Peinture : Barbara Kroll
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[Ce texte est dédié à Mon Ami Jean-Pierre, avec lequel, en des temps
qui sont devenus « archéologiques », nous dressions, au terme
d’un enthousiasme adolescent, les fondements
à partir desquels façonner quelques pierres
servant à édifier le tremblant édifice
de « La Chair du Milieu »]
*
Au réveil, encore si peu assuré de Soi, on tourne distraitement les pages d’une revue. On ne trouve guère ce que l’on cherche : une image de pure beauté, le sublime d’un paysage, le rare d’un Poème, une forme dont on eût souhaité qu’elle éclairât le jour d’une lumière nouvelle. On navigue parmi les signes noirs et polychromes sans jamais apercevoir cette rive qui eût conféré à notre regard la certitude d’une assise. On boit son thé à petites gorgées. On fume sa première cigarette. Les volutes, au plafond, esquissent leurs arcanes blancs. Dehors, les pierres du Causse chantent doucement sous la pression amicale de l’air. On est à Soi, certes, comment pourrait-il en être autrement, mais dans le déphasage, la dissonance, comme si son propre profil vivait à l’aune de son aura, cet entour de Soi en lequel se trouvent, paraît-il, les pulsations de notre magnétisme interne. Å dire vrai, on se sent étrangement Être des lisières, Être du cercle des clairières, juste sur la périphérie, là où les choses, tout à la fois et étonnamment, s’appartiennent et ne s’appartiennent pas. Une manière d’entre-deux, un genre de flamme au grésillement incertain, une façon de vol de libellule avec ses erratiques parcours.
Est-on si décontenancé d’être dans cette transition entre être et non-être ? N’est-ce là le sort ordinaire des Quidams qui parcourent la Terre, pareils à des insectes de verre hallucinés à la hauteur de leur propre transparence, de leur indicible diaphanéité ? Car, si nous sommes parfois hautement dicibles, simples narrations dont l’Étranger, à sa guise, peut parcourir et comprendre les chapitres, nous sommes tout autant ces étranges feuillets d’Écrivains aux mille ratures, aux infinies reprises, aux taches qui maculent le peuple des lettres et des mots. Une insolite contrée avec ses hautes tours fantomatiques, avec les moellons gris de ses ruines, avec la clarté sourde de ses cryptes. Sans doute, vous qui lisez, penserez-vous que cet état hypnotique est simplement l’effet d’un réveil hésitant, que, bientôt, le jour gommera tous ces stigmates nocturnes, que l’ardeur du soleil effacera ces ténébreuses adhérences. Certes, vous avez parfaitement le droit de penser ceci, de vous rassurer au motif que ces manières d’entrelacements oniriques (ils font penser aux lianes d’une arbustive folie !), ne pourront que se dissoudre dans le jour qui passe, qu’il n’en demeurera jamais que quelque bribe se dissolvant parmi la floraison des discours, le cycle assidu des événements.
Vous n’aurez pas tort, si seulement, préoccupés d’apparences (la Vie en est continûment tissée), votre regard ne se focalise point sur ces étranges territoires que l’on dit « inconscients », que je nommerai plutôt « in-sensés », vous aurez compris « privés de sens ». Et c’est bien là que « le bât blesse »,
le privé-de-sens frôle
constamment le non-dit,
le non-éprouvé,
le non-conceptualisable,
autrement dit le « terrible »
Oui, c’est bien « l’insu » qui fait de nous des « Colosses aux pieds d’argile ». Saurions-nous, dans la profondeur, l’enchaînement des causes et des conséquences, l’origine des choses, les raisons des attitudes, le fondement des phénomènes, que nous serions immédiatement sauvés de nous-même au motif que notre questionnement inquiet n’aurait plus quelque justification de se manifester, que nous pourrions vaquer à nos occupations le cœur léger, l’esprit libre. Cependant, Êtres finis, circonscrits au monde de notre chair, il nous revient, sans relâche, de girer tout autour de nous, essayant de grapiller, ici et là, quelques fragments qui pourraient soulager notre désir monomaniaque de trouver, partout, les solutions de notre singulière énigme.
Imaginez, alors que votre tasse de thé est vide, que votre cigarette est réduite à l’état de cendre, que l’heure a bien du mal à avancer, que vos projets sont encore en friche, tournant, du bout de votre index mouillé l’ultime page de votre revue, vous tombez (au sens propre) sur cette reproduction d’une œuvre que vous jugez immédiatement belle, à la fois pour son motif esthétique, à la fois pour la dimension de secret qui s’y abrite, tout au moins est-ce cet aspect de l’illustration qui retient votre attention. Le fond de la toile est totalement nocturne, une nuit dense y règne et c’est un peu comme si, lors de votre premier réveil, sous l’effet narcotique d’un rêve proche, vous basculiez, de nouveau, dans ses plis de ténèbres sans réel espoir de n’en jamais sortir. Donc, votre regard intérieur, fardé de ces ombres plurielles, distingue dans un genre de nébuleux clair-obscur, l’ovale régulier qui vous fait aussitôt penser à un visage humain, sans doute archaïque, s’extrayant tout juste du Néant dont il provient. Or, son indistinction même serait l’exact contraire d’une épiphanie, protubérance informe de ce qui vient à l’être sur le mode encore trouble, insuffisamment affirmé, d’une esquisse à elle-même son début et sa fin. Car, aussi bien, ce vague tracé pourrait-il rétrocéder en direction du lieu dont il provient : l’illisible en son ésotérique occlusion et, de ceci qui vient à nous, nous ne percevrions rien d’autre que cette venue, nullement le motif qui anime son sibyllin projet.
Donc ce visage ou plutôt son anticipation, sa venue sur le bord de l’être, non seulement vous interrogent, mais vous placent comme au bord d’un précipice. Å trop vouloir cerner l’indiscernable, il se pourrait que, devenu étranger à vous-même, vous ne disparaissiez dans l’instant de la figuration mondaine. Au simple jeu des analogies (le semblable attire le semblable), vous fondant au lieu même de cette confondante absence, il se pourrait que votre existence même se posât, nullement dans la forme de la certitude, seulement en une manière de vibration si floue, si peu assurée d’elle-même que votre corps renierait ses propres limites, que votre esprit, tel le sucre au contact de l’eau, se dissoudrait sans même laisser paraître le réel de sa forme antérieure. Comme si l’on pouvait émettre cette étrange formule :
Un Néant
en appelle
un Autre
Mais poursuivons les coursives sombres de cette étonnante Métaphysique.
Cette forme prédictive de l’humain, qui paraît venue du fond des âges, cet élan encore retenu dans des langes natifs, dans des bandelettes de momies, survolons-les, ces formes, sans même nous figer dans quelque position immobile qui nous perdrait à nous-même. Le châtain des cheveux, du moins pouvons-nous supputer sa teinte approximative, se perd dans la nuit de la toile. L’arc du front est pareil à une poterie ancienne, telle que mise à jour par de patients Archéologues, un aspect de Terre de Sienne usée, poncée par l’assiduité du temps. Une amorce de sourcil, au moins l’estime-t-on ainsi. Mais notre inventaire des points saillants de tout visage (yeux, nez, bouche, oreilles), tout ce par quoi les sens sont en alerte et, conséquemment le SENS attaché à toute perception, tout ceci est soustrait à notre regard, confisqué si l’on peut s’exprimer ainsi, car un mystérieux voile interdit l’accès de la citadelle. Une main aux trois doigts recourbés en retient la possible chute. Que nous devenions, sur-le-champ, orphelin de cette vision soudainement tronquée, que nous en ressentions un vif dépit, que nous souhaitions en traverser la nappe opaque afin d’y lire la possibilité d’un Destin, quoi de plus naturel, de plus logique ?
De ce tableau largement retiré en ses coulisses, de cette représentation qui ne présente, en réalité, qu’une faible excroissance du Rien, nous ne tirerons guère qu’un vague sentiment de confusion, de troublante inertie, de flottement à l’infini en un espace aussi froid et anonyme que le vide sidéral lui-même, que le ciel en sa noire mutité hivernale. Nous sommes et demeurons au-dehors, inutile lune cherchant l’accueil de sa planète. Cette fermeture de ce qui ne se montre que dans la réserve, cette occlusion sans possible effraction, cette inaccessible chimère contre lesquelles nous butons sans qu’il nous soit permis d’en traverser la matière têtue, toute cette massive opposition nous oblige à faire retour en-qui-nous-sommes, des êtres qui ne prospérons que sur nos propres fondations, si fragiles fussent-elles.
Mais ce retour de l’Aventurier en son foyer, cette réinscription d’Ulysse en son Ithaque n’a rien d’évident. Toujours l’humain, en sa projection vers le futur, en son essaimage en des sites aussi éloignés que multiples, toute cette agitation nomade, toute cette impatience d’inclure le divers en sa propre et relative unité, se donne, le plus souvent, à la manière d’une spoliation, d’une injustice. C’est comme si l’on disait à la nymphe juste éclose de son corset de fibre, après qu’elle aura connu l’ivresse de la liberté, de retourner en sa primitive geôle, d’y végéter pour le reste de ses jours. Ceci qui apparaît comme l’ultime punition, le renoncement à Soi n’est, en tout état de cause, que le pur prolégomène à une accession véritable de son Soi intime, donc une lente et sûre sommation de petits bonheurs alors qu’en une première hypothèse toujours pressée, cette décision de vivre l’en-Soi apparaissait sous la figure de la contrainte, de la flagellation, sinon du châtiment.
Mais posons la scène d’un simple jeu existentiel. D’un Être que nous nommerons « Nomade » en un premier jet de son exploration du Monde jusqu’à son retour à son fondement même, son patronyme se métamorphosant en celui de « Sédentaire », conséquence d’une méditation approfondie sur l’essence de le Mobilité et de l’Immobilité. Å peine parvenu sur le seuil de l’exister et, déjà, le tout petit Enfant s’impatiente de connaître ce qui se trouve hors de la chambre, puis hors de la ville, puis hors de la région, puis hors du pays et ceci n’aura nulle limite, tout au moins tant que le Principe de Raison n’en aura réduit la prétention à prospérer et croître à l’infini. Alors, l’Enfant devenu Homme, se sentant à l’étroit dans sa vêture, aussi bien que dans son corps, le projette, ce corps, avec la puissance que confère tout processus de libération ou jugé comme tel. Tour à tour et sans que cette course ne puisse être entravée par quelque injonction que ce soit, il n’a de cesse de parcourir et d’admirer les « Merveilles du Monde », nullement limitées à sept, parmi lesquelles l’immense ruban de La Grande Muraille de Chine ; de découvrir la statue du Christ Rédempteur au Brésil, ses bras largement ouverts à la dimension de la foi et du Monde ; d’escalader les milliers de marches conduisant à la cité antique du Machu Picchu au Pérou ; de déambuler parmi les gorges étroites qui débouchent sur les sculptures de Petra en Jordanie ; de faire le tour du Colisée à Rome ; de s’éblouir de la blancheur du Taj Mahal en Inde ; de gravir les marches infinies des pyramides de Chichén Itzá au Mexique. Et la liste pourrait se compléter sans fin, incluant les hautes figures de l’Acropole d’Athènes, de l’imposant Alhambra de Grenade, des hauts minarets de la basilique Sainte-Sophie à Istamboul, des alignements mégalithiques de Stonehenge au Royaume-Uni. Bien entendu sans ignorer la lagune de Venise, les hautes steppes de Mongolie, les falaises rouges et ocres de l’Utah. Sans compter sur l’imagination sans limites, en ce domaine, d’Hommes et de Femmes toujours prêts à s’exiler de qui-ils-sont afin de découvrir qui-ils-ne-sont-pas.
Certes, le Lecteur, la Lectrice seront en droit de se demander quel rapport relie ces monuments et paysages fabuleux au visage abstrait que nous tend l’œuvre dont nous essayons de comprendre le mystérieux fonctionnement, la parole muette qu’il nous destine. Ce qui est essentiel à comprendre c’est l’interprétation totalement allégorique que nous tend le Sujet posé sur la toile. Ce que voudrait montrer cette allégorie : après bien des épreuves, bien des rencontres, bien des visites loin de Soi, le Sujet ayant échoué à créer le reflet d’une épiphanie vivante, claire, exposée au-dehors en une façon de pure évidence ontologique, l’Être-Sujet donc, coïncident parfaitement avec l’Être-Monde, soudain un retournement s’est opéré, soudain la volte-face, l’inversion du Sens se sont donnés comme seuls motifs possibles d’une compréhension de ce qui fait face.
Le voile qui obère la totalité du visage constitue l’emblème selon lequel faire se distancier un extérieur seulement approché sous sa rapide apparence, à défaut d’en saisir le geste essentiel, ce visage-ci qui doit nous parler, avec lequel une entente est possible. Le retournement en-Soi du Sujet est le signe le plus patent d’une volonté de fécondation, d’accomplissement intime souhaitant ignorer toutes les approximations, les approches trop rapides et superficielles de ce Tout Autre qui toujours se dérobant, demande à être parcouru, muni d’exigences bien plus élevées. Énoncé en termes simples :
Vérité est bien plus en Soi
que dans cet hypothétique Dehors,
cet Éloigné qui nous fascinent,
en même temps qu’ils nous déracinent, nous projettent hors nos propres frontières. Toute profonde vérité est charnelle, autrement dit nous ne pouvons y avoir accès que si, nous sommes nous-même entrelacé à ce proche horizon, en relation étroite à ce familier, confondus, en une certaine manière, avec ce que nous tutoyons quotidiennement qui, symboliquement, du moins, est projection de notre corps sur le présent et l’immédiatement préhensible.
Å tout ceci il faut un rapport de voisinage,
le tissage des affinités,
l’intimité d’une confiance,
la maille d’une indéfectible liaison
Certes, chercher au loin, tel paysage, telle ville, telle émotion, n’est nullement activité répréhensible. Une simple logique du déplacement, de la mobilité, l’attrait de ce qui, au motif de son étrangeté, ne peut que nous fasciner au gré de cette étrange équation : le lointain est ce qui féconde et accomplit le proche. Et, à vrai dire, cette assertion peut se justifier aussi bien que celle, contraire, qui suppose
l’à-portée-de-la-main
comme le moyen le plus sûr
de s’effectuer selon Soi
Toujours, tant qu’un souffle nous habite, nous projetons au-devant de qui-nous-sommes, cette quête d’un voyage initiatique dont nous pensons, consciemment ou non, qu’il dévoilera quelque secret se disposant à l’actif de notre Être. Nul besoin, en ceci, d’être Myste ou bien Prophète, ou bien Contemplatif. Le simple fait d’être un Existant ordinaire nous met en chemin pour plus loin que nous. Tous, Toutes, nous savons que le terme du voyage sera un motif de non-retour, d’où notre hâte, notre fébrilité à pousser notre pion le plus loin possible sur l’échiquier en noir et blanc du Destin. Avant même que l’Échet et Mat n’ait eu raison de nous, nous accomplissons, autour de nos statues d’argile, des infinités de voltes plus ou moins éloignées de notre centre. Question de tempérament, question de contenu et de signification de la perception. Ce qui, au terme de cet article, se rend visible pour nous, ceci : notre constante marche en avant ne reproduit, en tout état de cause, que la dimension archétypale de toute mythologie, singulièrement celle qui façonne, depuis toujours, notre civilisation européenne, cette vaste et étonnante « Odyssée » dont le génial Homère nous a fait le don, de manière à ce que nous puissions y projeter et y reconnaître la trace de notre parcours existentiel.
Partant de Soi, « d’Ithaque » en termes homériques, glanant ici et là, des expériences multiples, traversant quantité d’épreuves, nous confrontant à la difficulté de vivre, revenant au logis parmi les Nôtres, c’est bien ce retour à l’origine qui sera le point à jamais le plus saillant de notre périple. Car, en toute effectivité, jamais nous ne nous sommes séparés de qui-nous-sommes. Nous nous serons grandis du mérite de toutes ces aventures, augmentés de tous ces événements. Une manière de transcendance nous habitera dont nous ferons notre usage quotidien, la matière même de notre cheminement, obscur, la plupart du temps, les racines en sont trop profondes, trop dissimulées.
Afin que la boucle soit bouclée, « Où en est-on avec Soi ? » : on est toujours au départ, puisque, aussi bien, ce jour qui vient de se lever est le premier jour d’une aventure nouvelle. Au seuil de ce temps nécessairement ouvert, inventif, polyphonique, telle cette « Figure Voilée » de l’image, nous nous disposons à cueillir, à la fois dans le Proche et, pour d’autres, dans l’Éloigné, ce qui, une fois approprié, métabolisé, devenu pour nous, le plus propre que nous puissions saisir, se confondra avec qui-nous-sommes. Et si, de « Figure Voilée » à notre Soi, se dessine le chemin le plus court, alors notre conscience s’éclairera de la valeur impartageable du SENS. Ce visage de « Voilée », jouant en écho avec le nôtre, sortira de son confondant anonymat, illuminé de l’intérieur par la certitude d’être au Monde dans le bien-fondé de Soi.
Ainsi, du Néant qui se modelait
en tant que seule issue,
naîtront ces claires épiphanies,
la Sienne, la Nôtre.
Nous n’avons guère d’autre
motif d’être Humains.