‘Le Chemin des Grands Jardins’
Œuvre : Roger Dautais
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A les voir posés là, devant nous, nous croirions que ces cairns existent depuis une éternité. Comme si une lave bouillonnante avait immémorialement surgi du rocher, laissant apparaître ces bulles immensément figées. Et alors il n'y aurait plus eu de mouvement possible, sinon celui des vagues. Flux et reflux comme pour scander un temps long que les hommes n'auraient pu saisir dans l'empan de leur mémoire. Seules les pierres le peuvent en qui se grave la lenteur géologique, son avancée tellement imperceptible. Une manière d'annoncer la perdurance des choses, la marche inaperçue de la Nature. Un ‘éternel retour du même’, une saison succédant à une autre, une érosion si lente qu'elle semblerait n'être que pure projection imaginaire. Le temps des pierres est si long, insaisissable, inaccessible, qu'il conduit le temps humain à ne s'annoncer que sous le règne de l'éphémère. Les quelques clapotis, au large, témoignent de cette relativité de ce qui passe par rapport à ce qui dure. De l'humain par rapport au cosmos.
Or, ici, c'est bien d'une dialectique de la temporalité dont il s'agit. Conflagration de la durée et de l'instant. Et nous sommes renforcés dans la rectitude de notre perception en raison de la tension qui semble indéfiniment s'accroître entre la dureté si proche de la pierre, la fragilité si lointaine de l'habitat des hommes à l'horizon. Écho infini jouant sa partition entre le microcosme où nous tâchons d'exister et ce macrocosme qui toujours nous fascine en ceci qu'il est inatteignable, illisible. Quel serait le lien à établir entre ce doute de vivre qui, continuellement, nous étreint, et cette certitude qui nous fait face dont le rocher constitue la puissante métaphore ? Y aurait-il une vérité inaperçue que ces pierres levées seraient censées nous dire ? La fatuité de notre prétention à être, par exemple ? L'orgueil dont nous faisons souvent notre étendard alors que nous ne devenons, chaque jour qui passe, que matière s'oubliant elle-même, sable en devenir, poussière tellement inconsistante que personne ne peut témoigner au-delà de sa propre personne ? Les rochers posent-ils des questions ? La Nature nous adresse-t-elle une forme d'éthique ou bien est-ce nous qui lui attribuons cette faculté ? La Nature nous regarde-t-elle ou bien est-ce nous qui la regardons, nous les hommes à la vue étroite qui prétendons juger de tout, établir l'ordre des lois, décréter ce qui est beau, bien, vrai ?
A contempler ces concrétions plurimillénaires nous sentons combien notre prétention est grande alors que l'empan de notre vie n'est qu'étincelle à l'aune de l'arbre, du nuage, de la montagne, du bloc de schiste ou bien du chaos de granit. Voir cette image, l'amplitude qu'elle révèle, la distance dont elle témoigne dans l'ordre de la durée, entre l'homme et ce réel qui toujours lui fait face et nous sommes comme pris d'effroi. Nous devenons si vite mortels. Vie, espace de quelques souffles, de quelques battements de cœur, de quelques pas et nous faisons la révérence et, déjà, plus personne ne se souvient de nous. Pas même nos photographies qui jaunissent, se piquent de points noirs et bientôt s'effritent. Quant à notre nom, ce patronyme qui nous singularise et affirme notre ‘royauté’ le temps d'une parenthèse, qui donc s'en inquiètera lorsque nous ne serons plus qu'un embranchement anonyme dans quelque arbre généalogique, un rameau qui aura existé, puis aura chuté au sol, feuille morte bue par la terre à la courte mémoire ? Qui donc ?
Heureusement l'entropie fait son travail, accomplit la disparition du vivant afin que du vivant, autre, puisse surgir. Cela nous le savons, quand bien même nous ne ferions pas, sur nous-mêmes, un travail d'intellection ou bien une recherche d'ordre métaphysique. Les choses portent, dans le secret de leur genèse, ce qui les a fait advenir, que toujours elles ignorent, mais dont elles révèlent, à leur insu, la trace visible, les stigmates apparents. Le granit, en sa texture, contient la structure même de sa propre disparition, ce fragment de minéral provisoirement rassemblé, agrégé aux fragments contigus, en attente du vent, de la pluie, du crépitement de poussière qui viendra le réduire en galets, puis en cailloux puis en sable que, plus tard, les enfants creuseront de leurs mains innocentes afin d'en faire des châteaux. Une manière comme une autre de donner au rocher une autre forme d'exister.
Identiquement, l'homme de chair et de sang porte-t-il en lui le dessin de ses futures empreintes dont nul enfant ne fera la matière de ses jeux, le retour à la terre étant, après lui, son unique destinée. Ainsi sommes-nous, par rapport au géologique, cette ’fragile éternité’ s'accomplissant chaque jour selon un destin qui détermine une voie. Marchant sur des chemins de fortune ou bien d'infortune, parmi les cairns, près des hautes falaises de craie, le long des à-pics des montagnes, entre les murs de pierres sèches de la garrigue, près des météores blancs dressant leur vertige à contre-jour du ciel, c'est cela que nous faisons, tracer une physique - la mesure exacte de l'homme - à l'ombre d'une métaphysique - cette Nature insaisissable que, jamais, nous ne pouvons appréhender en totalité -, alors que nous pensons seulement vaquer à nos occupations avec l'unique souci de l'horizon humain. Ceci, cet inconcevable écart qui nous met en demeure d'exister le temps qui nous est imparti, cet écart donc est le même qui place le ciron, ce fragile insecte que nous toisons de notre silhouette, dans une simple posture d'infiniment petit alors que nous figurons, à sa minuscule vue, l'infiniment grand. Mais comment mieux traduire le sentiment dont nous sommes saisis, à la fois de prodigieux étonnement en même temps que de profonde détresse lorsque, considérant notre position dans l'univers, nous nous interrogeons à la manière pascalienne dans ‘Les deux infinis’ :
"Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti."
Mais, ici, si cette belle œuvre nous parle des pierres, elle nous parle surtout de nous, les hommes. Car cela qui est représenté par deux pierres, l'une surmontant l'autre dans un bel équilibre, n'est autre chose que l'esquisse humaine réduite à sa simple morphologie de signal iconique. Une pierre large pour dire le corps ; une autre étroite pour dire la tête. Il n'est besoin de représenter ni les yeux, ni les oreilles, ni le nez, ni la bouche pour que l'œuvre signifie en son entièreté. Une simple abstraction y pourvoira. L'essence humaine nous imprègne tellement de l'intérieur, qu'il n'est nullement besoin d'en détailler tous les prédicats afin qu'elle nous parle. Pas plus qu'il n’est utile de construire une fable ou bien de sous-titrer l'œuvre pour que la famille apparaisse, les parents, puis les enfants par taille décroissante.
L'instinct grégaire, l'altérité creusent de tels sillons dans notre psyché que la simple vision de quelques silhouettes nous installe déjà dans une possible épopée. Celle de ce mystérieux groupe qui semble tourner le dos au paysage, nous faisant face de toute son énigme de gemme. Nous sommes, à proprement parler ‘dévisagés’ par cela même qui nous interroge depuis ce regard muet, lequel, par définition n'en contient aucun, alors même qu'il les contient tous. Nous perdons la face, cette singulière épiphanie par laquelle nous nous révélons au monde. Nous sommes interrogés par cette multiple mutité dont les bouches absentes nous en disent bien plus qu'elles ne le pourraient si elles proféraient des mots. Leur silence de pierre, plus qu'un retrait de la parole dans une crypte scellée, est un cri lancé en notre direction. Un cri métaphysique qui veut rendre visible les milliers de formes qui, à chaque instant, nous visitent de leur étonnante présence alors que, toujours, nous nous réfugions dans le non-dit et l'incurie, pensant qu'il y a mieux à faire que d'interroger les cairns, fussent-ils doués d'une âme. Quoi qu'il en soit de tous ces présupposés, il nous reste à contempler et à méditer !