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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:24
Presqu’île lusitanienne.

Portugal, dans la vallée du Douro.

Source : Géo.

 

 

 

 

   Loin, là-bas, autrefois …

 

   Severino ne se souvient plus très bien de son arrivée en France. Il y a si longtemps et la mémoire devient capricieuse, mince filet de fumée se diluant dans la toile unie du temps. Juste quelques images, juste de rapides éclairs faisant leur bruit de comète lointaine. C’est dans le temps d’autrefois alors qu’on émigre en masse pour fuir la misère, les travaux durs qui usent le corps et font le siège de l’âme, la taraudent et alors l’existence devient un fardeau, un boulet que l’on traîne derrière soi.  Le paysage du Douro est si beau avec ses collines bleues à l’horizon, ses terrasses qui gravissent la pente en direction d’un ciel si clair que même les oiseaux de mer s’y perdent, simples pointillés que l’air dissout dans une nuée de poussière. « Les travaux et les jours » pareils à une suite de douleurs, de souffrances. D’espérance aussi en des heures meilleures. La course du soleil est au zénith, la lumière flamboie et les yeux disent la peine de se tenir là, tout contre la pente du destin, sur les grandes marches qui escaladent le paysage. Les dieux, au moins, voient-ils la douleur des hommes ? Ont-ils quelque compassion ? Ou bien ne sont-ils que ces personnages mythiques créés par l’homme afin de loger dans l’imaginaire la fenêtre de quelque espoir, ouvrir un huis par lequel échapper à sa condition, devenir libre enfin ? Libre de se lever dès l’aube. De manger à sa faim. De boire à la régalade de longs traits de porto s’écoulant de la calebasse usée, patinée, qui sert de gourde. D’aimer, de trouver une compagne, d’avoir des enfants joyeux de vivre et de gagner leur vie d’une manière enfin devenue réalité. De demeurer sur Terre avec la certitude d’y trouver sa place, d’y creuser le sillon de ses exigences, fussent-elle modestes, humbles.

  

   L’exil.

 

   Quatre heures du matin. Toute la nuit a été agitée. De grandes rafales de vent glissaient le long de la façade, s’insinuaient par les interstices. Les poutres craquaient comme la carène d’un vieux bateau malmené par la violence des flots. Les parents ne dormaient pas. Severino ne dormait pas. Peut-on trouver le sommeil quand on est sur le point de quitter ses racines, de s’abstraire du sol qui vous a fait naître ici, tout près des vignes du Douro, dans la beauté verticale du lieu ? Cela fait de grandes déchirures, cela ouvre de profondes entailles à l’intérieur même du corps et l’on sent comme un étrange battement du côté du cœur et les mares de sang s’agitent comme pour dire la tragédie de l’homme se séparant de son abri originel.

   Maintenant on est levés. Les yeux gonflés de sommeil. L’esprit encombré d’une foule d’images. La plage, tout en bas, avec ses galets noirs si beaux, cette pureté d’obsidienne. La place devant la maison. Ses pavés usés qui brillent dans le matin avec de sourds éclats d’étain. La fontaine de pierre sombre, gonflée de bulles, qui chante sous le ruissellement de l’eau. Au bas de l’escalier, dans une presqu’île de clarté, des valises de cuir bouilli sanglées de ceintures. Quelques ballots illisibles. Toute une maigre fortune assemblée dans la tristesse du jour à venir. Tout baigne dans un étrange clair-obscur, tout se révèle entre la vérité et le mensonge. Vérité de se détacher d’un lieu fondateur, mensonge, sans doute, de celui qui se propose comme un substitut, genre de figure tutélaire dont on n’ose même pas évoquer le visage, de peur de s’y perdre, de ne jamais pouvoir s’y retrouver comme celui qu’on est. Longue dérive dans le temps qui tarde à paraître.

   L’autobus à l’émail vert, écaillé, serpente parmi les vignes. Des arrêts ici et là pour recueillir des Egarés qui rêvent sinon d’un Eldorado, du moins d’une terre à découvrir qui pansera les plaies, déposera sur les mains calleuses la douceur des jours futurs. Les parents sont assis sur le siège devant celui de Severino. Ils sont silencieux. Leurs faces sont graves, usées d’avoir trop longtemps espéré. Chacun regarde le paysage, archive dans sa mémoire ce qui peut encore y trouver accueil : la perspective d’une terrasse, le toit d’un chai de tuiles rouges, la trace d’une fumée, l’eau argentée du Douro qui fuit, là-bas, dans la première brume. A l’intérieur de sa main fermée, un galet noir que Severino serre, vestige de la plage, souvenir des ricochets qu’il s’amusait à faire, sur la crête souple des vagues. Long voyage entrecoupé de réveils puis de subits endormissements. Parfois les rues encombrées d’une ville, le dos d’une colline, une vallée riante où le soleil dépose ses lumineux ocelles. Puis la Capitale, l’immense ville aux mailles serrées, étouffantes. Un garrot. Puis le bidonville de banlieue où l’on s’entasse, tant bien que mal, dans des cabanes de planches, dans de vieux fourgons transformés en logis. Prétendument provisoires, mais qui durent, tant que la cupidité des Bâtisseurs feint encore d’ignorer cette zone laissée à l’écart du monde.

 

   Presqu’île lusitanienne, ici et maintenant.

 

   Severino est un vieil homme, maintenant. Presque arrivé au terme de la course et le sachant. Parfois, s’éveillant au milieu des siestes quotidiennes, l’illumination de brefs éclairs. Le portrait des parents. Leurs travaux pénibles. Le père maçon usant ses mains sur des chantiers ouverts par de malins spéculateurs. La mère, femme de ménage aux horaires impossibles, au salaire si étroit qu’il faut encore cultiver ses légumes, en faire l’ordinaire et économiser ce que l’on peut en prévision de coups durs. Qui jamais ne manquent d’arriver. Qui rôdent à la manière d’un chien sauvage a l’entour des villes où sont les hommes.

   Puis son départ à lui, Severino, pour cette lointaine province du Sud où, au moins, la lumière généreuse du soleil remplace la brume du Nord, son éternelle froidure. Courageux, robuste, le jeune homme trouvera à se faire embaucher facilement dans une briqueterie où l’on fabrique toutes sortes de carrelages, mais aussi des motifs de décoration, quelques fantaisies devant égayer le quotidien. Parfois il évoque ce qu’il n’a guère connu qu’au travers de reproductions dans des livres, ces beaux azulejos qui, autrefois décoraient les palais du Portugal.

   Son pays, jamais il ne l’a revu. Peut-être ne l’a-t-il pas souhaité. Qu’aurait-il trouvé de ses traces d’enfance, de ses jeux innocents sur les monceaux de gravier noir qui s’évanouissaient dans la blancheur de l’eau ? Qu’aurait-il reconnu de son ancienne maison dont ses parents s’étaient séparés de manière à améliorer un peu le quotidien, sinon un spectre, sans doute bien autre chose que ce qu’elle avait représenté dans une tête d’enfant ? Le Portugal, ce  pays si attachant, subsistait en lui à titre de trace légère, d’empreinte dans une cire devenue amnésique à force d’oubli.

   Dans le genre de cabane où , maintenant il s’est retiré - écho du logis parental dans le bidonville -, il a punaisé sur les cloisons de planches, de vieilles photographies : les rives du Douro, les cultures en terrasses, toute une fantasmagorie personnelle, mais aussi des paysages que jamais il ne connaîtra, la belle campagne de l’Alentejo, ses champs de blé blond, ses chênes-lièges à l’écorce couleur de sanguine, ses vignes aux ceps noueux, ses oliviers séculaires, tortueux, traversés par un air pur et léger. Mais aussi les vertigineuses falaises brunes au nord du Cap Saint Vincent, en Algarve, à partir desquelles l’océan laisse percevoir son immensité bleue, promesse d’une infinie liberté pour un regard contemplatif. Parfois, au milieu d’un rêve, surgit cette langue incroyablement chantante, rythmée, joyeuse comme une farandole d’enfants primesautiers. Il en a davantage conservé la mélodie plutôt que l’exercice rigoureux dont se trament les discours. Quelques refrains dans l’antre de la tête. Parfois cette obsessionnelle saudade qui n’en finissait pas de faire ses motifs mélancoliques comme si un vibrant appel se faisait entendre du plus loin de l’espace, du plus étrange du temps. La saudade, ce « manque habité », tel qu’un musicien l’a nommée avec une belle intuition de ce que signifie un état d’âme. Cette chose qui fuit continuellement, identique à une eau de source dont on perçoit le bruit sans jamais pouvoir en identifier l’origine.

   Est-ce cela, cette sorte de mal incurable dont le « Lusitanien » est aujourd’hui affecté alors que, seul dans son abri de planches (il n’a eu ni compagne, ni enfant), parfois le vertige d’être le prend et qu’il ne sait plus très bien quelle est sa place sur Terre, si du moins il en possède une, si son statut de perpétuel exilé ne le déporte hors de soi dans un ailleurs innommé dont la forme lui échappe à mesure qu’il essaie d’en saisir les fondements. Il est devenu Celui qui erre continuellement dans son outre de peau devenue inutile, trop grande, pareille à une voile faseyant continuellement sous le vent de l’ennui. Alors il comble les vides. Alors il emplit les failles que les jours, continûment, ouvrent sous ses pieds de marcheur de l’impossible.

   Seul, il ne l’est pas totalement. Il a son chien, ce vieux bâtard à la robe grise qui se confond avec le sol de poussière. Fidèle, certes, mais un peu sourd et d’aucune inutilité si, un jour un maraudeur s’essaie à pénétrer dans la minuscule enceinte que rien ne délimite vraiment : un vieux portail rapiécé, une clôture presque factice, un logis qui, pour peu, pourrait s’ouvrir à tous les vents. Non, pas seul. Des poules aussi dans un enclos de grillage de sa fabrication. Symbolique fermeture qui n’effraierait nul renard en manque de gibier. Non, pas seul. Des voisins pas très loin. Un bonjour parfois. Une remarque sur le temps qu’il fait. Jamais sur le temps de la finitude. Le destin est bien assez lourd à porter sans s’inventer des complications supplémentaires.

   Grâce à  son travail à la tuilerie, à sa vie modeste, quelques économies aidant, il avait pu acheter une maison modeste, cube de ciment blanc aux parements de brique. Mais, maintenant, elle est devenue trop grande, difficile à entretenir, à chauffer. Alors Severino s’est replié dans cet abri qui, autrefois, lui servait d’atelier. Il l’a emménagé sommairement. Un lit, une table de bois blanc, un fourneau, une cheminée qui lui sert à se chauffer, parfois à faire étuver des pommes de terre sous la cendre. Une télévision, seule concession faite à la modernité. Les actualités. Des reportages sur des pays. Combien il est ému lorsque le hasard l’oriente vers ce Portugal devenu mythique à force d’éloignement, de temps décoloré, de mémoire poncée jusqu’à la trame. Verrait-il son village natal qu’il ne le reconnaîtrait pas. Serait ému seulement au simple énoncé de son nom. L’histoire est trop ancienne qui ne s’écrit plus qu’à la façon d’un palimpseste raturé, illisible. Seule en demeure la texture, la forme générale, un nom, un refrain, quelques mots pareils à une comptine d’enfants.

   Seul, non, des passants et passantes sur l’ancienne voie ferrée qui longe son terrain, à deux pas de son abri. Les jours de soleil la « Voie Verte » est animée. Severino assis sur un banc à claire-voie regarde les marcheurs, les salue, sourit intérieurement lorsqu’on lui adresse un petit signe de la main. Un jour, une inconnue est venue le voir. Elle avait remarqué des guirlandes de calebasses accrochées sous un toit de tôles. Elle cherchait de la graine, mais aussi des fruits secs afin de les graver, d’y inscrire des motifs. Severino s’est empressé de lui en offrir. C’était un peu un fragment de lui-même dont il faisait l’offrande. Le soleil des kakis brillait dans le vieux plaqueminier au milieu du jardin. Severino est allé chercher une poche, l’a tendue à la passante pour qu’elle en fasse provision. Ce qu’il a à donner ? Ceci : quelques fruits, des calebasses si anciennes qu’elles imitent le bois, parfois la pierre ou bien l’étain. Rien d’autre mais c’est comme s’il offrait cette manière d’enclave lusitanienne dont il est le Robinson alors que les jours coulent sans faire de bruit, que la lumière décroît à l’approche de l’hiver.

   Maintenant l’abri de planches et de tôles est fermé. Un filet de fumée monte tout droit dans le crépuscule qui étend sa toile, recouvre la ville de son tissage serré. L’hiver promet d’être rude. Il fera bon, tout contre la cheminée, le chien gris à côté de l’âtre alors que la radio diffusera en sourdine, cette mélancolique saudade, rythme immémorial de la Lusitanie dans sa dérive terrestre. Oui, on sera bien !  Plus rien ne manquera que le rêve qui, bientôt dépliera ses membranes tout contre le front du vieil homme avant que le sommeil ne vienne l’habiter. Quelques étincelles brasillent encore dans l’âtre. La ville est silencieuse. Vénus est tout juste levée qui fait sa braise atténué dans le mystère du ciel.

 

 

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28 mars 2020 6 28 /03 /mars /2020 09:17
De l’ombre voir le monde

                  Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

 

   Ce qui est à faire, se poster en arrière des choses, attendre qu’elles se dévoilent. Toujours elles se donnent de telle ou telle façon sans que nous prenions garde à leur venue. Aussi, le plus souvent, se révèlent-elles dans le banal, l’ordinaire. Elles échouent à nous étonner. Elles perdent la posture philosophique dont elles auraient pu se parer. Oui, car les choses, intentionnellement, ne se montrent qu’à nous interroger. Non à nous plonger dans un abîme. Ceci, l’abîme, seuls les humains le peuvent. Les choses sont, tout à la fois, plus modestes et infiniment exigeantes. A un embarrassant coreligionnaire qui fait votre siège, vous pouvez toujours manifester votre ennui ou bien lui signifier que sa présence est inopportune. Allez donc dire à ce paysage de s’absenter, à ce fourré de se dissimuler, à cette ouverture à claire-voie de fermer l’œil que nous observons là, devant nous. Oui, l’œil, car les choses nous voient et nous mettent en demeure de délivrer notre humaine condition. La seule manière pour elles, les choses, de s’y retrouver parmi l’écheveau dense des significations. Chose avec chose est de l’ordre de l’insignifiance. Choses avec homme et tout s’éclaire de cet écart, tout s’éclaire de cette amplitude.  

   De l’ombre voir le monde. Ceci veut dire que nous partons essentiellement d’un trouble, d’une non-vérité en direction d’une lumière dont nous espérons qu’elle nous décillera, tracera la voie d’une lucidité. Certes, vous me direz que la plupart ne se soucie guère d’authenticité dans cette saison approximative où tout égale tout dans une même coupable indistinction, à moins qu’il ne s’agisse d’indifférence. Les habitudes abrasent tout, si bien que les valeurs se confondant, parfois les choses prennent plus d’importance que les hommes ou les hommes méritent plus de considération que les choses. Ces deux attitudes sont également fausses et dommageables en raison d’une omission de pensée. Si nous-mêmes et le divers qui nous atteint ne pouvons être mis sur un pied d’égalité, l’attitude qui consisterait à jouer la précellence d’un par rapport à l’autre, de la chose, de l’homme, serait une simple et pernicieuse erreur : pour l’homme, pour la chose.

   Marchant sur ce chemin à la crête de l’aube, je ne me sens ni l’égal du buisson, ni son supérieur. Je me sens simplement auprès de lui, tout comme la colline à l’horizon a besoin de ma vue pour exister, la trouée de lumière se manifeste à me conduire auprès du réel sans distance. Je suis ce que je vois. Je suis le réel au fond de moi et je suis ce réel qui vient à ma rencontre. Je suis à cette croisée des chemins. Pour cette raison je ne peux pas davantage m’absenter de moi-même que me soustraire à la découpe d’ombre, à la tache blanche qui flotte à l’horizon, à la vibration de la terre qui court tout là-bas, au double trait du sentier qui métaphorise la voie de mon destin.

   Ce qui est à faire, se poster en arrière des choses, attendre qu’elles se dévoilent. Ainsi nous nous dévoilerons à nous-mêmes, étrangers que nous sommes qui, pensant à nous, oublions le monde. Oui, oublions le monde !

 

 

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28 mars 2020 6 28 /03 /mars /2020 09:16
Donné du dedans.

                       « Passage »

                    Etang de Bages
             Photographie : Hervé Baïs

 

 

 

 

   Une étole de nuit.     

 

   D’abord c’est comme s’il n’y avait rien. D’abord c’est un doute qui pose sur les yeux son étole de nuit. Nuit - Nuit - Nuit -, triplement proférée comme pour dire son royaume, l’illimité de son ombre, la densité d’où rien ne sortira avant qu’elle ne l’ait ordonné. Car la décision appartient à la nuit et à elle seule. Le jour naîtra à partir d’elle, simple émanation d’une brume d’aube que le ciel fera sienne dans la clarté de l’heure. Matrice nocturne toujours disponible. Depuis ses replis de ténèbres, ses tapis de suie, ses enduits de bitume tout s’annonce dans la réserve, le retrait, l’informulé.

 

   Sans ligne de faille.

 

   Les Existants ne vivent pas encore et leur poitrine s’ourle de si faibles mouvements. On dirait d’étranges animaux, peut-être des êtres cavernicoles, des rhinolophes suspendus par les pattes à la voûte de la grotte. A peine de petits cris parfois, de minces sifflements tout droit sortis du labyrinthe du rêve. On est si bien dans le matelas douillet de l’inconscient. Il n’y a plus de temps, plus d’espace, plus de contrainte, plus de morale et la liberté s’annonce de bizarres et somptueuses façons : on est Maîtres du Monde ; on est à la fois, d’un seul et même mouvement du corps, Soi et l’Autre ; on est Ici et Là, au bord de la Mer, en haut de la Montagne ; on est l’Amant et l’Aimée, on est l’Amour sans partage, sans ligne de faille, sans douleur d’une césure.

  

   Boule de platine.

 

   On s’appartient en totalité, son anatomie est un cercle ou plutôt une sphère, une boule de platine sur laquelle s’abîment tous les reflets du dehors. Tout est donné du dedans. On est regard se regardant regarder. On est dans le bain délicieux d’une complétude sans limites. On vogue immensément d’un bord à l’autre de l’horizon et le cosmos nous appartient de prime abord sans même qu’il soit utile de l’imaginer, d’en halluciner les formes parfaites. C’est pour cette unique raison que les Hommes s’agrippent à la nuit, saisissent sa traîne obscure, la retiennent de toute la force de leur âme. Comment, en effet, ressusciter au jour après qu’une telle félicité a été atteinte, que la joie a allumé sur les fronts les étincelles d’une révélation, que la liberté a été éprouvée jusqu’à l’ivresse ? Comment ?

 

   Une ramure aérienne.

 

   Au loin la garrigue dort égarée parmi ses meutes de cailloux, ses plaques de rochers, ses langues de terre aride, ses massifs de buissons griffés par l’immémoriale dague du temps.  Il n’y a pas encore de réelle présence, sauf en veille, discrète, à peine une vibration au cœur des frondaisons, un simple trajet blanc le long des racines dans la lourdeur anonyme du sol. Les genévriers ont replié leurs piquants, les oliviers ont oublié leur vert cendré, ce poudroiement qui fait la nature belle et dit le rare des endroits austères où la vérité libère son subtil arôme sous la poussée du vent. Le busard cendré niche quelque part, on ne sait où, dans quelque pli de silence d’une ramure aérienne ou bien dissimulé dans les touffes d’euphorbe. Le lézard ocellé à la couleur d’émeraude a viré au vert si sombre qu’il se confond avec les étoiles enténébrées des garances.

 

   Pleins et déliés.

 

   En bas, tout en bas, à l’étiage du sommeil des hommes, l’étang fait sa plaque fuligineuse qui ne se distingue guère des hautes collines, des bouquets de pins encore invisibles, du ciel où ne s’éclairent faiblement que des nuages pris d’une inquiétante immobilité. Tout est à venir qui se maintient encore dans l’oubli, dans les cernes indistincts d’une mémoire sans contour. Au fond de la mare liquide au ventre immensément lourd, ce ne sont que glissements sinueux d’anguilles, avancées inapparentes de muges, dissimulations de daurades sous la vitre de l’eau. Tout est donné du dedans. Rien ne paraît encore qui dirait le lieu, son emplacement, tracerait les courbes, les pleins et déliés de sa belle géographie.

  

   Sera toujours temps.

 

   Tout est donné du dedans. C’est pour ceci que les Hommes sont tenus en haleine, qu’ils retardent l’heure de leur réveil. Il sera toujours temps de s’affronter aux incisions de la lumière, de décliner le nom de chaque rue, « Des pêcheurs », « Du Cadran », « Du Castel », de s’inscrire dans le mouvement de la durée, de faire s’écouler les grains de sable du destin. Il sera toujours temps. Cette heure native, si oublieuse des tracas du monde, est si précieuse qu’il faut en ralentir le cours, en atténuer la venue, en déguster l’ambroisie unique, en estimer la forme non reproductible, en palper la douceur de soie.

 

   Le Passage.

 

   Ainsi s’annonce « Le Passage », cette heure initiatique qui ouvre le jour et plonge les hommes dans « le bruit et la fureur ».Oui, car le mouvement est irréversible qui attire les Egarés encore occupés de songes, dans la grande mare de l’exister, souvent ce marigot dont ils devront s’extirper à la force de leur volonté. Il y a tant de pièges tendus, tant de nasses ouvertes qui attendent les Vivants et ne souhaitent rien tant que de les contraindre à éprouver le poids résolu des fourches caudines, cette aliénation sans fin dont l’issue, jamais, ne se dit. Sauf cet éternel voyage sans raison, sans but, sans finalité autre que sa propre errance. Plus d’un alors renoncerait à paraître pour demeurer dans le refuge onirique, la nacelle de paix, le gîte fondateur que ne visite aucun projet, que ne perturbe aucune intention mauvaise. Seulement une libre avenue dans le territoire du sommeil, une constante disposition de soi dans l’aire illimitée d’une utopie heureuse. Un vol plané qui n’aurait nulle fin. Une navigation sur des hauts fonds dont on ne connaîtrait l’abîme. Seulement une longue ligne sans brisure.

 

      Ce qui se pose devant soi.

 

   Alors on n’a guère d’autre alternative que de dire ce qui se pose devant soi dans la pureté d’une évidence. Une manière d’origine, un commencement du monde avant que les Hommes ne fassent tourner la grande roue des commotions, des dissimulations, des faux-semblants.

  * Le ciel est encore teinté de nuit. Il semble venir de si loin, peut-être d’un univers que les hommes ne pourront jamais connaître. L’étendue est si vaste, le mystère si profond, le questionnement illimité. Le langage, fût-il riche, échouerait à en donner une image approximative, à en cerner l’incomparable réalité.

   * Une bannière de nuages flotte entre ciel et terre, immense caravane dont on ne suivra nullement le périple, seulement le luxe d’une vision puis, peut-être, l’éther subitement lavé et nul ne se souviendra plus de ces cumulus emportés par le flux du devenir.

   * Une ligne de rochers noirs à l’horizon, médiateurs entre l’air et l’eau, ces éléments si présents aux yeux des Distraits qu’ils finissent par n’en plus percevoir l’ineffable présence. Puis cet éparpillement de multiples ilots, cette mosaïque aquatique où l’herbe rejoint l’eau, cette symphonie si naturelle qu’on pourrait bien l’ignorer  sans délai avec l’âme en repos et l’esprit disponible.   

   * Mais comment ne pas voir le hérissement vert-clair des salicornes, les fers de lance des plantains, les touffes légères des tamaris que traverse la brume du vent marin ? Bien sûr encore le peuple des étangs - aigrettes, hérons, flamants, gravelots -, ne se montre pas mais on le devine partout dissimulé derrière ces touffes marines, sur ces langues de terres maigres gorgées de sel. C’est un vrai bonheur que de simplement les imaginer, de tracer leur dessin en arrière de la cimaise du front, d’en suivre l’envol, d’en entendre les cris que le vent disperse, d’en suivre la hasardeuse route. Mais, eux, savent-ils au moins le lieu de leur destination, le motif qui anime leur migration, le choix de ces îles, de ces rivages, de ces herbiers qui sont la forme aboutie de toute beauté ?

  

   Chemin sinueux.

 

   Puis l’immense et illimité chemin sinueux - du moins en donne-t-elle l’impression -, de la passerelle qui semble fuir vers un indéchiffrable horizon. Allégorie sublime de l’exister dont nous ne pouvons jamais saisir que les premières notes, repérer le ton fondamental. Les harmoniques sont trop nombreux qui nous échappent et ce coude qui se perd dans la courbe de l’image que nous dit-il de nous, de notre harassante route ? Que nous réserve-t-il dans sa fuite que nous ne saurions formuler ? Pourtant nier cette beauté serait un acte de mauvaise foi. Pourquoi les choses belles sont-elles tragiques, hors de portée, telle l’Amante dont nous rêvions qui s’efface sur ce quai de gare dans la mise en mouvement de notre train ? En sens inverse ! Oui, voici la texture de toute aporie : l’impossibilité de faire se rejoindre les opposés sauf à les réduire à ce qu’ils ne seront jamais, une unité illusoire, une magie opérante, un rêve parsemé de mirages.

  

   Tension de son être.

  

   Peut-être le mirage est-il simplement notre propre présence ici, devant ce merveilleux paysage sans pouvoir le toucher, sans possibilité aucune d’en sentir la rumeur marine proche, les effluves de sel, d’en éprouver le goût iodé, de nous laisser traverser par cet air si fluide, impalpable, d’être auprès de la sauvage garrigue, de ses senteurs musquées, de deviner les baies rouges des pistachiers, d’apercevoir l’agitation légère des hampes mauves des limodores ?  Bien sûr le réel toujours nous manque, son fourmillement subtil, sa parole de vérité, la tension de son être, les mots qu’il murmure afin de se faire mieux saisir, le sol qu’il pose sous nos pieds, le soleil qui nous éblouit, le souffle continu de l’air qui nous invite au vertige.

 

   Sentiment de présence.

 

   Mais il y a une autre manière d’éprouver ce sentiment de présence. A savoir se laisser habiter par une œuvre d’art, une belle peinture, les détails d’une gravure, le symbolisme d’une photographie réduite à l’expression du simple, autrement dit du juste : un noir, un blanc qui posent les fondamentaux, un gris qui médiatise et unit ce qui aurait pu être séparé, divisé, morcelé. Grande beauté que cette image qui dit en un lexique aussi net qu’esthétique la nécessité de se relier à ce subtil savoir de la Nature qui s’exprime en ces quelques nuances aussi rares que précises.

  

   Ceci tient du poème.

 

   Un acte de création réussi est celui qui profère avec exactitude le tableau qu’il veut mettre en scène. Tout y est énoncé dans une économie à laquelle nous ne saurions retrancher ou ajouter quoi que ce soit qui viendrait en offusquer la mélodieuse parole. Ceci tient du poème. Jamais, à un alexandrin, l’on ne saurait substituer un vers tronqué qui compterait onze ou treize pieds. Car si l’alexandrin a besoin de son nombre exact de pieds pour avancer dans l’ordre littéraire, la photographie elle aussi, dans l’ordre iconique, nécessite quelques règles d’harmonie. Ici tout concourt à un merveilleux équilibre : les corde de nuages plaquées sur le ciel noir, le rivage qui décompose les plans de vision, les touffes aquatiques qui rythment l’apaisement de l’eau, ponctuent ses plaques de brillance, la touffe de tamaris bordant l’image sur sa gauche, enfin cette sublime levée de planches semée des ponctuations des poteaux de bois, cette sublime « ligne flexueuse » qui nous invite à rêver tout en questionnant les bords intimes et inquiets de notre être. Il ne saurait y avoir de plus belle évocation.

   En nous, immédiatement, nous avons la feuille irisée du vent, l’hésitation du flamant avant l’envol, l’air chargé de sel et d’embruns qui cingle notre visage, mais aussi l’élévation de terre brune, la belle rigueur de la garrigue avec ses touffes de plantes odorantes, une évasion au plein d’une liberté. Oui, nous avons tout cela. Immensément !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 mars 2020 5 27 /03 /mars /2020 09:05
Du clair à l’obscur

                     Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

“Dans le clair-obscur, le silence est encore le meilleur interprète des âmes.”

 

Paul Javor / « Sa raison de vivre »

 

*

 

   C’est étonnant cette persistance des choses à ne vouloir se manifester que sous leur être plein et entier ! C’est toujours trop ou toujours pas assez. Voyez le jour, l’intensité de sa lumière, les crêtes des montagnes qui se découpent sur la dalle blanche du ciel, la luminescence des glaciers sur le dôme brillant des pôles. A l’inverse, voyez la nuit, ses lames d’ombre, ses corridors de suie, ses encoignures où rien ne se distingue de rien. Voyez le mystère ténébreux des combes, le pli taciturne des gorges, la figure sépulcrale des cryptes. Partout, jour, nuit, glaciers, combes, l’on est dans l’outre-mesure, dans l’extrême, l’on est dans un langage soit qui flamboie trop, soit dans une mutité celée sur elle-même. Ce que nous souhaiterions, c’est le juste milieu, l’équilibre, l’exacte mesure à nous adressée. Toujours nous la cherchons sans bien le savoir, mais l’exacte mesure sait, pour nous, qui sommes égarés dans le monde aux multiples facettes.

   C’est encore l’hiver, c’est déjà l’été et le printemps ne sait plus trop à quel orient se destiner. La nature est comme perdue, elle qui croyait pouvoir prétendre à un peu de repos, la voici sollicitée, tirée à hue et à dia, écartelée, elle aussi, entre la radiance du jour et la somnolence nocturne. Ce qu’elle aurait souhaité : cette manière de repos à mi-pente entre la saison froide, la chaude, afin qu’un équilibre enfin atteint l’eût maintenue dans la posture d’une contemplation. Une réalité correspond à ce souhait, celle du clair-obscur qui, tout à la fois emprunte à la lumière, mais aussi à l’ombre, ceci donnant vie à une espèce du troisième genre qui participe des deux sans aucune vassalité. Le clair-obscur se suffit à lui-même et son étrange beauté vient en droite ligne de cette autonomie, de cette auto-donation d’une inimitable figure. Pour cette raison de « visage du milieu » ayant trouvé la place à lui assignée de toute éternité, il nous fascine, il nous appelle de manière à ce que nous puissions lui correspondre. En quelque sorte une sérénité jouant en écho avec une autre.

   C’est l’heure saisie entre ce qu’elle était et ce qu’elle sera. C’est l’heure médiane du présent, elle qui flotte entre deux eaux, celle du passé qui clapote au loin, celle de l’avenir qui fulgure là-bas, tout au bout de l’horizon des hommes. On ne bouge pas, on est immobile, identique à la tache de grésil qui hésite dans l’air froid et suspend son vol dans l’instant qui pétille. Tout là-haut, le ciel est une plaine livide que cernent de fins nuages, ils l’entourent à la façon dont une eau ferme les terres d’une île. Le ciel est immense qui fait sa muette clameur. Il est cet éther si infini que l’on n’en perçoit que l’illimitée solitude. Il est absent du monde, retiré en son étrange empyrée et nul, depuis longtemps, ne questionne plus sa présence. Il est là, nous sommes là et il n’y a guère d’autre mystère. Là où le ciel rejoint la terre, il y a comme une densité accrue de sa nature, un genre de matérialité qui s’emparerait de lui dans l’intention de le rendre plus visible, préhensible en quelque sorte.

   Ce qui est beau, infiniment, c’est cette ligne noire de l’horizon, ce trait de graphite qui traverse le secret des choses, dit le partage des éléments entre eux. Ce mince fil tient à la fois de l’aérien et du terrestre, médiateur discret de ce qui est en haut, de ce qui est en bas, et nous au milieu qui errons, pareils à des âmes indécises, en quête d’une intime ressource. Nous sommes placés en cette césure, nous sommes la césure qui tient le monde en suspens puisque, sans notre conscience humaine, rien ne ferait signe, ni ciel, ni terre, ni les autres au gré desquels nous existons et par lesquels nous venons à nous. La feuille d’eau est claire, miroitante, avec des reflets, des bonds sur place, de minces transitions dont nous ne saisissons nul mouvement. Tout est si figé dans cet instantané du temps photographique qui convoque la plus juste présence qui soit. Cette lumière, ce ciel, cette eau, cet horizon, jamais ne se reproduiront. Ils nous sont donnés, ici et maintenant, en leur essence même. Nulle variation qui en atténuerait l’éclat, nul écart qui les soustrairait à notre regard. Une manière d’évidence absolue qui nous ôterait jusqu’aux mots qui constituent le plus propre de notre condition. Etre là, sur le bord de la scène, l’iconique ou bien la réelle, en ce point du temps condensé, ce n’est rien moins que de faire s’ajointer deux êtres, celui du lieu unique, celui du nôtre, singulier, en cette osmose qui les unifie et les rapporte l’un à l’autre tels les deux fragments d’un symbole, deux signifiants s’assemblant pour prodiguer un seul et unique signifié. Ceci se dit également sous le terme de « vérité », ce si fragile lexique qu’il pourrait bien se briser sous le premier vent d’une intention mauvaise.

   Donc l’eau miroite, fait ses remous immobiles et ses confluences cendrées, tout ceci dans la belle économie de teintes qui n’en sont pas vraiment, qui sont seulement les mots simples au gré desquels quelque chose comme un poème pourra voir le jour de son éclosion. De minces bâtons émergent de l’eau, trouent le silence, remontent jusqu’à l’inaperçue présence des hommes. Les hommes sont là, en filigrane, en touches mouchetées, en souffleurs sertis dans leur boîte de scène. Nul ne les voit, mais chacun en sent l’étrange nécessité. Une embarcation est posée sur la nappe liquide, on dirait en sustentation, tellement le contact est léger qui fait se rejoindre deux impératifs réciproques, l’onde et la barque qui y confie sa frêle silhouette. Ici, on pourrait dire que tout est nécessaire, confluence de simplicités qui parlent bien mieux que ne saurait jamais le faire quelque sophistication, quelque supercherie. C’est comme d’être aux confins du monde, dans la certitude d’un savoir précieux, celui de la donation immédiate de ce qui a pour règle d’exister selon le plus proche de son être. Pour cette seule raison, toujours nous sommes affectés de quitter un tel lieu, qu’il s’agisse du naturel ou bien du photographique.

   “Dans le clair-obscur, le silence est encore le meilleur interprète des âmes”, disait le poète Paul Javor dans son recueil « Sa raison de vivre ». Clair, obscur, silence, âmes, peut-être y a-t-il là, en ces simples mots, plus de compréhension qu’en de bien longs discours. Les méditer est déjà être au plein des choses. Il y a peu d’espace de l’écorce à l’âme du bois.  Peu de jeu et c’est à nous, les distraits, d’y accorder notre être !

 

 

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27 mars 2020 5 27 /03 /mars /2020 09:05
« Si avant dans le néant ».

  Tempera acrylique fusain sur toile

   Œuvre : Dongni Hou

***

 « Jamais créature vivante n'avait été engagée

   si avant dans le néant. »

Victor Hugo

*

   Comme peut l’être une icône

   Vous voir dans cette posture si dénuée d’intention, livrée à la contemplation comme seulement peut l’être une icône, abandonnée en une certaine manière au souffle de l’air, au lisse de la lumière, au luxe de cette chatoyante teinte de pêche suffisait à emplir mon esprit du bonheur de qui se livre en sa vérité. Nulle affèterie, nulle pose qui eût fait de vous un être livré à quelque commerce séditieux, à quelque entreprise située hors d’une naturelle évidence. Il en est ainsi des êtres simples qu’ils se dévoilent entièrement, qu’il n’est point besoin de chercher ailleurs qu’en eux la définition qui les révèle en ce qu’ils sont : des formes immédiatement saisissables dont, cependant, une indispensable réserve les retient sur le bord d’une révélation qui en déflorerait le mystère. Car jamais paysage n’est plus désiré qu’à se dissimuler derrière la courbe d’une colline, la touffe d’un boqueteau, la résille d’un rideau d’arbres qui en accentue la sublime beauté.

   Cette immatérielle coiffe

  Cette immatérielle coiffe qui flottait sur votre visage comme s’il coulait d’une pluie d’étoiles, combien son teint était rassurant, reposant, si bien qu’on l’eût volontiers inscrit dans le cadre d’un boudoir romantique, clarté flottant à l’entour des choses avec la subtilité que met une rose-thé à illuminer le céladon qui l’accueille. Vous voir était sérénité. Vous voir était plénitude. Demeurer là, ne point différer de soi, sentir en son âme le fluide souple de la joie se fût annoncé comme la seule voie possible. Seulement le temps fait tourner le sablier, fuir les gouttes d’eau dans l’écoulement imperceptible de la clepsydre. Seulement il faut consentir à exister à défaut d’être une image dans un volume dont les pages seraient immobiles, unique poudroiement dans un lieu invisible.

   Passion bretonne

« Si avant dans le néant ».

Charles-François Daubigny

Le village de Kérity en Bretagne

Source : Wikipédia

*

  Voyez-vous, les associations d’idées sont curieuses. L’harmonie dont vous étiez le centre de rayonnement, instinctivement, je la rapprochais de cette belle toile de Charles-François Daubigny qui peignait le village de Kérity en Bretagne. Le Peintre de l’Ecole de Barbizon, l’aviez-vous inspiré, lui qui avait imprimé dans sa toile la même couleur élégante, un genre de flottement infini, une façon qu’avait le paysage de traduire l’équanimité d’un état d’âme ? Pâte de la peinture jouant en écho avec cet air de gravité mélancolique que vous affectiez avec, il faut en convenir, une certaine noblesse. Oui, je sais, mon discours, au risque de vous heurter, paraîtra contradictoire. Comment conjuguer, dans un même espace, joie et son contraire ? Sérénité et sa valeur opposée, cette sourde inquiétude qui ourle les traits les plus accomplis d’un voile mystérieux ? Mais c’est bien là la valeur d’un être que d’apparaître en son retrait et de demeurer dans une ombre salvatrice. Car un jour trop vif en effacerait la belle présence. Car une nuit hâtive en détruirait le si doux spectacle.

  Si étrangement lointaine

  Être : demeurer. Prise dans l’efflorescence de la toile si semblable à un nectar, vous étiez cette demeure dans la confusion des heures. Vous étiez à peine dissociée de ce fond dont vous émergiez insensiblement comme si quelque chose vous retenait en arrière de vous. Un souvenir dont vous ne pouviez vous détacher ? Une réminiscence enfantine qui vous clouait à des temps de nostalgie ? La silhouette de l’Aimé qui s’imprimait en creux dans la niche secrète des sentiments ? Vous étiez là sans y être vraiment. Vous étiez présente à même votre absence. Etrange dramaturgie qui vous rendait si étrangement lointaine. Vous étiez, peut-être, une simple créature de roman, un vers échappé d’un poème, une méditation si évanescente, si fluide que l’on ne pouvait faire l’économie de la méditation de Victor Hugo : « Jamais créature vivante n'avait été engagée si avant dans le néant». Comme si le néant, soudain, différait de sa cruelle abstraction pour livrer la forme d’une énigme. Insoluble, évidemment.

  Au loin, la mer

  Y avait-il autre chose à faire, alors, afin de tâcher de vous approcher en quelque façon que de décrire l’œuvre de ce précurseur de l’impressionnisme ? « Impression clarté naissante », telle était l’assertion en clair-obscur que me dictait votre surprenante présence. Etiez-vous différente de ce paysage qui figurait tel un calque ? De ces demeures confondues avec la ligne d’horizon ? Je me plaisais à vous imaginer semblable à un territoire dont j’eus pu faire ma possession à seulement le regarder. Le ciel est cet airain que féconde la lumière venue d’un illisible nadir. Les nuages s’y posent avec la légèreté d’une écume. Les maisons sont basses qui disent l’amour de la terre, l’abandon aux racines, la fixation au socle qui amarre et attache les hommes à leur destin. Au loin la mer et ses meutes de vagues sombres, leur couleur de feuilles d’automne, leur tonalité éteinte partant au loin, là où plus rien ne se montre que l’illimité, le hors de toute mesure, le texte-palimpseste mêlant les eaux des abysses, les courants, les dérives. Au plus près les rochers tels des masses antédiluviennes dont on devine le lourd passé, dont on sent encore les confluences de lave et les écoulements pris dans la convulsion de l’écorce refroidie, bientôt une masse obscure trouée de bulles. Tout ceci est si immobile que toute progression s’y illustrerait à la manière d’une intrusion. Temps géologique qui gèle le temps humain, le rend dérisoire.

   Dentelle à peine esquissée

  Mais il faut s’éveiller de cette lourde léthargie. Mais il faut voir plus loin et trouver des idées nomades, des déplacements, des raisons d’entreprendre quelque voyage qui soit en mesure de nous soustraire à cette emprise bigoudène comme si ces rochers étaient le bout du monde, l’aboutissement d’un périple, l’accomplissement d’une vie conduite à son terme. C’est la dentelle à peine esquissée de votre coiffe qui m’a conduit en ce lieu de finistère qui résonne à la manière d’un espace prompt à accueillir l’idée d’une finitude proche. Il convient de différer de cette pensée minérale à la sombre beauté qui aliènerait si l’on se laissait aller à ses accents tragiques. Demander à une autre représentation de l’art de nous hisser un pied au-dessus de notre détresse.

  Une autre coiffe

  Une autre coiffe se dessine au loin dans les brumes de la poésie flamande. Celle, précise, exacte, belle comme un acte de piété que nous donne à voir Rogier van der Weyden, primitif né à Tournai aux alentours de l’an 1400. Non seulement les coiffes sont dans un subtil rapport d’homologie mais, détail bien plus frappant, les attitudes des deux portraiturées se montrent dans un geste identique de méditation profonde, hiératisme nous conduisant aux portes du sacré. Si tout art est d’essence religieuse et l’Histoire nous en rend raison, alors ici la trame est visible qui fait de la peinture l’acte transcendant par excellence. Et qu’est donc la transcendance si ce n’est la sortie hors de soi en direction de cette mystérieuse altérité qui nous dépasse, nous interroge et nous maintient en suspens ?

 

 

« Si avant dans le néant ».

Illustration de gauche :

Portrait d'une dame

Rogier van der Weyden

Source : Wikipédia

*

  Même inclinaison de la tête. Même front bombé où gonfle la lumière. Le rêve semble intense qui fait ses arabesques dans le sanctuaire invisible où, peut-être, habite un dieu ? Comment jamais savoir ce qui se dissimule dans une pensée, se dissout dans le labyrinthe de la mémoire ? Si beau de seulement imaginer, de s’immiscer sous le glacis brillant de l’huile, de traverser les apparences, de connaître de l’intérieur ce qui, jamais, ne nous appartiendra comme une réalité. Seulement l’écart d’un songe, l’abîme d’une intuition. Être l’autre et demeurer en soi comme si un sublime don d’ubiquité nous habitait, lieu inimitable d’un alter ego réversible. Je-suis-l’autre-qui-est-moi. D’un seul empan de la conscience. Comme un acte d’amour en miroir. Alors il n’y a plus de différence. Alors mon langage est le tien. Je vois par tes yeux. Tu sens par mon âme. Je viens à toi par mes jambes. Tu es ce que je suis avant que je ne m’appartienne. Je suis ta vision du monde dont tu me fais l’offrande comme d’une parole ultime.

  Ton image double

  Voici ce que je ressens à ton image double, à ton apparence siamoise. Où commences-tu ? Où finit l’autre, cette réplique venue à ta rencontre du plus loin du temps ? Et le temps quel est-il ? Existe-t-il encore, vu sous le prisme de l’art ? Magnifique osmose qui confond en une même arche brillante cette Dame de la Renaissance flamande et cette Bigoudène que Dongni Hou transporte bien au-delà des contingences contemporaines. C’est une si belle impression de franchir des espaces que l’on pensait non miscibles, des durées que l’on croyait étanches, inconciliables. L’authenticité d’une œuvre se mesure seulement à ceci : la dissolution des catégories spatio-temporelles qui sont les paradigmes grâce auxquels l’homme indique sa terrestre présence. Regarder une œuvre et s’y effacer, s’y noyer comme si, tout autour le monde s’était évanoui, ceci est la marque du rare et du généreux.

   Oui, immense marque de générosité, de don de soi qui définit le lieu où habite l’Artiste. Esquissant, traçant les signes originels de son dire sur la toile, rêvant à son projet fou (l’art est une folie ou bien n’st pas !), posant les premiers mots de sa fable, ici une nuance couleur de chair, là la courbure rose d’une pommette, là encore la douce pulpe des lèvres, plus loin l’ovale précieux du menton, la fuite du cou qu’estompe le nuage d’une inaccessible présence, Celle qui crée nous installe bien au-delà du monde ordinaire où règnent les soucis et bourdonnent les contrariétés. Tout s’ouvre. Tout se dilate et s’orne des lumières infinies d’une allégresse. C’est une ardeur qui fait sa rubescence au creux de l’âme et plus rien ne compte que cette levée du sens parmi les ténébreux corridors qui courent d’un horizon l’autre.

  Bonheur infini du regard

  Comment ne pas être fascinés par tant de grâce, par tant de simplicité, cette empreinte des choses justes ? Face à nous, dans le plus grand dépouillement qui soit (qui, paradoxalement est l’idée du luxe portée à son acmé), jouent en écho deux grâces infinies. Toutes deux nous disent en mode pictural le bonheur entier du regard lorsqu’il sait se faire l’exact découvreur de ce qui est à connaître. Regarder n’est nullement le fait d’une perception, fût-elle habile, entraînée à faire naître des sensations. Regarder c’est, contemplant jusqu’en sa chair ultime la beauté partout apparente, la porter au devant de soi et l’y maintenir le temps de sa propre métamorphose. Oui car l’art est le médiateur par lequel monter dans l’échelle des tons et découvrir le sien, le ton fondamental avec lequel nous avons à nous entendre.

  Ces deux personnages à la douce carnation sont l’exact contraire des visages de cire d’un musée Grévin. Ils sont la vraie chair, plus vivante, plus réelle encore que celle que l’on rencontre habituellement dans la pente habituelle des jours, dans l’agonie de l’heure. Ceux-ci sont touchés par la corruption, ils se fanent, s’altèrent et sont marqués par l’irréversible force de l’âge. Ceux-là dont l’art est la révélation sont intemporels, inaltérables. Ils sont la chair du monde. Ils sont notre propre chair quintessenciée. La chair de l’amour lorsque, allégé de ses fardeaux de soucis et de peines il devient si diaphane qu’on peut le comparer à la belle œuvre d’Antonio Canova, l’Amour et Psyché dont le marbre transcendé flotte à une immémoriale hauteur. Ici est atteint l’empyrée et le dieu devient invisible.

« Si avant dans le néant ».

Antonio CANOVA
(1757 - 1822)
Psyché ranimée par
le baiser de l’Amour
(vue de dos)
Marbre

© 2010 Musée du Louvre / Raphaël Chipault.

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27 mars 2020 5 27 /03 /mars /2020 09:03
Dénuement de la lumière

  « Vienne la lumière »

   Œuvre : Eric Migom

 

 

 

 

                         Le 2 Mars 2018

 

 

 

 

                       A toi mon Eloignée.

 

 

   Février finissant, Mars commençant. C’est étrange ce basculement du temps sur lequel nous glissons sans même nous en apercevoir. Une gelée arrive qu’une douceur apaise, une rigueur se montre que les beaux jours infirment. Constamment nous sommes ces objets inconscients offerts aux changements, ces dessins que la nature modifie, ces bourgeons qui explosent sans même que nous ne nous posions de questions quant à ces intimes bouleversements, parfois à ces raz-de-marée dont nous ressortons hagards, mains vides, cœurs battants. Mais voici de quoi méditer longuement.

   Ici les terres blanches du Causse craquent doucement sous les premières tiédeurs comme si le prochain printemps s’annonçait depuis le couchant des racines, le peuple des radicelles se parant des gouttes qui seront, bientôt, la sève courant sous l’écorce. C’est le seuil d’une joie que d’en ressentir le battement, quelque part dans le golfe du corps, d’en éprouver la subite renaissance après un hiver si ambigu fait de pluies à verse, de vent, parfois de soudaines fraîcheurs et, en certains endroits, les plaques de neige sur le sol glacé. Mais je me rends compte combien il est vain et presque impudique de parler des atteintes du frimas à une habitante des terres du Nord. Fais-tu du ski, chausses-tu des bottes pour randonner ou bien ces étonnantes raquettes qui font aux hommes la démarche pataude des ours ? Aucune motivation de rabaisser ton élégance. Là où tu passes les branches s’inclinent, les oiseaux se taisent, les sources bruissent avec leurs gouttes cristallines.

   Le sujet du jour sera une toile peinte dont le sujet si mince, la retenue au bord d’une parole, l’économie des moyens, ne peuvent qu’attirer l’attention d’un esthète, ou pour le moins, d’une personne sensible à ce qui se donne avec la belle générosité du simple. Mais voici la « scène », si ce terme, cependant, n’est trop « théâtral ». Imagine donc une pièce claire, dépouillée - aucun meuble n’en dissipe l’harmonie -, ses murs de plâtre patiné pareils aux moirures de quelque marbre antique, deux cadres de fenêtres dont un sur la perspective de gauche, alors que l’autre est en situation frontale, une porte vitrée ouverte sur ce qui semble être un couloir. Voici, tracée en quelques traits minimalistes, la possibilité d’une « existence ». Déjà accomplie ? D’anciens occupants sont partis. En voie de se réaliser ? De futurs habitants y trouveront bientôt la halte nécessaire à leur repos.

   Vois-tu, ce qui sonne à la façon d’une énigme, le vide de ces murs, une relative désolation du cadre, l’immobilité, voici que tout ceci, à tout moment, peut s’inverser et figurer au contraire l’accueil du passant, le refuge du nomade trouvant site à sa convenance. De cette constatation ne peut que se déduire la constante ambiguïté des choses, sa valeur relative, son visage à double face tel Janus ce dieu du panthéon romain regardant à la fois le futur et le passé. Car oui, nous sommes d’abord des êtres du passage, tout comme cette pièce dont le motif successif consiste à accueillir et à voir s’éloigner ses hôtes. Ils ne sont que fumée, vapeur, brume flottant dans la fraîcheur du vallon. La peinture, ici, est cet entre-deux, cette médiation, ce suspens qui ne décide de rien, se laisse aborder comme le fléau de la balance, cette neutralité qui paraît éternelle, cette décision remise à plus tard, cette halte du temps, ce franchissement du gué qui choisit le milieu de la passée et semble vouloir y demeurer tel l’amant dans l’antichambre qui le conduit à l’aimée.

   Et, à bien observer cette unité sans partage, voici que mon esprit s’est déjà évadé du côté de chez toi, dans les hauteurs scandinaves, plus précisément dans une image prélevée à l’intérieur d’un magazine de décoration. Il y est question d’un appartement suédois, si modestement et exactement présenté, qu’il pourrait apparaître comme la métamorphose - discrète -, de cette pièce que je viens tout juste de décrire. Le mobilier : un guéridon de verre, un miroir entouré de brun bistre, une méridienne de cuir noir, une œuvre au mur : un cadre à double filet, une grande toile de teinte ivoire monochrome avec quelques discrètes incisions, quelques traits presque inapparents, des angles brou de noix qui jouent en écho avec cette surface si étonnamment apaisante et d’une si voluptueuse esthétique. Mais tout dans le silence, l’accord juste, le vocabulaire tissé avec pertinence. Je t’imagine assez bien, Sol, toi au teint si lumineux, aux cheveux auburn, à l’allure si élancée, dans cette ambiance sereine, telle une feuille d’automne dans son immuable écrin.

   Me voici, soudain, pris d’un genre de remords. Ne suis-je pas allé trop loin dans ma rêverie ? N’ai-je pas troqué cet élément de réalité au profit d’une seule vision personnelle ? Certes toute énonciation singulière est recevable, à condition seulement, qu’elle n’introduise un élément perturbateur dont l’image aurait à souffrir. Car, devais-je dépasser cela même que l’artiste proposait dans le genre d’une nudité ? Bien des expositions dans le dénuement ne demandent aucune fioriture, aucun ajout qui serait le début d’un récit. Parfois vaut-il mieux laisser le germe dans son hébétude originelle plutôt que de vouloir le contraindre à se lever, à entreprendre le long voyage vers ce qui s’annoncera en tant que le futur de sa croissance. J’ai déjà meublé, inscrit dans l’espace de ce lieu protégé les stigmates - fussent-ils légers -, qui en obèreront le sens. Sans doute, en conviendras-tu à l’aune de ma rapide et elliptique description, le destin de cette œuvre était-il de demeurer enclos dans cette forme à peine esquissée, brute de tout bavardage, se suffisant à elle-même, tout comme la branche éolienne dans le vent d’Irlande ne saurait avoir d’autre présence que la sienne propre. Solitude en tant que solitude.

   Aurais-tu aperçu cette toile en son humilité, sa disposition au libre, au non-ménagé et tu aurais souhaité la confier à cette évidente limpidité qui était le profil unique de son essence. Sais-tu, j’ai omis de te signaler ce qui faisait sa mesure la plus remarquable, à savoir cette lumière qui la traverse de part en part à la façon dont un cristal rend visible ses multiples facettes. Sans doute une clarté venue du levant, basse, peut-être la coulée d’un soleil blanc, donc hivernal, et la pièce qui aurait pu sombrer dans de bien tristes teintes d’ombre, voici qu’elle se met à rayonner, son gris naturel se décolorant en larges bandes affirmées, douées de plénitude, dont le lieu entier est investi à la façon d’un luxe immédiat.

   Quoi de plus beau, pour toi l’amoureuse de la Sainte-Lucie, que ces couronnes de bougies portées par de toutes jeunes filles lors du premier jour d’hiver où le soleil se couche plus tard que la veille. Cette symbolique t’atteignait-elle déjà enfant, le regard sans doute perdu en même temps que fasciné par tous ces cercles de flammes qui disaient, en paroles de feu, la célébration du jour succédant à la nuit ? Cette nuit dont je pense qu’elle doit être éprouvante pour tous ceux qui redoutent les ténèbres et ne souhaitent que leur trouée. La clairière - la bien nommée - est toujours préférable aux couverts des immenses forêts où ne règnent que le froid et le visage fermé de l’obscur.

   Le croiras-tu, ma tour cerclée de pierres blanches, se laisse entendre comme cette solitude monacale que rythme le fauve des maroquins sur des étagères de bois. Une lumière identique y pénètre par la croisée, lustre le sol de tomettes rouges qui se décolore à son passage. Ôterais-je mon bureau, mes collections de livres et il s’agirait d’un identique dénuement, d’une même géométrie du simple si ce n’est que mes murs sont arrondis au lieu d’être à angles droits comme dans la toile dont il est question. Assurément ces ambiances sont celles propices au recueillement, tout comme le sont les espaces fermés que la lumière féconde de ses rayons : cryptes, sanctuaires, météores, abris troglodytiques, bories de pierres.

   Vois-tu, j’ai besoin de ce retrait du monde, de cette sensation d’abri, de cette immersion dans une grotte visitée de la palme douce du jour afin que mes idées puissent rejoindre quelque clarté. J’ai aussi besoin de toi, dans le loin du septentrion que tes yeux visitent de cette grâce juvénile qui est encore et sera toujours la tienne. Tout est toujours question de lieu à investir, de lumière à connaître, d’amour à éprouver. Ce sont là les indices par lesquels l’exister se manifeste à nous dans l’exception qui est la sienne, que la nôtre redouble de sa propre présence. Dis-moi, Sol, habiterais-tu cette pièce si ouverte à la poésie, tu n’en changerais rien, n’est-ce pas, sinon y laisser se déplier l’éclat de ta nature ? Je te sais si attentive aux choses et aux formes pures.

   Dis-moi, dans ta prochaine lettre, la beauté du Grand Nord. Elle est déjà si présente ici et là où l’inaltéré se donne comme la plus évidente ressource. Dis-moi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 mars 2020 4 26 /03 /mars /2020 08:48
Enigme d’un visage.

Visage.
Œuvre : François Dupuis.

 

 

 

 

D’abord il n’y a rien.

 

   D’abord il n’y a rien. Il y a la nuit seulement et nulle autre présence. C’est de cette illisibilité native dont il faut partir et progresser sommation après sommation afin de faire émerger ce qui, de la peinture, doit devenir visible. Comme on le ferait des eaux d’une sombre lagune dont se hisserait, petit à petit, l’éternelle Cité flottant sur le dôme liquide. C’est toujours de leur propre fond que les choses apparaissent. Un socle est présent sur lequel le sens dépose ses ineffables nervures. Jamais de lecture simple, immédiate du réel. Ce dernier est seulement une levée s’actualisant au feu de notre imaginaire, une invitation aux subtiles associations des sèmes symboliques qui nous traversent sous la ligne de flottaison de la conscience. Ce qui nous fait face se soustrait toujours au surgissement d’une donation directe qui, dans sa promptitude même, annulerait son mystère et nous reconduirait à la vision d’un objet privé de ses fondements. Chaque touche appliquée par l’Artiste est un peu de sa propre chair qui se fait jour à même la trame du subjectile. Elle est son lexique existentiel, sa forme singulière selon laquelle sa rhétorique se sépare de lui pour nous rejoindre, nous les Voyeurs, qui n’avons nullement à faire effraction dans l’œuvre, à la brusquer, mais à en prendre acte comme d’une chose essentielle, vivante, un souffle, une palpitation, un frisson courant sur la toile de la peau. Celle, externe toujours préhensible, visible, mais aussi, mais surtout celle interne, impalpable, cette âme qui brûle en secret de connaître, de se faire connaître. Or qu’y a-t-il de plus précieux que l’œuvre d’art pour nous inviter à cette subtile liaison ? La peinture comme médiation entre une conscience unique et la pluralité d’autres qui s’appliqueront à regarder. Oui, à un REGARDER Majuscule, qui s’efforce, au travers de la texture opaque du réel, de repérer quelques fils de trame qui en révéleront le sublime ordonnancement.

 

Glisser sous la lame d’un glacis.

 

   Nous disions partir du fond. Partir du noir, de l’ombre et remonter vers la lumière, donc vers la compréhension. Rideau infiniment nocturne duquel émerge une forme. Un ovale d’abord, pareil au dessin de l’ellipse d’une comète. Cheveux fondus dans le substrat qui les a fait naître. Subtile indistinction qui ourle de secret cet indicible de l’essence humaine. Se révélerait-il, cet indicible, et l’on aurait, devant soi, l’exister et l’immanence dont il est affecté, lesté à la manière d’une irréversible destinée. Et l’on aurait n’importe quelle manifestation d’une contingence déroulant ses confondants anneaux. Peut-être une simple broussaille à l’orée d’un champ, la découpe d’un nuage sur un ciel d’orage, un bouquet d’algues flottant entre deux eaux dans la confusion. Nous n’aurions nullement cette coiffe abritant les traits d’une présence humaine. Alors il faut noyer les choses dans la matière qui les fait être, les situer aux limites, aux franges, aux lisières, estomper, glisser sous la lame illisible d’un glacis, lisser la pâte jusqu’à l’extrême pointe de sa diffusion, de son inapparence. Visage se disant à même sa fuite, son retrait, son voilement. Le visage est toujours empreinte de l’âme se montrant sous la pellicule de peau. Pour cette raison il lui faut cette réserve, cette presque dissimilation, ce voile qui l’amène au jour dans une manière d’aube ou bien de crépuscule. Les lumières zénithales sont trop tranchantes, scalpels entaillant le territoire d’un secret toujours préférable au discours disert, à la faconde volubile qui ne s’accorde qu’à la comédie, à son burlesque, à ses facéties.

 

Esthétique de l’effacement.

 

   Ici, en mode discret, se dit la constante tragédie dont le visage est le plus visible sémaphore. Succession de joies et de peines qui ne sont que les harmoniques d’une finitude annoncée puisqu’il en est ainsi de la condition humaine, mortelle en priorité. D’un bonheur l’on n’est jamais sûr. D’un malheur l’on craint toujours la lame damoclétienne. De la mort nous connaissons la cruelle vérité qui toujours affleure tel l’incompréhensible qu’elle est. Pour cette raison l’épiphanie d’un visage, dans sa profondeur, est porteuse de cette lourde et angoissante sémantique. De cette ombre qui étend ses ramures sur la plaine des joues et cerne le front d’étranges lueurs. Tracer un portrait qui envisage (au sens strict de mettre en visage) la réalité de notre devenir ne saurait s’actualiser qu’au regard d’une esthétique de la disparition, de l’effacement, de la plongée dans des eaux abyssales. Figuration humaine dans la plus exacte densité qui soit : esquisse d’une palme refermant ses rémiges à la façon d’un envol amorçant son point de chute. Nulle négativité dans une telle représentation. Nul pessimisme qui tutoierait quelque désir de faire apparaître les noirceurs de l’existence. Simplement la venue au jour d’une image qui fait sens à concevoir un espace métaphysique et non seulement le confort rassurant de la quotidienneté. Peindre le visage n’est pas seulement en livrer ses qualités formelles, fussent-elles remarquables. C’est franchir le pas en direction du Rubicon, c’est dépouiller les certitudes de vivre et les ramener à de plus justes proportions. C’est oser fouiller le sol à la recherche de vestiges archéologiques. Souvent sont des tessons épars, plus rarement la belle poterie avec ses formes généreuses, la plénitude de ses couleurs, le chiffre de la joie dont elle est supposée être le contenant.

 

Visage insulaire.

 

   Donc un ovale émergeant d’un fond. Donc une chevelure absente. Les sourcils sont deux arcs charbonneux qui, avec l’arête du nez, la joue droite ombrée, le cou en partie dissimulé jouent en mode de réserve la partition d’une possible fuite. A moins qu’il ne s’agisse d’une présence non encore venue à sa totale profération. Tout est dans le blanc cerné de cendres, tout est crépusculaire qui annonce la nuit proche, sans doute le chant des étoiles, les songes gris, le marécage de l’inconscient où grouille l’indistinct pareil à une lourde menace. La bouche, ce monticule d’un rubescent désir, cette porte où brillent les mots du langage, voici qu’elle ne se livre que dans sa forme atténuée, ce rouge éteint qui semble annoncer la survenue d’un éternel silence. Visage éminemment insulaire flottant sur les eaux noires de l’incertitude.

   Visage étonnamment lumineux, éclairé de l’intérieur, pareil à un photophore, ce porte-lumière qui voudrait dire le luxe intérieur, la richesse confrontée au dénuement du dehors, à son agitation perpétuelle, à son inévitable légèreté. Et les yeux sans éclat, sans la moindre lunule, sans la plus petite faille ouverte vers le dedans, sans le crépitement de l’étincelle qui dirait la proximité de l’âme dont ces yeux, précisément, sont censés ouvrir la fenêtre. Non, tout est en réserve, tout est lexique retourné vers le massif de chair, tout est reflux en direction des plis de la conscience, des circonvolutions de l’esprit. Echappée soudaine d’une lueur vers le bas du corps comme pour dire son luxe, son incroyable présence, le lieu de la pure joie dont il peut être le centre d’irradiation. Mais, aussitôt découvert, voici la chemise sombre qui en referme la scène, sorte de praticable où le jeu du monde ne peut avoir lieu que dans l’occlusion, l’esquive, la mutité. Un spectacle prend fin qui nous arrache à nous-mêmes car, l’intervalle d’une vision, ni l’espace, ni le temps n’auront fait leur incessant bourdonnement, leur tumulte d’enfants agités dans quelque cour de récréation. Ceci signant, à l’évidence, la qualité d’une œuvre belle.

 

D’énigmatiques visages.

 

   Cette peinture, si elle mérite amplement notre attention, nous qui la regardons avec fascination, ne saurait trouver son complet achèvement qu’à être envisagée dans l’absolu d’une chambre noire, sans clarté aucune, à la manière d’un processus uniquement symbolique. Bien évidemment nul ne la verrait, ni le dormeur occupé à rêver, ni les possibles Voyeurs que nous sommes. Cependant nul doute que son rayonnement discret ferait sa tache subtile quelque part sur l’anonymat d’un mur. Peut-être même son Modèle nous apercevrait-il, nous les Curieux, penchés sur un mystère qui nous interroge ? Ne s’est-on jamais posé la question de savoir ce que deviennent ces étranges personnages de pigments lumineux et d’ombres denses dans le calme d’un Musée lorsque celui-ci, vidé de ses Visiteurs, sommeille pour la nuit ? Peut-être alors y a-t-il d’étranges présences qui flottent entre ses murs blancs, d’énigmatiques visages qui consentent à livrer quelques unes de leurs esquisses ? Peut-être ! Ceci, cette vision hallucinée d’un monde absent comme un signe avant-coureur d’un univers sans forme, sans contenu. Mais aussi le rêve illimité qu’il est permis de poursuivre lorsque, confrontés à l’art questionnant, nous ne pouvons nous soustraire à son pouvoir étrange de séduction, d’illumination. Il suffit, une fois, une seule, d’avoir croisé l’un de ces regards aux pouvoirs illimités, en avoir éprouvé l’ivresse, rencontré le visage au détour d’une salle blanche emplie de la douce coulée du jour pour porter au-dedans de soi les stigmates de la beauté. Jamais douloureux. Epreuve seulement d’être dans le monde aux magiques confluences. Nous sommes prêts à recevoir. Oui, à recevoir avec la piété nécessaire. Car toute œuvre en son destin est d’essence religieuse. A savoir elle nous relie à ce qui est notre manque, l’altérité, sans laquelle nous ne serions même pas présents à nous-mêmes. Regardons jusqu’à l’épuisement de l’être de l’oeuvre. Là seulement est l’accomplissement d’un chemin.

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26 mars 2020 4 26 /03 /mars /2020 08:47
« Torse ».

« Torse ».

Eau forte et aquatinte.

Œuvre : François Dupuis.

Au début rien n’était que la feuille vierge, la plaque de métal intacte et « Torse » un vague rêve à l’horizon de l’artiste, une belle inconnue dont les voyeurs de l’œuvre n’étaient même pas conscients. Pour percevoir, soit il faut avoir l’objet posé devant soi, soit l’halluciner au moyen de son imaginaire et le porter dans l’aire d’une possible émergence. Ce qui est passionnant, c’est de voir comment l’œuvre naît, ce qu’elle engage dans les profondeurs de ceux qui en seront les témoins, le sachant ou bien à leur insu. Il en est ainsi des œuvres d’art, elles procèdent toujours à la mise en place d’une temporalité double, celle originaire de l’artiste, celle dérivée des regardants. Le statut ontologique de l’apparition est donc toujours l’objet d’un décalage, mais aussi d’une valeur relative de deux intentionnalités qui, au final, devront consentir à coïncider, au moins à viser le même spectacle, le contenu en serait-il différent pour de simples considérations existentielles. Le regard, les expériences, les sensibilités des divers protagonistes sont, par nature, différents. C’est à un accord des différences par l’intermédiaire du plus petit dénominateur commun qu’il faut se résoudre afin que l’objet d’art délivre un sens.

Mais, d’abord il faut regarder. L’artiste est dans son atelier, penché sur l’œuvre en train de se créer. La verrière diffuse ce qu’il faut de clarté pour que le mystère de la parution demeure entier. Ce qui s’accomplit, ici, dans le silence du lieu, est identique au surgissement de l’épreuve photographique au contact des sels d’argent dans le clair-obscur du laboratoire. Rien n’est qu’attente et absence de profération, puis soudain, apparaissent les premières ébauches de ce qui sera et s’inscrira dans le temps à la manière d’une nécessité. L’art est ceci, la vérité inscrivant le chiffre de sa propre présence sur la plaque du réel ou bien il n’est rien que pure digression. Regardons donc. La plaque de cuivre fait son feu que, bientôt, recouvre le film du vernis. A partir d’ici se font les gestes décisifs qui seront partie intégrante de l’œuvre. Mais que sont donc ces gestes en leur essence ? Inciser à la pointe afin d’ouvrir le vernis est non seulement une technique, mais une projection du corps même du créateur, de son esprit, de ses affects, de ses conceptions dans le secret de la matière. Gravant, c’est une manière de démiurge à l’œuvre que nous découvrons en train de façonner un monde à sa propre image. Car c’est bien de ceci dont il s’agit. Tout comme l’ordonnateur de l’univers pétrit la boule d’argile afin de lui donner forme et sens, l’artiste prélève dans sa chair les fibres vives de son exister avec la finalité d’en faire le don à cela même qui accueille son geste, cette plaque qui est comme son écho, son alter ego, sa raison de vivre. Alors, petit à petit, à chaque morsure de la pointe, c’est déjà la mise au monde de « Torse », cette illusion qui se vêt des habits, sinon du réel, du moins de ses repères iconiques. C’est une image qui se précise avec sa topologie, ses valeurs du plus sombre au plus clair, ses hachures et ses scarifications, ses profondeurs et ses retraits. Mais il faut s’absenter un moment de la fascination dans laquelle nous plonge la création et se diriger vers ce qui fait sens en profondeur.

Que sont donc chaque incision, chaque morsure, chaque polissage en dehors d’une modification de la trame du métal, de ses caractères physiques ? Que visent-ils à mettre en œuvre ? Mais tout simplement les prémisses d’un sens dont, sans doute, l’artiste n’est pas alerté lui-même. Imaginons telle griffure comme le souvenir de l’amante, telle autre identique à une douleur fulgurante qui, un jour, irradia et saisit l’âme. Imaginons, telle surface se lissant sous la spatule du brunissoir à la manière de la caresse maternelle originelle, telle autre surgissant de la vague chargée d’écume un jour d’enfance, voyons encore la diffusion de l’encre telle une nuit chargée d’étoiles dont la poésie, encore aujourd’hui chante sous le rouleau de la presse. Penchés au-dessus de l’épaule de l’aquafortiste, cet alchimiste des temps esthétiques, voyons combien la révélation de l’image porte son empreinte. La pointe d’acier, tel un calame divin a entamé l’ordre du réel, lui assignant de figurer dans celui du symbolique, de l’imaginaire. Belle triade sémantique dont l’œuvre ne se départira plus pour la simple raison que son initiateur y aura introduit les sèmes de l’art, autrement dit les siens propres, tant chaque geste incisant le métal est comme une écharde plantée dans le vif de son être-au-monde. Comprendre ceci, c’est tout à la fois saisir un peu de la biographie de son auteur, mais c’est surtout doter ce qui nous fait face, cette belle encre, des seuls prédicats qui s’y développent avec l’aisance de quelque vérité.

Mais « Torse » ne saurait s’arrêter là, comme si le geste premier de l’artiste la maintenait en un état de suspens dans quelque empyrée inaccessible. « Torse » est en attente de ceux qui vont amener l’œuvre à sa pleine profération, sinon définitive - tous les futurs regardeurs seront requis à cette tâche de signifiance -, du moins dans une manière de complétude qui la portera au-devant d’elle dans la manifestation qu’elle est. Dans le musée, dans la galerie, les regards sont là qui fécondent l’œuvre, la polinisent, l’amènent à l’éclat du paraître. Car les sèmes - autrement dit la semence - auront à trouver les nécessaires correspondances de manière à ce qu’une suite fondatrice soit donnée. Les regardeurs dont les yeux sont éclairés par un infini lexique de manifestations enracinées dans leur vécu, verseront à la source commune leur propre part de ressenti, d’émotion, de souvenirs (quelque part en eux, tout comme en l’artiste vit une manière d’archétype dont « Torse » est l’une des multiples déclinaisons) et, ainsi, à la conjonction des regards, visions du créateur, visions de ceux qui assurent la réception de l’œuvre, celle-ci trouvera la voie à frayer pour signifier son propre être-au-monde.

« Torse », nous l’aimons telle qu’elle est, issue de sa nuit, du fond dont elle s’est extirpée pour surgir dans cette présence de l’art qui est pure lumière. « Eau-forte », quel plus beau nom pouvait-on donner à ce qui se promet à notre propre ressourcement ?

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase
26 mars 2020 4 26 /03 /mars /2020 08:46
L’envers du monde.

                           Photographie : Ela Suzan.

 

 

***

 

Comment saisir le monde

En sa fuite rapide

Comment happer

La première parcelle

Et demeurer en soi

Intangible

Entier

Seul

Mais si accordé

Au tumulte inouï

Du monde

Si intimement lié

À sa vaste demeure

 

***

 

On est là au bord des choses

Dans le pli du temps

S’écoulant

On est là

En soi

Et déjà

Hors de soi

Et déjà au loin de toute mesure

Au large de tout horizon

A l’infini de l’être

 

***

 

C’est comme un tremblement

Une troublante irisation

La perte de la vue

Dans l’illisible

D’une eau

 

***

 

Ça bouge

Dans la citadelle de chair

Ça fait sa rivière pourpre

Dans les canaux du corps

Ça stridule et cymbalise

Dans le golfe des oreilles

Ça s’impatiente

Dans le chapiteau de la tête

Ça fourmille dans l’étrave des pieds

 

***

 

Nul ne sait d’où ça vient

Où cela se dirige

C’est une troublante magie

Qui fait ses flux et ses reflux

Ses ondoiements

Pareils à la combustion de l’âme

Dès l’approche de l’Aimée

A l’hésitation du sol

Dès le lever du soleil

Au crépitement des étoiles

Dès le gonflement de la Lune

Lactescence de la Nuit

Où se lève

La sombre voile du songe

 

***

 

Tout est précieux qui vient à nous

Dans la confiance

Le grésillement de l’abeille

Le vol du colibri

Son scintillement de lumière

La brume sur la lagune

Son insistance

De doux poème

Qui jamais ne retombe

Sauf dans la distraction

Des marches muettes

Des oublis de soi

Des reniements

Des perditions

Des chutes

 

***

 

Mais entendez donc

Ce clapotis

Mais voyez donc

Cette flaque de couleurs

Tout y est présent

Depuis les ors Renaissants

Les plis secrets des vêtures

La nacre souple de la peau

Le rose aux joues de la Courtisane

Les paysages aux falaises de marbre

La flèche verte du campanile

L’arabesque d’une gondole

Sous le pont qui enjambe

Et jamais ne se lasse

De compter le temps

De mesurer

La ténuité

De la seconde

Le vol

De l’instant

 

***

 

On ouvre les yeux

Sur l’immédiat

 Destin du monde

On titube

Au bord

Du peuple polychrome

On veut connaître

La pliure de chaque chose

Le plus intime reflet

Le moindre clapotis

On veut y voir

Sa propre image

L’esquisse ouverte

De Soi

Le dépliement qui nous dirait

Notre être

Et l’on demeure pris de doute

Dans le somptueux colloque

Du jour

 

***

 

C’est comme une hébétude

La révélation d’une incomplétude

On fore le réel

Qui toujours est en fuite

En avant de soi

En arrière de la présence

Au mitan d’une joie

Si éphémère

Qu’elle ondoie à même

L’éblouissement

De notre conscience

Tout ceci

Qui vient à nous

Annonce-t-il un sens

Que jamais nous n’atteindrions

Ou bien est-ce nous

Qui sommes absents

Au monde

Qui n’en percevons

Que l’envers

Le poudroiement

Puis tout s’éteint

Et ne demeure

Que cette trace

Ce remuement

Ce sillage

Puis plus

Rien

Rien

Rien

Rien

Rien

*

 

 

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24 mars 2020 2 24 /03 /mars /2020 09:31
El Passatger.

 

     Photographie : François Jorge.

 

« La vie c'est comme une passerelle »

 

                          FJ.

 

 

 

 

   El Passatger.

 

   Pour voir El Passatger, il fallait ne pas craindre de se lever tôt. Il fallait longer les rues cernées d’ombres bleues, glisser le long des trottoirs de ciment et se diriger vers la brume légère qui flottait sur l’étang. Tout était si calme qu’on aurait pu croire la Terre déserte. L’heure est si étonnante avec son suspens, son silence, ses choses qui émergent à peine de la nuit. Coiffées de blanc, les dernières maisons du village paraissent reposer sous des toits de chaume, semblables aux huttes des gardians de Camargue. Ce pourrait aussi bien être un paysage de delta avec ses bouquets de roseaux, les robes noires des taureaux, les hérons perchés dans l’attitude de la pêche. Ici et là sont des assemblées de filets qui attendent leur obole d’argent et de suie, loups et soles, anguilles et muges, tout ce peuple aquatique dissimulé, quelque part, dans l’anse de la rive ou bien près des pontons ou dort la flottille des barques de planches.

   Donc, Lève-tôt, vous apercevez une haute silhouette, mince comme la bise, le dos légèrement voûté par l’âge (on se dirige vers les 80 ans), alerte, l’œil aux aguets, une sempiternelle casquette juchée sur le haut du front, mégot attaché à la lippe, à l’extrémité d’une passerelle de bois qui, bientôt, disparaît sous la vitre de l’eau. Eh bien, Lève-tôt, vous aurez rencontré celui, qu’ici, on nomme El Passatger. La raison de ce sobriquet ? Nul ne la connaît, si ce n’est l’intéressé lui-même. En réalité El Passatger n’était qu’une manière de nomination fantaisiste, de boutade, lui l’indigène qui n’avait guère déserté son lopin de terre que pour se rendre au conseil de révision à la ville voisine et sous les drapeaux dans le brouillard du Nord. Les exceptions confirmant la règle, plus jamais il n’avait émigré en quelque endroit éloigné de plus de dix kilomètres du lieu de sa naissance. Il était à la fois un homme de la garrigue semée de vent et de pierres et aussi un homme des étangs, là où le regard se perdait dans la lumière vive de la Méditerranée.

 

   Vie-passerelle.

 

   Vous regardez cette vie anonyme, cette existence sans doute si éloignée de la vôtre et vous vous interrogez. Que peut bien venir chercher cet inconnu à cette heure ensommeillée ? Un rêve ? Le reflet de quelque réalité ? Peut-être l’aile blanche d’un voilier au loin ? Peut-être une ambiance si neutre qu’elle est un repos pour l’âme ? Peut-être l’écume d’un souvenir faisant son pas léger à la surface de l’onde ? Peut-être le tout à la fois. C’est si complexe une vie, si emmêlé, on croirait les filets des pêcheurs où s’enroulent les flocons des algues. Si étonnant ce prodige qui fait se confondre en un même creuset, joies et peines, éclats de rires et sentiments tragiques, moments d’irrésistible bonheur et parfois de découragement quand les instants virent au gris et que de sombres nuées plaquent contre le ciel leur ténébreuse présence.

   Souvent, posé tout au bout du rythme de planches, El Passatger songe à toute cette symbolique qui irrigue la pensée de tout homme en quête de soi. Un constant bouleversement, la terre du corps constamment retournée par la lame de l’esprit, le luxe des chairs que taraude le fait d’être, ici et maintenant, dans cette peau qui, bientôt, ne sera que guenille retournant au Néant.

   La longue passerelle dont la fin se confond avec l’eau et la brume : signe avant-coureur de la finitude qui fait son bruit de bourdon dans le réduit de la conscience.

   Les cordes tendues, les liens de la socialité, les affinités, parfois les ruptures et il ne demeure qu’un fragment de chanvre pour dire la relation ancienne.

   Les pieux de bois, sémaphores de ce qui est ou bien a été, que l’on peut encore saisir entre ses doigts ou à la lumière de sa lucidité, parfois simples spectres dans le flou de la vision, dans l’incertitude du souvenir.

   L’eau étale qui dit le lexique de l’humain avec ce qui se montre, avec ce qui se dissimule et souvent trahit. Être El Passatger, ce n’est nullement différer de soi en conquérant l’espace. C’est, bien au contraire, s’accorder à son propre rythme, là, tout contre le rugueux de l’épiderme, là où brûle l’ombilic, là où les pieds bosselés conservent la trace immémoriale de l’argile fondatrice. Être là, si près de cette aventure humaine en ses dernières échappées, c’est entrer en lui, comme on le ferait dans une antique forteresse, jeter un œil par la meurtrière et découvrir l’entièreté d’un monde. Faire l’inventaire de quelques pieux et y reconnaître quelques unes des formes qui furent les points d’ancrage d’un parcours, les braises vives d’un ressenti, les émotions d’une rencontre, les volutes de l’amour lorsqu’elles frôlaient de leur palme la tête jeune et insouciante du conquérant qu’il avait été. La jeunesse est sans désarroi et porte en elle la confiance à la manière d’un étendard. Nul poids trop lourd de la mémoire qui viendrait troubler le chemin d’une jeune destinée.

 

   Premier amer : une terre qui chante et nourrit.

 

   Fixant l’un des pieux qui émergent, El Passatger est parti loin, en direction des rives heureuses de l’enfance. Pure félicité d’être sur le versant accueillant du monde. Les choses se déclinent avec naturel. L’oiseau plane dans le ciel avec la grâce du cerf-volant. Les feuilles du chêne bruissent sous la caresse du vent. Au loin sont des sillages de bateaux qui font leur ligne claire. Devant soi, sur des terrasses que délimitent des murs de pierres, les rangées d’amandiers, les coques vert-de-gris des fruits, l’architecture torturée des vieux oliviers (on lui a appris à les tailler de manière à ce que le vol de l’oiseau les traverse d’un seul coup d’aile), les ceps de vigne où s’accrochent les grappes noires au grain serré. Tout cela qui a constitué le lexique du quotidien est en lui, aujourd’hui, à la façon d’un ressourcement inépuisable. Il possède tout au creux de l’intime. L’amertume de l’amande verte, la sûreté tortueuse de la vigne, le filet d’huile verte qui coule du pressoir. Jamais on ne le dépossèdera de ces faveurs qui le font tenir debout. Jamais, la mort elle-même s’y emploierait-elle avec son habituelle alacrité. Jamais.

 

   Second amer : son double à venir.

 

   Réminiscence sublime logée au plein de l’affectivité, pierre angulaire sur laquelle se construit la présence de l’autre comme présence à soi. Àngela, son aimée de toujours. Celle par qui il advint à lui comme la brume s’élève de l’étang qui la féconde et la reprend toujours en son sein. Osmose, contiguïté des affects, ressentis pluriels en même temps que communs. Long travail du temps pareil à celui qui, de la goutte cristalline dans le silence de la grotte, fait s’élever la stalagmite translucide dans son infinie croissance. On n’en a jamais fini avec l’amour. Il est cette lumière qui s’abreuve à même son scintillement et disperse toujours la nuit dans ses illisibles ornières. El Passatger, Àngela, deux noms séparés pour dire, en réalité, une même et unique persistance comme une fusion dans la glace du miroir. El Passatger, son seul exil véritable : elle son double à venir. Nulle autre terre qui eût égaré, eût troublé car toute affection profonde jamais ne s’épuise. La source est toujours présente avec cette rumeur singulière qui est la marque de la pureté. La voix ne s’éteint pas. Identique à celle de la nature qui vibre toujours sous la tunique brune de l’écorce, dans le sillon de limon, entre les yeux distraits des feuilles.

 

   Troisième amer : Joaquim, le fils au loin.

 

   Qui donc pourrait prétendre que la distance gomme les sentiments, érode l’intérêt, use la douce fraternité ? Oui, fraternité. Père, fils comme deux frères jumeaux qui seraient l’un pour l’autre, des fac-similés, des doublons heureux de l’être. Don du père qui transparaît dans la voix du fils, dans sa façon de marcher, de fumer, d’aimer sans doute aussi. Jamais une chair ne diffère de sa provenance. Ceci ne veut en rien dire privation de liberté. Non. Seulement une façon identique de s’inscrire dans le concert du monde, d’en éprouver la touche de soie, mais aussi le rugueux du roc lorsque le vent acide en balaie la surface. Regardez El Passatger, puis regardez Joaquim, ce fils parti pour d’autres horizons, quelque part du côté de la terre brulée des Canaries. Même allure. Même rire franc. Même relation à la terre. Toujours un amandier, un olivier, un cep de vigne dans l’accent, dans la considération des événements, le recul par rapport aux mouvements de la mode. Si près d’un terroir, donc d’une vérité. Où, mieux que dans le sol natal retrouver un bonheur de vivre ? Où mieux que dans le toit de tuiles brunes qui a bercé votre enfance ? Où mieux que dans le susurrement de la fontaine qui recevait le caillou jeté par une main innocente ? Jamais de voyage plus révélateur de soi que celui qui circonscrit le premier regard et le porte pour toujours vers l’avenir comme le sceau premier qu’il imprime au paysage, à l’homme dans l’amitié, à la femme qui deviendra la compagne du long voyage. Rien !

 

   Quatrième amer : la Primaire.

 

   Dans les souvenirs du vieil homme quelque chose brillait à la manière d’une luciole dans la nuit d’été. Cette chose, c’était le temps de l’école primaire, si loin déjà, si proche encore. A seulement l’évoquer, là sur la passerelle mouillée d’embruns et tout un pan de sa vie revenait. Les matins d’hiver et le poêle en tôle qu’il fallait allumer. Les leçons de morale écrites à la craie sur le large tableau. La cour de récréation et les jeux d’épervier, ceux de billes aussi dans lesquels il se révélait être un redoutable concurrent. Parfois, dans le calme du matin, isolé du monde sur son ponton de bois, comme une parole élue qui venait dire le bonheur d’autrefois dans la salle de classe aux vitres blanchies à mi-hauteur. C’était une manière de murmure, une voix venue du plus loin de l’espace, c’était peut-être la sienne récitant un texte d’Ernest Pérochon dans « Les Creux-de-Maisons » :

 

   « Il y avait en effet une lourde gelée blanche : les petites feuilles dures demeurées aux ronces scintillaient et les herbes craquaient sous les pieds. A l’orient, un soleil rouge et très large commençait à monter dans le ciel pâle… »

 

   Puis le son s’exténuait pris dans les mailles serrées de l’air.

 

   Cinquième amer : de tout un peu.

 

   El Passatger se sentait relié, immensément relié à l’archipel qu’avait été sa vie. Depuis son point fixe, ici, dans la première approche du jour, il lançait de multiples grappins qui s’accrochaient ici à une éclisse d’eau sur le dos de la mer, là à une algue flottant dans le mystère de l’étang, là encore au pied torse d’une vigne ou bien aux cailloux blancs qui moutonnaient sur la garrigue au milieu des touffes de serpolet. Puis, évidemment, quantité de sémaphores attachés au bonheur des rencontres successives et une galaxie de portraits dont il symbolisait le centre, toile d’araignée qui déroulait ses invisibles fils en direction de ce qui, maintenant, n’était le plus souvent qu’une fumée se dissolvant dans les strates du temps.

 

   Sixième amer : le retour.

 

   Le chemin du retour est, en lui-même, l’une des figures de proue de cette généalogie existentielle. Quelle joie pour El Passatger d’avoir été, ne serait-ce que quelques impalpables secondes, ce voyageur immobile parcourant les avenues de sa vie. Images limpides disant l’exception d’un parcours avec ses haltes, ses clignotements, ses itinéraires pressés, ses fascinations parfois. Tout ceci est une brume qui cercle sa tête d’un continuel enchantement. Combien vit dans la félicité l’homme simple qui s’alimente à la source inépuisable des souvenirs. Seule richesse toujours disponible, aux mille reflets, aux mille chatoiements.

   Oui, vous les Attentifs, avez suivi cette aventure humaine jusqu’en ses pas ultimes qui signent le retour au foyer. Vous l’avez reconnue, c’est Àngela qui est sur le seuil de la porte, tout sourire dans la neige immaculée de ses cheveux. Mais entrez donc à la suite du Passatger, prenez avec lui le verre de l’amitié, et trinquez à la santé de vos hôtes. Ils seront tellement comblés de votre visite. Ainsi, peut-être, deviendrez-vous le Septième amer, celui par lequel le visiteur de l’étang, demain, commencera sa plongée dans les eaux fécondes de la mémoire. Peut-être !

 

 

 

 

 

 

 

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