Source : Wikipédia
Pré qui appelle
De Lucien au bocage il n’y avait qu’une seule ligne, infiniment souple, docile, toujours disponible. Lucien était né dans le bocage. Lucien était fils de cette mosaïque d’herbe, héritier des haies qui parcouraient l’étendue libre, ami des boules sombres des arbres, intime, ici, de cette touffe de joncs, là, de cette doline d’eau qui vibrait sous la courbe du ciel. Il ne pouvait y avoir ni séparation, ni éloignement. Sans le bocage Lucien n’était pas. Sans Lucien le bocage n’était pas. Union singulière de l’Homme et de la Nature. Chant du pré qui appelle. Parole du berger qui lui répond. Hors de cette contrée amicale il n’y avait de sens, de compréhension, de justification possible d’une existence.
Là, dans le paysage fondateur
Il fallait être là, dans le paysage fondateur de l’espace disant, être là en toute humilité, en toute présence. Sortir de l’abri, le matin, humer l’air bleu, frais, en sentir le trajet lumineux dans la chair encore endormie. Il fallait des sabots de bois à l’étrave recourbée, emplis de paille neuve. Il fallait la vareuse de toile, sa rustique découpe, son allure roturière, les crins des moutons qui y traçaient leur route plurielle. Il fallait cette allure de franche participation avec tout ce qui était, tout ce qui signait une union irréversible de l’être en relation avec cela même qui le désignait au monde comme cet homme-ci, non comme cette abstraction des villes ou les Existants n’étaient que des fantômes de brume, des silhouettes pressées dans les inquiétantes couleuvrines des rues, de vagues apparitions sur les vastes agoras où soufflait le vent de l’absence. Être un parmi la foule ne présageait jamais rien de bon. Sauf la dissolution, la perte, l’étrangeté à soi. Combien Lucien se tenait, par nature, à distance de ces agitations, ces bruits, ces mouvements pareils aux vortex dans lesquels s’engouffraient quantité de vies humaines. Une perdition à jamais de soi dans les mailles emmêlées du souci, de l’occupation qui, lentement, boulottaient le peuple des urbains sans qu’ils en sentent le vénéneux projet.
Amicalité
Lucien était né, il y a longtemps - quatre vingts ans bientôt -, sur cette terre des Hauts qui ne vivait que d’élevage, d’air pur, d’horizons vastes, d’océan vert, cette herbe qui nourrissait animaux et hommes en un seul et même geste. Alors comment pouvait-on témoigner d’un attachement au sol ? Tout le lexique convenu - « osmose », « fusion », « accord » -, manquait sa cible. Il suffisait de parler d’un événement si simple et si prodigieux à la fois que les mots étaient des genres de coquilles vides, d’échos qui résonnaient dans une manière de vacuité. Parfois le langage était cette outre pleine qui peinait à dire le frugal et le retenu. Quel lexique aurait mieux été adapté que celui d’amitié, peut-être d’amicalité, cette disposition de franche empathie aux choses posées devant soi dans l’humilité, le don immédiat, l’évidence de figurer au monde, de se disposer à toute venue qui s’annonce sous la figure du préservé, du confiant, du limpide. Sans doute la métaphore était-elle plus encline à témoigner de ce statut déconcertant en raison de son apparent dénuement. De l’Homme d’ici à la Nature qui l’accueille, comme le bruissement d’une source, d’une présence qui se donne, d’une eau qui féconde le ciel, irrigue la prairie, le tout dans une telle harmonie qu’il n’y a plus de partage et le ruisseau s’écoule vers l’aval avec la belle assurance d’une plénitude, d’un dessein accompli.
Biographie
Lucien avait donc toujours vécu sur ce lopin de terre que délimitait seulement son amour pour le boqueteau, le fourré, la haie épineuse, le tapis rugueux de la prairie. A la mort de ses parents il avait hérité de cette petite ferme, du troupeau, du bâton, de la tondeuse, de quelques outils rudimentaires qui suffisaient à l’entretien du paysage. Seul son service militaire l’avait éloigné de « son pays ». Dans ses trente ans il « avait pris femme » et sa vie s’était déroulée sous les trois signes de l’amour. De l’épousée, du troupeau, du bocage dont il paraissait la pure émanation tant il y avait d’affinités réciproques. Son ambition limitée à une existence paisible s’était si aimablement accordée à ce rythme que tout avait coulé entre les rives du destin sans accroc, d’une façon heureuse. Il n’avait eu de désir que de se réaliser lui-même selon cette pente qui le portait en soi, en dehors de soi sans qu’aucune césure pût y introduire son étrange bourdonnement.
Les Rois Mages
Novembre a sonné et ses frimas blanchissent le bocage, poudroiement dans l’enceinte lisse des jours. Ce matin de dimanche Lucien s’est levé alors que le jour bleuissait à peine les collines, que le bruit de la vie n’avait encore nullement essaimé ses grappes, jeté ses trilles sur la nature pliée dans un songe infini. Il a enfilé ses sabots. Il est sorti dans l’air qui crisse. Il est allé jusqu’à la bergerie saluer les trois moutons qui lui restent : Balthazar, Melchior et Gaspard, ses « rois mages » dont il espère qu’ils lui montreront le chemin d’une bonne étoile. Il passe sa main dans les fourrures endormies, il hume le suint, il tâte la peau à la douce chaleur, il parcourt les sentes de cela qui l’a constitué en tant que berger, qu’homme aussi. Pour lui les deux conditions sont tellement indissociables. Les Rois Mages bougent à peine enroulés dans leurs boucles de laine. Seulement le flux et le reflux de la respiration, cet apaisement, ce baume, cette confiance envers toute chose quand l’âme est au repos. Oui, l’âme, ces bêtes en sont pourvues et de belle manière. Quelle fidélité, quelle recherche de l’ami, du protecteur, de celui qui tient le bâton et siffle pour héler son chien, lui donner sa mission. Vénus est là, d’ailleurs, la « Belle Etoile », cette Pyrénéenne qui garde le troupeau, qui suit Lucien comme son ombre. C’est rudement présent un chien de berger. Si attentif à sa tâche, si dévoué, si justement accordé à la voix du maître, à ses déplacements, à sa respiration. Beau sentiment poétique de ce qui s’annonce comme la jonction de deux volontés, de deux missions que la nature révèle et amplifie.
Loriane, l’Aimée
Tellement de complicité entre eux. Tellement d’amour. Et combien cet amour vient combler un vide, une béance, Loriane, l’Aimée n’est plus, partie il y a peu au pays des songes. Seule une photographie jaunie dans un cadre de verre sur le buffet de la cuisine. Alors il faut occuper le long corridor du temps, le meubler, tailler une haie, clouer un fer au sabot, soigner les moutons, leur apporter une friandise, une touffe de luzerne, un boisseau de seigle, une pierre de sel. Ces gestes si minces sont une faveur, l’ombre légère d’une grâce, une étincelle pour le cœur dans la nuit de l’esseulement, le froid qui gagne le corps et la neige sera bientôt là qui fera son ineffable linceul blanc. Comme une traversée du désert avant que l’oasis aux verts ombrages ne soit rejointe. Prendre patience. Piocher dans les plis de la mémoire la pierre vive des souvenirs, les étraves lumineuses, les chemins de clarté : un jour de fiançailles, un repas au bord de la rivière avec l’incarnat du vin pour rire et chanter, une veillée au coin de l’âtre, le crépitement des châtaignes, leur odeur caramélisée, leur peau brûlée telle un charbon. Il faut archiver dans les feuillets du souvenir avant que les images ne s’éteignent, que les paroles ne s’enrobent de silence, que les gestes ne disparaissent dans cette inconsistance, loin là-bas, dans le film qui tressaute et vacille, au bord d’un possible évanouissement.
Charles, l’Ami de toujours
Il commence à faire bon dans la pièce où brûle un feu de bois. La cuisinière est prête qui, bientôt, recevra la tarte aux pommes. Ce que préfère Lucien. Ce que Loriane lui a appris parmi mille autres minces choses, coudre un bouton, repriser une chaussette, faire mijoter un civet. Il est bien aise, maintenant qu’il est seul, d’avoir appris cet alphabet si utile, si émouvant aussi quand il évoque les moments qui présidèrent à leur venue au jour. Mais à quoi bon regimber, se battre contre des moulins, se plaindre du gel ou bien de la chaleur d’été ? Sa vie, ou ce qu’il en reste, il en a assemblé les morceaux épars, un chiffon rouge ici, une dentelle là, un carré de Vichy ailleurs : un patchwork en somme dont il tente de faire tenir ensemble l’histoire un peu défaite, les fils un brin distendus. Heureusement, il lui reste Charles, l’Ami de toujours, le fidèle qui répond présent aussi bien dans les moments de joie que lors des abattements, des épreuves.
Charles, Lucien
Charles et Lucien, c’est une ancienne et longue fable qui déroule ses péripéties lors d’un temps dont l’origine est presque inatteignable. Cela devient si confus les événements qui se perdent au loin. Cependant quelques résurgences claires, quelques certitudes avec leur belle ineffaçable géographie. Toujours une avancée pareille à une cordée d’alpinistes sur le flanc escarpé de la montagne. Depuis la Communale un parcours parallèle avec des croisements, des éloignements parfois, mais mesurés, mais si proches malgré les bifurcations de la vie, si lisibles dans les effusions justes des retrouvailles, des colloques, des bavardages. Lucien était un garçon appliqué qui travaillait ses leçons en classe avec la même assiduité qu’il mettait à inciser, dans un bâton de noisetier, cette spirale blanche qui était sa marque de fabrique. Charles était certes sérieux mais plus enclin à se laisser divertir par le vol d’une mouche, le passage d’une fille plus tard, le refrain de quelque bal où il allait tourner la valse pour le grand bonheur de ses « cavalières ».
Moirures de la joie
C’est étonnant la divergence des chemins, le retournement des choses, les sauts de carpe de la logique. Lucien qui aurait dû devenir maître d’école avait choisi la voie du berger. Charles dont l’itinéraire supposé aurait dû être celui d’un métier manuel, s’était retrouvé instituteur, travail qu’il avait accompli avec tant de passion que les palmes académiques lui avaient été décernées. Il en avait affiché la discrète présence sur le mur de son salon entre des rangées de livres studieux et de revues anciennes dont il était friand. Lui, le coureur de jupons, avait signé une charte qui l’avait lié à un célibat assidu que quelques trouées « coquettes » avaient ponctué de leur chant polyphonique. Voilà, maintenant il vivait en ville, dans un appartement modeste mais plutôt arrangé avec goût, parmi ses ouvrages et ses collections de vieilles cartes. Il avait toujours éprouvé une véritable passion pour l’imprimé et les voyages. Ici se réunissaient, dans un même creuset, papier armorié et lointains horizons et ceci suffisait à son bonheur. Assez souvent il se rendait dans la cathédrale voisine, non en raison d’une foi, d’une croyance, seulement pour le calme qui régnait sous ses immenses voûtes, pour la lumière multicolore qui, traversant les vitraux, venait poser sur ses lectures les moirures du bonheur.
Ce dimanche est paisible
Lucien a verrouillé la porte. Les trois moutons sont dans le pré. Vénus en aura la garde pour la journée. La vieille Traction crachote dans le matin brumeux. La Traction, cette vénérable qui pourrait constituer l’archive d’une vie. Les grandes virées de la jeunesse avec Loriane en beauté, chemisier ouvert sur une gorge aussi délicate que laiteuse, un chapeau sur des boucles châtain, un peu de noir aux yeux, ces perles qui brillent encore dans l’obscurité. Son empreinte douce est encore ici sur l’accoudoir de tissu, là sur le pare-soleil, là dans le cercle noir du volant. C’est, pour Lucien, un bonheur traversé des larmes de la perte. Ce sont des trouées de soleil et des clignotements blancs dans la taie sombre des jours. Ainsi la mesure des choses, parfois l’écartèlement du temps, parfois un miel diffusant sa plénitude dans l’air embaumé de saveurs printanières. Mais à quoi bon servirait-il de ternir cette journée ? Charles attend et Lucien à mis dans sa musette une bouteille qui réjouira les cœurs, une tarte qui scellera, une fois encore, une amitié indéfectible. Ce dimanche est paisible comme tous les dimanches en ville. Les premiers faubourgs, les scintillements de la rivière, les collines au loin où paissent les Rois Mages, où veille Vénus, où attend la demeure de pierres. Quelques personnes déambulent, d’autres attendent l’ouverture de ce Musée récemment ouvert qui attire beaucoup de curieux. Lucien n’est guère au fait des choses de l’art. Un questionnement seulement, un regard distrait puis la perte des œuvres dans le carrousel des heures.
Jour de relâche
Un jour cependant l’art s’était manifesté d’étrange façon. Il avait garé la Traction en contrebas du Musée, intrigué par ce vaisseau de métal rouillé aux impressionnants porte-à- faux, aux audaces architecturales qui l’interrogeaient, lui l’homme de la nature et de la prairie bocagère. Il s’était avancé sur la grande plateforme qui longeait le bâtiment. Quelques lumières dans le hall d’entrée. Il avait essayé d’apercevoir ce qui se trouvait à l’intérieur. Une jeune femme avait surpris cet homme qui, visiblement, cherchait à savoir quelque chose des œuvres. Elle avait ouvert la porte de verre, invité Lucien à entrer. C’était jour de relâche mais, si Lucien le souhaitait, elle l’autorisait à visiter les salles. Lucien avait accepté avec joie, ne sachant pas très bien ce qu’il allait découvrir.
Tout dans le noir
Tout était dans le sombre, tout dans le noir que ponctuaient seulement quelques faisceaux de lumière habilement dirigés sur les toiles. Il était SEUL, là face à l’Enigme. Les toiles, à l’exception de quelques unes traitées au brou de noix (ceci l’avait fait sourire, que l’on puisse faire de l’art avec si peu), les toiles étaient entièrement noires. Un peu comme une nuit sans étoiles. Ou plutôt, si, des trajets de comètes, leurs cheveux brillants griffant l’obscur à certains endroits, en ménageant d’autres qu’habitait la naturelle densité d’une teinte si mystérieuse, si clouée à son destin. Comme une fermeture et pourtant ces surfaces parlaient, témoignaient d’autre chose que d’une simple mutité. Sous le faisceau des projecteurs, des sillages naissaient du noir, montaient du noir, se donnaient à voir dans toute la beauté de leur étrangeté. Lucien ne comprenait rien de ce qui se jouait là, dans le silence de la pièce, dans le sourd bruissement de l’art. Cependant, il devait se l’avouer, il était, en une certaine façon, « retourné », questionné par ce qui, de toute évidence, avait un sens que son ignorance des choses créées ne pouvait que soustraire à sa vue.
Artiste du quotidien
Oui, combien il aurait aimé entendre une personne avisée lui dire la valeur de la lumière, la signification de ces lignes qui entaillaient la matière, travaillaient la forme au corps, la métamorphosant en autre chose que ce qu’elle était, sans doute l’occasion d’une joie pour qui avait été initié à ses arcanes, introduit dans sa chair prolixe, inondé d’un savoir dont la saveur ne pouvait s’expliquer, seulement se sentir de l’intérieur, un peu comme on est dans le contact immédiat de la fleur du champ, des feuilles de la haie, de la laine du mouton, du travail du chien qui rassemble les égarés. Peut-être la tâche de l’art n’était-elle que ceci, partir d’un éparpillement des formes, les assembler, les amener à proférer et ceci était la mission belle et mystérieuse de l’artiste. Lui, Lucien, à sa manière, était un artiste du quotidien, du tout-venant, dresser une haie de telle ou de telle façon, tondre les moutons avec application, faire travailler Vénus et, surtout, peut-être, faire renaître dans sa vieille tête cabossée les lueurs d’autrefois, le sourire de Loriane, sa toilette de jeune mariée, son éclat sur le pré vert, son entente simple des choses, ce bonheur puisé à regarder le monde, à dresser une table, repasser une nappe brodée, faire un bouquet de quelques jonquilles des champs. Là, dans la discrétion du Musée, parmi tant d’oeuvres déroutantes, il s’était posé la question de savoir comment l’on pouvait estimer une création, la faire sienne, l’inclure dans le tissu serré de l’existence. Oui, il demanderait à Charles, lui qui furetait toute la journée dans ses bouquins, il devait savoir et puis c’était son rôle d’instituteur, sinon il aurait mieux fait d’être berger et de n’ouvrir que le livre de la nature.
Bocage dans la cité
Dans le dédale des rues tortueuses du Moyen Âge, maintenant. Les passages sont si étroits qu’il faut anticiper chaque virage, avancer prudemment, tirer sur le grand volant de bakélite. Heureusement, en ce dimanche, les passants sont rares. Parfois quelques badauds qui lèchent les vitrines, quelques enfants qui glissent sur leurs trottinettes le long des trottoirs. Sur la petite place, Lucien a trouvé un endroit où stationner. Presque devant chez Charles. C’est si calme, on croirait le bocage échoué en plein cœur de la cité. Parfois quelques feuilles qui s’envolent, le chant d’un oiseau, l’éclaboussement gris d’un pigeon dans l’eau étale du ciel. S’il osait, Lucien irait s’asseoir sur ce banc de la place qu’un arbre abrite de ses frondaisons. Ce serait un peu comme depuis la niche de Vénus, un observatoire des mouvements et des odeurs, des lumières, des passages des hommes, cette avancée sur les marches de l’existence. Et puis il aimerait voir les jupes en corolles, les tables animées des bistrots, les femmes sortant des boutiques, leur agitation gaie, telle des perruches.
Musique au coeur
Mais il faut sortir du rêve, regagner ce sens du réel au centre duquel Charles se trouve. Peut-être, impatient, regarde-t-il à la fenêtre, celle qui donne sur cet ilot au cœur de la ville. Entre une pharmacie et un magasin de lingerie, une porte cochère dans un renfoncement d’ombre. Un digicode sur lequel les doigts gourds de Lucien pianotent les chiffres qu’il a inscrits sur une feuille. Sa mémoire est si hésitante, imprécise, qui confond passé et présent, noms de personnes et de lieux. Il le sait, avant peu, dans le petit cercle grillagé il entendra la voix de l’Ami et ce sera déjà une fête comme autrefois au village en habits de dimanches et la musique au cœur. Cela hésite longuement et nul grésillement annonçant la parole. Lucien fait le code à nouveau. Peut-être Charles est-il occupé ? La musette pend à l’épaule lestée de la tarte - son odeur de pâte chaude encore -, alourdie de la bonne bouteille qui s’impatiente d’être débouchée. Un long moment ourlé de silence. Lucien, pour tromper le temps, lit les réclames dans la vitrine, un bon sirop pour la gorge, un baume pour panser des plaies, des lunettes de soleil pour abriter les yeux. Il n’ose se retourner pour regarder les froufrous, les dentelles, les petites buées dont les filles d’aujourd’hui vêtent leurs corps. C’était plus simple du temps de Loriane, les froufrous c’était juste pour les noces, le reste du temps c’était l’ordinaire mais il y avait tant de bonheur à la simplicité des choses !
Eviter les trous
Etrange tout de même. Charles, d’habitude, répond si vite à l’appel. Un peu perdu, Lucien fait tourner la clé de la voiture au bout d’une main qui tremble légèrement. Lui qui a mis son plus beau costume. Oui, un ancien, noir avec des rayures blanches. Tiens ça lui fait penser aux peintures de l’artiste du Musée. Que le monde est donc petit où tout se rejoint sous le même horizon. Non, Lucien de s’entêtera pas. A quoi bon, c’est comme pour son Aimée. Charles a dû oublier. Lourde la bouteille, pesante la tarte dont on ne sait plus rien, si ce n’est qu’il faudra faire midi avec Vénus en tête à tête et le bruit des moutons dans l’enclos. Ce ne sera pas un malheur, seulement une contrariété. Un dernier regard vers la vitre qu’occulte en partie un rideau de dentelles. Il n’y a plus rien à espérer que de poursuivre son chemin en évitant les trous, en contournant les flaques et les nids de poules.
Attelage de concert
La Traction a quelque peine à redémarrer. Faut dire elle doit, comme son propriétaire, avoir un peu d’arthrose. Si longtemps que l’attelage marche de concert. Sur le chemin du retour les immenses boîtes rouillées du Musée. Leur teinte si sombre, si bien accordée aux ciels d’hiver quand la lumière baisse, qu’il faut allumer la lampe, lui confier son visage inquiet. C’est étonnant tout de même ce pincement au cœur, on dirait qu’un bout de lui-même a été abandonné dans les grandes salles, tout près des œuvres noires. Mais voici bientôt la colline, les prés entourés de haies vives, la boîte aux lettres en bois avec sa pancarte « Peyriac », oui le pays des pierres et des prés, le pays du bocage et des landes où il fait si bon vivre. Vénus est là qui frétille suivie des trois larrons. Il faudra arriver à s’en dépêtrer. Ils sont si affectueux qu’ils n’ont pas de limites. Ça vaudrait la peine, sans doute, de leur faire un peu de place dans la cuisine, entre la cheminée et la cuisinière. Mais ça aurait vite fait de devenir cabotin, de réclamer son dû, et puis, si Loriane voyait ça, elle serait gentiment fâchée, alors…
Qui chante de si loin
La table des dimanches a été mise. Ça ne remplacera pas le rire de Charles, sa bonhommie, sa finesse quand il évoque les poésies de Victor Hugo, son Gavroche, sa Cosette. Et puis les pages qui fleurent bon le temps de la Primaire, avec les « Semailles en Beauce » d’Emile Zola, les « Chasseurs de casquettes » d’Alphonse Daudet, la « Sortie de l’école » des Goncourt, un « Intérieur de Campagne » d’André Theuriet. Tout un monde qui n’est plus, qui chante de si loin et c’est un écho assourdi, une comptine pour enfants, un sentier dans les brumes, une pluie d’automne parmi le tapis de feuilles jaunes. Oui, pour le dessert Vénus aura sa part de tarte et Lucien son verre de vin, ce rouge rubis où dansent les flammes, il trinquera à la santé du Charles, lui qui n’aime rien tant que de lever son verre à la santé des Anciens et des Modernes.
Almanach Vermot
Un agenda de moleskine noire posé sur le buffet. Lucien le feuillette un peu à la façon dont, autrefois, on tournait les pages de l’Almanach Vermot, on riait aux illustrations, aux blagues, on répétait un calembour, on s’étonnait de son esprit rustique et cocardier. A la page du jour, juste du blanc et aucune note. Page suivante, celle du lundi :
Invitation de Charles.
Oui, voilà qui explique tout maintenant. Il pouvait toujours sonner le Lucien. Si ça se trouve, le Charles avec son antique Dauphine, il courrait les routes à la recherche d’un vieux journal, d’un manuel d’école avec les dessins d’autrefois, en noir et blanc, peut-être d’un livre de géographie avec ses cartes délavées, le tracé bleu de ses fleuves, les lignes noires de ses voies ferrées, le jaune du Quercy et du Rouergue, le vert pâle de la Saintonge et de l’Aunis, le rouge brique des Pyrénées. C’était si beau cette évocation des paysages, ces noms qui voyageaient, ces seuils de Naurouze et du Poitou qui ouvraient toutes grandes les portes de l’aventure. De l’esprit, du corps, de l’imaginaire. Ah il fallait l’écouter le Charles quand il s’emballait sur une page d’Histoire et disait la Prise de la Bastille (il voyait rouge), Bernard Palissy brûlant ses meubles, du Serf au travail (de nouveau il voyait rouge), de Jeanne d’Arc gardant son troupeau (il voyait les Rois Mages, il voyait Vénus, il voyait Lucien sur sa colline que balayait le vent). Oui, combien il y avait de plénitude contenue entre ces feuillets jaunis, combien de connaissances immédiates, de douces irisations de l’âme, de poésie vacante à seulement dire la feuille d’automne, la source parmi les touffes de cresson, la miche de pain sur la table, la cruche qui suait en été, l’éclatement des fleurs blanches au printemps, la fête des battages, les pampres de la vigne que le soleil badigeonnait de vermeil à l’approche du couchant.
Il aimera Charles
Demain sera là, bientôt. Il faut prendre patience seulement. Faire le tour des prés avec Vénus dans ses pas, se mêler aux bêlements de Melchior, aux sauts imprévus de Balthasar, aux coups de museau amicaux de Gaspard. Il faut faire tremper une soupe avec des tranches de pain, un peu d’ail, un œuf blanchi, quelques grains de poivre, un feu dans la cheminée, le reste du vin de midi, la tarte qui fleure bon l’amitié si proche. Il faut enfermer les bêtes dans l’étable, caresser longuement la toison de Vénus, envoyer un sourire aux anges, penser à Loriane dans sa constellation d’étoiles. La nuit est là avec son cortège de points blancs. Quelques nuages au loin, mais simplement d’écume, une décoration qui flotte au-dessus de l’horizon. Il fait bon dans le lit de chêne sous la couette qui fait sa bosse amicale. Il n’y a pas de bruit, sauf, parfois, le hululement d’une dame blanche quelque part dans les plis d’ombre. Bientôt le sommeil sera là. Son repos. Son réconfort. Ses rêves où se mêleront passé, présent et futur en une illisible toile pareille aux œuvres de nuit de l’artiste (on ne se souvient plus du nom, seulement cette attirance du noir, ce magnétisme, cette rutilance au bord d’une félicité), ce temps identique aux illuminations qui traversent la chair et présentent, ici le bouquet de saules et sa pluie, le visage ouvert de l’amour, la tresse de cheveux, le souvenir d’école avec sa cour gravillonnée, la couronne verte de son tilleul, le noir de son tableau. Le NOIR de son tableau.
« Tiens, demain, il faut que je pense à lui demander au Charles si on pourrait aller ensemble au Musée. C’est bête, voyez-vous, mais voici que je l’écris toujours avec une Majuscule, comme j’écrivais autrefois, sur mon cahier d’école :
Poésie, Leçon de morale, Géographie
Je crois que ça lui plairait. Et puis il connaît tant de choses, il pourrait m’expliquer. Ce NOIR, tout ce NOIR traversé d’éclairs de lumière, pareil aux soirs de lune pleine au-dessus de Peyriac. Ça me fait penser à Loriane, à ses yeux noirs que visitait la clarté. C’est peut-être pour ça que je les aime ces tableaux. Oui, je les aime et je lui dirai au Charles. Je crois qu’il aimera aussi. Oui, il aimera ! De ceci je suis sûr. Ça sert à ça un Ami aussi, surtout, à aimer les mêmes choses que vous : une étoile perchée sur un brin d’herbe, la glace qui fait briller l’étang, la phrase qui chante joliment au creux de l’oreille. Oui, ça sert à ça !»