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26 mai 2020 2 26 /05 /mai /2020 07:55
L’à peine bourgeonnement du jour

     Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

   Faut-il être distrait, au réveil, parmi le remuement discret de la brume, pour ne pas voir ce qui ne demande qu’à être vu. Le pommier en fleur avec sa nacelle de pétales blancs, l’oiseau qui traverse le voile d’air de son vol muet, les gouttes des nuages suspendues à la voûte du ciel. Je te sais attentive au moindre détail qui éclot, ici où là, avec son éventail de multiple beauté.

   Bien des marcheurs sont des égarés dans le fourmillement du monde. Leurs yeux sont des pierres sur lesquelles ricoche la lumière sans qu’elle vienne les atteindre en aucune manière. Ils sont perdus dans leurs rêves de songe-creux et nul événement ne les préoccupe qui ne soit lié à une fin, attaché à un gain, scellé à la  promesse d’un avoir. Mais qu’importent les distraits. Ils ne progressent que dans la flaque ténébreuse de leur ombre. Dans l’oubli du monde. Dans l’inconnaissance d’eux-mêmes.

   Ce que j’ai fait ce matin : simplement m’ouvrir à l’être des choses sans qu’aucune dette, aucun effort  ne soient liés à leur découverte. Sais-tu, il est si facile de s’absenter du rythme de la nature, d’oublier son immémorial balancement, de feindre de croire que la corne d’abondance est épuisée d’où plus rien ne s’annoncera que le vide.

   Ouvre ta main en toute innocence. Reçois le don d’une première pluie, la plume tombée du nid, le pollen que l’abeille t’envoie afin que ton visage rayonne de son éclat de miel.

   Distend la pupille de ton œil et s’y inscrira, tel un étonnant hiéroglyphe, le rameau semé de fleurs, bientôt de ces feuilles fragiles qui jouent en écho avec ta propre incertitude qui n’est jamais que ton doute foncier, ton avancée irrésolue sur les sentiers qui se perdent au loin. On n’en voit nullement le terme. Peut-être n’ont-ils pas de fin ? Peut-être sinuent-ils jusqu’aux limites de l’univers parmi la nitescence des étoiles ? Peut-être !

   Ce que j’ai fait ce matin : marcher au milieu des bois. Tout simplement. Connais-tu un autre lieu qui serait plus propice au recueillement, un autre site plus ouvert à la rencontre avec soi ?  Avec son propre, je veux dire. Non avec des formes hallucinées qui ne seraient que des faire-valoir, des miroirs aux alouettes, des décors en trompe-l’œil. Car, j’en suis sûr, tu es persuadée de cette vérité. L’osmose n’est que de soi à soi, sans distance, là juste au bout de la conscience. Sublime réversibilité du regard qui ne prend acte des choses qu’à mieux retourner en son antre.

   Les compagnons de route, les chemineaux de hasard, les nomades un jour croisés dans le clair-obscur de quelque caravansérail, tous sans exception ne sont que des miroirs qui renvoient les rayons au point focal que l’on sent là, posé avec la force d’une certitude, au centre irradiant de son propre corps. Toute autre considération ne serait que fallacieuse, périphérique, entachée de mensonge.

   Cette feuille qui, dans le frais de l’aube, faisait sa douce cantilène, son fragile déploiement, cette naissance qui me révélait son être, qui d’autre que NOUS DEUX en était témoin ? Qui d’autre, je te demande ? Un oiseau dissimulé dans le treillis de quelque futaie ? Un inconnu travesti derrière le tronc de tel arbre ? Dieu en personne depuis le Ciel où glissent les nuages ? Qui donc d’autre que nous échangeait cet événement à nul autre pareil : la confluence de deux êtres en leur unique ?

   Eût-il existé un témoin, cette singulière expérience en aurait-elle été augmentée en quelque façon ? Bien évidemment, non. La coïncidence est toujours de nature duelle, toujours conjonction de deux existences qui, l’espace d’un instant, fusionnent en une seule et unique réalité. L’amour entre deux amants est de même nature. C’est pourquoi il est si difficile de côtoyer cette véritable « monade sans fenêtres ». Tout visiteur est forcément de trop. Tout hôte jugé comme un intrus. Tout passant perçu indésirable.

   Sans doute as-tu éprouvé cet intense besoin de solitude lorsque, dans le secret d’un musée, telle œuvre te touche au plus profond de ton être. C’est alors vibration contre vibration. Energie insufflant sa puissance dans une autre énergie. Epanchement de soi à soi. Le soi de l’œuvre à la jonction de son propre soi. Aucune épaisseur entre la toile et la peau car toutes deux sont de même complexion et s’interpénètrent à la manière de deux tessons de poterie s’assemblant sous la figure du symbole. Une reconnaissance réciproque.

      Ce que j’ai fait ce matin : j’ai longuement déambulé parmi les chatoiements du peuple sylvestre, cueillant ici une écorce striée, là un gland avec son germe, une feuille dentelée, ajourée, qui me contait l’histoire du dernier automne. Il n’y avait nul étonnement à cela. J’étais UN parmi la communauté végétale et mon souvenir d’avoir été homme s’atténuait à mesure de ma déambulation.

      Pose ton pied bien à plat sur la motte d’herbe. Tâche d’en ressentir le continuel fourmillement. Pieds nus s’il te plaît, la seule façon d’être en contact avec la tribu des rhizomes qui parcourent l’humus dans la discrétion et l’assurance de leurs minces trajets.    

   Couche ta hanche tout contre la bille de bois. Tu en devines la vie cachée, ces cercles concentriques qui disent l’âge, la force, le vieillissement aussi, la texture en partance pour le long voyage vers l’inconnu.

   Soude ton ventre au bouquet d’airelles, à la touffe drue d’armillaires, tu seras immédiatement dans leur patrie. Peut-être y goûteras-tu les vertus soporifiques, hypnotiques des spores, identiques à l’impatience d’exister de tes propres fibres ?

   Plie la fente de ton sexe selon la volonté de la première hampe venue, cette crosse de fougère en son dépliement, jouis longuement de cette double possession. De la tienne, de la sienne. Ce n’est qu’une même chose. UN ressenti unique qui te déporte de toi, qui la déplace d’elle afin qu’un nouvel horizon soit connu, celui de l’Illimité.

   Seulement ceci a SENS. Seulement ceci vaut d’être vécu dans le plein d’une sensorialité qui chante et vibre au plus haut de sa modulation. En un mot : exulte à partir de toi, réjouis-toi, jubile, délire si tel est ton désir, si telle est l’emprise de la plante qui t’accueille comme l’un de ses rejetons. Tu n’auras d’autre lieu que celui-ci pour faire fructifier ton contentement, t’ouvrir à la promesse du jour. Lance ton être en avant de toi et rejoins-le en un seul saut, celui de ta délivrance.

   Ce que j’ai fait ce matin : simplement déclore le monde et m’y perdre,  tel le rameau lancé dans sa fragile existence. Lancé car rien ne l’y prédisposait sauf le dard aigu de la contingence. Suive-t-il son destin dans le grésillement de soi. L’espace est là qui attend !

  

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25 mai 2020 1 25 /05 /mai /2020 09:59
Charlie le chevrier

Source : ‘PAJU‘ – RTS

 

***

 

   Charlie est un enfant de la ville. Il a toujours vécu dans le labyrinthe des rues, parmi la circulation des voitures, au milieu des mouvements et des bruits divers. Un peu malgré lui, il faut bien l’avouer. Mais que peut-on faire d’autre que de subir cette existence urbaine lorsqu’on est le fils unique de parents fonctionnaires qui ne connaissent de la ruralité que quelques images d’Epinal ? Ses parents, en son for intérieur, il les nomme ‘ronds de cuir ‘, nullement d’une manière péjorative mais un peu à la façon de Courteline, avec humour et amusement. Lorsque, tout jeune enfant, Charlie le pouvait, il quittait la maison familiale et allait se promener au bord de la rivière, passant de longues heures à regarder le miroitement de l’eau, la chute des feuilles qui flottaient telles de minuscules embarcations. Parfois il bavardait avec un pêcheur qu’il connaissait, mais ce qu’il préférait c’était la solitude, la communion avec la nature. Il lui semblait alors que sa conscience s’emplissait de mille sensations qu’il pouvait archiver au creux de sa mémoire comme des biens précieux qu’il lui était loisible de ressortir, plus tard, quand il en éprouvait l’envie, afin d’en admirer le chatoiement.

   Charlie était, tout à la fois, un rêveur romantique et un garçon pragmatique qui ne dédaignait nullement de se servir de ses dix doigts et il n’était pas rare qu’il sculptât quelque branche de noisetier, il en découpait l’écorce en forme de spirale blanche, laquelle courait du haut en bas de ce qui deviendrait son bâton de marche. D’autres fois, d’une tige de sureau dont il évidait le cœur, il fabriquait un pipeau avec lequel il improvisait quelque romance. Charlie, on l’aura compris, était un cœur simple, au caractère limpide comme une eau de source, attiré par les choses sobres et immédiates, celles que l’on connaît avec le sentiment plutôt qu’avec la raison. Son enfance s’était déroulée avec une certaine facilité, il travaillait bien à l’école, ne s’y ennuyait nullement, mais souvent son regard s’échappait au travers des fenêtres, allant se nicher dans les frondaisons des tilleuls de la cour où il suivait, en imagination, le vol doré et erratique des abeilles.

   Sa vie aurait pu continuer ainsi, dans une espèce de nonchalance douce, auprès de parents aimés qui lui rendaient son affection au centuple, s’il n’avait eu connaissance, un jour, d’une proposition qui devait chambouler son existence, de manière très positive, heureuse. Ainsi s’annonçait un destin qui devint rapidement lumineux. Dans les feuilles du journal paternel, il avait trouvé une petite annonce d’une Association humanitaire qui cherchait de jeunes bénévoles à des fins de restauration d’un village de montagne abandonné de longue date. Un esprit aventureux, associé au besoin de se rendre utile, décida pour lui de l’orienter dans cette voie. Il fit trois séjours successifs, des chantiers d’été au cours desquels, en compagnie de jeunes de son âge, il rebâtit des murs, consolida des poutres, dressa des appuis de fenêtres, pava de larges dalles de schiste les perrons de vieilles maisons, lesquelles retrouvaient leur âme. Le vieux hameau d’Alasonne se dotait peu à peu du visage qu’il arborait fièrement antan, un groupe modeste d’habitats de pierres qui abritaient, essentiellement, une population de bergers. Si Charlie témoignait d’une belle ardeur quant au métier de bâtisseur, cependant elle ne parvenait nullement à occulter cette étrange passion qu’il avait vouée, depuis son plus jeune âge, aux animaux, chiens, moutons et autres chèvres dont, parfois la nuit, il rêvait.  Son réveil, toujours, le laissait troublé de ne plus pouvoir caresser les toisons bouclées, les robes soyeuses, les museaux luisants tels des fruits dans la rosée matinale.

   Trois ont passé et le vieux hameau vient de retrouver des couleurs. Des artisans s’y sont installés : un potier, un menuisier, un forgeron, une jeune femme qui crée des sacs en cuir. Il ne manquait plus que Charlie pour que la famille soit complète, un Charlie berger qui a sauté le pas, abandonné ses études. Ses parents l’ont compris et ils ont financé son installation ici, à Alasonne, ce village renaissant qui n’attend que les bonnes volontés. Charlie habite une maison qu’il a en partie reconstruite de ses mains. De dimensions modestes, certes, mais il est seul et jouit de suffisamment de place. Le toit est en lauzes grossières que surmonte le bâti d’une cheminée, les murs de belle épaisseur qui protègent du froid et de la chaleur. Attenante à la maison, une bergerie où vivent les chèvres, ces chèvres qu’il adore, il les trouve si amusantes, si capricieuses parfois, toujours taquines, prêtes à en découdre gentiment, tête baissée, cornes en avant, puis se ravisant, grimpant sur une clôture d’où elles peuvent brouter une ronce, attraper quelques baies sauvages, elles en raffolent. Face à cette si belle montagne, parmi le flux d’une vie sans accrocs, il fait bon se livrer à des occupations qui emplissent l’âme d’une félicité inentamable.

   Souvent, lorsque le Jeune Berger arpente les sentiers qui courent ici et là, son troupeau cabriolant et poussant de minces bêlements de satisfaction, il pense à ses camarades d’autrefois qui, aujourd’hui, doivent travailler dans des banques climatisées, des magasins éclairés en plein jour ; il pense à ceux qui s’entassent dans les rames de métro, à ceux qui sont pris dans les embouteillages, à la lisière des villes cernées d’un nuage de pollution. Bien évidemment, Charlie n’est nullement heureux à simplement établir ces différences avec ses commensaux, il est heureux en lui-même, au plus intime de ce qu’il est, ici, un peu au-delà du monde, une manière d’île entourée des flots verts des pâturages, des vagues rousses des peupliers, des flammes des érables, des écus d’or des bouleaux dans cet automne qui rutile et résiste autant qu’il le peut, l’hiver ne s’annonce pas encore, plié qu’il est sous les écorces, abrité par les mousses, couché sous la meute dense des tapis de bruyère.

   Souvent le soir, après la journée de travail, tous les habitants du hameau se regroupent, chacun apportant, comme dans une auberge espagnole, ce qu’il lui plaît d’offrir aux autres, un pain fait maison, un plat de pâtes, une salade composée, une bouteille de vin, des crêpes. On est joyeux autour de la table improvisée, on est installés dans une belle et fraternelle amitié. Ici, l’on ne s’embarrasse pas des problèmes de la ville, on ne disserte nullement sur la comète, on ne projette nul plan illusoire, on ne brode de perspective utopique. On vit au plus près de soi, de l’autre, de la nature. Il n’y a guère à réfléchir, à se composer un personnage, à se grimer, à se montrer sous son jour le plus favorable. Tout coule de source, tout se lève comme des épis à la première lueur du soleil. Tout se donne avec facilité. Seules les rumeurs de la ville, les complexités des liens sociaux, les calculs, faussent les rapports entre humains. Ils sont biaisés, ils sont dévoyés de leur nature propre qui devrait s’abstraire de tout intérêt, de toute recherche d’une satisfaction personnelle.

   Bientôt, quand l’hiver sera là, que le flanc de la montagne opposée se poudrera de blanc, que les arbres dévêtus ne seront plus que d’étiques ramures fouettant le gris du ciel, Charlie laissera les chèvres gambader en toute liberté. Elles ne craignent ni le froid ni les efforts à fournir pour déterrer des glands, ronger une racine puis entrer ensuite à la bergerie et y déguster orge et avoine ainsi que quelques fruits qui proviennent du verger. Derrière sa fenêtre où les vitres sont tachées de buée, le Berger se livre à son activité favorite. A l’aide de son couteau de sculpture à la lame incisive tel un rasoir, il taille dans un bois encore vert des formes qui, petit à petit, dessinent les traits de ses chers animaux. Puis, une fois le bois sec, il appliquera des couleurs à la gouache car il veut que ses créations soient réalistes, cheptel en miniature qu’il posera ensuite sur les étagères de sa cuisine, là où il a tout le loisir de les observer à sa guise. Ainsi son troupeau sera constitué de Poitevines reconnaissables à la longueur de leurs robes, de Pyrénéennes au corps massifs, de Roves de couleur rouge avec des mouchetures blanches, aux cornes généreuses. Sur les chèvres, Charlie est incollable, aussi bien les autochtones que les plus éloignées, aussi bien les espagnoles, que les grecques ou les roumaines. Aussi bien les nubiennes que les naines, ces dernières pour lesquelles il éprouve une grande affection. D’où lui vient cette grâce, cette disposition, cette affinité avec le monde caprin, nul ne saurait le dire, à commencer par Charlie lui-même ?

   Toutes les fins de semaine, après avoir confectionné ses fromages, ses ‘cabécous’ aux arômes délicats de fleurs de montagne rehaussés d’une touche de noisette, il fait la tournée des villages avec son antique fourgonnette, elle lui suffit bien pour ce périple, elle connaît tous les virages, et tous les gens d’ici l’entendent de loin. Il est bien rare qu’il ramène des ‘cabécous’ à la maison, ils sont si crémeux, fondant en bouche, si généreux consommés froids ou bien chauds, sur une tartine de pain grillée, en accompagnement d’une salade. Un bon vin du Sud, tanique, bien charpenté, à la couleur de brique, voici un accord parfait, un régal pour le palais. Parfois ses amis de la ville, ses anciens camarades d’école ou bien de lycée, viennent lui rendre visite à Alasonne et cela fait un peu d’animation dans le hameau où les enfants courent et se chamaillent pour rien, ivres de cet air de la montagne qui les surprend autant qu’il les ravit.

   Bien sûr, parfois, c’est avec un petit pincement au cœur qu’il voit ses hôtes s’égailler, remonter en voiture et agiter leurs mains au travers des vitres ouvertes. Mais le nuage se dissipe bien vite et Charlie, occupé à nettoyer la bergerie, à récurer des seaux, à remplir des auges, à flatter des doigts les belles toisons de ses chevreaux, oublie tout et s’oublierait lui-même, se perdant dans une activité sans fin si son estomac ne criait famine. Les journées sont longues encore et les tâches nombreuses qui émaillent le quotidien de l’aube au crépuscule. Et quel bonheur que de rentrer chez soi, de faire chauffer un ‘cabécou’ sur une tranche de pain maison, dans l’âtre brûlant, alors que la montagne s’enflamme des derniers rayons du soleil, que quelques chèvres gambadent devant la fenêtre, réclamant leur dû, un trognon de pomme ou un quignon de pain dur. Oui, assurément, cette vie est vraie, cette vie est bonne. Charlie ne l’échangerait contre quoi que ce soit, surtout pas pour ces objets à la mode qui courent les villes et attirent les foules. Surtout pas !

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 mai 2020 1 25 /05 /mai /2020 09:23
Là où surgit le sublime.

" De la beauté de nos tempêtes... "

 

« Elle souffle depuis bientôt une semaine

et je m'accroche... »

 

Jetée de Calais .

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

   Loin, là-bas, sur la grande plaine d’eau.

 

   D’elle, la tempête, on savait la présence depuis plusieurs jours déjà. Cela avait commencé par une manière de rumeur, de sourd bourdonnement. Comme un essaim de guêpes ou bien une nuée de criquets qui auraient envahi le ciel, loin là-bas où n’habitent pas les hommes. En plein milieu de la désolation. Sur l’immense plaine liquide prise de hoquets et de soubresauts. Parfois une faille s’ouvrait dans l’onde et l’on voyait jusqu’au cœur de l’océan, tout près des abysses et les yeux des poissons aveugles s’illuminaient un instant puis replongeaient dans leur mutité native. De grandes lames d’eau couleur d’améthyste se mêlaient à des cataractes de gouttes blanches, à des tourbillons couleur de lave, aux cheveux des anémones et des algues qui se tordaient sous la meute hurlante.

 

   Puis plus rien n’avait lieu ni temps.

 

   Le vent s’était levé depuis le centre du ciel. Un vent gris aux arêtes tranchantes, un vent acide qui attaquait tout sur son passage. Ses tourbillons fouettaient l’eau tels des squales pris de frénésie. L’eau se mêlait à l’air qui faisait ses geysers, ses longues fumées pareilles à des solfatares. On entendait, parfois, entre deux rafales, des cris qu’on croyait être ceux des grands oiseaux à l’immense voilure, goélands, mouettes rieuses qui disparaissaient dans l’œil du cyclone. Longtemps leur agonie faisait ses remous dans un infini concert de bulles. Puis plus rien n’avait lieu ni temps que ce long hululement proféré à la face du monde, immense défi, intense conflagration des éléments qui semblaient écrire la dernière fable de la manifestation. La terre n’était plus qu’un limon illisible teinté d’effroi. L’eau avait la cruelle densité du plomb, sa forme de destin irrémédiable. L’air était cette dalle compacte qui se fissurait et on entendait ses feulements jusque sur les rivages peuplés de galets. Le feu ? Le feu tombait de l’éther en zigzags sulfureux, en éblouissants kaléidoscopes, en glaives rutilants comme l’acier bleui à la flamme. La surface des flots était parsemée d’une jonchée de racines arrachées au socle de la terre, d’écorces venues d’on ne sait où, de planches et d’éclisses de bois qui s’assemblaient en convois, étranges Radeaux de la Méduse que seule la peur semblait avoir réunis en bizarres liens siamois.

 

   Dans les chambres d’écho.

 

   Et les hommes ? Les Hommes étaient des lianes sombres réfugiées dans leurs nasses étroites. Leurs corps ? Des amas indistincts qu’on aurait pu sans peine rapprocher de l’indistinction des cordes d’anguilles tapissant le fond de quelque marais. Ils avaient si peu de mouvements. Ils n’avaient plus de paroles. Seulement, de loin en loin, des sortes de vagissements, des borborygmes dont on aurait pu supputer qu’ils étaient l’écho affaibli de leur vie amniotique, dans cet océan primitif que mimait l’immémorial balancement des contrées marines. Un désarroi contre l’autre. Destins croisés qui disaient, en termes de Nature, en termes d’Homme la douleur d’exister sous le ciel pris de stupeur. Son irrecevable anatomie on la dissimulait au creux des draps, rassurante toile d’araignée dont on occupait le centre afin qu’un mince fil de soie, un fil d’Ariane pût soustraire à la mortelle condition. On confiait ses membres disjoints à la natte d’ennui sur laquelle on gisait, insectes pris dans la glu incontournable d’un habile prédateur. On n’attendait rien d’autre que la mort. On en sentait le souffle délétère, on en pressentait l’étreinte définitive, le baiser glacé, le rire possesseur de qui était commis à servir ses basses œuvres. Morts ? On l’était déjà. Par les fentes sidérées des volets étaient entrés les mots définitifs qui prononçaient l’oraison funèbre des Vivants, leur dernier jeu sur l’aire ludique, leur ultime pirouette sur le castelet de l’existence. Déjà on démontait la scène. Déjà on pliait les tréteaux. Déjà les marionnettes de bois et de chiffon regagnaient le sombre logis d’un coffre anonyme qui éteignait toute prétention à paraître. Déjà le parc humain était vide de ses esquisses de carton-pâte, de ses épouvantails de chiffon. Déjà !

 

   Hissés du rêve.

 

   Du rêve ? Ou bien du cauchemar ? Dans le profond de leurs casemates de ciment les Curieux frottent leurs yeux desquels coulent des larmes de résine. Le reste des coagulations nocturnes. On s’habille chaudement. On boit un café brûlant. On dissimule ses mains dans des moufles, on cache son visage sous des cagoules de laine. On ouvre la porte avec précaution. Nuée de feuilles, danse des brindilles, gigue de la poussière qui frappe les sclérotiques, y sème une rivière de gouttes. Venues de l’océan, les rafales sont blanches, anguleuses. Elles pénètrent la forteresse de toile, s’insinuent dans les méandres du corps, y dessinent de cruels feux-follets. Cela vibre. Cela infuse jusqu’aux plis du sang devenus des congères bleues, des aiguilles de glace. On pourrait demeurer sur place, rivés à cette démesure qui percute et saisit. Mais non, on avance, pliés contre le barrage de l’air. On sait que tout est à voir, que renoncer à poursuivre sa course folle reviendrait à priver sa conscience d’une ouverture en direction de ce qui se manifeste avec la rareté des choses précieuses. Luttant contre les éléments, on se bat contre soi, on protège son intérieur d’un extérieur menaçant. Mais on sent bien qu’on n’est nullement isolés, que le dehors et le dedans ne sont que les deux faces d’une même médaille, que notre compréhension du monde ne peut faire l’économie d’aucune des deux perspectives. Vivre c’est déjà accepter d’aller au devant des choses. Exister c’est forer la coque du réel, pénétrer dans le dense et l’invisible, chercher à en décrypter le sens. Nulle pause dans cette quête fiévreuse, nulle hésitation qui nous déporterait hors de notre hâte à connaître, à étancher notre soif de savoir. Car nous ne vivons pas uniquement du métabolisme du corps, mais aussi de celui de l’esprit qui est peut-être encore plus exigeant, demandeur, impatient de soulever le voile du réel, mais aussi de l’irréel, de l’imaginaire, du magique, du fantastique.

 

   Ici est la demeure du Sublime.

 

   Fantastique. Bientôt, au milieu des larmes qui inondent les yeux, la Nature telle qu’en son étonnante présence. Toute-puissance qui ne saurait trouver d’équivalent. Le ciron humain face à la mesure immense du ciel, de l’eau, du vent qui envahit tout de son incomparable rage. La plage est lissée, poncée jusqu’à l’âme. Les grains de mica se percutent, s’enroulent les uns aux autres, font leurs écheveaux couleur d’argile qui criblent la digue de leurs milliers de trous d’épingle. Et l’océan ? Le spectacle est si beau de cette folie en acte. Gratuite. Immense. Nulle volonté d’un démiurge qui en armerait les flots. Image de la liberté en son déferlement. Oui, en sa confondante royauté. Ce que doit être toute liberté dès qu’elle atteint au rivage escarpé de l’Absolu. Oui, ici est la demeure du Sublime. Autrement dit de l’indépassable, du sans-référence, de l’incommunicable présence dont on ressent la force aveugle qui transcende tout ce qu’elle touche et nous place dans la position périlleuse de celui qui ne sait plus qui il est, où il est, quel est le sens de son cheminement, ici, tout contre le mystère de ce qui apparaît en son ombre énigmatique. Objet. Réification de notre être comme si la majesté du spectacle nous enjoignait de rejoindre la première immanence venue, simple copeau dont le vent jouerait à sa guise.

 

   Hommes esseulés.

 

   Hommes esseulés. Limités face à l’illimité. Fragments que toise la Totalité du haut de son regard surplombant, aliénant. Car nous ne saurions nous soustraire à son emprise. Nous sommes en sa dépendance. Elle qui décide, qui nous maintient en vie mais qui, au seul motif de quelque caprice, pourrait décider de notre effacement. Vision sublime de ceci qui ne peut être rapporté à aucune forme sensible comme si l’hiatus était infini qui se creusait entre elle et nous. Nous les Modestes qui devons faire acte d’humilité, accepter cette grandeur qui n’est rien moins que celle que nous visons dès que notre projet s’ourle de hauteur, d’anticipations justes, d’exigences reposant sur la précision d’une vérité. Que nous disent ces flots écumeux, ces barres d’eau qui pourraient tout emporter sur leur passage, sinon l’incroyable candeur de notre vanité humaine ? Nous qui nous prenons pour des rois et n’en sommes que les modestes sujets.

 

   Un autre monde est là.

 

   Jamais notre imaginaire, fût-il des plus fertiles, telle figure d’une nature agitée n’eût pu s’inscrire à la cimaise pensante de nos fronts. Or c’est bien parce qu’un tel phénomène est à proprement parler irreprésentable, non symbolisable qu’il nous émeut, nous bouleverse, nous dérobe à nous-mêmes pour nous remettre au bord de l’abîme qu’est tout sublime. Le sublime n’existe nullement en lui-même, telle qu’apparaît la montagne en sa massive évidence. Il n’est que l’histoire de notre rencontre entre notre esprit soumis aux règles habituelles de l’entendement, de la perception, de la sensation et cet inconcevable qui lui fait soudain face en tant qu’ultime limite des réalités terrestres. Incommensurable écart qui se creuse de notre conscience à ce phénomène qui outrepasse nos propres capacités de synthèse. Un autre monde est là qui nous place en situation d’êtres sidérés, sans voix, sans pensée, sans le moindre bourgeonnement qui viendrait manifester notre compréhension de cela qui nous affecte à la manière d’une vision apocalyptique.

 

   Le lieu d’une immense joie.

 

   Le ciel est immense, lavé, étendu. Pareil à la toile située derrière la scène d’un théâtre qui occulte à nos yeux de spectateurs les secrets des acteurs, la nature des intrigues qu’ils développent, le sens en filigrane de toutes ces gesticulations qui pourraient bien n’être que des parodies, de la poudre aux yeux, peut-être une simple hallucination dont nous aurions habillé leurs gestes. La digue est noire qui fait avancer sa proue en direction des flots, symbole d’une étrave destinée à connaître mais que la rumeur liquide recouvre toujours de sa chape lourde, inviolable. Le phare, haute silhouette noire et blanche qui pourrait bien se révéler en tant qu’allégorie de la présence humaine. Position de finistère qui toise l’immensité, s’essaie à scruter l’infini alors que l’absolu fait son continuel roulement de vague lointaine, d’insaisissable hiéroglyphe. Combien ce luxe offert aux Existants, cette confrontation entre ce que nous sommes et ce qui nous dépasse de sa haute stature devient le lieu d’une immense joie ! Le Tout nous serait-il connu et nous disparaîtrions à même sa densité, son mystère. Or un mystère mis à jour est toujours une désolation qui se substitue à une question. Nous voulons questionner ! Nous voulons voir la tempête, son déchaînement, son inaltérable puissance. A défaut de quoi l’ouragan sera en nous qui fera ses creux, ses dépressions et alors nous ne nous appartiendrons plus, comme dévastés par ce qui, de tous temps, s’habille de la vêture de l’inconcevable.

 

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24 mai 2020 7 24 /05 /mai /2020 09:51
Le Monde Blanc.

Photographie : Gilles Molinier.

 

 

 

 

   Approche du Monde Blanc.

 

   Paradoxalement, connaître Le Monde Blanc n’est nullement s’immerger en son sein du premier regard. Le réserver pour plus tard comme on le ferait d’une friandise. Certains territoires fécondés par l’immensité, glacés par le silence, visités par la lumière bourgeonnante ont besoin d’un repos dont, bientôt, ils se hisseront, tel l’iceberg, des flots anguleux de la banquise. Il faut cette attente, longue, précise, presque située dans l’exactitude d’une pensée orthogonale afin que se dévoile l’endroit singulier d’une apparition. Car le beau paysage, la nature sublime sont cette exception dont l’avènement demande que s’ouvre un regard empli d’une attention fondatrice. Car ce qui va avoir lieu ne naît pas seulement de soi. Car ce qui va entonner un hymne unique n’en trouve nullement les seules ressources en quelque pli intime de son être. Tout ceci, cette juste esthétique se situe à une intersection de notre désir de connaître, de la souple volonté des choses de se donner à voir selon des esquisses qui étaient inapparentes, sur le point de paraître dans la pente de l’heure.

 

   Imaginerait-on un Tristan fougueux ?

 

   Il n’y a jamais de consécration de quoi que ce soit à l’aune d’une hâte qui en détruirait le fragile équilibre. La beauté est cette exception qui mérite retrait en nous, recueillement et enfin dépliement de notre sensibilité sur laquelle s’imprimeront la teinte claire d’une aube, la ramure fine de l’arbre, le lacis d’un ruisseau dans le clair-obscur d’une frondaison. Imaginerait-on un Tristan fougueux s’emparant d’une Iseult convoitée sans même en avoir forgé minutieusement, au gré d’une longue patience, l’image intérieure, idéale, la seule qui convienne à l’expression de l’amour courtois en sa belle sensibilité ? Les mythes les plus signifiants sont ceux qui se bâtissent sur ce temps d’incubation qui est le ferment de toute fiction fondée sur la puissance de déploiement d’un songe. Surgir dans le réel sans ces indispensables prémisses c’est courir le risque de ne rencontrer qu’une réification sans autre valeur que son aveugle densité, son opacité sans langage.

 

   L’autre du Monde Blanc.

 

   L’air est dilaté, moite, qui fait sa tunique d’humidité autour des corps. Ses auréoles cireuses au sein des cerneaux de matière grise. Respirations à la peine, tempes serrées, gorges dans lesquelles se précipitent les flammes du jour. Sexes contraints dans leurs geôles de toile. Ventouses des pieds aspirant la dalle visqueuse du limon. Partout sont les racines des palétuviers qui s’entrecroisent, emmêlent leurs incompréhensibles complexités. Les crabes aux pinces levées coupent l’air avec des bruits de cisailles. Dans le quadrillage dense des rues chaloupent des reins que ceignent des pagnes arc-en-ciel. Les rumeurs s’élèvent des trottoirs de ciment, les hauts talons les percutent, les pieds les martèlent de toute l’impatience qu’ils mettent à posséder le moindre espace disponible. Les linges de chaleur battent contre les hautes façades anonymes aux vitrages étincelants. Tours immenses, Babels de la cupidité. Fusion de la lumière pareille à la gueule d’un four, à la béance d’un convertisseur en furie. Yeux dissimulés derrière les vitres noires, muettes, lourdes. La conscience a disparu. Les pensées sont soudées au rocher du corps, telles des patelles. Parfois un bruit de succion, l’émission d’un mot scindé en deux, poncé, usé, une syllabe aphasique, une chute verbale dans le vortex des déplacements, le concert des klaxons, les clameurs des colporteurs, les hululements des livreurs, les borborygmes des touristes aux visages curieux, aux yeux archivant des milliers d’images dans le puits sans fond des pupilles. Foule processionnaire, inaltérable chenille dépliant sa marche hasardeuse dans les boyaux des ruelles où s’amassent les boules de sons, où s’assemblent en meutes compactes les désirs. De manger. D’aimer violemment, là au coin de l’avenue percutée du bourdonnement violent des néons D’inventorier tout ce qui peut l’être dans le temps qui file à la vitesse de l’éclair. On bouge d’un seul et même mouvement de son anatomie multiple. On avance sur ses milliers de pattes siamoises, on progresse dans le temps avec ses sosies de hasard, on boit de longs traits d’alcool avec des claquements de langue et les palais sont habités d’un feu qui tient lieu de joie, se déguise en esthétique de l’insaisissable instant. Partout sont les déhanchements du monde qui n’avance qu’à faire du surplace, à initier une gigue mortelle dont on ne voit plus combien les assauts sont mortifères, logés dans l’invisible de l’événement, prêts à fondre sur toutes les proies consentantes qui confondent l’avoir immédiat avec l’être qui jamais ne renonce à sa belle verticalité, à son exigence de vérité. Tellement de choses inadéquates, de faussetés, de marches de biais avec l’arme des pinces prête à attaquer, saisir, livrer à la manducation tout ce qui peut l’être. Tellement de postures qui diffèrent de soi, de son essence en son irremplaçable présence. Tellement !

 

   Affinités avec le Monde Blanc.

 

   Monde Blanc, mais pourquoi donc avec des Majuscules ? Mais tout simplement parce qu’exister dans l’authentique, revient à créer un Monde, le sien propre avec ses perspectives, ses valeurs, ses positions relatives mais toujours placées sous la juridiction d’une Idée, de l’Absolu, ces irremplaçables feux qui tracent l’esquisse de la seule voie à considérer. Blanc en raison de sa neutralité, de son affiliation au Rien, au Néant qui l’installent immédiatement, cette voie inimitable, dans une origine, une capacité fondatrice de l’être. Jamais ce dernier ne saurait s’enlever à partir de la couleur, du bavardage, de la polyphonie dont les prédicats déjà affirmés s’exonèrent d’une nature, de la provenance d’une source à laquelle il s’abreuve comme à une fontaine de jouvence. Monde-Blanc telle une essence indépassable qui, certes, possède des liens avec l’exister dont les affinités sont les formes de passage, les médiatrices ouvrant l’espace du sensible aux belles aventures de la raison, du concept, des Formes qui constituent leur ossature, les tissent de l’intérieur, les disposent si près de nous les Distraits.

   Il n’est que d’écouter, que de voir. Mais quoi donc ? Sous ces hautes latitudes la pensée pourrait être engourdie, prise de frimas et se réfugier dans l’antre du renoncement, se lover dans son propre creux, capituler, abandonner sa mission de déchiffrer partout où un signe est à débusquer, un hiéroglyphe à interpréter, un palimpseste à parcourir dont la trame nous dira quelque chose qui était en attente depuis des temps immémoriaux. Ici, la pensée est mobile, comme l’air est immobile dans sa parure hivernale. La pensée fulgure, creuse son œil de cyclone, fait souffler les vents impétueux de la connaissance. Car rien ne servirait de se figer, de ramener la taille de son intellection à la dimension de l’infinitésimal. Ici tout vit sous le régime de la grandeur, tout se mesure à l’aune de la majesté des glaciers, à l’intensité de la lumière qui peint d’un bleu profond le dôme translucide de l’extrémité du monde. Comme un symbole de ce qu’il y a de plus élevé à atteindre. Peut-être le rayonnement d’une étoile, la poudre scintillante de la Voie Lactée, le profond du cosmos en son lointain mystère. Il n’est que d’écouter, que de voir. Mais quoi donc ?

 

   Ce qui est à saisir.

 

   L’air est limpide, suspendu au ciel comme une goutte de givre. Il n’y a pas de bruit. Pas le moindre pépiement. Pas le plus infime souffle d’air qui dirait la sourde présence du blizzard, son appartenance à un monde déjà en partance pour une aventure, propice au surgissement d’une anecdote. Non, tout est calme, fixe, identique à l’instant qui précède le ravissement, la venue de l’Aimée, la parution de l’étoile blanche au-dessus du fil de l’horizon. Tout est esquisse, estompe, impression neige levante, diffusion d’une clarté suspendue entre ciel et terre. Vol stationnaire des arbres entourés d’un sarrau couleur de cendre. Invisible trame de l’éther qui unit, en une même nuée, des certitudes d’être, levées dans la justesse du temps. Plus de fuite fluviale héraclitéenne. Plus de chute dans la gorge étroite, meurtrie, du sablier. Seulement une clepsydre arrêtée où les gouttes, une à une, tressent l’onde d’une joie. En sustentation. Rien ne naît d’autre chose que de soi. Rien qui incline à différer de son être. Fuseaux des branches pris d’une souveraineté, d’une autarcie, autant de synonymes d’une inaltérable liberté.

 

   Sans-pourquoi.

 

   Et pourtant nulle solitude qui viendrait entamer la sensation d’exister selon l’exigence d’une belle esthétique. Tout est dans la liaison du simple, dans la limpidité du ressourcement, dans l’imperceptible parole qui court d’une réalité à l’autre comme l’essaim d’abeilles est un seul être rassemblé dans l’illusion de son éparpillement. Paradoxe inouï tellement contraire à l’oriflamme des foules bruyantes. Ici, entre les choses, une naturelle fluence que rien de fâcheux ne saurait arrêter. Tout simplement parce que nul ne peut interrompre le jeu de la nature procédant au déploiement silencieux de ce qu’elle est, un imperceptible mouvement qui vit de son propre battement, ne se questionne jamais, vit de sa vie, telle la Rose de Silesius qui est sans pourquoi. Alors nous sentons combien nous sommes proches d’une définition de l’art, ce sans-pourquoi qui transcende le réel à seulement exister pour ce qu’il est, dessin pour dessin, gravure pour gravure, musique pour musique.

 

   Vision septentrionale vs Vision équatoriale.

 

   Être au cœur des choses, c’est aussi être au plein des significations, au centre de l’être par quoi l’œuvre belle est la singularité qu’elle est, geste à jamais duplicable, gemme temporelle faisant vibrer sa goutte de cristal au lieu même où ça pense, ça goûte, ça brille dans la sensibilité, ça détoure le sentiment, ça orne le raisonnement, ça fait fructifier le regard. Il n’y a nulle autre exigence que de se doter d’une vision septentrionale, laquelle allant à l’essentiel, se vêtant de rigueur, vise la cible qui, de toute éternité, doit être la sienne : être au point focal des choses, non sur leur périphérie brillante, chatoyante. La pensée équatoriale, qui en est l’exact contraire, est trop dispersée, trop occupée à danser, à flâner, à se divertir de l’oiseau coloré qui passe, de la corolle de la jupe qui flotte, des allées et venues qui altèrent l’attention, la dispersent dans un éternel fourmillement. Vertige de l’œil qui se sait orphelin d’une vision juste. Car il est nécessaire de se méfier des clartés qui aveuglent et de conduire l’esprit au seul site qui convienne, à savoir là où règne l’extrême pointe d’un savoir universel qui fait foin de toutes les approximations, les aberrations, s’écarte des miroirs aux alouettes. Oui, partout sont les minces fragments de verroteries qui sont les leurres du réel, son déguisement, les artefacts selon lesquels il se présente à nous sous des oripeaux dont il convient de se débarrasser avec la plus belle des résolutions qui soit. Toujours une éclatante fantasmagorie qui dissimule la franchise d’une aurore boréale. Toujours une danse derrière laquelle découvrir le glaive de glace lumineux de l’iceberg. Toujours une gigue faisant écran devant la Grande Ourse, cette constellation circumpolaire dont on ne voit plus guère l’éclat alors qu’elle nous invite à la plus belle des méditations qui soit, la même dont Victor Hugo, dans Les Contemplations, nous invite à nous ouvrir à son incommensurable présence :

 

« Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes ;

Si nous pouvions passer les bleus septentrions ;

Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornes,

Jusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nous voyions,

Comme un navire en mer croît, monte et semble éclore,

Cette petite étoile, atome de phosphore,

Devenir par degrés un monstre de rayons… »

 

   Comment mieux clore notre méditation sur cette belle photographie empreinte de sensibilité et d’ouverture vers ce qui l’accomplit, que de placer en épilogue les inventions du génie poétique de Victor Hugo, à bien des égards indépassable ? Les bleus septentrions apparaissent comme la limite au-delà de laquelle s’ouvre l’infini, se montre l’éternité telle qu’en elle-même une poésie inspirée nous en fait l’inestimable don. « Magnitudo Parvi », (« Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature »), est ce sommet pareil à l’immensité polaire, à la solennité des immenses glaciers qui nous invitent à l’expérience ineffable de la contemplation de l’univers, cet inconnaissable puisque, tels les arbres de Gilles Molinier, ils enferment un mystère, un secret impénétrable auxquels ils sont les seuls, peut-être, à avoir accès. « Les arbres pensent-ils ? » (titre d’un autre de mes articles consacrés à cette même œuvre). Mais ici, nous sortons du cadre traditionnel de nos représentations pour embrasser la vastitude d’une métaphysique. Portrait d’un monde idéalisé, d’un cosmos qui attire en même temps qu’il questionne. L’art est cette étrange dimension qui relie l’homme à ce qui le transcende et le requiert comme celui, seul, qui pourrait apporter une réponse. La pensée septentrionale, que nous avons essayé de thématiser trop rapidement, serait-elle un essai de franchir ce qui nous contraint et nous conduit aux touffeurs d’une réflexion équatoriale toujours insuffisante à poursuivre l’objet de son illusoire quête ? Ceci mérite d’être médité plus avant. Le temps est devant nous qui montre le chemin !

 

 

 

 

 

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23 mai 2020 6 23 /05 /mai /2020 07:55
Île du bout du monde

A l'écoute...

 Réserve naturelle nationale du Mas Larrieu »

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

      Nazario avait longtemps parcouru les rues infinies de la Ville, longtemps il s’était frayé un chemin parmi la foule de La Rambla, cette voie bordée d’arbres séculaires, cette artère pulsionnelle qui charriait ses milliers de têtes hagardes, ses milliers de jambes percutant le sol du poinçon de ses talons. Cela faisait son cliquetis obsédant, cela cinglait la peau, cela criblait les cheveux d’une grêle de pluie. Descendre La Rambla était comme un vertige. La foule était dense, compacte, étrange hydre aux innombrables yeux, agitations de poulpes avec leurs longs flagelles qui battaient l’air. On était immergé totalement. On ne s’appartenait plus. Votre tête, aussi bien, votre commensal urbain s’en emparait comme il l’aurait fait d’un simple masque. Et vos bras, dont le balancement rythmé n’était plus vraiment le vôtre, mais ceux de vos partenaires anonymes, étaient-ils au moins dans le district de votre corps ? Ne vous avait-on pas, déjà, privé du sens du toucher, du prendre, de l’estimation digitale ?

   Là, au milieu de l’immense maelstrom vous n’aviez plus de mains, seulement deux étiques membranes qui s’égouttaient piteusement tout au bout de ce qui, encore, demeurait votre isthme dernier qu’une marée aurait tôt fait d’emporter. Les jambes de Nazario-Pierre-Javier-Adriana-Carmen - car il n’y avait nulle différence dans la grégarité -, avançaient tels les rouages bien huilés d’une étrange machine. Nul  n’en avait conscience mais  le cortège revêtait l’allure d’une nuée de mannequins d’osier à la De Chirico. En guise de regard, l’aberration de simples trous. Nulle bouche, nul langage conséquemment. Bras moignons-haltères. Coque de la poitrine à la sourde résonance de plâtre. Triangles et flèches partout en lieu et place des organes internes qui se donnaient à voir sous les espèces de la géométrie. Culottes de bois tenues par des fils. Jambes de pierre, sans doute de travertin poli. Rien que d’inaccoutumé. Rien que de métaphysique. On avait déjà traversé la paroi de cristal du monde. On n’existait plus qu’à titre de maquette ou bien de biscuits antiques reconstitués derrière quelque vitrine hallucinée d’un Musée Grévin. Singulière présence archéologique, simple témoignage de civilisations échouées au rivage de l’Histoire.

   C’est non sans mal, non sans avoir lutté vaillamment que Nazario parvint à s’extraire de la pâte visqueuse de ces erratiques figures. En lui, sur sa laborieuse anatomie, demeuraient encore des lambeaux de présence, des vrilles d’aliénation, des copeaux de servitude. Un long moment il hésita sur la direction à emprunter, franchit des confluences de ruelles et se retrouva finalement devant la Gare, cette belle construction de pierres claires que surmontait une immense verrière assemblée par un réseau de poutres de métal. Sans réfléchir le moins du monde il se précipita dans le premier train. Bientôt il n’aperçut plus, au-dessus du puzzle des toits, que les étranges campaniles de la Sagrada Familia chapeautés de leurs bulbes extravagants. Il fit quelques sommes entrecoupés de visions hallucinées. Des compagnies de crabes, pinces levées, gueules écartelées le poursuivaient dans la complexité végétale d’une mangrove. Encore ensommeillé il descendit dans une gare inconnue, dans une contrée sans nom. Il lui restait à redevenir homme, à se dépouiller des images fascinatoires dont son rêve l’avait généreusement gratifié.

   Il sortit de la gare anonyme. Un seul banc s’y trouvait, dépourvu d’assise. La marquise de bois n’était plus qu’une dentelle armoriée se découpant sur le lisse du ciel. Une allée de peupliers décharnés montait la garde de part et d’autre d’un chemin de castine aux multiples ornières. Il n’y avait personne dans cette contrée désertique. D’anciens poteaux téléphoniques faisaient leurs signes d’épouvante, fils arrachés qui battaient l’air de leur résille d’ennui. Il faisait chaud sur La Rambla. Ici, l’air était tendu, traversé d’éclairs de froid. Nazario remonta son col de veste, enfonça ses mains dans ses poches, se mit à siffler pour se donner une contenance. Certes, personne ne pouvait le voir, mais il tenait à demeurer en harmonie avec lui-même, seule compagnie désormais disponible en cette terre dénuée d’avenir. Il marcha de longues heures, franchit des talus et des ravines, contourna des haies, traversa des bosquets. Bientôt une rivière étroite, aux basses eaux couleur d’argile qu’il traversa, retournant ses pantalons. Une barrière de roseaux en longeait le cours. Elle paraissait infranchissable tellement la végétation était drue, véritable réseau entremêlé de cannes. Ici et là des peupliers noirs et blancs en renforçaient la défense.

   L’Homme des Ramblas avait beau chercher, nul passage ne se montrait dans cette inextricable jungle. Il huma l’air, devina la mer tout droit devant lui et se jura qu’il trouverait bien un passage. Rien n’est plus irritant qu’un désir mourant sur le bord de sa réalisation. Il progressa lentement, à la manière dont les renards se faufilent dans une steppe d’herbes sans que le peuple des graminées ne s’en aperçoive. Bientôt, sur sa droite, un trou dans la végétation, sans doute un chemin emprunté par des animaux nocturnes. Nazario se baissa, rampa, s’aida d’une reptation des coudes et des genoux.  Le tunnel était long, en clair-obscur avec, en maints endroits, des ocelles de soleil qui dansaient devant ses yeux. La sueur perlait le long de ses arcades et ses longs cheveux bouclés se nappaient de poussière. Parfois les lames des roseaux entaillaient la paume de la main, éraflaient l’arête du nez. Mais il aurait fallu de bien plus graves dangers pour freiner sa progression. Son sang de Catalan déterminé n’aurait fait qu’un tour si quoi que ce fût l’avait mis en demeure d’abandonner son projet. Il ne savait pourquoi, mais il pressentait que, de l’autre côté du rideau végétal, quelque chose de surprenant se présenterait à lui. Oui, il en était sûr. Jamais son intuition ne l’avait trompé.

      Voici, soudain, l’explosion de lumière, l’ouverture du vaste paysage, le sens enfin retrouvé de la présence. Tout un lacis de pistes blanches serpentant parmi les minces forêts d’érables couleur de feu. Des camaïeux de lueurs fauves, des écus d’or, des glaçures vermeil, des ocres pulvérulents, des sanguines avec leur belle teinte de brique cuite. Puis des bouquets d’aulnes aux feuilles luisantes, dentelées, aux écorces crevassées où logent quantité d’insectes. Une belle odeur de nature, une senteur de liberté. C’est surprenant combien l’air s’est subitement radouci, est devenu cette légère brise marine avec juste ce qu’il faut d’embruns pour rafraîchir la toile de la peau.

   La clarté danse partout, rebondit sur les feuilles, lance dans l’air ses aiguilles translucides. Elle est une fête. Elle est une communion de soi avec le monde. D’un seul jet, d’un seul, on est cet homme, là, sur ce bout de terre innomée et on est l’espace ouvert, le temps alangui en son exacte précision. Plus de différence qui abraserait le corps, ligoterait l’esprit. Une alliance commune, une participation avec tout ce qui vit, féconde, pullule sous le ciel aux mille chatoiements. Ça murmure à l’intérieur de la cage d’os, ça fait son rhizome de contentement dans le canal des veines, ça ondule et vrille dans la joie d’un ombilic atteint de plénitude. Ça fait ses flux de sérénité dans l’eau des cellules, ça grésille dans les boules des genoux, ça habite la plante des pieds et c’est un train continu de fourmis qui en caresse la plante éblouie.  

   Face à l’irréel en personne, Nazario est lavé de toute inquiétude, débarrassé du moindre doute. Certainement encore, en quelque endroit de l’âme, la pliure d’un souci, la coquille d’un remords ancien, la lézarde d’un chagrin. Mais c’est si atténué : vol de libellule, égouttement d’une eau de fontaine dans la rigole de pierre. Comment dire en mots ce qui ne se dit qu’en ondes de silence, en orbes de quiétude, en palmes qui s’agitent avec grâce dans le ciel nettoyé de ses larmes ? Plutôt demeurer en soi et devenir repère pour ce qui est, ici, alentour, dans l’évidence, la profusion. Avancer dans ce Pays du Non-Lieu, c’est remettre à neuf sa vision, poncer ses anciennes pensées à blanc, balayer d’un revers de main les signes illisibles d’anciens palimpsestes. Tout s’annonce de soi sans qu’il devienne utile d’expliquer, de démontrer, d’argumenter. Plus de concept, plus d’intellect, mais la libre sensation qui croît et démultiplie le sentiment d’exister.

   Il est si facile, ici, de s’adonner simplement à son être. Dans la frugalité, la survenue de l’immédiat, l’adhésion aux choses de la nature. Nazario avance lentement parmi les plaques de terre humide, les croûtes blanches du sel, les tapis de saladelles mauves, les cierges vert-clair des salicornes, les touffes d’iris jaunes, les étoiles blanches des renoncules d’eau. Parfois il cueille une branche de criste marine, en mâche lentement les tiges charnues  au goût de sel et d’iode. Et c’est une nouvelle saveur pour le palais, un nouvel émerveillement sur cet ilot du bout du monde, un refuge pour Robinson Crusoé.  

   Puis une dune de faible hauteur parsemée de quelques touffes de végétation clairsemée : boules étoilées des oursins bleus, surtout ; raisins de mer avec leurs feuilles plates et arrondies, telles des pièces de monnaie. Depuis l’éminence de sable se laisse apercevoir l’immense dalle bleu-vert de la mer. Claire par endroits, virant au bleu marine à d’autres, striée par les courants de surface, travaillée en son fond par l’immense flux liquide. C’est bien, alors pour Nazario, de faire face à ce mystère, d’emplir ses poumons d’iode, de sentir sur le tissu de la peau les milliers de grains de sable que le vent soulève, métamorphose en fin brouillard. Le sentiment de solitude est rivé au corps, semblable à la patelle amarrée à son rocher. Et, ici, nul désespoir, nul abandonnisme qui résulteraient d’une sortie du territoire des hommes. Bien au contraire, un faisceau de possibilités, un rayonnement de plaisir, la réelle disposition de soi au paysage, à la modeste aventure, à l’expérience nouvelle. Parfois le blanc trajet des mouettes raie le ciel puis tout retombe dans un calme souverain. Comme si le monde commençait, s’étirait, avant que de prendre conscience du prodige d’être.

   Maintenant, par un sentier poudré de blanc, Rozario vient de rejoindre la rivière. Des nuées de libellules tachées de noir et jaune s’envolent à son arrivée. L’eau est basse, couleur de terre avec, au milieu du cours, des amoncellements de cailloux, des touffes de joncs. Le silence est complet, sauf le bruit de ruissellement des gouttes sur les nappes de gravier, parfois la rumeur d’une vague mourant sur le rivage proche. Sur l’autre rive, posé sur une pierre, un lézard ocellé, robe bleu métallique,  monte la garde. Son goitre palpite doucement, griffes amarrées sur le minéral pour défendre le territoire. Dans l’escarpement au-dessus de l’eau, au milieu d’une paroi faite de gravats assemblés, quelques trous de guêpiers rythment la surface. Le Passager de l’indicible est ravi de pouvoir se fondre dans ce paysage si proche d’un état de nature. Rien ne trouble, rien ne distrait. Tout conflue en une heureuse harmonie. On pourrait bien vivre ici, à la rencontre de la rivière et de la mer, faire de ce modeste estuaire le lieu de son exister. On élèverait un abri de roseaux, on se laverait dans la rivière, on pêcherait poissons et crustacés que l’on ferait griller sur un lit de brindilles.

   C’est ceci qu’on ferait et on oublierait les allées et venues des hommes et des femmes sur la Rambla, les cris, les mouvements de la foule. On n’aurait plus à se frayer de passage au milieu des véhicules, à jouer des coudes pour obtenir sa place au spectacle, faire la queue à l’heure du déjeuner derrière la vitre d’un restaurant, s’impatienter des longues caravanes lors de la transhumance estivale. C’est en lettres de cristal et de feu que le mot divin de LIBERTE s’inscrirait sur la falaise du front et cette lumière gagnerait la nappe du corps avec la joie d’une marée d’équinoxe. A cette heure d’immense fraternité avec les éléments, quelle importance avait donc sa fonction de commis aux écritures dans un bureau aux hautes fenêtres grillagées donnant sur le tombeau d’une cour intérieure ? C’était un tel luxe que de pouvoir enlever ses espadrilles, se dévêtir, plonger dans l’eau bleu des délices. Le Paradis avait-il un autre aspect que ce qui se dévoilait devant ses yeux ?

   Maintenant il était à la confluence de la rivière et de la mer, en sa pointe extrême, cette digue naturelle de cailloux blancs. Quelques nuages légers dérivaient dans le ciel. Au loin la surface de la mer faisait un triangle sombre. Le voile léger d’une branche de tamaris bougeait lentement devant ses yeux. La ligne de rencontre des eaux se frangeait d’une écume claire. Oui, assurément, cette terre était une origine, un fragment du monde non encore parvenu à son éclosion. Ce refuge, il fallait le laisser demeurer en soi, n’être nullement touché par la curiosité des hommes. N’être offensé par les allées et venues des curieux. Trop d’endroits de la planète avaient été sacrifiés qui portaient les ineffaçables stigmates de la boulimie humaine. Mettre l’humanité à la diète, voici ce qui se signalait comme l’une des tâches les plus urgentes.

   Des territoires devaient demeurer vierges, à l’abri de tout regard, enclos en leur insondable mystère. Pareils à ces majestueuses forêts pluviales qu’aucun regard autre que celui d’une faune sauvage ne rencontrerait. Cela devenait une si brûlante évidence pour Nazario, qu’il se sentait un peu mal à l’aise d’être le témoin oculaire de toute cette neuve beauté. Avait-il au moins le droit de demeurer ici avec le puits de ses pupilles empli de ce secret ? Il ne savait trop. Partagé entre le désir de demeurer au bord de cette félicité et l’envie de s’en détacher. C’était comme une déchirure, une faille qui se creusait entre son corps et celui de la rivière, de la mer, de cette levée de pierres comme prête pour un envol.

   Nazario resta un temps qui lui parut une éternité à fixer le pur prodige. Ses yeux brûlaient d’avoir trop scruté, sondé l’impossible partage. Jamais on n’était maître et possesseur de quoi que ce soit, autre être, fragment de nature, objet, fût-il de prédilection. S’appartenait-on soi-même ? Rien n’était moins sûr car tout était continuellement en fuite, en perte, en disparition. Alors il fallait savoir se contenter de frôler les choses, de cueillir le calice d’une fleur ici, de humer l’odeur d’une épice là, de caresser le duvet d’une peau ailleurs. Avoir trop de lucidité entaillait l’âme, en accélérait la combustion. Souvent, il fallait renoncer à explorer le réel, à connaître l’ami autrement qu’à l’aune de son image, de la représentation qu’il donnait de lui. Bien des choses étaient pure monstration, occasion de spectacle, exhibition sur la scène du monde. Avions-nous au moins déjà aperçu en quelque endroit l’once d’une vérité, le fragment irréfragable d’une authenticité à l’œuvre ? Ceci était si rare donc digne du plus vif intérêt. Il ne s’agissait nullement de s’avouer vaincu, de déserter l’espace de sa propre vie. Seulement prendre acte de l’impermanence des choses qui, partout, parcourait l’épiderme des Existants  de ses mortelles vergetures. Oui le monde était cabossé. Oui le monde était sillonné de chausse-trappes. Oui le monde ne se donnait à nous que sous les auspices de l’affèterie, de la caricature, du faux-semblant. Toujours face à nous les portes en trompe-l’œil, les décors en carton-pâte, les masques dissimulant les nervures de la présence.

   Bientôt le soir arriverait, le crépuscule teinterait tout d’une couleur de cuivre. Bientôt les oiseaux rejoindraient leurs trous dans la falaise de sable, les lézards se retireraient sous leurs abris de roches. Bientôt le tamaris replierait sa dentelle, le jour ses membranes. Alors Nazario sut qu’il lui fallait partir, quitter le paradis, traverser les chicanes du purgatoire, enfin se retrouver en enfer et marcher à nouveau sur les braises. A l’aide d’un bout de bois, dans le derme fragile de la plage, il inscrivit en lettres bâtons les indices de son rapide passage :

 

NAZARIO

 

   Un instant il s’abîma dans la contemplation de son nom, cette empreinte singulière de qui il était sur cette Terre. Puis, du plat de la main, il effaça consciencieusement les traces de sa présence, les stigmates de l’homme sur ce rien qui était en même temps un tout, un cercle si parfait que nul n’aurait pu en imiter la parfaite courbe. Bientôt la nuit arriverait. Nazario fit demi-tour sans porter un dernier regard à ce qui s’était révélé à lui dans une manière d’éblouissement. Il gravit la dune, parcourut rapidement le chemin de blancheur, traversa la haie de roseaux, fut sur la route, fut près du banc sans assise, fut devant la gare à la marquise ajourée. Un train s’arrêta dans lequel il monta. Sans doute un train fantôme qui le conduirait aux portes d’airain qui ouvraient le sourd brasier de La Rambla. Déjà il en entendait les sombres rumeurs, déjà il en devinait les terribles ondulations. La chaleur était intense, se dépliait en lames cotonneuses. Ayant franchi le seuil du terrible Tartare il savait que jamais plu il ne connaîtrait la paix. Jamais plus ! Là était la seule vérité dont les hommes possédaient l’indicible secret.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 mai 2020 5 22 /05 /mai /2020 08:01
Rocheleau

                         Cala Estreta

                Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   C’est une sorte d’enfant-fée, celui que l’on trouve dans les pages d’un livre. Un enfant né de la magie, qui y demeure avec la grâce qu’ont les choses innommées, les choses de rien. Comment l’appeler ? Baptise-t-on la brise qui court sur la garrigue et, jamais, ne s’arrête ? Attribue-t-on un nom à la lame d’eau claire qui sort d’une faille de terre ? La brume au-dessus de l’étang, quel prédicat lui donner sinon un genre de mot vide qui flotte entre deux temps, ne termine sa phrase que bien au-delà des habituelles proférations ? Autant dire l’impossible. Autant dire la couleur de l’amour. Autant dire la teinte de l’âme dans la lumière aurorale. C’est bien, c’est rassurant cette impression de flottement qui entoure les choses ou les gens de mystère et les soustrait aux incisives de la pure curiosité. Car, voyez-vous, il y a danger que la poésie elle-même ne s’effrite sous les coups de boutoir de l’indifférence ou bien les dangers de l’habituelle banalité.

   C’est un jour d’ouverture et de claire diffusion, un jour d’étendue. Tout part d’un lieu et y revient avec la certitude d’une vérité. Rien ne blesse, qui détruirait le corps, entaillerait l’esprit. Les choses sont couchées en elles-mêmes, sûres de leur parution. Il y a tant de beauté, ici et maintenant, et les soucis sont loin qui bourdonnent dans le ventre sourd des villes. La nature est entièrement à la nature et seule une existence discrète peut la visiter. Une arrivée sur la pointe des pieds, une chorégraphie légère, une ballerine qui effleurerait le sol, seulement, n’imprimant de son passage que ce sillage blanc pareil au vol de l’oiseau dans l’aire infinie du ciel.

   « Rocheleau », car ainsi est son nom, est un jeune garçon à l’âge indéfinissable, à l’habitat incertain, une manière de nomade océanique qui ne trouverait refuge qu’à l’intérieur de lui-même ou bien là, sur ce territoire qui n’est que son naturel prolongement. Sa peau infiniment basanée se confond avec la roche. Ses yeux immensément clairs trouvent leur prolongement dans le sombre éclat de l’eau qui bat le rivage, fait ses minces clapotis. Rocheleau, donc, est assis face au paysage. Il ne bouge pas. A-t-on besoin de s’agiter quand ce qui vient à vous se donne à la manière d’une offrande sans détour, sans calcul ? Ainsi : le don en tant que don. Le don en son essence plénière. Je te donne et tu reçois librement. Je te donne et le don est pure avenance de soi dans le jour qui paraît. Rocheleau, quel beau nom tout de même ! Qui unit la densité de la terre à la souplesse de l’eau. Ce nom, l’enfant l’a reçu en partage de la beauté. C’est la beauté qui, elle-même, du creux de sa chair, l’a nommé ainsi et pas autrement. La juste rencontre des éléments, leur fusion intime. Pouvait-il refuser ? Décline-t-on l’invitation aux épousailles du lac et de son reflet, du goéland et de son vol, de l’étoile et du drapé de la nuit ? Non, on s’accorde seulement, on unit en un même geste tout ce qui s’assemble et dit le jeu subtil de l’harmonie.

   Sur ce monde-ci, la lumière est à peine levée. Elle fait son murmure à l’horizon. Elle n’est qu’une ligne incertaine dont l’être tremble de ne pas être reconnu. Le silence est profond dans le genre d’une ouate noire qui, lentement, déplierait ses fibres. En lui, le ciel porte encore de lourds lambeaux de nuit, quelques secrets oubliés en ses plis, quelques songes effervescents qui voudraient dire le long voyage du sommeil, ses marges habitées d’inconscientes nuées. Il y a, parfois, tant de douleur à se hisser du rêve, à se glisser dans l’écoutille par laquelle le réel s’informe et dit le poids de sa nécessité ! La clarté glisse sur la peau satinée de Rocheleau, on dirait un bronze dans la lumière d’un clair-obscur, elle fait son imperceptible onction, elle gagne le centre du corps où s’allument les longs feux du plaisir.

   L’enfant de beauté regarde de l’entièreté de ses yeux innocents les grappes onctueuses des nuages, leur immobile avancée sur la chape céleste. L’enfant regarde l’ilot rocheux au large, on dirait un squale échoué qui aurait trouvé le lieu de son dernier repos. Mais cette pensée n’est nullement triste, elle s’inscrit seulement dans l’ordre des choses, elle assigne à la terre sa part de finitude. De part et d’autre du chenal aux eaux argentées, telles d’imposantes cariatides, les rochers sont là dans leur souveraine fixité, image d’une éternité qui, un jour, pourrait avoir lieu si l’enfant lui-même demeurait en son être et observait à l’infini le suprême jeu du temps. Il aime les failles, les vides, les lignes, les griffures  qui traversent ces blocs de pierre, lui donnent son rythme, lui confèrent le rare d’une esthétique accomplie.

   Si, quelque part, la perfection existait, nul doute qu’elle trouverait ici les fondements mêmes de son apparition. L’espace a soudain étréci à la taille du minuscule, le temps s’est assemblé en un germe qui semblerait retenir sa future éclosion. C’est ainsi, les moments d’immense félicité n’ont besoin de rien d’autre que d’eux-mêmes. Nulle effraction d’un temps qui serait de circonstances, d’événements particuliers, de menus faits d’un quotidien surchargé d’inutiles et oiseuses significations. De lois et de conventions qui fixeraient à demeure. Rien ne saurait faire signe vers une désespérance, mais plutôt son envers, l’attente d’une lumineuse clairière dans la carrière dense et parfois harassée des jours.

   Alors, quand Rocheleau a amassé assez d’images pour peupler son imaginaire diurne ou bien ses dérives nocturnes, ses voyages au long cours, il se lève, jette un dernier coup d’œil à cette minuscule scène du monde et part, sans se retourner, vers on ne sait où. Le sait-il lui-même ? Sans se retourner parce que, lorsque la vue est comblée, elle vit de ses propres images et porte loin le souvenir de ceci qui a été vu, destin imprescriptible de la rencontre.

 

 

 

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21 mai 2020 4 21 /05 /mai /2020 09:48
Un goût de prunes sauvages

 

Prunes d’ente

Source : Wikipédia

 

***

 

 

Ce matin, en cet avant-goût de l’été - la lumière cascade au plus haut du ciel -, je me suis installé sur la terrasse pour profiter d’un peu de fraîcheur. Ici, sur le Causse, dans la journée, les pierres chauffées à blanc cymbaliseront telles des cigales et il faudra chercher l’ombre des pièces afin d’y trouver un substantiel repos. Les chênes ont soudain verdi et les plaques de calcaire qui, habituellement, sont dénudées, n’apparaissent plus que par endroits, genres de ponctuations grises qui, ici et là, essaiment le large plateau qui ne connaît guère que le silence parfois troué par les cris nerveux des geais, alors je suis des yeux leur envol gris-bleu que rehausse la parure beige de leurs dos. Le spectacle est permanent pour qui sait attendre la chose simple, le vol léger d’un papillon, le tremblement d’une orchidée dans l’air qui se défroisse, le passage, au loin, d’un chevreuil dans sa parure d’acajou.

   Sur la table ronde en métal, ouvragée de trous figurant de minuscules corolles, j’ai posé ma théière, un pot en céramique contenant quelques sucres, une assiette avec des tartines grillées. J’aime flâner, laisser se déplier le temps avec douceur, feuilleter les pages d’une revue ou bien lire quelques passages d’un roman ancien oublié sur les étagères de ma bibliothèque. Un peu de vent s’est levé qui chante dans les ramures des chênes, soulève de la poussière de castine pareille à un nuage qui serait né du sol. J’étale sur une tartine une fine couche de confiture de prunes sauvages qu’une amie m’a donné. Elle a une belle couleur de miel qui fait plaisir à voir et annonce des saveurs sans doute généreuses. Ma première bouchée est un régal, j’y discerne nettement une présence biscuitée puis, dans un second temps, de délicats arômes de cannelle qui se déploient et tapissent le palais, le couvrent d’une soie infinie, le goût est long qui semble se renouveler sans jamais pouvoir s’épuiser. Ma deuxième bouchée est plus incisive, plus curieuse, pourrait-on dire. Maintenant c’est une onde savamment sucrée, parfois légèrement épicée, parfois amère comme si j’avais croqué l’amande contenue dans le noyau.

   « Allons, Pierre, je crois bien que je vais te préparer une autre tartine, gourmand comme tu es ! », susurre Grand-Mère Géraldine en souriant de toutes ses belles dents blanches. Tous les matins elle les brosse avec du bicarbonate de soude, elle m’assure que cela les fortifie et puis cela sert aussi pour la cuisine, elle en met dans ses haricots lingots. Je termine, avec un peu de regret, mon petit-déjeuner. Mais, maintenant, il me faut aller prendre l’air, et profiter de mon séjour à ‘Bareltou’, auprès de mes grands-parents. Le jeudi de congé passe si vite. Et demain l’école reprend. Je passe devant le puits où Grand-Père Charlin fait sa toilette tous les jours, torse nu, savon de Marseille à la main, se frictionnant puis se rinçant à l’eau claire, s’ébrouant comme le fait un jeune chien.

   Grand-Père est aux champs. En cet automne si radieux - la lumière ruisselle dans des tons de brique et d’or -, il laboure, avec une paire de vaches, le grand champ près de la garenne. Je m’assois au bout du rang et emplis mes yeux de cette scène, belle entre toutes. Elle me rappelle l’extrait du texte de Georges Sand, que le Maître d’école nous a fait lire, pas plus tard qu’il y a deux jours. Cela disait : « A l’extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir… ». C’était dans un livre qui s’appelle ‘La Mare au Diable‘. Maintenant Charlin arrive au bout du sillon. Son front est en sueur et, de ses moustaches en guidon de vélo, s’échappent de minces gouttes de sueur. Il m’appelle : « Pierre, va donc me chercher une cruche d’eau au puits, il commence à faire soif ! ». Grand-Père boit de longs traits d’eau claire et je m’amuse à suivre le trajet de sa glotte qui monte et descend à chaque goulée. Je reste toute la matinée auprès de lui, à chasser des vers pour la pèche, à faire des boules de glaise qui, durcies au feu de la cheminée, feront des billes qu’ensuite je peindrai à la gouache. Bientôt midi. Géraldine agite une clochette, c’est l’heure du repas. Son carillon est cristallin et il fait, dans la tête de Grand-Père et dans la mienne, son bruit d’oiseau des champs, peut être une alouette aux trilles joyeux.

   Je m’étonne, déjà midi, combien le temps passe vite, ici, sur ce Causse illimité aux couleurs d’éternité. Le carillon de la cuisine a égrené ses douze coups. Je déjeunerai dehors aujourd’hui pour faire honneur à cette fin de printemps qui se prend pour l’été. Quelques tranches de saucisson, un taboulé aux asperges vertes et petits pois, des oignons nouveaux, quelques feuilles de menthe, trois traits d’huile d’olive, des tranches de fromage, un verre de vin couleur de rubis et le tour sera joué ! Savez-vous, il ne faut guère plus d’ingrédients pour réaliser le menu d’une joie immédiate. Toujours des choses simples savourées aussi avec simplicité.

   J’ai beaucoup écrit hier et mes textes avancent avec un réel bonheur, aussi je m’accorde une pause. Demain sera un autre jour. Je vais aller faire un grand tour à pied sur la colline qui fait face à la maison. Le sentier est agréable avec ses montées et ses descentes, ses trouées au milieu des chênes par où se laisse voir le beau paysage vallonné, les vallées plantées de hauts peupliers, les sommets des ‘pechs’, ces plateaux ouverts à tous les vents, ces dalles de calcaire érodées qui sont l’âme d’ici, les amers au gré desquels nous nous orientons. Je marche longuement muni de mon bâton, un bambou chauffé au feu que mon Oncle m’avait offert en des temps déjà lointains. Je ne rencontre que quelques compagnies de passereaux qui ne s’effraient guère, ils volent de haie en haie, paraissant s’amuser de cette escorte improvisée. Je traverse un bois de chênes. Au sol, encore les feuilles mortes de la dernière saison. Elles craquent sous les pieds et font comme un bruit de métal, de tôles froissées. Je m’amuse à en soulever des gerbes brunes qui poudroient et retombent dans une pluie mordorée. Longtemps la poussière plane derrière moi, pareille à un feu d’étincelles dans le couchant qui vient.

   « Voyons, Pierre, cesse donc de traîner les pieds, tu ne fais que de la poussière et tu ferais mieux de m’aider à couper la litière pour les vaches ! » Grand-Mère Géraldine sourit pour atténuer la gronderie. Elle n’est pas méchante. Elle est travailleuse et n’admet guère que l’on joue quand une tâche est à faire. Je l’aide et coupe de petits bouquets de bruyère que j’assemble ensuite en fagots. Géraldine les attache avec de la ficelle de lieuse grossière qui est comme pleine de cheveux. Au travers des troncs, on aperçoit Grand-Père qui soigne les vaches, emplit les abreuvoirs, distribue du grain dans les mangeoires. J’aime bien l’odeur de la paille, celle aussi du foin qui pique les narines et me fait souvent éternuer. Charlin me dit toujours : « Si tu éternues de si bon cœur, ça veut dire que tu seras heureux en mariage ! ». Je ne sais pas où il trouve toutes ces expressions et si elles sont vraies. Mais en tout cas elles m’amusent.

   Grand-Père adore plaisanter et « nous sommes de vieux amis », comme il me le dit parfois. Je crois bien qu’il me manquera beaucoup quand il ne sera plus là, Géraldine aussi, bien sûr, mais elle est plus sévère et on ne rit pas souvent avec elle. Je crois qu’elle aime trop le travail et c’est devenu comme un défaut. Enfin elle a beaucoup de qualités et j’adore sa cuisine, ses soupes de fèves plates qu’on appelle ici des ‘geisses’. Elle en prépare de grandes marmites au feu de cheminée parce qu’elle sait que j’aime ça, « tu en  mangerais sur la tête d’un teigneux », elle me dit, en me servant de grandes louches dans mon assiette-calotte. Grand-Père, lui, quand il a fini sa soupe, verse un peu de vin dans ce qui reste au fond de son assiette, ici on dit « faire chabrot », c’est une coutume du pays. Tous les hommes font chabrot et toutes les femmes râlent parce que les hommes font chabrot. Morale de l’histoire, comme dirait Grand-Père, « il faut de tout pour faire un monde ! ».

   Ce soir, j’ai fait chabrot en souvenir de Grand-Père Charlin. J’ai terminé la journée comme je l’avais commencée, dehors, sur la terrasse, à me prélasser dans les lueurs crépusculaires qui embrasent le plateau, l’habillent d’une couleur de rouille. Le soir sera long à venir, la clarté lente à se dissiper. Comme si, soudain, la vie faisait du sur-place, ouvrait une clairière dans le massif sombre des jours, traçait en plein ciel le nuage léger d’une félicité. Mon dessert : un brin de confiture de prunes sauvages, ce goût est si délicieux et puis, en une seule bouchée, combien de merveilleux souvenirs s’annoncent et planent longtemps dans le tunnel de la mémoire. Une seule bouchée et c’est, dans l’espace d’une même offrande : ma jeunesse insouciante, mes premiers émois à la lecture des belles pages de ‘La Mare au Diable’ ; c’est Grand-Père Charlin, ses moustaches grisonnantes, ses yeux rieurs qui se plissent de plaisir ; c’est Grand-Mère Géraldine, sa générosité qu’elle cache parfois sous un air austère, mais le cœur est bon qui sait offrir des joies simples mais si utiles à celui qui les reçoit ; une seule bouchée, c’est encore la double rangée de pruniers longeant le chemin qui conduit à la ferme, quelques arbres sont redevenus sauvages, c’est eux qui donnent la meilleure confiture ; c’est aussi la garenne de chênes clairsemés où s’agitent, sous le vent, les brins mauves des bruyères ; c’est le pré entouré de clôtures qui descend en pente en direction de la mare habitée du concert des grenouilles ; c’est tout ceci, tous ces événements d’autrefois que la mémoire reconstruit, porte dans l’instant présent, faisant resurgir émotions et plaisirs qui ne sont jamais oubliés, mis en veilleuse seulement.

   Je viens de rejoindre ma tour d’écriture. Le silence est souverain. Quelques pierres, au loin, font entendre leurs craquements sous l’air qui fraîchit. La lune point à l’horizon, gros œil blanc qui rassure de sa présence tutélaire. L’ensemble du Causse est vernis de blanc et de gris. Quelque part, dans le sombre, le chuintement d’une dame-blanche. Je cherche dans les étagères où s’amoncellent des milliers de livres, un manuel ancien à la couverture parme usée, illustré de gravures en noir et blanc. Le voici enfin, c’est le ‘Souché’ qui accompagna ma jeune scolarité, qui m’initia aux beaux textes, qui dessina en secret le trajet que je devais suivre adulte, une vie entière consacrée à l’écriture. Je feuillette les pages avec précaution. Elles sont jaunies, tachées de points de rouille, mais le texte est parfaitement lisible qui, parfois, présente quelques coquilles d’imprimerie. Classés par ‘centres d’intérêt’ au chapitre ‘automne ‘, quelques textes retiennent mon attention, que j’ai lu et relu des milliers de fois.

   Inévitablement je choisis celui qui est intitulé ‘Tableau de labour‘, qui relate la rude et belle vie des paysans traversant les pages de ‘ La Mare au Diable ‘, sans doute mon œuvre préférée parmi les morceaux d’anthologie figurant dans le livre :  ‘Lorsqu’une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d’une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter ; car les bœufs, irrités par cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l’areau à travers champs si, de la voix et de l’aiguillon, le jeune homme n’eût maintenu les quatre premiers, tandis que l’enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d’une voix qu’il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce : le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le joug ; et, malgré cette lutte puissante où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses.’

   Je sais, là, dans l’immédiateté des choses signifiantes, que plus rien désormais ne m’échappera de ce passé qui clignote au loin pareil au pinceau d’un phare balayant la nuit. Successivement il s’efface mais toujours reparaît. Oui la lumière n’a jamais de fin que nos yeux fécondent, que notre âme appelle, elle est logée en nous au plus profond, elle n’attend que de resurgir.

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21 mai 2020 4 21 /05 /mai /2020 07:59
Lucien du bocage

Source : Wikipédia

 

 

 

 

  

   Pré qui appelle

 

   De Lucien au bocage il n’y avait qu’une seule ligne, infiniment souple, docile, toujours disponible. Lucien était né dans le bocage. Lucien était fils de cette mosaïque d’herbe, héritier des haies qui parcouraient l’étendue libre, ami des boules sombres des arbres, intime, ici, de cette touffe de joncs, là, de cette doline d’eau qui vibrait sous la courbe du ciel. Il ne pouvait y avoir ni séparation, ni éloignement. Sans le bocage Lucien n’était pas. Sans Lucien le bocage n’était pas. Union singulière de l’Homme et de la Nature. Chant du pré qui appelle. Parole du berger qui lui répond. Hors de cette contrée amicale il n’y avait de sens, de compréhension, de justification possible d’une existence.

  

   Là, dans le paysage fondateur

 

   Il fallait être là, dans le paysage fondateur  de l’espace disant, être là en toute humilité, en toute présence. Sortir de l’abri, le matin, humer l’air bleu, frais, en sentir le trajet lumineux dans la chair encore endormie. Il fallait des sabots de bois à l’étrave recourbée, emplis de paille neuve. Il fallait la vareuse de toile, sa rustique découpe, son allure roturière, les crins des moutons qui y traçaient leur route plurielle. Il fallait cette allure de franche participation avec tout ce qui était, tout ce qui signait une union irréversible de l’être en relation avec cela même qui le désignait au monde comme cet homme-ci, non comme cette abstraction des villes ou les Existants n’étaient que des fantômes de brume, des silhouettes pressées dans les inquiétantes couleuvrines des rues, de vagues apparitions sur les vastes agoras où soufflait le vent de l’absence. Être un parmi la foule ne présageait jamais rien de bon. Sauf la dissolution, la perte, l’étrangeté à soi. Combien Lucien se tenait, par nature, à distance de ces agitations, ces bruits, ces mouvements pareils aux vortex dans lesquels s’engouffraient quantité de vies humaines. Une perdition à jamais de soi dans les mailles emmêlées du souci, de l’occupation qui, lentement, boulottaient le peuple des urbains sans qu’ils en sentent le vénéneux projet.  

  

   Amicalité

 

   Lucien était né, il y a longtemps - quatre vingts ans bientôt -, sur cette terre des Hauts qui ne vivait que d’élevage, d’air pur, d’horizons vastes, d’océan vert, cette herbe qui nourrissait animaux et hommes en un seul et même geste. Alors comment pouvait-on témoigner d’un attachement au sol ? Tout le lexique convenu - « osmose », « fusion », « accord » -, manquait sa cible. Il suffisait de parler d’un événement si simple et si prodigieux à la fois que les mots étaient des genres de coquilles vides, d’échos qui résonnaient dans une manière de vacuité. Parfois le langage était cette outre pleine  qui peinait à dire le frugal et le retenu. Quel lexique aurait mieux été adapté que celui d’amitié, peut-être d’amicalité, cette disposition de franche empathie aux choses posées devant soi dans l’humilité, le don immédiat, l’évidence de figurer au monde, de se disposer à toute venue qui s’annonce sous la figure du préservé, du confiant, du limpide. Sans doute la métaphore était-elle plus encline à témoigner de ce statut déconcertant en raison de son apparent dénuement. De l’Homme d’ici à la Nature qui l’accueille, comme le bruissement d’une source, d’une présence qui se donne, d’une eau qui féconde le ciel, irrigue la prairie, le tout dans une telle harmonie qu’il n’y a plus de partage et le ruisseau s’écoule vers l’aval avec la belle assurance d’une plénitude, d’un dessein accompli.

  

   Biographie

 

   Lucien avait donc toujours vécu  sur ce lopin de terre que délimitait seulement son amour pour le boqueteau, le fourré, la haie épineuse, le tapis rugueux de la prairie. A la mort de ses parents il avait hérité de cette petite ferme, du troupeau, du bâton, de la tondeuse, de quelques outils rudimentaires qui suffisaient à l’entretien du paysage. Seul son service militaire l’avait éloigné de « son pays ». Dans ses trente ans il « avait pris femme » et sa vie s’était déroulée sous les trois signes de l’amour. De l’épousée, du troupeau, du bocage dont il paraissait la pure émanation tant il y avait d’affinités réciproques. Son ambition limitée à une existence paisible s’était si aimablement accordée à ce rythme que tout avait coulé entre les rives du destin sans accroc, d’une façon heureuse. Il n’avait eu de désir que de se réaliser lui-même selon cette pente qui le portait en soi, en dehors de soi sans qu’aucune césure pût y introduire son étrange bourdonnement.

 

   Les Rois Mages

 

   Novembre a sonné et ses frimas blanchissent le bocage,  poudroiement dans l’enceinte lisse des jours. Ce matin de dimanche Lucien s’est levé alors que le jour bleuissait à peine les collines, que le bruit de la vie n’avait encore nullement essaimé ses grappes, jeté ses trilles sur la nature pliée dans un songe infini. Il a enfilé ses sabots. Il est sorti dans l’air qui crisse. Il est allé jusqu’à la bergerie saluer les trois moutons qui lui restent : Balthazar, Melchior et Gaspard, ses « rois mages » dont il espère qu’ils lui montreront le chemin d’une bonne étoile. Il passe sa main dans les fourrures endormies, il hume le suint, il tâte la peau à la douce chaleur, il parcourt les sentes de cela qui l’a constitué en tant que berger, qu’homme aussi. Pour lui les deux conditions sont tellement indissociables. Les Rois Mages bougent à peine enroulés dans leurs boucles de laine. Seulement le flux et le reflux de la respiration, cet apaisement, ce baume, cette confiance envers toute chose quand l’âme est au repos. Oui, l’âme, ces bêtes en sont pourvues et de belle manière. Quelle fidélité, quelle recherche de l’ami, du protecteur, de celui qui tient le bâton et siffle pour héler son chien, lui donner sa mission. Vénus est là, d’ailleurs, la « Belle Etoile », cette Pyrénéenne qui garde le troupeau, qui suit Lucien comme son ombre. C’est rudement présent un chien de berger. Si attentif à sa tâche, si dévoué, si justement accordé à la voix du maître, à ses déplacements, à sa respiration. Beau sentiment poétique de ce qui s’annonce comme la jonction de deux volontés, de deux missions que la nature révèle et amplifie.

  

   Loriane, l’Aimée

 

   Tellement de complicité entre eux. Tellement d’amour. Et combien cet amour vient combler un vide, une béance, Loriane, l’Aimée n’est plus, partie il y a peu au pays des songes. Seule une photographie jaunie dans un cadre de verre sur le buffet de la cuisine. Alors il faut occuper le long corridor du temps, le meubler, tailler une haie, clouer un fer au sabot, soigner les moutons, leur apporter une friandise, une touffe de luzerne, un boisseau de seigle, une pierre de sel. Ces gestes si minces sont une faveur, l’ombre légère d’une grâce, une étincelle pour le cœur dans la nuit de l’esseulement, le froid qui gagne le corps et la neige sera bientôt là qui fera son ineffable linceul blanc. Comme une traversée du désert avant que l’oasis aux verts ombrages ne soit rejointe. Prendre patience. Piocher dans les plis de la mémoire la pierre vive des souvenirs, les étraves lumineuses, les chemins de clarté : un jour de fiançailles, un repas au bord de la rivière avec l’incarnat du vin pour rire et chanter, une veillée au coin de l’âtre, le crépitement des châtaignes, leur odeur caramélisée, leur peau brûlée telle un charbon. Il faut archiver dans les feuillets du souvenir avant que les images ne s’éteignent, que les paroles ne s’enrobent de silence, que les gestes ne disparaissent dans cette inconsistance, loin là-bas, dans le film qui tressaute et  vacille, au bord d’un possible évanouissement.

 

   Charles, l’Ami de toujours

 

   Il commence à faire bon dans la pièce où brûle un feu de bois. La  cuisinière est prête qui, bientôt, recevra la tarte aux pommes. Ce que préfère Lucien. Ce que Loriane lui a appris parmi mille autres minces choses, coudre un bouton, repriser une chaussette, faire mijoter un civet. Il est bien aise, maintenant qu’il est seul, d’avoir appris cet alphabet si utile, si émouvant aussi quand il évoque les moments qui présidèrent à leur venue au jour. Mais à quoi bon regimber, se battre contre des moulins, se plaindre du gel ou bien de la chaleur d’été ? Sa vie, ou ce qu’il en reste, il en a assemblé les morceaux épars, un chiffon rouge ici, une dentelle là, un carré de Vichy ailleurs : un patchwork en somme dont il tente de faire tenir ensemble l’histoire un peu défaite, les fils un brin distendus. Heureusement, il lui reste Charles, l’Ami de toujours, le fidèle qui répond présent aussi bien dans les moments de joie que lors des abattements, des épreuves.

 

   Charles, Lucien

 

   Charles et Lucien, c’est une ancienne et longue fable qui déroule ses péripéties lors d’un temps dont l’origine est presque inatteignable. Cela devient si confus les événements qui se perdent au loin. Cependant quelques résurgences claires, quelques certitudes avec leur belle ineffaçable géographie. Toujours une avancée pareille à une cordée d’alpinistes sur le flanc escarpé de la montagne. Depuis la Communale un parcours parallèle avec des croisements, des éloignements parfois, mais mesurés, mais si proches malgré les bifurcations de la vie, si lisibles dans les effusions justes des retrouvailles, des colloques, des bavardages. Lucien était un garçon appliqué qui travaillait ses leçons en classe avec la même assiduité qu’il mettait à inciser, dans un bâton de noisetier, cette spirale blanche qui était sa marque de fabrique. Charles était certes sérieux mais plus enclin à se laisser divertir par le vol d’une mouche, le passage d’une fille plus tard, le refrain de quelque bal où il allait tourner la valse pour le grand bonheur de ses « cavalières ».

 

   Moirures de la joie

 

   C’est étonnant la divergence des chemins, le retournement des choses, les sauts de carpe de la logique. Lucien qui aurait dû devenir maître d’école avait choisi la voie du berger. Charles dont l’itinéraire supposé aurait dû être  celui d’un métier manuel, s’était retrouvé instituteur, travail qu’il avait accompli avec tant de passion que les palmes académiques lui avaient été décernées. Il en avait affiché la discrète présence sur le mur de son salon entre des rangées de livres studieux et de revues anciennes dont il était friand. Lui, le coureur de jupons, avait signé une charte qui l’avait lié à un célibat assidu que quelques trouées « coquettes » avaient ponctué de leur chant polyphonique. Voilà, maintenant il vivait en ville, dans un appartement modeste mais plutôt arrangé avec goût, parmi ses ouvrages  et ses collections de vieilles cartes. Il avait toujours éprouvé une véritable passion pour l’imprimé et les voyages. Ici se réunissaient, dans un même creuset, papier armorié et lointains horizons et ceci suffisait à son bonheur. Assez souvent il se rendait dans la cathédrale voisine, non en raison d’une foi, d’une croyance, seulement pour le calme qui régnait sous ses immenses voûtes, pour la lumière multicolore qui, traversant les vitraux, venait poser sur ses lectures les moirures du bonheur.

 

   Ce dimanche est paisible

 

   Lucien a verrouillé la porte. Les trois moutons sont dans le pré. Vénus en aura la garde pour la journée. La vieille Traction crachote dans le matin brumeux. La Traction, cette vénérable qui pourrait constituer l’archive d’une vie. Les grandes virées de la jeunesse avec Loriane en beauté, chemisier ouvert sur une gorge aussi délicate que laiteuse, un chapeau sur des boucles châtain, un peu de noir aux yeux, ces perles qui brillent encore dans l’obscurité. Son empreinte douce est encore ici sur l’accoudoir de tissu, là sur le pare-soleil, là dans le cercle noir du volant. C’est, pour Lucien, un bonheur traversé des larmes de la perte. Ce sont des trouées de soleil et des clignotements blancs dans la taie sombre des jours. Ainsi la mesure des choses, parfois l’écartèlement du temps, parfois un miel diffusant sa plénitude dans l’air embaumé de saveurs printanières. Mais à quoi bon servirait-il de ternir cette journée ? Charles attend et Lucien à mis dans sa musette une bouteille qui réjouira les cœurs, une tarte qui scellera, une fois encore, une amitié indéfectible. Ce dimanche est paisible comme tous les dimanches en ville. Les premiers  faubourgs, les scintillements de la rivière, les collines au loin où paissent les Rois Mages, où veille Vénus, où attend la demeure de pierres. Quelques personnes déambulent, d’autres attendent l’ouverture de ce Musée récemment ouvert qui attire beaucoup de curieux. Lucien n’est guère au fait des choses de l’art. Un questionnement seulement, un regard distrait puis la perte des œuvres dans le carrousel des heures.

 

  Jour de relâche

 

  Un jour cependant l’art s’était manifesté d’étrange façon. Il avait garé la Traction en contrebas du Musée, intrigué par ce vaisseau de métal rouillé aux impressionnants porte-à- faux, aux audaces architecturales qui l’interrogeaient, lui l’homme de la nature et de la prairie bocagère. Il s’était avancé sur la grande plateforme qui longeait le bâtiment. Quelques lumières dans le hall d’entrée. Il avait essayé d’apercevoir ce qui se trouvait à l’intérieur. Une jeune femme avait surpris cet homme qui, visiblement, cherchait à savoir quelque chose des œuvres. Elle avait ouvert la porte de verre, invité Lucien à entrer. C’était jour de relâche mais, si Lucien le souhaitait, elle l’autorisait à visiter les salles. Lucien avait accepté avec joie, ne sachant pas très bien ce qu’il allait découvrir.

    Tout dans le noir

 

   Tout était dans le sombre, tout dans le noir que ponctuaient seulement quelques faisceaux de lumière habilement dirigés sur les toiles. Il était SEUL, là face à l’Enigme. Les toiles, à l’exception de quelques unes traitées au brou de noix (ceci l’avait fait sourire, que l’on puisse faire de l’art avec si peu), les toiles étaient entièrement noires. Un peu comme une nuit sans étoiles. Ou plutôt, si, des trajets de comètes, leurs cheveux brillants griffant l’obscur à certains endroits, en ménageant d’autres qu’habitait la naturelle densité d’une teinte si mystérieuse, si clouée à son destin. Comme une fermeture et pourtant ces surfaces parlaient, témoignaient d’autre chose que d’une simple mutité. Sous le faisceau des projecteurs, des sillages naissaient  du noir, montaient du noir, se donnaient à voir dans toute la beauté de leur étrangeté. Lucien ne comprenait rien de ce qui se jouait là, dans le silence de la pièce, dans le sourd bruissement de l’art. Cependant, il devait se l’avouer, il était, en une certaine façon, « retourné », questionné par ce qui, de toute évidence, avait un sens que son ignorance des choses créées ne pouvait que soustraire à sa vue.

  

   Artiste du quotidien

 

   Oui, combien il aurait aimé entendre une personne avisée lui dire la valeur de la lumière, la signification de ces lignes qui entaillaient la matière, travaillaient la forme au corps, la métamorphosant en autre chose que ce qu’elle était, sans doute l’occasion d’une joie pour qui avait été initié à ses arcanes, introduit dans sa chair prolixe, inondé d’un savoir dont la saveur ne pouvait s’expliquer, seulement se sentir de l’intérieur, un peu comme on est dans le contact immédiat de la fleur du champ, des feuilles de la haie, de la laine du mouton, du travail du chien qui rassemble les égarés. Peut-être la tâche de l’art n’était-elle que ceci, partir d’un éparpillement des formes, les assembler, les amener à proférer et ceci était la mission belle et mystérieuse de l’artiste. Lui, Lucien, à sa manière, était un artiste du quotidien, du tout-venant, dresser une haie de telle ou de telle façon, tondre les moutons avec application, faire travailler Vénus et, surtout, peut-être, faire renaître dans sa vieille tête cabossée les lueurs d’autrefois, le sourire de Loriane, sa toilette de jeune mariée, son éclat sur le pré vert, son entente simple des choses, ce bonheur puisé à regarder le monde, à dresser une table, repasser une nappe brodée, faire un bouquet de quelques jonquilles des champs. Là, dans la discrétion du Musée, parmi tant d’oeuvres déroutantes, il s’était posé la question de savoir comment l’on pouvait estimer une création, la faire sienne, l’inclure dans le tissu serré de l’existence. Oui, il demanderait à Charles, lui qui furetait toute la journée dans ses bouquins, il devait savoir et puis c’était son rôle d’instituteur, sinon il aurait mieux fait d’être berger et de n’ouvrir que le livre de la nature.

 

   Bocage dans la cité

 

   Dans le dédale des rues tortueuses du Moyen Âge, maintenant. Les passages sont si étroits qu’il faut anticiper chaque virage, avancer prudemment, tirer sur le grand volant de bakélite. Heureusement, en ce dimanche, les passants sont rares. Parfois quelques badauds qui lèchent les vitrines, quelques enfants qui glissent sur leurs trottinettes le long des trottoirs. Sur la petite place, Lucien a trouvé un endroit où stationner. Presque devant chez Charles. C’est si calme, on croirait le bocage échoué en plein cœur de la cité. Parfois quelques feuilles qui s’envolent, le chant d’un oiseau, l’éclaboussement gris d’un pigeon dans l’eau étale du ciel. S’il osait, Lucien irait s’asseoir sur ce banc de la place qu’un arbre abrite de ses frondaisons. Ce serait un peu comme depuis la niche de Vénus, un observatoire des mouvements et des odeurs, des lumières, des passages des hommes, cette avancée sur les marches de l’existence. Et puis il aimerait voir les jupes en corolles, les tables animées des bistrots, les femmes sortant des boutiques, leur agitation gaie, telle des perruches.

  

   Musique au coeur

 

   Mais il faut sortir du rêve, regagner ce sens du réel au centre duquel Charles se trouve. Peut-être, impatient, regarde-t-il à la fenêtre, celle qui donne sur cet ilot au cœur de la ville. Entre une pharmacie et un magasin de lingerie, une porte cochère dans un renfoncement d’ombre. Un digicode sur lequel les doigts gourds de Lucien pianotent les chiffres qu’il a inscrits sur une feuille. Sa mémoire est si hésitante, imprécise, qui confond passé et présent, noms de personnes et de lieux. Il le sait, avant peu, dans le petit cercle grillagé il entendra la voix de l’Ami et ce sera déjà une fête comme autrefois au village en habits de dimanches et la musique au cœur. Cela hésite longuement et nul grésillement annonçant la parole. Lucien fait le code à nouveau. Peut-être Charles est-il occupé ? La musette pend à l’épaule lestée de la tarte - son odeur de pâte chaude encore -, alourdie de la bonne bouteille qui s’impatiente d’être débouchée. Un long moment ourlé de silence. Lucien, pour tromper le temps, lit les réclames dans la vitrine, un bon sirop pour la gorge, un baume pour panser des plaies, des lunettes de soleil pour abriter les yeux. Il n’ose se retourner pour regarder les froufrous, les dentelles, les petites buées dont les filles d’aujourd’hui vêtent leurs corps. C’était plus simple du temps de Loriane, les froufrous c’était juste pour les noces, le reste du temps c’était l’ordinaire mais il y avait tant de bonheur à la simplicité des choses !

  

   Eviter les trous

 

   Etrange tout de même. Charles, d’habitude, répond si vite à l’appel. Un peu perdu, Lucien fait tourner la clé de la voiture au bout d’une main qui tremble légèrement. Lui qui a mis son plus beau costume. Oui, un ancien, noir avec des rayures blanches. Tiens ça lui fait penser aux peintures de l’artiste du Musée. Que le monde est donc petit où tout se rejoint sous le même horizon. Non, Lucien de s’entêtera pas. A quoi bon, c’est comme pour son Aimée. Charles a dû oublier. Lourde la bouteille, pesante la tarte dont on ne sait plus rien, si ce n’est qu’il faudra faire midi avec Vénus en tête à tête et le bruit des moutons dans l’enclos. Ce ne sera pas un malheur, seulement une contrariété. Un dernier regard vers la vitre qu’occulte en partie un rideau de dentelles. Il n’y a plus rien à espérer que de poursuivre son chemin en évitant les trous, en contournant les flaques et les nids de poules.

 

   Attelage de concert

   

   La Traction a quelque peine à redémarrer. Faut dire elle doit, comme son propriétaire, avoir un peu d’arthrose. Si longtemps que l’attelage marche de concert. Sur le chemin du retour les immenses boîtes rouillées du Musée. Leur teinte si sombre, si bien accordée aux ciels d’hiver quand la lumière baisse, qu’il faut allumer la lampe, lui confier son visage inquiet. C’est étonnant tout de même ce pincement au cœur, on dirait qu’un bout de lui-même a été abandonné dans les grandes salles, tout près des œuvres noires. Mais voici bientôt la colline, les prés entourés de haies vives, la boîte aux lettres en bois avec sa pancarte « Peyriac », oui le pays des pierres et des prés, le pays du bocage et des landes où il fait si bon vivre. Vénus est là qui frétille suivie des trois larrons. Il faudra arriver à s’en dépêtrer. Ils sont si affectueux qu’ils n’ont pas de limites. Ça vaudrait la peine, sans doute, de leur faire un peu de place dans la cuisine, entre la cheminée et la cuisinière. Mais ça aurait vite fait de devenir cabotin, de réclamer son dû, et puis, si Loriane voyait ça, elle serait gentiment fâchée, alors…

  

 

    Qui chante de si loin

  

   La table des dimanches a été mise. Ça ne remplacera pas le rire de Charles, sa bonhommie, sa finesse quand il évoque les poésies de Victor Hugo, son Gavroche, sa Cosette. Et puis les pages qui fleurent bon le temps de la Primaire, avec les « Semailles en Beauce » d’Emile Zola, les « Chasseurs de casquettes » d’Alphonse Daudet, la « Sortie de l’école » des Goncourt, un « Intérieur de Campagne » d’André Theuriet. Tout un monde qui n’est plus, qui chante de si loin et c’est un écho assourdi, une comptine pour enfants, un sentier dans les brumes, une pluie d’automne parmi le tapis de feuilles jaunes. Oui, pour le dessert Vénus aura sa part de tarte et Lucien son verre de vin, ce rouge rubis où dansent les flammes, il trinquera à la santé du Charles, lui qui n’aime rien tant que de lever son verre à la santé des Anciens et des Modernes.

  

   Almanach Vermot

 

   Un agenda de moleskine noire posé sur le buffet. Lucien le feuillette un peu à la façon dont, autrefois, on tournait les pages de l’Almanach Vermot, on riait aux illustrations, aux blagues, on répétait un calembour, on s’étonnait de son esprit rustique et cocardier. A la page du jour, juste du blanc et aucune note. Page suivante, celle du lundi :

Invitation de Charles.

   Oui, voilà qui explique tout maintenant. Il pouvait toujours sonner le Lucien. Si ça se trouve, le Charles avec son antique Dauphine, il courrait les routes à la recherche d’un vieux journal, d’un manuel d’école avec les dessins d’autrefois, en noir et blanc, peut-être d’un livre de géographie avec ses cartes délavées, le tracé bleu de ses fleuves, les lignes noires de ses voies ferrées,  le jaune du Quercy et du Rouergue, le vert pâle de la Saintonge et de l’Aunis, le rouge brique des Pyrénées. C’était si beau cette évocation des paysages, ces noms qui voyageaient, ces seuils de Naurouze et du Poitou qui ouvraient toutes grandes les portes de l’aventure. De l’esprit, du corps, de l’imaginaire. Ah il fallait l’écouter le Charles quand il s’emballait sur une page d’Histoire et disait la Prise de la Bastille (il voyait rouge), Bernard Palissy brûlant ses meubles, du Serf au travail (de nouveau il voyait rouge), de Jeanne d’Arc gardant son troupeau (il voyait les Rois Mages, il voyait Vénus, il voyait Lucien sur sa colline que balayait le vent). Oui, combien il y avait de plénitude contenue entre ces feuillets jaunis, combien de connaissances immédiates, de douces irisations de l’âme, de poésie vacante à seulement dire la feuille d’automne, la source parmi les touffes de cresson, la miche de pain sur la table, la cruche qui suait en été, l’éclatement des fleurs blanches au printemps, la fête des battages, les pampres de la vigne que le soleil badigeonnait de vermeil à l’approche du couchant.

  

   Il aimera Charles

 

   Demain sera là, bientôt. Il faut prendre patience seulement. Faire le tour des prés avec Vénus dans ses pas, se mêler aux bêlements de Melchior, aux sauts imprévus de Balthasar, aux coups de museau amicaux de Gaspard. Il faut faire tremper une soupe avec des tranches de pain, un peu d’ail, un œuf blanchi, quelques grains de poivre, un feu dans la cheminée, le reste du vin de midi, la tarte qui fleure bon l’amitié si proche. Il faut enfermer les bêtes dans l’étable, caresser longuement la toison de Vénus, envoyer un sourire aux anges, penser à Loriane dans sa constellation d’étoiles. La nuit est là avec son cortège de points blancs. Quelques nuages au loin, mais simplement d’écume, une décoration qui flotte au-dessus de l’horizon. Il fait bon dans le lit de chêne sous la couette qui fait sa bosse amicale. Il n’y a pas de bruit, sauf, parfois, le hululement d’une dame blanche quelque part dans les plis d’ombre. Bientôt le sommeil sera là. Son repos. Son réconfort. Ses rêves où se mêleront passé, présent et futur en une illisible toile pareille aux œuvres de nuit de l’artiste (on ne se souvient plus du nom, seulement cette attirance du noir, ce magnétisme, cette rutilance au bord d’une félicité), ce temps identique aux illuminations qui traversent la chair et présentent, ici le bouquet de saules et sa pluie, le visage ouvert de l’amour, la tresse de cheveux, le souvenir d’école avec sa cour gravillonnée,  la couronne verte de son tilleul, le noir de son tableau. Le NOIR de son tableau.

  « Tiens, demain, il faut que je pense à lui demander au Charles si on pourrait aller ensemble au Musée. C’est bête, voyez-vous, mais voici que je l’écris toujours avec une Majuscule, comme j’écrivais autrefois, sur mon cahier d’école :

Poésie, Leçon de morale, Géographie

   Je crois que ça lui plairait. Et puis il connaît tant de choses, il pourrait m’expliquer. Ce NOIR, tout ce NOIR traversé d’éclairs de lumière, pareil aux soirs de lune pleine au-dessus de Peyriac.  Ça me fait penser à Loriane, à ses yeux noirs que visitait la clarté. C’est peut-être pour ça que je les aime ces tableaux. Oui, je les aime et je lui dirai au Charles. Je crois qu’il aimera aussi. Oui, il aimera ! De ceci je suis sûr. Ça sert à ça un Ami aussi, surtout, à aimer les mêmes choses que vous : une étoile perchée sur un brin d’herbe, la glace qui fait briller l’étang, la phrase qui chante joliment au creux de l’oreille. Oui, ça sert à ça !»

 

 

 

 

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20 mai 2020 3 20 /05 /mai /2020 08:44
Agathaé-la-Noire

Fort de Brescou

 Source : Wikipédia

***

 

 

Entre deux reportages, je suis venu tout au sud de Lanzarote passer quelques jours de détente à Yaiza, charmant village de maisons blanches se détachant sur le fond bistre des montagnes. Ce matin, je suis allé au bord d’une lagune encadrée de roches noires. Ici tout est calme et rares sont ceux qui s’aventurent en cette contrée du bout du monde. J’ai emporté un livre, ‘Marelle ‘, de Julio Cortázar, que je lis au hasard des chapitres, comme indiqué par la volonté de son auteur. Quelques grands oiseaux de mer planent au loin, plongent parfois, traversent le miroir de l’eau dans un éblouissement blanc. La lumière est généreuse, ici, et j’ai dû mettre mes lunettes de soleil pour protéger mes yeux.

   Un vieux monsieur est venu s’asseoir discrètement sur un rocher à quelque distance de moi. Il m’a adressé un amical bonjour auquel j’ai répondu d’un signe de la main. Il a déplié son journal et a commencé de le lire avec attention. De tempérament solitaire, je suis néanmoins heureux de cette compagnie, d’autant plus qu’elle ne se fait guère plus remarquer que le glissement des nuages, tout là-haut, dans le bleu délavé du ciel. Je continue donc à lire et j’aurais bien pu oublier la présence de ce voisin silencieux si je ne m’étais avisé, soudain, comme alerté par quelque pressentiment, de le regarder d’une manière plus précise, ne le dévisageant nullement cependant, quelques rapides coups d’œil dont, sans doute, il n’est nullement alerté. D’emblée je lui ai affecté un prénom, Javier, c’est un genre de manie, peut-être une simple déformation professionnelle, mon métier de journaliste m’obligeant à ne rien laisser dans l’ombre. Javier, donc, est vêtu d’une façon sobre, pantalon gris, chandail anthracite à fermeture Eclair, une casquette marron coiffe sa tête. Son visage est hâlé, porteur d’un demi-sourire, ce qui me le rend immédiatement sympathique. Maintenant, il sort de sa poche une blague de tabac, prélève un peu de la précieuse herbe, la dépose dans une feuille qu’il roule avec délicatesse entre ses doigts. Il humecte la partie gommée d’un rapide coup de langue. Il frotte son briquet, le tabac grésille, s’enflamme. Il mouche de ses doigts l’extrémité de sa cigarette pour en ralentir la combustion. Il aspire longuement, rejette une fine tresse de fumée qui se dissipe dans l’air matinal avec cette odeur de goudron et de miel, cette odeur, oui…cette odeur…

   Je suis assis à la terrasse du ‘Café des Allées’, à Agathaé, sous la double rangée de platanes qui délimite l’aire dévolue aux déambulations des natifs auxquels se mêlent les premiers touristes attirés par la mer. Jo vient de frotter son briquet. Un nuage de fumée brouille son visage, il en dissipe les effluves de sa main gauche qu’il agite à la façon d’un éventail. Il sourit largement derrière son écran. Il est si convivial, il aime tant la compagnie. Il sirote à petites lampées son verre de Casa, jaune comme le canari, il met si peu d’eau et, du reste, c’est la coutume du pays, ici en cette terre méditerranéenne habitée par les pêcheurs et les vignerons. Jo et Gervaise, sa femme, sont des cousins de mes parents, je n’ai jamais su à quel degré, mais qu’importe ! C’est Gervaise qui tient le ‘Café des Allées’. Une matrone douée d’une inépuisable faconde. Elle fait la loi chez elle et n’hésite pas à éloigner un importun quand il ne respecte pas la loi tacite du lieu. Jo est à la retraite de longue date. Il était pêcheur professionnel et est devenu pêcheur occasionnel. Gervaise vend les poissons au marché après qu’elle a prélevé la part avec laquelle elle fera grillades et courts-bouillons. Combien, encore aujourd’hui, la saveur en inonde mon palais, combien la douce fragrance vient à ma rencontre avec le plus évident bonheur !

   Javier a terminé la lecture de son journal. Il le replie lentement. Il se lève, met sa main en visière, la lumière est si pure, si ruisselante, qui éblouit. Il m’adresse un au revoir de la main auquel je réponds. Il repart vers Yaiza. Je le suis de loin comme pour sceller une amitié neuve. Bientôt le village est en vue. Le port est là avec sa flottille de bateaux bleus. Ils tanguent lentement au gré des courants. Ils me font penser aux jouets d’enfants qu’autrefois je faisais naviguer sur l’eau du lavoir, pendant que ma mère tapait énergiquement le linge de son battoir. Javier m’a aperçu à quelque distance de lui. Il me fait signe de le rejoindre. Nous échangeons quelques mots d’espagnol, j’ai conservé, de cette belle langue, des notions suffisantes pour quelques échanges pratiques. Javier m’invite à monter  sur sa barque. Il va aller poser quelques filets dans la lagune, là où les eaux sont calmes et poissonneuses. Je grimpe à bord de la frêle embarcation qui tangue et gîte à l’envi. Il me tutoie gentiment. « Tiens-toi au pavois, me dit-il et ne le lâche pas avant qu’on ait pris la mer. »

   « Ne lâche pas le pavois », me dit Jo en riant, Marin d’eau douce ! » Ses yeux gris si rieurs s’embuent et il doit essuyer le verre de ses lunettes. Les branches, il les a rafistolées avec du sparadrap qui, maintenant est boucané, mais il n’a cure de ceci. Jo est nature, c’est, pourrait-on dire, sa marque de fabrique. Confectionné comme un vieil outil, d’un coup d’un seul, à la serpe,  dans une branche de coudrier. Le ‘Brescou ‘, c’est le nom de son rafiot, se fraie un passage dans les eaux de La Gardelle à coups réguliers lancés par son vieux moteur, on dirait le cœur d’un vieil animal cognant contre ses flancs. Nous avons déplié des lignes qui pêchent à la traîne alors que nous avançons en direction du large. Nous attrapons quelques mulets de bonne taille que Jo place sur un lit d’herbes au fond d’un panier d’osier. Bientôt nous arriverons près de la jetée. Derrière nous un sillage d’argent, des clapotis qui viennent battre les cannes des roseaux. Parfois des marins-pêcheurs raient l’espace de leurs livrées bleue et rousse. « Attrape donc la gaffe sur le pont et merci de me la passer, c’est pour ‘estanquer ‘ les filets. » J’apprendrai, plus tard, que ce beau mot ‘estanquer ‘ signifie simplement ‘ saisir ‘. 

   Nous sommes arrivés sur le lieu de pêche dans la lagune. « Philippe - le vieil homme m’appelle amicalement par mon prénom -, fais-moi passer la gaffe s’il te plaît ! » L’eau brille comme une lame de métal, un acier poncé, une feuille de chrome. Javier manie la gaffe avec adresse, remonte les filets un à un. Prises dans les mailles, des écailles par milliers font leurs reflets de verre, des centaines de poissons s’agitent en tous sens. C’est vraiment un spectacle féérique, un genre de chorégraphie qui, en même temps, dit une fois la vie, dit une fois la mort. Avec un plaisir évident, le pêcheur décline les noms qui constituent les trésors de notre prise, viejas, sardines, pagres, cerniers, badèches, grondins, rascasses. « Vois, ces grondins, ces rascasses, feront ‘una sartén de pescado’, une magnifique casserole de poissons ! »

   « Vois, ces grondins, ces rascasses, Gervaise va nous en faire une bonne bouillabaisse, je peux te le garantir ! » Jo est vraiment à son affaire et moi, l’enfant des terres, je suis aux anges, au seul motif d’entendre des mots si étranges et si beaux, des mots magiques en quelque sorte. Ma joie joue en écho avec celle de Jo. Nos joies réunies ruissellent pareilles à des névés dans la gloire solaire. Jo se roule une cigarette alors qu’il vient de me confier la barre du ‘Brescou ‘. Je n’ai pas encore dix ans mais je sais, dans ma conscience toute fraîche, que tout ceci se gravera avec le chiffre de ce qui est indestructible. Je crois bien qu’en cet instant où nous redescendons le cours de La Gardelle pour revenir au port, la brume de mes yeux rejoint celle de la rivière qui commence à se vêtir de son voile de nuit. Nous amarrons ‘Brescou‘ à son môle de pierre brune, une lave trouée qui est l’âme d’Agathaé.

   Nous remontons la ‘Rue des Joutes’, cernée de hautes maisons aux façades sombres. Ici, les fenêtres sont grillagées à cause des moustiques et cela me fait un peu drôle de penser que les gens sont comme en prison derrière leurs treillis métalliques. Gervaise, large sourire, nous attend sur le seuil du Café. Elle vient trinquer avec nous. Un Casa pour Jo, une bière pour Gervaise, un sirop de menthe pour moi. Jo fabrique une de ses cigarettes dont il a le secret, tordue, fine en son extrémité. Elle grésille et fait, comme d’habitude, sa résille blanche que Jo dissipe en riant. Sur l’écran de télévision derrière nous, des images dansent dans une manière de mélopée colorée. « Regarde comme c’est beau !», me dit Gervaise qui appuie contre moi ses jolis bras dodus, si doux, si maternels. Un beau paysage de pierres noires, un volcan éteint à l’horizon, une lagune avec sa plaque étincelante, un pêcheur y jette ses filets dans un beau mouvement circulaire, son nom gravé à la poupe de la barque ‘Javier ‘. Mes yeux d’enfant sont éblouis. Je m’entends dire à Jo et Gervaise qui m’écoutent attentivement : « Un jour j’irai, oui, j’irai ! C’est si beau ! »

   Sur les ‘Allées des Platanes’ les ampoules commencent à grésiller parmi les feuilles dures tel du carton. Des promeneurs en chemise. Des Natifs d’ici qui prennent l’air. Gervaise a installé un barbecue sur le goudron des Allées. Sur la petite table ronde, Jo a disposé les assiettes, les tranches de pain, une carafe de rosé dont les flancs transpirent, de minces ruisselets en constellent la surface. Les sardines grillent dans une belle odeur âcre, saturée d’herbes aromatiques. Nous commençons à dîner. Je suis si peu habile à dépiauter les poissons grillés. « Je vais te montrer, Marin d’eau douce, c’est comme ça qu’il faut faire ! » Joignant le geste à la parole, Jo saisit la sardine par ses deux extrémités, deux coups de dents et il ne reste que l’arête. Oui, j’ai encore beaucoup à apprendre. Gervaise sourit de mon air médusé en même temps qu’amusé. Le vin rosé danse dans les verres. J’ai même le droit d’en déguster un petit verre. Il est encore là aujourd’hui avec sa fraîcheur, sa surprise, le bonheur qui est attaché aux événements rares. Les derniers passants. Il fera bon dormir sous les étoiles. Demain, peut-être, une nouvelle sortie en mer. Il me semble avoir entendu Jo en confier le secret à Gervaise. Oui, sûrement une sortie. Je devrai l’oublier cette nuit si je ne veux pas qu’elle soit blanche. Il y a tant à espérer de la vie qui vient ! Oui, tant à espérer !

 

 

 

 

 

 

 

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20 mai 2020 3 20 /05 /mai /2020 07:55
Plus loin que ne voient les yeux.

" Et si l'on s'offrait la pleine lune ? "

 

Un matin, 6 h30 - Blériot-Plage,

près de Calais, près de chez moi...

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

   La grâce fiévreuse de l’âge.

 

   Avanljour, tel est l’étrange sobriquet qui traîne aux basques de cet Enfant d’environ douze ans comme son attribut le plus sûr. Levé dès avant l’aube, cheveux encore en broussaille, visage de cuivre tel l’Indien, se sustentant d’une rapide collation, parfois d’un rien, une larme de rosée, une bribe de brume, la première lueur à l’horizon du monde. Il est entièrement situé dans la grâce fiévreuse de l’âge, un pied dans l’enfance, un autre dans l’adolescence avec, parfois, une échappée vers le territoire des adultes, mais seulement dans l’approche, la tentation, comme si le fruit du désir était une réalité doublée d’une possible mise à l’épreuve, peut-être d’un réel danger. C’est la mer qui l’attire, son battement bleu, la syncope toujours renouvelée de ses flux et de ses reflux, la couleur sourde de ses abysses qui teinte la vitre de l’eau d’une étonnante profondeur, cette hésitation entre l’aigue marine, l’émeraude avec des reflets de topaze. Comme si l’immense dalle d’eau était une simple accumulation de gemmes sur laquelle la lumière imprimait ses mouvants ocelles. Fascination que celle de cet Etrange de s’approcher du mystère de la nuit alors qu’à l’orient les premières incisions de clarté font leurs empreintes à peine lisibles.

 

   Fil invisible d’une lame.

 

   Tout juste arrivé dans son lieu familier - une déclivité entre deux éminences de sable -, il s’assoit sur ses talons, visage bien droit, regard fixé au-delà de sa propre chair, pris dans le vertige d’une aimantation. Il est, à la fois, en lui et hors de lui, avec seulement sa fragile lisière de peau qui délimite le connu de l’inconnu. Ce qui lui fait face (au sens de « lui donne visage »), c’est ceci : le plancher liquide est une surface immobile, indolente, comme prise encore dans la souple texture du songe. Peut-être l’éternité n’est-elle que cela, une couleur uniforme si proche d’une absence, une fuite à jamais des choses, une nature lissée de rien que l’espace parcourt de son aile inapparente ? Est-ce cette méditation métaphysique qui habite le Jeune Ephèbe ? Sa beauté le traverse de part en part pareille au fil invisible d’une lame, à la vibration d’un cristal, à la fuite d’un météore. Ses yeux sont de purs diamants par où s’engouffre la multitude de questions de la présence. De la sienne d’abord. De celle de ses coreligionnaires dont, le plus souvent, il ne perçoit guère que les silhouettes fuyantes à la limite des champs ou bien dans la steppe dense des faubourgs. Enfin de toute cette beauté de l’univers qui, parfois, à condition que le regard se fît attentif, rayonnait à l’endroit même où il se trouvait et nulle part ailleurs. Affaire de conscience. Affaire de liberté. Juste perception de ce réel toujours transcendé par cette jeune vie car ce sont ses propres yeux qui installent l’inlassable spectacle de l’exister. Sans doute ces pensées ne sont-elles que les hypothétiques projections d’un Voyeur extérieur. Il n’y a jamais personne à cette heure discrète et ce qui se formule ainsi vient peut-être du long glissement du ciel le long de la terre qui, encore, ne tient qu’un langage inaudible et l’attente de sa révélation.

 

   Initiation à soi.

 

   Contemplatif, Avanljour l’est bien au-delà des préoccupations habituelles de ceux et celles qui parcourent le monde de leurs pas pressés. Au centre de son corps se déploie un genre de feu-follet, de bruissement continu, de source faisant son lancinant clapotis. L’intérieur est vacant, immensément disponible. Ce qu’il veut, c’est recevoir la pluie multiple des sensations et les porter à leur apogée. Sans doute la naïveté de l’enfance proche l’habite-t-elle encore ? Mais la curiosité adulte, le fourmillement impatient de vivre, dressent leurs oriflammes et cela gonfle et soulève le dôme du diaphragme à la manière d’une voile sous le vent. Au regard de ceci, nous les Etrangers, sommes comme des insectes pris dans leur bloc de résine. Nous écoutons la complainte de ce Jeune Initié sans pouvoir y participer aucunement, sinon par l’intellect, c'est-à-dire en creux et nos yeux sont dépossédés de ce savoir intime qui fait, en lui, ses merveilleuses fluences, ses lacs étincelants, ses gerbes d’impressions vives. Initiation au monde qui est toujours initiation à soi.

 

   L’inaccessible, lieu du désir.

 

   Les ombres commencent tout juste à se dissiper. Une clarté monte insensiblement dans le ciel. La teinte présente est ce juste équilibre entre l’affirmation et le retrait, le surgissement et son autre, le néant dont on perçoit encore les sombres desseins, ce soudain basculement qui pourrait tout confondre dans la ténèbre et alors il n’y aurait plus que la nuit et un éternel silence, les étoiles piqués pour toujours dans la toile immobile de l’éther. Il y a encore temps pour le rêve, la libre délibération de l’esprit. On est là, comme sur le bord d’une vérité. On est là, sur la lisière du monde. Quatre brisants s’élèvent dans la puissance, colonnes du ciel qui disent l’indéfectible lien attachant les hommes à ce qui les dépasse et les ravit pour la simple raison que l’inaccessible est toujours le lieu d’un désir. Qu’y a-t-il dans l’empyrée ? Des comètes au sillage d’argent ? La boule incandescente du Soleil ? Cette Lune à l’œil de marbre qui dérive sans attache ? Qu’y a-t-il ? Les dieux ? Apollon charmant ses pairs au son de sa lyre céleste ? Vénus sortant de l’écume marine, entourée de colliers de fleurs odorantes ? Cronos ce maître du temps jouant avec son sablier et la destinée des hommes ? Dieu veillant sur le sort de ses créatures ? Questions à l’infini dont les brisants éloignés pourraient représenter la vive métaphore. Leur rythme régulier, pareil aux interrogations que la mer reprendrait dans son sein afin que, jamais, la réponse à l’énigme ne fût donnée. Seulement une longue inquiétude, un vide au centre de la tête et un corridor sans fin plongeant dans les douves du corps.

 

   Une « certaine » transcendance.

 

   Alors il faut dépasser ce qui s’ordonne ici et là, clôt le cycle de la connaissance. Il faut faire de soi un tremplin et bondir en un saut de l’autre côté du mur opaque du réel. Combien ces sombres piliers plantés dans la vase font penser aux toriis des Japonais, à ces portails traditionnels qui signent la présence du sanctuaire shintoïste. Et l’analogie n’est pas uniquement formelle qui relierait, dans une esthétique commune, ces deux élévations architecturales. La confluence de leur sens est à rechercher dans le symbole de la Porte qui est toujours passage d’un monde à un autre, d’un niveau à un autre. De connaissance, certes, mais aussi, mais surtout, abandon de l’aire simplement physique, matérielle, pour surgir dans le déploiement du spirituel, seul site capable de nous soustraire aux pesanteurs habituelles du corps et de nous inviter aux joies de l’intellect, aux libres évolutions de l’esprit, aux flottements infinis de l’âme. Et peu importe que l’on soit croyant, athée, agnostique, mystique, c’est l’envol lui-même qui compte plus que sa finalité attachée à l’existence d’un dogme. L’idée de transcendance induit le plus souvent une posture erronée qui présuppose toujours la présence de Dieu comme unique condition de possibilité. Mais il y a, à l’évidence, des extases qui ne sont nullement dictées par l’exercice de la foi et la pratique de quelque liturgie. La profonde émotion face au chef-d’œuvre, quand bien même l’on considèrerait l’origine de l’art en son essence religieuse, peut être l’objet d’un accroissement de l’être de nature strictement athée. L’absolu de l’art n’est pas inévitablement le calque de celui des religions.

 

   Torii en plein ciel.

 

   Mais nous avions abandonné Avanljour qui, aussi bien, aurait pu être nommé Torii si les hasards de la naissance l’avaient porté sur les rives lumineuses d’Orient. Mais opérons la métamorphose. Torii vient de traverser le lieu initiatique, celui qui le ravit à sa présence d’enfant et le remet dans un âge immatériel avec des armatures de temps extensibles et la possession immédiate de tous les espaces, une sorte d’ubiquité l’autorisant à être ici, là et encore ailleurs dans l’instant qu’il décide de ce prodige. La côte est loin, bordée de sa frange d’écume et de bulles. On aperçoit les sentinelles noires des pieux en ordre de marche pour une étrange mission. Se laissent percevoir, dans la brume solaire, des fumées légères qui sortent des toits, font leurs capricieux cerfs-volants avec leurs queues qui claquent au vent. Sour les bras dépliés comme les ailes du goéland, filent les troupes de vagues avec leur air insolent, leur diablerie, leurs facéties comme si elles voulaient lutter avec l’air, imprimer dans ses fibres la nécessité de l’eau. L’air qui cingle le visage, fait onduler les boucles des cheveux, plaque au corps la tunique de toile. Torii en plein ciel, on est une ivresse en mouvement, un kaléidoscope où s’engouffrent toutes les images du monde, scène immensément ouverte, cirque que tutoie la belle plénitude des nuages gris et bleus, roses et corail. Tout le Monde, là, présent, avec ses paysages sublimes, ses gorges, ses avens, ses pics dentelés, ses vallons où murmurent les sources qui se perdent quelque part, loin, dans le ventre de la terre.

 

   Claire obscurité.

 

   Le plateau de la mer est lisse avec les quelques glacis de courants plus clairs. Ciel délavé dans des teintes d’ardoise et de métal. Claire obscurité comme si, seul, ce jeu subtil de l’oxymore permettait de donner site, à la fois au phénomène de la lumière qui s’appuie sur celui de l’ombre et au retrait de l’ombre qui fait place à la clarté. Il y a comme un flottement du paysage, une irisation de la vue que recouvrirait une mince pellicule de brume. Des maisons basses, blanches, en enfilade, surmontées des haubans réguliers des cheminées. Dans l’anse marine des galets s’entrechoquent sous le mouvement continu de la plaque d’eau. Plus haut, pareil à un mur dressé, d’éblouissantes falaises blanches tapies sous une couverture d’herbe rase. Parfois quelques moutons à la laine drue y sont visibles, tels des rouleaux d’écume drossés sur la côte.

 

   Cette nasse d’irréalité.

 

   Plus loin, le corps se dissout dans la cendre d’une lumière native. Torii, maintenant, a dépassé ses propres limites. Il n’a plus de frontières, il n’est plus qu’un flottement indécis, une lisière entre deux nuages, un filet d’eau semant ses gouttes sur la pente lisse d’une jarre. Les hautes marges du ciel ont la densité sourde des veines de charbon. Comme si la nuit était encore proche et que, soudain, elle pourrait tout ensevelir sous une taie définitive. A l’horizon la dentelure d’une colline suspendue au-dessus du vide. Des éboulis de roches noires, volcaniques, l’anse claire dans laquelle repose un lac d’argent éblouissant, comme si le phénomène même de la lumière se laissait approcher mais qu’il menaçait d’une toujours possible cécité. Si belle clarté piégée entre ciel et terre, qui ricoche et allume de l’intérieur tout ce qui est présent, ici, dans cette nasse d’irréalité. Une bâtisse de pierres, sans doute faite de lourds blocs de granit, est en équilibre sur le bord de l’onde comme en sustentation au-dessus du miroir qui étincelle. Tant de beauté ici amassée et l’on se demande si le rare et le précieux pourront continuer longtemps à soutenir l’épreuve du visible, si tout, comme par magie, ne pourrait disparaître et il ne demeurerait que quelques pierres orphelines, un reflet glacé, une lourde mélancolie faisant son infini remous à l’horizon des choses.

 

   Sauf le rêve et sa hauturière folie.

 

   Maintenant, Torii est pareil au vol tendu du héron, flèche du bec perçant la toile de l’air, rémiges en éventail, pattes dans le prolongement de la tunique de plumes. L’atmosphère a fraîchi, la lumière baissé, les teintes sont des camaïeux assourdis, de discrètes présences, de pures élégances saisies à même leur profération. Ici le repos est si grand que l’on pourrait demeurer dans le vol stationnaire du colibri avec des milliers d’irisations à la seconde et initier un genre de mouvement perpétuel. L’arachnéenne résille des arbres traverse le ciel de sa retenue. La lumière est de neige et les végétaux de frimas. Les hampes des massettes ponctuent le fin brouillard de leurs navettes engourdies. Le ruisseau est le reflet du ciel qui est la réverbération de l’unique, de l’étonnant, de l’inimaginable. Sauf le rêve et sa hauturière folie. Une île minuscule est au centre du bras d’eau, ovale parfait que ne peuvent visiter que le furtif et le dissimulé, peut-être quelque être fantastique à la robe aquatique pareille à la soie d’une loutre, au ventre d’une mousse. C’est si bien d’être Torii et de planer au-dessus des contingences humaines, du lourd désespoir qui teinte de bitume les marches hasardeuses des hommes. Si bien !

 

   Des oiseaux ivres.

 

   Nul ne sait la fin du voyage. Encore un bond en avant, encore un dépliement d’ailes, une dilatation de la vue. On est très haut à présent et l’on perçoit l’infinie courbure de la Terre, ses semis d’îles, l’avancée de ses isthmes, le réseau serré de ses villes où la foule impatiente se presse en grappes compactes. Tout en bas, une falaise ocre trouée par les vents. Des oiseaux ivres en franchissent les portes, tout comme Avanljour a franchi la limite du torii pour parvenir de l’autre coté, retrouver ce qu’il a toujours été, un être d’une énigmatique présence se souciant de découvrir l’aire immense des impressions fécondes. Alors on n’est plus soi qu’à la mesure du souvenir et l’on est Liberté réalisée, Aventure affranchie de toute contrainte. De toute exigence. Sauf de se connaître en son fond car l’on est partie prenante du monde, tout comme la dame ou le fou participent au jeu d’échec. Parti de soi, on a à se rejoindre, à deviner la présence de l’Autre, peut-être dans ce battement d’eau, cette éminence rocheuse qui fait signe depuis le sombre désert océanique où, parfois, s’égarent des myriades d’oiseaux fous comme si leur inconscience les avait portés à un haut vol meurtrier.

 

   La Terre, notre matrice.

 

   On ne tutoie jamais les cimes qu’à y renoncer pour retrouver la position ferme de la terre, la sûreté du sillon qui guide les pas, la douceur de la glaise qui, encore, porte notre empreinte. Oui, la Terre est notre matrice, notre refuge, le dernier lieu que nous visiterons. C’est pourquoi, après avoir fait provision d’esprit, il faut à nouveau se disposer à se faire matière, dense, compacte, lourde. C’est ainsi, le sol de poussière nous attend, il est notre destinée comme nous sommes une simple volute que le hasard, l’instant d’un songe, a bien voulu soustraire à ses soucis. Le vertige du grand air inonde les yeux de larmes et la vue se trouble. Ce domaine est celui, sans doute, des créatures mythiques, peuple invisible aux si étranges morphologies qu’elles nous paraissent directement issues de quelque thaumaturge en mal de visions édéniques, à moins qu’elles ne fussent simplement sataniques. Hippogriffe à tête de griffon ; Phénix nourri d’herbes fraîches et abreuvé de rosée matinale ; Sylphes et Sylphides pareils à la force des Amazones mais pourvues d’ailes de papillon.

 

   Envers de la métamorphose.

 

   Du papillon à la larve le processus d’une métamorphose inversée n’est pas loin. Torii dans sa grande sagesse est pénétré de la puissance du réel, de sa force de ressourcement car il a connu la beauté, a frôlé l’ivresse, effleuré la folie. Jamais l’on ne quitte sa demeure habituelle sans se soumettre au risque de tout nomadisme, surtout quand celui-ci est privé de boussole. La mer est trop grande pour l’homme. L’espace infini. La quête de soi illimitée. Alors il faut puiser suffisamment de force aux confins de ce qui ressemble à la figure de l’Absolu et se disposer à retourner chez soi dans l’humilité. Avanljour a connu la grande porte onirique. Il s’y est engagé comme on transgresse une loi, celle du réel en son obstinée présence. Maintenant le cheminement est à rebours mais il n’oublie rien de cette illumination qui a ouvert un monde, le monde du Torii qui est aussi celui de l’enfant aux yeux de lumière car, qui a connu l’étrange beauté, jamais ne l’oublie. Jamais !

 

 

 

 

 

 

 

 

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