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20 septembre 2020 7 20 /09 /septembre /2020 14:31

   Afaw, il s’appelle Afaw. Son nom veut dire ‘Le Lumineux’. C’est bien de se nommer ainsi. On a le soleil sur la peau, les étoiles dans les yeux, la clarté de l’amitié inscrite au plein du cœur. On se nomme Afaw et l’on est bien, logé au creux de son âge. Quel âge a-t-on, ici, sous le ciel libre du Haut-Atlas, sous la meute des vents chauds d’été, de ceux glacés d’hiver ? On ne sait plus très bien. La vie ne se compte nullement en années mais plutôt au nombre de ses transhumances avec le troupeau de moutons et de brebis de race sardi, ces ovins à la laine épaisse, blanche et beige, aux cornes torsadées. Transhumances ?  Une bonne quarantaine, depuis l’âge de dix ans lorsqu’Afaw était capable de tenir un bâton, de siffler avec ses doigts glissés contre sa langue, de commander aux chiens, de connaître les pâtures où amener les bêtes.    

   Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le Berger est dans la maturité de l’âge, au zénith, là où il peut se pencher sur son enfance, la voir briller telle une émouvante et fragile braise, là où il peut se projeter en direction de sa vieillesse, un long repos après une existence totalement consacrée au labeur. Ce qu’il pense, secrètement, en lui, c’est qu’il possède la force calme du crépuscule, celle qui flamboie une dernière fois avant qu’elle ne s’éteigne. Il a de nombreuses années encore devant lui, mais les transhumances se feront plus rares et il devra désigner celui qui poursuivra sa tâche, celui qui deviendra le Guide du troupeau.

   Il est tôt le matin en ce début de printemps. Le soleil est encore un gros disque rouge qui émerge à peine des collines à l’horizon. Il ne chauffe pas encore, il se repose de la nuit et se prépare à lancer ses rayons dans l’air qui, bientôt, sera tendu telle la corde d’un arc. Afaw aime bien cette heure immobile, cette heure qui ne semble avoir pris aucune décision. Le Berger est dans sa maison de pisé et de graviers rouges. Il se restaure de peu, quelques dattes au goût de miel, une galette de pain cuite au feu de bois, un thé à la menthe qu’il verse dans un verre cerclé de métal ajouré. Il boit par petites lapées, comme le fait un chat, évitant que le liquide bouillant ne lui brûle la langue. Une mousse abondante s’irise de la couleur des murs, elle ferait penser à la teinte de la groseille. C’est une onde bienfaisante qui parcourt son corps, le fait frissonner, le dispose à la venue du jour. Ce sentiment qu’il éprouve de menu bonheur, il ne le ressent que depuis son âge adulte, enfant ou même adolescent, il était trop pressé de vivre, d’expérimenter tout ce qui se présentait à lui dans l’immédiateté, il ne faisait nullement attention à ses propres sensations, en une certaine manière elles glissaient sous la toile de la peau sans que rien ne paraisse de ce flux à la fois si lénifiant, si tonique, un éveil joyeux au monde, une inaltérable présence à soi.

   Dans la bergerie le troupeau s’impatiente. Il a senti le dépliement des strates d’air sous la poussée du soleil, il a senti l’odeur de la menthe, il a entendu résonner les grosses chaussures du Berger sur les carrelages de terre qui courent sous l’auvent, juste devant les trois fenêtres en ogive ouvertes sur l’infinie beauté de l’Atlas. Ouvrir ses yeux, fixer de toute son âme le paysage ami, voilà bien un sentiment qu’Afaw éprouve, qui a mûri au fil des ans. Jadis, il ne prenait même pas la peine d’apercevoir le moutonnement des montagnes violettes, le lac dans son écrin bleu, les rangées de peupliers telles des flammes vertes montant dans l’azur, les taches d’herbe ponctuant le sol de cailloux de leur empreinte légère.

   Maintenant, Afaw a ôté la barrière de planches, a libéré les moutons et les brebis qui font entendre leurs voix chevrotantes, le martèlement de leurs sabots sur le sol de terre battue et de cailloux. Cela fait un rythme pareil au murmure d’une fête. Les bêtes sont impatientes d’entamer leur prochaine transhumance, leur cœur porte l’empreinte nomade, non celle de la fixité, de la sédentarité. C’est inscrit au centre même de leurs gènes, cela sinue dans l’épaisseur de leur laine, cela s’enroule autour des volutes arborescentes de leurs cornes. C’est ceci, l’instinct animal, une onde qui glisse à bas bruit dans le réseau de nerfs, s’étoile dans les fibres de chair, pulse dans les cavités ombreuses, gronde dans la corne des sabots, fuse dans l’air des naseaux. Il faut être un Berger accompli pour percevoir ces signaux subliminaux, un Apprenti Berger ne saurait en décrypter la force, en deviner, parfois, le brusque débordement. Cela s’apprend, la fougue animale, cela se canalise, cela s’éduque mais il faut des années de longue patience pour en maîtriser le flot souvent impétueux.

   Il y a, ici, mille sentiers qui sillonnent l’Atlas, mille choix dont un seul est le bon car, même en cette terre de souveraine liberté, existe une logique du parcours. Il faut connaître le chemin qui serpente au milieu des épines des genévriers, des bouquets d’aubépines, des massifs de lauriers-roses. Il faut connaître les éboulis de pierres, les chaos de rochers, les éviter afin que le troupeau ne se blesse pas, que sa progression soit harmonieuse, sûre. Il faut connaître les puits où faire s’abreuver les bêtes, choisir l’endroit de leur repos nocturne, une aire accueillante protégée du vent, propice à la halte, où installer le campement du Berger. Tout ceci est affaire d’une longue habitude, le Novice, le plus souvent, n’en perçoit que les indices les plus visibles, laissant dans l’ombre ce qui, peut-être, aurait affirmé la qualité d’une transhumance imaginée, chaque détail participant à l’équilibre du tout. 

  Le repas de midi est pris à l’ombre d’une haute dalle de roches, ces étendues ombreuses, poncées par la lumière, usées par le soleil, lissées de vent, sont la seule ressource pour faire halte. La végétation est rare et il serait impossible de se réfugier sous les raquettes hérissées de piquants des figuiers de Barbarie, ce serait comme demeurer en plein soleil. Il ne faut pas traîner car il s’agira, bientôt, de reprendre la marche en direction du puits où les bêtes pourront étancher leur soif. Ce rythme à trouver ne se décrète ni dans un mode d’emploi, ni sur une carte sur laquelle seraient inscrites les bornes d’un rafraîchissement. C’est en soi que tout ceci infuse depuis de longues années, c’est un atavisme logé au centre du corps, une lente alchimie qui doit traverser des épreuves, connaître le noir, sa recherche à tâtons ; le blanc et ses illuminations ; le jaune avec ses ors fascinants, ses promesses d’avenir ; enfin le rouge où la passion flamboie sous le signe ascendant du Soleil.

    Longue maturation, patiente métamorphose, laborieux métabolisme au terme desquels se livrent les secrets de la vie pastorale. Dans chaque ride de son front, dans les cals de ses mains, dans les ligaments de ses articulations, tout ceci est gravé, cette quête incessante de ce qui doit advenir afin de posséder la pratique, de savoir lire la moindre éminence de terrain, la plus mince faille où trouver un filet d’eau bordé d’une herbe maigre, mais d’une herbe tout de même. Savoir donner des ordres à ses chiens, savoir pousser ces gris de gorge, ces ‘arrgh’, ‘ouirggh’, d’un son guttural qui touche les animaux au plus près de leur état primitif, de leur nature qui est encore si proche de la touffe d’épineux, de la lézarde du sol, de la pluie lorsqu’elle fouette les museaux et mouille les manteaux de laine. Pour conduire des moutons, il faut être un peu mouton soi-même, être fait de la même chair, pouvoir dormir en boule au pied d’une roche, sur un lit couleur de sanguine. Mais ceci ne saurait s’improviser, il faut une attention de quelques décades pour que le métier se colle à vous, pénètre votre peau comme le ferait un tatouage. S’y incruste à demeure, en tapisse jusqu’à la plus étroite cellule.

   Arrivé au puits, le troupeau se précipite pour boire. Leur mufle écarte la feuille d’eau, y projette un essaim de bulles, certains se fraient un chemin en poussant la laine de leurs compagnons de route. Les flancs des moutons se gonflent tels des ballons de baudruche. Ils quittent l’aire du puits en titubant, comme s’ils étaient ivres d’avoir trop bu. Au bout d’un moment, Afaw sait qu’ils ont eu leur ration, que la nuit sera fraîche, qu’ils auront fait provision jusqu’à la prochaine halte, demain, aux environs du crépuscule. C’est le soir, le soleil décline lentement, il est un gros disque vermeil qui glisse derrière les montagnes soudain gagnées d’étranges brumes. On ne sait plus si ce sont les dernières vagues de chaleur ou bien les premiers remous de fraîcheur nocturne.

   Afaw a conduit son troupeau sur un large plateau semé d’une herbe rare mais riche en vertus apéritives. Les ovins en broutent consciencieusement le tapis, on les entend ruminer et cela fait penser à un bruit de râpe. Le Berger allume un feu de brindilles, fait cuire sur une grille, quelques légumes, qu’il mangera sans assaisonnement, puis un bout de fromage, une galette de pain cuite la veille, des fruits, un thé bouillant qui fume dans la première fraîcheur. Le Berbère a choisi la place de son repos, une anfractuosité dans un bloc de rocher. Il sera à l’abri du vent, protégé du froid par une épaisse couverture en laine de mouton. Quelques animaux mangent encore au loin, puis se rapprochent, leur instinct grégaire les rassemblant à l’orée de la nuit. Des brebis viennent se blottir contre les pieds du Berger. Les chiens montent la garde pour éloigner ls rôdeurs. Afaw, parfois, les guide de la voix. Ils y répondent par de courts aboiements et l’Homme comprend ce langage, l’interprète et sait alors la position de ses gardiens et, au ton de leurs cris, apprécie un éventuel danger, la présence de quelque chose de caché qui pourrait être inquiétant.

   Au-dessus du peuple de la transhumance, les constellations piquent le ciel de leurs pointes de métal. Ce qu’Afaw voit depuis la science qui est la sienne, depuis son âge crépusculaire, ceci : le losange tracé par Vierge, le long lacet d’Hydre, le chariot de Grande Ourse, le point brillant de Régulus, mais ce qu’il voit surtout, c’est l’immense fourmillement du monde parmi lequel il a choisi la route singulière, unique de son destin. Qui se poursuivra encore quelques années puis il passera sans doute le témoin à son fils le plus âgé, Mouloud. Souvent ce dernier l’a accompagné lors de précédentes transhumances. Ce qu’Afaw a appris à Mouloud : à tailler un bâton de marche, à façonner son pain, à le faire cuire, à faire chauffer le thé dans la théière cabossée qui a parcouru tous les chemins ; ce qu’il lui a appris, à panser la blessure d’un mouton, à reconnaître son cri de détresse, à s’orienter vers la bouche d’ombre d’un puits, à trouver l’aire d’une pâture, à débusquer le refuge pour un sommeil qui atténuera les plaies trop vives de la lumière.

   Ce qu’il lui a communiqué, surtout, l’amour de l’Atlas, ce pays de haute stature, ce pays de soleil et de vent, ce pays de roches brûlées, de lacs bleus où se reflètent les écus jaunes des peupliers en automne. Ce qu’il lui a appris, à devenir homme parmi les hommes, à devenir jeune Berger succédant à celui âgé qui, bientôt, se retirera dans sa maison de boue rouge. Ce qu’il lui a appris, à connaître un destin de l’Aube qui se substituera à celui du Crépuscule, ainsi va la vie qui institue le cycle immémorial des âges, remplace le savoir par une autre quête de savoir. Ainsi il n’y a nulle rupture, ainsi transhume le temps dans ses vêtures multiples. Ainsi se donne le sens des choses, pareil à la chute du sable dans la gorge étroite du sablier.

 

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20 septembre 2020 7 20 /09 /septembre /2020 07:36
La dernière femme.

"Guerre et paix".

Photographie : Katia Chausheva.

[Brève incise servant de prologue. Le texte qui vous est proposé aujourd'hui, doit être considéré selon la perspective d'une fable eschatologique indiquant la fin dernière de l'homme en raison de sa propre surdité quant aux propos de philosophe-prophète. Dans "La dernière femme, on reconnaîtra aisément l'allusion au "Zarathoustra" de Nietzsche. Cependant, que l'on n'aille pas imaginer que l'humaine condition soit jugée à l'aune de ses inconcevables irrésolutions, ces dernières fussent-elles une réalité quotidienne. Ce texte, il faut en prendre acte comme on le ferait d'une antiphrase, le contenu apparent faisant appel à un autre contenu sédimenté, rendu inapparent à force d'habitudes et de schémas de pensée séréotypés. C'est bien la grande variété de l'homme qui le porte à son éminente singularité parmi les confluences de l'exister. Miroir à double face, l'une de lumière, l'autre d'ombre. Faces ne jouant jamais qu'en mode dialectique, ce qui, déjà est amorce de vérité.]

« Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.

Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !

Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.

Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.

Voici ! Je vous montre le dernier homme. »

Nietzsche - "Ainsi parlait Zarathoustra."

C'est ainsi que cela avait commencé. De grandes fissures blanches avaient lézardé le ciel que des vols d'oiseaux funèbres avaient recouvert de leur intempestive agitation. Pliures d'ébène des freux cisaillant l'air, giclures noires des choucas, perdition glacée des corneilles et leurs cris déchirant l'espace. Il n'y avait plus d'horizon, sauf cette vague lueur de barre de néon faisant ses clignotements au ras de la poussière. Sur les rivages dévastés, les boules des rochers avaient frappé et les giclures d'eau faisaient leurs grises litanies. Une seule longue plainte glissant sous de rares copeaux d'azur. Car le bleu avait déserté l'eau et c'était, partout, couleur de limon et flaques pareilles à la densité du plomb, à la rugosité de l'écorce. Les océans, à perte de vue, étaient cette flasque agitation de masses informes, chaotiques, prises de nausées et d'étranges oscillations. Cela raclait longuement le socle de la terre, cela arrachait le moindre copeau d'argile, cela voulait dépecer et manduquer l'inconséquence du monde. Cela usait jusqu'à l'os et les collines moussues, les longues mesas de latérite, les vagues des forêts pluviales, les cimaises des canopées, tout ceci était devenu un genre d'os de seiche que des oiseaux de mer auraient ravagé de leur bec acéré comme la peste. Les claquements, on les entendait, semblables à de lourdes prémonitions. Cela faisait des millénaires que s'agitaient en tous sens ces manières de sourdes paraboles, cela faisait une éternité que les choses de la nature disaient l'urgence du jour, la clôture de la nuit, la vastitude des océans à parcourir le monde, la nécessité du vent à essaimer sur la face de la terre les paroles du doute, mais aussi de l'apaisement, du repos, de la nécessaire pause. Du suspens.

C'était cela qu'il aurait fallu faire, démonter la grande mécanique stellaire, bloquer les rouages, y jeter une poigné de mica blanc, faire s'enrayer les cliquetis, arrêter la marche des pignons, souder les balanciers et regarder, au loin, là où les yeux auraient vu un semblant de vérité, où se serait allumé le sémaphore de la raison. Mais non, seule l'obstination avait prévalu, seul le comblement du désir immédiat, seule la bouche grande ouverte, la suceuse de nutriments de volupté. L'abîme toujours disposé à remplir l'outre de l'envie jusqu'à combler la faille de l'exister. La cécité était partout qui projetait son ombre sur le désastre levé des arbres, sur la face cachée des montagnes, sur les fleuves qui ne jetaient plus d'étincelles sous le soleil. L'étoile blanche porteuse de sens, on ne la voyait plus qu'au travers d'une bouillie couleur d'étain, comme si elle avait été prise dans un bloc de résine dense, immense insecte aux pattes repliées sur la croûte informe de l'abdomen. La lune ne faisait plus son gonflement blême qui illuminait les faisceaux étoilés des villes, elle ne pénétrait plus les artères peuplées du déplacement de milliers d'insectes aux pattes pressées, aux mandibules fornicatrices et sombrement rédhibitoires. Plus rien, désormais ne s'illustrait à titre de sustentation. On en était réduit à se phagocyter soi-même sous le regard éteint d'un astre gibbeux perdu dans les rets de sa propre incompréhension. Tout se repliait dans une conque d'ennui, tout marchait à rebours vers une manière de non-sens originel. La terre avait retourné sa peau. Écorce d'orange ne montrant plus que sa chair blanche, révulsée, compacte, sourde. Dans son ventre ombreux, dans la densité de ses replis dermiques, dans la convulsion de ses membres de pierre, la rétroversion avait eu lieu, la vulve avait éclaté libérant ses milliers de rejetons mortifères. Longues souillures de soufre, germinations de calcite, bourgeonnements de lave, éruptions de magma, girations de cendre noyant tout dans une même indistinction. Plus rien de visible, sinon cette dispersion morainique faisant ses infinies catapultes dans toutes les directions de l'espace. Dans les termitières humaines, on s'agitait, on déplaçait son corps annelé aussi vite qu'on le pouvait, on mastiquait patiemment la terre de latérite, on scellait à la hâte toute cette sale vomissure issue des entrailles de la mère nourricière, mais le navire prenait l'eau de toutes parts, mais les minces occlusions d'argile cédaient sous la fureur. On se réfugiait tout en haut du cône de poussière et de salive mêlées, on faisait longuement vibrer ses antennes en signe de protestation, on faisait onduler son corps de gomme, on repliait ses pattes en forme de prie-Dieu, semblables à la position hiératique de la mante religieuse, mais tout était vain alors que la perdition irrémédiable s'annonçait comme l'hypothèse la plus probable. Il n'y avait plus d'issue. Décidément, nul homme ne mettrait plus au "monde une étoile dansante". D'ailleurs, d'hommes l'on ne voyait plus de trace, sinon quelques giclures de-ci, de-là, éparpillées au quatre vents de l'ennui. Pour solde de tous comptes. L'on avait beau chercher, rien ne se dévoilait plus selon le rythme de quelque arborescence anthropologique. Partout du refermé, du lourd, du plomb en fusion. Partout de l'irrespirable, de l'inconcevable, de l'aporétique, en gelée, en grappes arbustives, en amas incoercibles, irréductibles, chaînes infinies d'œufs de batraciens réduits à leur propre hémiplégie. L'on avait voulu ignorer jusqu'à l'imbécilité native les paroles du philosophe à la moustache ombrageuse. L'on était demeurés sourd aux imprécations de Zarathoustra, l'on avait voulu suivre sa propre loi autodestructrice bien au-delà de toute raison. Et voilà ce qu'il était advenu de l'homme : cette espèce de méduse flottant dans les eaux glauques de la folie. Mais la folie-d'en-bas, celle qui ne laisse voir d'elle que ses membres atrophiés, ses pieds gourds, ses varicosités incestueuses - chair se nourrissant de sa propre chair -, ses mollets adipeux atteints de sombre déliquescence. La folie-d'en-haut, celle du penseur inquiet, on n'avait voulu en faire qu'une déraison bilieuse, une simple excroissance de chair, une protubérance prête à rendre son pus, à inonder la sérénité des bien-pensants de son acide formique. Mais combien l'on s'était trompés, mais combien on avait été réduits par une vision basse, entachée d'hémianopsie, laquelle ne voyait que la moitié du monde, cette face spectaculaire et grimaçante, ce miroir aux alouettes faisant ses mille éblouissements alors que les consciences abusées finissaient leur ignition sous les auspices d'un piètre feu-follet, pas même l'éclat du lampyre dans les complexités de la savane. Longtemps, en soi, dans le plus intime de son intériorité, l'on avait porté un chaos, mais un chaos que l'on n'avait pas eu la force ou bien le courage, ou bien la lucidité de disposer en cosmos afin qu'une étoile, un jour, pût naître au ciel du monde. Le chaos, cette furie dionysiaque rivée au profond du corps, si près des pulsions primitives, si près de la brûlure définitive des archétypes, de la puissance tutélaire des énergies fondatrices, jamais on n'avait pris soin de l'endiguer en aucune manière. Les passions, les furies de posséder, les envies urticantes, les démangeaisons rhizomatiques de l'orgueil, les prurits de la gloire, les eczémas de la cupidité, les impétigos éruptifs de l'ego, on les avait laissés croître, à son insu, à bas bruit, comme une sale fièvre et voici que, maintenant, l'éruption avait eu lieu qui avait terrassé les bousiers roulant au-devant d'eux leur boule étroite et confusionnelle, leur piètre existence en forme de boomerang, leur yatagan vengeur qui les rattrapait et les frappait dans le mitan du dos ouvrant toutes sortes de ruisseaux sanguinolents, élevant des cairns obséquieux de chairs tuméfiées.

"Je vous le dis : vous portez en vous un chaos."

Cette exhortation du philosophe à réveiller l'humanité endormie, une seule femme l'avait entendue, "La dernière femme" qui vivait sur les hauteurs d'une caverne à la manière de Zarathoustra, cet éveilleur de conscience "pareil au semeur qui, après avoir répandu sa graine dans les sillons, attend que la semence lève. " Et cela, "que la semence lève", la Solitaire en avait eu, toute son existence, une conscience aiguë, proche d'une maladie, une fièvre interne, des vertiges, de longs frissonnements qui soulevaient sur sa peau une théorie de picots. Des graines en attente d'éclosion, des graines levantes disposées au métabolisme universel, des graines gonflées de sève qui tendaient leur fragile coque aux faveurs de l'héliotropisme, qui se hissaient sur leur partie la plus érectile afin qu'à leur contact le sens s'inscrivît à même la promesse dont elles étaient porteuses. Partout, sur la terre, au creux des frais vallons, sur l'épaule souple des collines, dans les cannelures des villes, dans les demeures de ciment aux fenêtres étroites, des milliers de graines contiguës faisaient leur chant de levain, leur comptine de mie odorante, leur fable de croûte disposée à l'accueil de ce qui croissait et se multipliait parmi les sutures et les entrelacs du chaos. Seulement les graines n'étaient pas sorties de leur pénombre originelle qu'elles se dispersaient en une multitude d'affairements multicolores, en une myriade d'éblouissements polyphoniques, en un étoilement de gerbes luxuriantes. C'est de là, de cette occupation constante, de cet aveuglement à suivre le sillon tracé par le destin que naissait la surdité primordiale, celle qui ne pouvait se terminer que dans les affres des fosses carolines, un pieu traversant l'anatomie suffoquée. C'était toujours pareil : la finitude sur laquelle on venait s'empaler comme de frêles insectes sur l'aiguille illisible de l'entomologiste. Et, au-dessous de soi, la mutité compacte de la plaque de liège et, au-dessus de soi la vitre glauque du ciel au goût de formol. Tétanisés avant même d'avoir terminé leur métamorphose, ainsi étaient "les hommes de bonne volonté", une aile clouée au pur désir de commencer, une autre rivée à la hâte d'en finir. Entre les deux, la simple histoire d'une vacuité redoublée de la symphonie achevée d'une vanité constitutionnelle.

Mais, déjà, il a été assez dit de ces piétinements dans les contingences mondaines, de ces nages de carpes koï au ventre gonflé s'échouant sur les sables de leur incomplétude, de leur impuissance à être. A paraître seulement, comme les marionnettes que l'on range dans le corridor obscur des coffres une fois le spectacle terminé, le castelet replié sur son mutisme éternel. Il y avait mieux à faire que de renoncer et de confier le vestibule étroit de ses lèvres au baiser gluant et fade de la mort. Infiniment mieux à faire que de confier son corps à la première irrésolution venue. Voici ce qu'il fallait faire, que la Solitaire avait placé en exergue de sa fragile traversée parmi les hommes. Un matin de claire lumière, avant que ne survienne l'irréparable chute, elle avait gagné le sombre des garrigues, là où la végétation cédait la place au silence des pierres. L'air était doux, parfumé de romarin et gonflé d'iode. Quelques senteurs de lavande se détachaient des touffes mauves, posant ci et là leurs touches étoilées. Solitaire avait emprunté le vallon qui sinuait en de profondes gorges, des bouquets de pins torturés par le vent s'accrochant aux plaques de gravier blanc. Le silence était partout, seulement troublé, parfois, par le grésillement d'un insecte, la dilatation d'une pierre sous les premières butées de lumière.

Solitaire n'avait emporté rien d'autre que son corps plié dans un linge sombre, son esprit ouvert aux quatre vents, son âme déployée en une infinie compréhension du monde. C'était cela qui suffisait : le déploiement et de s'y confier comme l'arbre s'incline sous la risée du vent. A mesure qu'elle montait, l'air se dilatait, touffeur paraissant vouloir précéder l'orage. Solitaire en était alertée de l'intérieur, à la manière d'une flamme qui aurait fait son étincelle attisée par la seule conscience d'être et le bonheur d'y résider avec simplicité. Tout dans l'immédiate donation des choses. Tout dans l'évidence claire de cela qui surgit et ne demande qu'à paraître. La plénitude était là où l'on voulait bien la laisser éclore, se développer, coloniser l'air libre, étaler ses rémiges comme celles des oiseaux maritimes, ces forteresses de plumes qui toisaient les hommes du haut de leur dérive hauturière. Cela à faire, dans l'urgence du jour, sous les coulées de clarté, dans les nappes ouvertes du calme souverain. Car, pour parvenir simplement à soi, il y avait cette exigence de retirement, cette exclusion de tout ce qui entaille et brûle les yeux, obture la bouche, scelle les dents en une barrière blanche infranchissable. C'est de l'intérieur même de son corps de chair et de sang que tout partait, faisait sens et ricochait sur les fondations du monde. On était ivre et l'on sentait cette manière d'étourdissement gagner lentement l'eau de ses cellules, imprégner l'éponge poisseuse de son ventre, faire sa longue déglutition sur le massif des cuisses, cascader vers l'aval du temps jusqu'à ce lieu qui s'appelait naissance, qui se nommait origine. Un seul long et voluptueux mouvement, une seule longue irisation des choses jusqu'en leur ultime épreuve, jusqu'à la première respiration gonflant les alvéoles, identiquement au gain métaphorique de la conscience. Alors tout pouvait arriver puisque l'on était parvenu de l'autre côté de ce qui nous attachait au môle étroit des contingences et l'on flottait infiniment dans sa carlingue de peau, immense nacelle suspendue au-dessus du vide, altitude insubmersible - jamais personne ne pourrait nous y rejoindre -, incommensurable dimension par laquelle toutes choses signifiaient intensément, avec l'éclat de la lampe à arc. C'était cela, ce sentiment d'exclusion hors de ses propres frontières que Solitaire était venue chercher, dans ce lieu d'indifférence au monde, de pure sensation girant autour d'un genre d'absolu. Soi et rien d'autre qui attache, contraint, amenuise, réduit, amène au bord d'une possible réalité. Soi contre soi sans épaisseur qui dénature, altère, ment, pousse à la fuite et au recel. Pure transcendance de son être dans sa forme achevée, autrement dit remise immédiate dans la finitude, extinction de la voix, voilement des yeux, abolition de l'ouïe, glaçure des membres jusqu'en leur banquise ultime. Puis, rien.

Soudain, il y eut une immense craquelure, une faille s'ouvrant d'un abîme à l'autre, un basculement de la terre, des cataractes de nuages, des flots s'écoulant sur les dalles des villes, dans les goulets étroits des tunnels, genre de déluge reprenant en son sein ce qui, un jour, fut confié aux hommes. Là-bas, au fond des vallées, se laissaient entendre une longue plainte, un sinistre hurlement portés par des hordes de vent, une impétueuse imprécation semblant venir du ventre même des agonisants, à moins que ce ne fût la terre elle-même qui proférât quelque condamnation définitive : Malheur ! … Puis un suspens, une hésitation, une respiration ample comme celle d'un prophète … Les temps sont proches … les précautions oratoires dissimulant une supplique … où l’homme ne mettra plus … les sombres résonances d'une incantation … d’étoile au monde. … Malheur ! … comme la répétition en écho d'une malédiction définitive … Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, … les tremblements d'une imprécation … qui ne sait plus se mépriser lui-même. … la monstration de ceci qui résiste et trace la voie du destin, la seule possible, la dernière à choisir afin qu'un accomplissement ait lieu : Voici ! Je vous montre la dernière femme. »

Dans l'éclat de fin du jour, du dernier jour, voici que, parmi les nuées s'élevant comme des trombes de poussière, alors que les derniers hommes s'abîmaient dans un unique maelstrom les effaçant aux yeux du monde, voici donc que paraissait la dernière femme, hiératique sculpture suspendue dans l'espace étroit d'une rare lumière, déesse sublimée par le destin, possible rédemptrice de "l'insoutenable légèreté de l'être", figure emblématique de ce qu'aurait pu être l'aventure humaine si elle avait été saisie de la plus élémentaire des sagesses qui fût. En elle, encore, quelques traits de ce qu'avait été une ineffable beauté, une grâce au-delà de toute nomination, une poésie terriblement vacante qui attendait qu'un verbe surgisse à nouveau, un visage à l'épiphanie lunaire, la trace du feu et de la cendre, une découverture de l'épaule si semblable à la douce apparition de la dune sous les cendres du volcan, le début d'une gorge laiteuse, tellement friable, inclinant à disparaître dans les complexités de la vêture, puis, vers l'aval, une perte dans le fusain et le tracé flou de la pierre noire. Tout ceci était si troublant, si teinté de réalité fauchée en plein vol. C'est ainsi, il en est de la beauté comme de toute mélancolie, elle ne révèle jamais mieux son essence qu'à l'aune de sa propre disparition. Dernière femme nous t'aimons. Non seulement parce que tu es la dernière, mais parce que tu es femme. De ceci, jamais nous ne nous consolerons ! Les paroles du philosophe, nous les ferons nôtres. Zarathoustra, nous t'attendons sur le seuil de ta caverne afin que nous cessions, un jour, de cligner de l'œil. Nous endurerons la lumière de l'être, nous l'endurerons jusqu'à ce que notre langue tombe au rivage des morts, la seule issue qui soit !

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase
18 septembre 2020 5 18 /09 /septembre /2020 08:21
La ligne de tes yeux.

                   Photographie : Blanc-Seing.

 

 

 

 

     Absente aux choses.

 

   C’était ainsi que tu m’étais apparue, vêtue d’un sobre tailleur gris, à la limite de toi tellement tu paraissais absente aux choses. Y avait-il au moins, au monde, quelque chose qui retînt ton attention, la chute lente d’une feuille, le bruit du vent glissant sur le sable, la trace de l’hirondelle sur la vitre immuable du ciel ? C’est un tel bonheur, vois-tu, que de se disposer au simple, à l’immédiat, le plus souvent de n’en rien savoir et d’aller par les chemins de fortune, ici sur le versant ombreux de la colline, là sous le couvert des grands eucalyptus, là-bas encore près des étangs qui brillent à la manière d’une savante illusion. Ceci, tu le sais, cette impermanence de ce qui ne se montre qu’à mieux nous échapper, à fuir le long de la première perspective, à vibrer dans le mystérieux cristal du silence. Tu le sais mais jamais, au grand jamais, tu ne voudrais en fournir le début d’une présence en toi, en dévoiler le frisson originel, désigner la peau qui se hérisse des picots d’une urgence à être.

   

   Être et tout est dit.

 

   ÊTRE, le Grand Mot que tout le monde prononce sans même en sentir la noble provenance, la dignité à nulle autre pareille, le réseau dense des significations qu’il porte avec lui dans les replis de son sens manifeste. ÊTRE et tout est dit de soi, de l’autre, du monde et l’on pourrait regagner le site de sa première venue sur la scène de l’exister en ayant fait l’expérience de l’essentiel. Mais voici que je m’égare et rien ne se dit à l’aune de ces généralités qui nous bernent. Seul le langage de l’en-soi, seule la mince ritournelle qui fait sa braise au centre du corps, qui demande et exulte à bas bruit. Une faible complainte, une étrange sourdine nous rappelant à elle comme si, enfants indociles, nous nous étions soustraits à l’accueil d’une niche, au ressourcement d’une grotte, au pli ombreux d’une faille, à la matrice qui ne s’éployait qu’à recevoir cet ÊTRE précisément, cet impalpable don dont jamais on ne voit la pupille aiguë puisque l’œil qui le reçoit est clignotement continuel, myopie congénitale qui semblerait tout enfouir dans l’immémoriale nasse du Néant.

 

  Le droit de te penser.

  

 Mais voici que je tiens, tout haut, une méditation dont tu aurais pu être l’Initiatrice, que s’insurge en moi cet inaccessible dont tu aurais pu faire ton emblème. Car tu es bien en fuite perpétuelle et nul ne pourrait s’arroger le droit de te penser - je suis dans la transgression, cela va de soi et quelle jubilation de me poster à l’angle de ton habiter sur Terre, d’essayer d’apercevoir quelques desseins, quelques esquisses, la vibration d’un sentiment suspendu à la manière d’une goute de pluie dans le ciel qui s’attriste de ne point te posséder ! -, oui, j’en conviens, la tirade est lyrique à telle enseigne qu’on croirait avoir affaire au héros cornélien en personne déclamant face au vide l’écheveau complexe de son lyrisme, de son héroïsme, de son goût pour une rhétorique baroque. Je disais à l’instant « le droit de te penser ». Combien cette formule paraît étrange sinon alambiquée mais comment pourrait-il en être autrement ? Jamais on ne saisit mieux une énigme qu’à feindre de l’ignorer, à la frôler de l’extrémité de sa pensée, précisément, à l’inventer depuis la brume de son imaginaire.

  

   Tracer l’intraçable.

 

   Ici, il me faut prendre à témoin le lecteur. Comment cerner ce qui ne saurait l’être ? Comment faire s’élever un chant lorsque les notes sont fluides et s’égouttent entre les doigts ? Comment rendre compte d’un lieu, en dresser une carte vraisemblable dès l’instant où les lignes qui sont censées en délimiter le territoire sont en constant réaménagement, éphémères, fugaces, fluctuantes ? Et tous les prédicats du monde échoueraient à nommer l’innommable, à tracer l’intraçable, à dire l’indicible. Parfois vaut-il mieux renoncer à ses songes, à ses caprices d’enfant ! Et vaquer à ses occupations, fût-ce au prix d’une irrémissible mort en l’âme.

 

     Ce chemin du rien.

 

    Le lieu de notre rencontre fut cette immatérielle lagune, cet événement de nulle part, ce passage du temps dans sa propre irrésolution, cet emboîtement de visions doubles, cette irisation de gestes, tous commencés, aucun ne finissant jamais. Tu avançais sur ce que, plus tard, tu devais nommer ce « chemin du rien », cette apparition entre deux eaux - des mouettes, souvent, s’y inscrivaient le temps d’un vol rapide pareil à une chute -, cette empreinte si légère d’une parole aérienne - aucun bruit ne s’y déposait, seul le vent à l’infinie droiture, seule la brume en sa mémoire floue -, tu y figurais à la façon d’une invisible actrice évoluant sur un praticable d’ombre. Mais que faisais-tu donc, ici, dans cette tenue de ville, ce tailleur qui dévoilait mieux tes hanches qui si elles avaient été dénudées, ces hauts escarpins noirs qui, parfois, te forçaient à une marche hésitante - voulais-tu imiter l’avancée élégante des grues cendrées ? -, tes jambes fuselées, si longues qu’elles semblaient ne jamais vouloir finir, poursuivre leur étonnante chorégraphie dont le gris ambiant semblait vouloir signer le cheminement dans cette contrée du vide.

 

   Ciel poncé à blanc.

 

   Le paysage était partout semé à l’identique de touffes de joncs qui pliaient sous le vent du large, la lumière des flaques, parfois leur éblouissement lorsque le ciel s’ouvrait, large plaine parcourue de piquets de bois érodés, étranges excroissances noires, seul lexique qui montait du sol comme pour dire l’histoire ancienne, l’entaille de l’érosion, l’usure des heures dans ce décor de perdition et de non-retour. La présence des hommes y paraissait si ancienne que, tous deux, devions penser en être les uniques hôtes. Deux solitudes n’en faisant qu’une seule. Deux solitudes se sont-elles jamais associées pour dire, d’une seule voix, la polyphonie du monde, l’aire de la rencontre, le battement du diapason en tant qu’harmonie, le chant surgi du plus secret de soi, de l’autre ? Une fusion, alors, était-elle prévisible, nous qui errions aux limites du possible sans en transgresser l’impitoyable loi ? Chacun en soi, lové au foyer de sa propre intimité dans un univers si forclos que rien n’y paraissait pénétrer que le doute et le vol hauturier des grands oiseaux mélancoliques. Une bannière flottant au plus haut de l’éther dans cette irrémédiable perte du ciel poncé à blanc, immense dissolution des êtres et des choses.

 

   Des vols de colombe.

 

  Cette photographie que tu m’as donnée de toi, je l’ai épinglée au mur de ma chambre, cette cellule monastique, ce refuge pour anachorète, cette moisson d’intellectuel triste, il ne demeure que les tiges d’un chaume et quelques épis épars qui disent la persistance de ce qui est alors que les secondes crépitent contre la vitre anonyme du sablier. Seuls quelques livres de poésie, des manuels semés de cartes marines, ces si beaux portulans qui m’emportent partout où la beauté se manifeste en son unique. Oui, il y a encore, sur Terre, quelques havres de paix, des glissements de colombes dans un ciel d’azur, des éclairs de colibris aux vols si stationnaires qu’on n’en perçoit même plus la subtile vibration.

 

   Ruissellement infini de clarté. 

 

  Dans le mince filet noir qui encadre le moment de ton surgissement, voici ce qui a lieu : tes cheveux sont ce ressourcement infini, ce clair cycle de l’eau dont ils semblent être le poème, cette résurgence de toi dans l’ombre de ton visage. Cette lumière ! Et tes yeux, ces deux mystères gris-bleu qui se perdent dans l’ovale qui les accueille, cette joie intime de soi, cette pliure qui ne se lit que sur l’envers des paupières. Tout secret est cela, le dedans que le dehors ne saurait pénétrer. Sinon il y aurait effraction. Sinon il y aurait viol. Et ton front, ce ruissellement infini de clarté qui n’en finit de s’écouler, de faire sa colline translucide, les idées s’y abritent de tout regard, les pensées s’y dissimulent dans une oblativité qui joue en écho avec ta propre intériorité, ta propre ferveur. Seuls ceux dont la conscience s’orne de cécité pourraient y voir la dilatation de l’ego, le seul souci de soi. Mais combien ces remarques seraient erronées, ces visées fausses, ces hypothèses empreintes du laborieux galimatias des parures, ces apparences qui se donnent pour la vérité alors qu’elles ne sont qu’une amusante commedia dell’arte. Non, tes pensées sont trop précieuses pour les dilapider à tout vent. Seulement les garder dans le creuset de la conscience et veiller à ce que les braises ne s’éteignent.

  

   Céladons. 

 

   Et les deux traits de cendre de tes sourcils, si mouvants, si expressifs, à ton insu, il me faut bien le reconnaître. Toi, la si secrète qui pourrais traverser une foule et personne ne s’en serait aperçu. Pas même un remous, une scintillation, le creusement de quelque stupeur. Une fluidité, un long écoulement, le trajet inaperçu d’un layon de sable parmi les grands arbres qui vivent dans l’empyrée. Et ce nez si droit, ce fanal du sentir juste, cet à peine effleurement des choses  et des êtres, mais dans la touche subtile, mais dans l’évanescence, le contact avec un encens qui n’aurait ni lieu ni temps. Et ces joues immobiles, ces clartés de céladon que frôlent la coulure des jours. Et cette bouche ornée de lèvres si discrètes, le baiser d’un zéphyr, la caresse d’une plume, l’insistance d’un flocon teinté de parme dans l’air qui frémit. Et cet ovale si exact du menton, inscrit dans la justesse du dire, dans la profération à nulle autre pareille de ton inimitable géométrie.

  

   Douceur de l’oubli.

 

  Mais voici que tout s’estompe, se dilue et que les murs de mon refuge se teintent de la douceur de l’oubli. Sans doute demeurera-t-il une empreinte quelque part dans la densité de la chair. Toujours les sentiments les plus forts finissent dans ce tombeau de l’être, cette crypte sourde, ce palimpseste raturé et saturé de tous les bruits du monde. Reste ton esquif qui flotte sur les eaux agitées du songe, dans l’inextricable labyrinthe de la mémoire. Quel temps fait-il maintenant en Finlande, ce pays de lacs et de forêts ? L’équinoxe d’automne est passé. Je présume que chez toi, du côté de Jyväskylä, sur cette terre parsemée d’eau et de plantes aquatiques, de forêts de bouleaux et d’épicéas, de rochers semés de mousse et de lichen - te rappellent-ils cette lagune qui fut la nôtre l’espace d’un rêve commun ? -, je présume donc les journées courtes, les nuits longues dans lesquelles plongent les racines du souvenir. Qu’y trouves-tu que nous avons éprouvé ensemble ? Y reste-t-il au moins le vestige d’une rencontre, le sillage d’une émotion ?

 

   Juste le trait d’un refrain.

 

 Mais voici que surgit en moi, comme venu du plus loin du temps, ce refrain que chantait Charles Aznavour - as-tu entendu parler de lui ?, je t’en dédie les paroles. Puissent-elles raviver, dans la nuit polaire, ces gerbes d’étincelles par lesquelles nous sommes au monde. Seulement méditer et le ciel s’éclaire et le firmament est une voûte accueillante pour tous les solitaires du monde :

 

« Tous les bonheurs sont à ta porte

Comme des roses à cueillir

Le vent du passé les rapporte

Sur les ailes du souvenir

Ferme les yeux, ouvre ton âme

Tu trouveras au fond de toi

Sous la cendre chaude des flammes

Le goût perdu d’anciens émois… »

 

 

   Quelque part, loin là-bas, sous le ciel que, bientôt, la neige atteindra, tu fredonneras cette romance. J’en ferai de même et nous vivrons à l’unisson. Aurions-nous quelque chose de mieux à faire ?

 

   En vertu de ce qui fut.

 

   Mais voici que l’heure a tourné, que le crépuscule s’annonce à l’ouest, au-dessus de la lagune qui commence à scintiller sous son manteau de givre. Ici l’hiver est précoce, un genre de Petite Finlande. Quelques minutes avant d’arriver à cette anonyme boîte aux lettres, seul lien désormais qui puisse faire signe en vertu de ce qui fut. Prends soin de toi. Longues seront les heures dans l’interminable poème hivernal !

 

  


  

 

 

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17 septembre 2020 4 17 /09 /septembre /2020 08:39
Où le lieu d’une vérité ?

                    "Poupée brisée".

              Œuvre : André Maynet.

 

 

 

 

   Là, dans la lumière grise.

 

   Elle est là, fichée dans la lumière grise, légèrement déhanchée à la façon d’une parenthèse, corps longiligne si diaphane - on croirait avoir affaire à une hallebarde de cristal dans le songe d’une grotte -, cheveux couleur de cuivre, attache du cou discrète, ligne en V des clavicules, bourgeons des seins allumés, thorax dans la pure clarté de l’être, œil de l’ombilic à peine refermé, mont de Vénus juste incisé de l’entaille du sexe - le désir y rougeoie faiblement -, colonnes d’albâtre des cuisses, sémaphore rose-thé des genoux, jambes presque illisibles, pieds dissimulés dans des chaussures de ville, tiges des bras sagement placées le long de l’anse du bassin, une main, une seule que recouvre un gant ajouré. Elle est face à nous dans l’évidence de l’heure et son regard est pur qui nous dévisage, plus peut-être, nous enjoint d’y voir plus clair en elle, d’apercevoir ses lignes de fuite, ses revers d’ombre, ses failles imperceptibles que notre conscience parcourt sans même les connaître en tant que failles, l’esprit synthétise si vite les données qu’il ne s’arrête que rarement aux accidents, aux minces crevasses, aux vergetures qui parcourent l’anatomie de leur étrange brisure.

 

   Brisure, vous avez dit brisure !

 

   Mais pourquoi ce mot si dur de brisure s’est-il introduit dans le ruisseau apaisé de notre discours ? Pourquoi la déchirure et soudain la voix se fait dolente, les sons en suspens, la toile du récit se partageant avec son bruit de soie ? D’où vient donc ce lexique arrêté dans la gorge à la manière d’une flèche de curare ? Pourquoi a-t-il fallu qu’il se lève et vienne interrompre le doux onirisme qui faisait son chant de cantilène, son murmure d’insecte dans la gemme lisse du jour ? Pourquoi ? C’est ainsi. Souvent nous apercevons des personnages inconnus dans la faille du temps et nous ne retenons d’eux que leur brillance, leur aire de clarté, leur apparence rassurante, genres de Pénélopes dont nous n’apercevons que l’inaltérable beauté, non le métier sur lequel s’ourdit la trame oblique du destin avec ses nœuds, ses boules, ses amas de filasse qui en disent la face cachée.

   A première vue, cette Inconnue, nous aurions pu la nommer au hasard Limpide, Heureuse, Plénitude et nous aurions été, vis-à-vis de notre connaissance immédiate des choses dans un genre de vérité. Dans un genre seulement, non dans l’exactitude qui se dévoile selon une réalité plus sévère, plus inquiétante. Nous sommes, nous les hommes, tellement primesautiers, tellement inclinés à la facilité que nous nous ruons sur la première certitude venue et la prenons pour la totalité de ce qu’il y a à savoir sur le monde ou sur les êtres qui y figurent. Aurions-nous exercé plus avant notre sagacité et nous nous serions abreuvés à des prédicats plus incisifs, plus soucieux de découvrir l’ombre sous la lumière. Et puisque nous disons ceci, c’est sans doute en raison de la découverte d’une face cachée dont, au premier abord, nous n’aurions pas été alertés.

   Alors il nous faut prendre le contrepied et opposer à Limpide, Heureuse, Plénitude leurs exacts antonymes, à savoir Trouble, Infortune, Manque. Mais ici nous voyons bien que ces noms, outre qu’ils ne sont nullement esthétiques, ne sauraient recouvrir l’existence de celle qui nous fait face. Ils ne mettent en évidence que des incomplétudes qui ne rendent nullement compte d’un désarroi plus intime, d’un abîme plus ouvert, d’une lézarde vacante par où pourrait s’enfuir une vie en voie de constitution.

 

   Porcelaine, nous disons Porcelaine.

 

   Mais quel nom étrange que celui de Porcelaine pour cette jeune femme dans la fleur de l’âge ! On l’attribuerait volontiers à une jouvencelle à peine issue d’une corolle donatrice de sens. Ou bien à une Grâce renaissante sous le pinceau d’un Botticelli ou d’un Piero de Cosimo. Des douceurs de nacre qui n’en finiraient pas de s’éployer dans le luxe d’une nature prodigue. Et, ici, l’on serait si près d’une vérité que nous serions comme éblouis à seulement l’évoquer. Porcelaine, c’est elle qui nous dévisage avec cet air de pure innocence, comme si elle était transparente. La transparence, sans doute la qualité cardinale de cette si belle matière, translucide à souhait, légère, fragile, un son soutenu serait à même de faire voler en éclats la si précaire architecture.

   Il n’est que d’observer la scène pour se convaincre de la justesse de notre choix. D’un premier geste du regard nous avons été fascinés par cette élévation blanche dans la simplicité et le dénuement. Nous n’avions prêté aucune attention à cette « Poupée brisée » dans son cadre qui joue en écho avec son alter ego, qui en constitue, en quelque sorte, le vibrant harmonique. Chacun qui vit sur Terre a soi-disant son sosie. Ici, c’est plus que d’un sosie dont il s’agit, d’un fragment détaché de son propre soi qui vit dans l’ombre et dessine chacun de nos pas, tresse chacun de nos gestes, ébauche chacun de nos actes. Un double en quelque sorte, un fac-similé à partir duquel nous croyons vivre libres alors que nous ne sommes qu’une marionnette à fils dont nous n’apercevons même pas l’étrange metteur en scène, le démiurge qui se dissimule et jamais ne se dévoile, sauf les manigances qu’il a fomentées que nous prenons pour nos propres décisions, pour les desseins que nous projetons au-devant de nous alors qu’ils ne sont qu’illusions et subtils tours de magie.

 

   Brisures du temps.

 

   Comment Porcelaine (notre propre esquisse reportée sur une toile), pourrait-elle parvenir à la totalité de son être, elle qui n’est qu’empilements d’instants successifs, avalanche d’heures, trille pressée de secondes ? Comment le pourrait-elle. Où donc est sa vérité ? Dans sa vie de petite fille que traversait de son aile de libellule une innocence inaltérable ? Dans cette journée dont le souvenir lui est cher, cette promenade au fil de l’eau sous de frais ombrages dans la douceur printanière ? Dans cette demeure de pierres au haut toit d’ardoises dont elle fut l’hôte en des temps anciens ? Parfois, dans le calme d’une pièce, elle évoque par la mémoire une brisure qui l’affecta comme l’essentiel de son être dans une séquence temporelle : la rencontre d’une source, la chute d’une feuille dans l’air de cuivre de l’automne, un cadeau déposé tout près de l’âtre à Noël, les longues heures passées dans le parc de Terre Blanche, couchée à même l’herbe drue à contempler le cuir d’une chrysalide, riche symbole des étapes d’une existence, métamorphose permanente qui jamais ne s’arrête.

   Par définition tout moment et singulièrement ceux qui brillaient dans la trame serrée des jours étaient des brisures qui s’empilaient à la manière des pellicules de calcite sur l’éperon d’une stalagmite. Brisure sur brisure avec ses clignotements de joie, ses déflagrations de peine. C’était cela même la vie, cette alternance bigarrée, cet étrange cocktail aux saveurs successivement acides, sucrées, pimentées, fades ou bien exubérantes et la bouche inondée de feu en gardait un ineffable souvenir, une empreinte qui se déposait quelque part, au creux d’une papille, au plein d’une cellule, dans une niche cutanée. Cela disparaissait à la vue, au toucher, cela s’habillait d’invisible mais la sensation était toujours là, présente, gravée dans le parchemin du parcours existentiel.

 

   Brisures de l’espace.

Où le lieu d’une vérité ?

                  Hans Bellmer.

       Les jeux de la poupée 1949.

                   Via fiac.

            Source : DantéBéa.

 

 

   Comment reconstituer son corps alors que sa réalité ressemble si fort à ces étonnantes poupées d’Hans Bellmer qui ne semblent que des mécanismes emboîtés, des fragments d’espace jouant les uns avec les autres à la seule force d’une conflagration formelle ? Est-on dans l’antichambre de quelque surréalisme au sens strict, à savoir d’un hors-temps, hors- espace, hors-réel qui ne nous dirait que nos démesures imaginaires, peut-être nos fantasmes, nos volontés démiurgiques de conformer la parution à l’audace de nos utopies fondamentales ? Ou bien se situe-t-on dans la période des Métamorphoses de Picasso, le Maître posant devant lui, dans un assemblage savamment érotique, les pièces féminines qui fouettent son désir et allument les flammes de la création ? Ou bien encore est-ce la puissance de métabolisation des images oniriques qui fragmente le cristal de notre conscience et débouche sur une nouvelle figure ontologique dont nous n’aurions jamais pu supputer le caractère franchement objectal comme si, soudain, l’humain pouvait se résumer à quelque assemblage de pièces de celluloïd, à quelque géographie archipélagique avec son éparpillement de formes dans l’océan de la présence ? Tout ceci est si troublant que nous sommes saisis d’une frénésie de réel, de tangible et nous inventorions de notre toucher la constellation de notre corps afin d’en faire un cosmos qui puisse se soustraire au morcellement du chaos.

 

   Quel événement de l’espace ?

 

   Et Porcelaine, quel événement de l’espace est-elle ? Quels sentiments surgissent-ils dans la remémoration des lieux qui accueillirent le témoignage de sa trace biographique ? Non seulement des paysages qui s’offrirent à elle - telle mer cernée d’un rivage clair, telle montagne détachant ses pics sur le bleu du ciel, telle colline fouettée par le vent -, mais l’espace intérieur par lequel prendre acte du monde et y trouver place à sa juste mesure ? Etats d’âme, sensibilité, joie, pleine effusion de soi, retrait dans les limbes de l’être, passion fulgurante, infinie tristesse, divagation mélancolique, exultation, libération d’énergie, autant de brisures qui posent l’éternel problème de la vérité.

   Est-on vrai à l’aune de telle brisure devant laquelle les autres s’effaceraient ? Pluralité des vérités, myriade des authenticités que l’essence de l’être synthétise afin qu’unis nous puissions dresser notre tremblante effigie sur les chemins du monde. Nous ne sommes que ces Porcelaines, ces « poupées brisées » qu’un cadre cerne de manière à enclore dans sa pure logique géométrique le divers qui, à tout instant, menace de nous réduire à l’état d’un vase fracturé.

   Toujours à l’arrière de soi, dans l’ombre portée de notre propre projet, cette image fantomatique d’un morcellement anatomique. Toujours nous la refusons au motif du narcissisme constitutif de la nature humaine. Cependant nos brisures ne nous oublient jamais qui veillent dans la pénombre. Parfois les rêves en révèlent-elles l’inquiétante teneur mais nous posons sur leurs brèves apparitions le voile du sommeil. Ainsi pouvons-nous continuer à marcher dans la lumière. Oui, dans la lumière !

 

 

 

 

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16 septembre 2020 3 16 /09 /septembre /2020 09:36
Dedans la maison grise.

Photographie : Blanc-Seing.

C’était un matin de lumineux printemps que rien ne semblait devoir divertir d’un destin heureux, ouvert sur le bonheur du monde. Je m’étais levé tôt, tout à la fête de cette journée de liberté. L’hiver, long et rigoureux, avait eu raison de mes dernières défenses et, au fond de moi, il y avait cette demande d’existence, cette impulsion vers ce qui croissait, aussi bien la végétation que les hommes et l’aventure qui, toujours, pouvait surgir à l’improviste. D’un pollen faisant sa tache de soufre, du grésillement d’une libellule au-dessus du miroir de l’eau, d’une silhouette aperçue dans le fourmillement des arbres. Il y avait tant de douceur à vivre, simplement, à se laisser flotter dans l’évidence du jour. C’est sans doute l’essence du printemps que de nous disposer à une subtile efflorescence et, ce jour-là, la certitude d’être primait sur toute autre considération. Rien de fâcheux ne pouvait survenir. Rien ne pouvait entraver le déroulement du voyage, la disposition des choses à figurer selon une manière de plénitude.

L’air est encore bleu, avec des filets de brume et les vallons émergent à peine de l’ombre que des collines surplombent d’un poudroiement léger. Si belle fraîcheur qui glisse le long du corps, engourdit le massif des jambes, donne aux doigts cette pesanteur, ce léger tremblement dans la levée de l’heure. Comme pour dire l’instant rare entre tous avant que l’unité ne se disperse en mille fragments colorés, pareils au vertige des kaléidoscopes. Ou bien à l’éblouissement des yeux lorsque, au spectacle, dans la salle obscure, soudain se rallument les feux de la rampe. Alors on s’étire comme le félin, alors les pupilles se dissimulent derrière une fente étroite. On était si bien dans le luxe du corps, dans l’engourdissement de l’esprit, au milieu des souples balancements de l’imaginaire. Il y a, soudain, comme un dépliement de l’ombilic, la montée en spirale d’une cochlée s’éveillant au murmure du monde. C’est tellement lové en soi, tellement fécond à l’intérieur de la nacelle de peau, tellement semblable à la pure intimité avant que la graine ne germe. Il faut lutter contre soi, forer sa carapace de tortue, consentir à porter au-dehors cette chair molle qui est comme notre âme mise à nu. C’est une déchirure à laquelle il faut bien se résoudre puisque l’exister est aussi devant soi, dans l’arbre, la feuille, l’air qui vibre dans la clarté des choses.

La route sinue le long de la vallée, parmi le rythme des peupliers et la mare verte des aulnes. La feuillaison est là et l’air est empli d’une odeur de résine alors que les derniers bourgeons s’ouvrent en crissant. Le soleil commence sa lente ascension et la lumière est souple, rose au ras du sol, blanche au-dessus, avec une décoloration du bleu vers le zénith. Un genre de camaïeu voulant dire la douceur des choses, ici, tout près de la Gèvre qui fait ses glissements inaperçus sur un lit de galets, parmi les ilots semés de roselières, entourés de lentilles crépusculaires. J’y ai trouvé une halte sur une berge sablonneuse, tout près de l’eau que ne trouble, parfois, que le glissement des cygnes avec son sillage pareil à la corolle du lys. Alors, ici, dans l’éclosion de la nature, comment ne pas penser aux rêveries solitaires du cher Jean-Jacques, aux voyages empreints de mélancolie d’Oberman, à la si belle prose de Senancour que, plus tard, Proust revendiquera en un certain sens, affirmant : « Senancour, c'est moi ». Ceci voulant signifier que l’auteur de « La Recherche » avait trouvé un lieu où être. « Trouver un lieu où être » : le magique espace qui, nous attachant à une terre, un village, une rivière, un arbre, nous enracine en nous avec l’assurance d’une fusion, d’une croissance en harmonie, tout comme le fin rhizome tapisse la glaise en y disparaissant.

Je reste longtemps à regarder la Gèvre, son scintillement, les reflets des arches claires du pont qui l’enjambe, le mystère du château sur la colline en face, son air absent dans le paysage qui semble passer sans lui. Tout près de la rivière, des champs envahis des nappes jaunes des pissenlits, des vergers en fleurs qu’ornent des bouquets de grappes blanches et, plus loin, dans le fourmillement de la vision, la silhouette d’une grande maison, ses murs de crépi gris, sa haute cheminée de tuileaux, son large toit d’ardoises si semblable à la lueur éteinte des galets lorsque l’eau s’en est retirée. Je ne sais pourquoi cette maison m’attire. Le souvenir d’une demeure oubliée, la projection d’un simple fantasme ou bien, tout simplement, une naturelle curiosité qui me pousse à la mieux connaître ? Comme on le ferait au hasard d’une rencontre et alors on interroge la personne croisée dans la rue, et alors on veut connaître sa biographie, quelques détails de cette existence qui vient à notre rencontre.

Soudain, sans bien savoir pourquoi - est-ce la douceur de l’air, l’apparition de cette demeure étrange ? -, je sens le désir de m’en approcher, comme s’il y avait un mystère à résoudre, peut-être une énigme enchanteresse et j’avance, presque malgré moi, à sa rencontre, dans l’éblouissement jaune des fleurs. De près, la bâtisse est encore plus intimidante qu’aperçue depuis les rives de la Gèvre. Elle a un aspect imposant, un caractère bourgeois, une humeur qu’on dirait même aristocratique, tant le contraste est fort entre son emprise sur le paysage et la modestie des champs qui l’entourent. Quelques lourds volets de bois sont plaqués sur la falaise des murs. A l’étage, une porte-fenêtre est ouverte sur le moutonnement des vergers. J’emprunte l’escalier que longent de blanches ferrures. Bientôt un palier, une porte sertie de vitraux anciens, un heurtoir de bronze en forme de poisson avec une étrange queue recourbée comme celle d’un caméléon. Vous dire la raison pour laquelle, en un éclair, je saisis le heurtoir, le laisse retomber dans une pluie de grelots sonores, je ne saurais en expliquer la raison. Un bruit, pareil à celui d’une chute d’eau dans la conque d’un puits, envahit un moment le vestibule. Puis, plus rien que le léger grésillement des insectes dans l’air qui commence à tiédir. Je pousse la porte qui grince. Un genre de corridor sombre avec une console d’ébène, une antique poterie qui en rehausse le ton, des appliques en forme de flammes à l’intérieur desquelles brille un mince filament de clarté. Un escalier de bois sombre, à l’odeur d’encaustique, un papier peint ancien avec des chamarrures à moitié éteintes, quelques portraits dans des cadres ovales, des miniatures orientales. Un air d’autrefois, à la consistance de cuir, que la lumière rehausse de quelques éclats. Puis une pièce en clair-obscur que lisse l’atmosphère printanière. Un bureau avec ses murs couverts de livres - les maroquins s’y allument faiblement dans le luxe des peaux et les dorures à l’or fin -, des feuilles éparses sur lesquelles court une écriture fine, légèrement penchée, des ratures nombreuses, des renvois, des gribouillis, de fines annotations dans les marges surchargées. Un manuscrit d’écrivain, il ne peut s’agir que de cela, une œuvre en train d’éclore dans le luxe du jour. Un titre sur la première feuille : « Les eaux multiples » et un sous-titre : « Quelques déclinaisons de l’âme ». La flaque ronde de l’opaline, qui est demeurée allumée, jette sur l’écriture son regard inquiet. Je me résous à ne pas lire plus avant, mon imaginaire se chargera de poursuivre la tâche.

Dedans la maison grise.

La mariée à l’éventail.

Marc Chagall.

Source : Eternels Eclairs.

Au mur, une belle reproduction d’une toile que je reconnais : « La mariée à l’éventail » de Chagall, ce peintre de la pure transcendance, de l’élévation des êtres dans le luxe d’une esthétique céleste. L’attitude du modèle y est recueillie dans l’attente cérémonielle. Le regard absent, les traits à peine esquissés dans un retrait en soi, une profonde méditation où trouver de quoi se ressourcer et paraître au monde avec quelque certitude. Le voile qui descend vers l’aval est si semblable à l’eau de la fontaine avec, à la cimaise, le semis blanc de fleurs à peine apparentes. Et cet éventail devant soi comme pour dire le recueillement avant le tumulte du jour, la longue procession des invités, le sourire à éclairer, le bonheur à porter devant soi à la manière d’une icône alors que l’âme est inquiète du destin qui se profile et ne dit jamais ce que sera l’épilogue, le dernier mot de la fable. Longtemps, je suis resté dans cette approche mystérieuse de celle que vous étiez, longtemps à vous regarder, longtemps à laisser courir sur les pages couvertes d’une écriture fine, serrée - un reflet de vous, sans doute, l’hôte de cette demeure dont je ne doutais pas que vous fussiez une femme -, une éternité presque à interroger le lien qui pouvait unir l’image aux mots. Etiez-vous cette « mariée » aux multiples et ambiguës « déclinaisons de l’âme » qui rêvait de l’amour - cet insaisissable - au seuil d’une écriture qui était censée vous porter au-delà de vous dans cette œuvre à peine entamée ? Et toutes ces ratures, ces bifurcations, ces retours en arrière, ne témoignaient-ils pas de votre doute, de votre fragilité, de votre posture pareille à une infime vibration de l’air alors qu’avril se profilait avec, encore dans ses plis, le frimas de l’hiver ? Une dernière fois j’ai laissé errer ma vue sur ce confort douillet qu’entamait la lame de l’interrogation. Mais, exister, n’est-ce pas cela, d’abord, se sentir vivre dans la volupté avec un pied au-dessus de l’abîme ? N’est-ce pas uniquement cela ? Un couperet dont on reporte toujours, au loin, la sentence définitive ?

J’ai redescendu l’escalier, ai longé le verger avec ses vagues de coton, son sol où courait le clapotis solaire des pissenlits. La Gèvre, dans le jour qui baissait, faisait ses lunules brillantes sur le fond d’une eau qui, déjà, bleuissait dans les ombres, s’ornait de reflets d’or dans les clairières. Sur un mince ilot les aulnes commençaient à incliner vers des teintes de cendre. Quelques cygnes flottaient comme des jouets. J’ai repris ma voiture. Sur le perron donnant accès à votre maison une ombre flottait, pareille à une mariée attendant l’heure d’être aimée, un éventail à la main ou, peut-être des feuilles blanches semées de mots et de longues patiences. J’ai remonté la vitre. L’atmosphère fraîchissait. Toujours une trace d’hiver dans les premiers jours du printemps. Déjà, la Gèvre n’était plus qu’un souvenir dans la dimension irrésolue du temps. Il était l’heure de rentrer !

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15 septembre 2020 2 15 /09 /septembre /2020 09:41

   La beauté est toujours un problème en soi pour la simple raison que nul ne saurait en donner l’exacte définition. Ce qui est beau pour vous ne l’est pas nécessairement pour moi. Sans doute la culture modèle-t-elle la plupart de nos attitudes, façonne-t-elle nos goûts, imprime-t-elle dans nos esprits, nos ressentis, la qualité de nos sensations, la singularité de nos perceptions. Mais bien plus qu’une question de culture qui rejoindrait un universalisme de la Raison, je crois que notre naturelle inclination esthétique se détermine bien plus au gré de qui nous sommes en notre essence, dont nous ne pourrions différer qu’au risque de nous perdre. Peut-être ne suis-je sensible à ce portrait, à ce paysage, à cette œuvre qu’au motif de ces effluves, de ces linéaments, de ces irisations qui me traversent dont je ne pourrais tracer la figure puisque tout ceci chemine entre conscient et inconscient, dans cette zone demi-éclairée qui est ma propre climatique. Autrement dit, je ne serais sensible à ce vase de Chine ou bien de Sèvres, à la silhouette de cet arbre, au moutonnement de la colline qu’au regard de qui je suis. Nos choix seraient entièrement déterminés par notre totale subjectivité, notre essentielle particularité. Nous aimerions comme nous avons les yeux bleus, de longs doigts, des cheveux bouclés ou bien tout autre aspect que la nature nous attribue comme notre patrimoine infrangible, non partageable, qui nous identifie parmi le peuple des Existants.

   Je vais, ici, prendre la défense d’une beauté simple, celle qui se donne d’emblée, sans fioritures, sans maquillage, sans ‘miroir aux alouettes’, pareille à une eau qui coule dans la gorge d’ombre, à l’invisible présence du ciel, à l’aube qui bleuit à l’insu des hommes, ils dorment encore dans leurs chambres, ne se préoccupent de rien, pas même d’eux. Je ne crois nullement à la beauté des images d’Epinal des voyagistes, eaux turquoises tropicales, lagons de rêve, safaris photographiques avec des trophées léonins, foules bigarrées parmi la complexité de Pétra-la-Jordanienne, face au « trésor du Pharaon », ce temple découpé dans la roche avec ses péristyles élégants, ses portiques, ses colonnes élancées, polychromes. Loin de me laisser indifférent ce site m’enchante, tout comme celui des Pyramides d’Egypte, mais ce qui me dérange c’est ce rituel de la visite, ce brouhaha intérieur dans lequel le temple se brouille, les pyramides se dissolvent, les barrières de corail s’écroulent, assaillies par les flashes des appareils photographiques.

   Toute beauté vraie est échange unique entre un Observateur et la Chose observée. Regardez la force qui se dégage du tableau célèbre de Caspar David Friedrich, « Le Voyageur devant une mer de nuages ». Certes, l’on peut trouver la pose du personnage trop hiératique, empreinte d’une mystique toute romantique. Certes, l’on peut ne pas aimer. Mais comment pourrait-on passer sous silence ce subtil rayonnement de la beauté qui résulte de cet étonnant face à face de l’homme avec ce qui le domine, le fascine et lui enjoint de demeurer humble ? Ici, la confrontation du microcosme et du macrocosme. La belle tension qui existe entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Si l’homme est empli de mystère, c’est bien pour la raison qu’il prend acte de cette mesure, Qu’il se donne sans réserve au paysage, comme le paysage se donne à lui. Ce qui, ici, est essentiel, est totalement résumé en cette coalescence de deux natures qui ne peuvent exister que l’une par l’autre. L’homme est grandi par le paysage, le paysage est totalement accompli grâce à la présence humaine. Si bien que l’on peut parler d’une ‘co-naturalité’, deux essences s’actualisant sur le mode de la présence réciproque. L’homme seul, les nuages seuls, seraient ramenés aux choses dépourvues de signification. Tout sens exige une contextualisation, une scène où paraître, un lieu où exister, une conscience sur laquelle faire fond.

    Dans le tableau portant le sublime devant nos yeux, l’homme est posé en regard de la Nature primordiale, originelle, celle qui affirme sa toute-puissance, qui déploie son énergie illimitée, celle que les anciens Grecs nommaient avec respect et crainte la ‘Phusis’, cette réserve à jamais de toutes les virtualités qui façonnent l’Univers, dont nous, les hommes, ne pouvons prendre acte que dans l’effacement, le retrait, la juste appréciation de l’abîme qui nous en sépare. Ce que Friedrich nous dit ici, c’est que la réelle épreuve de l’expérience de la beauté ne peut jamais s’accomplir que dans une relation duelle, une solitude face à une autre solitude. Tout Voyeur surnuméraire détruirait cette subtile harmonie. Les sentiments les plus profonds sont toujours éprouvés dans ce retirement, ce dénuement. Voyez l’ermite dans le désert, le pope sur son météore, le saint face à son dieu. En réalité la nature d’un tel acte est empreinte d’une inévitable religiosité : une pure immanence s’ouvre à l’insondable de la transcendance. Ce qui ne veut nullement dire qu’il soit nécessaire d’avoir la foi, de croire en quelque divinité, de s’en remettre à quelque culte. Non, il suffit d’être saisi par ce beau surgissement nommé par Romain Rolland ‘sentiment océanique’, tout s’ouvre soudain avec la force inégalable du prestige, de la grâce, de la splendeur.

   Causse Méjean

  Mais il nous faut sortir des considérations purement théoriques, aller droit au paysage qui nous appelle et nous reconduit à notre propre fondement. Nous sommes nés nus, donc il nous est demandé de remonter à la source de nos sensations, de nous dépouiller de toutes les empreintes de la culture, de nous saisir au plus vif de notre intime vérité. L’air est libre, totalement voué à son propre caprice. Il souffle continûment sur la face du grand plateau, il féconde tout ce qu’il rencontre, il est la signature des espaces ouverts, illimités. Les graminées que l’on nome ici ‘cheveux d’ange’ font une écume blanche, onctueuse, souple. Les doigts du vent y dessinent de multiples remous, y tracent des ondes animées, des flux et des reflux qui font penser à l’activité de l’Océan, à son agitation incessante. Ici, il y a un jeu permanent installé entre terre et ciel. La terre est couchée sous le ciel, elle en attend la caresse, elle demande la lumière. Des ombres courent sur son manteau bistre, des nuances se déploient qui donnent l’impression d’une immense oscillation venue d’on ne sait où, allant on ne sait où.

   C’est comme une rumeur, un chant qui s’immisceraient dans la fente ménagée par le vaste horizon. Ici est la demeure de la liberté, ici elle a des ailes pareilles aux rapaces qui sillonnent l’azur, y glissent sans bruit dans la sûreté d’eux-mêmes, dans l’ivresse du vol qui est le langage des simples, des nomades, de ceux qui ne vivent que de la clarté des étoiles et des transhumances hauturières. Il y a un grand bonheur à se situer à la jonction d’une paix intérieure et du calme immémorial des vastes étendues. Cela entre en vous, s’insinue au plus invisible du motif de chair, cela y tresse de blanches dentelles qui faseyent longuement sous les alizées d’une immédiate présence à soi, au monde.

   La steppe immense fait penser aux paysages de la sérénité tels qu’ils apparaissent en Afghanistan dans la province de Koundouz ou en Palestine, dans la région de Nabi Musa, ces doux moutonnements de collines aux herbes jaunes, ces étendues à haute teneur biblique, ces à peine blancheurs poudrées de cendre, ces territoires inviolés de la nature telle qu’en elle-même, non encore sacrifiée par la soif de prestige des hommes, leur avidité face aux gains, leur violence dès qu’il s’agit de tirer des profits de l’illimité, du toujours-disponible, du moins le croient-ils. Par endroits, le velours de la steppe est comme usé, des creux s’y laissent deviner, une herbe drue y croît, ce sont les dolines, des effondrements karstiques où nos ancêtres de la préhistoire, déjà, faisaient leurs premiers travaux d’agriculture.

   Les dolines sont belles, apaisées, douées d’une simple justesse paysagère. Elles jouent en contrepoint avec les vagues ‘toscanes’ du plateau, elles produisent de la diversité, elles donnent leur touche, mais dans un souci d’harmonie. Leurs grands frères, les avens, ces gouffres vertigineux qui se précipitent en direction des abysses de terre, sont bien plus incisifs, certes, bien plus affirmatifs, mais ils recèlent de tels trésors de stèles de calcite pure, de bourgeonnements de pierre qu’ils sont comme le revers de la surface, sa physionomie inversée, son complément, en quelque sorte. Il faut être doué d’une âme d’explorateur pour les découvrir, les faire jaillir du faisceau de sa lampe frontale.

   Si le Causse Méjean possède une évidente unité, il n’en recèle pas moins une étonnante variété, mais tout se fait dans la continuité, mais tout apparaît dans un naturel prolongement, rien n’est surfait qui viendrait faire chanceler l’équilibre immémorial de l’édifice. On ne compte nullement deux cents millions d’années pour remettre en question cette lointaine appartenance à la mer primitive, à son peuple de coquilles et de vertébrés d’où l’on provient. On a une longue mémoire que, jamais, l’on ne reniera. L’on tient à ses racines de pierre, à ses tapis d’herbe, à sa terre maigre, elle a une si belle teinte, une douce argile sous la coulée du ciel. L’on tient à son caractère dépouillé de Causse, à sa physionomie parfois aride, parfois heurtée. Les chaos de rochers sont étonnants avec leur aspect de sol lunaire semé de cratères, de mers innommées, d’impacts de météorites, ses failles, ses laves levées, ses dentelures, ses landes de poussière, son spectacle à proprement parler, spectral, à la limite de quelque réalité. Mais le Méjean n’est nullement inquiétant, tout au plus fantastique sous la marée laiteuse de la plaine lune, un théâtre irréel dans lequel on pourrait marcher des heures sans crainte d’être lassé, d’être surpris par un rôdeur doué de mauvaises intentions.

   Ici, hormis les rivières laineuses des brebis qui pâturent, des Chevaux de Przewalski dont la toison les fait se fondre dans les herbes de la ‘savane’, nul danger et les chiens de berger sont bienveillants, entièrement dévoués à la tâche qui leur est confiée de prendre garde du troupeau. Les bergers et bergères sont façonnés de cette pierre dont ils sont comme la suite, mais une pierre douce, une pierre ponce dont on retrouve le rocailleux dans leurs voix agrestes qui chantent leur viscéral attachement au pays. On ne s’évade pas du Causse, on y demeure. Ailleurs, aurait-on cette liberté, ce plaisir des yeux, cette onction pour la peau, cette tranquillité amarrée au sein de l’âme ? Les villes sont loin avec leurs complications, leur charivari, leurs bruits mécaniques qui taraudent les tympans. Aux grandes cités de béton et de ciment, l’on préfère cet habitat de pierres grises, les pierres ont été levées sur place, elles sont l’âme du Causse dont les hommes aiment à s’entourer.

   Les maisons sont adossées à des buttes abritant du vent du nord, leurs ouvertures sont étroites en raison du froid hivernal, leurs toits en épaisses lauzes que surmonte le bâti d’une cheminée. Les maisons parlent à voix basse, se dissimulent, se fondent dans le paysage et il faut les avoir à peu de distance pour se rendre compte de leur présence, de l’abri familier dont elles assurent leurs hôtes. On imagine l’hiver, son grand manteau de neige, le feu dans l’âtre, on s’imagine lisant ‘L’épervier de Maheux’ de Jean Carrière, ce natif d’ici, tout contre les bouquets d’étincelles qu’aspire l’air vif, des escarbilles fusent au dehors dans l’air tissé de gris. Puis elles retombent en fine poussière pour rejoindre le lieu d’où elles proviennent.  On ne peut nullement être dispersé, la logique du Causse vous ramène vite au centre, dans quelque doline ou bien sur ces amoncellements de pierres, les ‘clapas’ que les paysans, autrefois, ont érigés pour faire place nette à leurs cultures. Un épierrement constant car, en cette rude région, le calcaire repousse aussi vite qu’on l’a écarté du chemin ou prélevé du champ.

   Tout est sous le signe de la roche, du moellon, de la meulière. Parfois la densité est telle qu’on a bien du mal à retrouver une trace d’herbe, le semis d’une végétation. Tout y est minéral jusqu’à l’extrême, ce qui ne fait qu’affirmer un caractère bien trempé. Ôter la pierre par la pensée, c’est en même temps réduire le Causse à ce qu’il ne saurait être, une terre sans relief, une friche désolée sous la lame claire du ciel. Le Causse est de la même nature que les sols couverts de brandes, les landes où poussent les ajoncs épineux, les contrées habitées de tourbières. Les causses sont pareils aux ‘Hautes Terres’ d’Écosse, ces ‘highlands’ que tapissent bruyères et fougères, où se dressent d’énormes rochers que l’on pourrait comparer aux ‘arcs’, ces immenses arches de pierre du Méjean résultant de l’effondrement de grottes, en leur centre, en leur clairière, poussent de hauts résineux.

   Les vallées profondes ou ‘glens’ écossais sont les formes homologues des gorges du Tarn ou de la Jonte qui sculptent de profondes entailles dans le derme du plateau. Pays de caractère, pays qui fait inévitablement songer à ces ‘Hauts de Hurlevent’ où la bise tourbillonne en sifflant, pays jeté en plein ciel que seuls les nuages peuvent parcourir en leur entièreté et connaître comme le connaissent les admirables vautours-moines, ces oiseaux de haute destinée, ils aident les morts à trouver le chemin du ciel, ils sont les maîtres de l’espace, y décrivent des cercles parfaits, grands virtuoses du vol à voile, ivres de sublimes ascendances, ces mouvements vers l’infini.

   Connaître le Causse, c’est emprunter ses ‘drailles’, ses pistes tracées dans la roche, l’herbe, la poussière, par le passage millénaire des troupeaux transhumants et se fondre dans cette savane couleur de terre, dans ce ciel si léger, on le dirait de cristal, dans ses nuages, à peine un talc posé sur le bleu. Au loin les collines s’incurvent, chutent au sol, puis s’élancent, puis bondissent, leur couverture grise touche bientôt un maquis teinté de vert sombre, une garrigue clairsemée, à proximité une terre y affleure dans des teintes entre sable et mastic, une butte couleur de sauge vient s’y blottir, un grand oiseau, rémiges grand ouvertes, s’appuie sur les volutes d’air sans le moindre mouvement d’ailes.

   Bonheur de vivre, là, dans le simple, le proche, le directement visible, le préhensible au plus près de la sensation, l’accordé au rythme propre de son être. Peut-être, sur terre, n’y a-t-il pas de plus grand bonheur que de cheminer ainsi, l’âme en paix, le cœur pulsant au rythme du monde végétal, minéral, près des hommes à l’accent de tourbe et de gravier, il est ce qui est précieux et résonne de sa propre vérité.  Tel est le Causse si nous savons l’apercevoir avec justesse : une beauté qui n’a nul besoin de dire son nom. L’arbre dit-il son nom, la source sa chanson, le ciel son illimité ? 

 

 

  

 

 

  

 

 

  

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13 septembre 2020 7 13 /09 /septembre /2020 09:36

 

« Les lèvres sont si importantes

pour la sociabilité qu'elles méritent le baiser.

Novalis »

 Les semences (1798)

 

*

 

   Que regarde-t-on dans un visage en priorité ? L’arête tranchante du nez qui sépare en deux son territoire ? Le front et sa douce arcature ? Le lac infini des yeux, ses marbrures, ses couleurs irisées, le puits de la pupille qui en obscurcit le centre, creuse son secret à l’abri des hommes ? L’aplat des joues, le velouté de sa soie ? L’étrave du menton en surplomb du cou ? Que cherche-t-on à voir qui pourrait nous surprendre d’abord, nous ravir ensuite ? Nous ne savons guère puisque le visage est une totalité dont aucune partie ne pourrait se déduire au titre d’un fragment. Cependant, mystérieusement, il y a bien un lieu qui, à lui seul, mérite plus d’attention, demande qu’on s’y arrête longuement, peut-être même qu’on s’y perde. Ce lieu nous ne l’avons nullement nommé mais chacun y reconnaîtra facilement la bouche, la double éminence des lèvres.

   Dire la bouche, c’est déjà ouvrir la boîte de Pandore où se dissimule, à la manière d’une ‘Bêtise de Cambrai’, la dimension cachée de la gourmandise. Ce sont quantité de saveurs qui en tapissent la surface, quantité de sucs qui s’y logent et lorsque nous mangeons un fruit, par exemple, ce n’est nullement le fruit seul dont nous prenons possession, mais de l’arbre qui l’a porté, de la terre à laquelle il a confié la blancheur de ses racines, la touffeur de ses radicelles qui puisent dans le sol les nutriments de la vie. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le massif de la langue, sur sa fonction pré-digestive, sur la herse des dents qui s’illustre derrière la souple ouverture des lèvres.

   Mais, les lèvres, comment pouvons-nous en parler ? Sont-elles si essentielles qu’il y ait beaucoup à dire à leur sujet ? Pourrions-nous les ignorer sans que quelque préjudice ne nous atteigne ? N’est-ce pas ces deux bourrelets sensitifs que nous percevons en premier, leur étrange remuement qui nous fascine, leur bel aspect humain plus qu’humain que nous y devinons comme si notre essence même en dépendait ? Déjà poser ces questions est apporter la réponse : les lèvres sont le signe avant-coureur de notre être, elles modulent nos expressions, façonnent notre langage, cette exception parmi les objets du monde, cette transcendance qui, par sa seule présence, jette aux orties toutes les immanences possibles, tous les matérialismes désuets qui viennent quotidiennement à notre rencontre et usent le miroir de notre conscience, obscurcissent la lumière de notre regard. Trop d’actions cernées d’une fausse utilité encombrent notre esprit, trop d’événements secondaires nous détournent de notre chemin, y tracent les empreintes d’une douleur de vivre ou, à tout le moins, d’une épreuve qui n’apporte rien et nous distrait de nous, de notre tâche d’exister qui soit conforme à notre nature d’homme, de femme.

   Observons donc les qualités formelles des lèvres, leur morphologie, leurs teintes, ce sont déjà des prédicats si subtils que nulle autre présence ne saurait en amoindrir l’éclat. A elles seules, les lèvres sont un univers pour la simple raison qu’une polyphonie de signes s’y inscrit en creux. Voyons d’abord la palette des tons qu’elles nous proposent. Chair nous montre le naturel, le simple, le dénué d’intentions, l’immédiatement accordé, l’offrande sans arrière-pensée, sans calcul, la chair seulement chair et nulle autre signification. Dragée et c’est déjà une inclination vers une recherche de lumière, peut-être l’amorce d’une marque de séduction qui, encore, se dissimule. Fuchsia, ici le caractère s’affirme sans aucune ambiguïté d’une femme qui veut porter au monde l’image de sa souveraine liberté. Amarante c’est le rouge ombré, la passion qui se réserve, une toile de nuit en dissimule encore la réverbération, la fait se tenir en retrait. Capucine, ici les lèvres sont solaires, florales, teintées d’envies qui ne peuvent se retenir de paraître, qui en quelque sorte, se postent sur le bord du jour, telle une offrande à saisir pour qui la veut bien recevoir. Rosso Corsa, c’est la figure du rubescent désir, celui impérieux qui ne saurait demeurer dans la clandestinité. Une Amante affranchie en est l’emblème, une Exploratrice du monde, une Sensuelle qui se vêt d’un camée où s’inscrivent les étincelles de l’appétence, du caprice qui ne veut qu’éclore, fleurir, s’épanouir.

   Les lèvres sécrètent le divin langage. Ce qui a été initié en amont, dans les aires corticales, pulsé par le déploiement des alvéoles, voisé par les cordes vocales, manduqué par le massif de la langue, informé par la voûte palatine, voici que tout ceci, synthétisé, poli, lustré, les lèvres nous en livrent la subtile harmonie. Sans elles, sans leur rôle fonctionnel, rien ne pourrait être connu de nos représentations mentales, pas plus que nos émotions ne pourraient franchir l’écluse de notre glotte. Tout demeurerait en-deçà, dans un genre de marigot où se noieraient les volutes de la parole, où se fondraient les harmoniques de la voix. Hors les lèvres, point de salut pour la condition humaine.

   Regardez seulement le geste articulatoire des lèvres, vous y trouverez autant de significations que dans les pages d’un livre, les planches d’une encyclopédie, les traités savants sur l’émotion et l’âme. Les Lèvres sont des actrices situées sur le devant de la scène et nous sommes les spectateurs d’un théâtre plein de tragédies ou de comédies. En elles, sur elles, tout se joue de ce qui tisse la condition humaine. Il suffit d’y lire, d’y décrypter les milliers de sèmes qui y fourmillent comme les abeilles dans la ruche. Chaque mouvement des lèvres reflète une intention, une inclination d’âme, un ressenti, la pliure d’une émotion, le dépliement d’une joie, le quant-à-soi d’une retenue. Tour à tour elles peuvent prendre le visage de la pudeur, celui de l’affliction, de la réprobation, de l’accueil, de l’appréhension, de l’embarras, de la surprise, de la déception et la liste serait longue du lexique des postures humaines, de leurs ‘divines comédies’, de leur fourberie, de leur générosité aussi, de leur affection. La rhétorique est infinie qui habillerait l’entière surface de la Terre.

   Regardez l’habile chorégraphie labiale, vous y percevrez tout ce que votre pensée aurait échoué à formuler, tant le contenu d’une sensation est difficile à décrire puisque le sol qui le constitue est l’instantanément donné, le surgissement sans délai de l’intuition. Regardez les petits bijoux d’expression que sont les interjections.

    Regardez des lèvres articuler un simple ‘Peuff’, de désolation ou bien de renoncement. Les lèvres expulsent d’abord l’air comme si elles voulaient se débarrasser d’un hôte incongru, bien gênant, puis en finir avec cette constrictive sourde qui fait son bruit de vent et emporte au loin tout ce qu’on lui confie.

   Regardez les lèvres articuler ‘Bon’, comme motif de satisfaction : d’abord jointes sur le mode de la retenue, elles trouvent leur liberté à jeter au-devant d’elles cette voyelle nasalisée qui part on ne sait où, se perd quelque part dans le domaine de l’ouvert.

   Regardez les lèvres articuler ‘Mais’, en signe de réprobation, d’agacement, d’impatience, elles sont closes d’abord, puis elles expulsent violemment l’air comme pour détourner un ennemi, lui signifier qu’il est un importun, qu’il doit gagner le large.

   Regardez les lèvres articuler ‘Flûte’, suite au dépit d’avoir manqué une action, d’avoir perdu quelque chose de précieux, d’avoir laissé passer une chance. Ce que le [F] congédie, le [lu] le prolonge, que vient clôturer la soudaine brusquerie de la dentale [T].

   Regardez les lèvres articuler ‘Viens’, sur la retenue initiale du [V], que libère bientôt au gré d’une large désocclusion le [ien]. Il y a là un soudain mouvement d’accueil qui se lit dans la morphologie même du mot. C’est ceci, comprendre un sens, intégrer en son site tout ce qui le justifie et contribue à le rendre clair, transparent. Merveille du langage que de permettre ceci. Bonheur de l’homme que d’en percer le derme qui, à l’origine, était opaque, diffus.

   Oui, il faut le reconnaître, ceci est pur jeu de phonéticien. Mais jamais la phonétique ne peut être gratuite au motif qu’elle est ce par quoi nous nous ouvrons au monde et lui indiquons la couleur de notre être propre. Si nous sommes constitués de chair, nous sommes également, au premier chef, des êtres de langage qui avons une voix, articulons, proférons des sons. Certes cet abord est aride, analytique, mais nous ne pouvons faire l’économie d’une telle approche qu’à nous priver de précieux indices. Il existe une évidente corrélation sémantico-phonétique entre l’idée qui s’élabore en nous, transite par des phénomènes purement physiologiques et sa traduction en signes labio-verbaux, les premières briques dont nous disposons afin de nous faire ‘entendre’, au sens de la compréhension, bien entendu. 

   Voyez la mimique d’un enfant boudeur, puis celle arrogante d’un ‘grand de ce monde’, puis celle d’un homme humble, celle d’un orgueilleux, celle d’un égaré au plein de son dénuement. Certes vous pourrez découvrir les traces de ces multiples conditions dans le creusement des joues, le plissement des paupières, le rictus de l’ensemble du visage, mais vous n’en verrez jamais mieux la concrétion que dans le double motif des lèvres. Soyez triste et vos lèvres trembleront. Soyez gai et vos lèvres découvriront vos dents avec un réel bonheur. Soyez affligé et vos lèvres durciront comme une pierre de granit. Soyez désespéré et vos lèvres se replieront vers l’intérieur en signe d’un renoncement à être.

   Les lèvres sont tout à la fois, un baromètre qui indique notre climatique intérieure, un anémomètre qui laisse paraître notre agitation au centre du vaste monde, une boussole sur laquelle lire notre orienttion ou notre désorientation, un sextant sur lequel régler notre navigation hauturière, une Carte de Tendre où nous devenons immensément lisible à nous-même, aux autres. Comment nos Compagnes de toujours pourraient-elles les dissimuler, ces lèvres,  sous un masque permanent qui obèrerait leur belle présence ? Leurs lèvres nous voulons les voir, comme nous voyons les cerises éclairer l’arbre, les fraises illuminer l’herbe du jardin. Oui, Lèvres, sans vous nous ne serions plus que des esquifs perdus dans la brume et nous n’aurions plus d’amer pour nous connaître. Lèvres-rubis, Lèvres-grenades, Lèvres-coquelicots, Lèvres-rose-thé, Lèvres-incarnat, Lèvres-persan, vous êtes nos sémaphores, des diamants qui brillent dans la nuit, des sillages de comète dans le ciel de nos humeurs chagrines. Seriez-vous absentes que notre désir décroîtrait, notre teint se voilerait, notre plaisir vacillerait, nos yeux s’empliraient de larmes. Souriez-nous, Compagnes au large de nos corps, faites vibrer votre bouche tel un cristal, offrez-nous vos lèvres, nous y boirons le divin chmpagne, puis l’ambroisie des dieux. Lèvres aimées venez à nous, sinon le monde sera vide et nous ne serons plus que des stalagmites dans le sombre d’une grotte, des êtres ans appui ni lumière ! Soyez !

 

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12 septembre 2020 6 12 /09 /septembre /2020 08:08
Aux sources de la Liberté

                           Source de la Loue

                 Source : Voyageuse Comtoise

 

***

 

 

   « Liberté », combien ce nom est doux à prononcer. Oui, mais aussi combien redoutable lorsqu’en son fond se laisse deviner, parfois, une part d’asservissement, de possible restriction. La liberté est un tel concept, si précieux, si essentiel que, jamais, nous ne sommes disposés à l’entendre selon une atténuation de sa valeur. Car il ne saurait y avoir de liberté tronquée qu’en raison même de la perte de son essence. Souvent il nous plaît de rêver à elle, d’en tracer les subtils contours sur la toile de nos nuits. Elle est alors telle une fiancée, une promise qui nous destinerait toutes ses faveurs et, de simplement la connaître, nous vivrions nos plus belles heures. Le luxueux, le rare sont toujours ces formes mouvantes, ces sortes de linéaments se fondant dans le bleu du ciel que nos mains ne peuvent étreindre. La liberté est de cette nature, fière, sauvage, parfois si indomptable que nous renoncerions à l’appeler, craignant, à tout instant, que sa fuite ne soit sa seule réponse à notre turbulent désir. Alors, désemparés, nous sommes près de penser qu’elle n’est qu’une invention, une buée s’élevant de notre imaginaire et nous continuons à vaquer à nos tâches, tête basse et la nuque raidie d’angoisse.

   Liberté au plus haut de son ciel. Libre de soi, c’est une tautologie mais bien des tautologies posent les premières pierres d’une vérité. Liberté, nous la voulons idéelle, sans lien avec une cause terrestre, sans attache matérielle qui en entraverait la course. Devrions-nous lui affecter un référent symbolique, ce serait sans doute celui d’une LICORNE, cette créature légendaire libre d’avoir corps de cheval, barbiche de bouc, sabots fendus, corne spiralée au milieu du front et, surtout, libre de posséder une étonnante et singulière beauté. Libre comme une légende qui n’a rien à faire du principe de raison ni du questionnement des curieux et des apothicaires. Car apparaît comme libre ce qui s’investit de fantaisie et ne rend compte à personne de ses propres choix. Licorne libre d’être telle qu’elle est tout comme la rose d’Angelus Silesisus est « sans pourquoi », autrement dit belle parce qu’elle est belle. Toute justification au-delà ne serait que pur bavardage.

   Mais si la Licorne, d’essence essentiellement spirituelle, peut flotter dans nos têtes sans autre forme de procès, il n’en saurait aller de même pour nous, « frères humains » qui devons arrimer à la pesanteur de la terre nos actes les plus simples jusqu’aux plus compliqués. C'est-à-dire leur donner des assises concrètes. Aussi bien continuer à deviser de la liberté ne pourra avoir lieu qu’à l’aune des expériences existentielles qui constituent notre propre alphabet. Donc nous allons l’habiller des vêtures de l’humain et continuer à nous interroger à son sujet. C’est essentiellement dans les activités de nos semblables que se donne à voir la relation plus ou moins grande avec cette licence ontologique dont ils pensent user alors que parfois ils n’en sont que les usufruitiers par défaut ou les jouisseurs occasionnels. Ne s’abreuvent à la source des plus grandes latitudes que de rares élus.

   En prélude aux quelques remarques qui vont suivre, posons comme la dimension la plus exacte, l’assertion suivante : ‘Le maître qui se sent esclave est moins libre que l’esclave qui se sent maître ‘ et affectons-lui, provisoirement, la signification suivante : Être libre est s’éprouver libre, accentuant le « s’éprouver » qui fait de la liberté le lieu d’une perception-sensation, autrement dit la pose, cette liberté, comme perçue par cette irremplaçable subjectivité douée de jugement dont le foyer irradie toute chose venant à nous. La liberté est celle que je fais mienne, laquelle m’inonde de sa puissance au seul motif que je la reconnais comme l’une de mes plus singulières propriétés, que je la situe au fondement de mon être. Ici se fait jour, bien évidemment, la notion de libre-arbitre et l’action de la volonté qui en sous-tend l’armature.

 

    Quelques situations où quelque chose comme une liberté peut éclore.

 

   * Des enfants, autrefois, dans une cour d’école. Il est midi et l’heure de la cantine a sonné. Assis sur des bancs de bois, des écoliers s’apprêtent à prendre leur collation. L’un d’entre eux a oublié d’emporter son repas. Il regarde les autres avec quelque gêne et un peu d’envie. Un garçon, nommé Pierre, sentant le désarroi de son camarade, partage son en-cas et en offre la moitié au petit étourdi dont le dénuement cesse enfin à la seule grâce de ce geste.    

 

   Pierre est libre selon le Bien.

 

   * Un laboureur dans ses champs en automne. Il trace ses sillons bien droits. Les mottes luisent au revers du soc. A chaque extrémité il s’arrête, boit l’eau exacte et pure de la source. Il flatte de la main l’échine de ses bêtes. Il leur donne le contenu d’un seau afin de les désaltérer. Il fait corps avec sa terre, il halète au rythme de ses entailles dans le sol gras, lourd, qui le nourrit. Il remercie. Offrande du jour dont l’homme puisera sa quantité de suffisant bonheur.

  

   Le Laboureur est libre selon le Vrai.

 

   * Un luthier dans le clair-obscur de son atelier. Son instrument est terminé. Il en lustre le bois à la chaude teinte d’épicéa, il en caresse la volute amoureusement, en effleure le chevalet. Il serre doucement les chevilles, met les cordes en tension, en éprouve, du gras du pouce, la sonorité. Il saisit l’archet. Les premières notes, les premiers vibratos pareils à la voix de l’aimée. Puis le  tout début du concerto des « Quatre saisons » de Vivaldi. La musique est pleine, entière qui se répand dans l’atelier. Luthier, instrument, une seule et même harmonie dans le jour qui commence.

 

   Le Luthier est libre selon le Beau.

 

      C’est le sentiment interne de leur liberté qui infuse et se répand en eux à la manière d’une chose distante de tout calcul, de toute mesure, ceci qui en atténuerait la valeur. Geste pour le geste, pourrait-on dire.

Le geste du don pour Pierre.

Le geste de l’exact pour le Laboureur.

Le geste du beau pour le Luthier.

 

   Ces gestes, et uniquement eux sont configurateurs de cette liberté qui les accomplit en tant qu’appelés par l’essence humaine. A témoigner. D’eux d’abord. De ce qui grandit l’homme ensuite. Beau, Bien, Vrai, ces transcendantaux ne peuvent s’exclure d’un acte de liberté. Bien au contraire ils sont les conditions de sa possibilité. Ils en fondent l’exécution et le rayonnement. La liberté est liberté pour soi. Liberté est gratuité. Libre est celui qui se reconnaît en tant que tel et s’octroie cet état tout le temps que dure l’épreuve qu’il en fait, dont il ne pourrait sortir que par la contrainte ou la puissance d’une volonté extérieure qui proférerait les ordres de son aliénation. Ces existants qui demeurent dans le sillon de leur propre nature sans en altérer le juste tracé  sont hors de danger car ils s’assurent de la seule forme qu’il leur soit demandé de tenir : celle de la flèche qui vise sa cible et, jamais, ne s’en détourne. Tous nous sommes assoiffés de cette source fondatrice mais ne savons pas toujours quel chemin emprunter pour en trouver la limpide donation. Assurément nous voulons boire et étancher notre soif. Pas de plus grand danger que d’être privés d’eau. Pas de plus grand danger !

  

 

 

 

 

 

 

 

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11 septembre 2020 5 11 /09 /septembre /2020 16:20

      C’est pareil à un rituel. Tous les matins, avant de me disposer à écrire les articles pour mon Journal, je vais faire une promenade sur l’Île Saint-Louis. Cette île est si belle, enclave où règne la paix au milieu des complexités de la grande ville. J’ai besoin de ceci, arpenter les rues, humer l’air, sentir glisser sur ma peau les premiers effluves du temps, rencontrer quelque connaissance, sentir la vie des pierres, connaître le rythme de l’eau, passer sous les ramures des grands arbres qui frissonnent dans le jour qui point. Mon trajet est toujours le même, une manière d’amer auquel confier mon existence, une familiarité avec le pavé, le trottoir de ciment, la fissure dans le bitume, le tapis de feuilles dans le caniveau. Je quitte le Quai aux Fleurs, traverse la Seine sur le Pont de l’Archevêché, puis le Quai et le Pont de la Tournelle, le tour de l’île par le Quai de Béthune et le Quai d’Anjou. Je crois que je ne pourrais modifier mon parcours qu’avec un sentiment de perte, sans doute d’étrangeté. Suivre une voie identique, chaque jour qui vient, c’est ancrer en soi, au plus profond, une familiarité avec le lieu, lui accorder la place qui lui revient, déplier les volutes de l’affinité, dire le banc tel un ami, le parapet comme un garde-fou qui protège de la dispersion. Alors on s’assemble au sein de soi, alors on connaît la valeur insigne de l’intimité, de la rencontre singulière. C’est tout de même étonnant : cet arbre au tronc vert-de-gris est pour vous, cette porte cochère vous appartient, cette sculpture sur la façade d’un hôtel particulier vous regarde et ne regarde que vous. Possession du monde qui, à son tour, vous possède.

 

    Matin d’Octobre

 

   Le temps est lumineux. Le ciel d’opale. Les oiseaux parlent dans les arbres. Quelques passants pressés disparaissent au coin des rues. Des pigeons traversent l’air, le raient de bleu et de gris. On entend leurs roucoulements se perdre dans le labyrinthe de la cité, mourir quelque part parmi l’étrange conciliabule des Existants. Je me suis vêtu de chaud. L’air est frais qui fait ses remous de feuilles mortes. Le ruban de la Seine, comme à l’accoutumée, est plombé, pareil aux toits de zinc qui se perdent dans le lac immense du ciel. C’est un réel bonheur que de marcher dans cette relative solitude, de se savoir si peu différent des choses. On avance dans la confiance et c’est une douce comptine pour enfants qui vient habiter le corps, faire son onde souple sur le tissu de la peau. Je m’engage dans la Rue des Deux-Ponts. Les falaises crayeuses des immeubles luisent doucement, comme si elles étaient encore prises de sommeil. Puis la Rue Saint-Louis-en-l’Île. J’entre dans une boulangerie, achète deux croissants pour mon petit-déjeuner. Il n’est pas rare que je la prenne, cette première collation, sur mon balcon, rêvant aux voyages au long cours des péniches qui descendent vers l’aval du fleuve. Parfois un enfant me fait un signe de la main auquel je réponds, ainsi je l’accompagne symboliquement vers ce pays de nulle part qui l’attend, loin là-bas, du côté de la Manche où volent les grands oiseaux blancs. Il me semble entendre leurs cris percer le dôme de brouillard. Alors je ne suis plus ici et maintenant mais dans un ailleurs qui me libère et m’emplit de la joie simple du nomade.

   Par le Quai d’Anjou, je gagne le Square Barye. Les platanes immobiles dessinent une géométrie irrégulière, découpent des parcelles de ciel qu’on dirait liquides. Parfois de fins nuages s’y inscrivent, le voilent un moment, puis disparaissent. Parvenu à la poupe de l’Île, je m’assois sur un banc, déplie mon journal, commence à y lire mon article de la veille. Son titre ‘L’Art dans les marges’. Celui-ci fait signe en direction de toutes ces empreintes et traces infiniment modestes qui parsèment les murs des quartiers, les troncs des arbres, les sièges et les dossiers des bancs, les tuyaux de descente d’eau, les murs décroutés, enfin le simple, le modeste, l’inaperçu. Les graffs contemporains sont encore trop visibles, presque institutionnels malgré leur existence cryptée, leur statut de passagers clandestins. Ce que j’ai voulu montrer : un genre de sémiologie du quotidien, deux initiales dans un cœur, un dessin à la craie sur un trottoir, une affiche lacérée, un jet de couleur sur un tuyau, des lettres dessinant un message ésotérique, des traits au hasard incrustés dans la poussière, des inscriptions sur le bitume, des griffures sur une porte, des motifs gravés dans la pierre des immeubles. En un mot, tout ce qui fonctionne à bas bruit dans le tissu urbain, qui véhicule sans doute quelque message que, nous les piétons, avons à interpréter, à comprendre. En quelque sorte la manifestation d’un ‘langage pauvre’, comme l’on nommait autrefois ‘arte povera’, ‘l’art pauvre’, ces oeuvres réalisées à partir d’objets au rebut, de chiffons, de papier, de carton, de bouts de ciment ou de rognures de bois.

   Faisant une pause dans ma lecture, j’aperçois, un peu dissimulé derrière la touffe sombre d’un cyprès, une silhouette incertaine, celle, sans doute, d’un adolescent mal vêtu, cheveux en bataille, œil noir, air infiniment triste. Il me fait penser à Gavroche dans ‘Les Misérables’, cependant en moins affranchi, en moins narquois, un genre de portrait aux troublantes similitudes, mais à certains égards, inversé. Ce que Gavroche affirme d’indépendance, son côté goguenard, l’Inconnu l’ignore, lui qui passe inaperçu, se confond presque avec la végétation derrière laquelle il semble se réfugier. Je ne sais comment le nommer puisque je ne le connais pas.

   C’est la première fois que je le vois. Son nom provisoire pourrait bien être celui que je lui attribue spontanément : ‘L’Invisible’. Il paraît tellement discret dans le jour qui monte. A peine une fumée grise s’élevant d’un toit, se fondant dans la trame souple de l’air. Sa modestie, l’ignorance que l’on a de lui, sa possible perte à même son apparition, tout ceci me fait penser à l’indigence de ‘l’art des rues’ dont je parlais à l’instant. Qui est-il celui qui ne demande rien, ne profère rien, habite le silence, se confond dans le propre retrait de lui-même ? Qui est-il pour s’annuler ainsi ? Pour ne paraître sur la scène de l’exister qu’inaperçu dans le trou ténébreux du Souffleur ? Qui est-il ? Nous interroge-t-il au moins ? Ne feignons-nous de ne nullement le voir ? A-t-il au moins plus d’importance que le graffiti sur le mobilier urbain, le pointillé sur la peau grise de l’arbre, la lézarde qui court au centre de la plaine de ciment, le curieux idéogramme gravé dans le dossier du banc ? Laisse-t-il une traînée dans la conscience, essaime-t-il derrière lui un sillage suffisant afin que nous le reconnaissions ? Fait-il plus de bruit que la fourmi poussant sa brindille sur son tumulus végétal ? Est-il réel au moins ? Ne l’avons-nous halluciné afin de poursuivre notre chemin en toute tranquillité, le regard droit, la tête haute, pareille à celle des ‘hommes de bonne volonté’ ?

   Si nous posons tant de questions, c’est bien parce que ‘L’Invisible’ nous inquiète, que sa vie soudain révélée pourrait atteindre la nôtre en son cœur, en modifier le cours, peut-être l’infléchir dans une direction dont nous ne supputions nullement qu’elle pût exister. Nous voulons partager le bonheur, la gaieté, reconnaître à la beauté sa part de juste venue. Nous ne voulons faire du malheur de l’autre ce boulet que nous traînerions derrière nous à la manière d’une infinie et injuste malédiction. Ceci n’est nullement répréhensible en termes de morale. Il n’est pas critiquable d’être heureux, de posséder des biens justement acquis, de préférer le confort au dénuement. La seule exigence éthique est de savoir regarder l’autre comme son égal, lui adresser un sourire, peut-être lui faire l’aumône si l’on porte sur soi une pièce ou un aliment pour calmer sa faim.

   ‘L’Invisible’ ne demandera jamais qu’il soit accueilli chez vous, qu’il partage votre ordinaire, qu’il s’immisce dans votre existence pour n’en point ressortir. Tout ceci est affaire de conscience, de lucidité. Il n’y a sans doute pas plus lucides que le laissé-pour-compte, l’étranger, l’immigré, l’exilé politique. C’est en eux la braise de la douleur qui les brûle et les maintient dans un état qu’ils vivent à la manière d’un destin certainement cruel, mais d’un destin contre lequel, par essence, rien ne saurait inverser le cours. Sauf au motif d’une dette à accomplir envers notre prochain. Toujours l’on peut traverser la bogue infrangible de son égoïsme. Toujours l’on peut se déporter de soi, se mettre à la place de l’autre et le considérer comme un homme debout qui, lui aussi, a son amour-propre, sa fierté, ses idées de conquête, son sens des valeurs humaines, sa juste perception des droits et des devoirs. Ce que nous devons à tous ceux qui nous font face, le respect, la reconnaissance, la perception du miroir de l’altérité dans lequel se reflète notre propre image comme celle de tous les humanistes qu’anime le bel esprit rationnel des Lumières. Notre défi le plus urgent : sortir des ténèbres, allumer dans nos yeux la flamme de la Beauté qui n’est autre que celle du Bien, du Vrai. Il n’y a guère d’exactitude que celle-ci.

   Le Jeune Garçon a fait quelques pas. Il est passé devant moi sans me regarder. Peut-être avait-il honte de son état ? Peut-être ne voulait-il s’abaisser à quémander ? Peut-être avait-il peur de mon jugement, de mon regard qui luirait, peut-être, telle la lame d’une dague ? Tant de comportements humains sont méprisants, empreints de condescendance ! Je me suis levé sans faire de bruit. Je ne voulais l’effrayer, lui causer le moindre souci. Je ne voulais saisir dans son regard la lueur d’une peur ou bien d’une soumission ou même d’un remerciement. Me remercier de quoi ? Me remercier de l’avoir vu et donc reconnu, tout au plus. Doit-on remercier d’exister, d’aimer, d’avoir le cœur exact, ou bien au contraire d’être un lâche, de toujours fuir ce qui trouble et inquiète ? Non, vivre est déjà remercier, il n’y a nul autre geste à faire.

   Juste à côté de lui, sur le parapet auquel il s’appuie, j’ai déposé la poche qui contient les deux croissants. Tout près de lui, j’ai perçu ses pauvres vêtures, j’ai ressenti sa détresse. Qu’est-on dans un froid matin d’octobre, là contre le parapet qui regarde s’écouler les eaux poisseuses de la Seine, qu’est-on sauf une immense solitude que rien, jamais, ne pourra combler ? Qu’est-on sinon une identité non encore parvenue à son être, une ombre qui passe, un frimas qui s’agite et se poudre de blanc afin de se mieux confondre avec le Rien ? Qu’est-on lorsque les yeux des autres se détournent de vous, que les gens vous fuient, qu’est-on sinon une feuille emportée par le vent que le fleuve conduira vers le large estuaire où l’inconnu rejoint l’inconnu ?

   Qu’est-on lorsque l’on n’est personne ? Que fait-on à cette heure qui n’en est pas une, ici, en ce lieu qui pourrait être sans nom, ne pas figurer sur une carte, un plan, qu’est-on sinon un désespoir flottant à tous vents, un genre de drapeau de prières muet qui distille ses vœux dans l’air glacial et sait que, jamais, ses espoirs ne seront exaucés ? Qu’est-on lorsqu’on n’est pas, que personne ne vous attend dans une pièce douillette, que nul repas ne vous sera servi, que nulle chambre ne vous offrira son abri ? L’hôtel qu’on attribue aux sans-abris est une entité froide, administrative ; la chambre dans le Refuge Social est le lieu où l’on vous dépouille, non de votre misère, celle-ci on vous la laisse, mais de votre dignité, de votre honneur. Vous n’êtes qu’un chiffre parmi la vaste marée humaine des Sans-Noms, des Sans-Grades, des Sans-Mesure. Oui, à la Rue, vous êtes Sans-Mesure, c'est-à-dire que vous ne serez jamais jugé à l’aune de vos qualités, de vos biens, de votre savoir. Toutes ces possessions sont pour les nantis dans leurs luxueux hôtels, pour les Riches dans leurs maisons aux boiseries d’acajou. En réalité vous ne demanderiez pas grand-chose : la pression amicale d’un regard, un geste de complicité, un bol avec une soupe gagnée par le travail, une halte où vous reposer, un foyer où vous réchauffer.

   Vos demandes sont bien modestes, comme est modeste l’Amoureux qui grave sur les troncs, à l’abri des regards, l’amour qu’il dédie à son Aimée. Peut-être même l’Aimée n’en sait-elle rien ?  Mais l’Amoureux le sait et cela lui brûle le cœur et cela fait dans son âme ce subtil gonflement, cette montgolfière qui l’emporte loin, oui, loin, au-delà des frontières mêmes du corps, là où scintillent les sentiments pareils à une rosée matinale. Oui, toi l’Invisible, ce que tu souhaiterais, comme l’on attend de découvrir une gemme précieuse, cette rosée matinale, cette simple rosée qui brille des feux de la joie. Je sais, les intellectuels diraient que tu es riche, précisément, de ta pauvreté, que ton dénuement tresse à ton front les palmes d’une ineffable félicité. Oui, je sais, l’on peut dire tout cela et bien d’autres choses encore. Mais la réalité est dure, le principe qui l’anime sans pitié, sous les coups duquel tombe son opposé le principe de plaisir. Disserter sur le bol de soupe que l’on n’a pas est sans doute une épreuve, mais n’avoir qu’un bol vide est une expérience autrement douloureuse.

   J’ai quitté le Square Barye sans me retourner. Je ne voulais nul remerciement. C’est bien moi qui aurais dû remercier. D’avoir un logis, un travail, une cheminée où faire brûler une bûche. Je ne me suis pas retourné car j’aurais eu honte pour moi et mes semblables de prendre acte de cette infinie tristesse et de n’y pouvoir rien faire. Les deux croissants ? L’allégorie du colibri qui, du bout de son bec, inlassablement, arrose la forêt qui brûle afin d’en circonvenir le danger. ‘A chacun sa part’. Mais comme cette part est modeste, mesquine, combien ce geste serait à la limite d’être gratuit tellement il ne m’en a rien coûté de donner la part de mon petit-déjeuner. Certes, rien pour moi, beaucoup pour lui ?

   Comment savoir l’éclat d’une friandise dans une vie dévastée par l’angoisse de l’heure qui vient ? Aussi bien j’aurais pu m’arrêter à l’autre extrémité de l’Île, sur la petite Place Louis Aragon, j’y passe parfois de longues heures à regarder tout et rien, la chute d’une feuille, une Belle qui déambule, mon balcon du Quai aux Fleurs, juste en face. J’aurais pu y pleurer sur la condition humaine, m’indigner sur l’inégalité, maugréer contre l’injustice, prier afin qu’un monde nouveau se dessine à l’horizon et donne aux hommes la part d’humanité qui leur manque. J’aurais pu.  

 

   Jour d’Octobre – Plus tard

 

   Je dîne sur mon balcon face à cette Place Louis Aragon qui est un peu mon coin de nature, j’oserais dire presque ‘privé’. Des Amoureux sont enlacés sur un banc. Le temps ne compte pas pour eux, ni les misères du monde puisqu’ils sont totalement possédés par leur amour, que plus rien ne compte que leurs regards reflétés l’un en l’autre. Une péniche descend la Seine avec son chargement de sable, de ciment et de briques. Le marinier est dans sa cabine. Un enfant qui peut bien être un adolescent est assis à califourchon tout en haut de l’étrave du bateau. Je vois nettement le vent qui fait voler ses cheveux. Il m’aperçoit, agite sa main. En signe d’amitié ? Par simple routine ? Pour attirer mon attention ? Par pure provocation ? Comment savoir ? Les motifs des actions humaines sont si variés, si cryptés, si complexes ! Un instant seulement j’ai cru reconnaître l’Invisible du Square Barye. Même tignasse semée de vent, même allure digne, même inquiètude que quelque chose de fâcheux ne vienne ternir le voyage. Oui, combien j’aurais été heureux que ma rêverie trouve ce jeune Exilé embauché comme marinier sur cette péniche, entouré d’une famille, servi à table pour son labeur, dormant dans une couchette tout contre la chanson d’écume des vagues du fleuve. Oui, combien j’aurais aimé. Mais je dois sortir de mes flottements de songe-creux, saisir le réel à bras-le-corps. Que puis-je faire d’autre qu’écrire, témoigner, agiter les consciences, offrir deux croissants puis suivre ma vie telle qu’elle a été tracée ? Que puis-je faire qui ne soit une rêverie de saltimbanque, un tour de passe-passe de magicien aux mains vides ? Aurais-je simplement l’envie d’écrire ‘L’enfant des marges’, de dire mon espoir qu’un jour se lèvera qui ne verra plus d’Insisibles Figures, mais des Présences emplies de lumière ? Oui, de LUMIÈRE !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

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9 septembre 2020 3 09 /09 /septembre /2020 14:16

 

   Axel Ménésian n’avait vraiment pas de chance. Sa première Compagne l’avait quitté après dix ans de vie commune, la seconde après cinq ans, la dernière avait laissé, comme souvenir, son écharpe de soi nouée au dossier d’une chaise après un séjour d’environ une année. A cette vitesse, Ménésian estimait que chaque trimestre verrait un ballet de Jeunes Femmes plus ou moins pressées de quitter l’appartement de la Rue Visconti qu’il habitait depuis déjà de nombreuses années. Le départ de Sabine lui avait causé quelque désagrément, celui de Chantal de l’inquiétude, celui enfin de Joan l’avait précipité dans une dépression dont il avait du mal à ressortir. Si, avec ses premières conquêtes, il y avait eu quelques aimables confluences, avec Joan, c’étaient des ‘affinités électives’ qui s’étaient manifestées dont il ne parvenait nullement à comprendre que, du jour au lendemain, elles se fussent écroulées tel un château de sable. Il en déduisait, en toute logique, soit que la gent féminine était instable, soit que lui, Axel, ne savait nullement lui apporter ce qui lui manquait. Il lui fallait méditer longuement, mettre sur le compte de ses compagnes successives la part de décision immotivée, et, du sien, la part, peut-être, de déficit d’empressement, sinon d’égoïsme foncier. Il pensait que la condition humaine était bien complexe, difficile à cerner, et il se promettait, quant à sa prochaine liaison, de mettre toutes les chances de son côté, c'est-à-dire de devenir un peu plus objectif, un peu plus attentionné.

  

   Septembre 2000 - Après-midi

 

   Ménésian a pris quinze jours de congés afin de créer une césure dans son emploi du temps, de se ressourcer, de consacrer un peu plus de place à la psychanalyse qu’il suit depuis plus d’une année, suite au départ de Joan. Parfois, au lieu de ‘départ’, il préfère utiliser le terme de ‘trahison’, la désignant en ceci comme la seule coupable. Cependant, en son for intérieur, Axel sait bien que son attitude a rarement été exemplaire, que si Joan est partie, c’est sans doute qu’il y avait des motifs sérieux, et non simplement un coup de tête. Entreprendre une psychanalyse, c’est, tout à la fois, tâcher de comprendre tout ceci, c’est aussi amender son comportement, c’est repartir dans l’existence sur une nouvelle voie. Le temps est au beau fixe aujourd’hui. Une journée lumineuse de fin d’été. Les tenues sont encore estivales, tout comme les attitudes des gens, détendues, ivres d’un dernier soleil avant que l’hiver ne vienne effacer tout dans un manteau de pluie et de brumes.

   Ménésian remonte la Rue Bonaparte, musarde devant les vitrines des libraires, flâne longuement dans les allées ombragées du Jardin du Luxembourg, gagne Port-Royal puis la Rue de la Santé pour franchir l’entrée de l’Hôpital Sainte-Anne, Rue Cabanis. Il a rendez-vous avec le Professeur Claire Dutilleux, psychiatre-psychanalyste. Etrangement, cette Psy lui rappelle Joan. Mêmes cheveux courts, même galbe élancé, même élégance dans l’attitude, même voix chaude un brin voilée. Il pense au fameux phénomène du ‘transfert’ qui demande au moins quelques mois. Pour lui, une seule séance a suffi, ‘l’objet Psy’ a été investi de tous les sentiments positifs qui se puissent imaginer. Il est même fort possible que Ménésian, bien qu’il ne se l’avoue point, soit tombé amoureux de sa Thérapeute. Pour le moment, il s’agit sans doute d’un état de latence mais Axel sait en tout état de cause, qu’il sera nécessairement de courte durée. Le ‘coup de foudre’ est l’un de ses modes de fonctionnement favoris.

   « Aujourd’hui, Axel, nous allons faire le point sur votre cure. De toute manière il faut que je vous donne quelques précisions sur votre état de santé, sur les séquelles toujours possibles, sur le mode de vie qui sera le vôtre si vous voulez apercevoir le bout du tunnel. Comment vous sentez-vous ? »

   « Fort bien. Je crois que la cure commence à produire son effet. Je parviens à prendre plus de recul par rapport aux choses. J’essaie d’anticiper les événements, ce qui, jusqu’ici, ne m’était guère arrivé. Un seul problème m’inquiète : la mémoire. J’ai l’impression que tout s’efface plutôt que de persister. C’est une sensation bizarre. Tout comme ces encres sympathiques, invisibles à l’œil nu, qu’il faut réactiver à l’aide d’un révélateur chimique. J’ai l’impression de posséder l’encre, nullement le révélateur. Rien ne s’imprime. Tout disparaît à même l’événement. »

   « N’ayez crainte, Axel, ce phénomène sera transitoire et vous recouvrerez l’ensemble de vos facultés une fois la cure terminée. Suite à votre trauma psychique vous êtes affecté d’une amnésie rétrograde, tout ce qui s’est manifesté depuis votre séparation d’avec votre Compagne, se dissout à la manière d’un morceau de craie trempé dans un bain d’acide. Mais ceci s’estompera avec le temps et vous retrouverez l’entièreté de vos facultés mentales, c’est affaire de patience. Persévérez dans votre désir de dépasser votre problème. N’oubliez jamais ce que je vous ai dit plusieurs fois en analyse, le patient est toujours son plus grand ennemi. Si vous voulez bien, nous nous revoyons dans une petite semaine. A bientôt Axel. »

 

   Fin d’après-midi, début de soirée

 

   Ménésian a décidé de faire un détour par la Place Denfert-Rochereau, puis regagnera la Rue Visconti par le Boulevard Raspail. Il marche à petits pas, histoire de faire durer le plaisir. Il repense au Professeur Dutilleux. Il la voit nettement placée derrière lui lors des séances d’analyse. Il entend sa respiration souple, il observe le gonflement de sa poitrine qui se reflète sur la lampe en cuivre de son bureau : deux magnifiques globes, deux Jupiter dans le ciel lumineux d’été. Il voit le croisement de ses longues jambes gainées de soie, le golfe de ses hanches, la plaine douce de son ventre. Tout ceci il le voit d’une manière distincte, quasi-magique. Il n’y a qu’une chose qu’il ne ‘voit’ pas, les paroles qu’elle a proférées qui évoquaient sa santé, ses probables séquelles. Tout a été gommé soudain, une vitre embuée sur laquelle passe un chiffon tueur de signes. En réalité Ménésian ne peut se souvenir de son amnésie puisqu’il est amnésique. C’est un peu une double peine, un genre de parole jetée en écho qui ne trouverait de paroi pour la réverbérer. Tout ce qui s’approche, se présente, insiste dans son être est irrémédiablement jeté au plus profond de vastes et sombres oubliettes. Ménésian est à nouveau dans la Rue Cabanis, puis dans le Passage Dareau, puis Rue de la Tombe-Issoire. Mais aucune rue ne subsiste dont il pourrait se souvenir du nom. Et, au titre de cette fuite à jamais des noms, il déambule et déambule à nouveau, parcourant derechef ces rues, comme si elles étaient inconnues, qu’elles conduisaient en direction de territoires encore indéchiffrés. C’est tout de même curieux cette perte de soi à même le labyrinthe des rues. C’est Thésée mais sans le fil d’Ariane. C’est Thésée prisonnier pour toujours dans une manière de face à face éternel dont nul ne peut connaître l’épreuve qu’au risque de sa propre folie.

   Maintenant, après un périple toujours recommencé, Axel avance dans la nuit profonde. Seuls les réverbères et les étoiles piquées au ciel sont les témoins de sa progression. Curieusement, il avance à petits pas, à la façon des Mimes qui moulinent leur marche sur place, un pied venant buter sur l’autre pied. Il se satisfait de cette marche qui lui donne l’impression de fouler des lieues et des lieues en un temps limité. Sans bien s’en rendre compte, il est arrivé Place Denfert-Rochereau. Le Lion de Belfort dort dans ses plaques de cuivre repoussé. Quelques personnes en rang d’oignon qui semblent attendre on ne sait quoi dans cet étrange clair-obscur. Ménésian s’infiltre parmi eux. Le groupe franchit une porte métallique. Des piliers décorés de motifs géométriques blancs sur fond noir. Sur le linteau, au-dessus des têtes, un avertissement qui fait froid dans le dos : « Arrête ! C'est ici l'empire de la mort. ». Tout le monde frissonne y compris Axel, mais les frissons désertent vite le Visiteur au motif que lorsqu’on est amnésique, rien ne demeure qui pourrait encombrer la mémoire. Cette dernière est une pierre lisse, un silex poli sur lequel rien ne s’arrête longtemps, un éclat, puis une faible lueur, une étincelle, puis la nuit, la longue nuit aux rives infinies.

   Axel joue des coudes, se fraie un passage parmi la meute des curieux. Bientôt il est dans une petite pièce sombre qu’éclaire la blancheur de talc d’une lampe acétylène. Il saisit la lampe et commence son exploration. Devant lui, à quelques pas, une échelle métallique s’enfonce dans un puits profond. Il en descend lentement les degrés. Des gouttes d’eau suintent sur les parois, tombent plus bas avec un bruit d’étrange clapotis. Ménésian est heureux, indiscutablement. C’est un peu comme s’il franchissait les portes de sa conscience, débouchait dans le royaume ténébreux de l’inconscient, pouvait y retrouver des figures connues, des événements anciens. Oui, il est sur le seuil de son psychisme abyssal. Oui, il voit des ombres. Oui, il voit des mouvements. Mais il ne reconnaît ni les êtres qui y figurent, ni les messages mystérieux qu’ils sont supposés lui adresser puisque l’amnésie fait barrage, sorte de porte obscure dressée par son inaptitude à fixer quoi que ce soit dans le massif déserté de sa tête. Cependant il n’en éprouve nul dépit, tout centré qu’il est sur les événements qui sont en train de se dérouler. Arrivé au fond du puits, il doit passer par une étroite chatière qu’il ne peut franchir qu’en rampant.

   Maintenant, c’est une longue galerie de pierres maçonnées qu’il longe. Les éclats de l’acétylène bondissent sur les parois, y allument de rapides spectres qui s’éteignent sitôt le Visiteur passé. De part et d’autre, d’étranges dessins, des motifs colorés, des formes surréalistes, hallucinées, que la demi-nuit amplifie au gré du flou qu’elle entretient. Dire que Ménésian est surpris serait un pur euphémisme. Bien plus que cela il est aux anges, lui l’amateur de peinture et de graphismes. Tout est si loin pour lui. Ses anciennes Compagnes sont des traînées de poudre qui se dissolvent dans le passé, Joan une simple étape dans un processus de métamorphose, Claire Dutilleux un génie brûlant derrière l’écran fuligineux de sa lampe.

   De lourdes marches taillées dans le roc conduisent à un genre de rotonde habitée par une large fresque. Il reconnaît tout de suite l’œuvre qui y a été imitée, sans doute par un artiste habile. Il s’agit de « L’Île des Morts » de Böcklin. Il y découvre clairement les motifs de la toile. Le ciel chargé de suie, les larges et hautes bâtisses que l’on confondrait volontiers avec des blocs de rochers, le peuple des cyprès noirs au milieu de la composition, le mur d’enceinte, l’Officiant blanc en prières, l’eau plombée qui court tout autour de l’île. Axel trouve que cette représentation s’accorde parfaitement avec ces lieux souterrains, avec son humeur aquatique, ses remous d’argile lourde, ses bancs de sable pareils à des photophores dans la longue obscurité du monde crypté, sans doute inaccessible au commun des Mortels. Un peu plus loin, logée dans l’encoignure des murs, une ‘Librairie’, c’est du moins ce qu’indiquent quelques lettres gravées à même la pierre, certaines à demi effacées. De beaux ouvrages dans des niches aménagées dans les parois de calcaire. ‘L’Aleph’ de Borgès ; ‘Aurélia’ de Nerval ; ‘Nouvelles histoires extraordinaires’ de Poe. Ménésian en feuillette quelques pages, lit certains passages. Bien entendu il se souvient les avoir déjà lus, c’était avant la séparation, et sa mémoire des faits d’alors reste vive, claire. Il aurait même pu en réciter des extraits à haute voix. Surgissaient en son esprit des pans entiers de l’histoire trouvant place dans ‘Manuscrit trouvé dans une bouteille’ :

   « Par quel miracle échappai-je à la mort, il m’est impossible de le dire. Étourdi par le choc de l’eau, je me trouvai pris, quand je revins à moi, entre l’étambot et le gouvernail. Ce fut à grand’peine que je me remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je fus d’abord frappé de l’idée que nous étions sur des brisants, tant était effrayant, au-delà de toute imagination, le tourbillon de cette mer énorme et écumante dans laquelle nous étions engouffrés. »

   « Le choc de l’eau », « regardant vertigineusement autour de moi », « nous étions engouffrés ». Finalement, tout dans cet extrait, faisait signe en direction d’une situation étrangement actuelle. Ménésian trouva que la mémoire à long terme avait de curieuses accointances avec les événements présents. Il prit le parti de s’en amuser. Certes, il était étonnant qu’une telle dysharmonie existât entre son ancienne et sa nouvelle mémoire. C’est Joan qui s’était immiscée entre les deux, y avait enfoncé un coin, les rendant si éloignées l’une de l’autre que plus aucune communication ne pouvait avoir lieu, seulement cette immense faille qui faisait d’Axel un genre de tronc d’arbre coupé en son milieu à la suite d’un foudroiement.

   L’Explorateur continuait à avancer avec une belle vigueur, cette dernière reposant en toute hypothèse sur une insatiable curiosité. Il vit successivement, après avoir escaladé de longs couloirs, avoir traversé des nappes d’eau claire, s’être infiltré dans de minuscules boyaux tapissés de calcite, il vit donc de grandes sculptures taillées à même le roc ; la reproduction à l’identique d’un château-fort avec ses merlons et ses créneaux, ses mâchicoulis, sa herse de fer dressée devant le pont-levis, son donjon où flottait la bannière vivement colorée de son hôte ; il vit un bassin d’eau verte et bleue qui s’enfonçait dans la profondeur d’une cavité insondable ; il vit de somptueuses galeries qui partaient en tous sens, comme il aurait pu voir le lacis infini, inextricable, des voies de chemin de fer aux abords d’une gare de triage ; il se vit même reflété par le miroir de l’onde surgissant d’une vasque circulaire. Son image, loin de l’accabler, le rasséréna. Il se retrouvait tel qu’en lui-même il avait toujours été. Un homme libre de lui, à l’imagination débordante.

   Il longea des coursives emplies d’ossuaires phosphorescents. Il put se distraire à observer des empilements de tibias, des monticules de tarses et de métatarses, des dentelles d’astragales, des pièces montées de crânes patinés par le temps, Cela faisait un étrange empire des Morts mais qui n’était nullement inquiétant. C’étaient, bien plutôt, de belles mises en scène, d’esthétiques installations, des expositions humaines que la vie avait délaissées mais non mutilées en les rendant hideuses. Il y avait une réelle harmonie à apercevoir tous ces amoncellements. Ils ressemblaient à des marbres, à des tuffeaux, à des blancs de Carrare, à des granits, des grès, enfin à toute matière qui se prêtait volontiers à obéir au ciseau de l’artisan ou de l’artiste.

  Un peu harassé par son long périple, la lumière de sa lampe commençant à vaciller, Axel se disposa à faire un somme. Il s’allongea sur une pierre ovale en forme d’œuf. Peut-être était-ce un signe de sa possible ‘re-naissance’ ? Il ne fut guère long à s’endormir. Bientôt il rêva à des chérubins qui le frôlaient de leurs ailes d’écume. Axel souriait aux anges comme un nourrisson heureux. Au plein de son sommeil il entendit une voix dont il reconnaissait les harmoniques chauds, veloutés. Il hésitait à y reconnaître l’empreinte de son ancienne Maîtresse, à moins qu’il ne s’agît de son actuelle Thérapeute, tant les ressemblances étaient frappantes.

   « Axel, réveillez-vous, vous avez assez dormi, il est temps maintenant de revenir à vous ! »

La voix était suave et portait l’empreinte d’une bienveillante attention. Ménésian battit lentement des paupières. Un jour blafard venait jusqu’à lui qui l’éblouissait. Il aperçut, dans le demi-jour de sa conscience, sur un linteau, une formule dont il se souvenait avec une étonnante précision : « Arrête ! C'est ici l'empire de la mort. » Il cligna des yeux, devina dans un halo de clarté, une tête qui lui était familière et s’écria :

   "Mais, ou suis-je ? Et comment suis-je arrivé là ? "

   « Mais, cher Axel, vous êtes dans les Catacombes ou plutôt en train d’en sortir. Mais, tout d’abord me reconnaissez-vous et pouvez-vous au moins mettre un nom sur mon visage ? »

   « Bien sûr, je vous reconnais, vous êtes Claire Dutilleux, ma Thérapeute », s’écria Ménésian avec un réel enthousiasme.

   « Axel, j’ai deux bonnes nouvelles pour vous. La première : votre cure prend fin, vous avez retrouvé la mémoire, vous êtes tiré d’affaire ! »

   Un peu de temps passa qu’Axel prit pour une éternité.

   « Et la seconde bonne nouvelle ? », articula-t-il, avec un brin d’émotion dans la voix.

   « Si vous l’acceptez, Axel, je veux bien être votre nouvelle Compagne.»

 

   Sur la Place Denfert-Rochereau le Lion de Belfort rugissait d’aise, les oiseaux batifolaient dans le Jardin du Luxembourg, le bitume brillait dans la Rue Visconti. Un nouveau jour commençait. Rien, désormais, ne serait plus comme avant ! Rien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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