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11 avril 2020 6 11 /04 /avril /2020 07:19
 D’une rive l’autre.

     Retrouver le Lac Fou.

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

 

 

   Cette chute infinie.

 

   Elle se nommait Passeline. Elle n’avait pas d’âge sauf celui de sa mémoire. Certains lui avaient dit sa beauté dans la force de l’âge. D’autres son air mutin à l’âge de raison. D’autres encore sa vivacité dans la fleur de l’âge. Et maintenant, où en était-elle dans cette étrange conflagration du temps, dans cette constante immersion qui faisaient des jours cette chute infinie, telle une eau de cascade qui ne se souvient ni de sa source, ni ne connaît le lieu de l’estuaire qu’elle rejoindra bientôt ? Mais est-il bien sérieux de s’inquiéter de sa position exacte sur l’axe mobile des jours ? D’aucuns paraissent une éternité, d’autres ont la vivacité de l’instant, une étincelle qui s’éteint dans la cendre de l’heure. Passeline, parvenue au nadir de sa vie, avait connu tous les flamboiements de la passion, toutes les hautes lumières du zénith, toutes les ombres qui, parfois, s’allongeaient sur la courbe du destin, toutes les trahisons qui font leur étrange clignotement à l’horizon des hommes. Aussi était-elle parvenue à un genre de position fixe des sentiments, à une contemplation des choses, surtout celles de la nature qui apaisaient son âme lorsque se mettait à souffler le vent de l’ennui. Elle passait de longues heures dans la proximité du Lac Fou (elle pensait à ce sublime Eloge de la FolieErasme brocardait avec brio les travers humains), emportant parfois un livre dans les pages desquels elle introduisait une lame d’herbe pour signet, parfois un cahier et un fusain pour y poser quelque esquisse. Cela n’avait nullement la précision de la photographie, pas plus que le trait de l’encre, seulement un peu de mélancolie qui trouvait à faire sa tache grise sur le vide du présent.

 

   De la rive droite…

 

   Elle était la plus lumineuse, celle qui surgissait du bouquet d’arbres pareille à une révélation. Elle était celle de l’enfance. La plus heureuse ? Sans doute la réminiscence allumait-elle une embellie que, peut-être, les jours anciens n’avaient jamais connue ? Devant soi il y a comme une toile tendue, obscure, impénétrable. Puis le souvenir la perce, l’entaille, en lacère la surface comme sur les belles œuvres de Lucio Fontana. L’art n’est jamais loin qui fait sa Petite musique de nuit, allume son braséro dans la densité de la ténèbre. Rejoindre par la pensée ce qui fut dans un passé lumineux, c’est une pure décision esthétique qui métamorphose le plus infime événement en une manière de prodige. Pensez à Proust, à la Petite Madeleine, aux pavés de Guermantes, aux clochers de Martinville. Ces trois lieux d’autrefois qui brillent à la cimaise du front, le rendent diaphane, presque imperceptible et pourtant ils sont si évidents, palpables. On tendrait les doigts, on pourrait saisir ce moment au bord de l’eau étale, ce pur souci du temps de nous recueillir en son sein afin d’y paraître comme l’un de ses événements les plus précieux.

 

   C’est un jour…

 

   C’est un jour dans sa prime jeunesse. Passeline marche pieds nus sur le rivage. L’empreinte de ses pieds marque le sol de son aventure singulière, définitive, non renouvelable. Jouer une seule fois. Jamais il n’y aura de duplication, de fac-similé, sauf dans l’antichambre de la mémoire. De ses mains elle écarte les touffes des roseaux, les plumets des massettes. De temps à autre, un clapotis. Une loutre plonge dans son habit de soie et ressort bien plus loin, là où le monde est sûr, l’onde baignée de paix. Des carpes au ventre lourd s’ébrouent à mi-eau et cela fait ses écailles liquides qui, lentement, retombent en une pluie claire. Ici sont enchaînées d’antiques barques vertes que colonisent des touffes d’algues. Alors combien il est heureux de s’asseoir sur le banc de bois, de naviguer par la pensée vers un aval prometteur de joies encore imperceptibles. Il fait si calme dans cette jeune vie qui se plaît à son propre contour. Tout vient dans la facilité. Rien encore n’obère la perception immédiate de l’arbre, du nuage pommelé qui dérive au ciel, du cri du martin-pêcheur au sillage invisible dans la trame de l’aube. Une simple fuite non consciente de soi, comme si le vol naissait de lui-même, sans effort, simple harmonique du ton fondamental dans la mélodie du paysage. On est soi jusqu’au bout de son corps, jusqu’à l’extrémité de sa pensée, à la limite inaperçue de son esprit. Fait-on un effort lorsqu’on respire, que l’on écoute le murmure de son épiderme dans la douceur de l’air, que l’on hume le parfum de la fleur dans son écume printanière ? Non, l’effluve des choses ne devient un problème qu’à l’instant où on le pose comme tel. L’enfance a souci d’elle-même. Ce qui veut dire qu’elle progresse sans effort, au rythme même se sa propre nature. Pas d’âge plus indépendant, plus conquérant que celui des premières années. L’existence est un jeu qui fait s’entrecroiser fils de trame et fils de chaîne dans une si égale fluidité que le tissu qui en résulte est pareil à ces toiles arachnéennes qui flottent dans la brume des matins heureux.

 

   …à la passerelle…

 

   Bien du temps a passé avec ses cheminements primesautiers, ses revirements parfois, ses chausse-trappes qui disent la verticalité du réel, ses exigences, ses passages obligés. Oui, ses passages, tels les rites d’initiation des sociétés archaïques. On est une jeune fille qu’on isole dans une cabane de boue et de branches après qu’elle a été excisée. Découverte du sang, du sacrifice, de la souffrance, de l’humiliation parfois. Mais aussi de l’autonomie, de la liberté. Epreuves rituelles qui arrachent à l’enfance et disposent à la voie adulte, la seule possible pour échapper au rêve, s’extraire de l’imaginaire, porter le visage de l’humain à son accomplissement. Paronymie qui fait se conjoindre en une même unité convergente, Passerelle et Passeline. Une communauté de destins. Car l’on ne peut être temporel sans passer. Sans franchir l’épreuve dont la passerelle est la subtile métaphore. Rivages séparés de l’âge que le fragile pont de bois isole tout en les unissant. On est ceci qui est ici et ceci qui est là. On est continuité alors que l’on se perçoit parcellaire. Chaque instant recouvre le précédent d’une invisible taie qui le dissimule à nos yeux et l’annule définitivement. Voilà, Passeline est maintenant une fière adolescente aux yeux clairs, à la taille cambrée, aux formes féminines déjà troublantes. Trouble tel celui de l’eau avant que le clapotis ne se calme et la surface ne retrouve sa tranquillité. Sous la pellicule liquide encore des remuements, des ondoiements qui ne disent mot, n’avouent leur sourde inquiétude. Mais existent avec force. Avec amplitude, identiquement aux mouvements du sol dont les failles progressent à bas bruit.

 

   Une symphonie pour l’âme.

 

   Passerelle/Passeline : régime de l’amour en ses ondes pulsionnelles. Passeline, durant cet intervalle de l’adolescence, en a connu le prix, en a payé le lourd tribut parfois jusqu’au bord de l’évanouissement. On n’est pas affecté de passion sans en éprouver le tellurisme, sans en acquitter, parfois, le lourd écot. Puis le flux diminue sans pour autant tarir. Des amants plus que les doigts ne pourraient en compter. Des aventures à foison, là sur le bord du Lac Fou avec la démence plantée au mitan du corps. Elle pensait au sulfureux livre de DH. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley, livre de chevet de nombre de ses lointaines amies. Toujours un garde-chasse de passage dont la puissance rustique était un enchantement pour le corps, une symphonie pour l’âme.

   Mais, un jour, il faut sortir de la forêt, en connaître la lisière, faire face à la clarté qui, souvent, éblouit. S’échapper des frondaisons où bourdonnait la ruche du désir, où enflait l’outre du plaisir. Elle s’en était bientôt affranchie pour ne plus en connaître que de faibles rumeurs alors que son esprit, épris d’indépendance, découvrait d’autres jouissances, plus distanciées, plus alambiquées. C’était l’esprit qui se situait au foyer des intérêts. C’était la curiosité qui se laissait fouetter par la démesure babélienne de la littérature. Elle lisait tard dans la nuit, prise d’une étrange fièvre, les pages amples et aristocratiques d’un Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, ne les abandonnant que pour faire place au souffle épique hugolien de La légende des siècles. Les Rêveries de Rousseau se situaient souvent au centre d’un imaginaire dont elle paraissait ne plus pouvoir s’extraire qu’au prix d’une douleur.

   Voilà, Passeline s’était transformée, au fil du temps, en mots et phrases, en alexandrins et odes, en chapitres et pages jaunies sous la veillée de la lampe. Insulaire elle était devenue, Robinson en sa Speranza où elle battait monnaie et levait les impôts, défrichait terres et landes, consignait dans son carnet les menus faits et gestes dont sa solitude était tissée, qu’elle avait érigée à la hauteur d’un art de vivre. Ainsi est faite l’adolescence qui ne transige point, qui exige et chute où elle peut, faute d’avoir le loisir de toujours choisir. Cependant Passeline jugeait son existence réussie, laissant battre haut le pavillon de la liberté.

 

   …à la rive gauche.

 

   Âgée Passeline maintenant. Ridée comme une chanson fanée, un refrain abandonné quelque part du côté de l’enfance. Du petit âge, quelques fois, des éclats de luciole, la persistance sur la rétine du souvenir d’images confuses, tressautant comme dans les films muets avec leurs spirales rapides et leurs résilles de points. Ne regrette nullement ce temps que d’aucuns peignaient à la manière d’un Âge d’or. Bien sûr, parfois, des résurgences pareilles aux lactescences des eaux dans l’intimité des grottes. Parfois le flux d’un immédiat bonheur, une amie d’autrefois en visite dans les arcanes de la mémoire, l’arbre généalogique avec ses racines qui puisent profond dans le lac des sentiments. Toute cette sombre énergie de la terre innocente, première, fondatrice, elle en ressent le sourd magnétisme, elle en éprouve les lames de fond. Mais tout ceci est si diffus, métabolisé par le cycle des jours, tamisé par le luxe inouï des événements, leur polyphonie. On n’entend plus guère qu’une sorte de comptine pour enfants où se mêlent des voies connues, mais aussi des cris oubliés, des joies désapprises, des puissances abolies.

   Pour Passeline, l’âge qui avance, c’est ceci : une immense toile que macule, ici où là, le signe d’une douleur, que signale l’empreinte d’un rapide ravissement, que précise la trace ouvrante d’une connaissance. Un continuel camaïeu d’impressions, une pluie de rapides phosphènes, un amour, un rendez-vous, une naissance, puis tout regagne son antre, puis tout replie ses antennes dans l’orbe du silence. Peu importe que, d’une rive l’autre, franchissant la passerelle qui les relie, ne demeure plus que ce sourire flou sur le dépoli d’une vitre, que ne s’ouvre plus le diaphragme de la lanterne magique qu’avec ses clins d’œil et ses sautes d’humeur. Ce qui compte avant tout, c’est le passage en tant que passage, cette ivresse du temps qui nous ravit à nous-mêmes et nous dépose sur un étrange rivage où rôdent, tels des voleurs, des ombres dont on ne peut que deviner les formes étranges et fuyantes. Est-ce nous qui les avons imaginées ces légendes d’autrefois ? Ont-elles vraiment existé ? Ou bien ne sommes-nous qu’un théâtre de spectres mouvants n’étant encore parvenus à la saisie d’eux-mêmes ? C’est toujours cette pensée du mirage qui s’empare de nous quand, errants solitaires au bord de quelque eau, les reflets du ciel nous environnent à la manière de promesses non encore advenues ou d’un passé échafaudé à la mesure de notre déraison. Peut-être de notre folie ? Lac du Fou, où nous entraînes-tu, toi que nous connaissons à peine ? Oui, à peine ! Nous aimerions tellement le savoir. Ouvre donc ton silence afin que, rassurés, nous puissions dormir tels des enfants sages. Nous avons besoin de sagesse ! Tellement besoin !

 

 

 

 

 

 

 

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11 avril 2020 6 11 /04 /avril /2020 07:15
Source de soi.

« Balancement délicat ».

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

Edmond le Sourcier aimait bien, lorsqu’il en avait le loisir, aller chercher cette jeune aventure qu’il nommait Sauvageonne, se rendre dans quelque pli du paysage - l’épaulement d’une colline, le frais d’un vallon, la profondeur d’une gorge secrète -, et, muni de sa baguette de coudrier, se mettre en quête de ce qu’il savait « impossible », un mystère à porter au jour. Dans toute la contrée on reconnaissait ses dons et il n’était pas rare qu’il découvrît, ici un filon d’eau dissimulé dans son silence, là une résurgence si discrète que même l’oreille la plus attentive n’aurait pu en déceler le subtil murmure. Suivi par l’évanescente silhouette de la Jeune Fille, il prenait un malin plaisir à faire émerger du rien ce qui en faisait la saveur, à savoir débusquer l’invisible et le rendre évident, préhensible, aussi concret que peut l’être le rocher garni de mousse ou bien l’arbre dressé contre l’azur. Sauvageonne emboîtait ses pas avec discrétion, non sans qu’une curiosité certaine ou bien même une fascination émergeât de sa quête d’étonnement. En elle, se dessinait, à mesure de ses affinités avec l’habile Sourcier, une manière de panthéisme heureux, comme si, de toute chose rencontrée dans sa vérité, pouvait surgir, à tout instant, un chant, une musique, pouvait se manifester une lumière, paraître l’onde d’une spiritualité. Elle savait que, depuis la plus haute Antiquité, cette baguette somme toute modeste avait servi à interroger les dieux et que les alchimistes lui attribuaient des vertus magiques.

Mais ce que Sauvageonne préférait à la tige de noisetier, c’était le pendule en métal ancien, terni par des années d’usage, cette forme de goutte qui semblait imiter la larme ou bien encore la toupie dont les jeunes enfants jouaient dans le vertige de l’ivresse. Combien, en effet, il était envoûtant de fixer son regard sur une giration infinie ou un balancement qui semblait n’avoir ni origine ni fin et ne paraissait s’alimenter qu’à sa propre source. Oui, à sa propre SOURCE ! Un jour d’automne, alors que le soleil tapissait les choses de cette merveilleuse couleur de résine, près d’un chemin semé de saules, sur la pente d’une terre limoneuse, Edmond avait mis au jour un filet d’eau si cristalline qu’il semblait venir tout droit d’un conte des Mille et Une Nuits. L’eau, sinuant entre les graviers gris, faisait sa mélodie de bluette, comme si elle avait voulu livrer, dans ce mince refrain, tous les secrets dissimulés à l’intérieur de la terre. Certes la découverte elle-même avait ravi la Rêveuse, mais ce qui la captivait surtout, c’était cette oscillation pendulaire, ce mouvement d’éternel recommencement qui faisait signe vers une durée toujours renouvelée, presque un sentiment d’éternité. Elle aurait pu demeurer ainsi, immobile, telle une statue de sel, le reste de sa vie, qu’elle ne s’en fût point offusquée, reliant son existence à ce mouvement qui en aurait constitué le point focal.

Mais, maintenant, il faut dire en quoi consistait cet irrésistible attrait pour cette animation pendulaire qu’Edmond savait entretenir tout comme l’homme préhistorique le faisait du feu nourricier. Simplement du bout des doigts, le vieux Chercheur était relié aux choses secrètes qui sourdaient du limon dans un genre de nécessité venant dire aux hommes l’attention à porter à tout ce qui vivait dans l’ombre et ne venait à la clarté qu’à l’aune d’un regard exercé, d’une longue patience, d’une saine curiosité. Le plus souvent les gens étaient distraits et ne se laissaient rencontrer que par le luxe et la brillance, l’apparence et la manifestation colorée, bavarde. Il y avait bien mieux à faire : percevoir la rosée au bout du brin d’herbe, les cornes noires du lucane cerf-volant, la touffe de lichen pareille à une éponge lissée par le temps. Parfois Edmond confiait le précieux pendule à celle que, maintenant, il appelait Source. Alors la jeune impétrante s’amusait à débusquer tout ce qui voulait bien se détacher du réel pour venir jusqu’à elle. Une tresse de gouttes d’eau, le réseau complexe de feuilles mortes, des lentilles vertes comme celles des mares anciennes.

Mais ce qui venait à elle, surtout, avec application, mesure, justesse rhétorique, c’était une infinie succession d’allers et retours, de battements presque imperceptibles, de légers remous circulaires, d’oscillations qui faisaient sens à seulement être des passages, des seuils, des portes d’entrée vers le domaine des gestes immémoriaux de l’univers. A seulement se confier aux palpitations du pendule et elle devenait, tout à la fois, le rythme alterné du jour et de la nuit, la ligne de partage entre la froidure hivernale et le dépliement printanier, l’inclination sentimentale de l’Amant à l’Aimée, la ligne de crête séparant l’adret de l’ubac, le clignotement du jour sur le dôme de la nuit, l’éveil de l’aube naissant de l’ombre, l’esquisse projetée sur le néant de la toile, le premier mot balbutié par le jeune enfant, l’essor du flamant rose au-dessus du fil crépusculaire, le flux et le reflux du vaste océan, le cycle continu des années, l’étirement du temps tellement semblable à l’imperceptible brume flottant sur la lagune.

De cette rencontre avec l’infinitésimal, l’alternance inaperçue, le bercement existentiel, Sauvageonne devenait soudain source d’elle-même, sorte de tour de Babel s’élevant de ses propres fondations, langage premier gravé dans le corps tels les signes d’une tablette sumérienne, elle en percevait la fluence souveraine dans les mailles de sa chair, le gonflement dans sa nasse de peau, la plénitude jusque dans la toison d’or de ses cheveux. Son visage d’albâtre, fécondé, illuminé de l’intérieur, était semblable à ces fragiles biscuits, à ces terres si blanches et virginales qu’on les croirait en attente d’être, sur le bord d’une parution. Les yeux si clairs disaient la richesse de la vie intérieure. Les taches de son sur sa peau étaient comme les généreux stigmates d’un tellurisme intime. La rose de la bouche prononçait en des teintes douces l’émotion qui la vivifiait dans la moindre cellule de son esquisse enfin révélée. Elle était directement reliée aux choses, tout comme les choses naissaient de sa présence. Elle n’avait plus le souvenir d’une semence initiale, pas plus que du réceptacle qui l’avait abritée en des temps qui se dissolvaient dans les lointains. Elle naissait d’elle-même, elle entretenait son propre feu, oscillations, nutations, ondoiements par lesquels elle venait à l’être plus sûrement que ne l’y auraient conduite d’incessantes divagations sur les chemins du monde. C’était cela être source de soi, se confier avec sérénité à ces flux, ces alternances, ces successions saisonnières, ces équinoxes, ces solstices qui n’étaient que les rythmes, les harmonies dont l’homme était pénétré en son fond sans qu’il en perçoive toujours la richesse. Arrêter le pendule, c’était suspendre la vie, donner libre cours à la corruption qui ensevelissait les germes du futur, ouvrir en grand les battants de la porte dont le Néant faisait son habituel commerce afin que soit réduite à la nullité la prétention d’exister.

Maintenant, Edmond le Sourcier a posé définitivement sa baguette de coudrier, son pendule en forme de goutte, comme une dernière larme versée sur le versant du monde. Source l’a remplacé. On la voit dans la demi-teinte de l’aube ou bien aux heures grises du crépuscule, parmi l’égarement des champs et les boqueteaux d’arbustes, pendule à la main, sérieuse, concentrée sur sa tâche, à la recherche de la moindre trace d’eau, de la goutte la plus infime. De ses doigts naissent ainsi des milliers de ruisselets qui essaiment au fil des jours le beau poème de la durée. Source d’elle-même, symboliquement, elle est aussi source de ce que nous sommes, des êtres toujours en recherche d’eux-mêmes mais ne le sachant pas nécessairement. Le pendule est là qui nous appelle et nous enjoint d’être, à notre tour des sourciers. Ainsi passe le temps qui n’est qu’une infinie et toujours renouvelée vibration, une ineffable pulsation. Nous n’avons guère d’autre moyen d’en éprouver la réalité, d’en connaître la texture que de nous mettre au diapason de cette mobilité qui nous traverse et nous interroge. A tout bien considérer, nous ne sommes source que de ceci en quoi nous nous mettons en quête, qui est toujours question. Oui, question ! Et nulle autre chose.

 

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11 avril 2020 6 11 /04 /avril /2020 07:13
Inclinations naturelles

Source : Librairie Dialogues

 

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   « Les Affinités électives est en même temps un roman d'amour, décrivant avec un détachement scientifique les mystérieux phénomènes d'attirance et de répulsion qui se jouent entre les êtres comme dans la nature… »

 

4° de couverture Garnier-Flammarion

 

   « En chimie, on appelle affinité la force en vertu de laquelle des molécules de différente nature se combinent ou tendent à se combiner - « Il donna, en 1718, un système singulier et une table des affinités ou rapports des différentes substances en chimie ; ces affinités firent de la peine à quelques-uns qui craignaient que ce ne fussent que des attractions déguisées, d'autant plus dangereuses que d'habiles gens ont déjà su leur donner des formes séduisantes ».

 

« Geoffroy » - Fontenelle - Source : Littré.

 

***

 

   Si la notion d’affinité peut s’illustrer de belle manière dans le roman de Goethe entre deux éléments qui, naturellement, paraissent soumis à des phénomènes « d’aimantation », les relations à l’intérieur d’un écosystème, dans l’ordre naturel,  paraissent en être les données équivalentes. Mais laissons d’abord la parole à l’auteur des « Souffrances du jeune Werther » :

   « Ce que nous appelons « pierre à chaux » est en réalité une terre plus ou moins calcaire, intimement combinée avec un acide subtil, qui nous est connu sous forme de gaz. Si l’on plonge un morceau de cette pierre dans une solution d’acide sulfurique dilué, celle-ci attaque la chaux et produit avec elle du gypse, tandis que l’acide subtil et gazeux s’échappe. Il y a séparation des éléments et apparition d’une nouvelle composition, ce qui fonde à utiliser la notion d’affinités électives, dans la mesure où tout se passe comme si une relation était privilégiée, choisie par rapport à une autre ».

   Et, maintenant, si nous passons de la chimie aux relations internes qui existent entre tous les êtres vivants d’un écosystème, nous observons ce même type de schéma mettant en valeur les nécessaires liaisons participant à l’équilibre d’un milieu. Ainsi les crabes, les mollusques, les crustacés, les palétuviers, la fougère dorée, le manglier jaune et rouge s’assemblent-ils et forment-ils une famille qui concourt à l’équilibre de l’ensemble. La mangrove ne pourrait être en l’absence des palétuviers-échasses, lesquels ne pourraient être si les crabes les désertaient. La nature en son foisonnement nous donne l’exemple de ce que peut être une solidarité qui, bien entendu, parfois, semble assimilée à un simple opportunisme. Mais les choses de la vie ne sont ni simples, ni logiques et certains assemblages maintiennent en place l’architecture du monde. Concernant la qualité des liens établis entre les divers partenaires, le lexique est fourni qui se décline selon symbiose, association, mutualisme, commensalisme, parasitisme, coopération, toute la hiérarchie des motifs de l’alliance se donnant pour ce qu’ils sont, de purs mécanismes de défense contre cette irrépressible corruption dont la finalité est de tout reconduire aux ombres funestes du néant.

    

   Affinités - Amitié - Amour

 

   Sans doute serait-il tentant de transposer ces phénomènes de la nature, de les plaquer à la réalité humaine, sans qu’un intervalle puisse exister entre celle-ci et celle-là. Cependant le parallèle serait vicié dès l’origine pour la simple raison qu’un homme n’est ni une plante, ni un crustacé trouvant abri parmi la forêt dense de quelque palétuvier. Des affinités à l’amitié-amour il existe plus qu’une différence, c’est plutôt d’un abîme dont il faut parler. Si la faune et la flore vivent, l’homme existe. Il s’agit bien plus que d’une nuance. L’amitié d’un homme en direction de ses commensaux, l’amour d’une femme envers son amant, ne sont nullement des mécanismes naturels qui trouveraient leur explication dans une matière de causalité organique, comme la racine qui puise ses nutriments dans le sol qui l’accueille et la justifie. L’amitié, l’amour ne s’abreuvent nullement à la source des justifications. Ils puisent, originairement, à l’eau de la sensation, à l’affect brut, mais tout homme étant homme-de-pensée, bien vite le rationnel reprend ses droits qui soupèse, estime, rend ses jugements. L’aimée n’est pas une gemme sur laquelle on aurait jeté son dévolu à la seule vertu de son éclat. L’aimée est soupesée au trébuchet de l’entendement, de la lucidité et même si « l’amour est aveugle », il n’invalide les capacités de l’esprit à se saisir adéquatement des données du réel.

   Si l’amour est passion, il n’en sollicite pas moins la lumière d’une intelligence en acte. Demeurer avec l’aimée équivaut à avoir fait un choix, lequel vient en droite ligne d’une délibération de la conscience intentionnelle, d’une résolution de la volonté. Seules ces assises créent les conditions d’une liberté. L’imposition d’une vie en commun serait-elle « naturelle », qu’elle se donnerait au prix d’un sourd fatalisme ne nous enjoignant que de suivre une seule et unique pente, autrement dit créant les conditions d’une aliénation. L’amour, que d’aucuns estiment « naturel » est un fait hautement culturel, ce que soulignait Lacan en des termes non équivoques : « L’amour est un fait culturel […] il ne serait pas question d’amour s’il n’y avait pas la culture ».  Car aimer suppose la mise en place d’un récit intérieur, l’élaboration de projets, l’émission de concepts au gré desquels situer les sentiments éprouvés dans une échelle de valeurs. A la différence de l’animal qui ne copule que sous la poussée de l’instinct et à des fins de reproduction de l’espèce. Un genre de geste réflexe qui le ramène à la simple effectuation d’un mécanisme d’horlogerie. Pure immanence qui, jamais, ne s’élève au-dessus de sa propre nature. L’amour, l’amitié, sont ourlés de significations qui assurent leur mise à l’écart de toute action programmée. C’est par une libre décision de ma conscience que j’aime ou me lie d’amitié. Aucune loi n’en décide la venue au jour.

   Et puisque la notion de « culture » a été abordée au travers des propos du psychanalyste, il convient de lui opposer, maintenant, selon une tradition bien établie, celle de « nature ». Car il existe bien une tension entre les deux, une constante dialectique qui les fait se situer sur deux monts opposés. Si l’amour est un fait culturel, ce qui ne semble pouvoir être invalidé que par une attitude sophistique, les affinités convenablement soupesées n’en réfèrent jamais qu’au monde naturel. Les affinités apparaissent en tant que fragments qui se seraient détachés de notre propre architecture, devenant, en quelque sorte, des satellites qui gireraient au large de nous en une manière d’appartenance spatiale dont nous aurions perdu jusqu’à la trace même du détachement mais qui, en de nombreux caractères s’y dévoilant, ne pourraient trahir leur appartenance généalogique, donc notre sol en tant qu’origine. En d’autres termes, ce curieux assemblage, le plus souvent hétérogène, d’intérêts divers, trace au-delà de notre présence les orbites par lesquelles notre condition s’assure de suffisantes coordonnées. Imaginerait-on un individu totalement dépourvu d’affinités que, provisoirement, nous nommerons « violon d’Ingres » et alors son existence ne serait qu’une suite de hasards dépourvus de points fixes, à savoir un chaos flottant éternellement au sein de ses propres indécisions. Car posséder des affinités n’est rien d’autre que de constituer notre égarement en cosmos, cette joie suffisante pour que notre horizon soit libre, notre vue dégagée, nos espérances hautes qui brillent au-devant de notre individuel cheminement.

   Et puisque nous faisons l’hypothèse d’une fondation naturelle des affinités, ces dernières,  de l’homme avec les choses du monde, doivent se révéler avant même que ne surgisse la conscience intentionnelle, la volonté, l’intellection et son produit, le concept.  Nous pourrions dire qu’il s’agit d’une tendance pulsionnelle, instinctuelle, enfin de quelque chose relevant du domaine de la sensation plus que du logos, à savoir de la parole ou de la raison. Le phénomène est d’immédiate attirance, de spontanéité, de surgissement lié au corps bien plus qu’à l’esprit. C’est pour cette raison d’enracinement dans le roc biologique que la plupart de nos affinités, sinon toutes, demeurent inexplicables, mystérieuses, douées d’une aura dans la lumière de laquelle s’effacent nos motivations, ne demeurant que cet envoûtement, de fascination, de charme, toutes qualités qui font de nos « inclinations naturelles »  ces petits riens insaisissables qui sont le sel des rencontres fortuites. C’est bien de l’inexplicable en nous dont il est question et nous nous sentons comme reliés à un long fil d’Ariane dont nous ne connaissons ni l’origine, ni la fin qui, peut-être, provient ou part en direction du labyrinthe et de son étrange dédale.

 

   Du choix de quelques objets situés au centre de nos affinités

 

   Ici, « objet » devra se comprendre en tant que terme générique désignant aussi bien une chose concrète, que des symboles, des présences humaines, des textes littéraires ou poétiques, des œuvres d’art. Donc « tout ce qui se présente à la pensée, qui est occasion ou matière pour l'activité de l'esprit » selon sa valeur étymologique. Car toute affinité, en raison même de son coefficient de proximité, se présente comme objet-sous-la-main dont, toujours, nous pouvons faire notre profit, entendu que, à la façon de l’écosystème qui s’est constitué à partir de notre propre être, tout ce qui s’y trouve relié  au titre  d’une « symbiose », d’une « association », d’un « mutualisme », tout ceci est à notre disposition sans qu’il soit nécessaire d’en faire la demande expresse à quiconque. Tout est naturel qui coule de source. L’un des prédicats les plus remarquables des affinités c’est la façon dont elles se donnent à nous dans l’immédiateté, dans l’évidente compréhension, dans la fluide participation à laquelle elles nous invitent. C’est, en quelque manière, une distance sans distance, un soi qui n’est totalement le nôtre mais le frôle, le concerne de si près que l’osmose est la figure naturelle dont se dotent ces harmoniques qui résonnent en nous, ces sympathies qui nous font signe, ces correspondances si singulières qu’elles nous définissent tout autant que notre propre caractère, la couleur de nos yeux, les goûts dont nous sommes affectés, les nuances qui tiennent à notre endroit le merveilleux langage du monde.

      

   L’illimité des affinités

 

   La  déclinaison des affinités a ceci de particulier qu’elle se présente tel l’illimité. Les objets sur lesquels elle porte confinent à une sorte d’infini. Il peut aussi bien s’agir d’objets intra-mondains (une montre, un livre, un marque-pages), mais aussi bien une vertu (la tempérance ou la prudence), la lumière d’une poésie, le rayonnement d’une œuvre d’art. Et quand bien même ces objets seraient marqués au coin de la culture, leur mode de donation relève du surgissement naturel, tel l’eau dans la faille de la roche, l’élévation exacte du pic dans le ciel, le frémissement de l’arbre dans la brise d’automne. Toute l’argumentation qui se déploiera, tous les commentaires qui suivront, seront à percevoir selon le ressenti profond de ce réel qui se manifeste à nous, que nous ne pouvons ni éviter, ni métamorphoser que, cependant, il nous est possible de moduler au rythme, précisément, de nos affinités qui sont nos propres points de contacts avec le monde et tracent notre singulière présence sur cette terre. Donc nous dirons le-monde-pour-nous avec son épiphanie particulière, sa coloration intime, la confidence à laquelle, nécessairement, il invite. Bien évidemment, ici, nous sommes aux confins de la donation familière des choses, à la limite de l’imaginaire et d’une fantaisie en acte. Ou bien, peut-être, du rayonnement de l’utopie Mais comment pourrions-nous éviter ce réaménagement de ce qui nous entoure alors que le motif nous est donné, au gré de nos affinités, d’en remodeler la glaise et d’y imprimer notre propre sceau ? Pour autant cette entreprise n’a rien de démiurgique, elle ne bouscule ni l’ordre des choses, ni n’obère la vision que nous avons de l’habituelle factualité environnante, elle en décale seulement la perception et se voudrait humaine, simplement humaine.

 

    De quelques liaisons affinitaires

 

   Interroger quiconque sur ses affinités et vous verrez, devant vous, la figure d’un genre de dénuement. Comme si, subitement, le glacier des affinités avait fondu pour ne laisser place qu’à quelques flaques illisibles miroitant sous le feu de la question. Le problème de ceci même qui se trouve en accord avec la propre nature d’un individu est une notion si diffuse, si peu séparée de sa présence, qu’un état de confusion se montre, assez semblable à celui d’une personne aphasique manifestant un trouble de l’évocation. Donc un événement fusionnel dont il est difficile de saisir la propre autonomie. Ces mystérieuses affinités sont-elles bien réelles ou se confondent-elles avec notre « ton fondamental », autrement dit les caractères qui nous déterminent en propre ? Ensuite leur appréhension se double d’une si constante profusion de leur être que nous avons du mal à en discerner les formes, à tracer les esquisses selon lesquelles constituer une première évidence. Cette notion devient soudain si floue que nous pourrions abandonner sur-le-champ notre quête comme s’il s’agissait de poursuivre la trace de quelque licorne dont nous n’apercevrions même pas le début de la corne. Les affinités seraient-elles notre aura personnelle, une hallucination, une extravagance de l’imaginaire ? Si nous tentons de leur donner corps, voici que se montre un continent infiniment varié, une végétation luxuriante, telle la canopée, un fouillis telle la mangrove évoquée plus haut.

 

   De quelques affinités dont nous pourrions dresser le portrait

 

  Ce qui constitue une réelle difficulté en ce domaine, c’est le problème de la liaison des affinités entre elles. L’une d’elles est-elle évoquée, qu’aussitôt surgissent mille autres qui veulent faire entendre leur voix. Un peu comme une mise en abîme, des poupées gigognes s’emboîtant dans un genre de vertige sortant du champ de la représentation. Si je dis mon attachement à l’art en général, au moderne en particulier et, au sein de celui-ci, au cubisme, et plus précisément à l’œuvre de Picasso, me voici bien embarrassé pour établir une préférence, constituer l’ordre d’une hiérarchie, dire si c’est le coup de tonnerre des « Demoiselles d’Avignon » qui me questionne le plus, si, dans ce tableau même, ce sont les tonalités qui retiennent mon attention, le jeu des formes, ces masques fantastiques surgis de la nuit africaine, le graphisme des hachures, la spatialité réduite à un sans-fond. Je sens l’attirance, le magnétisme de ce tableau mais ne parviens nullement à décider ce qui, du sein de l’étrange, s’adresse à moi et draine mon désir sans que, jamais, un assouvissement puisse en conclure l’irrépressible radiation. Il y a comme une vibration de l’affinité qui, de proche en proche, gagne d’autres territoires, colonise d’autres districts. Picasso appelle Cézanne mais aussi, dans la totalité de son œuvre, d’autres hautes figures qui tracent l’histoire de l’art : Vélasquez et ses « Ménines », Delacroix et ses « Femmes d’Alger », Manet et son « Déjeuner sur l’herbe ».

   Et cette adhésion aux œuvres n’est pas simplement question de goût car ce dernier résulte d’une longue maturation culturelle alors que les affinités sont naturelles. Elles sont une corporéité qui nous déborde mais avec laquelle nous conservons une attache charnelle. La chair onctueuse des Prostituées représentées dans les « Demoiselles », c’est un peu de notre chair qui rejoint la toile, un peu de la chair des modèles qui vient à nous et nous dit la difficile mise à jour de la peinture, ses esquisses plurielles, ses progrès, ses retraits, ses hésitations puis, soudain, le trait du génie et l’évidence existentielle faite art. Quelle  que soit la sphère abordée, qu’il s’agisse de musique, de littérature, de sculpture, nous sommes toujours pris dans cet infini réseau des significations, l’immense ruissellement des textes ou des fugues musicales, les mots inouïs de la poésie. Si bien que nous avons du mal à nous y retrouver, à trier « le bon grain de l’ivraie », à ne laisser émerger à la surface de nos émotions esthétiques que celles qui nous emplissent d’un réel sentiment de joie. Ce qui nous égare au plus haut point c’est cette impression de fourmillement qui, toujours, nous déporte de nos propres inclinations. Alors, afin de réduire ce continuel effet de perte, il nous faut avoir recours à une forme qui synthétise nos affinités et en assure le caractère, en une certaine manière, intangible. Alors, par exemple, obligation nous est faite de rejoindre une très ancienne légende telle « L’Odyssée » et d’en constituer le lieu à partir duquel naîtra le site d’une pluralité de significations.

 

   Musée du Louvre - Antiquités grecques - œnochoé à figures noires

 

   (C’est subtil, les affinités, fragile, arachnéen et seul le sujet qui en éprouve l’efflorescence en soi peut en découvrir les esquisses infinies. Aussi, pour tracer un fil rouge qui reliera entre elles toutes ces délicates présences, en nous, convient-il d’indiquer, au travers de ce qui va suivre, l’émergence de ces affinités dans la figure du potier, cette saisissante alternative à tout démiurge, dans les éléments, terre, eau, air, feu, dont il assure la maîtrise, dans le geste artisanal qu’il développe, cet emblème du site de l’Anthropos, dans la scène mythologique dont il orne les flancs de son œnochoé, dans ces « figures noires, Ulysse et ses compagnons, le Cyclope, le transcendantal du Bien et sa figure négative, le Mal qui en ornent l’épopée, enfin l’épopée elle-même, ce poème du monde qui est le visage le plus accompli du logos. C’est essentiellement en ayant recours à la description et au commentaire que toutes ces sympathies s’illustreront faute de mieux car la sensation interne a ceci de particulier qu’elle ne peut jamais gagner l’extérieur qu’au prix d’une déperdition ou d’une euphémisation de son sens. NB : tous les termes surlignés en gras dans le développement ci-dessous, seront à considérer tels nos connexions électives avec le monde).

  

Inclinations naturelles

œnochoé à figures noires, 500-490, Peintre de Thésée

Ulysse et ses compagnons aveuglant le Cyclope

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Les frères Chuzeville

 

 

   Ce magnifique pichet à vin de l’antiquité grecque nous servira à comprendre comment un seul objet, grâce à sa forte empreinte symbolique, pourra s’inscrire, pour nous, tel l’unique creuset dans lequel nombre de nos affinités convergeront, manière de cosmos en miniature chargé d’infinis pouvoirs et séductions. Car, ce dont il s’agit avec les affinités c’est rien de moins que de créer un monde si proche de qui nous sommes qu’il constituera, en quelque sorte, notre naturel prolongement, l’ombre portée que nous plaquerons sur les choses. Lieu d’élection de nos choix les plus intimes, nos affinités seront notre proche banlieue, un genre de  chôra grecque telle que l’antiquité la montrait, ce territoire qui jouxtait la ville, cette terre qui, en réalité, nourrissait les habitants de la polis. Usant de cette métaphore de la ville qui serait le lieu propre de notre habitation alors que la chôra se donnerait comme cette terre nourricière qui nous  serait immanquablement attachée, nous voulons souligner la nature du lien indissoluble qui réunit ces deux entités pour n’en constituer qu’une seule, singulière figure de l’unité dont l’homme est toujours en quête à défaut d’en proférer la réalité. La chôra contiendrait, dans son sol même, les semences perceptives, affectives, intellectuelles dont nous l’aurions gratifiée à l’aune de nos projections permanentes sur le monde immédiat qui nous entoure. Bien évidemment, sa constitution purement imaginaire lui affecterait la forme de l’utopie, ce non-lieu ne trouvant ses assises que dans un genre d’éther indéterminé. Ce qui est essentiel à saisir ici, c’est le continuel phénomène de réverbération qui s’installe entre notre être et les affinités qui, en un certain sens, lui sont coalescentes.

 

  

 

 

   Le pichet et les connotations symboliques qui lui sont attachées

 

   Si, essentiellement, ce pichet est œuvre d’art, c'est-à-dire s’il transcende le réel pour le rendre magique, il convient d’aller chercher tout ce qui, en filigrane, le traverse en tant que ses significations latentes. Car rien n’est donné d’emblée qui constituerait une totalité sans reste comme si nous observions un objet dans son extériorité sans même nous enquérir des puissances qui y sont à l’œuvre, mais dans l’indicible, l’inaudible, la fuite à jamais de ce qui, invisible, appelle silencieusement, ce dont notre être est alerté, que notre existence pressée n’archive que rarement. C’est bien le caractère de notre société technico-scientifique que de s’arrêter à l’épiderme des choses, ignorant cette pulpe (les affinités), qui en sous-tend la nature et en justifie la lumineuse présence.

    Donc, si nous quittons le domaine massif et opaque de la représentation, la pellicule selon laquelle l’œuvre nous apparaît, c’est un genre de fête qui se manifeste et ceci d’autant plus que le sentiment de félicité qui en émane provient en droite ligne du surgissement de nos accords les plus propres avec les étants qui nous entourent. En son origine la plus exacte, cette œnochoé est œuvre artisanale qui sublime les quatre éléments, qui s’y inscrivent et les dispose selon les sens pléniers qui y sont nécessairement inclus. Mais alors il faut en appeler à la figure du potier et décrire le jeu de son art. Comment donner lieu à nos propres accords avec les choses autrement qu’en convoquant le langage ?

Inclinations naturelles

Potier dans la région de Zhaoxing

Source : fangfang

 

 

    L’atelier est placé dans un lumineux clair-obscur. Le silence est grand dans l’heure qui vient. La plupart des villageois dorment encore, pliés sur leurs nattes, et leurs rêves flottent au-dessus de leurs corps rompus tels de légers nuages, des flocons qui viennent de très haut, hésitent, tournoient et frôlent leurs visages tels des papillons au bord des corolles. C’est de cette heure de repos, de cette heure immobile dont l’artisan a besoin car il lui faut être en affinité, en harmonie  avec ce qu’il fait, ne nullement laisser s’immiscer ni le doute, ni l’inquiétude. Le trajet à accomplir de lui à la chose finie doit être aussi immédiat que possible, un genre de paix, de repos  qui n’accepteraient nulle coupure. Un geste allant de soi. Un geste venu du plus loin de sa généalogie. Un geste de démiurge tirant du néant les matériaux qui l’annuleront, portant dans la clarté du jour ce qui n’était que tissé d’ombre et enduit de ténèbres.

   C’est l’ensemble du corps du potier qui est mobilisé, on sent la tension légère des bras, on perçoit l’ouverture du compas des jambes qui accueille le tour, là où la motte d’argile est posée qui initie le début d’une épopée, esquisse le poème et le chant du monde. Oui, c’est bien ceci qui a lieu. Ici, dans la beauté partout répandue, c’est mystère qui se donne à voir. Mais mystère qui se livre à sa douce éclosion. Les mains façonnent la terre, la déploient en corolle et l’on pense à cette « rose sans pourquoi » de Silesius, à la façon contingente qu’à l’univers de nous rencontrer. Cette poterie en acte, aussi bien, aurait pu ne pas exister, demeurer dans le celé et l’inaperçu. Tout au plus aurait-elle pu être songe de potier qui l’aurait construite au sein de son esprit. Mais voilà, la glaise est là qui vient à elle et vient à nous dans la plus évidente et pure donation qui soit. Peut-être était-il écrit, quelque part, la graphie de son destin, la trace première d’une parution parmi le peuple des vivants ? Comment savoir la décision d’une chose d’apparaître, de faire signe et de nous convoquer à l’endroit même où nos affinités lui permettront de se manifester telle la figure qu’on attendait, une fiancée dont espérait effleurer la main de soie et ouvrir, avec elle, une commune navigation ?

    L’eau exsude des parois, fait une buée qui lisse les murs enduits de chaux. Cette eau qui est le sang de la terre se donne à l’identique de la sueur du potier. Car dresser la terre est une épreuve en même temps qu’une douce gratification. Ce qui n’était qu’informe, virtuel, voici qu’une âme commence à l’habiter qui lui insuffle sa respiration, anime son souffle. A intervalles réguliers, à la façon d’une scansion temporelle, l’artisan trempe ses mains dans une boue de barbotine et l’applique sur le travail en train de s’accomplir tel l’amant caressant sa compagne. La terre n’est pas sans l’eau. L’eau n’est pas sans la terre. Magnifique fusion des éléments qui participe à toute création. Attraction réciproque d’un solide et d’un fluide qui, bientôt, seront métamorphosés en ce pichet qui n’attendra que l’action conjuguée de l’air et du feu pour connaître la façon de son émergence.

      Le premier travail de façonnage est fini. Le potier a déposé la terre encore humide sur des claies de bois. Là commence le lent travail de séchage. Là commence l’action modificatrice de l’air. Dans l’ombre en demi-teinte de la pièce, l’air circule selon volutes et courants, lissant, au passage, les flancs de l’objet. Affinité encore de la matière et de l’air qui va la porter à sa consistance idéale, celle du cuir avec laquelle l’artisan poursuivra son travail, dégrossissant et affinant cette forme qui, bientôt, sera pichet, lequel servira à puiser le vin dans le cratère avant de le servir aux convives. Suivra la longue cuisson au feu de bois lors de laquelle l’objet, devenant terre cuite, s’approchera de son essence finale. Le feu, cet élément sauvage, il conviendra de le maîtriser, d’éviter qu’il ne s’emballe, qu’il ne provoque fissures et cassures. C’est sans doute là le moment de plus vive inquiétude pour le potier qui craint que son œuvre, patiemment élaborée, ne succombe à la proie des flammes. Dans un enfournement il y a toujours risque de cassure, de faille. De l’objet et, symboliquement, de celui qui en a été l’artisan. Puis, une fois la pièce cuite, viendra le moment peut-être le plus heureux du potier, celui de la décoration et de l’émaillage. C’est la fin et l’acmé du processus. Ce qui, jusqu’à présent, n’était que simple objet, ne devient seulement ustensile, mais essentiellement œuvre d’art. Il sera utilisé pour les libations profanes sans doute, mais aussi pour celles, sacrées, qui honorent les dieux et donnent sens à la vie des humains sur terre en cette antiquité placée sous le signe du rituel et du symbolique.

   Le pichet vient de gagner son dernier état. Le voici placé dans la brillante lumière de l’esthétique. Il a cessé d’être une chose pour devenir être à part entière, c'est-à-dire tirer profit de son essence. Nul ne le considèrera plus comme un ustensile parmi d’autres mais en tant que cet ustensile doué de sens qui se détache du prosaïque et gagne les hauteurs qui sont les siennes. Sur ses flancs ornés d’un fond vermeil, cette teinte opulente et puissante destinée au Dieu-Soleil des incas ou aux têtes couronnées, ces sublimes « figures noires » qui sont les hiéroglyphes à déchiffrer qui nous conduiront dans l’une des plus sublimes épopées fondatrices de la civilisation européenne : « L’Odyssée ».  Dès lors chacun comprendra combien ce pichet n’est celui de la modeste chaumière mais celui, symbolique, qui ouvrira la toute puissance du mythe, la force inégalée de la légende. Cet objet est si beau qu’il ne nécessiterait nul autre commentaire que celui d’une vision appliquée, respectueuse de ce rayonnement dont seul l’art possède l’énergie secrète. Cependant, afin de ne nullement demeurer sur le seuil de nos affinités, nous ouvrirons cette dimension à nulle autre pareille de l’œuvre d’Homère, citant un large extrait du Livre IX portant pour titre « RÉCITS CHEZ ALCINOUS », lequel relate l’épisode du combat contre le Cyclope :

   » Il dit, et aussitôt je lui verse de cette liqueur étincelante : trois fois j'en donne au Cyclope, et trois fois il en boit outre mesure. Aussitôt que le vin s'est emparé de ses sens, je lui adresse ces douces paroles :

« Cyclope, puisque tu me demandes mon nom, je vais te le dire ; mais fais-moi le présent de l'hospitalité comme tu me l'as promis. Mon nom est Personne : c'est Personne que m'appellent et mon père et ma mère, et tous mes fidèles compagnons. »

» Le monstre cruel me répond :

 « Personne, lorsque j'aurai dévoré tous tes compagnons je te mangerai le dernier : tel sera pour toi le présent de l'hospitalité. »

» En parlant ainsi, le Cyclope se renverse : son énorme cou tombe dans la poussière ; le sommeil, qui dompte tous les êtres, s'empare de lui, et de sa bouche s'échappent le vin et les lambeaux de chair humaine qu'il rejette pendant son ivresse. Alors j'introduis le pieu dans la cendre pour le rendre brûlant, et par mes discours j'anime mes compagnons, de peur qu'effrayés ils ne m'abandonnent. Quand le tronc d'olivier est assez chauffé et que déjà, quoique vert, il va s'enflammer, je le retire tout brillant du feu, et mes braves compagnons restent autour de moi : un dieu m'inspira sans doute cette grande audace ! Mes amis fidèles saisissent le pieu pointu, l'enfoncent dans l'œil du Cyclope, et moi, me plaçant au sommet du tronc, je le fais tourner avec force. — Ainsi, lorsqu'un artisan perce avec une tarière la poutre d'un navire, et qu'au-dessous de lui d'autres ouvriers, tirant une courroie des deux côtés, font continuellement mouvoir l'instrument : de même nous faisons tourner le pieu dans l'œil du Cyclope.

   Tout autour de la pointe enflammée le sang ruisselle ; une ardente vapeur dévore les sourcils et les paupières du géant ; sa prunelle est consumée, et les racines de l'œil pétillent, brûlées par les flammes. — Ainsi, lorsqu'un forgeron plonge dans l'onde glacée une hache ou une doloire rougies par le feu pour les tremper (car la trempe constitue la force du fer, et que ces instruments frémissent à grand bruit) : de même siffle l'œil du Cyclope percé par le pieu brûlant. Le monstre pousse des hurlements affreux qui font retentir la caverne ; et nous, saisis de frayeur, nous nous mettons à fuir. Le Cyclope arrache de son œil ce pieu souillé de sang, et dans sa fureur il le jette au loin. Aussitôt il appelle à grands cris les autres Cyclopes qui habitent les grottes voisines sur des montagnes exposées aux vents. Les géants, en entendant la voix de Polyphème, accourent de tous côtés ; ils entourent sa caverne et lui demandent en ces termes la cause de son affliction :

« Pourquoi pousser de tristes clameurs pendant la nuit divine et nous arracher au sommeil ? Quelqu'un parmi les mortels t'aurait-il enlevé malgré toi une brebis ou une chèvre ? Crains-tu que quelqu'un ne t'égorge en usant de ruse ou de violence ? »

» Polyphème, du fond de son antre, leur répond en disant :

« Mes amis, Personne me tue, non par force, mais par ruse. »

 

   Entrelacement des affinités entre le poème homérique et le récit épique chez Rabelais

 

   Le texte homérique est si admirable que sa lecture se suffit à elle-même, cependant, dans le souci de dire nos affinités avec le logos du Grec, nous nous livrerons à de rapides commentaires. Vision du monde et malice homériques sont de si singulières aventures que tout lecteur attentif à cette épopée ne peut entrer dans ces pages sublimes qu’avec ravissement. Partout se donne à entendre le génie de l’écriture qui n’est nullement prouesse technique mais fore bien plus profond, tout au contact des ombres fuligineuses de la psyché et de l’étonnant réservoir de l’inconscient. La description de l’agression du Cyclope ne se contente nullement de dire la réalité des choses avec précision, mais elle fait de cette sanglante entreprise un moment de pur bonheur, Ulysse et ses compagnons métamorphosant Polyphème en un champ de bataille sanglant où désir de vengeance et cruauté esthétique se renvoient la balle dans une manière de jouissive puissance. Ce géant qui, sans doute, se pensait inexpugnable, le voici livré à la vindicte de ses assaillants dont la bravoure, l’énergie peu commune, concourent à faire de son corps un ensemble de chairs mutilées d’autant plus sensibles que l’œil unique du Cyclope est réduit en lambeaux. Ici, comment ne pas penser aux pages éblouissantes de l’admirable Rabelais, prenant un malin plaisir, dans la Guerre Picrocholine, à relater sans ambages ni précautions oratoires, le très fameux  et très vigoureux assaut de Grandgousier contre son voisin Pichrocole. En réalité, un évident parallèle peut être établi entre le déchaînement antique d’Ulysse contre Polyphème et la « furie humaniste » lancée par Rabelais à l’encontre de ces fouaciers qui ne suscitent que détestation et impérieux désir de les détruire. Le pieu pointu convoqué par Homère, afin de procéder à ses sinistres œuvres, est l’exacte réplique « du bâton de la croix, qui était de cœur de cormier, long comme une lance, rond à plein poing » dont Rabelais arme le bras de Frère Jean des Entommeures afin que « justice » soit rendue.

   Quant au raffinement des supplices en tous genres, à leur dimension ultra-chevaleresque, les deux textes rivalisent d’ingéniosité, et l’on ne pourrait dire lequel des deux sort victorieux de ces joutes fictionnelles. Ce que « L’Odyssée » présente comme le sommet de l’art guerrier (« Mes amis fidèles saisissent le pieu pointu, l'enfoncent dans l'œil du Cyclope, et moi, me plaçant au sommet du tronc, je le fais tourner avec force […] Tout autour de la pointe enflammée le sang ruisselle ; une ardente vapeur dévore les sourcils et les paupières du géant ; sa prunelle est consumée, et les racines de l'œil pétillent, brûlées par les flammes"), donc cet « art de la guerre », Rabelais en réalise une manière d’hyperbole, portant au paroxysme de la violence  doublée d’un humour grinçant, les faits et gestes de ses héros (« Il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu'il les renversait comme porcs, frappant à tors et à travers, à la vieille escrime. Aux uns il escarbouillait la cervelle, aux autres rompait bras et jambes, aux autres disloquait les spondyles du col, aux autres démolissait les reins, aplatissait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, enfonçait les dents en gueule, abattait les omoplates, meurtrissait les jambes, décrochait les hanches, déboîtait les bras… »)

   N’oublions pas que Rabelais, en médecin avisé, détaillait un luxe de précisons anatomiques, chirurgicales, ces habiletés trouvant leur équivalent dans la maîtrise « artisanale » d’Homère :  « l’artisan [qui] perce avec une tarière la poutre d'un navire ou bien le coup de main du « forgeron [qui] plonge dans l'onde glacée une hache ou une doloire rougies par le feu pour les tremper ». Ces tableaux, qui mettent en lumière la brutalité humaine, sont naturellement tempérés par ces excès, toute emphase en ce domaine penchant en direction du sourire du lecteur, lequel est complice du « clin d’œil » des auteurs. C’est bien là la nature de l’excès, de l’exubérance, que de ramener le récit à sa juste valeur. Nous sommes dans la légende avec « L’Odyssée », dans la satire avec « Gargantua » et le combat épique. Nous regardons tout ceci avec un regard distancié et savourons la malice qui, en tous endroits, perce et nous ravit, nous enjoignant de poursuivre notre lecture avec l’audace tranquille de quelqu’un qui sait le projet et l’accueille selon sa nature.

    Citant des passages du « Quart Livre » riches en cruautés diverses : « Au second coup il luy creva l’œil droict ; au troyzieme l’œil guausche. » (que l’on pense au terrible destin de Polyphème à l’oeil détruit par ses assaillants), Dorothée Lintner, dans un superbe article intitulé « LE COMBAT DANS LE QUART LIVRE : RENOUVELLEMENT D’UNE TOPIQUE EPIQUE CHEZ RABELAIS », nous invite à regarder l’œuvre du natif de La Devinière avec un regard esthétique plus qu’avec celui du guerrier :

   « Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que ce combat d’un type nouveau donne lieu à une réaction elle aussi nouvelle, qui ressortit moins de la joie brutale que du plaisir raffiné : la figure géométrique  que construit Pantagruel ravit son public, suscite moins une curiosité malsaine qu’une véritable contemplation esthétique. […] l’imagination débridée quant à elle, offre de nouveaux horizons à la geste épique, loin du champ de bataille un peu étroit du pays tourangeau. Autrement dit, dans ce nouveau livre, l’imaginaire épique ne connaît plus de limite : l’œuvre travaille avant tout à esthétiser le combat, ce qui la rend elle-même du même coup nettement plus poétique. On peut se demander, finalement, si l’épopée rabelaisienne ne se singulariserait pas au fil des œuvres, dans sa forme même : ce récit dont le premier livre s’apparente à ces mises en prose de gestes médiévales, telles qu’on les publie abondamment au début du siècle, semble acquérir, dans ce quatrième opus, une certaine autonomie poétique. Aux combats esthétisés, aux voltiges impressionnantes des personnages, à l’épisode obligé, depuis Homère, de la tempête, répondrait une écriture épique tout aussi virtuose. » 

   Ainsi prennent fin, temporairement, nos affinités avec ces merveilleux textes que constituent « L’Odyssée » aussi bien que « Le Quart Livre ». Entre eux, de toute évidence, des liaisons qui dépassent l’analogie pour gagner ce site incomparable où brillent accords, alliances, attractions, convergences, autrement dit ces affinités par lesquelles nous sommes au monde d’une manière singulière qui ne peut être, à chaque fois, dans le temps et l’espace, que la nôtre. Sans doute contribuent-elles à fixer le lieu privilégié de notre essence. Oui, privilégié !

 

 

 

Inclinations naturelles

Source : Wikisource

 

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10 avril 2020 5 10 /04 /avril /2020 08:00
LA LIGNE 27 (3)

 

  La seule personne dont Nevidimyj supportait l'évanescente présence, telle le vol primesautier du papillon, était Olga, la Concierge dont la seule conversation - elle avait compris, depuis sa naïveté foncière, que "Monsieur Youri" tenait autant à préserver son anonymat qu'elle déployait de disponibilité à battre et rebattre les cartes usées d'un jeu de Solitaire -, donc la conversation se limitait toujours à un économe et poli "Jour M'sieur Youri", auquel M'sieur Youri répondait par un grognement indistinct, lequel suffisait au bonheur quotidien d'Olga. Car, Olga, depuis longtemps séparée, dans l'espace et le temps, de celui qui avait été son mari, en pinçait pour Nevidimyj, ce grand jeune homme dégingandé dont elle eût pu être la mère. Peut-être y avait-il du désir incestueux qui rôdait en sous-sol ? Cependant les premières relations en restèrent toujours à ce ballet verbal minimal, à ce pas de deux aussi vite effacé qu'esquissé.

  Le quotidien de Youri N., s'il n'était jamais réglé comme papier à musique, comportant de soudaines volte-face, de subits revirements, n'en sacrifiait pas moins à une manière de rituel. Il affectionnait les endroits déserts - quais de gare au petit matin; squares au crépuscule, rives du fleuve avant que les promeneurs ne les fréquentent -, les espaces publics, - grands magasins, musées et bibliothèques -, là où la foule lui permettait d'être un individu parmi les autres, "sans importance". Son choix l'orientait souvent vers les salles garnies de rayonnages et de livres, cherchant de préférence à occuper les places non situées en vis-à-vis et, si possible, dans les encoignures, là où les autres lecteurs n'avaient aucune raison particulière de laisser choir leur naturelle curiosité.

  Le matin, après un petit déjeuner frugal, Nevidimyj descendait l'escalier  aux marches de bois disjointes, évitant que ces dernières ne craquent, de peur que quelque colocataire ne vînt troubler sa première quiétude - le jour avait à peine commencé sa longue dérive, laquelle ne manquait jamais de livrer son lot d'étonnantes surprises : l'arbre qu'on n'avait jamais réellement aperçu, le banc aux volutes rouillées, le caillou noir parmi le gravier blanc -, et lorsque Youri, rassuré par sa troublante clandestinité franchissait le seuil de l'immeuble, c'était comme une plongée dans la neuve inquiétude, une disposition au tragique qui ne manquait jamais de surgir de ce à quoi on s'attendait le moins, peut-être une clarté fuyante sur l'arête du trottoir qu'on livrerait, plus tard,  à une longue méditation. Vivre, c'était cela et rien que cela, une songeuse dérive dans les rainures et les configurations étoilées de la Ville, la recherche de l'inapparent, l'urticante question à poser au banc, à la feuille, à la fuite irraisonnée de la poussière dans l'ombre des caniveaux.

  Le matin, donc, Youri N., tel une cariatide de pierre parmi les convulsions de la foule, cintré dans des vêtures trop étroites alors que son apparence fluette eût appelé davantage d'ampleur, faisait le pied de grue sur le trottoir, attendant que le nez du Bus 27 fît son apparition au milieu des frondaisons qui cascadaient vers les rives du Fleuve. Souvent, à l'attente, des Passagers, des habitués de la même ligne que Nevidimyj ne voyait même pas, tellement la condition humaine le concernait peu. Il accordait plus d'attention au végétal, au minéral, surtout à ce qui, dans ces deux règnes, jouait une partition minimale, à savoir ne s'illustrait aux yeux ordinaires que par une manière d'absence récurrente. Quant à l'animal, il l'ignorait volontiers, ne l'utilisant qu'à des fins métaphoriques, tel homme lui apparaissant sous la figure du rat, telle femme sous celle du caméléon. Il était une manière de fabuliste s'exprimant dans une prose abstraite, un genre de La Fontaine métaphysique trouvant dans la mouvance animale ce qu'il ne percevait jamais dans ses semblables qu'à l'aune de la vulgarité ou, pire, de l'incomplétude. L'humanité se livrait à lui avec ses bizarreries, ses travers, ses fosses abyssales dont il estimait qu'elles étaient dépourvues de clarté. Le langage, pour lui qui n'en usait quasiment jamais, faisait figure de mousse inutile, d'écume aléatoire dont les Bipèdes eussent mieux fait de faire l'économie plutôt que de le dédier, le plus souvent, à l'injure et à la calomnie. Le silence lui semblait constituer un genre infiniment supérieur puisque capable de toutes les virtualités, dont la plus originale était le silence absolu lui-même, c'est-à-dire l'absence de profération de quoi que ce fût.

  Cependant, étant homme, quoique d'une manière fortuite, il ne pouvait réduire la parole à l'état d'un récipient sans fond. Le fond, il en fallait un, ne serait-ce que pour permettre à la voix, fût-elle autonome, de pouvoir faire écho. Des pensées, il en avait, tout comme ses congénères et tout aussi rapides, tout aussi brillantes. Plus, peut-être, son intériorité permanente constituant le gage d'une certaine authenticité que l'extériorité autorisait rarement. D'ordinaire, les sottises, on les véhiculait pareillement à l'âne son boisseau d'avoine. Les approximations on en faisait des collines au sommet desquelles ce bon Maître Cornille eût été bien inspiré de planter son moulin. A la pensée abstraite, bien qu'il ne négligeât nullement cette dernière, il substituait volontiers la métaphore, laquelle par son dire imagé en disait souvent bien plus qu'un long et méticuleux discours.

 

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10 avril 2020 5 10 /04 /avril /2020 07:58

[ Ce qui voudrait tenter de se dire ici, sur "Trois paroles de silence", c'est l'urgence à se doter d'une lange poétique, laquelle s'exonérant du noir néant, aussi bien que de la blanche brûlure de l'être, voudrait se médiatiser dans le GRIS, cette couleur par laquelle le monde nous apparaît dans sa plénitude et nous porte au-delà de nous-mêmes, dans la contrée des évidences absolues.]

Le poème : retour à l'essentiel.

( Quelques extraits de

"Trois paroles de silence"

de Nathalie Bardou.)

"Ecrire

Trois paroles de silence

[…]

Il n'y a pas de hasard

A l'instinct des lumières

Seule

Ta voix

Qui m'approfondit

Lorsqu'inexorablement

Au seuil de la seconde

Je glisse à la vitre du dedans.

[…]

Il est écrit

Que nous engendrons

les ciels

Nos sangs sont invisibles.

[…]

Enduite de ton verbe

Et cimentée à ton souffle

La poitrine crépitant

Au feu de l'ombre

J'étais

-la paupière aux aguets-

Le temps que prend la veine

Pour jaillir du marbre."

Nathalie Bardou.

Trois paroles de silence, comme on dirait trois mots de l'origine par lesquels tout viendrait à la signification.

La première parole, Noire, pareille à la nuit, au néant, parole non encore parvenue à la profération. La nuit est une ombre, une ébène dense, une gangue sourde à l'abri de laquelle le verbe se tait, demeure dans le pli du silence. Les yeux sont dans le flottement du doute, révulsés, tournés vers la caverne intérieure et la conque d'os ne résonne que de son propre vide. Dans le corridor de la tête soufflent les vents glacés et les icebergs dressent leurs dents aiguës vers les meutes d'obsidienne. Bruits de crypte, éboulements de moraines, suaires de cendre liés autour de pertes ossuaires. Où la lumière, où le mince rayon de clarté et les doigts révulsés dans le geste du saisissement ? Où la sortie au plein jour avec les montagnes hautaines mordant l'éther de leurs lèvres blanches ? Où la couronne solaire, son fleuve étincelant sur la courbure du jour ? Où le seuil à franchir et la sombre caverne demeurant dans la densité du non-dit, dans l'avant-parution des girations mondaines ?

La seconde parole, Blanche, portée à l'incandescence, faisant ses orbes dans l'espace sans limite. Alors, on porte sa main devant les boules dévastées de ses yeux, alors on saisit son outre de peau que l'on dresse à l'encontre du jour. Le vent s'est levé qui, jamais ne s'arrêtera et les mots tournent leur vent de folie et la carlingue des os est longue vibration, tellurisme cosmique. Partout, sur les margelles des fontaines, sur les chapiteaux des temples, dans l'enceinte des arènes sacrées, les mots sont armés, font leur sourde détonation. Cela résonne dans l'antre aigu du cortex, cela vrille le limaçon, cela fait gonfler la cochlée sous la poussée arbustive du langage. Car, ici, c'est le Langage Majuscule qui s'est déployé, qui a foré les murs de l'incompréhension, a abattu les fortifications du doute. Une seule clameur piégée entre terre et ciel, une seule arche blanche disant la royauté de l'être, sa demeure dans l'aître des choses, sa vaste dispersion sur les agoras où habitent les hommes.

C'est ainsi : ou bien les mots se terrent dans leur gangue limoneuse et alors se fait connaître le néant; ou bien les mots sont lâchés et alors se fait connaître l'infini qui était en recel, l'absolu que l'on cadenassait dans les nasses étroites du non-savoir. Car, ouvrir la cage des mots, c'est accepter de les porter à la dignité de l'être, les faire voler sur le dos des baleines blanches, sur la boule de plumes de la colombe, sur la fleur immaculée des marais. Tout est partout en attente de cette révélation qui relie les choses à leur essence. Floraison sur le bord de son déploiement. Mais l'homme est toujours sous la voûte de rochers, près des signes pariétaux, apeuré du feu du ciel, un pied dans la grotte salvatrice, un pied dehors, sur la lèvre de la falaise qui reçoit les millions de phosphènes, la grande cataracte blanche de l'exister. Seulement exister est terrible. Seulement exister veut dire le renoncement à la première parole, Noire, renoncer aussi bien à la seconde, Blanche, laquelle est celle du dieu. Alors on renonce. Alors on s'enroule sur sa spirale d'helix aspersa, alors on rentre ses cornes, on replie ses yeux dans les tubes de verre, alors on rétrocède dans l'ombilic de la coquille jusqu'à devenir simple fossile. Alors on n'est plus.

La troisième parole, Grise. Le gris est le médiateur, la teinte par laquelle l'homme se fait connaître dans toute la contrée. A l'amante, à l'enfant, au paysage, à la terre, à l'eau, au feu, à l'air. La quadrature humaine est grise, pacificatrice et annonciatrice du SENS. Il n'y a pas d'autre secret. Le sens est Gris qui médiatise toute chose faisant tenir à distance, aussi bien la bouche ouverte du néant, que l'horizon sans limite de l'être. Le gris est écart, de la bouche à la bouche - et l'on dit l'amour -, le gris est écart de la main à la pierre - et l'on dit l'art -, le Gris est écart de la plume à la feuille - et l'on dit la poésie. Comment vivre et ne pas connaître le Gris, son urgence à nous féconder, à nous posséder de l'intérieur afin que, devenus gemmes, calcites habitées, nous puissions rejoindre cet autre - l'Autre, le monde, la belle âme, la belle peinture, le beau corps -, qui ne vivent qu'à le mesure de notre conscience ? Comment demeurer sourds, aveugles et paralytiques alors que tout s'agite en tous sens et concourt à instiller en nous le dire ouvert par lequel nous serons hommes. Nous avons besoin de nourritures terrestres, spirituelles, ontologiques, lesquelles ne s'annoncent à nous que dans l'espace de la relation. Tout est passage qui nous relie à notre propre statuaire. Tout est arche, pont, chemin nous intimant de demeurer en nous en même temps que nous sommes toujours ailleurs, fragment du monde et totalité. Puisque ce monde, cette fleur, ce poème ne feront jamais sens qu'à la mesure de notre juste regard. Le nôtre. Nous sommes ce microcosme qui reflétons le grand univers, ce macrocosme que nous redoutons alors que nous le portons en nous. Nous sommes des portefaix : de la paix mais aussi bien de la guerre; du rapprochement, mais aussi bien de l'éloignement; du doute, mais aussi bien de la certitude. L'être qui est en nous est cette "griserie" par laquelle les choses nous apparaissent sous la lumière de la raison, mais aussi de la passion. Décision verticale d'habiter ce qui nous entoure, mais aussi effusion en direction de cela, horizontal, qui nous fascine. Nous sommes toujours à l'intersection de l'ombre et de la lumière, du jour et de la nuit; nous sommes éternellement balancement du nycthémère; nous sommes hommes et femmes de l'aube; nous sommes traversés de poésie, ce dire qui ne connaît que ce clair-obscur, autrement dit cette vérité à mi-chemin de la caverne, à mi-chemin du soleil.

Car la vérité humaine est toujours affaire de médiation avec l'autre. Seul le dieu, seul le soleil peuvent être dans la brûlure de la vérité. Si tout, sur Terre, est affaire de demi-vérité, - le poète est un demi-dieu -, alors adoptons-là comme notre mode d'être le plus exact. Disons l'art, la poésie, la littérature comme des paroles prenant source à l'encre de la nuit et à la blancheur du jour; à la force du chêne et à la souplesse du roseau; à la touche légère de l'aquarelle et à la pesanteur de l'huile. Tout est dans le gris qui fait sa partition existentielle, aussi bien le beau rythme des corps dans l'amour; aussi bien la blanche sculpture extraite de sa gangue de pierre; aussi bien le flux et le reflux de l'océan par lesquels nous sommes au monde, que la poésie chante en mode subtil. Toute poésie est ce susurrement-là. Ou bien n'est pas ! Il n'est que temps d'entrer dans ce gris, un temps d'accomplissement !

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10 avril 2020 5 10 /04 /avril /2020 07:55
Mesure grise du temps

                Vers l’embouchure du Courant d'Huchet

                          Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Toujours l’image nous interpelle mais nous ne savons vers quoi, vers où elle veut nous emmener. Serait-ce vers l’abri de ses grains de lumière, ses réflexions, ses sursauts, la cendre qui l’habite tel le volcan au cœur de son île qui projette au ciel ses nuées grises ? « Grises », avons-nous dit et ce mot nous retient, nous livre à un suspens dont nous ne comprenons nullement l’origine. Pourquoi certains mots sont-ils animés d’un tel magnétisme ? En aurions-nous fait, un jour lointain, l’expérience et il ne demeurerait, sur l’illisible de nos fronts, qu’une palme d’air et le rythme lent d’une impénétrable mélancolie ? Ou bien « grise », était-elle la teinte d’un lac couché sous l’immensité minérale des espaces d’Irlande, cette terre d’infini qui tutoie le vertige du monde dans une manière d’ivresse, qu’un jour nous aurions croisée au hasard de nos songes ? Nulle Eire, ici, et pourtant ce luxe du demi-jour nous donnerait l’illusion de cette beauté celtique courant à ras du sol, cerclant la crinière des chevaux fous, ponçant le sol de granit avec une méticuleuse application depuis des temps immémoriaux.

    Tous les pays, toutes les régions d’exacte mémoire - leur naissance n’est jamais oubliée -, aussi bien le magique Connemara que le singulier Courant d’Huchet viennent à nous dans la délicatesse et il n’est guère de plus belle aventure que de tenter de découvrir leur être, d’imaginer une fiction, peut-être, ou bien de tracer en nos têtes quelques arabesques qui en cerneront l’inimitable essence. Donc, on l’aura compris, cette essence est le gris, son existence le temps qui passe, jamais ne s’arrête et nous emporte au-delà de nous-mêmes sans même que nous en percevions le subtil glissement.

 

Le temps est lisse.

Le temps est continu.

 Le temps est une parole mince,

qui susurre et vogue vers son destin

 

 - qui est aussi le nôtre -, avec la noble assurance qui convient aux belles âmes. Mais alors, y aurait-il nécessité de détruire cette souple harmonie, de jeter une poignée de sable parmi le rouage régulier des jours et des heures ? Oui, c’est la tâche de l’homme que d’affûter sa lucidité, d’en faire un aiguillon qui transperce le réel, au risque, il est vrai, de quelques désenchantements, de quelques désillusions. Ne parle-t-on, comme un leitmotiv de la modernité, de « désenchantement du monde » ? A ceci qui sonne tel un abîme, est-il opportun de rajouter une touche de pessimisme, si ce n’est d’abrupt stoïcisme ?  

   Lire le temps de manière rapprochée, à la façon du myope, est toujours prendre le risque de métamorphoser son étonnement originel en soudain ennui et, le plus souvent, en angoisse. S’arrêter, regarder l’heure au cadran, en scruter les itératives scansions, souder son âme à ce mouvement circulaire incessant nous expose au danger d’être, simplement, un grain de sable dans le procès de l’âge que, certes, nous ressentons d’une manière interne, mais que nous refusons, consciemment ou inconsciemment, d’examiner d’une manière plus approfondie. Car alors nous aurions trop peur de saisir cette ride au contour des yeux, cette lèvre qui s’affaisse et peut-être tremble parfois, ces cheveux à la teinte hivernale couchés sous la blancheur des jours.

   Bien sûr, l’on me dira que cet innocent Courant d’Huchet ne recèle nullement, dans sa parfaite objectivité, dans son réalisme le plus évident, la moindre once de cette sensation temporelle que j’y introduis à la seule mesure de ma propre fantaisie. Certes mais ce serait compter pour négligeable cette subjectivité toujours à l’œuvre qui façonne le monde à la hauteur de sa vision intime et en fait donc tout autre chose que ce simple événement de l’espace. Mais passons, ceci est sans intérêt et revenons au temps.

    Tout en bas de l’image est le temps originel. On en perçoit ses battements, ses sillons qui tracent dans le sable les premiers balbutiements de leur venue à l’exister. Il n’y a pas encore de franche clarté au gré de laquelle les choses pourraient apparaître dans leurs exacts contours. C’est le domaine de l’ombre ou bien du clair-obscur, cette sublime entité qui dit, en un seul et même envoi temporel,

 

la joie et la tristesse,

le vrai et le faux,

l’ouverture et la fermeture,

l’amour et la haine,

la paix et la guerre,

la raison et la passion.

 

    C’est un genre de coulisse où se trame le destin des Existants, à leur insu. C’est pareil à une tragédie antique avant que de ténébreux événements ne viennent affecter de leur irrémissible lourdeur la vie de héros soumis à des forces qui les dépassent et, toujours, les vainquent. Mais il y a aussi de plus lumineuses perspectives et alors chacun se réjouit de ne point faire partie de la race des héros !

   La partie médiane, c’est celle du « Grand Midi », celle où l’heure flamboie, celle où l’homme, la femme, au sommet de leur puissance, créent, aiment, parfois dévorent ou mutilent. Car rien ne paraît pouvoir s’opposer à leur « volonté de puissance ». Ils conduisent leurs vies tel un gladiateur romain son char et, sur les gradins de l’arène, les pouces sont levés vers le ciel en signe de victoire, de succès. Rien ne saurait freiner cette frénésie la liberté et de pouvoir. Les hommes et les femmes, au faîte de leur gloire, sont en plein jour, baignés de la même lumière que celle qui frappe le Courant et lui donne les airs d’une plaque d’argent ou bien de platine dont nul acide ne pourrait venir à bout tellement l’assurance d’une invincibilité est présente qui irradie et les yeux des Vivants sont acérés tels de fulgurants diamants.

   Le destin des erratiques figures que nous sommes s’arrête à la bande gris clair que ferme la blanche ligne d’horizon. La vaste plaine du ciel, ensemencée de nuages, est le domaine exclusif des dieux et aucun mortel ne songerait à en fouler l’éther. Les dieux sont terribles lorsque leur courroux se dresse contre les rebelles du genre humain ! Voici donc venue, pour les Marcheurs de longue date, l’heure du déclin. Leurs jambes ne sont guère assurées de les porter au-delà de leur vision qui est déjà bien limitée. Leur dos est voûté qui les incline vers le dernier repos que leur offrira la terre. Leurs gestes sont ceux des oiseaux lorsque, tout juste sortis du nid, transis de peur, ils battent maladroitement des ailes avant que leur premier vol ne les emporte dans les remous de l’air. Leurs mains tremblent dont, souvent, ils font un paravent placé devant leur visage, fragile barbacane qui, en réalité, ne les protège de rien, même pas de leur propre dénuement.

    Oui, le temps est ceci qui nous arrache au néant, nous porte au-devant de nous avec la confiance et l’insouciance des bambins, nous projette au plus haut de nos existences dans le midi qui chante et brasille, nous incline à chuter dès que les forces s’épuisent et que la vue se couvre de funestes taches. Tout ceci est-il tragique ? Le Courant d’Huchet est-il tragique ? Bien évidemment ces questions sont inopportunes puisqu’elles ne mettent en jeu qu’un réel tissé de telle manière et non d’une autre, notre révolte tâchât-elle de se lever pour enrayer le cours du temps, le contenu de nos destins. Cependant cette vision du paysage n’est ni pessimiste, ni aporétique, elle n’est que le reflet de notre monde tel qu’il est, auroral et crépusculaire tour à tour, celui que nous vivons chaque jour avec ses plaines de lumière et ses ravines d’ombre. Mais nous n’avons nullement évoqué ces pieux massifs enfoncés dans la vase. Symboliquement, ils sont les barreaux de l’échelle que, chaque jour nous grimpons, tels d’hésitants Polichinelles qui ne savent le sort que leur réservera leur ascension. L’exister serait-il seulement ceci, se hisser toujours plus haut, toujours plus haut et ne nullement se retourner ? L’origine est si loin qui clignote faiblement !  Cependant il nous faut avancer. La halte serait si préjudiciable à nos moments de joie. Car toujours la paix est en soi qui fait son subtil rayonnement. Le bonheur n’a pas d’âge. Chacun peut en témoigner, l’aurait-il oublié !

  

  

  

 

 

  

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9 avril 2020 4 09 /04 /avril /2020 10:19

 

Accueillir l’imago en nous.

 

 

al-ien.JPG 

 Œuvre : Barbara Kroll.

Technique mixte sur papier.

100/70.

  

 

    Comment s’emparer de cette Isolée qui semble sombrer dans quelque mutisme, comme si un secret était sur le point de transgresser la barrière des dents, cette herse mettant à l’abri la forteresse intérieure ? Par « s’emparer », il faut entendre : la sortir de son cachot existentiel et l’amener dans le nôtre qui n’est jamais que l’écho de toutes les geôles du monde. Car c’est bien dans l’étroitesse d’une cellule monastique que notre conscience se débat, aussi longtemps que le phénomène de l’altérité ne l’a pas ouverte à l’éploiement de la rencontre. Nous sommes des huîtres perlières, de même que nos Vis-à-vis, suspendus au phénomène du voisinage, perle contre perle. Autrement dit, nous ne vivons qu’à être intimement inclus dans l’expérience des affinités. Mais nous mesurons toujours avec une certaine réserve l’ampleur de ce qui s’annonce dans lesdites affinités qui, adéquatement analysées, se révèlent avec la profondeur d’un réel site ontologique. Être en affinité avec l’Autre, le monde, les choses et alors se met en place le cadre souple d’une apodicticité. L’évidence de vivre en est la donation la plus sûre. Et ceci dans le registre d’une harmonie qui paraît sans limite.

   Dans notre constant affairement, le plus souvent, nous portons un regard distrait sur cela qui nous fait face, aussi bien l’objet que le Sujet humain. Aussitôt qu’abordé, nous commençons à nous en désintéresser, préoccupés que nous sommes de décupler les approches dans la plus grande amplitude. Comme si l’axiome qui guidait nos pas était le suivant : se réaliser dans la multiplicité plutôt que dans l’étroitesse de l’unique. Mais l’on aperçoit combien cette conception pléthorique demeure insuffisante à « l’appropriation » de ce qui nous demeure extérieur. Afin que les choses surgissent en nous avec l’empan d’une « parole heureuse »  - (nous empruntons ce titre à un ouvrage de Jean Greish)  -, parole dont nous serons fécondés, il est nécessaire d’avoir accordé une pleine et entière attention à toutes ces présences, lesquelles sont douées de langage. A condition que nous nous y disposions. Car les choses parlent et a fortiori les Effigies humaines que nous croisons dans l’exercice de notre quotidienneté.

  Cette image qui, parmi les milliers d’autres dont nous sommes journellement abreuvés, en quoi peut-elle retenir notre attention et commencer à susciter un intérêt ? S’agit-il de sa qualité esthétique, à savoir son traitement volontairement  sombre, tragique, dû à l’obscurité naturelle du fusain ou d’une huile bitumeuse ? Ou bien y avons-nous aperçu le début d’une allégorie qui voudrait faire signe en direction d’une manière de retrait à observer car il y aurait non seulement impudeur à regarder la confusion humaine, mais effraction en l’Autre, donc viol potentiel ? Et, ici, s’affiche la dimension éthique par rapport au sujet de l’œuvre. Une autre façon d’aborder cette Etrange consisterait à la voir comme une lointaine idole, inaccessible, retirée dans quelque empyrée dont nous n’apercevrions que la sombre projection. Possible mythologie nous inclinant à la distance, à la limite. Le domaine des Déesses n’est jamais miscible dans la simple dimension anthropologique. Ou, encore, serions-nous dans le recueillement et notre attitude s’interpréterait à la façon d’une piété, d’une observation religieuse du monde.

  Toutes ces hypothèses n’ont de valeur qu’en tant que bornes conceptuelles supposées baliser notre chemin de pensée. Et nul n’irait affirmer que nous sommes d’abord et prioritairement des réflexions en acte, des entendements qu’une chair serait venu entourer afin de lui assurer une possible sustentation. Car, de chair, de sang, de peau, de nerfs, de tendons, de ligaments nous sommes constitués et ceci, ce fondement incarné, cette trémulation d’organes, cette « viscéralité » compacte nous définit aussi bien que notre esprit, notre âme concourent à déterminer CeuxCelles que nous sommes. Cela veut simplement dire que toute rencontre avec l’Autre est, initialement, tremblement, ce qui peut se traduire, d’un même bond de l’expérience de l’altérité comme joie, aussi bien comme peur. Tout frisson est toujours de la nature de l’ambiguïté. Positivement ressenti comme un phénomène du corps annonciateur d’une métamorphose et négativement éprouvé à la manière d’une peur archaïque dont nos cellules gardent le souvenir dans l’entrelacement du limbique et du reptilien.

  Car, si nous sommes Hommes-debout, nous ne le sommes qu’à demi, émergeant tout juste des hautes herbes de la savane, lesquelles cachent encore dans leur densité la mémoire de la pierre, du silex, de la grotte. L’aventure de la sortie au plein jour dans laquelle s’abrite la découverte de l’altérité - l’animal, l’anthropoïde, la foudre, la nuée solaire -, tout s’annonce comme fureur et frémissement. Tout événement hors de soi, de sa gangue de peau, est insondable mystère, menace, mais aussi bien promesse d’avenir. Car cheminer de concert avec un (uneautre-que-soi, c’est ouvrir un espace d’indétermination, c’est frayer une voie où le tremblement est la première et inaltérable manifestation, le premier pas  qui ouvre la trace existentielle, grave l’empreinte de ce qui, différent de nous, nous est consubstantiellement dédié comme seule possibilité de réalisation. Et ce bouleversement, ce saisissement sont tantôt le signe d’une acceptation immédiate ou bien l’annonce d’une difficulté à surmonter, d’un nécessaire ajustement, souvent du dépassement d’une polémique.

  Le premier cas de figure, celui par lequel la rencontre est simple frisson, qu’un poème de Julos Beaucarne peut aisément mettre en musique :

 

« Où sont les chemins où aller ensemble ?
La feuille du tremble se penche sur nous.
Excepté toi et moi tous les oiseaux du monde
Ont depuis longtemps commencé leur nid. »

 

 Le chemin comme métaphore de l’exister que la feuille tremblante vient frôler de son incertitude à être, de son identité vacillante. Une manière de crépuscule s’effaçant dans la nuit accueillante mais énigmatique du nid. Bien des oiseaux frémissent qui regagnent leurs conques de plumes.

  Le second cas de figure convoque, lui aussi, le tremblement, mais dans une composante plus terrestre, géologique, sorte de séisme, de faille par laquelle se heurtent deux continents. Tectonique des plaques, parfois longues fissures, profondes diaclases fragmentant le réel. Les parties disjointes cohabitent, sans éloignement, mais dans la douleur d’être. Parfois, au sujet des altérités passionnelles, parle-t-on de« coup de foudre », ceci n’étant qu’un cas limite de la rencontre, un accroissement métaphorique et sémantique voulant dire le surgissement étonnant de l’événement.

  En réalité tout destin croisé porte en lui les stigmates d’une peur primitive, « cavernicole », abritée sous la paroi de rocher alors que le feu céleste incendie l’horizon. Le tremblement de l’altérité n’est que ce lointain écho qui ricoche jusqu’à nous, pareil au trajet elliptique du boomerang. Partant du point indistinct d’une humanité bégayante, circonscrite à son massif de chair, il y a comme une « logique » du jet qui place l’homme contemporain comme le destinataire de cette frayeur irrationnelle. Mais, s’il y a effectivement tremblement - aucune économie n’en est possible -, il y a aussi l’ouverture d’une signification neuve portant le fleuve anthropologique à son ravissement d’estuaire, là où tout s’épanouit et fait signe vers une possible généalogie. L’espace générationnel n’est que l’évidente résultante de cet effroi primitif, lequel, métabolisé par le Principe de raison et la conduite d’une juste affectivité reconduit cette pulsion à une simple énergie libératrice en même temps que constituante de toute humanité.

  Bâtissant cette courte thèse nous n’avons fait que sauter sur place, ne nous éloignant en aucune façon de la Solitaire dont l’Artiste nous fait le don. Or, maintenant, si nous regardons adéquatement cette Silhouette humaine avec, en arrière-plan, le filigrane du tremblement qui soutient notre relation commune, nous pourrons nous emparer de sa présence si, seulement et comme condition de possibilité de la rencontre, nous avons ressenti ce tremblement originaire, cette émotion fondatrice de tout lien. Accédant à ceci, nous aurons rassemblé les conditions de notre propre métamorphose dont l’autre nom est : accueil. C’est donc l’imago, la phase terminale de la mue du Sujet à laquelle nous aurons accordé un site. Comme le papillon est l’imago après qu’il a été oeuf puis larve. Ce n’est qu’à l’issue de ce long et complexe frémissement du vivant que nous avons pu en reconnaître la forme terminale, autrement dit « signifiante ». L’altérité est ce sens en voie d’accomplissement que notre regard porte à son achèvement en même temps que nous concourons au nôtre. Ceci nous ne le savons pas seulement à l’aune de notre entendement, mais aussi grâce à cette trace de l’origine que nous portons depuis la nuit des temps et qui nous installe dans l’aube fondatrice de tout événement.

  Il n’y a pas d’autre voie à emprunter pour connaître CeluiCelle qui nous fait face, dont nous assurons l’assomption, à titre de réciprocité, en remerciant son apparition. Faute de cela nous l’aurions condamné à demeurer dans le non-achèvement. Y compris à notre propre incompréhension. Toute existence est dialogue ou bien perdition dans la mutité. Ceci nous le savons avec la qualité de l’évidence attachée aux choses simples.

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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8 avril 2020 3 08 /04 /avril /2020 08:21
Géographie du désir

                       Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

 

Je te voulais à moi seul,

pleine et entière.

Ceci tu le savais.

 Ceci tu en sentais les ondes

au creux même de ton corps.

 

Parfois, rêveuse, romantique,

tu te laissais aller à quelque confidence.

Certes, sans trop t’avancer.

Toujours tu progressais

à pas de loups,

de peur, sans doute,

 que quelqu’un ne te surprenne,

fomentant quelque étrange projet.

 

Donc, parfois tu te vivais

 presqu’île rattachée

à la terre qui était mienne,

immense solitude

que nous partagions à deux.

« Deux-en-un », me disais-tu

 à la manière d’un slogan,

d’une réclame ancienne.

 

 De cette unité assemblée

je me satisfaisais

et les jours coulaient paisiblement

 avec l’insistance légère d’une écume,

d’une plume que le zéphyr aurait emportée.

Le temps volait haut,

ne nous effleurait que de son ineffable palme.

Le soleil nous illuminait

et nos visages brillaient

à la façon de masques anciens vêtus d’or.

 

 Il y avait tant de bonheur simple

à être là,

dans l’immédiate affinité,

sans qu’aucune question

se fût posée quant à nos destins.

 Ils semblaient tracés

de toute éternité,

nous devançant, au loin,

sur le fil de l’horizon

qui vacillait doucement.

 

De te savoir presqu’île,

je me satisfaisais,

ne voulant guère penser à un futur

que chaque jour, chaque heure

modifiaient au gré des événements.

 J’avais bien aperçu,

 ici ou là,

 tes moments de vague à l’âme,

la brume dans tes yeux gris

pareils, quelquefois, à un lac éteint,

à une cendre sur le cône d’un volcan.

 

Tu te réfugiais volontiers

sur ton île,

 la cernais de houle

au cas où quelqu’un

 eût souhaité t’y rejoindre.

Mais d’où te venait donc

cette tristesse native,

 quelle lame plongeait donc en toi

l’insistance d’un souci ?

Te parler ne servait à rien.

Tu refusais toute offrande.

Tu demeurais en silence

des jours entiers.

Sans doute en étais-je affecté

mais j’acceptais ce don de toi

 si parcimonieux.

 

Peut-on quelque chose

 contre une nature,

un penchant qui s’écoule

vers l’aval du temps

avec une manière d’implacable logique ?

 

Des heures durant,

me dissimulant derrière les pages d’un livre,

 je t’observais à la dérobée.

 Je ne sais si tu percevais mon manège

mais ta posture hiératique,

ton immobilité,

le presque effacement de ton aura

te situaient hors d’atteinte.

C’est si mystérieux les êtres de rien,

les fiancés du néant,

les naufragés en plein ciel

pliés sous le vent des nuages !

 

 Décrire ton essence était ceci :

 prononcer, dans l’écho d’une crypte,

les cinq syllabes du mot

I-NA-TEI-GNA-BLE.

Bien sûr, il n’y avait nul retour,

Seulement la venue d’une nuit

semée d’ombres longues.

Successivement, tu avais été

presqu’île,

 puis île,

 puis archipel.

Autrement dit tu t’étais fragmentée

 en des milliers d’éclats,

sortes de paillettes de mica

que le jour divisait à l’infini.

 

Puis, un jour, bien après

que la stupeur t’avait frappée,

tu ne parlais plus,

ni ne souriais,

ni n’aimais,

ta perte fut définitive.

De toi il ne demeure,

dans la grande maison vide

 livrée aux courants d’air,

que cette esquisse peinte qui, sans doute,

était ta parole la plus exacte.

Tu figurais, ta représentation du moins,

sur le crépi d’un mur jaune taché d’empreintes.

 Nue,

totalement.

Allongée sur un genre

 de couverture bariolée,

on aurait dit une bâche militaire.

Ni ta tête,

 ni le bas de tes jambes

n’étaient visibles,

si bien que le titre

de « Femme partielle »

ou bien « fragmentée »

eût constitué le seul commentaire

de cette toile ascétique.

 

Les aréoles de tes seins :

une rapide griffure de graphite.

Ton Mont de Vénus :

 glabre et déserté.

La faille de ton sexe :

un abîme depuis longtemps refermé.

De ce que je nommais aimablement

 « Géographie du désir »,

 ce lavis ne trace plus

que les mailles floues d’anciens souvenirs.

Sais-tu qu’en cette cruelle morphologie

tu ne fais que mimer

l’incapacité de l’existence

 à nous combler ?

 

Oui, nous sommes des êtres

 que la faim torture,

que la soif cloue au pilori

 et pourtant nous vivons

ou tâchons de le faire.

Il est si tragique d’être soi

parmi le vaste désarroi

 du monde !

d’être soi !

 

 

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8 avril 2020 3 08 /04 /avril /2020 08:17
Aube.

Heure matinale

Appelle

Heure sans nom

Personne encore

Sur bords monde

Hommes sont gîte

Femmes dorment pliées

Grands voiles blancs

Bruits font sourdine

Quelque part

Dans ventre terre

Près fleuves magma

Où bouillonne vie

Sourde densité

 

Personne longe

Bleu glacial

Fente boréale

Par laquelle dit

Unique beauté choses

Tremblement divin

Feu sacré

Emblème lequel

Annonce parution jour

 

Ombres noires

Bitumeuses

Gagnées intérieur

Longue mutité

Reflets seulement

Brillances seulement

Rutilances seulement

Comme incantation

Triplement proférée

Chant outre-tombe

Lueur outre-vie

Fugue inaperçue

Fuite temps

Fil éternité déroule

Insu consciences

 

Quelqu’un né

Offrande heure

Sur point s’ouvrir

Quelqu’un respire

Quelqu’un avance

Quelqu’un parle

Immobile

Se met mouvoir

Voix lance volutes

Corps tumultes chair

Yeux sont phares

Balaient espace

Feux questionnants

 

 

Plus rien repos

Foules envahiront agoras

Rires éclateront fente lèvres

Rides déplieront cimaises fronts

Pieds martèleront  sol assiduité

Partout seront clameurs

Partout seront gestes

Partout seront décisions

Entamant pellicule heure

 

Plus rien lieu maintenant

Girations

Pullulations

Gravitations

Monde né lui-même

Douleur parturition

Infinis seront mots promesses

Décisions enfanteront

Marche harassée humains

 

Entend plus

Susurrement aube

Venue saturée millions voix

Etranges Babel

Milliers confluences

Etranges estuaires

Centaines babils

Etranges éploiements

Nécessité mondaine

Oui Mondaine

Attend Soi

A venir Présence

Oui Présence

 

 

 

 

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7 avril 2020 2 07 /04 /avril /2020 16:09
BEAUTE

                       Matrayi - Inde, Tamil Nadu.

                     Photographie Thierry Cardon

 

***

 

 

   « BEAUTE », à l’initiale, en lettres Majuscules, comment pourrait-on nommer d’une autre manière ce portrait d’une Indienne alors que, ne l’ayant vu qu’une seule fois, nous ne pourrons plus l’oublier. C’est la grande force de la beauté que de pénétrer jusqu’au plein de la conscience et d’y laisser dineffables empreintes. Ces dernières resurgiront lorsque, au hasard de notre cheminement, un visage radieux nous aura souri, une main d’enfant nous aura salué, un geste de reconnaissance nous aura ému. Car la beauté, avant toute chose, s’adresse à notre sentiment. Sentiment de la rencontre, sentiment d’être au monde dans la justesse. Jamais la beauté ne se donne sous les traits de la caricature ou de la fausseté. Beauté est exigence de vérité ou bien elle n’est que « poudre aux yeux », illusion qui s’effacera aussi vite qu’elle était parue. La beauté est en soi si exacte que, toujours, nous échouons à la nommer autrement, à la remplacer par quelque synonyme, « grâce », « splendeur », « perfection » et notre esprit, dans cette substitution lexicale, sent bien une sorte d’euphémisme qui en atténue le sens. Toute valeur essentielle est poinçonnée à l’aune du rare, c’est bien ce qu’indique, ici, ce seul et unique vocable que toute autre forme pervertirait, dévierait de sa substance intime. A la rigueur, seule une tautologie pourrait exister posant l’équivalence BEAUTE = BEAUTE. C’est dire l’exigence qui est intuitionnée originellement dans la reconnaissance d’une telle essence.

  Mais, maintenant, dans l’unique souci de coïncider de manière étroite avec le réel, il suffit de décrire au plus près. Là, au foyer des mots, sera peut-être ce que nous cherchons à dire qui, inévitablement, fuit au-devant comme si tout essai de profération était voué à ne saisir que des brumes et les voiles du songe. Le ciel est clair, lumineux. Il a la teinte que seul peut avoir l’esprit en sa manifestation la plus éthérée, la plus limpide. Ce ciel pourrait se donner comme la limite, la ligne d’horizon séparant, dans la continuité, le sensible de l’intelligible.

   De nom, tout comme beauté appelle beauté, il ne pourrait recevoir que celui unique, non permutable, de CIEL Et, ici, la relation de la forme au sens est bien plus que fortuite. Le mot en son épellation phonétique, appelle l’idée, suscite l’essence, tisse d’indéfectibles liens s’élevant des phonèmes, ouvrant la dimension inaltérable de la signification. Ainsi la morphologie tient-elle en son sein le secret d’un être impalpable. Nous disons [s j E l] et, déjà, nous entreprenons l’élévation pour bien plus haut que nous, bien plus haut que le mot en sa densité vibratoire. Ce que [s j] gardait en sa réserve, [E l] le déploie et le porte au plus loin, peut-être dans cet invisible qui nous toise, dont nous ne savons rien, mais qui hante nos pensées et blanchit nos nuits. Il n’est que de lire l’image labiale et d’apercevoir la transition gestuelle depuis une quasi-occlusion jusqu’à une lumière qui croît et paraît n’avoir nulle fin.

   Que dire de la montagne qui ne soit un lieu commun ? Sa forme est si parfaite, doucement ascensionnelle d’abord, puis s’élevant progressivement selon cette belle symétrie jusqu’au toit du ciel. Comment ne pas évoquer les montagnes aussi célèbres que symboliques qui fécondent la psyché humaine traversée d’immémoriaux archétypes ? Le Mont Kailash au Tibet, sa masse de rochers sombres striée de coulées de neige, vénéré des Hindous, des Bouddhistes. Le Mont Fuji, au Japon, éternellement poudré de blanc, qu’adorent, en particulier, les adeptes du shintoïsme. Le Mont Thabor en Galilée déifié depuis la lointaine époque des Cananéens.

   Elle, « Beauté », dont la tête tutoie le sommet de la montagne, ne serait-elle symbole du sacré, justesse de la perfection, pure manifestation d’une unité intérieure ayant résolu toutes les apories du dualisme, de la division, de la parcellisation du monde, mais aussi des autres et du moi, cet ego occidental qui est si constamment flatté qu’il ne brille qu’avec intermittence, sous l’amicale pression d’un regard, sous la brise momentanée d’une caresse, sous l’impulsion d’une reconnaissance. Bien différente est la topique orientale qui vit en symbiose avec la nature, les divinités, l’espace et le temps et trouve immédiatement le lieu de son harmonie au sein même d’un généreux microcosme, d’un Soi dilaté par l’expérience ouverte de la quotidienneté.

   Et, maintenant, pourrait-on dire le visage mieux que sous l’angle de cette belle photographie ? Ce que l’image délivre en un clin d’oeil d’œil synthétisant, il nous faut le dire dans la durée, c'est-à-dire le temporaliser avec tous les risques de gauchissement, de déformation. Mais peu importe, évoquer la beauté est toujours le précieux d’une inépuisable ressource. La nappe des cheveux se dispose de chaque côté de la tête, comme un fluide subtil qui aurait suspendu sa course. Le front est haut, enveloppé de lumière, doucement galbé, patiné. Heureuses doivent être les pensées qui s’y abritent, généreux les projets qui y éclosent. Et puis, ce front, n’est-il rayonnant de la présence de ce point de santal et de curcuma, ce tilak que l’on éprouve tel le symbole du soleil levant, ce tilak dont on dit encore dans les textes sacrés : « un front sans tilak est comme une maison sans toit, un village sans temple, une fleur sans parfum ou un cœur sans pitié ». Nul commentaire n’est utile sauf celui-ci : en Inde il ne saurait y avoir de réelle beauté sans cette marque insigne de la conscience humaine.

   On devine les yeux profonds, peut-être deux éclats d’obsidienne tout contre le cristal de l’âme. Les pommettes, luisantes comme deux pommes, disent la fraîcheur, la spontanéité, la présence au monde dans la confiance, le souple abandon. La totalité du visage est signe de plénitude dont témoigne un franc sourire, que rehausse l’émail blanc des dents. Le cou est fin, discret. Les épaules tombent avec naturel. La vêture enveloppe le buste avec tant d’évidence qu’on la remarque à peine. Les avant-bras sont hâlés qu’un généreux soleil a sans doute brunis. Les mains sont fines, genre de dentelles qui flottent. La plante des pieds est doucement teintée de gris.

   La posture est toute de générosité et d’empathie dirigée vers ce monde ouvert qui attend et espère. L’inclination naturelle de l’âme indienne à la piété, sa disposition au sacré, la considération noble de l’altérité, le respect de la vie sous tous ces horizons, ceci suffit à dire le précieux de toute humanité lorsqu’elle s’oriente vers son destin en toute quiétude, ourlée de l’une des vertus les plus belles qui soient, à savoir une éthique qui ne transige nullement avec la vérité mais la porte au zénith de la conscience humaine.  Mais il ne servirait de rien de continuer à décrire la beauté, de chercher à disserter dans l’optique de notre vision occidentale du monde. Laissons donc parler Çaunaka interrogeant le sage Angiras dans la Mundaka Upanishad, et n’oublions pas que le sage est celui, en Inde, qui est censé connaître l’essence de toutes choses :

 

« Ô bienheureux,

quelle chose suffit-il donc

de connaître pour tout connaître ? » 

Angiras lui répondit que

« le sage, par la connaissance supérieure,

arrive à concevoir partout

 ce qui ne peut être perçu

ni appréhendé,

qui est sans attaches

ni caractéristiques,

 qui n’a ni yeux ni oreilles,

ni mains ni pieds,

qui est éternel,

multiforme,

omniprésent,

extrêmement subtil

et inaltérable,

la matrice de

tous les êtres ».

 

(Mundaka Upanishad  I,3,6).

  

 

      Cette « matrice de tous les êtres », ce qui donc nous façonne à notre insu, ne serait-ce, précisément, cette beauté fugitive si rare, si insaisissable, ce genre de beauté en miroir, l’extérieure reflétant l’intérieure, l’intérieure reflétant l’extérieure ? De ceci naîtrait une subtile et indicible harmonie devant laquelle nos esprits occidentaux saturés d’immanence se poseraient l’éternelle question d’un « je-ne-sais-quoi », à laquelle répondrait en écho un « je-sais-tout » oriental illuminé de transcendance. Peut-être, simplement, l’écart d’une différence ontologique liée à la nature de la lumière : naissante à l’orient, couchante à l’occident.

 

Jamais nous ne pouvons renoncer à la beauté-vérité

 sauf au risque de nous-mêmes.

 

 

 

 

 

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