du visage dans le genre d’une sombre monotonie. La dalle du front est nue, blanche comme marbre, à la limite d’évoquer un troublant masque mortuaire. Certes, cette peinture n’est guère réjouissante. Aucune complaisance. Aucun trait qui nous gratifierait d’une courte joie. C’est bien là un art sans concession qui dit l’Humain en son apérité, en sa verticale parution que rien de doux, de lénifiant ne viendrait tempérer. Parfois la Vérité est-elle cruelle, levée dans une pierre de silex à la lame tranchante. Doit-on s’en plaindre ? Se plaint-on de la rotondité de la Terre, du bleu de l’Océan ?

   Des signes rouges, on dirait du sang, dessinent sur le visage un étrange Z qui vient renforcer l’impression de biffure du tampon de gaze. Nous sommes bien là à la limite d’une perdition, d’une disparition de l’Humain sous les coups de boutoir d’un pinceau qui ne manie ni l’indulgence, ni n’appelle quelque prévenance que ce soit : le Réel en tant que Réel et nulle autre considération adventice qui en atténuerait le signe. La sombre vêture ressemble à la toge sévère de quelque Juge mythologique qui viendrait peser les âmes. Les ramures des bras descendent le long du corps, se terminant par le double bouclier des mains qui interdit l’accès au domaine du sexe. Comme si un interdit proférait l’impossible genèse, autrement dit l’extinction de l’espèce. Certes le constat est rigoureux mais au moins a-t-il le mérite de correspondre au factuel sans le déborder ou lui attribuer un sens qu’il ne saurait avoir. Seule la jambe gauche est relevée qui dévoile une partie du corps. Mais ce dévoilement n’est rien de moins qu’austère, il ne fait aucunement signe vers une possible chair dont on voudrait rencontrer la nature voluptueuse.

   L’image est strictement limitée à son propre motif qui semble bien être celui d’un définitif retrait en soi dont la biffure de la Bouche-Langage est le signe le plus patent, en même temps que le plus dramatique. C’est bien là une peinture sans espoir que nous livre l’Artiste Allemande, elle qui excelle dans l’art de montrer la fragmentation, l’incomplétude, les failles, les perforations, les décolorations, le surgissement du Néant au beau milieu de la Grande Fratrie Humaine. En ceci son travail s’inscrit dans une évidente lignée de Peintres Métaphysiques dont, ben évidemment, Edvard Munch constituerait le Chef de file, suivi par Carlo Carrà, Giorgio De Chirico. C’est en ceci et pour bien d’autres raisons que cette œuvre est essentielle. Oui, essentielle : aller droit au but sans succomber aux contraintes de la mode et du jugement social, « contre vents et marées ». Ceci est totalement admirable.

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22 septembre 2022 4 22 /09 /septembre /2022 09:45
L’inquiétude oblique du jour

Image : Léa Ciari

 

***

 

   Toujours, face à l’inconnu, convient-il de nommer. Mais nommer de quelle manière, le lexique est si vaste qui parcourt les allées ouvertes du Monde. Nommer au risque de se tromper. Mais tromper qui ? Celle-qui-sera-nommée ? Moi qui aurai nommé de manière approximative ? Sur l’Autre nous projetons nos choix, nos plus vives inclinations, parfois la polyphonie de notre désir. Nommer est faire venir dans la présence. Faire venir d’une manière qui est toujours singulière. Face à qui-nous-est-étranger, face à l’Humain, il ne saurait y avoir nulle objectivité. Dans l’expression Celle-qui-ME-fait-face, c’est bien le « ME » qui est en question, non « Celle ». C’est mon propre ego qui est en jeu, qui demande que le réel se livre subjectivement sous telle forme qui est la seule recevable en cet instant de ma vision.

   Je regarde l’image qui me regarde et un mot, un seul surgit des limbes et allume son feu à la cimaise de mon front :

 

TEMPORELLE

 

   Alors pourquoi ce nom et pas un autre, par exemple Matinale, Attentive, Furtive ? C’est bien là le mystère du nom attribué, il demeure un jet, une pulsion, il surgit et se retire aussitôt sans livrer aucunement le chiffre de son secret. Il faut bien avouer que TEMPORELLE est un beau nom. Au simple motif qu’il se tresse de Temps à l’initiale et d’Elle à la finale. Temps dont nous sommes, nous-les-Distraits, les Figures dressées. Elle qui fait signe vers la féminité, son inimitable faveur. TEMPORELLE : le Temps en sa longue venue se féminise, il devient Source, il devient Fontaine, il devient Eau, trois déclinaisons du féminin au gré desquelles notre propre temporalité devient ruisseau, puis rivière, puis fleuve, puis estuaire et, enfin large Océan pareil à la lumière d’une libre éternité. Certains noms sont enchanteurs, on ne sait trop pourquoi et, parfois, hantent-ils les coursives de notre esprit tout le jour durant, sans répit, sans halte et le soir arrive et la nuit arrive et nos songes tout empreints de TEMPORELLE voguent haut, pareils à ces nuages légers qui n'ont de réalité que leur céleste parcours.

   TEMPORELLE donc et l’esquif du Temps sera notre compagnon le plus assidu. Et maintenant, il nous faut en venir au titre, en formuler la raison. « L’inquiétude oblique du jour », le Jour est le Temps, le Temps est Inquiétude. Inquiétude au titre de son passage, nous ne pouvons en arrêter le cours. Quant à « oblique », il indique à la fois la position du corps de TEMPORELLE, à la fois la position du Temps. Ce dernier oscille toujours entre la Verticale d’une Joie qui nous transcende, l’Horizontale de la pure immanence qui fuit vers le point inéluctable de la finitude. Exister est ceci, aller d’une joie à une peine, y aller dans l’oblique du jour, entre deux sentiments contradictoires, trajet de navette à l’ouvrage toujours recommencé. Nous sommes la résultante de cet entrecroisement de fils de chaîne et de fils de trame, nous sommes ce tissu qui bat au rythme des vents et des saisons. Nous sommes.

      La nuit est là, présente en sa mesure anthracite, en son originelle fermeture. La nuit est au passé, la mémoire s’y abolit en de profonds sillons. La nuit cerne Temporelle, suaire noir sur lequel le visage allume sa faible clarté. La Nuit est Néant. L’épiphanie du visage est le premier mot qui se dit, qui écarte les voiles de ténèbres, donne sa dimension au jour en son aube inquiète. Temporelle est Présence du Présent. Temporelle nous sauve d’un cruel désespoir, celui de pouvoir, sur-le-champ, disparaître à même ce qui ne profère rien, ce qui n’est rien, à savoir cette dimension sans dimension qui se nomme Angoisse, la forteresse est vide qui menace de s’écrouler sous sa propre aporie. Tout se donne dans des teintes sombres. De Brou de noix à Cachou, nul intervalle. De Cachou à Bistre, nulle parole. Tout végète et se réfugie dans l’ombre.   

   Seule Temporelle allume un falot dans la nuit racinaire, dans la nuit de mangrove où ne grouillent que les crabes parmi les hautes jambes torses des palétuviers. Cheveux hérissés. Que disent-ils ? La peur ? Le saisissement ? Ou bien l’effroi d’être, tout simplement ? Le visage est d’airain sur lequel ricoche une avare clarté. Une lueur de graphite, le tracé d’une estompe sur un Vélin qui s’obombre. Où est la Joie ? Où est la Peine ? Quelles pensées courent sous la dalle impénétrable du front ? Y a-t-il au moins la place pour une étincelle de courte félicité ? Les deux traits de charbon des sourcils sont les parenthèses en lesquelles s’enclot le faible miroitement de l’heure. Heure étroite, repliée sur sa propre bogue, comme si elle sonnait le tocsin des choses du Monde. Le bas du visage s’enfonce dans une glaise impénétrable. C’est à peine si l’arête du nez y trace sa rumeur. C’est à peine si le double bourrelet des lèvres se détache de la gangue lourde alentour.

   Cependant l’ovale du visage est beau, régulier, sa géométrie nous livre l’immédiate joie que nous a ôtée le massif ténébreux de l’image. Et les yeux ? Les yeux, à eux seuls, deux billes d’onyx levées dans le champ blanc de la sclérotique, les yeux viennent nous sauver du naufrage. C’est étonnant le pouvoir des yeux, ces diamants de la conscience, ils forent le réel bien au-delà de leur propre émergence, ils appellent l’Autre, ils le posent tel le Témoin d’une Existence. C’est par les yeux de Temporelle , qui jouent avec les miens, que tout prend SENS, que tout brille et rayonne selon les mots du langage, que tout se loge en tout avec son coefficient de puissance, sa réelle force déployante, surgissante.

   Par la pensée, Lecteurs, Lectrices, ôtez les yeux de cette sublime image et vous sombrerez sans délai dans l’absurde le plus compact. Car vous n’êtes vous-mêmes qu’à être regardés par ces Autres qui sont les répondants de qui-vous-êtes. A la fois, Vus et Voyants, c’est-à-dire portés au jour et portant au jour, voilà l’esquisse la plus fondamentalement humaine dont vous êtes atteints en votre essence.

 

Exister c’est Regarder et être Regardé

 

   Cette image proposée par Léa Ciari est belle et hautement signifiante. Tout à la fois elle est retrait, perte dans le néant, mais aussi dépliement de la présence. Et ce dépliement, c’est le Regard qui l’accomplit. Car ce Regard, à l’évidence en quête de l’Autre, ne vous tiendra jamais captifs, Lecteurs, Lectrices que le temps nécessaire à votre accomplissement qui est aussi la condition de possibilité du sien.

 

Je te regarde qui me regardes, nous existons

 

La Joie est verticale

La peine est horizontale

L’inquiétude est oblique

L’existence est tout ceci à la fois

Et encore bien plus

Å nous d’en délimiter le champ

Qui, aussi bien, sera son chant

 

 

 

 

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21 septembre 2022 3 21 /09 /septembre /2022 07:37
Régime confusionnel

 

Acrylique sur papier

Barbara Kroll

Source : ZATISTA

 

***

 

   C’est un peu comme si tout venait de commencer. Il y aurait encore des lambeaux de nuit accrochés au Néant, faseyant au vent du Rien avec une étrange obstination. Nul regard ne serait là pour le percevoir, en rendre compte. Nulle autre conscience que des draperies d’inconscient flottant ici et là, telles des goélettes naviguant à l’estime parmi les brouillards cotonneux de l’indistinction. Il y aurait une réelle douleur des choses à être non encore issues de leur bogue, refermées en leur calice étroit, à peine la tunique d’une chrysalide, une fermeture en réalité. Et nulle parole qui viendrait se superposer au silence. Les choses seraient en deuil d’elles-mêmes, courant après leurs formes sans jamais pouvoir les rattraper. Cependant nul ne pourrait se plaindre de cette situation au motif que personne ne serait encore venu à la manifestation, que l’essence de l’Homme ne ferait que végéter dans l’étrange cornue de quelque archaïque Alchimiste, peut-être un Démiurge dont on ne pourrait décrypter l’image, car elle se confondrait avec ses créations confuses, n’en excédant nullement la sourde présence. Tout serait contenu en tout, si bien que rien n’émergerait de rien.

   Toutefois, à l’horizon de ce qui serait un jour le Monde, quelques vagues silhouettes commenceraient à se dessiner sur l’écran illisible d’un fond lui-même invisible. On ne saurait nullement de quoi il retournerait. Ce serait un peu comme si l’Alchimiste avait vidé le contenu de ses cornues sur le sol de son laboratoire, de surprenantes entités se donnant à voir, là et encore ailleurs, identiques à des algues échevelées s’animant sous le courant d’une eau tachée de mousses, de lichen, parcourue du vert sombre de lentilles d’eau. Imaginez la sorte de vision que vous pourriez avoir de ce qui vous entoure si votre tête était plongée dans l’eau d’un aquarium dont les parois seraient maculées d’une matière végétale, genres de flagelles vert-de-grisés formant résille et limitant votre vue à votre environnement immédiat. Votre forte myopie vous réduirait alors à ne bâtir qu’hypothèses, à halluciner des images plus fausses les unes que les autres.

   Mais, maintenant, il faut envisager une possible genèse, ne laisser nullement les choses en leur état, faute de quoi la confusion de ce-qui-nous-fait-face nous gagnerait et nous ne pourrions plus alors éviter la cruelle dague de la folie. C’est toujours ainsi nous, les Hommes, voulons connaître, afin que, connaissant, nous nous distinguions de cette pluralité nébuleuse, obscure, sibylline, qui longe nos entours et menacerait de nous phagocyter sans délai. Il nous faut nous différencier de la matière profuse, procéder sans délai à notre individuation, nous distinguer de la plante, du minéral et, bien évidemment, de nos Congénères, de manière à ce que notre silhouette humaine levée, nous puissions fonder nos assises dans notre propre identité et nous affirmer telles les singularités que nous avons à être. Il est toujours douloureux de ne pouvoir nommer le minéral en sa surabondance, de ne pouvoir distinguer les espèces du foisonnement végétal, et il est une bien plus grande souffrance dès qu’il s’agit de l’Humaine Condition.

   L’Autre qui-nous-fait-face, nous attendons de lui qu’il se livre dans la clarté. Qu’il fasse fond sur quelque chose dont il se distingue, qui le différencie, l’individualise. L’Autre, nous exigeons de lui la juste épiphanie qui nous le livre de tette ou de telle façon, avec une allure, des traits distinctifs, des stigmates même si c’est le prix à payer pour que, justement déterminé, il ne s’annonce plus en tant que « chose » menaçante avec laquelle nous risquerions de nous confondre. L’Autre, nous voulons lui attribuer une forme, lui destiner un nom, Pierre, Jacques, Adeline, Sophie, peu importe, mais un nom, la manière insigne qu’il a de se désigner parmi l’immense polysémie du Monde. Mais assez argumenté, à présent, il faut décrire ce qui vient à nous et ouvre une manière d’espace dialogique. Certes, nous dialoguerons à voix basse mais ceci sera mieux que le lourd silence qui ne manquerait de nous saisir au prix de notre cruelle mutité.

   Il y a un fond, pareil à une argile diluée après qu’une averse a eu lieu. Ce fond d’argile, si l’on se confie aux paroles de la Genèse, est matière originelle qui porte en son sein la texture humaine en sa première profération. Petit à petit cela se lève, petit à petit cela murmure. C’est une voix qui vient de très loin, traverse des membranes de brume, se fraie un chemin jusqu’à nous pour nous dire, du plus loin de l’espace, du plus distant du temps, le début d’un poème, l’amorce d’une fiction qui n’auront de cesse d’avancer dans le sillon de leur destin. Nous en serons, nous les Anonymes, nous les Étrangers parfois à nous-mêmes, les heureux destinataires. Cette parole, il nous reviendra de la féconder, de la multiplier, d’en faire déplier sous tous les horizons la dimension productrice de SENS, car c’est bien le SENS qui doit constituer la matrice selon laquelle orienter nos pas sur cette Terre qui nous accueille et nous remet avenir et projets multiples. Ceci se nomme EXISTER et ceci est précieux, y compris pour les Distraits qui marchent sans s’apercevoir qu’ils marchent.

   L’argile, la belle argile fondatrice, voici qu’elle s’anime de mouvements presque inaperçus, des tensions se lèvent en elle, des lignes se disent dans la plus grande douceur, des taches de couleur diffuses, des sortes de pastels ou bien de claires aquarelles commencent leur voyage pour une destination emplie de mystère, cernée d’infini. C’est comme si cet apparitionnel, depuis le lieu retiré de sa provenance, cette naissance à soi des formes ne connaissaient que leur propre site, tel un langage qui susurrerait pour lui-même, manière de marche tout autour de soi dont nul ne pourrait percer la signification. Une étrange cérémonie dont nulle exploration ne parviendrait à résoudre l’énigme. Peut-être toute manifestation d’être est-elle, à elle-même, sa propre justification et tout essai d’en pénétrer la complexité serait vouée à l’échec. Mais faute d’en deviner les arcanes, il ne reste plus qu’à tirer des plans sur la comète. La grande force de cette œuvre sur papier est de proférer beaucoup à partir de rien ou, du moins, pour ce qui semble se donner comme tel.

   Osons une interprétation. Elle ne sera jamais que la nôtre puisque toute interprétation n’est que le produit d’une pure singularité, la trace d’une intime subjectivité. Lignes, taches, couleurs, fond, tout se donne dans une façon de camaïeu qui ne fait se lever des formes qu’à mieux les confondre. De facto, nous sommes en pleine confusion visuelle, un bizarre astigmatisme nous place dans un rayon d’évidente incertitude, si bien qu’une seconde hypothèse vient, sitôt énoncée, détruire la première dont nous pensions qu’elle pouvait tenir. D’une manière qui n’est nullement fortuite cette esquisse nous induit en erreur, nous fait différer de qui-nous-sommes pour la raison que, privés de repères stables, nous avons du mal à nous amarrer à quelque amer qui nous indiquerait une direction sûre. Aussi, si nous visons ce que l’Artiste porte au-devant de nous, nous ne pourrons guère formuler que des postures contradictoires. Qu’en est-il de ces signes sur le papier ? Que voyons-nous dont notre conscience pourrait faire son aliment le plus fidèle ? Ces formes, donc, est-ce la projection de l’étonnement de surgir dans l’être ? S’agit-il d’une rencontre contingente entre deux individus de hasard ? Ou bien assiste-t-on, sans qu’aucun fard nous en dissimule la réalité, à la collision de l’Amour, à son violent tellurisme ? Ou bien l’entrelacs de ces formes symbolise-t-il l’une des façons d’apparaître de l’effroi de vivre ? Ou bien encore serait-ce le lieu d’une allégorie qui nous alerterait sur le danger permanent d’une confrontation de l’Humain avec l’Humain ? Ou bien y est-il question de la mise en scène de l’aporie constitutive de notre finitude ?

   Bien évidemment, si nous quittons toutes ces visées abstraites, si nous rétrocédons d’un degré, si nous hypostasions les quelques idées qui se profilaient à l’horizon de notre pensée, nous nous apercevrons vite qu’il s’agit d’un réel incarné avec toutes ses composantes humaines, rien qu’humaines. Å l’aune d’une acuité du regard et, corrélativement, d’un approfondissement de la perception, nous distinguerons le buisson noir des cheveux jouant en écho avec la sombre végétation pubienne. Nous percevrons un buste colorié entre Sarcelle et Persan, un buste de douce venue, sans doute plein de promesses de félicité. Nous verrons le compas des jambes largement ouvert comme pour nous inviter à la fête d’Éros en sa dionysiaque effervescence. Nous apercevrons, à l’arrière-plan, quelques traits délimitant une anatomie que nous supputons être celle d’un Homme. L’un de ses bras faisant le geste d’enlacer la Femme sise au premier plan.

   Mais rien de plus ne nous sera dévoilé que cette fragmentation qui pourrait sembler tragique si elle ne s’inscrivait dans un parti-pris esthétique évident : nous disperser, nous les Voyeurs, aux motifs de nos impressions originelles, afin, en un second temps, de mieux nous réunir à l’intérieur de-qui-nous-sommes. Car nous ne sommes nullement écartelés dans le motif de cette vision pourtant éclatée. En réalité, c’est le chemin parcouru de l’indistinction abstraite (ces formes, ces taches, ces lignes) en direction d’un formalisme entaché de réel (cette tête, ces jambes, ces corps) qui totalise le SENS pour nous. D’éparpillés que nous étions dans le procès primitif de notre originaire vision, nous en venons à une manière de complétude, donc de réunification de-qui-nous-sommes dès que nous débouchons en terrain de connaissance, de familiarité : ces anatomies, cette gestuelle apparemment figée bien que réellement opérante, cet Amour qui vibrionne et fouette jusqu’au sang les êtres de chair que nous sommes. Toute forme d’Art accomplie est ce trajet d’une dispersion initiale à une unité finale, fût-elle toujours à remettre en question. Tout régime confusionnel retrouve toujours l’espace de son ressourcement. L’œuvre artistique en est certainement la plus belle des illustrations. Les œuvres de Barbara Kroll sont exemplaires en ce domaine.

  

 

  

 

  

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