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7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 21:26
Lichtung

"Lichtung", lavis, Pontivy 2009

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

                                                                                             Le 10 Mars 2018

 

 

 

                            Ma Lumineuse.

 

 

   Que je te dise, aujourd’hui est le premier jour après ces rigueurs hivernales où la lumière me visite avec une belle et nouvelle ardeur. Lorsque, ce matin, j’ai poussé mes volets, j’en sentais déjà le flux vibrant tout contre les vitres. C’est un luxe à nul autre pareil que de sortir de l’ombre, de sentir la nature partout présente, disponible, vouée à toutes les floraisons possibles. Eh bien je crois même que les pierres qui parsèment le Causse de leurs éclats blancs se dilataient de l’intérieur. Il me semblait entendre leurs craquements, leurs subites élongations et ceci était d’autant plus réjouissant qu’il semblait n’y avoir nulle limite à leur sortie dans le monde. Oui, elles consentaient à franchir leur propre paroi, à ouvrir leur être, à se mêler à l’arbre, au ruisseau, au vent qui essaime ses écailles  dans ce pays du peu, du rien, souvent de l’inapparent, sauf aux yeux des indigènes qui en connaissent la courbure, parfois les sautes d’humeur lorsque l’orage s’annonce et que le ciel vire au gris. C’est dans ce pli singulier du temps météorologique que trouvent place les photographies les plus esthétiques, les dessins au graphite les plus exacts, les natures mortes à l’encre avec leurs sublimes hachures, leur quadrillages, leurs taches. Vois-tu c’est cette ouverture de l’espace à la manifestation artistique qui constitue l’un des phénomènes les plus émouvants de la rencontre de l’homme avec ceci qui l’accueille afin que, des choses, une parole soit dite. Connais-tu, toi aussi, ce genre de frémissement devant la pullulation des signes ? Car, oui, tout est signe et singulièrement les traces de la lumière au milieu des grains d’argent, les traits du crayon, les arborescences de l’encre qui viennent à nous afin que nous en saisissions la fragile réalité.

   L’arrivée du jour ce matin : une flaque claire dans la nuit, un grésillement presque inaperçu, une vibration à l’orée du bois de chênes-rouvres. C’était comme si, du sein de l’ombreux mystère, un cercle de présence s’était levé qui élargissait son onde, écartait les balais des ajoncs, poussait les épines des genévriers, ménageait sa place dans le concert à peine affirmé du tableau. Sans doute auras-tu pensé à cet espace privilégié de la clairière qui déploie son être au sein de la confusion. Et combien tu auras raison. Tout espace qu’enclot une végétation, qu’enserre une barrière, que délimite un pli de terrain et voici que se donne à voir un lieu de tension des opposés. Tout ce qui contraint et cloître apparaît sous la figure d’une servitude. Tout ce qui tâche de s’en distraire revêt aussitôt le beau visage de la liberté. Constamment, existentiellement, nous vivons sous le régime de cette double contrainte. Où bien nous connaissons l’enfermement, ou bien nous transgressons les obstacles et débouchons dans le vif de l’heure comme si, depuis l’éternité, il nous attendait de manière à ce que nos yeux soient fécondés, ne demeurent infertiles.

   « Clairière », à n’en pas douter l’un des plus beaux mots de notre langue. Et combien l’usage métaphorique de ce terme prend une majestueuse ampleur sous la plume  de Jules Renard dans son Journal : « Penser, c'est chercher des clairières dans une forêt ». Magnifique proximité de notions confluentes, pour ne pas dire synonymes : « Clairière », « Pensée », « Être ». Si être est penser, comment penser sans l’éclaircie ? Ceci est une telle évidence. Sortir de l’ombre et tracer une voie. La sienne propre par laquelle seulement on devient homme afin de correspondre à son destin. Sans doute en es-tu consciente, Solveig, toi qui chemines, solaire - le secret de ton beau prénom -, certains mots portent en eux la marque d’une insigne beauté.

   Ainsi « Lichtung » - qu’on traduit habituellement par « clairière » -,  qui rayonne de lui-même, d’abord en raison de sa consonance germanique, ensuite à la force de ses deux syllabes claires, sans doute devrions-nous dire « cristallines », tellement une pureté s’en dégage, une légèreté y paraît. Mais quelle légèreté, sinon celle de l’être-même, des marcheurs que nous sommes qui, en forêt, ne cherchent jamais que l’espace ouvert de la clairière, le « lieu où se libère, où s'affranchit », nous précise Heidegger dans la Conférence « L'affaire de la pensée »,

« elle octroie la présence-même », précise le philosophe à propos, précisément, de la clairière. Une signification multiple s’y inscrit, celle de lumière, celle de légèreté, d’ouvert surtout dont on peut retrouver le pouvoir de fascination dans les pages de Rainer Maria Rilke. Ouverts en quête d’être sauf que la démarche rilkéenne est d’ordre subjectif, genre de forme « mythopoétique du narcissime moderne », selon les propos de Jean-François Mattéi, alors que pour Heidegger elle est plutôt d’ordre « objectif », l’être étant toujours déjà ouvert, ce qui suppose l’économie d’un passage du dedans à un hypothétique dehors. L’être est toujours auprès des choses, d’autrui, du monde. Mais nous n’épiloguerons nullement sur des notions, à proprement parler, « abyssales ».

   Nous nous en tiendrons à cette idée générale d’ouverture, d’éclaircie, de clairière, de lumière aussi qui en émane, qui s’y déploie, là où seulement il y a de l’être qui se laisse approcher. Non se rendre visible puisque seul l’étant supporte le phénomène en tant que se montrant au regard.  Le Dasein en l’homme se définit en tant que son ouverture aux choses comme telles. Et rien n’en sollicite plus la présence, du Dasein,  que l’œuvre d’art qui, instituant un monde,  fait séjourner dans l’Ouvert de l’étant. Le monde, en tant que clairière, s’ouvre, faisant « ek-sister » le Dasein, c'est-à-dire le tirant hors du néant, de l’obscur, d’une aporie constitutive même  de sa condition.

   Mais tu te seras aperçue combien la pensée circule sur une mince ligne de crête dès l’instant où la lisière même entre la forêt et la trouée devient ce fil ténu qui, à tout instant, menacerait de se rompre. Tout ce long et exigeant prologue pour amener une œuvre de Marcel Dupertuis dont le titre, précisément « Lichtung », contient en sa réserve tout ce qui vient d’être évoqué. Alors la question légitime à se poser maintenant : de quel type d’Ouvert s’agit-il ? Rilkéen, heideggérien ou bien sous la vision d’Henry Maldiney, tant cette notion d’obédience phénoménologique a fait florès. Il en est ainsi des mots dotés d’une certaine originarité - des mots de « naissance » en réalité -, que leur destin se décline nécessairement sous l’amplitude du « poly » : polyphonie, polyrithmie, polymorphie et la liste serait infinie des variations sur le mode du « multi », du « pluri », du « nombreux».

   Sans doute sera-t-il utile de s’orienter également vers une conception maldinienne de ce concept forcément vague. La nature même du mot « ouvrir », son empreinte étymologique dont je citerai trois occurrences suffiront à pointer son infinie polysémie : «faire que ce qui était fermé ne le soit plus» ; «déplacer ce qui empêche le libre passage» ; «donner accès à». Nul commentaire ne pourrait en préciser davantage l’évidente vastitude. A partir d’ici, il conviendra d’emprunter de larges citations d’un article de Jean-Pierre Charcosset, ancien élève de Maldiney, afin de décrypter une pensée majeure dans le domaine de l’art. Qui ne saurait être que le domaine de l’Ouvert.

   Oui, Solveig, certains sujets méritent que l’on s’y penche, puisque parlant de nous, nous ne parlons, de facto, que d’ouverture, d’art, cette dimension quintessenciée en laquelle l’homme-artiste trace la voie d’une possible rencontre : de l’être-homme, de l’être-œuvre. Tout confluant dans le même sens d’une compréhension du monde. Mon propos, immédiatement, fera de l’ouvert cette étendue infiniment plurivoque se déclinant sous quantité de facettes. Tout comme un quartz que la lumière traverse, se diffractant en des milliers de signes dont nous serions bien en peine de faire l’inventaire. Le problème avec de telles notions soumises au « grand écart » conceptuel, c’est de se perdre soi-même dans des corridors qui, plutôt que d’être éclairés, se vêtent d’ombre à mesure qu’on en parcourt les dédales. Ici se pose la question sans doute fondamentale de la manière dont on doit aborder de tels sujets sans courir le risque d’un éparpillement, d’une production d’hypothèses invérifiables.

   Doit-on parler de l’Ouvert selon Rilke, Heidegger, Maldiney, ou bien selon soi ? Peut-être s’agit-il d’en réaliser une synthèse, d’adopter une attitude syncrétique qui emprunte ici une image, là une idée, plus loin une visée esthétique ou bien la pente d’une « vision du monde » ? Lorsque nous émettons un avis, développons une théorie, nécessairement elle ne peut être que nôtre. Qu’elle soit réaménagement d’une conception ancienne, nouvelle mouture provenant d’anciens matériaux recyclés, ceci importe peu. L’essentiel : que ce dépliement de l’Ouvert s’inscrive telle une vérité qui nous est propre, suite d’une intuition authentique, manifestation de ceci même qui nous concerne au plus proche et épouse les contours de notre être. Le plus souvent, et en toute solitude, mes écrits se placent sous le sceau d’une « libre méditation », seule empreinte sous laquelle je puisse  apporter une ouverture qui me soit propre

   Commençons donc, Sol,  par quelques phrases de Matisse (citées par Jean-Pierre Charcosset), relatives à la peinture de Turner :

   « Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets, et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

   Mais, afin de ne demeurer dans l’abstrait, reportons-nous à une toile de Turner, « Tempête de neige en mer ». Comment y inscrire les mots de Matisse, sinon à se livrer à leur commentaire, à entreprendre une brève description phénoménologique ? Pour l’auteur de « La Joie de vivre », l’Ouvert est initialement désocclusion de l’ombre, surgissement dans la lumière. Comme un phénomène d’abord optique, resserrement de la pupille en sa myose, puis brusque éclatement en sa mydriase. Autrement dit Ouverture est d’abord « éblouissement ». Pas seulement physiologique, lié à la sensation mais, sans doute, révélation subite d’une surréalité qui viendrait à la rencontre de l’artiste, phénomène mystérieux, inexplicable, dont le pinceau aurait à connaître de façon à ce que cette lumière vienne frapper la toile, la doter de ce rayonnement sans lequel elle ne serait qu’une anecdote.

Lichtung

« Tempête de neige en mer »

Joseph Mallord William Turner

Source : Wikipédia

 

 

      C’est bien là, du centre de clarté diffusant son onde, que tout s’ordonne et prend sens. L’Ouvert est pareil à un œil qui se trouverait dans l’épaisseur du médium, spiritualisant l’œuvre, l’amenant au paraître alors que tout autour girent des nappes d’ombre aux allures menaçantes. Donc ce phénomène de surgissement est lié à une inquiétude première, à une néantisation toujours possible dont les ténèbres seraient investies depuis la nuit des temps. Immémoriale polémique de l’être et du non-être. La toile ne tient ses ressources que de l’Ouvert, y déploie sa mesure, y inscrit son espace et son temps. « L’incandescence » dont parle Matisse est sustentation de l’œuvre au-dessus de ce qui pourrait bien être sa négation, à savoir que nul regard humain n’en visite la parution. Car voir, fondamentalement, est ouvrir, amener à la présence, connaître ce qui fait face au travers de sa manifestation. Quant à la « joaillerie », Sol, une gemme ne peut briller que délivrée de son obscur filon de terre.

   Mais suivons le décryptage de l’auteur de l’article. Dans « l’ouverture », il aperçoit ce qu’autrefois Maldiney communiquait sous le terme générique de « naissance », qu’il éprouvait selon « les directions significatives de l’habiter », notamment dans le mouvement que suggère le verbe « é-clore » (sortir du clos, du fermé). C’est ce que la poésie de Rilke montrait sous les espèces de la floraison de la rose, dans le chant de l’oiseau comme sortie au plein jour d’une mélodie intérieure. Regardons un extrait du poème « Les Roses » avec la juste vision qui convient à leur ouverture et accentuons-y ce qui est à retenir :

 

« Été: être pour quelques jours

le contemporain des roses ;

respirer ce qui flotte autour

de leurs âmes écloses. »

 

« C’est toi qui prépares en toi

plus que toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,

c’est ta danse. »

 

   Le mouvement de l’éclosion est danse, mais quelle danse ? « L’ultime essence », « âmes écloses ». Comment pourrait-on mieux signifier l’essentiel en son indicible, l’être en sa pureté originaire ? Ce qui en atteste la présence, non une chose, un pétale, une corolle, mais une mobilité, un geste, l’orbe d’un déploiement. L’être est ceci qui accorde son ton à même son retrait. Jamais nous n’en pouvons saisir que le reflet, l’évanouissement, l’effacement dont tout étant n’est que le visible et préhensible écho.

   L’article, ensuite, cite un texte de Maldiney consacré à la peinture de Tal Coat : « Quand l’épaisseur de la forêt s’entrouvre comme une déchirure de l’espace, l’espace bien tissé de notre attente se déchire aussi en nous. C’est l’instant de la Réalité ».

   Merveilleuses notes du philosophe en charge de nous dire la singulière et inimitable rencontre d’une peinture (d’une œuvre au sens large), avec le Regardant. Sans doute, dans un premier mouvement de notre observation la figure de la toile ne nous fait signe que depuis l’énigme de son opacité. Toute relation est, d’emblée, chargée de cette non-manifestation, tout s’y tient en réserve, rien ne s’y décèle qu’une surface qui, aussi bien, pourrait réverbérer notre être, le renvoyer à « l’in-signifiant », autrement dit à quelque chose privé de langage. Métaphoriquement le sombre de la forêt qui ne livre de sa nature qu’un indéchiffrable hiéroglyphe. Il faudra l’éclair, la déchirure, un genre de foudroiement au terme desquels notre attente (notre angoisse de n’être point comblés), se dissoudra sous le frémissement de la clairière. Quelle clairière, est-on en droit de se demander ? Celle de « la Réalité ». La Majuscule à l’Initiale doit nous alerter. Nous ne sommes nullement en présence d’un simple fait contingent, lequel, en sa nature, aurait pu se produire ou non. Ici est la lumière d’une transcendance, la légèreté (les deux sens de l’ouverture sont présents), au terme desquelles confluent l’être-de-l’homme et l’être-de-l’œuvre. C’est là, au point de fusion que se situe l’évènement-ouvrant. Il n’y en a pas d’autre. L’homme s’ouvre par l’œuvre et ouvre l’œuvre à même sa destinée de Dasein. Être-le-là, c’est fondamentalement être ouvert. Hors ceci la réalité n’est plus humaine, seulement organisme vivant dénué de conscience.

   Alors, sais-tu, Solveig, pour terminer ce tour d’horizon philosophique, une fois encore, nous donnerons la parole à Henri Maldiney dans un de ses plus beaux textes, des plus significatifs sur l’entrecroisement de l’homme et de l’art, là où se donne l’Être sans doute dans une de ses plus hautes acceptions :

   «L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle. Elle nous ouvre l’Ouvert, qu’à connaître avec elle nous reconnaissons en nous. De l’Ouvert nous sommes passibles. (…) L’être-œuvre d’une œuvre d’art est une auto-genèse qui ouvre le où de son avoir-lieu. Elle ne s’énonce pas. Elle se montre. Sa signifiance est une avec son apparition. Son épiphanie ne va pas sans l’autophanie de celui en présence duquel elle « s’apparaît ». Surgissant en co-présence, cette œuvre et moi, tous deux uniques, nous nous rencontrons dans le où dont son moment apparitionnel est la révélation… »    (« Ouvrir le Rien »).

   Sans doute l’une des plus belles anthologies au sujet de l’œuvre qu’il nous ait été donné de lire. Tout part de l’œuvre, tout part de l’homme comme si une rencontre au sommet (Henri Maldiney était un alpiniste pratiquant) devait inévitablement avoir lieu. Concomitance des surrections. L’œuvre n’assure sa propre transcendance qu’à faire s’épanouir celle du Regardant. Hommes, nous avons à soutenir l’Ouvert, il en va de « notre salut ». Maldiney, ici, emploie à dessein ce lexique juridique de « passible », lequel semble résonner de consonances théologiques tellement le sens de « peine », de « châtiment » s’y dessine en filigrane. L’être de l’homme « riche en monde » ne saurait se dérober à cette haute tâche de l’Ouvert qu’à y perdre son âme. Il est le seul parmi la multitude qui en connaisse le prix. Ni l’animal, ni la plante ne déclosent leur être avec cette conscience aiguë en vue d’une fin à accomplir. Combien, aussi, ce concept « d’auto-genèse » appliqué à l’œuvre trouve de belles résonances. L’œuvre concourt à sa propre manifestation et c’est seulement en cela qu’elle peut rejoindre le projet d’ouverture de l’homme. Serait-elle inerte, dépourvue de faculté auto-réalisatrice et alors elle demeurerait en silence, au fond de sa terrestre matière sans pouvoir prétendre s’arrimer au ciel qui, seul, peut la délivrer de son originelle pesanteur.

   Superbe intuition dont la force  communique à la chose d’art son exceptionnelle valeur. « Son moment apparitionnel » coïncide avec celui de l’homme toujours déjà ouvert à ce zénith où deux épiphanies se reconnaissent en tant qu’entrée en présence de ce qui toujours se retient, ce ruissellement de l’être dont la « co-présence » témoigne à même cette fusion. L’ombre du matériau a soudain cédé sous la survenue de la clairière. Elle est devenue lumière légère, onde à peine visible mais qui rayonne depuis son intérieur. Un « où » s’est levé qui est cet espace sans lieu mais cependant ontologiquement révélé. Là où il y a art, il y a être. Sans doute ceci est ce qui se rend le plus visible dans le phénomène du face à face. Chaque épiphanie se dévoilant rend possible l’autre. Peut-être le Rien et nullement autre chose. Puisque l’Être est le Rien.

  « Une œuvre, dit Malevitch, doit sortir de rien. Elle ne procède d’aucun étant, même d’un néant étant, mais du rien qu’elle ouvre. Sa manifestation a lieu dans l’ouvert pour autant qu’elle s’ouvre en elle sous la forme du rien. »

   « Ouvrir le rien, l’art nu », tel est le titre de l’un des derniers ouvrages d’Henri Maldiney. « Ouvrir le rien », combien cette formule est ambiguë. Mais comment faire coïncider les mots du langage avec cette impalpable « réalité » de l’art. Toujours se pose le problème de l’adéquation du langage à l’objet auquel il s’applique. Il n’y a nul fac-similé possible qui ferait que l’ordonnancement des mots se superposerait avec exactitude à cette constante fuite de ce qui est à décrire, à penser. Alors, le plus souvent, nous nous saisissons d’un « rien », nous en faisons un sujet sur lequel dissiper notre angoisse. « La nature a horreur du vide » disait Aristote. A « nature » nous pourrions substituer « homme » sans que pour autant notre propos soit celui d’un sophiste. Une incontournable vérité. A voir avec quelle ardeur les plus grands artistes se sont précipités sur les œuvres à réaliser, nous pouvons comprendre combien ils meublaient de « rien » leur solitude existentielle. Œuvrer est méditer sur le rien puisque l’art ne saurait être un objet. Œuvrer : chercher l’éclaircie parmi les ombres. Y aurait-il une autre alternative à cette errance infinie ?

   Sol, tu te demanderas avec raison ce qu’est devenue l’œuvre de Marcel Dupertuis dans ce taillis qui s’est métamorphosé en forêt. Où la clairière ? Où la trouée par laquelle connaître ce simple et beau lavis autrement que parmi des layons qui nous égarent plutôt qu’ils ne conduiraient à la demeure ouverte du sens ? Certes. Le sens est toujours au bout du chemin. Ici peut commencer à s’annoncer avec quelque clarté un lieu signifiant.

 

Lichtung

   Cette œuvre, portons-là à nouveau au regard. Nous ne la verrons plus de la même manière pour la simple raison que toute une constellation de sens est venue en poser le soubassement. A nouveau il faut interroger, se questionner sur cette mystérieuse « Lichtung » dont nous avons fait le centre de notre vision. Une première approche consisterait à en réaliser une lecture formelle, à y deviner, par exemple, un cercle d’arbres en périphérie, lesquels cerneraient une clairière parcourue de sentiers. Une seconde approche y verrait des déclinaisons sur le mode plastique, la densité d’une encre que trouerait un aplat de jaune. Une troisième y inclurait des déterminations visuelles, une zone claire venant buter contre une zone foncée, le tout jouant à la façon de simples contrastes.

   Certes  aucun de ces points de vue ne serait faux, seulement inadéquat à rendre compte de l’œuvre en son essence même. Toutes ces démarches fondées sur la représentation d’une supposée réalité échouent à en saisir la nature. Tracer les traits d’une clairière, celle-ci en devînt-elle évidente, ne suffit pas à délivrer d’emblée sa Lichtung. Car la Lichtung n’est nullement une chose, mais un être. Alors comment faire paraître l’être puisque celui-ci ne saurait se montrer ? Ricocher par l’étant qui, seul peut en dévoiler la présence. La Lichtung ne relève pas d’une simple entreprise de monstration, elle ne peut trouver son fondement qu’à la lumière d’une ontologie. Ce qui veut dire qu’au travers d’un signifiant, ces traits, ces couleurs, ces formes, leurs rapports, leurs dimensions respectives, leur aspect en définitive, se lèvera, soudain, le signifié, l’être dont toutes ces nervures sont les différentes donations dans le monde des apparences, des prédicats concrets.

  

Lichtung

La Montagne Sainte-Victoire

Paul Cézanne

Kunsthaus de Zurich

Source : Wikipédia

 

 

    J’en conviens, Sol, il faut procéder par analogies afin que les choses s’éclairent mutuellement. Prenons le célèbre exemple de la « Montagne Sainte-Victoire » peinte par Cézanne, laquelle a donné  lieu à de savantes herméneutiques. Notre propos sera nécessairement plus modeste. Mais pourquoi donc le peintre a-t-il réalisé près de quatre-vingts œuvres de ce sujet ? Tu auras compris que la thèse psychologique obsessionnelle ne tient guère. L’art n’est jamais obsession mais « mise en œuvre de la vérité », selon la belle expression de Martin Heidegger. Or de lieu de vérité, il n’y a que celui de l’être. Tout le reste n’est qu’affabulation. La Lichtung, dont les déterminations essentielles se rapportent à « lumière, légèreté, ouverture », en quoi est-elle présente dans ce tableau de Cézanne ?

   Reprenons la formule d’Henri Maldiney, dont je reconnais qu’elle sonne à la façon d’une supposée énigme : « L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle ».  Cependant l’énigme n’est patente que pour celui aux yeux desquels une ouverture fait défaut. Ceci fait signe en direction du trait éminemment subjectif  qui nous place dans l’œuvre ou bien nous y soustrait. Sans doute est-il nécessaire d’une longue fréquentation  des œuvres de manière à ce que notre familiarité nous ouvre le plain-pied de son accès. Ici nulle intellection ne saurait remplacer l’expérience esthétique unique en son essence.

   « Se laisser saisir par l’œuvre », voici, sans doute, la formulation la plus exacte qui soit. On ne décide nullement de son rayonnement auprès de nous. Elle rayonne ou non. Il n’y a d’autre subterfuge qui y conduirait. Eprouver en son être la Montagne c’est dire ce qu’en nous elle trace, les sillons qu’elle ouvre, l’espace qu’elle introduit dans notre propre chair. Efflorescence à la manière dont l’anémone de mer déplie ses tentacules, la rose épanouit la corolle de ses pétales. Seul le langage métaphorique peut nous tirer de ce mauvais pas car il possède l’épaisseur et le rayonnement de l’image dont notre langage est dépourvu. L’image, en quelque sorte, emplit les interstices laissés vacants par les mots. Tout le monde a éprouvé, un jour où l’autre, la difficulté de rendre compte de la rencontre avec une belle toile, une sculpture, la richesse d’une fresque.

   Dire la Montagne. Les nuages sont hauts, levés dans le ciel. Le ciel glisse derrière les nuages, infinie vibration qui les soutient, les porte au devant d’eux. Où s’arrête le ciel, où commence la montagne ? Tout est si léger dans la confluence des choses, dans l’emmêlement des êtres. Et la lumière, où est-elle la lumière ? Elle naît des choses mêmes, elle est leur nuance, leur dire au plus près d’une naissance, la voix de la nature. Oui, tout naît de soi et y retourne dans la simplicité d’une harmonie. Les boqueteaux, les maisons, les taillis sont tissés d’une identique texture. Tout est à soi et à l’autre. Rien ne se distingue de rien et l’unité partout présente est comme l’intime ruissellement de ce qui est. Une réverbération, un écho, une trille de notes claires qui se donnent sans affairement, sans brisure. Les motifs s’enchâssent les uns les autres et nul ne finit qui ne s’attache à la présence contiguë, la demande, l’attire comme sa propre effusion.

   Appliquer son regard, c’est déjà être soi-même partie prenante, c’est avoir fait le saut de son être à celui de l’œuvre. C’est nous qui espaçons, amenons les blancs, ménageons l’ouverture au gré de laquelle, de la Montagne à Nous, de Nous à la Montagne, la fluence sera inaperçue, simplement une mutuelle diction du monde. Alors le sans-distance s’établit. Dans la parole silencieuse du musée espace et temps ont basculé et les hommes sont loin qui font leur bruit d’orage. Ici est le temps en son origine, l’espace en son épiphanie la plus réelle. Car il y a deux espaces-temps : de la quotidienneté et du hors-mesure. Face à la toile nous produisons un temps singulier, nous déployons un lieu unique. Être-soi, être-œuvre, comment faire la différence ? La ferions-nous et nous serions évincés de la terre de l’œuvre, de son ciel aussi, des polarités au gré desquelles elle se manifeste.

   « Comprendre » l’œuvre c’est au sens premier la « prendre en soi » et la porter au lieu de son être, c'est-à-dire là où, brillant de son pur éclat, nous saisissons soudain ce que veut dire « ouvert, « clairière », « Lichtung », un ultime éblouissement au-delà duquel le Rien reprend en soi cela même qui lui avait échappé, cet être que nous invoquons désespérant de jamais pouvoir en étreindre l’illisible présence. Jamais aussi actuel qu’au moment de son retrait. Nous sommes nous-mêmes des êtres du peu et du tout. Nous sommes oscillations tout comme la Sainte-Victoire se donne dans l’effacement de sa profusion. Toute donation est perte au moment de son geste. Ceci se nomme « beauté ». N’est beau en soi que le rare, le disparaissant, l’ineffable. Quelques éclairs dans le profond des yeux.

  

Lichtung

« Lichtung » de Marcel Dupertuis, en termes plus abstraits, n’en pose pas moins les mêmes exigences que la Sainte-Victoire. L’abstraction n’est que l’affalement de la voile du réel dont il ne demeure que les lignes essentielles à sa compréhension. S’ouvrir en l’œuvre ne consiste nullement à se placer en vis-à-vis dans une relation sujet/objet. Cette attitude trop entachée d’objectité ne fait que réifier, raidir la représentation et la poser en tant qu’un inatteignable possédant son corps propre, son espace/temps, son lexique nécessairement fermé. Regarder « Lichtung » en lui demandant de nous faire le don de sa présence revient à l’investir du centre même de sa clairière, de sa pulpe originaire, ce signifié qu’elle est en son propre, dont elle ne porte au-devant d’elle que son signifiant.

   Pour chacun des Regardants le sens est toujours à redécouvrir à neuf. Chaque jour qui passe. Chaque fois que l’oeuvre est à nouveau rencontrée. Pour la simple raison que le sens est mouvement éternellement recommencé. Toute tentative, telle la lecture de la Thora par les religieux juifs, est réaménagement des significations dans un constant progrès qui en justifie la connaissance. Rien ne se donne d’emblée comme la chose qu’elle est. Tout est infiniment disponible à l’Ouvert, lequel se nomme « liberté ».

 

   Avoue, Solveig, qu’il ne saurait y avoir plus belle « clairière » au terme de notre cheminement.

                                                    

                                                                  Que tes journées soient claires.

 

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6 mars 2022 7 06 /03 /mars /2022 09:15
Jour : événement et saisie

 

Fin d’après-midi au bord du lac…vers Bram #05

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

    [Remarque liminaire - Cette photographie ne nous déporte de nous qu’à mieux nous faire retourner au sein même de qui-nous-sommes. Ce qui indique qu’elle a la qualité d’une œuvre accomplie. Une œuvre accomplie est ceci qui s’adresse à notre être, le dépose dans le site plénier du monde et le reconduit dans ce pli intime du Soi, afin que du monde adverse il puisse faire un tremplin à destination de sa propre conscience. Car rien n’est reconnu beau en notre for intérieur qu’à la mesure d’une esthétique qui nous est singulière, éprouvée mille fois, rangée dans le creuset des souvenirs. C’est bien au motif que nous avons déjà une expérience sensorielle des choses qu’un sens peut s’animer, celui de la vue essentiellement et faire sens puisque, aussi bien, les homophonies sont signifiantes. Le sens en tant que signification n’est le sens qu’il est qu’à rencontrer les sens en tant que perception, le sens total consiste à réaliser la synthèse percept/concept, autrement dit à nous situer dans le monde à la place exacte d’où nous pouvons voir ce qui nous est autre, ce qui nous est familier et nous-mêmes puisque c’est bien nous qui visons ce qui est devant nous et en prenons possession.]

 

*

 

 

Toujours il nous faut regarder

et dire le monde en sa plus

évidente simplicité.

 Le ciel, oui le ciel,

la demeure des Divins,

la haute voûte céleste,

 l’arche ouverte de l’imaginaire,

 le lieu des sublimes pensées,

 l’espace où s’éploient

les efflorescences de l’Idéal,

le ciel monte très haut,

jusque dans l’illisible noir.

Le ciel se perd

dans sa propre rumeur.

Le ciel s’absente

 à qui il est,

il demeure libre

pour la méditation

 des hommes.

Il est vacance,

disponibilité pour ceux

qui savent voir

et monter jusqu’à lui.

 

 Le ciel est si beau

dans sa vêture de gris.

Le gris est pure élégance,

lui qui médiatise

le Jour et la Nuit,

lui qui se glisse entre

conscient et inconscient,

 lui qui est le milieu des choses.

Le ciel connaît son allégie

 dans son mouvement

de descente vers la Terre.

 Il pâlit, se décolore,

regarde les Hommes

et demeure en silence.

Le ciel est connaissance,

mais connaissance intime,

toujours réfugiée

au loin des regards,

 à l’abri des curiosités.

   

Des nuages si légers

que l’on hésite à les nommer,

ils sont de simples nuées,

 le tissage d’un espoir,

la fin d’un rêve,

 la chute, peut-être,

d’un amour.

Les nuages

nous les aimons

pour leur douceur,

pour leur écume,

comme nous aimons

 la peau de l’Aimée

pour sa soie,

pour son accueil

dans la chute toujours

 mortelle du jour.

 

Au loin sont des collines

ou bien de basses montagnes,

nous ne pouvons

réellement savoir,

tellement leur image

est nimbée de brume,

tissée de souple venue à nous.

Des hommes y vivent-ils ?

Des femmes y aiment-elles ?

Des enfants y jouent-ils ?

Ce relief est précieux dans

son inconsistance même,

 dans sa fuite,

il nous demande

de le comprendre.

Parfois il nous met

au supplice,

lui qui n’est présent

qu’à être ailleurs.

 

Le milieu de l’image,

il est milieu du jour,

donne naissance à l’argile

 où vivent les Mortels.

S’il y a tant de beauté à voir ici,

que ne la perçoit-on

au titre de la Mort ?

 C’est parce que

notre temps est fini

que nous voulons les choses

dans leur plénitude.

Nous ne goûtons le suc des fruits

qu’à le savoir fragile, précaire,

déjà notre palais en a oublié la saveur

qu’une autre saveur fait s’évanouir.

  

Un bosquet de minces arbres

dissimule les montagnes.

Comme s’il y avait

un secret à préserver,

Comme si trop savoir

était une indécence.

Devant le poudroiement

des montagnes,

une large et haute demeure

avec les deux fûts noirs

 de ses cheminées.

Des ouvertures

se laissent deviner,

 d’uniques rectangles d’ombre.

Quelqu’un, à l’intérieur, s’abîme-t-il

 dans la lecture d’un ancien roman ?

Quelqu’un y trace-t-il

des arabesques

sur le blanc d’un Vergé ?

 Quelqu’un y meurt-il

de n’avoir nullement

été aimé ?

 

Oui, Terre est bien

le lieu des mystères,

 le lieu que les Mortels ont choisi

pour y fixer l’étoile de leur destin.

L’image ne nous dit rien de la vie

puisque tout y est immobile,

 tout y est réfugié pour l’éternité.

Tout y est fixité

et c’est à nous, Voyeurs,

d’y placer une histoire,

d’y faire fleurir un chant,

 d’y élever une plainte.

L’espace de notre liberté

est celui-ci, « se faire Voyant »

et garder nos visions

dans le creux le plus secret

de notre être.

Chacun qui regarde

est un monde en soi,

si bien que réalité, vérité,

 ne sont que par nous,

pour nous,

et que les partager

serait les réduire à rien,

les disperser au vent

du cruel ennui.

 

Puis le voyage,

le voyage immobile de ce train

 qui ne semble en partance

que pour lui-même.

 Est-il image fixe du Présent ?

De quel Passé vient-il ?

Vers quel avenir

feint-il de se diriger ?

Tout voyage n’est-il le site,

sur place même,

que d’une aventure

jamais commencée,

 toujours à venir ?

La mesure du temps nous est

 tellement consubstantielle

que nous ne parvenons nullement

 à différer de lui,

à le dire de telle ou de telle manière,

 à tracer une esquisse de son portrait.

Dans ce paysage si paisible,

dans ce paysage

 comme figé dans une glu,

comment le mouvement

pourrait-il trouver à s’inscrire,

comment les choses pourraient-elles

se précipiter ailleurs qu’où elles sont ?

 

Il y a une évidente et grande sagesse

à habiter sur le sol natal,

à lui témoigner fidélité,

à se fondre dans ses racines.

Beaucoup cherchent au loin

ce qui est infiniment près,

infiniment disponible.

Je vous dis, il y a

un infini bonheur

à rester à demeure,

à sentir monter en soi

la pâleur de l’aube,

à sentir se retirer

les ombres du crépuscule,

 à s’ouvrir à la

grande paix nocturne.

 

L’eau du lac est claire,

jusqu’à la limite

d’une transparence.

L’eau reflète le ciel, sa clarté,

l’eau reflète les nuages,

la résille grise des arbres.

L’eau reflète la dimension

 de qui-nous-sommes,

de fragiles constitutions

en instance de devenir autres,

 de s’absenter, d’appeler le Néant

 comme le seul miroir qui, un jour,

pourrait tracer la courbe de notre être.

 

Oui, de notre être.

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5 mars 2022 6 05 /03 /mars /2022 10:06
Ce qui a pur surgi

Fin d’après-midi au bord du lac…04

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   [En guise de préambule, comme si rien n’existait, comme si nous avions à partir d’une manière de nullité, comme si nous apercevions le premier bourgeonnement des choses, par exemple deux ou trois tiges de roseaux émergeant du lisse des eaux et d’en tirer quelques enseignement sur notre trajet existentiel. Parfois, et le plus souvent, avons-nous besoin de ces signes légers, à peine une buée sur le contour du monde afin de ne nullement désespérer ou tâcher qu’il n’en soit ainsi.

 

   Tout est en attente. Rien n’est encore venu à soi. Nul homme présent. Consciences éteintes. Désir d’être mais désir exténué, pareil à un bourgeon qui ne saurait trouver le lieu de son dépliement. Noir de la nuit. Noir de bitume. Noir mutique, sans parole. Eau, seulement brume. A peine une rosée sur la feuille immobile du monde. Air tendu, on dirait la lame du couteau. Air serré, grains tissés. La toile faseye dans l’oubli. Air se déchirerait à tellement être sur le fil du rasoir. Feu pas encore né. Soleil éteint. Boule fuligineuse qui incendie le ciel de son impuissance à être, à éclairer le chemin des futurs Existants, à allumer sur le plateau des mers des milliers d’étincelles. Les mers sont sourdes, recroquevillées au sein des noirs abysses.

   Terre, juste une poussière, le souffle d’une haleine, le bruissement d’un vent sur la longue plaine déserte qui s’étend bien au-delà du globe des yeux. Yeux : des points gris, de faibles percées dans ce qui sera regard, puis vision, puis lucidité, puis conscience ouverte sur la plénitude des choses. Nul ne le savait puisque nul n’existait autrement qu’en théorie, qu’en imagination, mais l’envie était grande de se savoir Vivant, de marcher au hasard des chemins, de tracer dans la poussière les marques fragiles du destin. Car vivre est le projet le plus cher de l’homme. Car vivre est déjà en soi pur miracle. « Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien » disait le Philosophe Leibniz depuis la tanière où il méditait, précédant le grand souffle de la Philosophie. Nous sommes de continuels Égarés à la recherche d’une boussole qui nous dirait la place de l’Étant que nous sommes, de l’Être que nous cherchons sans jamais pouvoir le trouver vraiment. Donc il nous faut des repères, donc il nous faut des balises, des fanaux, des lumières qui déterminent le chemin à emprunter. Ici, un chemin nous est donné. Suivons-le !]

 

*

 

Ce qui a pur surgi,

voici la merveille.

 

Cela attendait

depuis bien avant

la mémoire des hommes.

Cela infusait en silence.

 Cela se disposait à être.

Cela se percevait

à la manière

d’une certitude.

En soi, cela avait

son propre savoir.

 C’était à la façon

du vol libre de l’oiseau.

C’était dans le genre

de la clairière s’ouvrant

 dans la sombre forêt.

C’était semblable

à l’éclosion

de la corolle.

Cela venait de loin,

à même la naissance

du jour.

A même la chute souple

de l’heure.

Cela avait une pâleur

d’argent,

une veine claire

dans un sillon de terre.

C’était un mot au début

d’une phrase.

C’était un vers

avant la césure.

C’était une patience

 sur le bord du monde.

 C’était une venue

dans l’illisible secret

 des choses.

  

Ce qui a pur surgi,

voici la merveille.

 

Les hommes,

 depuis la meute sourde

 de leur destin,

s’étaient un jour éveillés

 à la soudaine beauté.

Elle faisait son chant de cigale,

son murmure de source,

la plainte d’une flûte

 dans le soir qui venait.

 Elle appelait,

elle voulait se donner,

elle voulait parler de soi

comme la brume parle,

l’écume parle,

le fil de la Vierge parle.

C’est si épuisant

 de se contenir en soi,

de retenir son souffle,

 de mettre sa parole

sous le boisseau,

de disparaître

sous le sanglot

d’une mutité.

 

Car les choses belles

veulent se placer

devant les yeux,

 bourgeonner à l’entour

des paupières,

creuser dans les pupilles

la douce nécessité de leur être.

C’est lorsque la beauté s’absente

que naissent les conflits,

que pullulent les crimes,

que se diffusent les guerres.

Beauté est Amour,

c’est pourquoi

il faut aimer la Beauté,

lui édifier des temples,

y accomplir le sacrifice de Soi.

 S’agenouiller devant la Beauté,

voici le geste essentiel.

Se disposer à la Beauté,

voici la seule manière

qu’a l’homme

de devenir grand,

de sortir du taillis

où se dissimulent les pièges,

où guettent les pires ennemis

du genre humain.

A notre conduite,

 nulle autre mesure que celle-ci,

se porter au-devant de la Beauté

 et lui demander, simplement,

de paraître, de rayonner,

de nous déposer

dans le cercle illimité

de la Joie.

 

Ce qui a pur surgi,

voici la merveille.

 

La toile de l’eau est grise.

Infiniment. Uniment.

 Une brume légère

flotte au ras de l’eau.

Elle est l’humilité même.

Elle est à la lisière du retrait.

Toujours les choses rares

s’entourent de profondeur.

Toujours elles demeurent

 dans le pli qui les recouvre.

 Les hommes venus de loin

sont devenus attentifs.

Ils ont compris

que ce long silence

avait du sens,

une épaisseur de présence.

 D’abord, ils n’ont vu

que le gris,

l’indistinction,

des genres de lettres brouillées

comme sur un cahier d’écolier.

Puis il y a eu une éclaircie,

une vitre embuée

qu’on essuie au chiffon.

 Au début, les hommes ne savaient

 ce qu’ils voyaient :

 plante, animal,

énigmatique hiéroglyphe,

forme abstraite.

 

Mais ce qui était sûr,

qu’ils voyaient et que leurs yeux

ne pouvaient se détourner

du lieu de leur vision.

Et puis, quelle importance

avait le contenu de ceci

qui venait à eux

dans la pure merveille ?

Le simple fait de voir

était déjà prodige.

Quelques tiges pareilles

 à des lames de métal

s’élevaient de l’eau

en une manière

de subtile harmonie.

Un alphabet primitif,

les signes d’une langue ancienne,

peut-être les premières traces de l’homme

qui signaient son passage sur terre,

 ici, tout au bord du lac,

 en une heure improbable,

en un site perdu

quelque part

 hors de toute présence.

 

Beauté pour Beauté,

telle paraissait être

la clé de l’énigme.

Alors il n’y avait plus

rien d’autre à dire.

Fermer les yeux

et porter en soi,

pour une brève éternité,

 cet éclair de vie.

Tout geste au-delà

eût été sacrilège.

Oui, sacrilège !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 mars 2022 5 04 /03 /mars /2022 08:45
Existez-vous vraiment ?

Edward Hopper, Cape Cod Morning, 1950

La Gazette Drouot

 

***

Existez-vous vraiment ?

Cette question était la seule

qui me venait lorsque,

vous regardant,

 mon esprit flottait

 à l’entour de vous

sans trouver de réel repos.

J’étais dans l’ombre

de votre maison,

aussi vous était-il

impossible

de me voir.

 C’est si rassurant

cette posture de Guetteur

pour quelqu’un qui,

sans doute,

 n’existe guère plus que vous

ou souhaite qu’il en soit ainsi.

Voyez-vous,

il y a un grand bonheur

à se sentir à l’écart du monde,

genre de Robinson sur son île,

cette Speranza qui,

 tel que son nom

ne l’indique nullement,

n’espère rien de moins

 que son propre effacement

de l’univers des choses.

 

Cela fait plusieurs jours,

qu’ainsi dissimulé

à votre vigilance,

je vous suis comme si j’étais

 une manière d’écho

ou bien d’aura dont votre corps

serait l’émetteur à votre insu. 

Observée par un Etranger,

vous ne pouvez en souffrir

puisque, aussi bien,

 je n’ai nulle réalité,

ce qui nous place

dans une identique

 mesure de biffure,

de dissimulation,

 de perte de soi.

Nous ne sommes à nous

que par notre propre regard.

Si ma lucidité vient à vous,

 la vôtre est en sommeil.

Qu’en serait-il si, soudain,

je surgissais dans l’orbe

de votre vision ?

Que serait alors votre vécu :

 surprise, stupeur, colère ?

La gamme des sentiments

humains est si étendue,

le mode de leur manifestation

 si étrange, si imprévisible !

Jamais l’on n’est sûr

du ton fondamental

de l’Autre,

jamais l’on n’est sûr

de l’endroit

où il se trouve,

du bonheur subit

ou de l’infinie tristesse

qui teintent le pli de son âme.

   

Je crois bien que j’aurais pu

demeurer des années durant

dans cette étrange posture

d’Inquisiteur,

à ne vivre que

de votre silhouette,

à respirer le même air,

à me sustenter à l’aune

de vos paroles muettes.

 

Existez-vous vraiment ?

 

   Ce mince motif revenait à la manière d’une antienne, d’une douce comptine habitant la tête d’un enfant, y tressant les figures d’une continuelle ronde, d’une ritournelle s’abreuvant à ses propres paroles. Il y avait une telle félicité qui s’emparait de moi à seulement différer de vous, mais dans la minceur d’un fil. Auriez-vous pu imaginer, un instant, que, suspendu à votre souffle, à la mince élévation de votre poitrine, un Étranger scrutait le moindre de vos mouvements, cherchant à capter le sens qui s’en pouvait détacher ? N’existant pas pour moi, je vous croyais une manière de mannequin de couture abandonné à la sagesse de sa forme, un genre de personnage d’osier à la De Chirico, un être de papier en quelque sorte qui n’était même pas alerté du danger d’être, de vivre dangereusement sur le bord d’un abîme.

 

Car, le savez-vous,

vous l’Inconnue,

il y a un genre d’absurdité

à exister, à persévérer

dans sa cuirasse de chair,

à en attendre bien

plus qu’elle ne peut nous offrir.

Certes, existant vraiment,

devinant mes paroles de laine,

vous eussiez pu vous insurger

 contre mes pensées,

affirmer la beauté de la vie,

dire la sombre élégance du jour,

la pureté de l’aube,

l’exactitude de l’heure de midi,

le repos d’amour

 lors de la pause méridienne,

 le réconfort à l’heure du thé,

l’attente délicieuse de la nuit,

cette pourvoyeuse de songes

les plus étranges

mais aussi les plus beaux.

 

  Certes, tout ceci vous eussiez pu le proférer avec la belle certitude attachée aux évidences et, de mon côté, il m’eût été loisible de me livrer à la démonstration contraire, engager la polémique, vous reprocher votre manque de clairvoyance, pointer votre excès d’optimisme, mettre en cause une vue des choses bien trop superficielle. Alors, lequel de nous deux aurait eu raison ? Mais personne, évidemment, puisque nos existences respectives ne disposent de nul miroir nous renvoyant notre propre image. Je vous vois mais vous pense irréelle. Vous ne me voyez nullement et suis donc, pour vous, moins que le tremblement d’une feuille sur le sol rouillé de l’automne. Nous sommes deux êtres en fugue l’un de l’autre, deux aimants que leurs pôles identiques séparent, deux terres que désunit un abîme sans fond.

   Maintenant, je dois vous décrire avant que vous ne disparaissiez définitivement du champ de ma conscience. A-t-on d’autre issue, afin de saisir le réel, que de tâcher d’en dresser l’approximative scène, d’en imaginer les Acteurs, d’autre moyen que de se tasser sur son fauteuil de moleskine et de voir se dérouler, devant soi, la Grande Pantomime Mondaine en attendant que le rideau se referme ?

 

Le ciel est bleu pastel,

une légèreté qu’ourlent de fins nuages.

Une forêt de sapins sombres,

certains sont tissés de lumière,

longe le côté de votre maison.

 A leur pied, un genre de savane

dans des teintes de beige et de paille.

Votre demeure,

une superposition

de lames de bois

qui fait penser à un store.

Tout dans le bleu à peine affirmé

avec quelques rehauts d’outremer

et des bandes vert-amande

tout en haut des fenêtres.

Un large bow-wiudow

avance dans l’espace,

figure de proue dont vous êtes

la seule Présence,

 vous me faites inévitablement penser

à une cariatide de chair,

à Atlas portant sur ses épaules

 tout le poids de la voûte céleste.

Ou plutôt à un Sisyphe

courbé sous le faix

de sa pesante pierre,

image de l’absurde

en un mythe révélé.

 

   Oui, j’ai bien conscience de vous installer dans une fâcheuse posture. Mais il y a, parfois, des impressions subites, des images qui s’insèrent dans le massif des yeux, et il est bien difficile d’en différer la venue, d’en métamorphoser le message. Croyez bien, chère Énigmatique, que je vous eusse installée en d’autres profils plus féconds, mais il n’est guère facile de contrevenir au surgissement de ce qui se donne pour une vérité. M’auriez-vous aperçu, et je ne doute guère que votre jugement à mon égard eût été des plus sommaires, qualifier l’Étranger, le Nouveau Venu est toujours tâche ardue !

  

Existez-vous

vraiment ?

Vous êtes vêtue

d’une sage robe

 de couleur rose-thé.

La lumière y dessine

 des ilots plus clairs.

Votre visage est pâle,

presque celui d’un Mime

 faisant fond sur un décor vide.

Votre poitrine est menue.

Vous êtes légèrement

 arc-boutée vers l’avant,

comme attentive

à ce qui va se passer,

à ce qui ne saurait

manquer d’arriver.

 Attendez-vous

quelqu’un ?

Un Ami ?

Un précieux courrier ?

Une Compagne

à qui confier

vos derniers secrets ?

Êtes-vous simplement attentive

 au temps qui passe ?

Å la première ride

qui barre votre front ?

Au souci qui en badigeonne

l’habituelle candeur ?

 Ou bien êtes-vous

l’innocence personnifiée

qui veillerait simplement

sur son propre bonheur ?

 

   Oui, je consens, il m’est facile d’âtre votre Procureur alors que vous-même ne pouvez vous emparer de mon absence. Ce qui est bien, je crois, que nous soyons installés dans cette distance. Ainsi, depuis mon abri, je ne saurais guère vous troubler. Ainsi, depuis le fuligineux, l’enténébré, l’hermétique où, en quelque sorte, je vous ai reléguée, vous ne serez jamais pour moi qu’un genre de continent invisible. De manière identique je le serai pour vous.

 

Existez-vous au moins ?

Existé-je au moins ?

 Existons-nous au-delà

du sentiment interne

 qui nous anime ?

Et ce fameux

sentiment interne

n’est-il pure affabulation ?

Mais quel est donc le cogito

qui nous ôterait toute incertitude,

qui nous dirait notre juste place

sur la Terre,

 ici, et non ailleurs,

dans la plus pure

des radicalités ?

Nos cogitations ont-elles

 un extérieur,

 des fondements,

des assises ?

Ou bien notre cogito

est-il fin en soi,

une lumière aveuglée

par son propre reflet ?

Qui donc pourrait me le dire ?

Vous ?

Les Autres ?

 Ce pli d’air qui lisse mon visage

et déjà fuit dans le lointain ?

 Qui ?

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2 mars 2022 3 02 /03 /mars /2022 10:54
JAUNE - BLEU - NOIR

 

UKRAINE

 

***

 

Il y avait le Jaune,

son éclatante ardeur solaire.

Il y avait le Jaune,

son empreinte légère

sur les fronts rieurs.

Il y avait le Jaune de la joie

dans le cœur des enfants.

Il y avait le Jaune de l’or

 partout répandu.

Sur les arbres

des hauts plateaux,

sur les épis

des champs de blé,

dans les chaumières

lorsque l’âtre s’éclairait.

Le Jaune comme immédiat bonheur

à épingler au sein de sa conscience.

Le Jaune traversé de belle lumière,

le Jaune pareil à un écu,

la seule richesse

que l’on possédait,

la LIBERTÉ

en tant que sublime offrande.

Le Jaune d’un visage

que l’air avait hâlé.

Le Jaune de la mie

odorante,

le Jaune de la vie.

Il y avait le Jaune

en tant que Jaune,

cet élan de Soi vers Soi

qui était l’empreinte

 des Hommes

et des Femmes

que nulle entrave

ne retenait,

dont nul Maître

n’aurait pu disposer

à son gré.

 

Il y avait le Bleu,

le Bleu immense du ciel.

Le Bleu des lacs,

Le Bleu du Danube,

celui du Dniepr.

Il y avait le Bleu

des yeux

des Jeunes Filles,

le Bleu si frais de l’air,

le Bleu de la vérité,

celui de la sagesse.

Le Bleu de la pudeur

du Peuple,

le Bleu de l’espoir

traversant

 la herse des frontières,

 le Bleu libre de soi,

le Bleu identique

au vol de l’oiseau

au plus haut

de son ivresse.

Le Bleu des rencontres,

le Bleu des projets,

le Bleu du rêve,

le Bleu de la méditation.

Il y avait le Bleu

en tant que Bleu

et ceci suffisait à rendre

 les gens heureux,

 à les porter tout au bout

de leur propre effigie.

 

Puis, soudain,

sous l’effet

d’une terrible volonté,

 le Jaune avait connu sa chute,

le Bleu s’était ourlé d’ombres.

Tout avait été biffé de Noir.

Un Noir dense,

 un Noir de bitume

 qui avait envahi les yeux,

les avait réduits à la cécité.

Le Noir était le Mal.

Le Noir était la Peur.

 Le Noir était la Mort.

Alors, il n’y avait plus

que cela,

une immense coulure

de Noir

qui avait badigeonné

les corolles des nuages,

plongé les arbres

dans la glu,

envahi les villes

jusqu’en leurs

plus étroites ruelles.

Le Noir avait

des dents de sabre,

des griffes crochues,

des shurikens,

des lames

qui tournoyaient

à la recherche

des têtes,

des bras,

des jambes.

 Le Noir

sifflait,

éructait,

grondait

 à la manière

d’un terrifiant tonnerre.

Depuis d’obscures casemates,

le Noir était guidé

avec l’assurance

d’un projet humanitaire :

IL FALLAIT TUER,

telle était la parole nouvelle

qui se fomentait en de tristes

et sépulcrales forteresses.

Certes le Noir avait

un corps,

un visage,

des mains,

 mais il ne fallait

nullement

les nommer,

c’eût été faire

 trop d’honneur

que d’attribuer au Noir

d’autre prédicat

que celui du Mal.

Le Mal n’avait

d’autre raison d’être

que le Mal en soi,

le Noir n’avait

d’autre lieu

 que la folie hauturière

qui, partout,

déchaînait le torrent

de sa furie.

Le Peuple ennemi,

 il allait lui faire

plier l’échine,

lui imprimer

sa toute-puissance,

 lui dicter

son impitoyable loi,

l’exténuer,

le réduire à sa merci.

 Car le Mal personnifié

n’eût jamais accepté

quelque concurrence,

n’eût toléré

la moindre critique,

la plus mince requête.

 Le Noir avait sorti

ses boulets,

ses balistes,

ses trébuchets,

ses chars à faux.

Partout suintait

 la pituite

de la terreur,

s’écoulaient

 les ruisseaux

de la folie.

On était revenus

aux confins

du Moyen-âge,

avec encore moins

de bienveillance,

avec encore moins

de mansuétude.

Si le Peuple souffrait,

 c’est qu’il avait failli

à sa mission :

reconnaître,

hors de lui,

le Maître Absolu,

le Noir

qui effaçait le Soleil,

le Noir

qui obombrait le jour,

le Noir

qui détruisait la lumière.

Le Noir avait gagné.

Le Jaune n’était plus

qu’un lointain souvenir

sur le calice trouble

de la mémoire.

Le Bleu n’était plus

que cette vacillation

à l’horizon,

cette fuite à jamais.

 

LE NOIR !

 

 

 

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27 février 2022 7 27 /02 /février /2022 10:29
Celle lumière blanche

Edward Hopper, Rooms by the sea, 1951

Kazoart Blog

 

***

 

Cette lumière blanche,

cette blancheur

qui vient de si loin !

Aujourd’hui : il n’y a plus

d’aujourd’hui,

le temps s’est absenté.

Absenté de lui-même.

Moins d’épaisseur qu’un trait,

moins de présence

que le point sur la page.

Le point final qui clôture tout

et renvoie chaque chose au néant.

D’où vient-elle cette lumière ?

Du ciel ?

De la terre ?

De l’eau au loin

qui bat dans le bleu ?

Du-dedans de qui-je-suis,

pourtant il y a tant de noir,

tant d’obscur en arrière

 de la barbacane du front

Un vaste chaudron noir

habité de la suie du non-sens.

 Le dehors est le dehors,

je suis le dedans,

je suis le néant qu’habite

une parole vide.

Monacale est ma cellule.

Verticale ma solitude.

Cependant je ne souhaite

nulle agora parcourue

de l’aquilon des mots.

Ils percutent, ils entaillent,

 ils rebondissent

de bouche en bouche

 et regagnent leur tanière,

tachés de la malédiction

du monde.

 

Dehors la chambre,

l’eau bat doucement,

 reflet des abysses,

dans ses plis les entailles

et l’insignifiance de l’heure,

le jour est long à se traîner,

il tient, en ses étiques mains,

la lourde affliction des Vivants.

Des Vivants qui longent l’abîme,

ne le savent pas,

le redoutent seulement

et c’est leur foncière errance

qui les destine

aux pires maux qui soient.

Ce rectangle de lumière.

Ce surgissement de la vérité

tout contre le globe vitreux

de mes yeux.

La vérité ils ne la savent pas,

la devinent,

ici dans la belle toile,

là dans la forme accomplie de l’art.

Dans la haute esquisse humaine,

 parfois, rarement,

ils la croisent,

en longent l’abrupt parapet.

Vérité est comme Nature,

aime à se cacher.

 Héraclite a raison et nul ne l’écoute.

Mais pourquoi écouter un Sage ?

Il y a tant de jouissance immédiate

dans le vice

et la vertu est si abstraite,

tellement loin de soi

 

Le ciel est partagé

en deux parties égales.

Le haut est clair,

presque translucide,

il attire, magnétise

mais rejette en même temps.

Il exige tellement d’attention,

il veut à l’excès

de hautes pensées.

 La moitié inverse

est le ciel de la mer.

Des flots pareils à des mots

de beauté et de béatitude.

 L’eau est mystère,

elle m’attire

et me repousse,

 Mère bienveillante

en même temps

que refermée

sur sa sourde densité.

Fenêtre, battants ouverts

 par où pénètre la jonglerie

assourdie du monde.

Des cris au loin.

De plaisir.

De jouissance.

De douleur.

Des cris langage du corps,

lexique de l’âme.

Des cris, ils disent

l’immense souffrance

des hommes.

Ils disent l’aporie

de la guerre.

Ils disent la dague urticante

de la laideur.

 Partout est la révolte

d’être homme.

En soi, dans le pli de sa peau.

Hors de soi dans la sombre

éructation du réel.

 

La lumière a posé

sa boîte oblongue

sur le parquet ciré.

Catafalque de clarté qui mêle,

 en une seule et même image,

le désir de vivre,

l’attente de mourir.

 Seule La Mort nous sauve

de la Mort.

Elle nous ôte nos chaînes,

elle nous pousse, tête devant,

dans la gueule ouverte

et bienfaisante du néant.

Ô joie immense

du retour aux sources.

Ô sublime satisfaction

de rejoindre

la margelle primitive,

de libérer l’eau de sa fontanelle,

de la mêler aux eaux primordiales,

de devenir simple fluide

parmi l’écoulement infini

de l’univers.

 

Au-dessus de la lumière

le mur est gris.

Gris-bleu qui reflète

la mer du ciel ;

le ciel de la mer.

Qui reflète l’eau de mes yeux

où roulent les larmes

de l’humaine condition.

 Pourquoi cette folie des hommes,

cette folie arbustive qui croît

à la mesure de sa propre déraison ?

Ecoutez le bruit de la tyrannie.

Ecoutez le bruit de la mitraille,

 il dit la démence depuis

longtemps accumulée,

elle déborde de soi,

elle fait ses hoquets,

ses convulsions,

elle lance en toutes directions

les boulets de la haine.

Criez de toutes vos forces

depuis la soie de vos fenêtres,

 hurlez depuis le confort douillet

de vos chambres

 et que le monde s’apaise enfin

 à la hauteur de votre sédition

Jamais le monde n’est en paix.

Toujours un Tyran se lève

à l’Est, à l’Ouest

qui veut humilier

l’être humain,

 le plier sous le fer

de ses bottes de cuir.

Milices, factions, phalanges,

images du délire, de la frénésie,

 de la passion qui se retourne

contre elle-même

et décime tout ce qui passe

là-devant qui voudrait exister

selon son propre bonheur.

 

La lumière est blanche qui jaunit,

qui dit la haute présence du soleil,

sa brûlure bientôt

sur la plaine fragile

des épidermes.

 Déjà la vérité décroît

dans le jour qui monte.

Déjà le mensonge habille

les lèvres,

 les ourle de mauve,

cette couleur des abysses.

Les yeux ont du mal

 à soutenir l’épreuve du feu.

Ils cillent, ils clignotent,

la porcelaine de la sclérotique se fend,

des résilles sourdes tombent

du double mystère des yeux.

 

Deux pièces en enfilade.

Une première avec

 le rectangle de clarté.

Une seconde en abyme

 avec un angle de clarté

plus étroit.

Un tableau au mur,

 on ne voit que son angle gauche.

Qu’a-t-il à dissimuler ?

Une guerre, un viol,

une exaction, un pogrom,

une Shoah ?

Un sofa rouge

couleur de sang éteint.

Le flanc d’une commode

de bois foncé.

Rien dans la pièce

que ces meubles

qui dialoguent

en silence.

 Métaphore,

faucille du temps

qui moissonne tout.

Où sont-ils les humains ?

Habitent-ils quelque part ?

Ou bien la Terre est-elle déserte,

envahie de hautes herbes

et des touffes vert-de-gris

des lichens ?

Cette lumière blanche.

Elle meurt en moi.

Je meurs en elle.

Cette lumière !

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25 février 2022 5 25 /02 /février /2022 08:51
Le peu et le presque rien

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

Le peu et le presque rien,

il faut les dire en murmures,

 juste du bout des lèvres.

Il faut se retirer de soi

 jusqu’à l’absence.

Il ne faut sentir

ni son corps,

ni son âme.

Il faut rester

tout au bord

d’une vision.

La lumière n’est encore

nullement venue.

Elle est un bourgeonnement,

une poudre,

un nectar.

Elle est une question.

 Elle est une énigme.

 

 Le peu et le presque rien,

toujours nous en cherchons

la trace

mais ne le savons pas.

Cela fait son bruit

de douce crécelle,

quelque part

sur la faïence du jour,

Cela vient sur

des « pas de colombe »

dans le rameau de l’heure.

Soi, le Soi si glorieux

 est en sommeil.

On est juste sa peau,

 une toile tendue

sur l’immense mystère du monde.

C’est comme si l’on n’était plus

que vibration intime,

étincelle sous la cendre,

faîtière de plomb

dans la suie vacante du ciel.

 

Nulle clarté et les choses

n’ont de forme

que leur propre silence.

On est seul

sous la chute immobile

des secondes.

On est seul au désert,

 dans la vastitude des dunes.

On pourrait être aussi bien

statue de sel,

rose des sables,

 pointe de flèche

parmi la mémoire éteinte

des hommes.

 

On diffère si peu de soi,

léger hiéroglyphe

 perdu dans la mare chiffrée

d’un palimpseste.

Le peu, cet horizon sans horizon.

 Le peu, la fuite de l’Aimée,

un sillage qui meurt,

un texte qui se clôt.

Le peu c’est la brume

que sème toute mélancolie.

Le peu, un signe d’encre

sur le blanc de la page.

Le peu, le trait noir

d’une hirondelle.

 Le rien, une note

sur le journal intime.

 Le rien, une ligne de fusain

se perd

dans la trame du papier.

 Le rien, un souvenir s’évanouit

dans le passé.

 

Le temps est arrêté

qui nous précède

et nous attend.

Nous sommes en retard

 sur notre propre effigie.

Une manière d’exil nous saisit

qui nous prive soudain du natal.

Nous sommes sans racine

et nous cherchons

le fin et précieux rhizome,

 il nous rattachera

à l’invisible des choses,

 à leur langage muet.

 

Devant nous,

l’espace se creuse,

il demande

 sa propre fécondation.

Ce réel, là-devant,

tellement teinté d’onirisme,

est-ce nous qui l’hallucinons ?

Est-ce lui qui se manifeste

dans la pure évidence ?

Il y a tant de prétextes

à s’égarer soi-même,

 à ne plus saisir

ses propres limites,

à peut-être disparaître

dans le premier abysse venu.

 A la fois, nous voulons

 le tout du paraître,

l’événement et le peu,

cette fuite à jamais,

 et le rien, ce néant qui s’ourle

des franges de la pure beauté.

Car il y a une sorte d’ivresse

à frôler le néant,

à se draper dans son vaste

suaire blanc.

 

 Épiphanie du soi

à même sa biffure.

Oui, combien il serait heureux

d’être et de n’être point,

de jouer avec les mailles

de l’existence,

 d’en détisser les fils,

d’en connaître le secret.

Bientôt le jour se lèvera.

Les hommes dans la stupeur,

le monde dans sa torpeur.

Nul poème ne sera

encore proféré.

Le rien de la nuit

offrira le peu du jour.

 Du rien du rêve

se lèveront

les premières étreintes,

l’amour fera son bruit de râpe

 sur la margelle vive des secondes.

L’irréversible du temps scandera,

sur la grande horloge existentielle,

 les irrévocables décisions

 du Destin.

Avant que le jour ne bascule

dans l’irrémissible,

dans l’aporétique gel

du quotidien,

dans le non-sens

 d’hasardeuses allées et venues

 – bien plutôt des égarements,

des pertes –

il faudra se résoudre

 à vivre dans le phénomène inapparent

qui est don plutôt que privation.

 

 

Voir le gris de l’eau grise.

Et demeurer le long

de ce fragile témoignage.

Voir le rameau à peine levé,

nervure de lumière,

chant discret de l’oiseau.

 Et demeurer sur cette nervure,

 elle est écho de notre ligne de vie,

elle est douceur de céladon,

une trop vive clarté

pourrait le briser.

Voir ces branches

de peu et de presque rien,

 leur sourde présence,

 leur appel à venir à nous,

 à nous émouvoir,

à nous situer

au plein de notre être.

Le peu et le presque rien,

il faut les laisser

à leur pauvreté native,

à leur manifeste indigence,

 à leur complet dénuement.

C’est bien parce que

le peu est peu,

le rien est rien

qu’ils nous atteignent si fort

dans notre enceinte de chair.

C’est du peu et du rien

que surgissent

 les premiers mots.

C’est du peu et du rien

que s’avivent

les feux de la joie.

C’est du peu et du rien

que nous venons,

que nous disparaissons

à chaque souffle,

à chaque battement

de sang,

 à chaque oscillation

de l’amour.

 

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23 février 2022 3 23 /02 /février /2022 10:16
Carl André : l’Art et le Réel

« La Voie Est et Sud » - 1975

3 blocs de cèdre rouge de l'Ouest,

2 horizontaux pointant respectivement

vers l'est et le sud,

adjacents à la base de 1 vertical

artnet

***

   L’art de Carl André est déroutant à plus d’un titre. Un rapide survol de son œuvre indique avec la plus grande fermeté que cet art sera sans concession, qu’il serrera au plus près une intention de se référer à quelques principes initiaux qu’il conviendra de respecter à la lettre, comme si une parole édictée ne pouvait trouver son lieu à même son actualisation qu’à la stricte condition de n’en pas différer. Ceci est tout à fait remarquable, s’en tenir à une énonciation première. C’est la marque, à la fois, d’une personnalité bien trempée, mais aussi l’empreinte d’une œuvre qui se dira dans l’unité, dans la fidélité à quelques formes simples, infiniment répétées. A cette aune d’une constante répétition, nombre d’Artistes pourraient se voir affectés du prédicat de « monomaniaque » mais, outre que cette remarque fait signe en direction d’une négativité, elle manque la profondeur du geste artistique. Ce qui, lors d’un premier examen, pourrait se lire en creux, en déficit, en renoncement, est bien plus le témoin d’une source vive qui anime celui qui l’a conçue en tant que nécessaire. Car il faut bien percevoir que le décret d’une forme itérative est bien plus que le fait d’un simple hasard, il est la condition même d’une manifestation artistique qui, sans elle, la répétition, serait demeurée au bord de l’abîme sans possibilité aucune de jamais pouvoir le franchir. Or créer est enjamber l’abîme du non-sens pour se retrouver au-delà, là où un sens se donne à la manière d’un réel indépassable.

    Sans ces processions de dalles à l’infini, sans ces rubans de bois qui montent vers l’horizon, sans ces rythmes de métal suivant d’autres rythmes de métal, Carl André n’eût jamais été Carl André et le Réel eût été affecté d’un vrai déficit. C’est bien le Réel en toute sa puissance qui est la cible même sur laquelle cet Artiste joue, lui appliquant seulement (mais le « seulement » est geste positif) un art de la mise en place, de la situation, de l’installation, une juste estimation des rapports des éléments entre eux, un art de l’architecture de manière à synthétiser ceci qui vient à nous dans ce pur bonheur d’être. Si le Réel est bien ce qui nous fait face dans la pureté de son évidence, alors André est celui qui s’est colleté au réel, lui a imposé sa force créatrice, l’a organisé selon les lignes de force de sa conscience intentionnelle. Rien, ici, n’est laissé au hasard. On peut même parler de rigueur mathématique, de souci arithmétique, de postulat géométrique. Pour cette simple raison, à ceux qui poseraient la question naïve de savoir ce qui différencie un espace urbain de dalles alternées et les dalles de Carl André posées à même le sol d’un musée, eh bien, c’est évidemment le musée qui fait toute la différence, ce lieu qui consacre forme d’art tout ce qui en pénètre le site. Si les dalles urbaines ont une fonction bien précise, permettre aux passants d’avancer en toute sécurité, les dalles de l’Artiste américain se donnent dans le cadre infiniment libre d’un jeu gratuit. En d’autres termes « l’art pour l’art », c’est là que s’établit, en profondeur la dialectique du réel qui porte en lui-même, à la fois les conditions d’existence et les conditions d’essence. L’art : condition d’essence. Les dalles du trottoir : conditions d’existence. La ligne de partage est bien celle-ci : d’un côté la forme contingente qui eût pu advenir ou bien demeurer en-deçà de son être, de l’autre côté la forme nécessaire, cette forme artistique par laquelle l’homme affirme sa propre essence et l’attribue aux choses selon la valeur respective qu’il leur attribue. Or ceci est pure évidence, en dehors d’une vague homologie formelle, trottoir et assemblage des éléments de « Voltaglyph 26 » n’ont nulle parenté, ici la césure est nette qui scinde le réel en deux aires non miscibles : le fonctionnel et le ludique. Oui, nous annonçons l’art en tant que forme ludique puisque le jeu des formes est la fin en soi et se clôture à cette seule exigence. L’art se doit d’être autonome sinon il n’est que la variante d’une factualité, l’ombre projetée d’un objet, un simple simulacre, une silhouette floue de la Caverne platonicienne.

 

Carl André : l’Art et le Réel

« STILLANOVEL (page 63) » -1972

Estampes et multiples, épreuve livre,

 impression offset sur papier, recto-verso

artnet

***

    Si l’on porte le regard sur l’une de ses premières œuvres précédant les grandes installations, « STILLANOVEL » de 1972, déjà s’affirme le profil profondément architecturé qui sera celui de l’œuvre future. Dans cette très belle estampe, le graphisme constitué de pavés de lettres (X-W-F…) plus ou moins accentués selon leur encrage, ceci anticipe, avec la plus grande exactitude, les géométries modulaires qui se donneront à voir dans l’exploration horizontale de l’espace, pavés de cuivre et zinc dans « Voltaglyph 26 » de 1997, mais aussi dans la spatialité verticale telle que proposée dans les 3 blocs de cèdre rouge de « La Voie Est et Sud » qui ouvrent cet article. On l’aura compris, c’est bien la mesure de l’art spatialisant les lieux et, au-delà, l’étendue infinie du monde qui interroge cet Artiste matiériste, tant la matière, reconnue en tant que telle, bien plus qu’esthétisée, est le centre de cette préoccupation, redonner aux choses, dans le sens le plus tactile, visuel du terme, leurs lettres de noblesse qu’un consumérisme pressé, indifférent à la poésie du réel avait reléguées à l’arrière-plan du visible.

    En effet il y a une inépuisable beauté à reconnaître, dans l’ordonnancement des choses simples, la dimension d’une harmonie qui, sans nul doute, reflète cet inaccessible cosmos dont nous provenons mais auquel nous opposons une surdi-mutité-cécité native. Comme si nous étions des sortes d’embryons baignés dans un océan primordial, vivant au rythme d’un balancement interne qui nous priverait d’aller voir au-dehors ce qui se passe. Tout le « travail » que nous avons à effectuer en matière d’art, c’est bien cette percée herméneutique au sein même des choses que nous rencontrons, de manière à les faire nôtres, à les placer sous le regard de notre intelligence, sous la loupe de notre entendement. Toute forme d’art, pour être correctement saisie, implique une longue tâche en amont des œuvres. La fleur n’éclot jamais qu’après un long temps d’incubation. Voici ce que semble avoir oublié l’humain dans sa course en avant. Bien plutôt que de les voir en leur essence de choses, les choses, il les dépasse et ne s’interroge jamais sur leur être. Parfois l’inconscient précède-t-il le conscient !

Carl André : l’Art et le Réel

« Voltaglyph 26 » -1997

Cuivre et plaques de zinc

artnet

***

   Nous allons bientôt voir en quoi le paradigme de l’art s’enrichit, avec l’œuvre de Carl André, d’une nouvelle perspective aussi féconde qu’étonnante. Ce qui, traditionnellement relevait du domaine de l’artisanat et de l’industrie, ceci se trouve fertilisé de telle manière que nous ne pouvons plus douter un seul instant que nous sommes bien, avec ces installations, au sein même du propos artistique. De la même façon que les estampes de STILLANOVEL laissaient apparaître un alphabet primaire, simple, élémentaire, la disposition strictement rationnelle de « Voltaglyph » (nul lyrisme ici, nul pathos : le réel en tant que réel), avec ses alternances de plaques de cuivre et de zinc, détermine une sorte de langage premier, tout comme à la naissance, à l’émergence d’un monde. Il s’agit bien d’une naissance, d’un travail de parturition dont le sol (la terre-mère) nous livre un nouveau-venu, le surgissement d’une forme dont, jusqu’ici, nous n'étions nullement avertis, dont le moindre mérite est de nous imposer sa naturelle évidence, si bien que nous pourrions dire que cette forme, nous l’attendions de toute éternité, qu’un génial Passeur a conduit au-devant de nous, emplissant, en un seul geste, notre attente esthétique.

Carl André : l’Art et le Réel

« Cyprigene Sum » - 1994

Sculpture, 36 unités en cuivre

Artnet

***

   Maintenant un point important est à évoquer afin de pénétrer la genèse de l’œuvre, de percevoir d’où elle vient. L’Artiste Carl André s’est toujours revendiqué tel un disciple de Constantin Brâncuși. Ce qu’il faut faire, mettre en perspective la célèbre « Colonne sans fin » de l’artiste roumain et les œuvres d’André. Sitôt une évidence saute aux yeux qui touche le traitement de la spatialité. Ce que Brâncuși dressait bien au-dessus de l’horizon, André le rabat au sol dans un geste qui pourrait paraître sacrilège sinon sacrificiel. La « Colonne sans fin » qui, par définition, se proposait de tutoyer l’infini, voici qu’elle connaît brusquement la base, la fondation à partir desquelles elle s’élançait, bien au-delà d’elle-même, dans un essai de dépassement des audaces artistiques. Ce que la « Colonne » trouvait au plan élémental, au rythme de sa surrection, la légèreté de l’air, la touche de feu du soleil, l’eau des nuages, le natif du Massachusetts en replie la vive prétention, ne retenant de la chute que la stricte dimension de la terre, laquelle se donne symboliquement sous la forme récurrente du carré.

   Une interprétation de style hölderlinien nous permettra de mieux saisir l’essence du parti-pris de Carl André qui, s’il est minimal, n’en est pas moins foncièrement agro-racinaire. Au vu de l’élévation de la « Colonne », au vu de sa perte dans l’indétermination d’un ciel vide et c’est l’idée même d’exil qui surgit et s’impose à nous de manière indubitable. Cette « Colonne » n’a plus de réelle attache, elle n’est, pour employer le titre d’une œuvre de romain Gary, que « racine du ciel », elle a perdu son socle, elle flotte dans l’éther sans possibilité aucune de retour. Par la radicalité de son geste, le Sculpteur américain ramène la forme à ses attaches terrestres, contact direct de la matière avec ce sol qui l’attire et la réclame tel son dû. Si l’existence du Poète Hölderlin est l’histoire d’un exil, aussi bien que sa poésie, l’on sait le motif permanent, dans son écriture, du retour au sol natal comme destin de Celui qui, toujours, a vécu à l’étranger. Il faut avoir connu l’exil afin que le natal retrouvé parle avec la force des choses essentielles. Dans cette perspective, le travail du créateur de « Cyprigene Sum », ces plaques de cuivre intimement mêlées à leur support, ce travail donc est de nature hestiologique, il chante le retour au foyer, il restitue l’être-de-l’œuvre à un fondement originaire,

   On aura remarqué que les matériaux, bois, cuivre, briques, dalles de pierre, de métal sont les matériaux ordinaires avec lesquels s’élève la maison. Alors, comment ne pas comprendre que le langage formel élémentaire utilisé par cet Artiste fait signe en direction de la maison, du « domestique » tel que défini par le Dictionnaire de l’Académie : « Emprunté du latin domesticus, « de la maison, de la famille », de domus, « maison ». Oui, au sens strict, il s’agit bien d’un « art domestique » et ceci n’a nulle valeur péjorative. Du reste, les installations in situ, dans de grandes salles aux parquets cirés, sur des pelouses jouxtant des musées ou des centres d’art contemporain, tout ceci nous indique avec certitude que la maison est au centre du jeu, que, tous les jours, nous foulons des dalles identiques, rencontrons les mêmes matériaux, les mêmes configurations. Seulement ce réel est épars, disséminé au hasard des constructions, il n’est nullement aménagé, ordonnancé par un jugement esthétique, si bien qu’il n’apparaît pas, qu’il demeure celé en sa naturelle réserve.

Carl André : l’Art et le Réel

« 3-PART WOOD INVENTION » - 2016

Sculpture, 2 unités verticales sur 1 unité horizontale,

affleurant aux deux extrémités, au sol

artnet

***

   A l’instant nous parlions d’esthétique domestique et ce n’est pas « PART WOOD INVENTION » de 2016 qui viendrait contredire notre propos. Combien cette forme en bois pourrait trouver sa place heureuse dans le cadre de nos maisons. En tant que piètement d’une table contemporaine, peut-être support d’une assise, élément de décoration pouvant supporter quelque objet artisanal, une théière en raku, un bol en céramique, quelques simples fleurs d’un ikebana. Si nous parlons d’ikebana, il ne s’agit nullement de hasard. Wikipédia nous dit :    « L'ikebana (生け花), également connu sous le nom de kadō (華道/花道), « la voie des fleurs » ou « l'art de faire vivre les fleurs », est un art traditionnel .. ». Ce que l’ikebana est au fleurs, l’art de Carl André l’est aux matériaux de la maison, un arrangement, un ordonnancement, une « voie » selon laquelle leur donner « voix », aux choses, et les faire sortir de leur habituel mutisme. L’on en revient toujours à la même remarque : l’esthétique est l’art du regard, autrement dit nous avons à éduquer nos yeux afin qu’ils voient ce fascinant Réel, il contient en lui toutes les richesses du monde.

   S’il fallait, sous forme de « litanie », dresser un bref lexique des attributs des œuvres de Carl André, nous dirions que son art est celui de la pure horizontalité, de l’immanence radicale, de la densité formelle. Nous dirions qu’il se limite à ses propres frontières, qu’il est strictement focal, autonome. Nous dirions encore qu’il est un art qui quitte les hautes cimaises pour rejoindre le sol accueillant du musée, qu’il est un art que l’on foule aux pieds, qu’il est encore un art somato-sensoriel dans le sens où chaque Voyeur des œuvres est en étroit contact avec elles, peut les toucher, en sentir la vibration interne. Nous évoquerions ce bel alphabet modulaire-élémentaire pour lequel nulle herméneutique savante n’est à convoquer. Chaque module est un mot, chaque assemblage de modules une phrase, chaque assemblage d’ensemble de modules un texte. Nous dirions encore que cette œuvre, à elle seule, fait monde, un monde concret, rassurant, à la juste mesure de l’homme.

  

 

Carl André : l’Art et le Réel

Dessin de biface en silex de Saint-Acheul

Wikipédia

***

  Ce que Carl André parvient à réaliser, à nous faire remonter tout en amont de l’art, bien avant même qu’il ne soit objet de réflexion. Il nous invite à découvrir l’en-deçà des œuvres, lorsque le geste artisanal (celui qui s’exerce sur la pierre, la brique, le métal), et le geste artistique (celui qui fait d’une brique une œuvre), n’étaient nullement distincts, qu’ils se confondaient en une seule et même unité. Les gestes de nos ancêtres, ceux des Homo faber, des Habilis, des Sapiens taillant le silex biface ou la pointe de flèche, déposaient sur les parois fuligineuses des grottes les signes symboliques de la chasse, les arcs, les bisons à abattre, nos ancêtres donc ne faisaient rien de moins que confondre l’art (voyez la pure beauté des silex taillés, des premières ébauches rupestres), avec un « art » que l’on peut qualifier d’instinctuel ou d’artisanal. Là, la fonction rejoignait la signification artistique. Là, la pointe de flèche désignait l’animal et, à travers la représentation de ce dernier, donnait figure aux premières esquisses de l’art.

   Car, à l’origine, et c’est bien là sa vertu, tout était lié dans l’espace d’un identique creuset. L’esprit rationnel n’avait encore divisé le réel en verticales et horizontales, en forme et matière, en extérieur et intérieur. La forme encore vaguement anthropologique était la seule visible et perceptible en ces temps archaïques, la seule qui valait et s’imposait à la réalité. La grotte était le « domesticus », le sol pavé de pierres, le « domus » où, nous, futurs humains attendions que vienne le langage du monde avec ses « Colonnes sans fin », ses dalles carrées, ses briques superposées, ses rythmes de gueuses de plomb. Assurément nous venons de loin, oui, de très loin !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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20 février 2022 7 20 /02 /février /2022 10:31
Ecrire, tracer un chemin

Honoré de Balzac, La Femme supérieure

Source : bnf

 

***

                                    

                                              

                                 Depuis mon Causse en cet hiver finissant

 

 

           Très chère Sol,

 

   Je t’imagine, toi la Nordique, encore enveloppée dans tes pelisses, près d’un foyer où rougeoient quelques braises, dans cette froidure du septentrion qui doit désespérer hommes et bêtes, tant il y a de rigueur partout répandue. Aujourd’hui, je vais t’entretenir d’écriture, puisque tu sais combien les mots me préoccupent en même temps qu’ils me rassurent et tressent la toile de mon ordinaire. Vois-tu, dès le matin levé, je n’ai de cesse d’aller parcourir cette belle étendue du Causse qui est un peu mon double, le miroir où j’aime à me retrouver. Comme tu dois t’en douter, sur ces aires désolées mon cheminement est solitaire, seulement quelques faucilles d’oiseaux qui traversent rapidement le ciel, seulement une pluie de feuilles mortes que le vent essaime à l’horizon des yeux. Marchant, méditant, rêvant le plus souvent, déjà je suis au plein de ma tâche d’écriture. Les bouquets de genévriers écrivent leurs mots de minuscules baies, les pierres du chemin sèment leur poésie blanche, les chênes agitent doucement leurs lexiques de branches et il n’est jusqu’aux racines qui ne disent leur souterrain trajet, leur sublime avancée dans le tissu nocturne de la glaise. Tu t’en douteras, tout pour moi est écriture qui pose ici sa comptine ininterrompue, là son ode à la si belle Nature. Se disposer à l’écriture revient simplement à se disposer aux choses, à les interroger en leur faveur de choses. Être vivant est déjà écrire le roman de sa vie. Certes, le plus souvent se dit-il en rencontres, en actes divers, en minces événements. Et tout pourrait en rester là, l’événement plié au sein de sa coque et n’en nullement sortir. Oui, il pourrait. Mais combien il est plus heureux de se saisir de cet événement, de le désoperculer de son mystère en quelque sorte, de lui faire rendre sa pulpe intime, d’extraire les sucs qu’il contient en puissance. Or, ceci, seule l’écriture le peut, elle qui fore au plus profond, qui interroge le vaste lexique humain, qui débusque, sous le futile et l’inapparent, la pépite rare qui s’y trouve contenue. Oui, tout fait sens jusqu’à l’extrême lorsqu’on se donne la peine d’interroger et de dépasser le mur têtu des apparences. Peux-tu au moins imaginer un instant les moments de grand bonheur qui ont dû se donner à Henri-Frédéric Amiel, lequel écrivait parmi les 17000 pages de son « Journal intime », aux alentours de minuit, ce samedi 5 février 1853, sur son manuscrit :

   « C’est à l’habitude du journal intime que je dois cette délicatesse de perception que l’on veut bien me reconnaître, et qui étonne les quelques femmes de ma connaissance qui la mettent ordinairement à l’épreuve – Je ne dois donc pas la négliger. Je dirais qu’il me paie de ma peine, si ce journal ne faisait pas mon plaisir. »

   Oui, écrire est d’abord un travail sur soi, des coups de sonde dans sa propre obscurité, parfois quelque révélation à l’épilogue de cette introspection. Ce que l’oral ne saurait faire, nous mettre à l’épreuve de nous-même, l’écrit le permet lui qui crée du temps, qui installe de la distance et ouvre ce monde discret, dissimulé, notre moi intérieur, y allumant de rapides étincelles, parfois un feu de plus longue durée, de plus évidente joie. Car, Solveig, tu n’es nullement sans savoir qu’il n’y a guère de plus grande félicité que d’interroger « l’inquiétante étrangeté » que nous sommes et d’y déceler, ici et là, des esquisses signifiantes, d’y faire fleurir les bouquets d’une compréhension qui, jusqu’ici, demeurait en son assidu cèlement. C’est la distance de soi à soi qu’il faut poser en tant que le lieu de notre propre inquiétude. Tant de zones d’ombre, tant de phénomènes occultés dont l’écriture interroge l’être, définit les contours, trace les limites. Parfois, au prix d’une intuition, ce qui était menaçant ou simplement confus, qui obérait notre conduite, voici que cela s’éclaire, voici que cela surgit au grand jour et, d’une peine, se transmue en calme, se déplie en douceur et trace un chemin de lumière.

    Oui, l’écriture est lumière, elle qui balise notre hésitant trajet des jalons qui le guident vers plus loin que notre regard ne saurait porter. Nous avançons dans l’exister avec des gestes d’aveugle, nous progressons sur notre voie avec des hésitations de sourd, et nos autres sens ne sont guère plus avancés dans l’ordre du décryptage du monde. Tout, aujourd’hui, va trop vite, c’est pourquoi la parenthèse de l’écriture est comme une halte pour le Pèlerin, se ressourcer à sa propre fontaine avant même d’affronter la brûlure du sacré, avant de s’exposer au feu de la divinité. Par essence, nous sommes des êtres laissés au compte de leurs propres misères, de leurs intimes égarements. Nous sautons d’une tâche à l’autre sans même avoir pris le temps d’en goûter la saveur, nous sommes des êtres qu’assaille une telle volonté de satiété que chaque nutriment rencontré efface l’autre et réclame son dû, cette complétude qui toujours s’évanouit à même son appel. Alors, plutôt prendre le temps de méditer, autrement dit d’écrire, ce qui sans doute est bien préférable à la contemporaine mode de se poser sur un coussin et d’attendre qu’une hypothétique faveur nous rencontre et nous accomplisse en notre entier. Toute mode porte en soi le ver qui la ronge, cette impatience manifeste qui fait du report à demain cette félicité que nous sommes incapables de saisir en l’instant qui nous échoit, que nous considérons nullement venue à elle-même, comme nous ne sommes nullement venus à nous dans la procrastination qui affecte notre être et le renvoie « aux calendes grecques ».

   Tu auras compris que ma promenade matinale est, à sa manière, écriture. Une anticipation de ceci qui me visitera bientôt à l’aune de la feuille blanche, cette neige, ce névé, cet immaculé pareil au silence en attente de parole. C’est bien là le rôle du blanc que nous rappeler à notre devoir de tracer des signes sur la page toujours vacante de notre propre destin. Certes, chacun selon son mode. Jardiner est écrire. Peindre est écrire. Sculpter est écrire. Å la seule condition que ces actes s’accomplissent en vérité. Nous ne pouvons jamais nous « payer en monnaie de singe » dans les projets qui sont les nôtres et les actualisations qui y sont afférentes. Jardiner, peindre, sculpter, écrire, si chacune à sa manière dessine une esthétique, donc détermine une forme, ceci ne saurait avoir lieu qu’au souci d’une éthique. Mais je n’insiste davantage au motif que mon écriture est traversée de ce principe essentiel à mes yeux de la vérité en toutes choses. Mon « errance » sur le Causse arrivée à son terme, je regagne ma table de travail et remplis consciencieusement, des heures durant, les plaines désertes que veulent bien m’offrir les cahiers sur lesquels je trace une infinité de signes. Ils sont le simple témoignage d’une vie, une empreinte déposée sur les choses, une confidence à moi-même destinée puisque, aussi bien, pour la plupart de mes textes, je serai le seul auteur, le seul lecteur, mais là est l’endurance de chacun sur terre, on n’avance qu’à creuser son propre sillon. « Propre » ici veut dire en vérité que la solitude est notre lot humain, que rien ni personne n’y pourra remédier, même pas le plus bel amour qui brûle ses ailes à sa propre flamme. Vois-tu, disant ceci, il me vient en tête le beau et obstiné travail, toujours infiniment recommencé, de cette Artiste allemande de grand talent, Hanne Darboven, écrivant sans relâche sur des milliers de feuilles, des annotations diverses, des dates et des chiffres, des signes sans signification, établissant ainsi un immense lexique personnel, émouvant témoignage de qui elle a été et qui le demeurera pour la suite des jours à venir.

Ecrire, tracer un chemin

Source : Ketterer Kunst

 

***

 

   Comme toute activité artistique, elle est la manifestation d’une façon de voir le monde, de s’y inscrire selon une perspective qui est toujours singulière. On ne peut ainsi poursuivre une œuvre qui envahit la totalité de l’espace d’une vie, sans que cette dernière ne trace, dans le massif de l’exister, le motif d’une nécessité.  On ne peut poursuivre l’écriture des quelque 17000 pages d’un « Journal intime » à la Amiel, pas plus qu’on ne peut consacrer l’entièreté de son horizon à tracer boucles, pleins et déliés sans que quelque signification en profondeur n’atteigne ces tâches au long cours. Beaucoup n’y verront que la partie émergée d’une obsession, d’autres s’inclineront devant la vastitude de l’entreprise. En sa constitution, le monde est infiniment varié, tu me l’accorderas Solveig.

   Je te sais si obstinée à poursuivre ton travail sur le langage – tu n’as pas été professeur de littérature française à l’université pour rien -, raison pour laquelle je continue à dérouler mon fil, du moins tant que la pelote se dévide et ne trouve sa fin. Sans doute comprendras-tu le besoin de m’interroger encore et encore sur la nature du geste qui me pousse à remplir cahiers après cahiers, un travail obstiné de fourmi que, sans doute, ne comprendront que ceux qui en ont éprouvé, au fond d’eux-mêmes, l’irrésistible force d’aimantation. Parfois, hésitant sur une formule, sur la qualité d’une énonciation, suspendant mon écriture, je pense au destin de ces grands auteurs qui ont semé sur leur chemin littéraire de si beaux jalons. Chacun qui écrit a toujours ce souci en soi de mettre son travail en perspective, de lui trouver des échos dont nos aînés auraient parsemé leurs œuvres, tels des exemples à méditer. Vois-tu, en un premier motif je pense à cette puissance intemporelle des textes majeurs. Mais à trop les inscrire dans son champ de vision et l’on renoncerait à toute tentative d’écrire une seule ligne. Je crois qu’il faut soi-même écrire sur fond de ce murmure, laissant venir à soi, à la manière d’un songe, quelque pièce d’anthologie inscrite au fronton de l’humanité.

 

    Intemporel, disais-je, et tu me permettras de citer quelques noms dont je sais qu’ils te sont familiers. Intemporel Hölderlin lorsque son biographe, Wilhem Waiblinger écrit dans « Vie, poésie et folie de Friedrich Hölderlin » :

  

   « Dans les débuts, il écrivait beaucoup et couvrait tous les papiers qui lui tombaient sous la main. C’étaient des lettres en prose ou en vers pindariques libres, toujours adressés à la fidèle Diotima, et fréquemment aussi des odes en vers alcaïques. Il avait adopté un style tout à fait singulier. Le contenu : souvenir du passé, combat avec Dieu, célébration des Grecs. »

  

   Oui, combien la vision de Hölderlin était vaste, combien son amour pour Diotima (Suzette Gontard dans le réel, qu’il sublima dans « Hypérion » sous la figure de Diotima) était émouvant, la perte de cet amour étant constitutif de sa chute dans l’abîme de la folie. Si le sort avait décidé de me doter d’une écriture de plus grande ampleur, nul doute, Solveig, tu eusses rempli ce merveilleux rôle de Diotima, cette aimée qui se retire dans un impossible amour. Mais tu le sais, tout comme je le sais, tout amour par nature est impossible, seulement son hallucination, seulement sa projection dans le poème ou dans la figure de l’art, ce qui, somme toute, revient à dire la même chose.

  

   Intemporel, Rainer Maria Rilke avec son somptueux poème que, nécessairement, tu connais par cœur :

« Pour écrire un seul vers

Il faut avoir vu beaucoup de villes

D'hommes et de choses

Il faut connaître les animaux

Il faut sentir comment volent les oiseaux

Savoir quel mouvement font les petites fleurs en s'ouvrant le matin.

Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues

À des rencontres inattendues

À des départs que l'on voyait longtemps approcher

À des jours d'enfance dont le mystère ne s'est pas encore éclairci… »

 

   Il serait tentant de commenter mais à quoi donc servirait-il de rajouter des mots à la pure splendeur ? Le poète, le véritable poète est en dehors de la commune mesure, tel l’aigle royal il vole à des altitudes dont nous, simples mortels, avons du mal à imaginer qu’elles puissent exister, et ces « chemins dans des régions inconnues », même nos rêves les plus insensés n’en pourraient rejoindre le sublime tracé. Il nous suffit de lever nos yeux au ciel et de questionner ce qui n’a nulle limite, à savoir les mots, ces « petites fleurs qui s’ouvrent au matin ».

  

   Intemporelles les formules décisives de Novalis dans « Monologue » :

 

   « De même en va-t-il également du langage : seul celui qui a le sentiment profond de la langue, qui la sent dans son application, son délié, son rythme, son esprit musical ; - seul celui qui l’entend dans sa nature intérieure et saisit en soi son mouvement intime et subtil pour, d’après lui, commander à sa plume ou à sa langue et les laisser aller : oui, celui-là seul est prophète. »

 

   Vocation prophétique du Poète qui rejoint la sublime intuition rimbaldienne :

 

   « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. »

 

   Prophétie, voyance, poison, folie, tels sont les ingrédients universels du langage en son incandescence lorsqu’il se fait pure poésie. Alors, Solveig, comment envier le destin du poète si ce n’est à sombrer hors du monde dans d’insondables abysses ?

 

   Mais l’écriture n’est pas seulement intemporelle. Parfois même elle en prend le contrepied pour s’affirmer en tant que marqueur essentiel de la temporalité. Le temps est alors sa substance, le temps est la structure sur laquelle repose entièrement le récit. Bien sûr, tu auras deviné que je parle à l’instant du temps selon Proust dans « Å la recherche du temps perdu ». Non, je ne t’épargnerai rien et, ensemble, nous effectuerons une plongée dans quelques textes majeurs de la littérature. Alors tu questionneras avec raison : « Mais où donc est ta propre écriture dans tout cela ? » Et je te répondrai par une manière de pirouette : « Elle est partout et nulle part ». Cette réponse trouvera sa justification au motif que le langage est un universel, qu’il dépasse toujours l’homme, que l’essence de ce dernier, l’homme, est redevable du langage, et non l’inverse comme le croient volontiers les égotistes et les disciples de la pure subjectivité. Or, puisque j’écris, je devrais dire puisque « j’ose » écrire, nécessairement mon expérience ne peut que faire fond sur l’ensemble du langage, aussi bien sur les énonciations prosaïques émises sur le « mode du On », aussi bien sur celles, admirables, des hautes figures qui les ont portées aux cimaises de l’art. Oui, nous les humains sommes toujours en équilibre instable entre le jour et la nuit, le brillant et le terne, le lumineux et l’opaque et c’est bien notre tâche d’homme que de cheminer sur cette voie étroite qui, toujours, menace de nous précipiter dans la première douve venue ou, parfois, d’inscrire notre trajet dans le sillage de feu d’une comète. Tu en conviendras avec moi, combien la comète est préférable aux tristes pavés qui se fondent dans la suie nocturne ! Mais je n’épiloguerai nullement, plutôt citer quelques « petites madeleines », elles contiennent tellement de sens dans leur forme de « petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel », cette sensualité, évidement est bien plutôt littéraire que simplement gustative, ce sont les papilles du langage qui sont avant tout sollicitées.

 

   « Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. »

 

   Ici, tu le sais bien, le temps est la matière même qui traverse cette « petite madeleine », mais, à l’évidence, un temps littéraire, un temps artistique, seules mesures qui, pour le Narrateur, Proust lui-même, constituent la seule chose qui vaille. Ce plaisir infiniment multiplié que Marcel éprouve n’est rien de moins qu’une manière d’extase, de plénitude qui évacuent du réel tout le fâcheux, l’ennui qui ne manquent d’en ternir la figure. Cette joie subite « m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire ». Oui, cette merveilleuse prose dit le tout du monde, avec, en son centre, l’œil du cyclone qu’il faut à tout prix éviter. Ce que fait Proust, par l’intermédiaire de sa géniale écriture, refouler les ombres, apaiser les plaies urticantes, ensevelir le langage du « On » sous des pièces d’anthologie. Peut-être écrire, est-ce d’abord et avant tout ceci, gommer les aspérités du quotidien, lui donner un visage plus lumineux, le métamorphoser au gré de ses propres affinités, créer un monde et y évoluer avec le seul souci de se conformer à la manière d’utopie qu’il nous propose, au rêve éveillé qu’il ne manque de susciter en nous.

 

   Alors, maintenant, si à partir de l’intemporalité d’un Hölderlin, de la temporalité d’un Proust, j’amène, dans la plus pure modestie, mes essais d’écriture, que veulent-ils indiquer, en direction de quoi font-ils signe, de quel mince événement sont-ils le témoignage, en un mot, quel est le sens qui les fait se lever, se tenir debout ? Solveig, ton expérience de la vie, tout comme la mienne du reste, est assez avancée pour que tu aies pu jauger les moindres compartiments de l’exister, leur attribuer des prédicats précis, ranger ici un rapide bonheur, là une peine, plus loin un tissu d’ennui et de monotonie sur lequel notre être doit toujours faire fond. Oui la quotidienneté en sa factualité est une entrave à notre propre liberté, un genre de boulet que nous traînons derrière nous avec le cruel sentiment que, jamais, nous ne pourrons en gommer la sournoise présence. Alors créer, poser des mots sur un manuscrit, plaquer des touches de couleur sur une toile, tout ceci se justifie-t-il à la façon d’un rituel, d’un geste d’exorcisme, lequel nous arrachant à notre désarroi constitutionnel, nous allège d’autant, nous porte dans un genre de faveur dont nous souhaitons la constante réactualisation, la reproduction à l’identique le long des jours qui s’enchaînent et, alors, chantent, rayonnent, déploient la pure générosité de leur être. Je crois que mon écriture peut, de cette manière, recevoir un début d’explication. Bien plutôt que de m’inscrire dans l’intemporel (j’en serais bien incapable), de transcender la temporalité (pour moi elle serait hors de portée),  j’ai sans doute souhaité m’inscrire dans ce que je pourrais nommer « l’événementiel », des éclairages, chaque jour qui passe, sur le fait littéraire, quelques brèves intuitions philosophiques, des propos sur l’art, des fictions, des considérations qu’il faut bien nommer « métaphysiques » au motif qu’elles portent bien plus sur des idées que sur les actes qu’elles sont censées représenter.

   Au début de cet article, je mentionnais le travail quasi quotidien d’un Henri-Frédéric Amiel qui notait des jours durant, jusqu’au petit matin, des milliers de réflexions de tous ordres. Elles étaient un peu comme la nervure autour de laquelle se tissait le limbe de sa propre existence. Activité de diariste qui, en quelque façon, montre la trame d’une vie. Rêvée plutôt que vécue, feront remarquer les plus réalistes. Certainement mais on pourrait leur opposer un facile argument au travers de cette question : « C’est quoi la vie en somme ? Lire, aimer, tailler des arbres, méditer, écrire, édifier un mur de pierres sèches sur le plateau du Causse ? C’est quoi, exister ? » L’on aura compris que nulle réponse n’est satisfaisante en soi, qu’elle est tributaire d’une psyché, d’une expérience, d’un concept et de plein de choses totalement indéfinissables.

   Donc la singularité d’un monde-pour-moi. Imagine, chère Solveig, ce qu’a bien pu être pour moi un de ces derniers dimanches d’hiver au travers duquel commençaient à paraître les premiers bourgeonnements du printemps. Imagine deux larges plateaux de pierres blanches, semés des étoiles des genévriers, plateaux que sépare, dans la douceur, une vallée avec quelques rares maisons disséminées ici et là. Le calme dans sa silencieuse venue. Nul mouvement, si ce n'est, parfois, une lame de vent qui court sur le Causse, traverse les branches torturées des chênes, se râpe contre leur écorce rugueuse. Devant moi, tout au bout d’un promontoire, un chemin longe la crête déserte à cette heure. Au sol, parmi des tapis de mouse et de lichen, quelques pierres grises et blanches qui gisent là dans la nudité de leur être. Que faire alors, je te le demande, sinon me saisir de quelques pierres que je dispose les unes sur les autres à la façon d’un cairn ? Oui, je l’avoue, ceci est un jeu d’enfant, mais aussi un jeu d’adulte parvenu à l’automne de sa vie, qui tâche de se distraire comme il peut en façonnant le réel qui lui fait face. Longtemps je suis resté assis à scruter cette élévation subite, à essayer d’en démêler la signification puisque, aussi bien, tout geste s’inscrit-il, nécessairement, dans un projet plus vaste que ne l’évoque sa simple profération. Puis, soudain, l’image s’est annoncée sans aucune anticipation de principe, de la même façon que surgit, chez le jeune enfant, cette interjection qui, pour lui, constitue le terme de son unique vérité. Ce que j’ai vu, voici : mon corps réduit en cendres, répandu sur le blanc des pierres. Une blancheur ossuaire rejoignant une blancheur géologique. Ici, parmi le vent du Causse, ici, dans la vastitude d’une solitude cherchée, je venais d’élever la stèle qui, en un certain sens, annonçait la clôture de mon être, ma dispersion parmi le lacis des chemins blancs qui se perdent au milieu des tapis d’herbe courte et des branches dénudées des genévriers que des hivers successifs ont dépouillés de leur écorce.

   Donc du symbolique se levant de ces pierres : image de la mort qui croise celle de la vie. Tout comme l’écriture, Solveig, quelques signes griffent le blanc de la page, lesquels bientôt s’effaceront puisque personne n’en apercevra la trace visible. Destin d’un « Journal intime », jamais il ne fera sens qu’à l’intérieur de lui-même. Mais, sans doute, argumenteras-tu que mes écrits, rares certes ceux-ci, je les partage avec quelques amis anciens ou nouveaux rencontrés au hasard des réseaux sociaux. Et tu auras raison, si ce n’est que mes amis ne verront jamais que la surface des choses, l’écume si tu préfères, un poudroiement qui déjà s’efface à l’horizon des consciences. Tout ce qui a été vécu avec intensité au cours de l’écriture, il n’en demeure qu’un simple ris de vent et, bientôt, un vague souvenir hésitant sur la margelle floue des mémoires. C’est là le sort de tous ceux qui, tel le poulpe, retournent leur calotte, montrent leurs viscères à nu, alors il est plus que temps de regagner son antre, de replier sa peau, de retourner dans la conque amniotique primitive puisque c’est là, au sein même du mystère, que tout se lève et murmure son nom, la naissance est proche qui sera déchirure ! Nous sommes pareils au corail de l’oursin, une pâte fragile dont nous ne montrons que les piquants extérieurs, ils sont notre unique protection et disent au monde le risque que nous encourrions si, d’aventure, l’on s’exposait en son intime parution, notre nuit intérieure ne supporterait l’éclair des regards. C’est au plus profond de nous-mêmes que nous sommes nous-mêmes. Le plus souvent, les vérités sont-elles tautologiques.

   Alors, comment dissimuler la survenue, parfois, au cours de l’écriture, d’une idée s’effaçant au rythme de sa propre audace ? Fol espoir qu’un jour d’aube grise, parmi la confluence des solitudes, une phrase naisse et se vête de ce beau tissu de l’intemporel. Peut-être quelques vers d’une poésie, un passage en prose s’élevant un peu plus haut que sa prétention ordinaire, une signification insigne se déployant à partir d’une idée, d’un concept, une intuition depuis longtemps présente qui trouve la voie de son actualisation. Alors comment ne pas rêver, au hasard de quelque énonciation, faire naître une belle temporalité, donner essor à une réminiscence au centre de laquelle repose, en toute quiétude, un souvenir d’enfance, un amour survenant à l’adolescence, une émotion au contact d’une œuvre d’art ? Je crois, Solveig, que l’on n’écrit jamais qu’aiguillonné par ce souci de la rencontre d’une métaphore qui ceigne le front de mille étoiles, rayonne au sein de la pupille, s’invagine au plein du corps pareil à un feu de joie. Une subite jouissance, un orgasme aussi bref que l’amoureux qui laisse les amants au bord du divan, accablés d’être encore au monde, pris de vertige à la simple idée de vivre.

   Mais le temps jusqu’ici évoqué appelle toujours l’espace. Nous sommes par nature à l’intersection des deux et jamais nous ne pouvons faire l’économie de l’un ou de l’autre. Au travers de mon écriture, tu auras perçu que je suis plus un être de la géographie que de l’histoire, autrement dit que l’espace apparaît toujours en premier qui détermine les lieux et, à leur suite, les temps. Tu sais, tout comme moi, combien une écriture, à condition qu’elle soit suffisamment aboutie, ouvre un monde. Non un monde virtuel qui pourrait avoir lieu quelque part dans les coursives de l’imaginaire. Non, Sol, un monde plus réel que le réel lui-même. Je ne prendrai pour exemple que les nouvelles qui entraînent le Narrateur (mon « Je » en l’occurrence), aux quatre coins de l’Europe pour la simple raison que ce continent exerce une vraie fascination et que j’aurais bien du mal à situer mes personnages en un autre endroit que celui-ci. Tous les sites que je décris, je les vis avec une rare intensité si bien qu’à mes yeux, ils se profilent en des esquisses bien plus concrètes que ceux de la quotidienneté. Vois-tu, je crois qu’une écriture ne trouve sa place qu’à devenir cette nécessité hors laquelle plus rien ne signifie qu’à l’aune d’une vacuité. Je cite, ci-après, si tu me permets cette « immodestie », quelques lignes d’une nouvelle, de manière à ce que les choses consentent à s’éclairer.

   Deux extraits d’une fiction intitulée « Kirsten du Jutland ». Tu comprendras aussitôt que cette Jeune Danoise et le Jutland lui-même m’aient habité avec la plus intime conviction, que nos deux existences (Elle, Kristen, la mienne, Jacques) aient connu un instant de fusion tels que les connaissent les amants réels. Parfois les amants de papier en surpassent-ils l’évidence. Donc le premier extrait :

 

  « Mais plutôt que de m’engager plus avant dans mon récit et afin de ne nullement laisser le Lecteur, la Lectrice dans une cruelle indétermination, je me dois d’être plus précis et contraint de tracer quelques traits vite esquissés de ma biographie. Je m’appelle Jacques Angelgan. Je viens d’avoir 48 ans. Je suis journaliste pour le compte de « Méridien », une revue essentiellement consacrée au tourisme et à la nature. Je vis à Paris, Quai aux fleurs. Je suis indépendant et sentimentalement libre. J’aime la littérature, la poésie et pratique la photographie, presqu’exclusivement en noir et blanc. Volontiers méditatif, il m’arrive de passer de longues heures sur quelque rivage sauvage en bord de mer et de suivre des yeux le mouvement incessant des vagues, le trajet libre des oiseaux, le voyage illisible d’un nuage, de deviner, dans le vent, une odeur venue d’ailleurs qui me sert parfois à écrire un poème. Voici, en quelques lignes, dressé le cadre simple de mon existence. »

  

   Figure du journaliste-écrivain, lequel conjoint, en une seule et même personne, deux modes d’être, sans doute complémentaires, mais qui différent en essence. Le journaliste d’abord, l’idée de voyage et d’aventure, celle du geste quotidien de l’écriture sur le mode informatif que véhicule toute forme de journalisme, la temporalité mise en œuvre, si tu veux. Ensuite l’écrivain et l’idée plus ample, plus éthérée de celui qui brode ses fictions dans le cadre plus abstrait de l’intemporel. Bien sûr, tu auras deviné mon inclination en direction de l’écrivain, cette figure mythique qui permet bien des fantaisies de l’imaginaire. L’extrait qui vient ici te mettra en mesure de percevoir combien le Narrateur paraît totalement impliqué dans l’événement qui aurait pu assembler, en un unique destin, un amour de rencontre en la personne de Kirsten, un amour seulement recherché par Jacques pour sa valeur littéraire, autrement dit un amour impossible parce que touché de la grâce d’un absolu.

   Tu auras compris l’exceptionnelle richesse, pour moi, de ce thème orphique qui met en présence, sur fond d’éternelle angoisse métaphysique, un Ecrivain en quête d’un amour qui, toujours lui échappe, de la même manière qu’un mot se rebelle et se refuse à vous, qu’une phrase sombre avant même de connaître sa fin, qu’un texte brille au plus loin dans une nappe d’inconsistante brume. Comme si ce réel de l’écriture reculait à mesure que les mots se posent sur la page, manière d’Eurydice d’encre sur fond d’Enfer, songe qui ne vous destine que son image superficielle et chaque nouvelle phrase renouvelle ce deuil, cette perte. Tout mot écrit est déjà perdu, recouvert par une forêt d’autres mots. Tout est toujours à recommencer qu’autorise l’espoir d’une surprise, d’un étonnement. Ce que je te dis là, sois assurée que tout artiste l’a vécu au plus profond de sa chair, que chaque œuvre porte l’empreinte de cette douleur invisible et d’autant plus présente.

 

       Second extrait :

 

   « Paris - Quai aux Fleurs - Maintenant, installé dans la plus sûre des lucidités, je revois cette séquence avec Kirsten. Je revois nos mains qui se frôlent, moi lui offrant du feu, elle le recevant dans la conque de ses doigts. Je revois cette lueur bleue inquiète au fond de ses yeux, ce léger vacillement de l’âme, ce trouble de l’esprit qui appelle et ne reçoit nulle réponse. Je revois mon propre émoi comme un mirage se reflétant dans le miroir de sa peau. L’un et l’autre, nous sommes au bord de l’abîme et le savons depuis le plus sûr degré de notre intuition. Nous voulons et ne voulons pas, d’un même mouvement, nous ouvrir au risque de l’amour, il y a trop de choses à gagner, trop de choses à perdre. Nous sommes deux vols hauturiers en perdition d’eux-mêmes. Nous sommes dans l’ici tangible, l’infiniment réel et dans l’ailleurs aux impalpables desseins. Nous sommes en nous, nous sommes en l’autre, nous sommes en partage et n’en pouvons supporter l’épreuve. Tout aurait pu basculer, des meurtrières s’ouvrir au gré desquelles nous serions sortis de nous, aurions rencontré l’unique voie en laquelle cheminer jusqu’au bout de soi, au bout de l’autre. Aimer est un péril bien plus grand que ne pas aimer. Il oblige. Il fixe ses règles. Il aliène en quelque sorte et c’est la liberté qui se sent menacée et c’est le soi en son intime qui est bouleversé jusqu’en son tréfonds le plus essentiel. »

 

   « Pourquoi écrivez-vous ? », question récurrente s’il en est. Comme si le fait d’écrire découlait de la pure énigme. S’interroge-t-on sur quelqu’un qui jardine, qui bricole, qui pêche à la ligne ? Oui, Sol, j’en conviens, le geste d’écrire est d’une autre nature. Le geste simplement graphique, écrire une lettre, s’inscrit dans le quotidien. Ecrire des fictions, émettre des idées s’apparente bien plus à une tâche artistique, or l’Artiste, de tout temps, a été considéré comme une espèce à part du monde, comme une activité subversive identique aux manipulations alchimiques dans l’atmosphère trouble de quelque laboratoire. Jean-Paul Sartre écrivait dans les salles du « Flore », mais, outre que tout le monde n’est Sartre, l’auteur de « L’Être et le Néant » était physiquement présent mais son intuition créatrice devait être à mille lieux des autres consommateurs. On n’écrit nullement une œuvre si dense à être un buveur de café ordinaire. Sans doute le génie de Sartre avait-il besoin de cet environnement de ruche discrète pour faire jaillir les mots à la pointe de sa plume !

   Donc à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », soit je répondrai par une autre question :« Pourquoi aimez-vous ? » soit : « J’écris pour écrire », autrement dit d’une manière plus simple, « j’écris pour rien » Ecrivant pour rien signifierait-il écrire pour une sorte de néant, de silence de la page blanche, de vide que l’on essaie de combler, mais jamais un vide existentiel ne se comble, jamais il ne peut être saturé, pour cette raison la tâche d’écriture est infinie tout comme le langage est infini qui nous tend l’immense miroitement de son édifice babélien. Tu auras deviné, Solveig, que ma conception de l’écriture se donne sous la figure d’un pur jeu de langage et si tu as pensé ceci, tu es dans le vrai. Jamais l’écriture ne peut se donner sous un quelconque thème axiologique, lequel déterminerait la valeur éminente de la forme ou bien du fond ou bien encore de l’intérêt de la fiction, du caractère des personnages.

    L’écriture en tant qu’écriture, voici la seule « justification » possible des signes tracés sur l’aire de la page ou apparaissant sur l’écran de l’ordinateur. L’écriture en tant qu’écriture convoque l’essence, l’intemporel, autrement dit, pour consoner avec quelques réflexions précédentes, rejoindre en quelque manière les belles visions d’un Hölderlin, d’un Rilke, d’un Novalis. Mais, bien évidemment, toute essence s’hypostasie pour chuter dans l’existence et embrasser la temporalité telle que décrite par « La Recherche » proustienne. Sans doute un vers mallarméen (Mallarmé, ce sculpteur de la langue selon son essence), « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » contient-il, en substance, la totalité de la signification de l’acte d’écrire : « le vierge » fait signe en direction de l’essence et de l’intemporel, « le vivace et le bel aujourd’hui » appelle l’existence et l’inscription dans la temporalité. Le langage est toujours cette jonglerie, ce travail d’équilibriste entre une poésie transcendante et une prose immanente. C’est à cette tâche qu’elle confie la nature de son être. Bien loin de décrire le réel, c’est le réel qui apparaît, l’essence de la manifestation que le mot, la phrase traduisent.

   Alors, certes, ce niveau d’essence est rarement perceptible en première instance. C’est comme pour une œuvre d’art abstraite, il faut un travail de l’intellection associé à la profondeur d’une intuition afin de percevoir, sous l’écoulement des mots, sous les formes colorées, leur source primitive. « Ecrire pour rien », disais-je. Ecrire pour un public, pour un éditeur, pour une reconnaissance n’est nullement écrire, simplement une manœuvre au terme de laquelle se nourrit l’espoir d’une subjectivité découvrant dans le miroir son propre reflet. L’écriture telle qu’en elle-même, sans débord, sans concession. L’écriture en sa vérité. Cette lettre que tu lis aujourd’hui n’est qu’une écriture par défaut puisque, au départ, une intention la guide, celle de t’informer et de t’expliquer quelques méditations qui m’occupent. Ecrire pour écrire c’est écrire pour les mots, c’est écrire pour le langage. Tu me feras remarquer avec justesse que certains de mes textes, je les adresse à quelques amis, je les publie sur mon Blog, je les diffuse sur les Réseaux Sociaux. Certes, tu auras raison, sauf que lorsque j’écris ces textes, je ne les écris nullement pour quelqu’un en particulier. Je suis alors simplement en dialogue avec les mots. Le temps se condense, l’espace se cristallise et, tel l’autiste enclos en son monde, je suis immergé totalement dans la tâche d’écrire si bien que je ne sais même plus si le monde existe, s’il fait beau ou mauvais, quelle est la saison qui frappe au carreau.

   Aujourd’hui, il est de bon ton, dans l’aire médiatique, si peu que l’on crée, de se dire « passionné ». Mais cette passion ne s’exhibe qu’au désir de correspondre à une mode et d’y calquer sa conduite. Tu sais, Sol, je ne me décris nullement comme un passionné. Je crois que la passion est d’un autre temps, qu’elle correspond à l’exacerbation des sentiments du Romantisme. De nos jours nous sommes loin des « Souffrances du jeune Werther » et ceci est heureux de façon à ce que l’Historie ne soit affectée d’un constant bégaiement. Nous sommes à l’évidence modelés par une époque mais il convient, dans cette époque, d’affirmer sa singularité, de suivre l’appel de ses affinités. Me lisant, tu sais combien ce thème des affinités m’est cher. Oui, ici aussi, l’ombre de Goethe se profile, mais surtout l’écriture de Goethe, non le phénomène de mode qui s’est manifesté à la suite de quelques uns de ses ouvrages.

   Je crois, qu’en matière d’écriture, nul n’est allé si loin, en termes d’exigence, que Nathalie Sarraute dont l’analyse minutieuse des fins tropismes, ces infimes variations de l’âme qui sont aussi les intimes variations de la langue, ces tropismes donc dont elle a fait le centre même de son travail de fourmi. Chaque mot est pesé à l’aune de ce mot. Chaque phrase vit à l’intérieur de ses propres limites. Chaque texte est architecture de la langue en tant que langue. Ceci, tu le reconnaîtras avec moi, est tout à fait admirable. Tracer chaque jour sur le papier ces milliers de signes qui jouent entre eux et uniquement entre eux. C’est pour cette raison qu’il est si difficile de lire Sarraute, de demeurer au centre de cette haute exigence, de ne nullement se laisser distraire, de papillonner en dehors du texte, de sortir de la densité de ces mots qui tissent une toile si dense. Le geste sarrautien n’est pas sans faire penser aux proférations minimalistes de l’art, tel objet en tant qu’objet, telle matière en tant que matière, telle forme en tant que forme. Et toujours, chez ces chercheurs d’absolu, l’essai de se maintenir au niveau de l’essence, de fuir toute tentation d’anecdote, de figuration qui ne serait que concession au réel, donc chute de l’art hors ses propres limites.

   Mais ici, plutôt que de parler dans le vide, je te propose de méditer un instant sur cet extrait tiré de « Tropismes » de Nathalie Sarraute :

 

  « Par les journées de juillet très chaudes, le mur d’en face jetait sur la petite cour humide une lumière éclatante et dure.

   Il y avait un grand vide sous cette chaleur, un silence, tout semblait en suspens ; on entendait seulement, agressif, strident, le grincement d’une chaise traînée sur le carreau, le claquement d’une porte. C’était dans cette chaleur, dans ce silence – un froid soudain, un déchirement.

Et elle restait sans bouger sur le bord de son lit, occupant le plus petit espace possible, tendue, comme attendant que quelque chose éclate, s’abatte sur elle dans ce silence menaçant.

   Quelquefois le cri aigu des cigales, dans la prairie pétrifiée sous le soleil et comme morte, provoque cette sensation de froid, de solitude, d’abandon dans un univers hostile où quelque chose d’angoissant se prépare.

   Etendu dans l’herbe sous le soleil torride, on reste sans bouger, on épie, on attend.

Elle entendait dans le silence, pénétrant jusqu’à elle le long des vieux papiers à raies bleues du couloir, le long des peintures sales, le petit bruit que faisait la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Elle entendait se fermer la porte du bureau.

   Elle restait là, toujours recroquevillée, attendant, sans rien faire. La moindre action, comme d’aller dans la salle de bains se laver les mains, faire couler l’eau du robinet, paraissait une provocation, un saut brusque dans le vide, un acte plein d’audace. Ce bruit soudain de l’eau dans ce silence suspendu, ce serait comme un signal, comme un appel vers eux, ce serait comme un contact horrible, comme de toucher avec la pointe d’une baguette une méduse et puis d’attendre avec dégoût qu’elle tressaille tout à coup, se soulève et se replie.

   Elle les sentait ainsi, étalés, immobiles, derrière les murs, et prêts à tressaillir, à remuer.

Elle ne bougeait pas. Et autour d’elle toute la maison, la rue semblaient l’encourager, semblaient considérer cette immobilité comme naturelle. »

 

   Ici, tu reconnaîtras, Solveig, toi la littéraire, le grand talent d’écriture de l’auteur des « Fruits d’or ». Ici, il est question d’ÉCRITURE et de rien d’autre. L’écriture en soi, pour soi. Beaucoup n’ont jamais perçu dans le mouvement du « Nouveau Roman » qu’un travail assidu et fastidieux de description du réel. Uniquement sensibles à cet aspect « descriptif », ils auront échoué à reconnaître l’écriture en tant qu’écriture, confondant la strate de surface avec celle de la profondeur. Si, effectivement, l’on se cantonne à la forme, on n’apercevra jamais qu’un vocabulaire indigent, ordinaire, sans grande originalité, une énonciation « de tous les jours », en quelque sorte un lexique d’un mortel ennui. Mais c’est bien l’exact contraire qui se joue dans cet extrait, comme dans l’entièreté des livres de cet écrivain majeur. On notera même l’extrême dénuement des mots tels que « vide ; silence ; suspens ; sans bouger ; le plus petit espace ; solitude ; abandon ; on espère ; on attend… » En réalité ce texte est une immense étendue désertique, un lieu anonyme, la confluence de toutes les apories qui se peuvent imaginer. Et c’est sur le terreau de cette désolation, de ce retrait de toute chose, du repliement en son propre tropisme que naît ce langage étonnant.

    Les mots sont des vrais mots de tous les jours, mais des mots qui signifient bien au-delà des communes acceptions. Lisant, nous sommes collés à ce langage étique, lisant, nous ne débordons nullement de la scène, nous sommes entièrement captivés, fascinés par ces « vieux papiers à raies bleues du couloir », nous ne pouvons nous en détacher au simple motif qu’en eux, toute la puissance du langage est amassée. Alors, nous installant au centre de cette pièce, nous vêtant de la force persuasive des mots, nous sommes en quelque sorte placés sous leur charme, nous attendons qu’ils déterminent notre destin. Bien évidemment, nous nous interrogeons sur la nature de ceux, jamais nommés, de ceux donc dont la Narratrice nous dit que : « elle les sentait ainsi, étalés, immobiles, derrière les murs, et prêts à tressaillir, à remuer. » Mais qui sont ces mystérieux personnages qui se dissimulent, jamais ne montrent leurs visages ? Ce sont simplement les conventions « littéraires », les anecdotes, les feuilletons, les mauvais romans, ceux qui ne vivent que d’histoires frelatées, qui ne véhiculent que des images d’Epinal, ceux qui confondent la littérature avec une bluette, avec un aimable badinage, une saynète romancée, une flammèche amoureuse. Si le texte de Nathalie Sarraute est si aride, si brusquement vertical, c’est bien pour dénoncer les supercheries, les décors en carton-pâte, les faux-semblants qui pervertissent l’essence de la langue, l’exténuent sur le bord de quelque ruisseau ayant perdu la mémoire de son origine.

 

   Tu auras compris, mais ceci depuis longtemps, que l’écriture est une exigence, que le langage nous précède et que nous sommes ses obligés, qu’on doit y consacrer toute l’énergie disponible à le restituer en sa propre vérité. Je te parlais de mes « publications », des lectures amies supposées, de l’intérêt souvent superficiel des « Sociorésophiles ». Les retours sont rares, certes parfois généreux, mais la plupart du temps inaudibles. Je n’écris pour nulle reconnaissance. J’écris pour moi, espérant approfondir la nature de l’acte littéraire, philosophique, poétique, artistique. Certes la tâche est immense mais aussi exaltante. J’écris pour mieux me connaître, pour mieux cerner le monde. Les quelques 13000 pages que j’ai écrites et fait imprimer, très peu en connaîtront le contenu. Nulle amertume cependant. Cette écriture aura le mérite d’exister. A la manière du « Journal Intime » dont il a été question à plusieurs reprises, tous ces textes ne reflèteront qu’une seule et unique chose : ÉCRIRE POUR ÉCRIRE.

 

Ma très chère du Grand Nord, t’écrire est pur bonheur

 

Ton bavard diariste

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 février 2022 6 12 /02 /février /2022 09:22
Manzoni, du destin de la ligne

Achrome - 1958

Artnet

 

***

 

   Présentation générale de l’œuvre - « Piero Manzoni – Achrome » - Catalogue d’exposition -Hazan Editeur :

  

   « Sa pratique se radicalise après avoir vu les monochromes bleus d'Yves Klein qui le fascinent, mais qu'il rejette aussitôt en proposant une approche plus radicale : l'absence même de couleur. (…) Mais les Achromes, ces œuvres monochromes blanches auxquelles il travaille pendant les sept années de sa carrière (1957-1963), constituent le cœur de son œuvre, poussant plus loin encore les expériences de la monochromie en choisissant l'a-chromie, l’absence même de couleur. Dans une volonté de remise en cause de la surface picturale et de la gestualité psychologique, qui domine dans la peinture informelle et lyrique de l’après-guerre, Piero Manzoni évacue de l’œuvre couleur et dessin. Ce rejet de la tradition picturale passe par un refus du pinceau et de la peinture au profit de matériaux étrangers à la tradition picturale : kaolin, coton industriel, fausse fourrure, polystyrène, petits pains, cailloux, etc. Lorsqu’il utilise la toile, l’artiste y applique une gestualité minimale : plissage, traçage, couture, badigeonnage, le tout donnant lieu à des formes approximatives : plis, quadrillages, lignes, etc. Les surfaces sont rarement lisses et mettent en avant les irrégularités aléatoires de la matière. (…) Depuis les très célèbres toiles plissées jusqu’aux dernières œuvres en polystyrène, accompagnées d’essais permettant d’appréhender sous des angles inédits l’une des recherches majeures de l’art de la fin des années 1950 et du début des années 1960. »

 

   Cet article du catalogue est suffisamment explicite pour qu’il n’y ait rien à y rejouter. Il constitue une rapide synthèse du travail de cet Artiste singulier. Ce que nous voudrions tenter ici, au cours de cet article, repérer dans la courte vie de Manzoni, disparu à l’âge de 29 ans, la marque insigne d’un fulgurant destin dont les lignes du doigt, mais aussi bien les lignes graphiques déposées sur les supports, tracent à leur manière une existence en sa finitude. Dans les reproductions d’œuvres ci-dessous il n’a nullement été tenu compte d’un ordre chronologique, seulement d’un ordre « ontologique », pourrait-on dire, selon le mode de donation particulier de l’être en ses diverses et souvent surprenantes manifestations. L’investigation, loin d’être plastique et picturale, sera bien plus psycho-philosophique, orientée vers les circonstances de la vie, lesquelles à défaut d’être de simples hasards, suivent bien peut-être une ligne tracée de toute éternité. Mais ceci est, avant tout, affaire d’intuition, donc de mise en œuvre d’un jeu qui détermine ses mouvements comme sur le damier d’un échiquier : de rapides décisions dont, jamais, nous ne pouvons saisir ni le lieu ni le temps de leur provenance pas plus que le mystère qui semble en gouverner les constantes oscillations, les retraits puis, soudain, l’effacement à jamais. Entrelacement de liberté et de censure dont nul ne sait qui prévaut en cette existence toujours à recommencer chaque jour qui passe. Nous évoquerons d’une manière générale le « dessin » que propose toute existence, en tant que symbolisation d’un « dessein » bien plus vaste qui est le lot de toute humanité confrontée aux limites qui en balisent le trajet.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Empreinte du doigt de l’Artiste - 1960

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***

 

   Comment ne pas voir, dans cette forme spiralée, dans ce genre de représentation en vortex, les lignes de la vie soumises aux polarités d’une étrange aimantation ? Vortex-vertige. Vortex-tourbillon. Vortex-béance comme si, sous les pas de l’Homme s’ouvrait la trappe par laquelle connaître l’inconnaissable, connaître son propre fond abyssal. Bien évidement ceci dessine les contours d’une sourde et itérative angoisse. Rien ne semble tenir et l’on songe à ces sables mouvants qui happent les Errants et les engloutissent sous une nappe d’éternel silence. Retour au Néant en quelque sorte. Extinction du langage qui avait habité la cimaise des fronts, avait tressé les lèvres des fleurs signifiantes en leur magique éclosion. Apposant son doigt sur la plaine blanche de la toile ou du papier, l’Artiste avait-il au moins éprouvé cette prémonition tragique d’une Ligne qui, un jour, s’interromprait ? En bas, à droite de l’image, trois lignes rompent l’harmonie d’un bel enroulement. Interprétation d’une rupture, d’une scission, d’une coupure taillant à vif la chair humaine vaincue sous la puissance de forces qui la dépassent.  Interprétations digitales : lignes de Vie, lignes de Mort. Cette empreinte, paradoxalement affectée d’une forme d’œuf, donc de naissance, donc d’ouverture, semble refermer en elle les signes de sa propre condamnation. Œuf rompu, il ne demeurera sur la toile qu’un sang blanc traversé de linéaments d’encre. Une écriture portant en sa signature le motif même qui la détruit. Genre d’encre sympathique, elle a besoin d’un révélateur chimique afin d’apparaître à nouveau. Qui, le révélateur ? Où, le révélateur ? Dieu ? Un Ange ? Un Être indéfinissable ? L’Art lui-même en sa fonction cathartique ? Oui, cette simple forme donne à penser. Oui, cette forme questionne et questionnant, elle nous entraîne bien plus loin que nous, dans quelque site étrange dont nous attendons qu’il nous réconcilie avec nous -mêmes et nous fournisse la clé de notre possible éternité. Toute forme est émouvante dès l’instant où elle pose les contours de l’humain. L’esquisse anthropologique est inscrite en nous depuis des temps immémoriaux et ce n’est nullement un hasard si, devant des taches pareilles à un Test de Rorschach, nous projetons toujours sur elles l’image d’Adam, l’image d’Ève, et partant la nôtre puisque nous ne sommes qu’un écho d’Images Primordiales.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Achrome , vers 1958

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   Survenant immédiatement après cette figuration cyclonique, cet océan blanc uni « d’Achrome 58 », cette eau dormante sont pur ressourcement de soi à de claires et lénifiantes fontaines. Comme si, après la traversée de signes noirs pareils aux sombres présages d’oiseaux hitchcockiens, succédait le vol libre et souple da quelque colombe de la paix. Tout ce qui était funeste, tout ce qui dessinait de fuligineux horizons, voici que cela s’éclaire et fait signe, sinon en direction d’une pure joie, du moins dans l’orbe d’une accalmie, d’un allègement. Ces plis sont apaisants, ces plis sont empreints d’une onctuosité toute maternelle. Une réminiscence anténatale nous installe au sein du royaume amniotique, là où les mouvements sont diffus, où les sons sont filtrés et harmonieux, où la température se donne sous les caresses d’un doux alizé. Rien d’autre à faire que de se laisser flotter dans une manière de « luxe, calme et volupté ». Enduisant sa toile de kaolin et de colle, lui imprimant de douces et somptueuses oscillations, Manzoni a su rendre à la matière sa part de quiétude, sa disposition à l’accueil. Achrome-conque. Achrome-silence. Achrome-pré-verbal en son pli recueilli. Ce geste si simple, si compréhensif est générateur d’une grande et touchante beauté. Il est pareil à l’ouverture des bras de l’Aimée. Pareil au jeu léger de l’enfant. Pareil au vol du papillon dans l’air poudré de clair pollen. Mais nulle métaphore ne suffirait à en parachever le sens pour la simple raison que le sens naît immédiatement du visible, sans apprêt, sans parole préalable qui en annoncerait la venue. Ce tableau est libre de lui au titre de sa pure immanence. Bien entendu, nous les Hommes, y amenons des sèmes qui lui sont extérieurs, mais ceci n’entame nullement sa vérité, y tresse seulement quelques commentaires sans doute superflus mais nous ne pouvons demeurer inertes face à ce qui est, pour nous, un baume, un motif qui éclairera notre conscience, lui donnera un espoir, l’exhumera pour un temps, de toute cette gangue de suie qui, parfois, exsude de la sourde matérialité de l’exister.

  

 

Manzoni, du destin de la ligne

Achrome - 1962

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***

 

   Comme cette pluie de signes blancs, comme cette neige doucement surgissante est un réconfort pour l’âme ! Alentour se montre une plaine lisse, dense, identique à la joue que nous tend la page d’un cahier d’écolier. Nous sommes un peu intimidés par tant de blancheur donatrice de plénitude. Le tissage est d’essence boréale. A tout instant nous pouvons nous attendre à rencontrer le frisson blanc des bouleaux dans la brume du septentrion, ou bien la mesure presque invisible de la perdrix des neiges, ou bien la parution de l’ours à la fourrure duveteuse. Au centre de tout ce silence, une granulation de blanc, elle nous fait penser au passage de quelque Petit Poucet qui aurait semé sur son chemin des théories de cailloux blancs car, en toute circonstance, il s’agit de retrouver son logis et, partant, de se retrouver, soi, parmi l’éparpillement de la mutité d’aube, un sillage à peine conscient de sa nuée si légère. Assurément cette œuvre est empreinte d’un bonheur simple, immédiat et nous présumons que l’Artiste s’y est adonné avec une sorte d’impatience enfantine, de jeu grâcieux. Au milieu donc, le gravier s’est assemblé sous la figure de la ligne. L’œil se dirige vers sa douce éminence. L’esprit s’y rassemble afin d’y rejoindre son propre souci d’unité. L’équilibre est parfait qui distribue un champ disséminé de présences discrètes et un champ plus affirmé d’un relief qui trace sa voie avec une tranquille assurance.

 

 

Manzoni, du destin de la ligne

 

Linea (frammento) , 1959 -1961

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***

 

   Si, jusqu’ici, les œuvres proposées se donnaient selon de souples horizontales, selon la figure spiralée de l’empreinte digitale, voici que le plan de vision s’inverse, qu’il devient brusquement vertical. Surrection qui étonne, surgissement à la manière d’un geyser et cette Ligne paraît tracer la forme d’un destin assuré de lui-même, fier de son prestige, tout entier voué à affirmer son être, à se lever parmi la haute clameur du jour. « Frammento », « fragment », comme si une saison particulière de la vie avait à se montrer pour ce qu’elle est, une lutte contre le Néant, une marche debout face aux apories du monde. Âge de la maturité atteint par Manzoni avant même qu’il n’ait eu à se manifester. Sa peinture à la facture si étonnante, la diversité de ses créations, l’invention pareille à une braise rouge, tout ceci témoigne, en lui, de la présence d’un génie qui le brûle et le consumera bientôt. Cette brusque ascension, cette haute turgescence, ce rebond de tout l’être en direction de plus hautes valeurs nous font irrésistiblement penser au « Zarathoustra » de Nietzsche, à sa séquence, belle entre toutes du « Grand Midi ». Nous citons ce « fragment » d’exception :

   « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhumain, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène au couchant : car ce sera le chemin qui mène à un nouveau matin.

   Alors celui qui disparaît se bénira lui-même, afin de passer de l’autre côté ; et le soleil de sa connaissance sera dans son midi.

   Tous les dieux sont morts : maintenant, vive le Surhumain ! » Que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière volonté ! »

    Si, par un simple effet de l’imagination, nous faisons de ces paroles les paroles-mêmes que l’Artiste aurait pu prophétiquement adresser à l’humanité, n’y verrait-on, à la fois, le déclin de cette humanité, le déclin aussi de qui il est, l’Artiste, en route vers sa chute purement occidentale ? En effet, il y aurait bien un dernier soir, un couchant mais dont nul levant ne serait venu relever la chute. Il n’y aurait de « nouveau matin ». Manzoni est trop tôt arrivé « au milieu de sa route » et son « grand midi », bien plutôt que de lui ouvrir la voie du Surhomme, l’a précipité en plein ciel, tel l’infortuné Icare ne connaissant de sa « volonté de puissance » que son épilogue, la fin tragique d’un rêve. Nous faisons la thèse que Manzoni était cet homme d’exception que Nietzsche nomme le « Surhomme » au regard de sa novation picturale, de sa personnalité atypique qui n’hésitait nullement à offrir ses substances les plus intimes à ses « Adorateurs ». Mais écoutons les propos de Gilbert Merlio dans « Le surhomme nietzschéen : un être singulier ou un exemple pour tous ? » :

   « Le surhomme est en fin de compte moins l’image arrêtée d’un type nouveau qu’une métaphore appellative ou performative qui invite l’homme, chaque homme, à davantage de créativité, d’authenticité et de singularité, le convie à conférer un style original ou singulier à tout ce qu’il entreprend et d’abord à sa propre personnalité, à en faire une œuvre d’art. »

   Or Manzoni n’a nullement hésité à faire de sa propre personne le lieu inattendu d’oeuvres que l’on peut qualifier de « performatives », le simple fait de vivre son corps, de faire de son souffle, de ses empreintes, de ses propres déchets des prétextes artistiques, ceci s’inscrivait dans cette visée nietzschéenne déconcertante à bien des titres mais redoutablement efficace sur le plan théorique.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Linea , 1959 - 1961

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***

 

   Mais qu’est-ce donc qui ne peut manquer d’advenir après une montée si haute, si vertigineuse ? On ne tutoie les cimes sans réel danger pour soi. Avec la précédente image de « Linea », la dimension verticale, autrement dit « céleste » avait été atteinte. En quelque sorte, l’Art au sommet de sa vocation. Et maintenant, cette autre « Linea » nous ramène à des considérations bien plus terrestres, offusquées en quelque sorte de pesanteur, de matérialité. La Ligne est tremblante, comme peu assurée d’elle-même. La ligne est l’horizon humain avec ses turbulences, ses éclipses parfois, ses brusques évanouissements et nul ne sait plus y repérer l’empreinte lisible de son propre destin. Cependant un espoir se fait encore jour. La teinte de la toile est lumineuse, solaire, rayonnante. Est-elle de la nature des grands flamboiements qui d’abord fascinent puis une fumée monte insensiblement et l’astre du jour disparaît derrière ce voile ? Cette fulgurance de la couleur est-elle prémonition de plus funestes heures ? Nul ne peut le savoir, pas plus que Manzoni lui-même ne pouvait en être alerté. Cette écriture a posteriori possède des éléments d’information, des significations qui, en 1961, ne pouvaient encore y figurer. Aussi notre méditation sur cette œuvre s’alimente-t-elle à une source que l’Artiste ne pouvait soupçonner.

   Nous avons conscience que nos projections sur le chemin accompli par Manzoni ne sont que de pures interprétations semblables à celles du Thérapeute qui essaie de lire, dans le dessin d’enfant, la réalité d’une existence, sa vérité. Toujours la tâche d’interprétation se situe sur ce versant escarpé sur lequel ne peut faire fond nulle certitude, seulement quelques impressions, seulement quelques floculations dans un paysage existentiel, quelques rapides visions, quelques pas sur la pointe des pieds et le sentiment de n’avoir qu’effleuré une vie, en avoir perçu quelques harmoniques à défaut d’en saisir le ton fondamental. Alors que choisir, du silence ou de la parole ? Peut-être dire simplement dans l’authenticité, dans l’immédiat ressenti.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Sa dernière ligne - 1963

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***

 

   L’intitulé de la toile  « Sa dernière ligne », (le commentaire du Site qui diffuse les œuvres de l’Artiste) est bien plus qu’une simple évocation, il est, à proprement parler, une « mise à mort ». « Mise à mort » veut dire ici, bien plus qu’une sommaire exécution, « la remise à la mort » d’une œuvre en son ultime donation. La Ligne s’exténue, elle est un mince fil qui, bientôt, se rompra. La couleur a chuté dans une manière de crépuscule, dernière touche occidentale dont nul orient ne viendra assurer la relève. Ironie du sort ou bien geste de préscience, cette toile, parmi toutes celles présentées est la seule qui porte la signature de l’Artiste ? Dernière projection d’une matière intime, dernière empreinte digitale, dernier souffle dont nul « Ballon blanc » ne nous dira la tragique vérité. Le sort de tout ballon, remis à sa montée dans le ciel, donc à son propre destin, n’est-il celui de la chute ?

Manzoni, du destin de la ligne

« Corpo d'aria »  - 1959 -1960

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