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7 avril 2020 2 07 /04 /avril /2020 13:30
Tout parlait le langage de la beauté.

Tout parlait le langage de la beauté. En bas, tout en bas, la mangrove était loin qui faisait ses écluses d’eau saumâtre et ses glissements d’anaconda. Tout demeurait dans l’indistinction, l’inachèvement, comme si la vie sur Terre n’était que végétative, repliée en boule terminale de fougère. En attente d’une fécondation. Mais c’était bien le regard dont on avait reçu le don qui illuminait le tout du Monde. C’était la lame du phare faisant son infinie rotation qui sortait les choses de leur densité primaire. On regardait la libellule de cristal et d’émeraude et celle-ci prenait son envol pour nous dire la merveille d’exister. On regardait le luxe polychrome du caméléon et il déroulait sa langue de gemme pour se saisir de ce qui passait à sa portée : des grains de lumière, des perles de rosée, des feuillaisons de poèmes. On regardait la crête de la montagne et elle s’ouvrait pour nous dévoiler les cristaux qui éclairaient ses flancs tachés de nuit. C’était une ivresse que de se laisser emporter par cette Hélice Grise qui nous possédait de l’intérieur, grande vague déferlant tout contre les voilures de l’esprit. Un immédiat gonflement du sens courant jusqu’à la courbe dernière d’une nuit toujours disponible, toujours fécondante. Car il n’y avait pas de barrière pour délimiter les vastes territoires de la pensée, car il n’y avait pas d’obstacle élevant sa herse devant les élans de l’intellection. Tout était là dans l’évidence et l’on flottait dans cet espace qui, tout à la fois, était un non-lieu et la totalité des lieux, un non-temps et la totalité des instants portés à l’incandescence.

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6 avril 2020 1 06 /04 /avril /2020 10:09
Née du silence.

« Angélophanie...d'une divine ».

Avec Evguenia Freed.

Œuvre : André Maynet.

C’était ici, c’était ailleurs, c’était autrefois, c’était maintenant. C’était comme d’être parvenu à l’extrémité du monde avec la langue d’une péninsule plongeant dans le bouillonnement des eaux. On en voyait l’infini flottement mais on n’en pouvait discerner la géographie, en décrire ne serait-ce que l’illisible fuite dans une manière de troublant questionnement. Tout se dissolvant à même sa parution. On tendait le bras, on dépliait la corolle de sa main et ne s’y révélaient qu’une pluie d’écume, l’envol d’une colombe dans le jour boréal. Tout était dans la pliure, dans l’enroulement sur soi, dans l’atténuation de la lumière, dans le dénuement d’une couleur cendrée proférant à demi-mots l’incertitude d’être. Dans cette clarté floconneuse tissée de cendres et d’ennui comment eût-on pu s’illustrer soi-même autrement que dans l’hésitation à paraître ? Jamais on n’était allés à l’extrême pointe de son corps, là où la granulation de chair devient si fluide qu’on ne s’appartient plus vraiment. Versement de notre jarre intime dans le fleuve mondain sans que s’annonce la moindre distinction. Sentiment profond, mais ineffable, mais indicible, d’être le vol gris de l’oiseau dans la rafale qui le dessine, d’être la valve rainurée de la coquille que visite l’eau de l’océan, la feuille que porte la brise entre ses lèvres adoucies. C’est si étrange de ne plus s’appartenir que dans le filin d’une idée qui nous rattache à l’exister dans la nuance, l’approche, l’essai de coïncider avec quelque chose, fût-ce la discrétion de l’étoile de rosée dans la faille bleue de l’aube. On est là, sur la pointe des pieds, on s’essaie à un entrechat, on avance sur le cercle de l’exister cherchant à deviner le secret de sa chorégraphie, à percevoir sa petite musique venue de si loin qu’elle s’ourle de silence et nous incline à n’être qu’énigme, simple molécule abritée dans le creux d’une spirale.

On est là, postés dans la guérite, on regarde au travers d’une si mince fente qu’elle pourrait aussi bien s’absenter que nous n’en aurions même plus conscience. Il en est de toute fascination comme de toute magie, elle ne produit ses effets qu’à mieux nous hypnotiser, qu’à nous serrer étroitement dans les rets de notre imaginaire, à nous circonscrire dans les mailles de notre désir. Alors nous buvons la sublime ambroisie et devenons le breuvage lui-même, cette ébriété, ce flottement infinis qui pulvérisent nos sensations en une myriade de gouttelettes pareilles à une brume. On veut connaître. On veut savoir en dépit de cette lueur vacillante qui nous visite avec l’inconstance d’un feu-follet. On déplisse la toile de ses paupières. Les grains de lumière font leur farandole. Il y a des trilles, des suspens, des rafales comme au plus fort de la tempête, puis de soudaines accalmies. La clarté, le lexique du jour on les sent glisser sur le toboggan de notre chiasma, on en suit le trajet constellé de signes, de points et de tirets, morse mystérieux qui surgit dans notre citadelle avec la force d’une braise trouant la nuit d’ébène. Puis ce sont les premiers éclats, les premières nuées de phosphènes qui envahissent l’écran blanc de notre scène occipitale, y gravent les images que, bientôt nous aurons à déchiffrer comme autant de confondants hiéroglyphes. Voici, cela se précise, voici, cela prend forme, ce qui veut dire que le sens se construit patiemment, à coups de projecteurs comme autrefois dans les scintillements et les syncopes du cinéma muet, pluralité de sèmes si denses que nous avons de la peine à marcher de conserve avec eux, à en démêler la subtile alchimie. Alors, saisissant une bribe de signification ici et là, nous disons ce qui nous visite et faisons paraître ce qui, il y a seulement un instant, ne s’animait que du spectacle confus des esquisses, des ébauches préparatoires à la compréhension.

Alors nous disons au plus près. Nous disons le miroir sombre de la lagune, le camaïeu de gis, cette belle teinte médiatrice entre l’être et le non-être, ce qui pourrait aussi bien avoir lieu et temps que disparaître à même son ambivalence, son ambiguïté. Nous disons la touffe presque inapparente du végétal, le rythme sourd des massettes, la ligne d’horizon si peu tracée qu’elle en est illisible, l’à-peine nuage se perdant dans l’étain du ciel. Nous disons la lumière zénithale, sa coulée pareille à une Pierre de Lune, la glaçure qu’elle pose sur cette Inaperçue, cette « Née du silence », tellement la touche est subtile, simple effleurement de ce qui est à naître afin que nous en prenions possession, que nous lui donnions une stèle sur laquelle paraître dans l’immobilité et le luxe de ce qui avance au-devant de nous dans la modestie. Mais regardons plus avant. Mais visons dans la profondeur. Ne nous contentons pas d’une rapide approche qui serait définitive en raison de notre certitude. Tout est toujours en fuite que nous essayons de saisir. Constante métamorphose du réel. Constante anamorphose de l’être qui brille sous mille apparences et qu’il serait vain de vouloir enfermer dans le cadre contraignant d’un concept ou d’une rationalité. Cette prétendue « divine », cette mise en acte d’une « angélophanie », est-elle bien de cette nature ? N’est-ce pas nous qui attribuons l’essence à ce qui vient nous visiter et ne saurait dialoguer avec nous puisque l’image est cette muette supplique à laquelle nous prêtons notre propre parole méditante. Jamais proférante. Oui, sans doute le traitement de cette icône nous invite-t-il à cette singulière approche de ce qui ne saurait en réalité s’enfermer dans la précision d’un prédicat. Jamais nous ne saurons qui est cette Etrange. Jamais nous ne pourrons la cerner et délimiter ses traits comme nous le ferions pour une chose du monde, un outil ou un instrument à la fonction bien établie. La joie que nous éprouvons à regarder « Née du silence » est à la mesure de son apparition-disparition, du flou dont elle aime à s’entourer de manière à sauver son bien le plus précieux, l’être qui en soutient ce corps esthétique à la mesure de l’égarement, du désarroi qu’il suscite en nous. Du reste une voie est tracée en cette direction d’une toujours possible distraction de la présence et le refuge dans l’absence.

Drapée dans son linge identique à une impalpable brume, elle nous reconduit au mythe d’Isis et de son voile. Isis à qui Héraclite, dans le temple d’Ephèse, dédie un ouvrage portant l’énigmatique aphorisme : « Nature aime à se cacher ». Isis dont les seins font signe en direction de sa fonction nourricière, le voile étant le symbole des mystères dissimulés. Magnifique allégorie faisant du voile d’Isis cette vêture symbolique voulant dire l’effort des hommes, au travers de la science, de la poésie, vers un décryptage des secrets de la Nature. Mais la Nature est l’Être. Donc, originellement, c’est de cela dont il s’agit : porter au jour ce qui se dérobe dans les plis de la nuit, dans les volutes d’ombre, dans le dédale de ce qui brille et demeure toujours invisible, la phénoménalité en son essence. En réalité, nous n’existons qu’à être dévoilés afin que puisse se réaliser l’extase nous extrayant du néant. Nous ne sommes qu’à être voilés, puisque l’être n’a ni prédicat, ni lieu, ni temps, ni silhouette à offrir à notre contemplation. Ainsi est l’être qui se dérobe toujours à nous dès l’instant où nous nous mettons en quête de sa présence. Le voile est ce qui nous interroge et nous fait poser la question de notre ouverture au monde. Questions nous sommes depuis notre premier dévoilement, notre naissance jusqu’à laquelle nous étions voilés et ceci jusqu’à notre mort où le voile nous soustraira à nouveau aux yeux de ceux qui interrogent.

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6 avril 2020 1 06 /04 /avril /2020 10:07
De l’autre côté du visible.

« Essuyeurs ».

Œuvre : Douni Hou.

 

 

 

 

De ce côté-ci du visible.

 

Combien cette image nous paraît rassurante. Combien nous sommes émus à simplement regarder ces enfants qui semblent venus d’un autre âge. Peut-être d’une parenthèse de l’Histoire. Peut-être d’un temps d’écume et de douceur. D’un temps de joie immédiate où les choses se livrent dans une manière d’évidence, de naturel. Alors les étants déclinent leur identité dans le simple. La pomme est ce fruit à la chair souple qui inonde le palais de son suc généreux. Le chat s’étire et arrondit son dos à l’aune d’une féline paresse. La crête de la montagne bleuit dans le jour qui vient. Ces enfants qui semblent tout droit venus d’une image d’Epinal, d’une heure parmi le rythme heureux des Année Glorieuses, nous les faisons nôtres sans autre souci que de les voir tels qu’ils sont, à savoir des innocences en train de s’épanouir. Leur jeu est si spontané, leurs gestes si dépouillés, si retirés d’un calcul qu’ils paraissent s’enlever d’eux-mêmes de la toile qui en a assuré l’essor. Quoi de plus enfantin que ce ballet des mains qui caressent le décor, quoi de plus satisfaisant pour l’esprit que cette félicité directement donnée à la rencontre avec le monde ? Trouver un lieu où être sans attente. Caresser une paroi, sentir, au bout de ses doigts, le croisement des fils, deviner le tissage qui les mêle tout comme le Destin organise la vie des hommes à leur insu.

Au début, regardant l’œuvre avec une certaine distraction, nous n’y avons aperçu qu’un divertissement dont nous ne connaissions ni l’objet, ni la finalité. Nous étions fascinés et entraînés à une vision rassurante de ce qui se donnait à voir : le jeu pour le jeu et rien qui trouble et dérange. Inconsciemment, nous avons besoin de donner des gages à notre narcissisme, de faire de la toile un miroir qui nous renvoie le spectacle rassurant de cela qui vient à notre encontre. Mais, dans le fond, avons-nous suffisamment regardé ? Correctement regardé ? Dans l’adéquation au réel dont se vêt la vérité ? Avions-nous seulement perçu ces lettres sur le subjectile ocre qui tracent le mot « larme » ? Nous étions-nous questionnés sur la nature de ce que voulait signifier l’action d’essuyer, sans doute d’effacer ? Vraisemblablement nous occultions ce qui aurait pu s’immiscer dans notre conscience avec la dureté de la pierre. Nous avions évincé tout l’implicite qui courait à bas bruit parmi la texture serrée de la trame. Inévitable inclination humaine qui longe l’abîme, feignant de n’en être pas informé. Une sorte de progression au bord d’une cécité afin que la toujours possible brûlure ne vienne toucher notre âme de son effusion ignée. Il est toujours si douloureux de s’exposer au tranchant de silex de la lucidité. Oui, c’est bien ce signe avant-coureur de tout désespoir, parfois hérissé d’une possible tragédie que le mot « larme » contient comme si, à sa seule évocation, soudain, le monde pouvait basculer. Et, parfois, en effet, il se met à tourner à l’envers et nous laisse démunis, les yeux mouillés et les mains vides. Nous sommes orphelins, nous sommes perdus et rien ne fait plus signe qui nous remettrait au bord de l’embarcation dont, depuis toujours, nous étions les passagers inconscients. Peut-être heureux de l’être.

LARME. Nous en prenons connaissance. Nous soupesons le mot, en éprouvons le gonflement, en saisissons le jaillissement dans un futur proche, comme si, déjà, le présent en était affecté, sur le bord d’une connaissance que nous pressentons dangereuse. L.A.R.M.E. Le mot, nous le triturons, le décomposons, voulons en éprouver toutes les facettes. Car, enfin, il nous faut transgresser notre propre massif de chair et surgir dans cela qui veut se dire, se retient et menace d’exploser, de lacérer notre visage, de labourer notre derme, d’y déposer des scories qui, jamais, ne pourront en être évincées. Il y a des vérités pareilles à des épines. Elles se plantent dans la conscience et, dès lors, nulle échappatoire. Il faudra vivre avec la blessure et admettre que ses propres yeux se mettent à sécréter des larmes, gluantes résines qui ne sont jamais que de l’esprit devenu matière, pensées métamorphosées en petites gênes existentielles. Un prurit à jamais ! LARME, nous commençons à en percevoir l’incroyable polysémie, la face ductile, incroyablement mobile, la propension à habiter aussi bien le chagrin passager, que le basculement du sens dans l’aporie indépassable qui nous guette dès que nous ne percevons plus « l’inquiétante étrangeté » dont nous sommes modelés, tout comme le monde qui nous accueille et toujours nous remet en question. Nous le savions. LARME peut aussi bien se scinder, se vêtir d’une apostrophe et devenir, par une manière d’étrange exuvie, L’ARME et faire signe en direction de la guerre, du pogrom, de l’holocauste, de l’immolation, du génocide. Certes ces mots sont lourds à prononcer, douloureux et il s’en faut de peu qu’une soudaine aphasie ne les maintienne dans l’isthme du gosier et qu’aucune profération verbale n’en devienne possible. Mots de la douleur et de l’incompréhension. Mots du nihilisme accompli et l’horizon devient vide et la parole blanche.

 

De l’autre côté du visible.

 

Oui, nous avons procédé à un saut. Oui, nous sommes passés sur l’autre versant. Là où les larmes sont versées tout contre les armes qui les provoquent et font des corps de simples cibles, des effigies pareilles à celles de champs de tir où le jeu est subtil lorsque la figure humaine est réduite à un pointillé, à une silhouette dont la forme n’est plus reconnaissable. Réduire à néant. Biffer de l’existence. Certes nous sommes encore de ce côté-ci mais la toile est si mince qui, à tout instant, peut se déchirer et nous livrer à l’inconcevable. Un œil est là, derrière, dans la déchirure du tissu. Il guette. Une mince lueur s’y dessine. Conscience des hommes qui subissent des assauts dont ils ne comprennent pas le sens. Partout s’allument les éclairs des bombes. Partout les barils de la détestation, de la haine, font leurs traînées de chlore dans le ciel chargé d’humeurs délétères. Partout les feux de la violence, les scories d’une rage qui veut détruire, simplement détruire. Annihiler. Les « raisons » de la guerre, les motifs de la confrontation sont toujours si inextricablement emmêlées qu’il n’y a plus de lecture possible de ces événements tragiques. Alors on se terre. Alors on se groupe en famille, entre amis, entre communautés promises à l’extinction. On étrécit les mailles de l’exister à la peu de chagrin. Dehors, le déluge des bombes. Dedans la poussière, le vol des gravats, les nuées de ciment, les provisions étiques, les cris et surtout la PEUR qui envahit tout, suinte le long des plâtras, gangrène les cœurs, tétanise le buisson des mains.

Dehors les ruisseaux de sang dans les caniveaux de l’indifférence. Certes on se réunit. Certes on menace. Certes on brandit la mesure de rétorsion, la mise à l’index, la réprobation universelle. Mais que faire lorsque la barbarie s’empare des hommes et que le désir de tuer devient leur unique mobile, leur seule et coruscante obsession ? Tout devient obscur. La lumière semble avoir abdiqué, renoncé à allumer l’étincelle de l’espoir sur quelque coin de la Terre. L’ennemi est invisible. Seulement des Tyrans qui se dissimulent dans l’ombre et inclinent le pouce vers le sol depuis leurs palais de stuc, de suffisance et d’inhumanité. Le bruit constant des bombes est leur éructation. Les déflagrations qui détruisent les tympans sont leurs paroles. Les gaz qui rongent les bronches sont leur respiration fétide, le seul langage qu’ils tiennent depuis leurs bunkers tapissés de haine et de violence gratuite. On établit des corridors afin de sauver les vies qui peuvent encore l’être. Mais les trêves sont de courte durée et c’est toujours le crépitement des armes qui reprend le dessus, assène sa loi d’airain. Comment alors, être encore, Femme, Homme, Enfant sur les routes de l’exode que, sans doute, l’on désignera à la prochaine vindicte des Spectres de l’ombre.

Les temples, les amphithéâtres millénaires que les civilisations ont patiemment construits, voilà qu’ils s’effondrent comme châteaux de cartes, signant la fin probable de l’humanité. Tout est bafoué qui a un sens : l’Histoire, l’Art, le Beau, le Bien, le Vrai, ces universaux par lesquels l’homme affirme sa transcendance et reconduit le néant dans les limbes. Voici que les immémoriales forces souterraines surgissent. Voici que la pieuvre tentaculaire que l’on croyait disparue à jamais, déplie à nouveau le génie du mal, lacère les oeuvres des créateurs, fait des autodafés des ouvrages de l’esprit. Y a-t-il une limite à la folie des hommes ? Vraiment les expériences n’apprennent rien, les événements se dissolvent à mesure de la marche inexorable du temps. Il n’y a plus d’espace. Il n’y a plus d’éternité. Plus de projet qui tienne. Plus de futur. Seulement un horizon dévasté où seul l’instant saisi de vertige préside à sa propre destruction. L’arme a remplacé l’âme et tient lieu de principe de vie. Partout on entend les déflagrations de la fureur en acte, les assauts de la démence. Le monde ne se montre plus en poésie, pas plus qu’en prose. Le langage a été aboli par un inextinguible désir de puissance qui n’est jamais que l’envers de la raison. Le langage, essence de l’homme, est parvenu à son extrême limite, à sa pathétique abolition. Mais qui donc arrivera qui ranimera la flamme ? Mais rien ne sert d’attendre Dieu dont on sait qu’il est mort depuis longtemps. Pas plus qu’il ne convient d’agiter quelque espoir messianique. Chacun en soi, dans le secret de sa conscience, possède une partie de cette résurgence par laquelle l’homme se redressera et portera haut le destin irréfragable de son identité. Ces enfants de l’image, si nous les interrogeons adéquatement quant à leur essence, sont l’allégorie par laquelle « essuyer » ces larmes qui témoignent d’une trop grande douleur. Le temps est devant nous qui exige notre humanité. Nul ne saurait s’y dérober.

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6 avril 2020 1 06 /04 /avril /2020 10:05
Encre immobile

 

                                   Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

   Comment écrire le rien et ne risquer de tomber dans une illisible parole ? Peut-on décrire le vol du nuage au-dessus de la savane d’herbe ? Que peut-on évoquer du vol blanc de la mouette dans la brume d’eau ? Est-il possible de faire apparaître le mirage du désert dans la trame des mots ? Ceci qui me questionne, tu en conviendras, Sol, ressemble si fort à une obsession qu’il m’a semblé que je ne pouvais en communiquer la substance qu’à mon Egérie de toujours. Cela fait si longtemps que je confie à ta belle sagacité mes ruminations de songe-creux et, jamais, tu n’as manifesté la moindre impatience. Faut-il que tu sois généreuse, ou bien patiente, ou bien les deux ! Par-delà les territoires qui nous séparent, moi ici sur l’aire désolée du Causse, toi dans l’immense Forêt Boréale, ne serait-ce pas l’image d’une thérapie à distance dont il faudrait faire l’hypothèse ? Je me sens si bien après nos échanges. Parfois tu mets du temps à répondre à ma lettre, mais cet intervalle est habité d’une si ample anticipation de plaisir qu’il s’agit, en réalité, d’une manière d’éternité. A la première heure je guette la voiture de la poste et ne me sens libre que lorsque, lettre en mains (parfois un léger tremblement), à l’aide d’un canif, je déchire avec attention le dernier écran qui me sépare de ta belle écriture. Et ce papier bleu qui sent la nostalgie, déjà un voyage vers cette terre d’utopie qui m’accueille comme le premier de ses habitants.

   Voici, aujourd’hui, notre site de rencontre sera l’un de ces paysages enchanteurs comme il en existe si peu, raison pour laquelle, sans doute, nous en gardons au creux de l’âme comme l’empreinte définitive. Il ne te sera pas trop difficile de te rendre par la pensée au lieu où je t’attends. Ce que tu vois au large, cette mappemonde bleue, c’est la Méditerranée cette si belle mer, cet immense lac intérieur qui, depuis la nuit des temps, a baigné et inspiré les plus hautes civilisations. Pour cela il nous suffirait de penser aux Anciens Grecs, à leur sagesse, à leur capacité infinie de création. Aujourd’hui encore nous reposons sur leurs étonnantes découvertes.

   Mais demeurons dans le présent. Ce que tu aperçois encore, cette bande de sable jaune, c’est le cordon du littoral. Puis laisse glisser ton regard comme si tu voulais trouver refuge à l’intérieur des terres. Tu survoleras alors l’Etang de l’Ayrolle, ce miroir étincelant qui semble vouloir rivaliser avec l’étendue marine si proche. Puis, enclos à l’intérieur d’une mince digue, l’étang de la Sèche, puis, plus en retrait, l’étang de Bages et son village de maisons claires, genre de vigie qui scrute l’horizon à l’infini. Entends-tu, Sol, combien ce nom est beau, Bages, issu du latin BAÏA que l’on traduit volontiers par « lieu de plaisance ». Il n’y a pas de hasard, le nom reflète toujours ce qu’il tâche de montrer avec le plus d’exactitude possible. Et puis sa si douce phonétique. D’abord «BA», qui se ferme initialement sous la pression de l’occlusive, puis s’ouvre infiniment sous l’ampleur vocalique du « A », ce son tellement doué d’amplitude, de disposition à une ferveur disante de la joie. Puis « GE », cette projection d’amour en direction de ce qui fait face, cette propulsion des lèvres (ces pulpes sublimes) qui se donnent comme geste d’oblativité et il semblerait que la bouche demeurerait ouverte sur cette profération sans qu’il soit humainement possible de lui substituer autre chose de plus signifiant. Oui, Sol, j’en conviens, cette interprétation d’une réalité qui paraît si simple te semblera, sans doute, dépasser son objet. Mais arrête-t-on jamais la volupté dans son flux essentiel ? Tout langage est volupté, il suffit d’en écouter les subtils harmoniques, ils sont nos nervures, les véhicules au gré desquels nous nous signalons au monde en tant que doués de parole. C’est déjà une telle exception !

   Voici, tu as accompli l’essentiel du trajet. Oui, laisse encore ton corps planer, tel celui du flamant, et, sous la voilure de tes ailes, cette double ligne d’un chemin parmi les touffes d’herbe rase, l’envolée d’une digue au loin, des buttes de terre blanche (tout est si virginal, ici, si étonnamment initial !), des meutes d’ilots, dans la brume, tout au fond, de plus hautes terres qui ressemblent à un rideau de scène, la tenture bleue du ciel parsemée des flocons des nuages. Oui, je disais « l’essentiel », mais l’essentiel est toujours à venir : en nous, hors de nous, en l’autre, dans la sphère toujours disponible du vaste monde.

   Et maintenant, Sol, efface toutes les couleurs, abaisse toutes les lignes, ne conserve de la réalité (elle est virtuelle pour toi, je l’admets, mais n’en possède pas moins de valeur), que quelques traits, un alphabet si simple, alternance de noir et de blanc, qu’il te semblera le poème même réduit à sa figure fondatrice, dire le tout à partir du rien. Tu vois, ma question première s’éclaire. Le Tout ne fait sens qu’à se réduire (n’entends nullement une perte, un gain, bien au contraire !), à quelques points, à des fuites, à des illusions que nous captons dans la nasse de nos yeux afin de conférer à la chose vue en son essence le caractère de ceci seulement qui est à considérer. Tu le sais bien, Sol, toi la lucide, les détails ne sont que des trompe-l’œil qui dissimulent leur propre réalité sous des fards. La plupart du temps nous nous contentons de facéties, de mimes, de spectacles fallacieux.

    Voir c’est voir ce qui le mérite, autrement dit évacuer toute cette charge de superflu qui en obère l’exacte perception. Dans l’étrave de notre chiasma nous archivons bien trop d’informations contradictoires, de signaux qui se percutent, d’éléments infructueux qui, jamais, ne parviendront à l’éclosion. Seulement une prolifération d’objets dont la plupart n’ont d’apparente utilité qu’à masquer ce dont notre conscience devrait s’emparer après en avoir effectué un tri minutieux. Combien l’image que nous regardons tous les deux est rassurante, empreinte de douceur, dispensatrice d’une vérité. Ici, que pourrait-on remettre en question ? Tout se donne dans le nécessaire, nous pourrions dire dans le « primitif », tant une naissance paraît proche, peut-être le début d’un monde, avant que ne se déploient ses stériles artefacts.

   Oui, Sol, regardons de tous nos yeux ce qui vient à nous simplement à déplier notre propre entièreté. En effet, nous ne serons jamais plus complets qu’à recevoir en partage ce qui s’inscrit dans la beauté. Or, que trouver de plus immédiatement cerné de plénitude que le beau paysage, sa pure présence, son coefficient de compréhension des choses du monde ? La Nature est indépassable, ceci nous le savons en notre for intérieur (notre fort intérieur ?), nous en sentons l’intime remuement dans le bastion de notre corps, nous en apprécions la texture à même la complexité de notre esprit. Ainsi s’énonce l’évidence de ce qui est simple : la source, la goutte de pluie, le bouton de rose, la touche de pourpre sur la joue aimée. C’est comme un frisson qui fait lever sur la peau une résille de bonheur. Cela picote juste au-dessus du tissu du derme, cela rougeoie d’un désir contenu, cela fait son chant d’étoile dans la nuit qui vient.

   Je te sais aussi attentive que moi à ce bourgeonnement qui dit son nom dans la discrétion. Une horizontale, deux verticales, deux taches noires et tout est énoncé de ce qu’il y a à connaître. Ces signes sont si universels que quiconque sur Terre en peut saisir la signification. Une architecture claire de la donation. L’horizon n’est plus celui, laborieux, du projet, du destin, mais la simple apparition d’une paix dépliant sa corolle à qui veut bien la prendre. Les mâts (mais en perçoit-on encore l’utilité ?), ne deviennent lisibles qu’à inscrire leur immobile trajet dans la levée d’une esthétique. Les coques (mais elles ne sont plus des objets qui permettent de naviguer), ne sont là qu’à assurer le contrepoint de l’évanescence des lignes. Tout joue en écho. Tout réverbère tout dans la modestie. Tout communique dans l’arche ouverte du silence.

   L’essentiel est cela : il n’y a plus de frontière, plus de cadre autour qui limiterait, enfermerait le réel dans une topographie réductrice. De là vient ce sentiment d’infinie liberté. Le regard s’appliquant à viser est, d’emblée, spatialisé, porté hors des habituelles contingences, son potentiel s’accroît d’une étendue qui semblerait n’avoir nulle fin. Parvenir à ceci qui défait les liens habituels avec les choses ne s’obtient qu’à l’aune de l’effacement. Effacement des couleurs, abolitions des formes. Toujours le fourmillement distrait, n’est-ce pas Sol ? Souviens-toi de ton égarement, parfois, devant le fouillis végétal de la forêt boréale. Une incapacité de soi à s’arrimer à la texture du multiple, du polyphonique, me disais-tu et je percevais combien cette arythmie de la présence troublait ton âme éprise de clarté, d’humilité. Entends-tu encore, en toi, le chant singulier du dénuement ?  Y trouves-tu la consolation des âmes simples devant le spectacle inégalé de la Nature ? Dessines-tu toujours des esquisses qui ne sont que l’élagage des habituelles évidences avant qu’elles ne prennent tout leur sens, quelques traits synthétisant la sensation, la portant à sa pointe extrême, là où l’incandescence a lieu ?

   Considère bien ceci, Sol, nous venons d’évincer tout ce qui, il y a peu, retenait notre attention : le chemin, les bouquets d’arbustes, la plaque d’eau bleue, les ilots semés de taches beiges, la colline au loin, le pâté de maisons, les nuages glissant devant le ciel. Pour autant en éprouvons-nous quelque chagrin ? Non, tu en conviendras, c’est bien du contraire dont il s’agit : une ineffable joie naissant à même « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité » selon les beaux mots de Pierre Reverdy. C’est cela le simple en sa plus belle efficience, graver en nous les stigmates d’une perception élémentaire qui seront, pour notre mémoire, un précieux fanal auquel s’arrimeront les points cardinaux de notre être. Comme si la rose des vents s’était dépouillée de ses fluides secondaires, Ponant, Libeccio, Sirocco, Mistral, Grec, pour n’en conserver que ses courants majeurs, Tramontane, Levant, Marin, figures essentielles sans lesquelles la Méditerranée aurait perdu son visage. Car toute chose possède sa nature profonde à laquelle nous nous référons selon les ressentis de notre intuition. Mais je ne t’apprends rien, toi l’héritière du Grand Nord qui en captes si bien l’étrange magnétisme !

   Nous voici parvenus, je crois, au terme de notre voyage sur cette belle confluence de terre et d’eau que constitue ce « lieu de plaisance ». Sans doute n’en verras-tu jamais le paysage réel. Mais qu’importe, tu l’auras rencontré à ta façon, laquelle sera unique. Tu te seras orientée vers ce Levant qui, chaque jour voit se lever le SOLeil (SOL, ici tu reconnaîtras ta belle empreinte), vers ce Marin qui vogue au sud, ne rêve que de nuits chaudes, d’étoiles criblant le ciel, d’étangs où flottent les rêves des hommes. Il me restera à éprouver la froidure de la Tramontane, elle se lève pour toi, se glisse parmi les blancs bouleaux, ils sont le simple que tu habites, où tu trouves ton repos. En est-il ainsi, Sol, ou bien est-ce mon naturel baroque qui en a décidé ainsi ? Je sais, tu ne m’en diras rien. Tu es si discrète dans l’heure qui point. Si discrète !

 

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5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 19:00
Quand l’homme crée le paysage.

« Un jour nouveau se lève ».

Photographie : Gines Belmonte.

 

 

 

 

   Le jour comme une hésitation…

 

   Le jour est comme une hésitation à l’horizon, une faille encore à peine ouverte, une promesse de dépliement. Les choses sont au repos. Nul bruit qui viendrait froisser l’eau, en altérer la sublime pellicule. Nul mouvement sauf le gonflement à peine esquissé du flux et du reflux, cette métaphore de la respiration humaine, des battements du cœur, ce compteur existentiel qui fait tourner ses rouages à notre insu. Comme pour nous rassurer. Suspendre le glaive. Laisser la vie faire ses fantaisies, dilater l’espace du rêve, inviter à paraître la rumeur romantique pareille à une guirlande de fleurs dont la fragrance, longtemps, ornerait la sève disponible de nos fronts, allumerait sur la sclérotique de nos yeux l’envie d’être dans le luxe du jour qui vient. Au loin la garrigue semée de cailloux, traversée de la course bleue des muscaris, ponctuée des grappes rouge sombre des orchis. Puis les étangs, ces flaques immobiles tournées vers le ciel, miroirs réverbérant l’infini. Puis la mer, immense, au dos énigmatique, à la présence si mystérieuse qui court, au loin, vers d’étranges contrées que, sans doute, nous ne connaîtrons jamais. Tout est là, posé devant nous comme un décor de théâtre avec le rideau de scène des nuages, cette lame grise qui n’en finit pas de tomber et, dans l’échancrure de sa parution, l’œil blanc du soleil, sa traînée vermeil sur la vitre d’eau que fragmentent les copeaux d’air. A gauche une digue de pierres qui fait son môle noir puis disparaît à la vue, attirée par  la densité des abysses. A droite, mais nous ne l’avions nullement aperçue, la silhouette d’un homme à la limite d’une visibilité. Aussi bien aurions-nous pu la prendre pour un élément du paysage, tronc levé sur le bord du rivage, balise destinée à indiquer le dessin de la côte aux navires hauturiers qu’une brume aurait égarés, ici, tout près du banc de gravier que piétinent les mouettes et les goélands.

 

   L’univers se tait.

 

Quand l’homme crée le paysage.

   Imaginons, maintenant, qu’une étrange magie ait subtilisé la silhouette humaine, ne laissant devant nos yeux que le spectacle d’une généreuse nature, mais livrée à elle-même, vivant de sa propre autarcie, hors la conscience de l’homme qui la vise, lui donne sens et l’accomplit en une certaine manière. Voici ce qui se produit. Sur la rétine de notre œil, sur la courbure de notre esprit, dans les arcanes complexes de notre âme, il y a comme une rémanence, une insistance, une persévérance dont nous aurons le plus grand mal à nous détacher, n’en faisant qu’un deuil partiel. Il n’est pas si aisé, en effet, de considérer le monde en excluant de son spectacle sa composante anthropologique. Alors quelque chose manque. Alors nous sommes orphelins. Nous sommes pareils à des nouveau-nés soudainement expulsés de l’antre amniotique qui les hébergeait, simples souvenirs d’un océan primordial, d’efflorescences imaginaires qui collent encore à nos fontanelles à peine jointives, failles non encore occluses par où s’invagine l’angoisse, où surgit la grande peur d’une solitude à assumer jusqu’au vertige. Mais, ce sentiment diffus que nous sentons poindre en nous, identique à un flot d’équinoxe, songeons un instant que la nature, un instant métamorphosée, en ressente par une sorte de curieux animisme, une désolation identique à la nôtre alors que, tout juste expulsés de notre territoire originel, nous errons sur le rivage tels des naufragés.

   Il faut croire à une désespérance des nuages, à une éclipse du soleil, à une brisure de l’horizon, à un repli de l’eau en quelque endroit mystérieux semblable à une grotte. Car plus rien, alors, ne devient visible. Plongée dans la confusion. Connaissance du chaos. Perte du cosmos dont le regard de l’homme était porteur, posant la quadrature du monde, disposant ici les flots régénérateurs, là cette vague accueillant l’arche de Noé des Existants, là encore la meute de pierres noires où trouver refuge par mauvais temps. Car le nuage est muet. Le ciel silencieux. Le vent immobile. La mer paralytique. Les rochers privés d’assise dès l’instant où nulle conscience ne les vise, ne les synthétise pour les porter au réel et en féconder la belle présence. Comme le serait la peau du reptile après que l’exuvie a eu lieu, que la tunique d’écailles ne témoigne plus que d’une vie passée, peut-être d’une existence rampante, au ras du sol, mais existence tout de même avec le subtil déroulement de ses anneaux, avec ses éclats mercuriels dans la plaine d’herbe ou bien le glissement parmi les pierres de la garrigue. Seul l’homme est à même de percevoir toute cette richesse ontologique, de la porter sur les fonts baptismaux de la pensée, de la traduire en langage, d’en faire une poésie, d’en bâtir une légende, d’en tirer un savoir, d’en déduire une connaissance, d’en édifier une morale. Etonnant jeu des métaphores du vivant, incroyable fécondité des métamorphoses successives par lesquelles se disent aussi bien l’ouverture de la rose que le chant d’amour, le faible éclat du lampyre dans la nuit d’été. Miracle de l’hélice qui se déploie et porte, comme dans une chaîne d’ADN, le secret de l’être, cet inatteignable qui nous fait aller de l’avant, désirer, aimer, féconder l’Amante afin que le prodige ait lieu dans le temps et l’espace, éternel retour du même avec lequel les hommes n’en auront jamais fini, long poème de l’univers, immense tablette mésopotamienne sur laquelle nous gravons, à l’infini, les signes de ce que nous sommes, la lumière des étoiles, l’urgence à dire ce bonheur qui nous a été octroyé un jour, dont nous sommes comptables vis-à-vis de notre conscience, ce falot à l’infaillible étincelle qui perce la nuit de l’inconnaissance de son impérieuse nécessité. C’est ceci que nous dit Diderot,  cette vision de l’homme comme fondatrice de toute Histoire, dans un article de l’Encyclopédie :

  

   "Si l'on bannit l'homme ou l'être pensant et contemplateur de dessus la surface de la Terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n'est plus qu'une scène triste et muette. L'univers se tait ; le silence et la nuit s'en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d'une manière obscure et sourde. C'est la présence de l'homme qui rend l'existence des êtres intéressante."

 

   L’homme en contemplation.

 

   Et maintenant, comment ne pas rapprocher cette belle photographie de l’œuvre romantique de Caspar David Friedrich intitulée « Le Voyageur contemplant une mer de nuages » ?

 

Quand l’homme crée le paysage.

Source : Wikipédia.

   Si, regardant le paysage, l’homme donne lieu et sens à ce dernier, nous livrant à l’approfondissement de son étrange posture, une certitude surgit pour nous : ce sens ne saurait être que réflexif, se rapportant à lui-même, l’homme. Le monde est un évident miroir dans lequel tout individu, prioritairement, indubitablement, est en quête de soi. Qu’est ce nuage pour moi ? Cet horizon de quelle manière s’adresse-t-il à moi ? Cette mer que dessine-t-elle pour moi que je n’aurais pas saisi ? C’est donc toujours sur le mode du pour-moi que l’univers fait sens et se laisse décrypter. Ego de l’homme face à l’ego du monde. Double réflexivité au gré de laquelle chacun trouve sa place et signifie dans l’horizon des choses. Sans doute objectera-t-on que soleil et nuage ne pensent pas, que le phénomène que nous leur adressons par notre simple présence ne les incline, les choses, à nulle visée intentionnelle. Certes, mais ceci est une assertion strictement humaine. Qui donc pourrait affirmer que la mer, aussi infinitésimale soit son niveau de conscience, son accueil à la connaissance, serait dépourvue de toute aptitude à éprouver depuis le centre de ses molécules d’eau, de ses mouvements liquidiens, quelque tremblement qui serait comme l’écho d’une pensée ? Sans doute cette concession faite aux choses eu égard à un atome de jugement résulte-t-elle d’un naïf panthéisme faisant de tout événement sur terre le réceptacle de sensations, le territoire d’une possible formulation interne fût-elle du genre du microcosme alors qu’en cette matière l’homme aurait, étrangement, la dimension du macrocosme dont, pourtant, il n’est qu’un infime et, sans doute, insignifiant fragment. Il faut redonner valeur aux choses, creuser la place qui revient de droit à la nature, la respecter comme la matrice qui nous a portés, a déplié la corne d’abondance dont nous pensons qu’elle nous est redevable de tout, ciron que nous sommes au regard de l’infini pour reprendre, dans l’esprit, les célèbres termes pascaliens. C’est seulement dans ce bel échange, dans cette dialectique fondatrice de l’exister  où chacun reconnaît l’autre comme son égal - l’homme, la nature - que réside notre plus grande chance de constituer un avenir commun, sans crainte aucune de sombrer dans une bluette onto-écologique qui ne ferait que nous abuser et ne nous disposerait qu’à poser des questions inopportunes. L’erreur fondamentale de tout solipsisme, la faille inévitable dans laquelle nous précipite tout égotisme assidu est de nous persuader, nous les hommes, que notre royauté est telle, nos mérites si grands que tout ce qui n’est pas nous se présente seulement comme objet dont nous pourrions user à notre gré dans un rapport de suzerain à vassal dans lequel toute chose, hormis l’homme, serait en situation d’hommage à rendre à celui qui le dépasse et le contraint à exister du haut de son naturel mérite. Mais que ferait l’homme, que deviendrait-il sans la source qui l’abreuve, le soleil qui l’éclaire, le sentier qui lui indique la voie à suivre afin de ne pas s’égarer ?

 

   Être à soi devant le monde.

 

   Que le monde existe, que nous le reconnaissions pour tel, que nous instaurions un dialogue avec lui ne nous prive nullement de l’examen de Celui, Celle que nous sommes. Bien au contraire c’est la confrontation primitive de l’homme avec l’univers qui est essentiellement fondatrice de ses sentiments, de ses ressentis, condition d’émission de tout jugement d’une subjectivité en acte. Le monde est le tout autre que moi, l’étalon, le système métrique auquel je me réfère, consciemment ou à mon insu afin que ma position terrestre, humaine, soit dotée des polarités qui me conduiront sur le chemin de la vie. Je regarde la mer, comme l’inconnu de la photographie. Je contemple, depuis le socle de rocher de Caspar David Friedrich, la vapeur des nuages, la montagne à l’horizon, peut-être cette indistincte bâtisse qui paraît surgir d’une nappe cotonneuse. Je perds mon regard dans le firmament d’une nuit blanche que troue le dard des étoiles. Je vise tout ceci et, d’abord, je vise celui que je suis car c’est bien de moi dont il s’agit en dernière analyse, des perceptions qui vont jaillir dans l’antre de mon cortex, des images qui vont inonder l’écran de mon lobe occipital, des éblouissements qui illumineront la chambre secrète de mon imaginaire, des vertus apéritives qui vont faire de mon âme une vibrante ambroisie, une matière ignée, le foyer d’une étrange combustion. Tout est toujours question de mienneté, cette égoïté métaphysique, certes lointaine, certes insaisissable.  Pourtant elle n’est réellement nôtre qu’en raison même de sa fuite, de son inconsistance, de sa nébuleuse empreinte. Serait-elle préhensible, elle revêtirait le prédicat de la chose, elle se verrait réifiée, reconduite au statut de la pierre, de la cendre, de l’éclisse de bois sous le derme de l’écorce. Or, c’est certain, nous ne prenons conscience de nous en notre être qu’à nous poser face à la matière, à quelque de chose de dur, de compact, afin que, délesté de cette confondante mutité nous puissions entendre le langage de la légèreté, le déploiement de l’arborescence, le susurrement de l’écume. Certes il est paradoxal d’évoquer ces buées, ces évanescences de manière à faire s’élever la polémique par laquelle donner à s’affronter, en une belle joute, le corps que nous sommes, l’esprit qui souffle et fait gonfler l’outre de notre peau, l’âme qui assure le tout de sa combustion car toute vie est énergie, puis sa perte progressive, puis…

   Mais cette apparente digression ne nous éloigne guère de notre propos de départ qui posait l’homme comme créateur du paysage et, par simple effet de réversibilité, faisait de ce même paysage un miroir regardant l’homme, un vis-à-vis lui intimant l’ordre de s’y retrouver avec lui-même, que ce soit en mode d’image poétique, de peinture romantique, de délibération philosophique. Trois modes d’accès à une unique vérité. C’est par l’altérité du monde que nous avons accès à nous-mêmes  car, sans cet étalon du réel comment s’y retrouverait-on avec soi ? La solitude serait immense qui nous conduirait à la folie. Ce qui devient intéressant à partir d’ici, c’est de chercher à débusquer, dans l’attitude de ces Voyeurs, les traces dont ils sont en quête. Car ce sont assurément des chercheurs. De poésie ? De silence ? D’absolu ? D’un inatteignable Rivage des Syrtes ? D’une utopie à la Thomas More ? D’un peyotl, d’une mescaline qui, traversant leurs corps de chair les exilerait de cette lourde pesanteur pour gagner quelque cime éthérée, peut-être découvrir une transcendance ?

   Si l’homme crée le monde, fabrique le paysage à la manière d’un énoncé performatif qui, disant la chose l’installe - (« Je déclare la session ouverte », et l’événement a lieu à l’aune du verbe qui le produit) -, « Je regarde la mer » et voici la mer devant moi avec la certitude qu’elle n’est nullement une invention, une fiction, une simple hallucination - (car, ne la regardant plus, pour moi, elle devient, à proprement parler « in-existante », privée de lieu et de temps) -, si, donc nous créons ce que nous voyons (entendons, touchons…), c’est tout simplement en raison du fait que nous sommes un monde nous-mêmes, un bref cosmos avec ses coordonnées polaires, ses trajets de comètes, ses portes de communication, ses passerelles, ses lois, ses propres règlements, ses levers de soleil et ses couchers de lune, c’est que nous sommes un univers en miniature avec son origine et sa fin, sa course au milieu de l’éther, ses résolutions immédiates et ses atermoiements infinis, avec sa morale et son inclination à la faute, avec son inextinguible laideur et son incroyable beauté. Et si solipsisme il y a, si l’égoïté fonde notre nature c’est eu égard à cette belle autonomie par laquelle nous nous donnons assise à nous-mêmes en même temps que nous élevons le tremplin par lequel rencontrer les choses du monde. Mais revenons un instant à la belle photographie de Gines Belmonte, à la peinture de Friedrich et installons-nous dans la peau de ces personnages en méditation qui nous fascinent parce que méditant, parce qu’ils sont NOUS face au mystère du paysage. Face à celui-ci, le paysage,  nous avons fait, jusqu’ici, l’économie du prédicat essentiel qui, nécessairement, doit lui être appliqué comme sa nature la plus propre : SUBLIME. Oui, c’est de ce sentiment du sublime dont nous sommes atteints dans notre chair puisque, aussi bien, nous sommes ce Contemplateur de l’image face à la trace ouvrante du soleil, cette silhouette en redingote se détachant sur la mer de nuages. Nous n’avons d’autre ressource que d’être ces énigmatiques personnages. Ne le serions-nous pas et alors nous serions sortis de ces étranges représentations, nous serions ailleurs qu’en leur belle rhétorique. Si notre thèse est logique (et il faut qu’elle le soit), en toute rigueur nous dirons que le sublime, à l’instar du paysage qui le sécrète, c’est nous qui le fondons et lui donnons essor. Essentiellement de deux manières. Ou bien nous inclinons à une attitude apollinienne teintée de réserve, allouée au calme, longuement méditative et alors nous serons dans la photographie situé à l’incipit de cet article où tout semble reposer dans la sérénité, où la nature elle-même est empreinte d’une douce poésie, non encore saisie du rythme du temps, en attente, sur le bord de l’évènement. Ou bien nous sommes pris dans une sorte de bouillonnement dionysiaque, de turbulence et alors, avec Caspar David Friedrich nous serons face à un spectacle grandiose, à des éléments en mouvement, à l’effervescence blanche des nuages, à la majesté des pics pareils aux arêtes des glaciers. Mais peu importe la nature à laquelle s’abreuve le sublime. Ce qui demeure essentiel c’est la trace déposée à la manière d’un vivant sédiment dans la conscience humaine. Ces moments de recueil, jamais ne s’effacent, qu’ils soient liés au repos ou à la puissance. Et ils s’oblitèrent d’autant moins que c’est nous qui les avons amenés à leur déploiement à la seule force de notre regard. Ce pouvoir, cette condition de possibilité strictement humaine est, bien évidemment, une des composantes, peut-être la plus inaperçue, la plus secrète de la sublimité, mais ô combien fondatrice d’un sentiment d’exister, parfois avec ivresse.

   Certes l’homme crée le paysage mais est, en retour, créé par lui. Comme si tout sens n’était que le passage d’une réalité à une autre, d’une relation à une autre, une transitivité, une mobilité, un échange, l’intervalle à combler entre deux mots que leur autarcie réduirait à néant. La phrase ne prend son effectivité réelle qu’au principe de l’enchaînement des mots. Les mots, isolés, abstraits de leur contexte, sont immanquablement atteints de vacuité et résonnent comme les gouttes d’eau qui, se détachant de la margelle d’un puits, se précipitent dans un abîme sans fond.  Du lexique épars qui nous est confié, il faut faire une syntaxe, élaborer une sémantique, puisque, aussi bien, nous sommes langage et sans doute que cela. Oui, nous sommes cette médiation de nous-mêmes aux autres, des autres à nous-mêmes. Tout autre essai d’exister en dehors de se sublime balancement, de cette immémoriale oscillation serait voué aux gémonies. Nous ne sommes qu’un balancier entre deux pôles identiquement fascinants, naissance et mort en tant qu’accomplissement des projets-jetés que nous sommes. Là est la plus belle aventure de notre condition. Il suffit d’en écrire la légende.

 

  

 

 

 

 

 

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3 avril 2020 5 03 /04 /avril /2020 08:25
Nuptiale apparition.

« Never Let Me Down ».

Œuvre : André Maynet.

« Never Let Me Down ». « Never Let Me Down ».

« Ne me laisse jamais tomber ». « Ne me laisse jamais tomber ».

C’est ceci qu’on entendait, comme une supplique faisant claquer son étincelante oriflamme dans les nappes obscures du ciel. « Ne me laisse jamais tomber » et l’on ne savait ni qui en prononçait ces urticantes paroles, ni à qui elles étaient destinées. L’imprécation balayait la Terre de son cri de pierre ponce et, parfois, des copeaux s’éparpillaient sur le sol pareils à des vols de freux qu’on aurait décimés en plein vol. Plumes, éclisses d’os, becs révulsés et pattes roides. Il faut dire, sur la Planète Bleue, plus rien n’allait droit. Les fleuves crachaient continûment leur limon boueux, les arbres se dépouillaient de leurs feuilles, morceaux de cuir bouilli dont on ne reconnaissait guère la forme, le bitume des routes fondait sous les coups de boutoir du soleil. Non seulement la Nature était atteinte, mais les HOMMES n’étaient plus guère des hommes, simplement des automates qui semblaient guidés par un implacable destin. Les hommes avaient perdu la main en même temps que leur âme. Partout étaient les crimes et les abominations. Partout était l’impitoyable faux qui moissonnait les têtes. L’on passait d’un pogrom à une shoah, d’un crime contre l’humanité à un sanglant génocide. L’amour, le sublime, la passion, l’irrésistible, s’étaient retournés pareils à des gants montrant les apories de leurs revers. On ne s’embrassait plus qu’à l’aune de morsures, on ne destinait plus ses gestes qu’à la strangulation ou bien à asséner le coup du lapin, la prise de combat meurtrière. Partout on avait détruit les icônes de la culture, pillé les musées, transformé en de vastes autodafés les incunables des bibliothèques, réduit en cendre les universités. Des bandes de Barbares, manières de Wisigoths à la puissance 10, semaient la terreur, égorgeant ici, étripant là, buvant le sang frais de leurs victimes. Et rien ne servait d’essayer de leur échapper, leur sens du crime était plus fort que l’habileté des plus malins à se soustraire à leurs mains.

Cependant ce tableau sinistre souffrait une exception. Quelque part dans un endroit de la Terre retiré du monde, vivait une petite communauté qui avait réussi à déjouer les pièges, à échapper aux tenailles et aux forceps des Primitifs. Isolés sur leur île qu’à tout moment un tsunami eût pu menacer de ses vagues mortifères, ils priaient une étrange idole, assemblés autour de la seule image qu’ils avaient pu dissimuler à la vindicte de leurs geôliers. Cette image était ceci : sur un fond de couleur sombre, semblable à une lueur de lagune hivernale, peut-être du côté de l’austère et belle Irlande, placée devant les ferrures ouvragées d’un lit romantique et comme en surimpression par rapport à des portraits jumeaux, une très jeune fille, sans doute une adolescente pré-nubile se tenait dans la posture de l’irrésolution comme si elle n’était pas encore arrivée à soi mais demeurait à l’entour, sur le cercle d’une étrange périphérie ontologique. Elle était sans être. Elle était en voie de … Elle existait à défaut de … Elle s’absentait de soi à l’aune même de sa présence. Autant dire que sa charge de mystère, plutôt que de contribuer à l’ignorer, la portait en pleine lumière comme si elle avait été une Déesse, une Irréelle prenant corps quelque part dans une encoignure de l’imaginaire. Alors nul ne s’étonnera de l’espèce de ferveur qui s’était emparée du fétu qui demeurait de l’ancienne humanité, manière de radeau médusé flottant sur les eaux troubles et incertaines du non-savoir, de l’inconnu, du non-préhensible. Il fallait à tout prix s’armer d’une croyance, enfiler la cotte de mailles d’une foi, fût-elle du Charbonnier afin de retrouver le chemin d’une paix en même temps que d’une entente avec sa propre essence. Certes il y avait du travail à faire !

« Ne me laisse jamais tomber ». « Ne me laisse jamais tomber ». C’est peut-être au bout de la centième incantation que la Mystérieuse consentit enfin à regarder d’un peu plus près le sort des laissés pour soldes de tous comptes. C’était étonnant, tout de même, de constater cet étrange magnétisme qui émanait de la statuette de chair, à peine plus que le sautillement de la huppe dans le matin embaumé de brume. Il suffisait de la regarder et les phénomènes se révélaient, s’exhaussant d’elle comme la fumée monte dans le ciel de l’aube sans y laisser la moindre trace, si ce n’est un envol à jamais saisissable. Plutôt un genre d’état d’âme, une trémulation libre de l’esprit, l’empreinte d’une pensée légère faisant sa buée avec la grâce de l’ennui. Oui, car tout ennui est une grâce qui nous permet de nous interroger et, ce faisant, nous déporte de nos habituels travers, à savoir prendre les apparences pour une vérité. Mais il n’est pas l’heure de la chouette de Minerve et rien ne nous servirait que de philosopher plus avant. Voici ce qui se passait et laissait les humains en état de sidération :

A peine avaient-ils fini d’entonner leur centième hymne, « Ne me laisse jamais… »,que l’impossible se produisit. Nuptiale - ce nom, vous en comprendrez bientôt la signification -, Nuptiale donc était debout devant la cage ouvragée de son lit, regard fixe, tête dolente, épaules tombant vers le sol, poitrine étroite que marquaient à peine deux aréoles de la taille de boutons de guêtres, empreinte d’une vapeur vestimentaire que retenait la pliure des bras, cette mince étoffe dissimulant la fente du sexe dont on pouvait supputer qu’elle était scellée à la manière d’un bouton floral, ses jambes de sauterelle, légèrement arquées, ne manquaient pas d’évoquer l’attitude de ces enfants des contrées pauvres et il n’eût plus manqué que quelques flèches logées dans le corps étroit pour évoquer le Saint Sébastien de la Galerie des Offices à Florence. Alors, par quel miracle, cette figure si ascétique et monacale pouvait-elle accomplir de tels prodiges ? Mais il faut expliquer. Nuptiale était le lieu de noces avec elle-même. Coïncidence de soi à soi. Sujet en tant que sujet. Solipsisme porté à la dignité d’œuvre d’art. Contemplation d’une contemplation. L’idée était si exacte de l’être remis à lui-même qu’il ne pouvait y avoir ni doute, ni duperie, ni espace pour la moindre fausseté, le plus petit mensonge. Pour une fois, le rare se confondant avec l’Absolu, l’Infini, l’Universel. La pure essence, le sommet de l’Intelligible était ceci qui ne se déportait pas de soi mais qui était le facsimilé exact, la duplication dans le temps et l’espace d’une seule et même Réalité. Hors Nuptiale, il n’y avait que fausseté et malentendus. Dans Nuptiale la fontaine inépuisable de tous les ressourcements. Maintenant le doute n’était plus permis, pas plus le cartésien que celui de la mauvaise foi de Charbonnier. Il suffisait de regarder Nuptiale, donc la virginité, donc l’aube annonciatrice de l’heure, donc le déploiement de tout lieu, donc le tremplin de tout événement pour savoir que quelque chose comme une palingénésie pouvait trouver à se réaliser. Voilà que la régénération allait avoir lieu, que l’Eternel Retour s’annonçait, mais dans la joie d’un renouvellement total, essentiel, qui abraserait les faiblesses, les perversités, les lâchetés et ferait des anciennes cendres le terreau d’un nouvel ordre, d’une humanité sans faille, sans compromission, sans faux pas. Nuptiale, c’était d’elle dont les Humains avaient toujours rêvé à défaut de pouvoir créer les conditions de sa venue. Il avait fallu tous ces meurtres, ces exactions, ces pertes du sens jusqu’à l’abolition de soi pour que s’ouvre, enfin, une étroite meurtrière de clarté dans la forteresse sombre et vindicative des jours. C’était comme le dévoilement soudain d’une utopie, la possibilité d’être et de demeurer dans l’orbe de la simplicité, d’épouser les vêtures de la droiture, d’entrer dans l’Atlantide en compagnie de ses coreligionnaires de toutes les races, de toutes les couleurs et d’y couler des jours heureux, des jours paisibles, comme dans la célèbre abbaye de Thélème, cette visée du très génial Rabelais, cette entité à nulle autre pareille où tout se résout à l’aune de la vie rustique, du chant de l’oiseau, du repas frugal, de la veillée autour de la littérature, de la poésie, de la philosophie. Oui, enfin Rabelais avait gagné. Il nous avait amusés. Il avait fait diversion avec les farces de Gargantua, les facéties de Pantagruel et voilà que toute cette merveilleuse histoire quittait les rives de la fiction pour rejoindre les couleurs polychromes et toujours renouvelées d’un réel inépuisable.

Voilà, on était arrivés au bout de cette méchante fiction de la vie, voilà on était parvenus dans l’aire souple d’une existence pleine et entière soustraite aux vilenies de tous ordres, aux manquements, aux coups assénés derrière la tête. On était arrivés à soi, tout comme Nuptiale dont les noces annonçaient la plénitude d’être, le bonheur sans faille, la longue méditation ouverte sur une éternelle beauté. A simplement contempler Nuptiale, voici ce qui se produisait : les fleuves reprenaient le cours de leurs lits avec leurs bouquets de roseaux clairs, la note haute et grise des hérons ponctuant leurs rives ; sur la mer apaisée le soleil rutilait et la plaque d’eau renvoyait vers l’éther sa douce onction ; les agoras des villes étaient le lieu des discours des rhéteurs, le centre de diffusion de la merveilleuse dialectique ; les Académies fleurissaient où l’on laissait venir à soi les entrelacements de la culture, les pierreries mentales, les pépites du savoir brillant dans la nuit fécondée ; il n’y avait plus de Barbares mais partout des gens policés, des Bienveillants se souciant de l’autre, de la montagne, de la source, du bosquet, de la terre si belle quand elle prend sa teinte assourdie au couchant ; il n’y avait plus que des Eclairés qui serpentaient en longs ruisseaux à la symphonie unique car on chantait, on dansait et on arrivait dans l’aire immense des lagunes, tout contre le cordon littoral longeant l’océan, avec les paumes des mains brillant des mille offrandes de l’exister et les yeux étaient des cornes d’abondance semant à l’envi la richesse intérieure, la seule qui valait sur la Terre et dans l’entièreté de l’univers. Les Hommes, les Femmes, ordonnant tout ce qui croissait sous les quatre horizons avaient reconstitué l’antique et immémorial geste mythologique faisant passer de l’informe à la forme, déployant un cosmos à partir du chaos originel. C’était cela être Humains, porter au-devant de soi l’immense beauté du monde avec la mission de ne jamais l’oublier, de toujours la célébrer, de laisser le fâcheux et le contraignant dans les plis d’ombre qui, depuis toujours, étaient leur seul domaine d’élection. Décidemment, sur Terre il n’y avait plus la place que pour l’espace libre, le temps heureux. Nuptiale dans sa simplicité, la modestie de sa présence en avait été la mystérieuse et belle annonciatrice. Jamais on n’entre dans la vérité par la sophistication dont la traduction la plus immédiate est l’attitude sophistique. Être, c’est être vrai, coïncider à soi, faire s’élever sa silhouette dans l’air pur du jour. Merci Nuptiale de nous en avoir montré la sublime voie ! Elle demeurera en nous comme la lumière dans le pur cristal. Oui, elle restera !

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3 avril 2020 5 03 /04 /avril /2020 08:21
TENTATIONS HERMENEUTIQUES

                             Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

  

   « Herméneutique », d’abord il s’agit de démystifier ce terme savant qui nous égare et ne nous livre que sa signification formelle - ce mot est beau comme bien d’autres mots énigmatiques qui nous demeurent inconnus -, mais nous sentons, sous cette forme, une réalité qui pourrait bien nous retenir et nous intéresser si, tout au moins, nous mettions sous ce vocable quelque chose de compréhensible. Mais, comme toujours, il convient d’avoir recours au dictionnaire :

   « Herméneutique : qui concerne, qui a pour objet l'interprétation des textes religieux ou philosophiques, en particulier des Écritures saintes ».

   Et nous prenons soin de rajouter, à l’appui de cet éclairage, une citation de Renan :

   « Il ne faut pas s'étonner que les modernes se permettent de censurer parfois les interprétations des philologues anciens ; car ils n'étaient guère plus compétents que nous pour la théorie scientifique de leur propre langue, et nous avons incontestablement des moyens herméneutiques qu'ils n'avaient pas ». [c’est moi qui souligne]

   Sans doute s’étonnera-t-on de trouver cette catégorie « exotique » concernant certains textes de « La Chair du milieu ». Ceci est, en effet, rien moins qu’étrange puisque le contenu de mes livres, s’il est pluriel, s’il concerne parfois le versant religieux de l’existence ou bien quelques considérations philosophiques, ne s’aventure jamais, cependant, dans l’exégèse des textes sacrés. Comment pourrait-il en être autrement puisque nulle formation aux langues anciennes n’a éclairé mon parcours, ce qui, en ce qui me concerne, constitue le lieu d’un évident regret. Combien j’ai admiré l’immense culture du cousin germain de mon père qui pratiquait le latin, le grec, le syriaque, l’araméen, l’hébreu et se penchait avec bonheur sur ces belles civilisations, berceau de l’écriture et de la langue.

   A l’origine, cette discipline herméneutique se focalisait essentiellement sur l’approche des Ecritures saintes, telle la Bible ou le Coran. Mais le sort de cette science s’est considérablement élargi au cours de l’Histoire (comme pour la plupart des démarches gnoséologiques), et son champ n’a cessé de progresser pour englober, à la Renaissance, l’étude des textes de l’Antiquité : alors elle prend le nom de « philologie ». Une extension toujours plus poussée de son domaine d’application a concerné « la réflexion philosophique interprétative, inventée par Friedrich Schleiermacher, développée par Wilhelm Dilthey et rénovée par Martin Heidegger et Hans-Georg Gadamer. » (Wikipédia).

   Au cours de son évolution, l’herméneutique est devenue une méthode générique touchant tous les domaines dans lesquels pouvaient se donner à voir un symbole, une allégorie, un signe sur lequel l’esprit humain pouvait déposer son empreinte, décrypter un sens.       « L'herméneutique trouve des applications dans la critique littéraire ou historique, dans le droit, dans la sociologie, en musique, en informatique, en théologie (domaine d'origine), ou même dans le cadre de la psychanalyse. » (Wikipédia).

   Autrement dit elle tend à se confondre avec la sémiotique dont la définition est la suivante : « Théorie générale des signes dans toutes leurs formes et dans toutes leurs manifestations ; théorie générale des représentations, des systèmes signifiants. » Ainsi arrive-t-on, par glissement successifs, à partir de l’origine religieuse et sacrée à une intégration d’activités et d’œuvres profanes au sein desquelles la littérature tient une large place, laquelle commence à subir l’incessante érosion de l’image.

   Si les débuts de cette belle discipline étaient placés sous l’emblème d’un long et patient labeur linguistique interrogeant morphologie, lexicographie, étymologie, maintenant on assiste à une prévalence des activités dont la cible privilégiée est largement iconique, notre société dévalorisant la langue au bénéfice presque absolu de l’image. Cette dernière devient la figure de proue du régime moderne de relation à l’objet. « Notre société sera une société du spectacle ou ne sera pas », pour parodier le titre du livre « prophétique » de Guy Debord. On ne peut comprendre l’évolution actuelle des groupes humains, le déplacement de leurs centres d’intérêt, si l’on fait l’économie de la perception d’une psychologie largement placée sous influence de la sphère médiatique, presse, télévision, réseaux sociaux.

   Mais peu importe, en définitive, le vocable utilisé, qu’il s’agisse « d’herméneutique », de « sémiotique », « d’investigation de l’iconicité », c’est la globalité de la démarche qui doit nous interroger afin qu’un SENS émergeant du réel, du symbolique ou de l’imaginaire nous permette de comprendre un peu mieux le destin du monde au sein duquel se développe le nôtre, dont notre existence rend compte au gré du cadre spatio-temporel toujours rencontré comme le schème structurant pour notre conscience. Mais, après ce nécessaire détour théorique, voici le moment venu de concrétiser mon propos et de tâcher de percer un peu les significations latentes qui s’inscrivent en creux dans les linéaments de l’image nous servant de modèle. Un tel type d’investigation aurait pu trouver son objet dans l’interprétation d’une peinture, d’une poésie ou bien d’un article de journal. L’essentiel demeurant le fait de comprendre et, partant de cette compréhension de l’objet, faire du sujet que nous sommes des consciences qui s’éclairent et progressent en direction d’un fragment supplémentaire de vérité.

   La photographie proposée est l’une parmi des milliers d’autres qui aurait pu être choisie. Pur hasard donc, lequel met en exergue l’immense prolifération du champ sémantique qui se déploie tout contre l’éventail ouvert de nos sensations. TOUT EST SENS, en effet, tel pourrait être la prémisse posée au seuil de toute représentation. Percevant, jamais nous ne sommes passifs, le crût-on. A l’arrière-plan de notre corps, dans sa densité matérielle et opaque, quelque chose vibrionne et étincelle qui a pour nom « conscience », pour thème opératoire le décryptage des milliers d’ébauches indicielles ou figurales qui viennent percuter le réseau actif de nos neurones, y déposer les sèmes qui, à bas bruit, après un métabolisme plus ou moins long dans le temps, trouveront le lieu de leur expansion. Car rien n’est jamais oublié. Ceci fait signe en direction de l’acte de réminiscence platonicienne (notre âme se souvient des Idées dont elle a fait l’expérience dans l’Intelligible), et de celui, plus proche de nous, de la remémoration proustienne, cette délicieuse « petite madeleine » qui, éblouissant la voûte de notre palais, vient jouer la sublime partition de la temporalité : confluence du passé et du présent, révélation coalescente de ces deux stances du temps, l’une infusant en l’autre, l’autre ne trouvant sa signification intime qu’en l’une. De là découle la nécessité, sinon l’urgence, d’interpréter ce que nous sommes en propre, que nul autre que nous (ni thérapeute, ni pédagogue, ni gourou d’aucune sorte) ne pourra accomplir à notre place car c’est en situant notre propre figure face à son intime réalité que nous pourrons nous accroître d’une pénétration supplémentaire qui n’est jamais que l’une des multiples et singulières facettes de notre être.

   Donc, ce paysage vient à moi de la même façon que je viens à lui et je ne pourrai mieux en percevoir les strates de sens qu’à procéder à une description phénoménologique de ceci qui m’est offert dans l’instant et, jamais, ne se reproduira. Je dois saisir au vol l’esprit du ciel, désoperculer la semence lourde de la terre, sentir la douce fragrance de l’air, débusquer cet animal, sans doute infime, peut-être un scarabée qui poinçonne le sable de sa marche illisible, être attentif à l’éclat solaire du genêt, à la touffe de thym plongeant dans le rose dragée puis le sombre de l’améthyste, percevoir le pelage de feu du renard (il se dissimule quelque part dans le massif de terre rouge et m’observe peut-être), poser mes pieds nus sur les grains de mica encore empreints de la fraîcheur nocturne.

   Je suis là, tout contre le paysage, simple élément de la belle symphonie qu’il déploie devant moi. Je suis le sans-distance, je suis la présence affinitaire, l’existence symbiotique, si bien qu’entre lui et moi l’espace se contracte, se réduit à la taille d’une relation duelle, d’une dyade. Nulle autre présence que la nôtre, ici, sur ce lieu pris d’un infini silence. Le paysage et moi avons créé un microcosme qui évince le doute et la confusion. Nous sommes en alliance, nous ne vivons que l’un par l’autre. Faisant abstraction du monde environnant, il n’y a plus que cette intime coalescence. Rien d’autre !  

   Par mon regard je crée la colline à l’horizon, parcourue de touffes végétales sauvages, je crée ces dalles de roches usées qui montent vers le ciel, je crée ces minces canyons, je les peuple des étranges figurants que modèle mon imaginaire, je crée les tabula rasa, je dessine leur ombre que sculpte la lumière, je crée les aspérités et les ondulations, je crée les taillis où dorment les lézards aux écailles brillantes. Je suis créé aussi en retour, puisqu’en cet instant magique je n’habite ma propre forme qu’informé, précisément, par cette Nature qui m’accueille et me donne acte en tant qu’être révélé par une altérité radicale qui, soudain, me fait différent de celui que je suis. Augmenté d’une nouvelle connaissance, irradié au feu de ce qui vient et se donne sans réserve dans la faille immensément creusée du jour.

   Comprendre le sol, l’air, la lumière, écouter les bruits, sentir le vent sur ma peau c’est essentiellement me comprendre moi-même pour la simple raison que je suis toujours auprès du monde dans l’immédiateté de mes sensations-perceptions, lesquelles feront leur chemin, se traduiront en concepts structurant mon entendement. Il y a pure avenance du sujet que je suis dans les allées du monde. Il y a connexion de l’être que je suis avec l’être qui surgit, là-devant, et m’invite à la fête de la rencontre, au dépliement de la joie. Comment pourrait-il en aller différemment ? C’est déjà un tel miracle que celui de sortir du néant, c’est déjà une telle prouesse que de voir ce qui vient à l’encontre et ne semble faire phénomène qu’à la mesure d’une commune révélation : le paysage se donne à ma conscience tout comme ma conscience en autorise l’émergence, la souple venue que rien ne pourra jamais démentir puisque ceci est le lieu d’une vérité. C’est ainsi, aux heures rares où se font les VRAIES rencontres, nulle place pour un subterfuge, nul passage d’un nuage ténébreux qui assombrirait les âmes. Tout coule de source et c’est une eau continue qui relie le même et le différent qui, en réalité, se conjuguent sous un ciel unique, une terre assemblée, un air en partage.

   Oui, car en ce moment décisif (pensons au « kairos », ce temps singulier, unique, non reproductible des anciens Grecs), ces collines rouges, ces arbrisseaux, l’arc-en-ciel subtil des teintes, la parure muette du ciel ne sont là qu’à être connus par ma présence hors toute autre présence. Pour cette simple et unique raison je m’apparais comme l’artisan potier qui façonne son oeuvre et lui donne les contours de sa parution. D’une manière analogique, je pétris cette matière mystérieuse et l’amène au plein de son être, tout autant qu’elle me sollicite et m’enjoint d’en rejoindre la somptueuse énigme. Il y a échange primordial de nos natures respectives, comme si, confronté à ce fragment de cosmos, mais cosmos tout de même, donc ordre du monde, je confiais mon propre chaos (ma contingence, ma déréliction, le caractère inavouable de ma finitude, donc le néant qui tresse mon intime condition), à son infinie sagesse et en recevais, en retour, un peu de cette impalpable félicité qui règne dans « ces espaces infinis ».

   Alors, prenant le contrepied de l’assertion pascalienne dans « Les Pensées », je pourrais délivrer l’affirmation suivante : « Le silence éternel de ces espaces infinis me comble », eh bien oui, il me comblerait car tout « enthousiasme » déborde celui qui en est l’objet, l’appelle à la connaissance d’une forme de « transcendance », certes bien « terrestre », mais combien douée des plus belles vertus. Tel « enthousiasme » évoqué par Rabelais dans le « Tiers Livre » sous ces termes : « délire sacré qui saisit l'interprète de la divinité; transport, exaltation du poète sous l'effet de l'inspiration ». (C’est moi qui souligne).

   Et, si je souligne aussi bien « l’exaltation » que le « poète », c’est en vue de faire apparaître l’incontournable présence de celui-ci, autant que la manifeste affirmation de celle-là. Car il ne saurait y avoir de poète sans « exaltation » (autre nom de « l’inspiration »), car il ne saurait y avoir de contact avec un sublime paysage sans qu’apparaisse l’empreinte de la poésie. Mais qu’est donc la poésie en son pli le plus intime, si ce n’est le geste langagier quintessencié au gré duquel le monde s’offre à nous dans son plus grand degré d’oblativité ? Rien ne se donne plus qu’un simple alexandrin dont la teneur est celle-là même dont l’homme est en quête lorsqu’il prétend à la sagesse. Car connaître, car comprendre est cette effervescence qui nous tire hors de nous afin que, délaissant un instant (juste l’éclair de la sublime intuition), nos assises biologiques nous puissions nous illuminer et goûter à quelque manne céleste dont nous pensions qu’elle nous était, de tout temps, inaccessible. C’est la joie intellectuelle purement orgastique qui fait de nous des êtres si légers, si aériens que nous pourrions nous mettre à léviter ou bien à voler si de terrestres attaches ne jouaient la partition implacable de la pesanteur.

   « Oui, voici, nous y sommes ! », telle pourrait être l’exclamation évidente d’individus auquel le rare d’une nouvelle cognition aurait été remis sans, pour autant, qu’une hypothétique dette puisse être attachée à ce don. Pure gratuité de cela même qui agrandit la conscience et se montre comme essentielle liberté. Car la connaissance, la compréhension, la jouissance de l’interprétation du réel sont d’impalpables entités mais qui portent loin, très loin dont jamais le voyage ne se termine puisque chaque nouveau progrès en détermine un autre et ainsi de suite, à l’infini. Pauvre misère en regard de ceci que la possession de biens matériels qui ne font qu’alourdir l’âme, l’entraver dans sa tentative constante de se doter du vol originel dont elle a connu l’ineffable nature.

   « Nous sommes un signe privé de sens », se désespère Hölderlin, le poète des poètes. Et pour quelle raison nous dit-il ceci ? Mais tout simplement, parce que, nous les hommes, ne savons plus le lieu réel de notre habitation. Raison pour laquelle le poète-penseur profère cette injonction : « Il faut habiter poétiquement la terre », ce qui, énoncé autrement, reviendrait à une invite à faire de notre être le sens d’une quête renouvelée, de même qu’à nous mettre en chemin sur la trace de l’être-des-choses. Le monde est parsemé de milliards de signes, de traces, d’empreintes, de vestiges, de stigmates, de traînées, de méridiens qui n’ont de raison d’exister qu’à nous convier à la fête du décryptage de ce qui ne demeure occulté qu’au prix de notre naturelle paresse, de notre incoercible force d’inertie. Le jour durant, nous croisons les passées, les indices, les sceaux de la beauté, telle fleur, telle eau, tel visage qui rayonnent et appellent  mais avons-nous au moins pris le temps de nous en préoccuper, de chercher à en lire la figure inquiète ou bien épanouie ? Avons-nous au moins tenté ceci en tant que la tâche la plus urgente qui nous échoit depuis que la terre accueille nos pas pressés ? Certes non.  Pour la plupart, nous préférons à cette action que nous jugeons pour le moins stoïque sinon totalement inutile, une avancée à l’aveugle sur des chemins moutonniers qui nous rassurent mais, en réalité, ne font que nous aliéner.

   Mais, plutôt que d’argumenter dans le vide, il nous faut remonter à l’aube du siècle précédent et écouter le sociologue Max Weber prononcer la phrase quasiment prophétique qui s’applique au processus de la modernité : « désenchantement du monde ». Voici, résumée en trois mots lourds de sens, la sentence qui nous livre la clé de compréhension de la « tragédie » humaine. La découverte des techniques, l’accélération sans cesse croissante du progrès, le consumérisme pléthorique, la perte des valeurs, le reniement des croyances anciennes, l’abandon des attitudes magiques, le déclin des religions  et de la spiritualité au profit d’une sécularisation enracinée dans un pur matérialisme, tout ceci a contribué à réduire toute activité « herméneutique » au sens large, c’est à dire que le profane a envahi et laminé toute tentative d’émergence du sacré. Or, sous ce dernier vocable il ne faut uniquement entendre la disposition à la foi ou la pratique de quelque liturgie, mais d’une façon bien plus vaste, « (Ce) qui est de l'ordre de l'esprit ou de l'âme, qui concerne sa vie, ses manifestations, qui est du domaine des valeurs morales et intellectuelles; (personne) qui étudie ce domaine. », comme nous le précise le « Trésor de la Langue Française ».

    Oui, chercher fiévreusement la « chair du milieu », cette pulpe intime des choses est le don le plus précieux qui nous ait été jamais remis. Il faut lutter sans cesse contre notre propre torpeur et nous interroger sur le destin de la plante, la tunique étincelante et métamorphique du caméléon, sur la nature de la lave qui sort, rougeoyante des entrailles de la terre et ne le fait nullement gratuitement. L’existence est constituée d’une chute perpétuelle d’événements qui s’incluent les uns les autres, de minces fragments qui ne trouvent la raison de leur présence qu’à être ramenés à cette infinie synthèse qui porte le beau nom de « Totalité ». La « merveille des merveilles » ! Cette dernière, la Totalité, nous avons à en approcher l’exception et nous n’aurons nul repos qui ne ferait que différer notre satiété. Insuffisamment alimenté notre esprit crie famine et notre corps se dessèche à n’être plus innervé que de pure contingence. Oui, il faut ouvrir le réel, marcher au centre de la clairière, là où la lumière dissipe les ombres du doute et de l’inconnaissance.

   Mais, ici, il faut en venir à l’explication du titre qui affecte cette catégorie : « Tentations herméneutiques ». S’emparant de ce dernier, le lecteur sent bien un genre d’incohérence, d’énoncé biaisé, de proposition en quelque sorte « illogique ». Et l’on pense à la forme canonique qui eût dû prévaloir, à savoir « Tentatives herméneutiques ». Car la « tentation » s’inscrit inévitablement dans la catégorie du péché et de la faute, donc dans un simple processus moral ou religieux, lequel suppose le passage par une pénitence afin que la faute puisse être expiée et reçoive ainsi son absolution. Mais, en réalité la « tentative » porte en elle la « tentation » pour la seule raison que le phénomène de la compréhension est si complexe que nous doutons toujours d’avoir suffisamment compris, en adéquation avec la parole ou bien l’écrit d’un locuteur ou encore dans notre face à face avec un texte. Dès lors nous nous sentons coupables comme si nous avions trahi l’émetteur de la pensée que nous soumettons à notre propre jugement. Dès l’instant où un écrit devient extrêmement élaboré, sous l’égide de multiples concepts qui jouent en écho les uns avec les autres, nous progressons dans un tel labyrinthe que la machette la plus experte aura bien du mal à frayer notre chemin au milieu de la jungle interprétative et de désocclusion de cet inconnu qui nous attire, nous fascine mais se dote des moyens de défense les plus sophistiqués qui soient. A titre d’exemple, un court extrait tiré de la « Phénoménologie de l’esprit » de Hegel, traduit par l’un de ses exégètes et commenté par Alexandre Kojève :

   Commentaire de Kojève : « Mais la Mort « dialectique » est plus qu’une simple fin ou limite imposée du dehors. Si la Mort est une « apparition » de la Négativité, la Liberté en est une autre, comme nous le savons. La Mort et la Liberté ne sont donc que deux aspects (« phénoménologiques ») d’une seule et même chose, de sorte que dire : « mortel » c’est dire « libre », et inversement. Et Hegel l’affirme effectivement à plusieurs reprises, notamment dans son passage de son écrit sur le « Droit naturel » (1802).

   Il y dit ceci (vol ; VII. P. 370, 1. 10-13) :

   Texte du traducteur : « Cet Absolu-négatif-ou-négateur, la liberté pure, est dans son apparition (Erscheinung) la mort ; et par la faculté (Fähigkeit) de la mort le Sujet [= Homme] se démontre (erweist sich) comme [étant] libre et absolument élevé (erhaben) au-dessus de toute contrainte (Zwang). »

   Or la compréhension  de cette thèse philosophique, bien loin d’être immédiate, suppose déjà, chez le lecteur, une « pré-compréhension » des notions qui y sont exposées. Pour l’exemple cité il sera indispensable de disposer d’un savoir suffisant au sujet de Dialectique et Négativité, ainsi que leur rapport avec la Liberté. Il faudra, par exemple, avoir été informé de ce concept qui paraît pour le moins « illogique », sinon franchement « aporétique », énonçant que toute mort est liberté. Non seulement un réflexe strictement défensif réfutera cette connexion même car l’homme, toujours, considèrera, en première analyse, la mort comme l’aliénation suprême avec laquelle rien ne pourra se comparer. Or, le « problème » de la compréhension est qu’elle n’emprunte pas toujours les sentiers de la logique ou du traditionnel « bon sens ». De toute manière ceci ne résulte que d’une conception naïve de l’intégration d’un langage autre que le sien, lequel est toujours un « tout-autre », donc une étrangeté dont il faudra bien s’arranger faute de pouvoir en saisir l’entièreté.

   Que l’association de deux mots apparemment aussi antinomiques que « Mort » et « Liberté »  constitue un puissant répulsif  pour le sujet qui en prend conscience pour la première fois, ceci n’est pas simplement « compréhensible », c’est « naturel », c'est-à-dire lié à une Loi de la Nature. La mort est disparition pure et simple d’une entité vivante, arrêt brutal, violente syncope, et en définitive, perte sidérale du sens. Accepter l’idée hégélienne de Liberté coalescente à la Mort ne peut s’envisager qu’après avoir effectué un réel travail conceptuel au terme duquel cette association pourra dévoiler son caractère de vérité. Il suffira de faire un détour par la conception du Suicide en tant que Liberté. Je cite à nouveau Kojève :

   « En passant au plan « phénoménologique » on voit que le suicide, ou la mort volontaire sans « nécessité vitale », est la « manifestation » la plus évidente de la Négativité ou de la Liberté. Car se donner la mort pour échapper à une situation donnée à laquelle on est biologiquement adapté (puisqu’on pourrait continuer à y vivre), c’est manifester son indépendance vis-à-vis d’elle, c'est-à-dire son autonomie ou sa liberté. »

   Et cette « pré-compréhension » fait appel à la notion de conceptualisation du savoir, lequel est forcément subjectif, singulier, lié à la diversité des expériences, toujours opposé à cet Universel qui est la seule cible à atteindre afin que l’inconnu, dévoilant son être, nous devienne connu, familier et qu’il puisse enfin faire partie intégrante de notre propre conscience.

   Combien l’on voit, ici, l’incroyable complexité de toute tentative de s’approprier une culture, des thèses, une science, des conceptions, une philosophie dont nous ne possédons à peu près rien sinon de vagues intuitions. C’est sans doute le problème de la traduction qui permet le mieux d’appréhender la notion essentielle de la compréhension-interprétation. La question réelle est de savoir comment nous pouvons faire nôtre une pensée étrangère sans en déformer l’esprit. L’on comprendra aisément la difficulté à simplement énumérer le nombre d’opérations successives qui sont mises en jeu, chacune d’entre elles constituant le danger d’une altération du contenu soumis à la sagacité de multiples et subjectifs agents. La pensée partant de son auteur connaît un certain nombre de « passages » qui sont autant de possibilités d’altération du message originel : le lecteur-traducteur, la transposition de la langue initiale en une autre qui ne résulte jamais d’une équivalence forme à forme mais suppose la maîtrise des figures idiomatiques idoines, le lecteur enfin qui synthétise les tâches précédentes et a le lourd devoir de donner au texte l’ampleur et l’authenticité qu’il mérite. Infinité de filtres successifs superposés qui sont le lieu d’inévitables métamorphoses. Souvent la traduction est un pis aller, raison pour laquelle la plupart des traducteurs prennent soin, entre parenthèse, d’indiquer le terme princeps qui contient la véritable signification de la notion évoquée. Pour le cas de Hegel, par exemple :

   Ainsi « Bewustsein » pour l’en-soi ou la conscience au sens strict.

   « Selbstbewusstsein » en tant que pour-soi ou conscience de soi.

   « Vernunft » pour la conscience intégrale.

   Outre que ces mots synthétiques représentent une certaine économie de la langue, ils sont attachés à une histoire de la philosophie qui est essentiellement d’origine allemande. Un sens y est inscrit qui, parfois, ne se retrouve pas dans une autre langue. Chaque langue possède son génie qu’une autre possède également mais rarement les génies des langues peuvent-ils se superposer, si bien que les textes fondamentaux, notamment ceux des « grands » philosophes ne devraient se lire que dans le lexique originel faute, sinon, de distorsions, parfois de graves contresens qui obèrent toute possibilité fine de compréhension. A l’appui de ces assertions, je communique, ci-dessous, le travail de traduction en profondeur effectué par Guy Feler sur la « Préface de la Phénoménologie de l’esprit », assorti des pertinentes remarques faisant nécessairement partie de l’éthique dont toute traduction doit être le lieu.

   Au vu des exemples cités l’on comprendra aisément l’immense gageure que représente la transposition d’une pensée dans une langue autre que la sienne et, si l’on peut dire, le « miracle » que constitue l’exactitude (il conviendrait mieux de dire « l’approximation ») d’une traduction donnant accès à une pluralité de concepts. Certains mots affectés d’une évidente polysémie constituent le cauchemar des savants qui se penchent d’une manière herméneutique sur des corpus dont, pour le moins, l’on peut dire qu’ils sont complexes. Guy Feller en cite quelques uns qui posent quantité de cas de conscience à ces esthètes du langage.

   Ainsi des mots tels que « geistig ; das Geistige ; der Geist [signifient] "psychique; le psychique; l'esprit": Geistig est d'ordinaire traduit par "spirituel". Vient en effet de der Geist / "l'esprit". Mais c'est un esprit qui pense selon die Substanz / "le substrat"  et la logique, ou du moins le devrait selon Hegel, plutôt que d'un esprit en exaltationBegeisterung, comme chez Schelling, ou se perdant dans le geistlich, le spirituel religieux. Car cet esprit est celui des temps nouveaux (1807), et tel que Hegel le conçoit ou du moins le préconise, il vise au vrai et à la scienceAlors cet esprit qui se veut rationnel et animé par le vrai, bref à être wissenschaftlich / "scientifique", nous semble mieux invoqué par "psychique" que par "spirituel", qui est un mot trop équivoque. »  [c’est moi qui souligne]

   Les variations de sens sont infinies qui, pour les mots forgés autour de « Geist », peuvent se décliner en « psychique », « esprit qui pense selon le substrat » (lequel substrat comporte au moins deux acceptions fondamentalement éloignées : la chose matérielle, le substrat de toute nature, ..." et Substanz qui serait un support plutôt conceptuel des idées ou de la connaissance), puis « esprit d’exaltation » comme on pourrait le trouver chez un spirituel au cours d’une extase, ou bien encore, selon la pente hégélienne, le « rationnel » cherchant le vrai dans la science, dont il est dit que « psychique » conviendrait mieux que « spirituel », celui-ci étant trop orienté en direction de la sphère religieuse, alors que celui-là vise le concept se développant au centre de la raison.

   Cette multiplicité des approches signifiantes apparaît clairement compte tenu de l’aréopage de traducteurs de Hegel au nombre desquels l’on compte de très beaux esprits comme Jean Hyppolite, Bernard Bourgeois, Jean-Pierre Lefebvre, G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, tous éminents philosophes, académiciens, germanistes, historiens de la philosophie, chacun prétendant (et leurs disciples également) délivrer la pensée hégélienne selon la vérité. En réalité il ne s’agit là que de la conséquence inévitable de la complexité humaine qui infuse dans le choix des mots censés traduire avec fidélité une pensée.

   Alors se pose une bien légitime interrogation : le travail de compréhension-interprétation, lequel ne peut s’accomplir qu’à la hauteur de règles éthiques (on ne saurait trahir une pensée), peut-il, cependant, s’affranchir de certaines contraintes et laisser la place à une visée subjective, particulière qui, surgissant avec audace, sans pour autant constituer une « pensée intempestive », donnerait de l’ampleur à certaines thèses, en infirmerait d’autres, proposerait des pistes jusqu’ici non encore explorées ? L’on rejoint ici le concept original heideggérien de « l’impensé », lequel ouvre de nouveaux horizons de réflexion insoupçonnés en découvrant tout un pan de connaissance qui, jusque là, avait été ignoré ou bien était demeuré en retrait, occulté. Ce faisant apparaissent de nouveaux paradigmes qui façonnent le Dasein, lui ouvrent un monde, tout comme sa présence à soi se trouvera augmentée de cette nouvelle vision des choses : « Face aux paroles et aphorismes énigmatiques prononcés par Parménide, Héraclite ou Anaximandre, il est vain d'y rechercher une pensée qu'il suffirait de « délivrer » par l'étymologie ou la philologie. Pour Heidegger ces paroles ne parleront à nouveau « qu'à celui qui s'avancera à leur rencontre, à la recherche non de la pensée qu'elles contiendraient mais de l'expérience vitale qu'elles rendaient possible ». (Wikipédia).

   Tous ces problèmes de compréhension présentent un caractère redoutablement sibyllin puisqu’ils se trouvent à la confluence de la nature profonde des langues, mais aussi de l’essence humaine qui mobilise psychologie, situations réellement expérimentées, affinités électives, inclinations singulières, parfois adhésion à des systèmes de pensée ou bien à des dogmes. Jamais nous ne penserons mieux, ne comprendrons mieux, n’interprèteront mieux que dans les limites de notre propre identité. C’est ce que tentent de faire au mieux les textes situés à l’intérieur de cette catégorie. Publiant un article, il reste seulement à dire « alea jacta est », puisque, aussi bien, plus rien ne m’appartient et que le sort de l’écriture dépend totalement du lecteur. Une liberté qui en appelle une autre.  Comprendrons-nous jamais cette colline tachée de rouge qui inaugurait cet article ?

 

 

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2 avril 2020 4 02 /04 /avril /2020 08:03
A l’orée de la vision.

  Photographie : Gilles Molinier

2016

***

 

Faibles nébulosités

 

   Là-bas, au fond de la vallée, ce ne sont encore que des écharpes de brume, de faibles nébulosités qui fondent le paysage dans  des demi-teintes d’ombre. Encore quelques passants qui frôlent les façades, têtes basses, mains dans les poches, leurs manteaux font d’étranges lueurs noires qui se hâtent au ras du sol. Le ciel est gris, plombé avec, de loin en loin, des échardes d’ardoise qui traversent la sourde hébétude des choses sidérées, closes en soi. Comme si, le crépuscule approchant, le temps hésitait à choisir sa destination, à faire tourner ses rouages dans un sens ou bien dans l’autre. Dans les maisons badigeonnées de blanc on fait chauffer ses mains à la lueur d’une dernière braise. On boit un café rude qui brûle le gosier et les doigts gourds font entendre leurs gémissements, une plainte longue que, bientôt, la lumière rampant à ras de terre aura tôt fait de serrer dans ses mailles étroites.

 

   Le lieu de leur habitation

 

   Maintenant  Nuit est levée. Seul le cercle laiteux de la Lune au-dessus des chaumières où se laisse entendre le bruit de râpe des souffles, le craquement des charpentes sous le poids du ciel. L’herbe rase est un tapis couleur de suie qui nage vers l’horizon, ce mince fil demeurant pour dire aux hommes le lieu de leur habitation. Tout est calme qui dit la poésie des espaces illimités. Des constellations dérivent vers l’orient, des yeux forent l’éther avant qu’un somme ne les reconduise à une nécessaire cécité. Oui, car il faut la fermeture, la densité d’une terre lourde, la touffeur d’une forêt pluviale afin que tout se ressource à sa propre essence. Nuit veut cela, cette marche discrète vers le primitif, le non-dévoilé, l’avant-parution du monde en sa pure naïveté. Seule la ténèbre permet cette régénération, seul l’obscur intime l’ordre d’une fête silencieuse, d’une prière discrète, d’une incantation faisant son lac tranquille dans la doline de la conscience.

 

   Ces Voyageurs de l’infini

 

  De ses bras d’ouate et de soie Nuit retient en son sein le peuple esseulé des arbres. Il faut les protéger de la trop vive lumière, il faut préserver la souplesse de l’écorce, ménager aux larges ramures une aire de repos, disposer la complexité des racines, leurs belles tuniques blanches aux songes de l’humus, à la sombre poésie des mondes souterrains, longue inconscience habitée de la clarté des archétypes, la seule qui soit à même de parler une langue compréhensible pour ces Voyageurs de l’infini. Oui, les arbres voguent à l’infini, cette mesure dont l’homme rêve continûment sans pouvoir jamais l’atteindre. L’espérer seulement, en happer quelques bribes, un fragment d’espace, une écharde de temps puis la perte cruelle dans la fonte des jours, le long égouttement des secondes, la déconvenue de l’instant dans l’éternité qui gronde et brouille le message de l’être. Comment vivre en soi une telle démesure alors que tout est hors de portée, que la mémoire même clignote constamment à l’aune des réminiscences qu’obture une lourde amnésie ? Comment ?

 

    Arbres sont infinis

 

    Arbres sont infinis en ce sens que leur mesure outrepasse la perception que, nous autres hommes, pouvons en avoir. Nous pensons le tronc d’un seul de ces géants débonnaires et vibrent à l’unisson une multitude d’autres, étranges et immenses cathédrales hissant dans l’éther leurs colonnes aux hautes destinées. Nous pensons leurs feuilles et des foules d’yeux d’argent et d’or se lèvent sous tous les horizons et ce sont eux, Arbres qui nous regardent et regardent le monde, pluralité de minces lucidités toisant la vanité des Existants, leur prétention à monopoliser la totalité de l’être.

  

   Nous, habitants de l’impossible

 

   Ils sont si touchants les Habitants de l’impossible dans leur cinglante naïveté, si pathétiques dans leur aveuglement à fouler les chemins de poussière sans même apercevoir l’ombre portée de leur silhouette, si modeste, si illisible dans le concert polyphonique du vivant. Nous pensons les tapis entremêlés des rhizomes, leurs vastes plaines, ici, juste sous nos pieds, et nous sommes saisis de vertige à imaginer cette texture qui emmaillote le néant dans une énergie dont nous ne comprenons ni la provenance ni la volonté qui en anime le continuel tissage. Métaphoriquement, le peuple du rhizome ne fait sens qu’à annihiler en permanence ce Rien dont il provient, contre lequel il dresse ses haies, réseau de fibrilles se déployant tout contre le dénuement qui, à tout moment, pourrait surgir et ne laisser que la royauté du vide.

 

   Vérité en abîme

 

   Le peuple des arbres est cette marée millénaire qui comble toute vacuité  afin que l’angoisse mortifère ne vienne taillader nos fragiles peaux, ne surgisse dans l’antre du cerveau et ne s’enlace au baiser de la Mort que constituerait la fuite éternelle de la présence. Arbres sont nos génies tutélaires, ceux qui font de leur ombre le lieu d’un rassurant séjour. Ils ceignent nos fronts impétueux du calme séculier dont ils sont les porte-empreinte depuis la nuit des temps. « Nuit des temps », formule si usée, si éculée qu’elle menacerait de ne plus rien nous dire si elle ne possédait la puissance d’une vérité ou bien la levée d’une pure évidence. Vérité en abîme en quelque sorte. Nuit protège Arbres qui protègent Hommes. Oui, Nuit, Arbres, Hommes dépourvus d’articles qui viendraient les définir comme ce qu’ils ne sont pas, à savoir de simples entités parmi les contingences de l’exister. Nuit, Arbres, Hommes sont des libertés qui se regardent en miroir.

  

   Allumant la clarté bleue de l’aube

  

   Arbre vient à lui depuis le lieu de son émergence inconditionnée,  Nuit l’entoure du mystère de sa provenance secrète dont Homme est l’un des maillons inexpliqués comme si le tout avait besoin de cette réserve d’obscur avant de surgir en pleine lumière, là où plus aucun voile ne dissimule la ténuité de l’apparaître. Avant d’être une chose qui se mette à dire son nom, tout essai d’exister à la face du monde est ce silence, cette touffeur qui enveloppe le réel de ses membranes opaques. Le décèlement n’est jamais que la déchirure que Jour impose à Nuit en allumant la clarté bleue de l’aube, première parole  offensant le mode discret de ce qui se confie au trouble de la manifestation. Bouche : toujours cette sombre caverne où se fomente la lumière du langage qui hissera d’une sourde incompréhension les motifs qui y figuraient à titre de virtualités, de possibles, de sèmes disponibles à une légende, une fable, un conte. Ce qui nous apparaît en tant que réel avec sa force incontournable, son irrésistible flux n’est tout d’abord qu’une ébauche sur le liseré de l’esprit, une fiction faisant son étrange bourdonnement  dans les couloirs  à perte de vue de l’imaginaire. Une ombre dissimulant l’être en ses infinies esquisses.

   

   Economie du visible

 

   C’est ceci que semble nous proposer cette belle photographie crépusculaire. En elle rien ne fait sens qu’à l’économie du visible, cette à peine insistance d’une forme qui s’ensevelit dans la contrée du mystère. Nuit fera son office, reprenant en sa sombre dramaturgie tous les signes qui auraient eu à craindre d’une trop vive lumière, des coups de canif d’une curiosité négatrice, des entailles de regards forant seulement superficiellement l’épiderme du sensible ou bien au contraire fouillant la chair en ses profondeurs, là où brûle la braise essentielle des significations ultimes, cette essence qui s’impatiente de se dire, mais dans la pudeur, la réserve,  et avance sur la pointe des pieds, à la limite de ce qui est, de ce qui n’est pas.

 

   Voyeurs au bord d’un abîme

  

   Ainsi sont les Voyeurs au bord d’un abîme dont le danger est double : celui de ne pas assez voir, celui de trop voir ! Mais il est encore temps de clore son regard, de le retourner contre soi, la seule posture qui convienne à une approche adéquate de l’œuvre en sa subtile donation. C’est en nous, seulement en nous que la magie aura lieu, en l’image aussi depuis son intériorité. Tout ce qui est hors est déjà duperie, tout ce qui diffère, simple erreur, ce qui s’écarte, mensonge dans l’approche du jour. Or nous voulons demeurer sur cette orée de la vision qui nous incline à la rêverie, cette dimension sans pareille qui nous est remise comme le bien le plus simple, donc le plus précieux !

 

 

 

 

 

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2 avril 2020 4 02 /04 /avril /2020 08:01
Vérité du Simple

               Plage de Calais

 

   Photographie : Catherine Courbot

 

***

 

« Seules les choses vraies sont libres

Seules les choses libres sont vraies »

 

BS.

 

*

 

   Car, vois-tu, il n’y a pas a ruser avec le réel, toujours il se donne à nous avec l’évidence des choses immédiates. Cette haie de roseaux qui court sur les rides de sable, comment ne pas lui attribuer la beauté qu’elle mérite ? La regardant, nous n’avons nul effort à fournir afin que nous en connaissions l’inestimable présence. Oui, je sais, en notre époque ivre de vitesse et de satisfaction acquise en un clin d’œil, combien mes assertions doivent te paraître risibles, sinon vaines. Mais qui donc, aujourd’hui, pourrait encore se soucier de cette chose anonyme qui disparaît à même son insignifiance ? Pour nos contemporains il y a des occupations bien plus urgentes que de longer la plage déserte, de chercher à y débusquer, ici ce fragment de bois flotté, là une coquille vide usée par la mer, plus loin un os de seiche rongé par le soleil. Tout ceci a si peu d’importance ! Tout ceci est tellement contingent ! Cela a eu lieu, en ce temps, en cet endroit qui, bientôt lissés par le premier ris de vent, n’auront même plus le souvenir de leur passé.

   Imagine seulement l’étonnante giration des villes, leur incessant tourbillon, les milliers de pas qui heurtent le sol de ciment, l’éternel mouvement des escaliers roulants, les tubes de métal qui glissent à toute allure dans de sombres tunnels, chargés de grappes humaines. Tout est partout mobile, vertigineux, pris d’une folie qui ne connaît pas ses limites. L’arbre au bout du quai - on dirait une sentinelle aux cheveux vert-de-gris - qui s’en soucie encore, qui lui accorde seulement un regard ? Le banc de pierre, non loin, qui lui confie le précieux d’une attention, si ce n’est la halte des amoureux ? Mais ils ont mieux à faire, leur cœur chamboulé vole bien au-dessus de ce témoin discret qui ne possède nulle parole, dont l’être est de demeurer à sa place aussi longtemps qu’il sera banc. C'est-à-dire à jamais.

   Sais-tu, au moins, toi la voyageuse des aires désolées, l’attrait mystérieux de la solitude, la disposition de la conscience à archiver dans les plis de la mémoire ces minces objets ? Ils sont les gardiens de ces lieux immobiles, les uniques surgissements du rien dont encore, ils portent l’empreinte, comme s’ils avaient rencontré quelque absolu, en gardaient les beaux stigmates, à savoir cette docilité vis-à-vis des éléments, cette trace de l’air libre, ce témoignage du feu omniprésent, ce bruissement de l’eau qui clapote si près, cette déchirure de la terre dont le sable est comme la poussière éternelle.

   Ils ont cette inclination naturelle à dire le vrai en sa plus belle effusion. « Seules les choses vraies sont libres, seules les choses libres sont vraies ». Mais qui donc pourrait s’inscrire en faux contre cette affirmation, laquelle énonce telle une évidence la liberté de ce qui est là, qui brûle sous le soleil, se teinte, la nuit, de la clarté de la lune, s’habille des yeux des étoiles ? C’est sans doute l’immuable, le point fixe, la grande sagesse éternelle de cette matière docile, discrète, qui affirment sa liberté et lui octroient, en un même mouvement, cette vérité qui devient une vertu si rare sous les horizons du monde.

   S’il y a une vérité du Simple, et je porte en moi cette certitude, c’est simplement parce que les choses du dénuement ne sont habillées ni de vêtures de comédie, ni n’exhibent de masque qui altérerait l’apparence de leur visage. Oui, les choses ont un visage et c’est seulement en ceci qu’elles peuvent apparaître. Symboliquement, bien entendu, mais tu avais précédé cette inutile précision à la mesure de ton intuition. Afin de mieux saisir, il suffit de mettre en relation. Combien les humains fardés, affublés de perruques, aux gestes précieux, aux manières policées sont à mille lieues de ces modestes présences ! Tu le sais, les hommes, les femmes sont ainsi, il leur faut recouvrir leur épiderme d’une pellicule brillante, ondoyante, chamarrée, de façon que leur simulacre les sauve - pensent-ils - de bien des écueils, les hissent d’un désespoir qui pourrait les terrasser. En vérité, ils ne parviennent qu’à se tromper, à s’abuser eux-mêmes mais ils feignent de croire que nul n’a perçu leur manège et que, de ce fait, leur honneur est sauf.

   Peut-être, le jeu à instaurer, avec ces choses de l’inapparence, est-il celui-ci : s’identifier, faire unité, se fondre dans une symbiose avec leur singulière tournure ? Voici ce que j’ai à dire, dans l’intimité qui est la mienne, qui rejoindra celle du mince événement qui me fait face. Il n’y a nulle différence, d’elle la haie, à ma conscience qui la vise. Mon âme est ce clavier de bois sur lequel jouent tous les échos du monde, s’appuient les meutes de vent, se pose le flux monotone de la pluie, que frôle le rire des enfants, je les aperçois, loin, là-bas, sur quelque plage où ils font flotter les queues libres et bariolées de leurs cerfs-volants.

   C’est un intense bonheur qui arrive lorsque, enfin dépouillés de nos habituels artifices, libérés de nos multiples simagrées, nous rejoignons ce Simple qui nous parle le langage de la nature, ce Simple qui fait confondre notre silhouette avec les choses alentour sans qu’il n’y ait de hiatus qui les situe à l’écart l’un de l’autre, dans une superbe qui les glacerait tous les deux, sans espoir d’un possible retour, d’une supposée confluence. L’objet se donne en confiance, que j’accueille depuis cette plénitude qui ouvre et déploie l’arc-en-ciel merveilleux des possibles.

   Bien sûr, il y aurait beaucoup à dire de cette mince cloison qui se lève au-dessus de la plage. Dire qu’elle est le réel, le présent nu, effectif, ce qui se donne dans l’instant et ne connaît plus son passé, n’envisage nullement encore son futur. Elle est là, à simplement être là, à prendre figure dans son immobilité même. A vrai dire elle n’a pas d’histoire - elle n’est pas comme les hommes qui sont toujours entre deux aventures et, pour cette raison, ne peuvent se détacher de leur temporalité, hier qui les fixe, demain qui les condamne -, elle n’a pas de narration à nous proposer. C’est nous les hommes qui, la visant, brodons à l’envi les arabesques qui conviennent et meublent notre insatiable imaginaire. Nous sommes, irrémédiablement, - c’est notre essence -, des chercheurs de sens. Ceci fait notre grandeur aussi bien que notre constant désarroi. C’est pourquoi, toujours, nous sommes en quête d’une justification, d’une rationalisation, d’un jugement dont nous espérons que leur existence nous sauvera du désastre. Mais la chose, elle, qu’a-t-elle besoin de prouver, quel langage a-t-elle  à tenir afin que nous la considérions comme digne d’intérêt ?

   Il lui suffit d’être dans sa propre liberté-vérité, cette présence qui dure et tire sa joie précisément de cette durée. Toute chose est parce qu’elle est et ne demande rien en retour. Et que nous importe sa fonction : séparer deux territoires, diminuer la force du vent, lutter contre l’ensablement, fixer le sol ? Sans doute faut-il s’extraire de cette tendance fondamentale qui consiste à tout instrumentaliser, à tout objectiver. Car notre relation à la chose n’est nullement de l’ordre de l’objet, mais de celui du sujet, donc d’une nécessaire subjectivation des rencontres que nous faisons. Il nous faut renoncer à notre vue de géomètres et chausser nos yeux de lunettes poétiques, les seules au gré desquelles ce qui est là-devant s’annoncera comme quelque chose avec quoi dialoguer, avec quoi ressentir.

   Oui, je sais, ma pensée est fluctuante, comme sont mobiles les vagues, comme sont agitées les têtes des oyats sous la poussée du vent venu du large. Et alors ? C’est peut-être une façon de donner à l’immobile quelques gestes, de lui confier la tâche de nous faire voyager en sa compagnie. Matin. Soleil bas à l’horizon. Une boule blanche qui ne connaît encore le lieu de son effervescence. La plage est déserte. Elle est comme une « Vallée de la mort » où ne s’impriment ni les pas des hommes, ni les galops des chevaux, ni les cris des enfants s’égaillant parmi les volutes d’air. Le large plateau de sable est encore parcouru des sillons de la nuit, des flocons de rêve s’y amarrent, des blocs d’imaginaire s’y montrent, y font leurs bulles irisées, des projets s’y lèvent à peine que l’ombre retient afin que, pas encore déflorés, ils aient le temps propice à leur longue maturation. Les boules des nuages courent tout en haut du ciel, on dirait de rapides congères cherchant le chemin de leur prochaine aventure. Il n’y a pas de bruit et seul le lourd mouvement de la mer se laisse deviner, tels les tentacules venus d’un lointain abîme.

   Tout est ramassé en son être. Tout est condensé qui attend le dépliement des choses. L’attente comme sens zénithal inclus dans la texture même de la matière. Les fibres des lattes de roseau sont serrées qu’un fil de métal traverse afin d’en faire une ligne continue, une forme unitaire, un genre de paravent qui ne diffère nullement de soi mais glisse le long de sa substance, pareil au discret ruisseau s’abritant sous la faille souple des ombrages. Il ne faut nullement se distinguer de soi, s’étaler dans une tentative de conquête qui annulerait sa propre essence. Il faut faire l’ombre la plus étroite, se confondre avec son souverain repos, donner corps, seulement, au ténu, au mince, à l’inséparable.

   C’est uniquement dans cette indigence-là que l’on peut connaître l’espace pareil à la meurtrière de la vérité. Toute vérité passe par ce resserrement, ce goulot, cet isthme pour la seule raison qu’elle est si délicate, si ténue, un courant d’air pourrait en faire dévier le sublime chemin, une trop forte lumière en atténuer l’éclat. C’est fragile comme un cristal, c’est illisible comme un vieux document, c’est le crépitement d’un fil d’Ariane dans la seconde qui tressaille, le miroitement du jour dont jamais l’on ne peut trouver l’origine, tenter de le deviner et le temps passe qui nous laisse sidérés d’être une si ineffable trame, juste une poudre, juste une sensation à fleur de peau, un frisson qui ne s’attarde, ne vit que de sa propre disparition.

   S’élargirait-on, glisserait-on que, déjà, l’on serait dans le monde des connivences et des approximations. Déjà l’on  ne serait plus en l’entièreté de soi mais dans un commerce avec ce que l’on n’est pas : avec l’agitation de la mer, les assauts du vent, la brûlure du soleil. Mais encore, ici, il n’y aurait que moindre mal. Le pire serait de se prendre pour QUI l’on n’est pas, pour cette silhouette qui erre à l’horizon, pour cette jeune esquisse qui flotte en amour, pour ces ambulantes figures qui ne nous toisent même plus, tellement elles sont loin de notre existence celée sous l’indifférence du monde.

   Oui, les choses parlent, mais un langage si minimal, si faible que nous ne les entendons pas, que nous les croyons muettes. C’est un langage intérieur, une parole de bois, des voix de fibres, des craquements parfois, des étirements pareils à ceux des félins. Non, certes, ces modestes bouts de bois ne font guère le dos rond. C’est bien plutôt dans l’attitude longiligne, dans le silence à peine dilaté de leurs jointures, c’est du bruit, pareil au craquement des mandibules sur l’épiderme lacéré des feuilles.

   L’intérieur alloué à l’intérieur, c’est là le domaine de leur somptueuse liberté. Le bout de bois s’exilerait-il de sa propre nature qu’il menacerait d’endosser la nôtre. Or, que lui offririons-nous de mieux qui les épanouirait et les porterait au-delà d’eux-mêmes ? Une friandise, un gadget dans l’air du temps, un refrain à la mode ? Non, ils ont mieux à être. Leur existence est une simple insistance à persévérer dans la fibre même qui les constitue et les soustrait à notre regard blasé. Les choses n’ont jamais porté de masque. Ne leur imposons pas nos habituels habits de Pierrot, ne les dissimulons pas sous des heaumes ou bien des masques d’Arlequin, Sganarelle ou Pantalone. Peut-être savent-ils, mieux que nous, de quel bois ils sont faits ! Toujours les attendons-nous dans de consternantes figures d’ustensiles mais, avant tout, ce sont des êtres. Oui des ETRES !

 

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1 avril 2020 3 01 /04 /avril /2020 08:31
Al centre del món

Montserrat, pèlerins devant la basilique

 

(c) Thierry Cardon

 

***

 

 

   Je ne sais le motif que représentent les sgraffites réalisés d'après les dessins de Josep Obiols. Je ne sais quelles sont les significations symboliques de ce bestiaire taillé dans les veines du marbre noir et blanc. Tout au plus pourrais-je me hasarder à bâtir quelques hypothèses simples, dire la bonté évidente du dauphin, l’agressivité du saurien. Ainsi seraient délimitées les deux aires antinomiques des deux universaux du Bien et du Mal que viendraient renforcer la présence nocturne de l’ombre inquiétante, l’apaisement solaire de la lumière. « Pèlerins » nous dit le commentaire de l’image. « Pèlerin », « étranger », « l’homme de passage sur cette terre », nous dit le dictionnaire étymologique.

   Certes, il s’agit bien de « passage ». D’un lieu à un autre, d’un temps du projet à celui d’une réalisation, de la réserve croyante à l’exercice de la foi, de la sphère quotidienne du profane à celle, tissée d’exception, du sacré. De « passage » du réel concret à cet espace métaphysique qui bourdonne au loin et ne se donne jamais que sous les traits de brume de l’imaginaire. Ici, sur le parvis que sépare en deux, telle l’enceinte de l’arène, la vivante clarté, aussitôt néantisée par le deuil de l’obscur c’est toute la tragédie humaine qui trouve la scène de sa donation la plus verticale, la plus crue. Don de la vie entraînant dans son cruel sillage le contre-don de la mort.

   Ici, sous le soleil ardent de Catalogne, cessent toutes tentatives de se réfugier dans la toile douce des illusions. Image se reflétant dans la stupéfiante chorégraphie taurine : l’épée du matador brille qui va porter l’estocade, va immoler la fougue brune sous le linge de deuil qui signera la puissance de l’homme, la défaite de l’animal agenouillé devant son Maître. Etrange dialectique du Maître et de l’Esclave qui est la simple et irréductible duplication du processus du vivant qu’entame, dissout, peu à peu, celui de la mortelle condition.

   Mais on dira plus volontiers, « al centre del món », comme isolé en sa singulière insularité, là au milieu du parvis, loin de tout souci de perte, de chute, l’irrépressible force de l’Amour, sa vie aux côtés de l’Ange, sa lutte avec l’haleine acide et froide du Démon. Oui, ces pèlerins, ces passants sur cette terre, s’étreignent, pris d’un évident bonheur, disposés aux effusions de la joie. Ici, dans la lumière de midi, dans la force de l’ascension zénithale, ils paraissent hors d’atteinte comme si une mystérieuse présence les protégeait de tout effroi, les portait hors de toute inquiétude.

   Pourrait-on seulement imaginer voir se déliter cette union, fondre cette osmose, se scinder cette sublime dyade ? Nous, qui regardons, qui sommes des gens de bonne foi, des humanistes pratiquants, abritons cet amour sous l’auvent largement déplié de notre conscience. Et si nous le faisons avec une si grande générosité, c’est bien en direction de ce couple touchant, mais aussi pour nous rassurer nous -mêmes. En quelque sorte, imaginer le malheur de l’autre, c’est en même temps postuler le sien propre. Or nous ne le voulons, l’écartons de toute la force de notre volonté.

   Nous regardons et nous nous retirons car il y aurait impudeur à observer cette scène plus avant. Les Amants, eux, ne connaissent ni pudeur, ni impudeur. Hypnotisés, anesthésiés par leur amour, ils sont au-delà de toute préoccupation contingente. Ils sont au Paradis, entourés d’animaux affables et beaux, de fleurs merveilleuses, de ruisseaux qui tintent tel le cristal, de prairies aux croupes somptueuses. Ils sont avant la Pomme. Ils sont avant la Chute. Ils sont dans l’ignorance du Mal. Ils sont dans la conscience souple et duveteuse de la vie. Ils sont dans un berceau de pétales. Ils ne connaissent pas la brûlure des épines. Ils sont sur leur nuage et ne craignent de tomber puisqu’ils n’ont jamais expérimenté ce que tomber veut dire. Ils sont en sustentation, en flottement d’eux-mêmes, des autres, du monde. Ils sont des oiseaux de haut vol qui ne connaissent de la terre, tout en bas, que leur propre vertige de planer haut, de ne souhaiter que ceci.

    Bien évidemment, nous pourrions suivre cette bluette à la trace et ne s’enquérir de la suite. Ainsi font les enfants inquiets qui referment le livre du « Petit Chaperon Rouge » avant que le loup n’ait mangé la grand-mère. Mais telle est notre condition d’existants qu’il nous faut assister à la manducation et, si possible, en ressortir indemnes ou, à tout le moins, point trop terrassés par la peur. Ces Amoureux, dans leur cercle d’apparente félicité, sont-ils au-delà de toute atteinte ? Sont-ils en île d’Utopie où ne croissent que les idées généreuses et les projets ailés ? Sont-ils si occupés d’eux-mêmes, dans le cocon d’une juste réciprocité, que les choses terrestres ne sauraient les atteindre ? Sont-ils pourvus de la grâce de l’immortalité ? Voient-ils l’Absolu  d’où toute possibilité de ténébre existentielle serait définitivement exclue ? Sont-ils VRAIMENT au Paradis ?

   Poser toutes ces interrogations consiste, bien évidement, à fournir la réponse. Non, ces Amants ne sont pas en Terre d’Eden. Ils sont en « terre terrestre » et peut-être d’une façon plus urgente, plus visible que celle des autres passants qui s’égaillent sur le parvis dans une manière de superbe autarcie, de constante solitude. Rien n’est plus fragile que le bonheur lorsque, pointant le bout de son nez, il se poudre de gris, dissimulant son visage sous une pellicule de fard.

   Tout amour, par nature, porte en soi les ingrédients de son propre drame. Et ceci n’est nullement une idée de sceptique ou une assertion de stoïque. Le tissu humain est ainsi fait qu’il dessine toujours, sur son envers, les rugosités que son endroit dissimulait sous les caresses de la soie. Donc, ces Amants sont certes des pèlerins en chemin. Mais vers quoi ? Mais vers le Purgatoire dont les portes communiquent avec celles d’airain, de l’Enfer. En réalité ils entreprennent, à rebours, le « pèlerinage » de Dante.

   Partis du Paradis où brille Dieu en personne, ils vont passer par le Purgatoire avant d’atteindre les neufs cercles de l’Enfer où habite le Diable entouré de cruels Démons. D’un lieu de béatitude, l’Amour, ils passent à un lieu de Ressentiment au préjudice de leur vie. Ils font le trajet stupéfiant de la Vie à la Mort ou, si l’on veut, de l’exister à la conscience du ne-pas-exister, de l’immortalité à la finitude. Comme l’on passerait, sans transition, de la plénitude de l’amour aux affres du désamour, de la rutilance du sens aux éclipses définitives du non-sens. Ont-ils d’autre choix que celui-ci dont l’affliction est à la hauteur de toute aporie ? Certes non, à moins de se réfugier dans la mansuétude d’un romantisme désuet.

   Sans souci de surinterprétation de l’image nous pouvons facilement y reconnaître les quelques cicatrices au gré desquelles la « maladie de la mort » va surgir irrépressiblement sans qu’il soit en la mesure de quiconque d’en enrayer les funestes desseins. L’Amant (nommons-le Adam, dans le pur souci d’une provenance originelle) fait face à son destin, fait face à la Basilique qui est le temple de Dieu. Il semble même en soutenir le regard, en faire l’épreuve. Mais ceci, ce geste profondément iconoclaste (nul ne peut fixer la Présence Divine), il ne peut le « payer » qu’au prix de sa vie. On ne saurait toiser impunément Zeus. Le foudre frappe qui réduit à néant.

   Quant à l’Amante (nommons-là Eve par pur souci de symétrie), contrairement à la fable de la Genèse, elle est entraînée dans sa propre perte par la chute de son Amant. Justice est donc rétablie, si l’on peut dire, par symbole interposé. Que l’origine de la « perte » soit un fait masculin ou féminin importe peu, c’est la Chute qui compte et elle seule qui ouvre toutes grandes les Portes du Tartare.

   N’y aurait-il eu péché, les Originels se fussent-ils exonérés de mourir ? Ceci n’est que broderie du dogme pour les ignorants et les crédules. Nul besoin de justifier notre chemin mortel par quelque supercherie. Nul arrière-plan religieux qui pourrait adoucir nos peines. C’est en pleine lucidité, là au soleil de midi, là « al centre del món » que tout se joue parmi les gracieuses cabrioles des dauphins et les dents aiguisés des sauriens. Nulle part ailleurs ! Qui donc pourrait s’inscrire en faux contre une telle vérité ? Toujours la vérité blesse qui soustrait à nos vanités, à nos séduisantes mythologies, à nos trompe-l’œil en forme d’image d’Epinal les horizons d’une vie qui n’en serait une, seulement un genre de comédie se satisfaisant de ses propres tours de passe-passe ! Voir et ne nullement ciller, voici la seule et unique règle. Toujours, existentiellement approchée, cette dernière, la règle, est-elle trempée dans le métal le plus résistant. Et notre force décroît qui ne saurait en faire plier la cruelle matière !

 

 

 

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