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17 mai 2023 3 17 /05 /mai /2023 07:50
Étreindre, mais quoi ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Étreindre, mais quoi ?

 

    En ces temps de pullulation, en ces temps de multitude, en ces temps où tout se conjuguait selon l’ordre du POLY, du PLURI, du MULTI, rien ne faisait sens que la profusion, la prolifération, la foison sans fin des choses et il ne demeurait, dans l’espace, nul endroit où trouver repos et apercevoir quelque lumière dont on eût pu tirer quelque parti autre que celui d’une gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde. Le Monde n’était que du chiffrable, du consommable, du buvable et, bientôt, du jetable. Ainsi ce suffixe en « able » dessinait-il les contours d’une Humanité seulement occupée de se situer dans une échelle des tons quasi matérielle, sans qu’un seul instant, elle ne fût troublée en quoi que ce fût par la sourde contingence de ses occupations. Cependant le Monde tournait, cependant les gens s’amusaient, cependant les significations des choses passaient sans que quiconque ne s’en alarmât. Sans doute ceci était-il dans l’ordre des choses, en tout cas dans la belle logique anthropologique et chacun se fût alarmé d’en modifier l’ordonnancement d’un iota, d’en métamorphoser le moindre événement. Il en était ainsi des choses habituelles qui portaient en elles les germes de leur incessant renouvellement, de leur reproduction à l’identique tout le long des ans et des siècles.

   Et ceci n’eût été nullement dommageable si l’ordre du MULTI n’avait produit ses orbes qu’à la hauteur de l’espace : parcourir la Planète en tous sens, connaître les hauts plateaux Andins, puis les steppes de Patagonie, puis les hauteurs immaculées de l’Himalaya.

   Et ceci n’eût eu nulle conséquence fâcheuse si l’ordre du POLY n’avait affecté que le temps : être à la fois dans l’immédiateté du Présent, regarder par-dessus son épaule son histoire passée, se projeter en avant de Soi en direction de son avenir.

   Et ceci se fût à peine remarqué si la ronde éternelle du PLURI n’eût consisté qu’en un changement de toilettes compulsif, en échanges téléphoniques pléthoriques, en longues files d’attente devant les murs aveugles des cinémas. En réalité tout ceci n’était que le vêtement d’Arlequin de l’existence ordinaire et quiconque s’en fût offusqué se fût d’emblée exposé aux quolibets, railleries et moqueries de ses Commensaux. Le Monde était ainsi fait qu’il puisait en ses fondations les lignes mêmes selon lesquelles son architecture s’édifierait, n’ayant cure de s’écarter des sentiers balisés immémoriaux en lesquels il avait trouvé une sorte d’équilibre, sinon d’harmonie.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

    Toutefois, comme en sourdine, comme une antienne venue du plus loin d’un passé fossilisé, se faisait entendre une voix petite, menue, mais non moins irritante, interrogative pour qui en percevait l’inoxydable ritournelle. Étreindre, mais quoi ?  Oui car l’interrogation, le prurit mental, l’urticante comptine se ressourçaient à leur propre énigme et en éprouver l’urgence revenait à faire de sa tête le lieu d’un éternel sabbat, d’un tohu-bohu de sorcière dont on ne sortirait que fourbu, l’âme en miettes, le miroir de la conscience troublé et piqueté de chiures de mouches.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

   Et, maintenant, afin de rendre notre méditation concrète, explicite, il convient que nous commentions cette œuvre de Barbara Kroll, cette belle Esthétique Métaphysique qui, en un seul et même mouvement, dit

l’Ombre et la Lumière ;

la Tristesse et le Bonheur ;

la Donation et le Retrait ;

le Silence et la Parole ;

la Rencontre et la Séparation :

l’Amour et l’Indifférence ;

la Dualité et l’Unité ;

la Vie et la Mort,

 

   ces deux pôles existentiels  qui en synthétisent la cruelle et heureuse vérité car tout, sous notre Ciel, sur notre Terre, se donne sous la figure de l’oxymore :

 

un vide se montre que

comble une complétude,

une faille s’ouvre que

colmate la plénitude d’un sentiment,

un pleur glace une joue

qu’un baiser vient essuyer.

 

   C’est toujours sous le joug destinal des contraires, c’est toujours dans l’alchimie des opposés, c’est toujours sous l’œil figé des divergences que l’aventure humaine, tantôt rougeoie, tantôt connaît la sombre couleur du deuil. C’est à l’intersection de ces prédicats de la division, du partage, de la dissociation que s’inscrit tout cheminement vers plus loin que Soi.

   La nuit est présente, infiniment présente dans sa dominante Bleu Métal, Bleu de Prusse, enfin dans une pente infiniment crépusculaire dont rien ne semble pouvoir émerger que la haute et éprouvante figure de la Finitude. Étreindre, mais quoi ? L’Homme plutôt deviné, entr’aperçu que clairement désigné, est simple image nocturne, simple diversion d’une Ombre, ligne d’un clair-obscur nullement assuré de soi. Contour et simple trait comme si, d’un instant à l’autre, il pouvait retourner à l’Obscur dont il figure la tremblante émanation.

 

Étreindre, mais quoi ?

Étreinte de quoi, de Qui ?

 

   Les bras sont deux lianes étiques qui entourent une forme qui se donne pour un corps. Mais quel corps ? Corps-cierge ? Corps-pierre ? Corps-Statue ? Étreindre, mais quoi ? Et Qui-est-étreinte ? Qui est-elle, sinon cette blanche falaise toisant la nuit du fond, la nuit de l’Homme ?

   Tête-broussaille-de-cheveux. Coulures de sanguine qu’un gris fait mine d’assembler en quelque chose de possible, de lisible. Étreindre, mais quoi ? Corps de neige et de silence. Corps-congère. Corps-boréal que n’illumine nulle aurore verte phosphorescente, que ne vient féconder nul nectar solaire, Corps de gemme éteinte, comme gisant parmi les lignes de faille d’une carrière abandonnée, des mains rouges y poussent qui aliènent bien plutôt que de libérer. Étreindre, mais quoi ? En quelque manière cette image pose les conditions mêmes de sa propre destruction. Tout naît à peine que, déjà, tout est frappé d’une cruelle obsolescence, que déjà tout est poinçonné de Mort.

   Qui sont-elles ces deux Formes qui tremblent sur la toile ? Qui sont-ils ces deux Inconnus dont nulle identité ne se dégage du sombre massif de leur venue à l’être ? Mais une simple esquisse d’être, un trait de fusain estompé, une eau d’invisible aquarelle, un effleurement de lavis viennent-il les sauver des griffes du Néant ? Les biffent-ils du Rien dont ils semblent la vertigineuse oscillation, le numéro d’équilibriste, le plomb alchimique se refusant à devenir Or ? Å devenir Pierre Philosophale ? A devenir Homme et Femme s’enlaçant dans l’unique et merveilleux geste d’Amour ? Étreindre, mais quoi ? L’image, dans son évidente désolation, nous ôte toute considération rationnelle, en quelque sorte nous dépossède de-qui-nous-sommes, nous les Observateurs que la représentation requiert et immole dans l’étroite quadrature de ses mâchoires d’acier, dans la rigueur de sa camisole de force.

   Certes, Lecteurs, Lectrices vous peindrez mon âme des plus funestes teintes qui se puissent concevoir. Mais avouez donc que, vous aussi, penchés sur le bord de l’image, avant-bras reposant sur la margelle d’incertitude, observant ces Inquiétantes Figures, elles vous font penser aux Mannequins transparents de Giorgio de Chirico, ce Grand maître du Songe Métaphysique et soudain vous ressentez en vous ce réflexe nauséeux d’un Roquentin suspendu à l’étrange facticité de la Racine Noire, vous y invaginant corps et âme, disparaissant à même la terre métempirique du Jardin Public de Bouville. Oui, l’Art a cette force exceptionnelle de nous reconduire à nos propres fondements et, selon ses humeurs changeantes, de nous propulser vers les hauteurs de l’empyrée où de nous précipiter dans les fosses rougeoyantes et fuligineuses de l’Érèbe.

   En définitive, poser la question « Étreindre mais quoi ? », n’est pas poser la question, du moins en ligne directe, de qui-nous-sommes. Pourtant, en son fond c’est de ceci dont il s’agit et uniquement de ceci. C’est bien à Nous que nous devons aboutir et rien qu’à Nous puisque, si par un trait de l’imagination nous nous biffions, et la question disparaîtrait et Nous-qui-la-posons corrélativement. « Étreindre mais quoi ? », poser cette interrogation suppose une longue et tortueuse déambulation parmi des domaines qui en sous-tendent la réalité la plus effective. Le début de cet article nommait « la gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde », en tant que vision biaisée de ce même Monde en lequel nous sommes inclus et qu’il nous incombe de considérer selon de nouvelles perspectives. Jamais question essentielle (« Étreindre mais quoi ? ») ne se peut résoudre facilement comme si, de prime abord, poser la question se résolvait par un genre d’évidence, de truisme massif.

   Nous croyons qu’il nous faut faire l’hypothèse d’un réel parcours intellectuel qui fera apparaitre les jalons déterminants selon lesquels notre interrogation recevra quelque chance de réponse adéquate. A notre sens, bien à l’écart des intérêts d’une société consuméro-matérialiste, il nous est demandé de parcourir et de mener une investigation sur des sentiers aujourd’hui remisés au compte des archives anciennes. Pour nous, de toute évidence, il devient urgent de mener un véritable travail d’Archéologue, de mettre à jour ce qu’il y a de plus essentiel pour le rayonnement de la psyché humaine, pour le déploiement de la sphère intellectuelle. Ainsi, de proche en proche, nous faudra-t-il aborder successivement, quelques extraits de textes littéraires qui, chacun à sa façon, vient jouer en écho avec notre interrogation obsessionnelle : « Étreindre mais quoi ? ».

   De la même manière nous aurions pu investiguer, selon un mode antéchronologique, proche d’une genèse en quête d’une origine, quelques pages de la Philosophie, nous arrêter sur quelques œuvres d’Art, questionner la position nécessairement éthique de l’Autre et, bien évidement de Soi en l’Autre, de Soi en Soi, autant se stations nécessaires afin que le SENS, Ultima Thulé de l’Esprit Humain enfin parvenu à une sorte d’éclosion vienne nous libérer de nos quotidiens démons et nous installer dans la seule Lumière qui soit, la Vérité pour Nous car nous devons être à Nous-même notre propre Vérité. C’est une simple question d’éthique. Bien évidemment, les points majeurs de notre recherche s’abreuveront à nos AFFINITÉS électives, les seules qui, pour Nous, signifient et ouvrent l’espace de la Clairière parmi la forêt des doutes et des incompréhensions.

   Mais ici, nous limiterons volontairement notre propos à trois extraits de textes suffisamment explicites, assortis d’un bref commentaire. Cependant, une critique ne manquera de venir à jour sous la forme suivante : pourquoi tant de noirceur, de désolation, de désespoir dans le geste de l’étreinte qui ne saisit que des Ombres alors, qu’aussi bien, la Lumière se fût donnée comme ce qui, au terme de la question, l’aurait illuminée d’un jour nouveau, d’un jour heureux ? Certes la remarque est de pure logique. Toute existence s’inscrit nécessairement sous la figure d’une dialectique, d’un mouvement qui, tantôt connaît son zénith, ses heures de gloire, tantôt découvre son nadir, ses instants de déclin. La vie se peut représenter métaphoriquement sous les traits d’un kaléidoscope (cette référence est constante dans mon écriture, sans doute une résurgence des kaléidoscopes dont les images mouvantes ravirent bien des moments de mon enfance), d’un kaléidoscope donc avec ses fragments hauts en couleur, ses flamboiements, ses feux d’artifice que suivent, dans une certaine confusion, d’autres fragments opaques, décolorés, sans grand intérêt chromatique. De même pour l’existence qui, tantôt appelle la plénitude, tantôt le déroutant dénuement. Mais il n’y a nulle égalité entre les deux termes d’un gain et d’une perte pour la simple raison que notre condition mortelle, efface au bout du compte la féérie colorée, lui substituant cette suie qui enduit notre corps des glaçures du marbre.

   Posons donc à nouveau la question « Étreindre mais quoi ? » et examinons quelques réponses apportées par la littérature.  

  

   En premier, Roger Gilbert-Lecomte dans « Proses » :

  

   « À la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l’autonomie de sa personne humaine, un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s’étendre une immense steppe vide barrée, à l’horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis. »  

 

   Les paysages intérieurs que le Poète retrace plongent dans les abysses les plus sombres. Alors, comment s’étreindre lorsque le Soi ne fait plus face qu’à ce « gouffre noir » qui ne se peut envisager qu’en tant qu’image de la Mort, au moins en ses cruelles prémisses ? L’organe de la vision, celui par où le réel est abordé et compris, est mis à mal, si bien que plus aucune vision objective n’est possible, autre qu’une constante hallucination où la conscience elle-même est amputée de sa vertu dominante, à savoir la pointe de la lucidité qui autorise une vision juste des choses. Et comment dire son propre égarement qu’à évoquer cette « steppe vide barrée », autrement dit cette agonie de tout projet, ce saut inouï dans la « banquise » où les sens glacés ne perçoivent guère plus qu’un monde chenu en train de s’éteindre ? Ce corps qui, pour tout Vivant est la seule matière dont il ne soit jamais assuré, le voici « ce corps insupportable jeté en miettes dans l’espace illimité ».

 

   En second, Antonin Artaud dans « L’ombilic des limbes » :

 

   « Cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l’émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d’une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière, toute l’âme y coule et passe dans son feu ardent. […]

Celui-là sait ce que l’apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. »

 

   Ce texte est saisissant car le motif anthropologique s’y trouve métamorphosé selon un incroyable processus de minéralisation. Chacun sait combien le génial Artaud s’est battu contre son corps, combien celui-ci a éprouvé le tremblement convulsif des électrochocs, connu l’emprisonnement des camisoles chimiques, les injections de drogues qui stérilisent l’esprit, le plongeant dans un constat état de sidération. Mais ici, dans ce fragment, un point de non-retour a été atteint dont l’on craint bien que nulle issue n’en atténue le sort cruel. Celui qui a cherché, dans les signes de pierre des Indiens Taharumaras un chiffre céleste pouvant l’aider à interpréter sa propre cosmogonie, en réalité cette folie active, visionnaire qui l’encercle et le réduit à néant, celui qui a été, sa vie durant ce « Théâtre de la cruauté », voici que cette cruauté s’est retournée au point d’immoler son Auteur dans une gangue de sédiments, de fractures, de diaclases, de séismes où l’esprit devient matière, où la matière devient esprit, dans une sorte de tohu-bohu géologique,  révélation d’une souffrance ultime « en-deçà de la conscience », là où ne règne plus qu’une Nature élémentale, « feu ardent » qui brûle tout sur son passage, il ne demeure que le paysage calciné d’une existence réifiée, simple roche logée au sein de l’immense mutité minérale. Il fallait tout le talent poétique d’un Artaud, toute sa douleur patente pour en rendre compte. Mais le compte n’est rendu qu’à la hauteur d’une extinction du Soi dont la beauté est tragique. Le destin entier du Poète est de la nature d’un violent oxymore.

 

   En troisième, J.M.G. Le Clézio dans « Le livre des fuites » :

 

   « Je veux fuir dans le temps, dans l’espace. Je veux fuir au fond de ma conscience, fuir dans la pensée, dans les mots. Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie : créer, et rompre. Je veux imaginer, pour aussitôt effacer l’image. Je veux, pour éparpiller mieux mon désir, aux quatre vents. Quand je suis un, je suis tous. J’ai l’ordre aussi, le contre-ordre, de rompre ma rupture, dès qu’elle est advenue. Il n’y a pas de vérité possible, mais pas de doute non plus. Tout ce qui est ouvert, soudain se referme, et cet arrêt est source de milliers de résurrections. Révolution sans profit, anarchie sans satisfaction, malheur sans bonheur promis. Je veux glisser sur les rails des autres, je veux être mouvement, mouvement qui va, qui n’avance pas, qui ne fait qu’énumérer les bornes. »

 

   C’est sans doute chez Le Clézio, dans le concept même de « fuite », donc d’être Soi-hors-de-Soi, de ne trouver sa place que par défaut, de n’assumer sa temporalité qu’à être éparpillé selon les stances télescopées d’un passé-présent-avenir, que s’exprime le mieux cette constante désespérance d’une existence qui cherche fiévreusement à s’étreindre mais ne parvient jamais qu’à connaître sa propre vacuité, sa terrible incomplétude. Car « fuir dans le temps, dans l’espace », ce n’est ni assumer le temps, ni assumer l’espace mais les déterminer comme ce qui est toujours au loin de Soi, comme ce qui clignote, appelle et se retire à même cet appel. Quant au fait de « fuir au fond de [sa] conscience », ceci supposerait une conscience spatialisée, située, donc réifiée en quelque sorte, ce qui serait une évidente absurdité. Et « fuir dans la pensée », ne serait-ce énoncer l’impossibilité même d’élaborer quelque concept, de réduire l’acte de pensée à une simple vapeur toujours en fuite de Soi ? Et « fuir dans les mots », ne serait-ce désigner la transcendance du langage en tant que simple immanence, comme si l’essence des mots se pouvait résumer au statut de simple chose ?

   Nous voyons bien ici, avec la « profession de foi » de Jeune Homme Hogan, que le simple fait de vivre est une gageure, que tout est en partance de Soi, que rien ne tient, que tout être du monde est une illusion qui ne se laisse nullement approcher, encore moins enchaîner, comme si l’Homme pouvait s’en rendre Maître.  Et cette décision de l’ordre de l’oxymore

 

« créer et rompre » ;

« imaginer et effacer » ;

« l’ouvert se referme » ;

« glisser sur le rail des autres »,

 

   toutes ces formules étonnantes, ces tournures syntactico-rythmiques syncopées qui procèdent à leur annulation sitôt qu’émises, ne font-elles signe en direction d’une constante capture qu’annule son contraire, la libération de ce qui avait été à peine entrevu ? Ici, dans cet extrait de texte convulsif, dans ces saltos, dans ces revirements subits, dans ces éternels sauts de carpe, dans ces palinodies qui, paraissant s’approcher du but ne concourent qu’à l’annuler, peut se lire le triple échec d’une étreinte de Soi, de Ceux-qui-nous-font-face, de ce Monde qui clignote à l’horizon et pourrait bien n’être que « poudre aux yeux », imaginaire qui nous rendrait transparent à nous-même. Là est rejointe la proposition plastique de Barbara Kroll. C’est une identique posture philosophique qui ne postule la possibilité de créer quoi que ce soit que dans le tissu lâche de l’utopie, de ne se construire Soi-même et toute Altérité que selon la figure illusoire de la Chimère.

 

  

  

  

 

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13 mai 2023 6 13 /05 /mai /2023 08:13
Tête à tête avec le Néant

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

En cette soirée de Printemps, le temps n’était pas le temps.

 

  Seulement une durée qui semblait n’avoir ni commencement, ni fin. Une durée sans consistance, une matière ductile qui remaniait sa forme à chaque instant. Un peu à la manière d’une pâte de guimauve qu’on malaxe entre ses doigts, on la replie en forme de boule, on l’étire, on la sent fuyante, imprécise, nullement assurée de soi. Et, par simple mimétisme, on en rejoint la confondante indécision. On est guimauve Soi-même, on est déréliction sur quoi rien ne prend, sauf la grise pliure du jour.

 

Toute la journée on a erré

sur l’ossature blanche du Causse,

toute la journée on a piqué

ses mollets aux échardes des genévriers,

toute la journée on a épuisé

 son propre contingent de secondes

à ne se reconnaître nullement,

à divaguer d’une pierre à l’autre,

à suivre de loin sa propre voix intérieure,

elle est identique à un écho bleu

qui résonnerait sur les

parois obliques du Monde.

  

   En cette soirée de Printemps, l’espace n’était pas l’espace, nulle dilatation, nul éploiement. Une seule ligne continue sur laquelle on plaquait sa mince silhouette de Fil-de-fériste. Nul balancier afin d’assurer son équilibre. Nul regard aigu qui eût décrypté le moindre détail, le nommant selon des mots connus, familiers :

 

« arbre »,

« colline »,

chemin de castine ».

 

   Non, l’espace était muet et l’on était muet dans la vastitude de l’espace. Peut-être un simple point sur la rotation sans fin d’un cercle. Peut-être un simple mot dans le texte serré de l’Univers.

   On n’avançait sur le chemin de son Destin qu’à tracer un sillage à côté de Soi. On était trace de blanche écume à la poupe d’une mince pirogue. On était sans être. On était sans conscience de Soi. On était le Fou d’un Vaste Damier, sautant mécaniquement d’une case à une autre :

 

une Blanche, une Noire,

une Noire, une Blanche

et ainsi à l’infini de

son propre désarroi.

 

   Et cette confusion du corps (il ne possédait nul contour) et ce désordre existentiel (il était indescriptible), on les éprouvait à part Soi, comme si l’on n’avait été Soi qu’à la mesure d’une distraction, une diversion des Choses, une erreur d’Alchimiste dans la goutte de verre de ses cristallines cornues. Se connaissait-on, comme on connaît un Équipier, un Collègue, une Amante ? Nullement.

 

On était une maille lâche

dans le tissu des jours.

On était un trou dans

la robe d’une Princesse.

On était la vilaine tache

sur la surface éblouissante

de la toile.

On était un puzzle dont

il manquait l’ultime pièce

qui l’eût accompli

et déterminé en tant que tel.

  

   Autrement dit on errait dans son outre de peau, pareil au vin fermentant dans sa jarre, au hochet faisant sonner ses grains de sable, à la tige métallique frappant au hasard les bords du triangle idiophone. On était, du moins le supputait-on, sans que quelque assurance en vînt confirmer la verticale présence. Et le délice était ceci, ne pas savoir qui l’on était, cela ménageait la place pour

 

une infinie transmutation,

un surgissement peut-être

 sous la morphologie

d’un cancrelat comme chez Kafka,

sous le portrait du Bouffon Gonella

dans un tableau de Jean Fouquet,

ou de l’autre bouffon

shakespearien, Yorik,

qui ne livre que son

crâne d’os dans Hamlet.

Enfin, voyez-vous,

l’Étrange en sa plus étonnante concrétion,

un peu comme les statues grotesques

dans les jardins de pierre de la Renaissance.

  

Alors, pouvait être lu autrement qu’à

l’aune d’une tératologie ?

 

Licorne à la corme torsadée,

Chimères au corps léonin,

Triton gris au ventre ocellé,

Léviathan à l’anatomie

flexueuse semée d’écailles ?

 

  Le pire, sans doute s’étonnera-t-on de ceci,

eût été de demeurer dans sa forme définitive,

condamné à végéter dans la camisole

de sa propre identité.

 

   Comme si les Mots, les divins Mots s’étaient soudain vus condamnés à renoncer à leur plurielle polysémie, ne connaissant plus qu’une étroite monosémie, ce qui serait revenu à une aliénation de leur essence nécessairement polymorphe. Ce qui devenait urgent : être-Soi-plus-que-Soi de manière à échapper aux griffes du Néant. Mais échappe-t-on jamais au Néant, nous les Mortelles Créatures ? Ceci nous le savons de toute éternité et c’est bien là ce qui nous différencie des autres règnes qui croissent sous le ciel en toute quiétude.

   Donc on a erré tout le jour à la recherche du Rien. Et, bien entendu, l’on n’a rien trouvé que cette dissolution de Soi qui en est la vibrante analogie. Maintenant le crépuscule a tendu son voile sur l’entier mystère du Causse. Les pierres, en se refroidissant, font entendre le craquement de leurs jointures. Nul mouvement sous la lente coulée de la Lune gibbeuse. Les animaux sont au terrier, les hommes au logis. On s’apprête à l’épreuve du souper,

 

SEUL face à Soi, face au Vide.

 

  Seul à Seul dans l’immense mystère du Monde. Seul, entièrement livré à la grimaçante et pourtant admirable solitude. L’on ne s’éprouve jamais mieux Soi-même qu’à se faire face dans la blanche cellule de l’isolement. Rien pour distraire de Soi, l’Altérité est à peine un souvenir perdu sur le cercle de quelque clairière fardée du deuil des feuilles.

 

Tout, autour de Soi,

est plongé dans le Bleu,

le Bleu minéral,

le Bleu aquatique,

le « Bleu à l’âme » comme

le disent les Midinettes,

le Bleu du ciel où se

perdent les idées des Hommes,

où s’évanouissent

les serments d’amour.

La toile en est usée jusqu’à la trame.

 

    On est pure divagation. On ne sait plus si l’on se reconnaît Soi-même sur le miroir dépoli de la conscience, si son esprit produit encore quelque flamme, si ses projets ne sont que de funestes intuitions ne trouvant plus la source de leur manifestation. On est une Forme assemblée devant le mur bleu, le mur mutique. En quelque manière on s’y réfléchit mais sans image de retour, on s’y abolit, on s’y éprouve dans la non-différence, dans la muriatique confusion.

 

On est dans le Noir.

On est le Noir.

Le Noir de la chute.

Le Noir du péché.

Le Noir de l’inconnaissance.

 Le Noir du deuil.

 

   On est le deuil lui-même, on assiste à l’oraison funèbre de son propre corps, on entend sonner le glas tout contre sa cage d’os, les bruits rampent le long des clavicules, les bruits entament tarses et métatarses, percutent les aponévroses, vrillent les ficelles blanches des ligaments. Sous le dais de sa tête chenue, cette boule de neige, cette congère livide, on n’a plus pour pensée que quelques enroulements d’étoupe, des grincements de poulies, des frottements d’émeri. Les mots, eux-mêmes ne sont plus qu’un amas confus de grappes grises, pareilles à des œufs de batracien. La mémoire, la vaste mémoire s’est abîmée dans l’abysse sans fond des réminiscences sans objet, un simple flottement dans la toile de bitume du crépuscule.

   On est assis devant la table, on dirait le Christ d’une Cène triste, les Convives s’en sont allés pour de bien contingentes tâches, mais combien vivantes, mais combien animées d’une gigue existentielle :

 

voyager, tailler

 un pieu en pointe,

faire cuire un ragoût,

faire l’amour à une

Inconnue de passage.

 

   On est en Soi, plié sur Soi, deux notes qui ne profèrent nul son : une Blanche, une Noire, inutiles croches ayant déserté la partition de la Vie. On est triste diapason qui ne vibre plus qu’au rythme d’un grand Vide Intérieur. Tout murmure intime s’est tari, juste un filet d’eau que boit un humus avide. Ses mains, mais est-ce encore des mains ces immenses battoirs blancs, ces illisibles moignons aux jointures à peine visibles ?

 

Pour quelle prière

se sont-elles rassemblées ?

Quel exorcisme demandent-elles

à un Dieu absent ?

De quel étonnant rituel

sont-elles la piètre figure ?

  

   Devant, identique à un linceul, la table. Vide. Désolée. Lieu d’agapes à jamais disparues. Sur la grande plaine livide, sur la plaque de lourd silence, un objet, un seul, sans doute une bouteille. Mais quelle bouteille ? Pour quelles ambroisies ?

 

En vérité une Bouteille à la Mer

avec toute sa charge sémantique.

 

Å l’intérieur, un message illisible tracé à l’Encre Sympathique.

On y devine, parmi les copeaux des signes,

quelques lettres hiéroglyphiques

dont l’énigme est à venir,

toujours à venir

 

>>>

>>

>

 

Solitude est notre condition

Solitude dit notre essence

Toujours nous sommes SEULS

LAutre est une invention du Diable

Seul pour toujours

Å la face mutique du Monde

 

*

 

(Solitude est notre condition

Solitude dit notre essence

Toujours nous sommes SEULS

L’Autre est une invention du Diable

Seul pour toujours

Å la face mutique du Monde)

 

 

 

 

 

 

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10 mai 2023 3 10 /05 /mai /2023 07:34
Ce soleil sur ta joue

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

Malgré la tristesse du temps,

malgré les cohortes de nuages

 qui grisent le ciel,

malgré l’inconstance des Hommes

à ne jamais se connaître plus avant,

je ne vois, dans l’embrun

et le couvert des jours,

que ce soleil qui pose sur ta joue

sa poudre Jaune de Pollen.

 

    C’est pareil à la lumière d’une Ambre, un miel s’en écoule qui panse bien des plaies, un nectar s’en échappe qui efface toute mélancolie. Sais-tu combien ces teintes qui oscillent du discret Nankin à l’Orpiment soutenu avec des touches vibrantes de Paille comme dans les chaumes d’été, sais-tu combien ces variations du spectre lumineux sont une ambroisie pour l’âme, un élan pour l’esprit, un onguent pour le corps ? Tu sais mon amour des couleurs, il n’égale que mon amour pour toi qui illumines mes aubes d’un sourire retenu, pour toi qui poudres mon crépuscule des faveurs libres de la nuit.

 

Il suffit d’un rien pour être heureux.

Il suffit d’un rien pour créer un poème.

Il suffit d’un rien pour connaître l’amour.

  

   Nombre de nos contemporains croient que toutes ces vertus ne se donnent qu’au gré du multiple, de la réitération infinie d’un carrousel de formes, d’une profusion de mots lancés à la face du monde. Combien ils ont tort, nos Commensaux, toutes ces richesses inépuisables, ils les portent en eux tout comme le ciel porte nuages et oiseaux sans même qu’il en soit affecté en aucune manière. La plupart du temps, il n’est guère indispensable de différer de Soi, de s’exiler en quelque Terre Promise dont nous attendons qu’elle nous offre les dons que nous croyons toujours à distance, éloignés, hors d’atteinte. Non, ils sont en nous comme au plus profond d’un puits. Ce qu’il faut seulement, détacher ses yeux de la margelle qui est leur naturel royaume et sonder cette eau immobile, plus bas, cette pellicule argentée, elle ne miroite qu’à signifier la richesse qui est la nôtre, ce Soleil qui ne demande qu’à se lever, à luire, à tresser notre firmament d’une mélodie étoilée, d’une musique des Sphères. Certes elle vient de loin, certes elle va loin mais toujours elle se révèle à Ceux, à Celles dont la conscience est ouverte qui brille de mille éclats.

 

Car toute Conscience est Lumière,

ton naturel rayonnement n’en

infirmera nullement la présence,

elle est l’aura qui détoure ton corps,

le rend visible, lui confère cette allégie,

 il pourrait bien flotter, un jour où l’autre

 à l’entour de ton massif de chair

et devenir semblable aux effusions

merveilleuses de la Pensée.

 

Juste un souffle.

Juste une Idée.

Juste un Vœu.

Ton illisibilité,

ton évanescence,

 ta diaphanéité seraient

tes essentielles nervures

et tu flotterais,

tel le cerf-volant,

au plus haut des cieux

avec des grâces infinies.

  

   Sais-tu le précieux qu’il y a à t’envisager sous la forme d’un fil de la Vierge, d’un zéphyr ne connaissant nullement son contour, d’une goutte d’eau suspendue à l’illisible vitre du ciel ? De Toi, il me faut cette image un peu floue, cette approximation, cette esquisse à peine posée sur le rebord du Monde. C’est dans l’arcature de mes songes les plus éthérés que tu gagnes ton entière réalité. Certes une réalité changeante, sujette à tous les caprices :

 

du vent,

 de la brume,

de la pluie,

de la touche vermeil du Soleil,

de la lactescence nacrée de la Lune.

Ton image, pareille à la tache du névé

sur les hautes montagnes

scintille puis s’assombrit,

prise d’une perpétuelle

métamorphose.

 

   C’est de cette manière miroitante, clignotante, éphémère que tu viens à moi et m’appartiens sans que, jamais, je ne puisse être privé de toi, de l’ineffable douceur que tu poses sur mon visage. N’apparaitrais-tu et je serais bien en peine de faire fond, moi-même, sur la scène des jours, d’y tenir quelque rôle, sauf celui du Souffleur dont la parole s’éteint au fond de son étrange boîte.

  

Te voir, pour moi, est simplement ceci :

 

   La résille noire de tes cheveux est vivante, terriblement vivante, comme soulevée par le souffle du Sirocco.

   Le galbe de ton front est semblable à ces douces collines de Toscane, un moutonnement de Soi à l’infini.

   Le charbon de tes sourcils, deux discrètes parenthèses en lesquelles s’enchâsse l’iris clair de tes yeux,

   je le crois Myosotis ou bien Pervenche, en tout cas je pourrais bien m’y perdre à l’orée de mes fantasques rêverie.

 

   Mes « fantasques rêveries », oui car je te dois un aveu, fût-il des plus cruels, pour Toi qui te sais reconnue, pour moi qui me sais porté au gré de mes chimères romantiques. Tu es un simple SONGE, une IMAGE qui flotte, laquelle me fait penser aux figures de dentelle de l'ukiyo-e de l’époque d’Edo, à ces merveilleuses Courtisanes, visage poudré de blanc, somptueuse chevelure Noire de Jais que retient une écaille de nacre, parées de robes de fins damas superposés.  En un mot, toute l’élégance, la pureté, le retrait des Belles Orientales. Hormis cette réverbération solaire sur ta pommette, elle illumine tout le reste, ton visage est sérieux, empreint même d’une certaine gravité. Mais puisque ton existence n’est qu’un reflet de mon imaginaire, le sérieux, la réserve viennent en droite ligne de qui-je-suis, un éternel Rêveur, un Chercheur d’impossible qui, au milieu de sa nuit sonde le firmament afin d’y découvrir cette fastueuse Étoile qui, peut-être, n’est qu’irréelle et c’est en ceci qu’elle m’attire et me plonge tout au bord d’une fascination.

 

Car, vois-tu,

il n’y a qu’UN SEUL RÉEL,

celui qu’à soi l’on se donne,

comme l’Océan se donne les vagues,

la Lagune ses mille et un reflets !

 

Ce Soleil sur ta joue,

ce n’est nullement Toi,

nullement Moi et, pourtant,

il est ce qui nous réunit

l’espace d’un instant.

Une fois aperçu, oui,

il est Éternel,

oui, Éternel.

 

 

 

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4 mai 2023 4 04 /05 /mai /2023 07:47
Le Milieu de Soi

Image : Léa Ciari

 

***

 

   [Avant-propos – Le texte qui va suivre repose entièrement sur le phénomène de la « spéculation », autrement dit, selon ses deux occurrences étymologiques : « observation, réflexion » ; « recherche théorique abstraite ». Or un lien évident, de l’ordre de la logique de la Langue, place en un même creuset un sens convergent. Observer le réel, viser l’intelligible sont de même nature, ce que le vocable de « réflexion » éclaire d’un jour évident. C’est toujours en effet d’un mouvement de « réflexion » dont il est question : la chose que je vise se réfléchit sur le miroir de ma conscience, l’idée que je cogite se réfléchit sur le miroir de mon intellect. Or, depuis sa provenance latine, le miroir se nomme « speculum ». Comme si, entre le miroir, l’observation du réel, la contemplation des idées, s’instaurait un genre de cercle herméneutique incontournable nous reconduisant au foyer du Sens, là où les mots chargés de polysémie nous disent, non seulement le lieu de leur être, mais aussi bien le lieu du nôtre, puisque le Langage est ce par quoi, pour nous, un Monde peut apparaître, être nommé et rayonner bien au-delà de l’habituelle mutité de la matière.

   Les quelques brèves recherches ci-après voudraient s’interroger sur le problème du fait humain, de l’identité personnelle en relation avec la notion d’altérité. La thèse soulevée est la suivante : nous ne sommes nous-même qu’à nous refléter dans le miroir de l’Altérité qui n’est jamais que notre image dédoublée sur le visage du Monde. Partant de Nous, prenant acte de notre propre écho sur le mur du réel, revenant à Nous, c’est notre propre Vérité qui nous regarde, nous porte à l’Être, nous conduit dans cet étrange « Milieu de Soi » qui est l’intuition de coïncider avec qui-nous-sommes dans un sentiment d’unité accomplie. Comme toute thèse, comme toute spéculation concernant les grandes interrogations humaines, qu’il s’agisse des Idées platoniciennes, de la Substance aristotélicienne, de la Monade leibnizienne, de l’Esprit hégélien, de l’Être heideggérien, le propos est nécessairement difficile à saisir, le Fil Rouge se montrant puis se dissolvant parmi le réseau de fils secondaires qui sont comme ses commentaires. L’on retiendra, sous la forme ramassée, synthétique, la célèbre formulation rimbaldienne « Je est un autre » qui nourrit et innerve tous les reflets de cette spéculation. L’intuition poétique est, sans doute, la forme la plus haute de l’exercice spéculatif. Un miroir dans lequel nous plonger afin qu’une lumière vienne traverser notre naturelle et confondante cécité.]

 

*

   Notre vision, le plus souvent, ne s’abreuve que d’images familières : la perspective de notre rue, un arbre au sommet d’une colline, la silhouette connue d’une Passante. Toutes ces apparences, nous les archivons au creux de notre mémoire, elles y dorment pour l’éternité sans que, jamais, nous ne les remettions en question. Autrement dit, le quotidien ne s’arroge le droit que de reproduire, à l’infini, le quotidien. Est-ce ceci, la constante réitération du banal qui nous plonge dans une morne existence, dont nous souhaiterions que, chaque nuit qui vient, elle trouvât son extinction sans possibilité aucune de retour ? Mais rien n’y fait, l’ennui ne sécrète que l’ennui et l’horizon est bien triste en lequel notre regard s’enclot. Alors, pareil à Œdipe à Colone, nous errons dans les rues, au sein de notre profonde nuit, sans que quelque lueur vienne en atténuer la sombre clameur. Nous créons les conditions mêmes de notre propre geôle. Mais a-t-on d’autre choix que de demeurer en Soi, que de trouver refuge dans l’enceinte de sa propre chair ? Ferions-nous effraction de ceci, nous y perdrions notre identité (enfin du moins le croyons-nous) et la reconnaissance primaire que nous nous devons afin, qu’au jour, nous puissions offrir notre image.

   Mais il faut sortir de Soi, au moins provisoirement, en venir à l’image et écouter ce qu’elle vient nous dire. Le mur est bicolore, un Jaune Auréolin, cette belle teinte d’argile qui penche vers l’originaire, l’à-peine venu à la lumière. Encore un reste de nuit primitive dans sa parole discrète. Ce Jaune tutoie un Vert Mousse qui a peine à surgir de lui-même, lui aussi vient de l’Ombre et pourrait bien y retourner en silence. Puis un cadre, un cadre Gris de Lin, juste une levée du Rien, un simple chuchotement à l’orée des choses, la mesure d’une retenue, la distance d’avec le Monde et ses agitations, ses remous, ses vortex infinis où les Humains croissent et meurent de ne jamais connaître que la Finitude et ce qui rime avec elle, tragiquement, l’Hébétude. Toujours l’Humain est dans le Gris, c’est-à-dire dans le passage, le glissement, la chute d’une forme à une autre, un Noir s’allume qu’un Blanc vient éteindre, un Gris de Cendre s’en élève qui, bientôt, retombe sur les Chemins de Poussière. La pulvérulence a alors des airs d’infini.

   Le cadre Gris, c’est le cadre du Miroir. Nullement la psyché dans laquelle laisser refléter son image, poudrer ses joues, peindre ses cils de rimmel, discipliner une mèche rebelle. Non, ceci serait trop simple, trop usuel, lissé de pure quotidienneté. Ce Miroir a les reflets, la sombre profondeur d’un lac, le mystérieux tain en lequel le visage de Narcisse vient s’abîmer, et non seulement le visage, mais Narcisse en son entier dont le funeste destin se confond avec celui d’Ophélie.

 

Tout Miroir est Mirage.

Tout Miroir est Illusion.

Tout Miroir est perte de Soi

en ce qui n’est nullement Soi.

L’Image n’a aucune consistance.

 

   Å peine « Silhouette » se sera-telle éloignée du Miroir que son image s’évanouira comme sous l’effet d’un charme, d’un tour de passe-passe de quelque Magicien. Jamais il ne faudrait se confronter au lisse du Miroir qui, de Nous, ne fait paraître qu’un genre d’artefact, une ruse de commedia dell’arte, un ballet poudré de sa propre mort.

   S’observer dans le Miroir est procéder, au surgissement en Soi, de la plus vive angoisse. Là, dans les reflets, là dans les éblouissements, là dans les chatoiements, se bande, avec la plus grande fureur qui se puisse imaginer, l’arc de la fausseté, celui qui, nous détournant de notre propre Vérité, nous fera perdre le Milieu de qui-nous-sommes, et le fléau de notre balance intime oscillera pour le reste des temps à venir. La seule image de Nous qui ne soit pas payée en « monnaie de singe », c’est celle que nous renvoie notre Conscience, mais elle exige des efforts, de la profondeur, un travail sur Soi, souvent de la douleur, de la souffrance parfois. Non de l’ascétisme, non la pratique d’un jeûne, non le fer d’une mortification. Non, le Regard Juste seulement, l’exercice de la Lucidité, l’appel à l’exactitude, l’éloignement des faux-semblants. Non, je ne fais pas là œuvre de Moraliste, j’en serais bien incapable, j’essaie simplement de viser le Réel avec suffisamment de recul, d’objectivité.

   Toute genèse d’accomplissement humain consiste en la reconnaissance de sa propre identité. Or identité, dans le cadre d’un principe logique, veut dire identique à quelque chose qui est autre, qui est hors, qui est différent, qui est dans la distance, dans l’intervalle. Ici prend place l’énigmatique formule qui fait florès, ici et là, dans le bourgeonnement de mes textes : « En-Soi-Hors-de-Soi ». Or cette formule ne demeure celée en elle-même que le temps où le sens ne s’en sera nullement éclairé. Si je pars de mon sol ontologique primaire, mon « En-Soi », que je lui oppose un sol ontologique secondaire mon « Hors-de-Soi », les deux entités évoquées s’éclairent d’elles-mêmes en une sorte de phénomène d’écho, de réverbération. Mon « En-Soi » n’est lui-même identique à qui il est (ma Vérité, mon Milieu-de-Soi), qu’à être reporté, à être projeté sur cet « Hors-de-Soi » qui est comme sa caution, le complément d’un originaire manque-à-être. Et si l’on fait ici retour à l’image de Léa Ciari, son « tour de force » n’est rien d’autre que de poser, face à l’énigme de son Sujet, un Sujet-bis-homologue, autrement dit une Altérité de Soi à Soi, un « En-soi-Hors-de-Soi ».

   Là seulement se rend visible la dimension de l’Être à l’aune de cet écart, lequel pour n’être nullement une spatialisation topologique est une plénitude ontologique rendue possible par un simple effet de réverbération. Mais ici, il ne s’agit pas du miroir de verre qui crée des événements irréels, des artifices, des décors de carton-pâte. C’est bien le Sujet qui prend acte de lui-même en un seul et même mouvement de sa conscience.

 

Je me vois me faisant face.

 

   Ceci ne signifie pas que je dresse face à moi un masque de carnaval. Non, je dessine les contours au gré desquels mon épiphanie, i.e mon Être fait phénomène sur la face du Monde, à commencer par la mienne face, énigme pour les Autres, mystère pour Moi. Je suis en vis-à-vis de qui-je-suis, je m’appartiens, sinon en totalité, du moins dans la quasi-certitude de qui-je-suis.

   Bien évidemment, ceci ne se peut comprendre qu’avec l’aide de la sémantique, ce ferment premier du Sens. Si je dis « la pierre », je ne pose rien qu’une énigme. Si je dis « la pierre est cristalline », je fais paraître la pierre dans toute l’ampleur de son mode, de son prédicat cristallin. Et pour rendre compréhensible mon hypothèse, mimant la position du « En-Soi-hors-de-Soi », c’est-à-dire montrer la relation d’identité, il me suffirait de faire venir la tautologie suivante : « la pierre est la pierre », ce qui, bien loin de constituer l’étoffe d’un non-sens, accroit la dimension ontologique, le coefficient d’être de la pierre puisque, aussi bien, la copule « est », lui attribue l’Être qui n’était que latent, posé tel un a priori dans le ciel du mot. Au mot « pierre », tout comme à l’Existant, il est nécessaire qu’un vis-à-vis apparaisse sur lequel ils puissent faire fond, ceci est la condition même pour qu’ils échappent à leur mutisme primitif.

   Bien entendu, ma thèse ne tient que si je postule, dans l’image offerte par Léa Ciari, en tant que réel le Sujet qui me fait face, et comme « réalité seconde », le Sujet que j’aperçois de dos. La présence du miroir est alors de nature simplement allégorique, lequel nous inviterait à nous méfier des apparences et des fausses joies liées à une vision trop rapide et superficielle des choses que nous rencontrons dans notre quotidienneté.

 

« Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ? »

 

   Cette phrase célèbre prononcée par la méchante Reine dans Blanche-Neige, ne pouvait être posée que par elle car toute Vérité suppose moins de noirceur, moins de faux sentiments, plus de candeur. Or il n’y a jamais que le Face-à-Soi qui détermine ce Milieu-de-Soi où le juste équilibre du fléau de la balance nous dise le lieu authentique de notre Être, le lieu d’une éthique derrière laquelle vient se placer, quelques coudées en arrière, une esthétique fardée qui ne s’honore que d’être dissimulée.

   Tout miroir est un piège. Il nous donne en guise de viatique de faux écus que notre habituelle distraction nous livre pour vrais. En tout cas cette image de l’Artiste est belle de sincérité. Son voile n’est qu’apparent. Et il est essentiel à notre compréhension des choses. Tout comme « La Nature aime à se cacher », selon la belle sentence d’Héraclite, la Vérité, l’Être aiment eux aussi à se cacher. Être aussi bien que Vérité sont originairement en un état de dissimulation, de pré-déploiement et leur dévoilement n’est qu’au prix de leur voilement. Tout comme le patient Archéologue, toute révélation du Secret n’aura lieu qu’à soulever le Voile d’Isis, le manteau de la fable qui cache la richesse de la Philosophie à ceux dont le regard, orienté sur le seul sensible, oublient de découvrir la gemme qui se cache dans la veine d’argile sombre, qui a pour nom « l’Intelligible ».

   C’est toujours par un effet d’altérité que nous différons de nous, prenons du champ et, retournant à nous-même, pouvons faire de notre conscience le moyen d’investigation de qui-elle-est, donc de qui-nous-sommes à nous-même, aux autres, aux choses du monde qui nous deviennent familières sous cet horizon singulier. Tout sentiment « d’inquiétante étrangeté » (songeons à Freud éprouvant une sorte de frayeur consécutive à la non reconnaissance de qui-il-est, simple reflet dans la vitre du train) toute étrangeté donc vient de ce manque de retour à Soi, de ce défaut d’accusé de réception. Le drame du Schizophrène est entièrement contenu dans cette impossibilité pour lui de prendre de la distance et de se regrouper ensuite en un point unitaire. Le Schizophrène est enfermé en Soi. Nul cheminement vers une extériorité qui le confirmerait en lui et le ramènerait à « la maison ». Il est toujours en exil de lui pour n’avoir éprouvé nul écart.

   Le sens de l’exister est de forme dialogique primaire : retour à Soi qui suppose une forme secondaire, relation à l’Autre. Toute identité bien comprise est d’abord détachement de Soi, puis connaissance de Soi, laquelle est la prémisse de la saisie de ce qui est Tout Autre : Celui qui me fait face en tant qu’Existant, cette Chose dont le secret se dévoile, ce Monde qui m’entoure et auprès duquel je ne peux être qu’après avoir éprouvé en mon fond, la dimension sans équivalent de l’Altérité. D’une manière extrêmement paradoxale pour le souverain Principe de Raison, je ne m’appartiens jamais plus qu’à différer de Moi, ce qui, en un seul empan de ma compréhension me reconduit à l’étrange formule rimbaldienne :

 

« JE EST UN AUTRE »

 

   Que dire après ceci, cet éclair de lucidité, qui ne serait qu’une justification de Sophiste cherchant en dehors de lui, une Vérité qui lui est sienne, intimement sienne ?

 

 

 

 

 

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2 mai 2023 2 02 /05 /mai /2023 07:49
Les chemins de poussière

« Route 66 »

 Remi Rébillard

Source : Susana Kowalski

 

***

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

   Le ciel, au loin, est une bande blanc-gris-bleu, une simple indétermination, une manière de lac perdu aux confins de l’espace. Une colline, en pente douce, chute vers un horizon indistinct. Plus près, identique à une lame blanche qui servirait de frontière au paysage, une surface qui pourrait bien être une lagune semée de sel, une étendue d’eau à la couleur de soufre, un lieu étonnant de surréalité. Enfin, une énigme dont nulle résolution ne pourrait entamer le sourd mystère. De part et d’autre de la scène, deux portions de terre brune, couleur Terre de Sienne usée. Au centre, semblable à une large avenue parcourant les silencieuses agoras des villes, un chemin de poussière bise, à l’aspect de vieux carton bouilli. Sur ce chemin perdu en plein Désert, une Femme à l’allure plutôt jeune, mince, tête coiffée d’un foulard qui retombe en pointe sur le haut du dos. Les bras sont nus, deux frêles tiges qui pendent le long du corps. Au bout du bras droit, une valise de cuir. Une robe très près du corps, de teinte Vert-bouteille. Les jambes sont fines et hâlées. Escarpins noirs aux pieds qui martèlent le sol de sable ou d’argile légère. Å droite de la Passante, son ombre portée, fluette, qui se projette vers l’avant. On dirait l’aiguille d’un cadran solaire qui serait la projection symbolique de l’objet éclairé. 

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

   Nous ne savons rien d’Elle qui ne sait rien de Nous. En réalité, deux Planètes perdues aux confins de l’Univers qui, jamais, ne se rencontreront, ne se connaîtront. Deux destins solitaires. Deux chemins progressant à l’aveugle dont chacun ignore l’autre. Qui est-elle Elle qui nous interroge ? Notre questionnement s’augmente de la perte qu’elle est pour notre corps, nos yeux, nos gestes, nos âmes. Nous voudrions en simplement détisser quelque fil et, ainsi, fil après fil, la conduire à sa nudité contre laquelle la nôtre propre pourrait jouer en écho.

 

Nudité contre nudité.

Dépouillement contre dépouillement.

 

   Entre Elle-qui-fuit et Nous-qui-demeurons-sur-place, nous aurions voulu installer l’intervalle le plus court, surgir à même son histoire sans même qu’elle en puisse deviner les prémisses, en pressentir le feu qui taraude notre âme et la cloue au pilori. Car oui, il est tragique, par rapport à cet Autre qui vous aimante à la hauteur de son obscurité, de n’en point éclairer la face inquiète, de ne nourrir son esprit que d’hypothèses vagues, de n’offrir à sa vision que ces mirages qui tremblent au-dessus des barkhanes et en rejoignent bien vite le pesant anonymat.

   Oui, la tristesse nous gagne car, parmi les plus hautes missions de notre humaine condition : connaître et posséder de manière à ce qu’enfin comblés, nous puissions étancher notre soif et nous considérer en tant qu’êtres complets, non en tant que cet éternel manque qui nous ampute de la moitié de qui-nous-sommes.

 

Car, tout le temps que ce ciel

en partance de lui-même,

tout le temps que cette colline illisible,

tout le temps que cette lame innommée,

tout le temps que ces terres étrangères,

tout le temps que ce chemin sans issue,

tout le temps que cette Femme muette,

tout le temps que les choses

demeureront inaccessibles,

 nous serons tels des textes antiques,

des palimpsestes aux chiffres effacés,

des hiéroglyphes dont nul Archéologue

ne pourra traduire le sens caché,

seulement un balbutiement

 à l’orée du Monde.

 

   Or nous ne pouvons nous souffrir muets, paralytiques, aveugles, cloués, comme cette Passante, sur un chemin de poussière,

 

il ne dit que notre éparpillement,

notre incomplétude,

 notre fragmentation,

notre poudroiement parmi

les vastes étendues mondaines

qui sont nos cénotaphes

ouverts à tous les vents de

 la plus sombre déréliction.

  

Ô combien nous voudrions

accompagner Passante

dans son étrange cheminement !

Combien nous voudrions

lui offrir notre bras.

Combien poser notre épaule

contre la sienne !

 

   Ouvrir, avec Elle, la valise de ses secrets, en faire le précieux inventaire, y rencontrer les gemmes les plus brillantes, y découvrir les lettres gravées dans la pulpe douce d’un Journal Intime, y dévoiler des Photographies d’autrefois qui nous diraient la belle et unique genèse de l’Inconnue, nous la rendant plus proche, peut-être inclinée à quelque subtile confession, prête à nous manifester un geste d’Amour longtemps contenu, gros d’avoir attendu le moment de la confidence, l’instant de l’éclosion, de l’épanchement. Un vase s’écoulant en l’autre, lui offrant cette ambroisie au gré de laquelle métamorphoser une vie banale en lumineuse existence ! Combien nous souhaiterions que ces prodiges pussent surgir, comme extraits d’une merveilleuse lampe d’Aladin et, alors, nous serions semblables à ces Princes d’Orient, à ces Purs Esprits flottant sur leurs tapis tissés de fils d’or et d’argent !

  

Mais ce que nous savons

depuis l’instant de notre naissance,

que les rêves sont poussière,

que l’espoir est poussière,

que l’imaginaire est poussière,

que la vie est poussière.

 

Une argile naît, croît, se multiplie,

puis se fendille, se lézarde

et retombe

Poussière sur le

Chemin de Poussière.

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

 

 

 

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1 mai 2023 1 01 /05 /mai /2023 08:38
Le Rouge et le Noir

 

***

 

   Il est tout de même curieux que les couleurs, les simples couleurs, nous déterminent à ce point. Si profondément même qu’une Courtisane était nommée « La Rouge », qu’un Anarchiste était nommé « Le Noir ». Si l’on veut, une opposition entre le Rouge désir et la Noire mort de la rébellion. Dans le roman de Stendhal, « Le Rouge et le Noir », bien que l’Auteur ne s’en soit jamais clairement expliqué, les symboles y sont nettement visibles : le Noir indique le « triste habit noir » de Julien-le-Séminariste, alors que le Rouge renvoie à l’éclatant maquillage des femmes :

  

« Une jeune fille de seize ans avait

des couleurs charmantes,

et elle mettait du rouge ».

  

   Ici l’on voit bien que le Noir incline vers le deuil et les ténèbres, le Rouge vers la vie et l’amour. Ainsi certains êtres, bien malgré eux, selon les hasards de leur naissance, se situent tantôt sous le dais écrasant de la tristesse, tantôt sous la bannière éclatante de la joie. On n’est nullement libres vis-à-vis du chromatisme de l’existence, c’est bien lui qui nous choisit et trace en nous les voies de notre destin, de telle ou de telle façon.

   VOUS, que je découvre tout juste parmi mes multiples tribulations sur les chemins du Monde, vous qui surgissez à la croisée des sentiers, voici qu’à peine entr’aperçue, je vous conçois comme nécessaire, inévitable, manière d’air pur dont je ne pourrais faire l’économie qu’à m’absenter de moi. Vous êtes Rouge plus que Rouge, de ce Rouge Brique ou de Falun, de ces Rouges éteints, sombres, ceux qui me ravissent et font écho sur la falaise de ma disposition fantasque, toujours sujette au moindre changement, mais dont la chute la plus habituelle se solde, le plus souvent, par une sorte de vague à l’âme sans autre cause que d’être lui-même en lui-même. Si vous avez bien suivi la gravité de mon propos, sous des airs faussement détachés, vous aurez bien vite perçu la manière de complaisance morbide que j’entretiens avec la teinte crépusculaire de ma mélancolie.

   Oui, car du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours tutoyé les teintes lestées de mystère des cryptes, les ambiances de fin du monde des lourds sépulcres, les atmosphères glauques de ces zones de banlieue où le lichen le dispute aux pierres claires des murs, où la mousse verte et sombre éteint la prétention des rues à parader, à se donner en spectacle. Les nuances Violine, la carnation Zinzolin, les failles Indigo, tel était le lexique coloré selon lequel ma conscience végétait dans de bien sombres cachots. Mais n’allez nullement déduire de mon emploi verbal du passé, que mon présent en diffère en tous points. Je crois même que, chaque jour qui passe, ne me découvre de plus en plus nocturne, mais d’un Noir profond, d’un Noir sans issue. Non, ce n’est pas une plainte que je vous adresse afin que, me tendant une main secourable, je puisse exciper de ma condition. Vous savez, l’on finit par s’habituer à Soi, par reconnaître pour sienne l’image dans le miroir, qu’elle soit heureuse, épanouie ou bien fade comme celle du Mime. De cette longue habitude l’on ne sort nullement harassé. Bien au contraire, cette sorte de continuité en Soi est peut-être le seul viatique que l’on possède pour progresser à l’intérieur de qui-l’on-est, se faire sien en quelque sorte et que la vie devienne recevable.

   Mais un bien naturel solipsisme m’a conduit à ne parler que de moi, comme si, par mes simples mots, je me livrais à un travail d’archéologie interne, une connaissance de qui-je-suis par qui-je-suis, peut-être la seule à laquelle on puisse se livrer, en toute objectivité. Mais je ne peux parler de vous qu’en partant de moi, progressant, en quelque façon, du connu vers l’inconnu. C’est là un paradigme de la façon de connaître qui est bien usuel. Aussi ne m’étendrai-je davantage là-dessus. Si je puis user d’une métaphore cosmique, je suis ce vertigineux tourbillon de gaz, cette nuée ténébreuse, cet amas de formes confuses qui flottent au plus haut du ciel et nimbent votre corps d’une sorte de mandorle funeste. En réalité, c’est un peu comme si, étoile neuve et innocente, vous étiez née de qui-je-suis, en vérité une manière d’indescriptible chaos. Je n’ai de cesse de vous entourer, tel le vaste océan qui ceint l’île et en fait sa chose, sa création ultime, peut-être une vague minérale, un gneiss né de l’étrange alchimie des abysses. On n’est jamais gros de ce que l’on porte au Monde qu’à en assumer l’évidente paternité. Or cette loi existe de tous temps, laquelle revendique sa propre prééminence dans l’ordre de ce-qui-est. Å l’aune de cette hypothèse, vous n’êtes que par moi qui vous porte au jour, tel le généreux Soleil qui féconde tout ce qui se présente sous son regard. Et croyez bien que la gloire que j’en tire n’est qu’à la hauteur de qui-vous-êtes.

   Mais Celle-que-vous-êtes, bien qu’un peu mienne, j’en éprouve la vive beauté en même temps que le hiatus qui se creuse entre nous. Car, serais-je un Démiurge tout puissant, il ne m’appartient nullement de faire de vous la possession dont je pourrais user à ma guise. La Créature, c’est une loi immémoriale, doit toujours se séparer de l’acte de création, et par voie de conséquence, de son Créateur. Oh, croyez bien que j’en éprouve un vif sentiment de dépossession comme si, isolé de qui-vous-êtes, des haillons de ma propre chair flottaient dans l’espace qui, jamais, ne retrouveraient le lieu de leur origine. Orphelin en quelque sorte de Celle que j’ai déposée avec douceur sur les fonts baptismaux de l’exister.

   Sachez bien que souvent, évoquant les relations entre Amants, je parle de « fusion », « d’osmose », de « vases communicants » s’épanchant l’un en l’autre. Maus vous n’êtes nullement sans savoir que ceci est de l’ordre de l’image onirique, de la métaphore et de ses dentelles imaginaires. Combien, en effet, j’aimerais que mon MOI et votre VOUS ne fassent qu’une seule ligne continue, un seul harmonique parmi les intenses vibrations, les oscillations, les soubresauts du vaste Univers. Mais je crois qu’à seulement l’énoncer en voix intérieure, vous puissiez en ressentir les ondes pulsatilles, les flux aimantés, les quantas d’énergie qui sillonnent le ciel de leurs belles turbulences, de leurs sillages de feu. Je vous souhaiterais Planète aux multiples faveurs et moi, simple comète illuminant le luxe de votre corps.

   Vous flottez au sein de ce Rouge éteint à la façon dont un léger nuage frôle le firmament, paraissant lui appartenir et, pourtant, s’en dissociant avec quelque autorité. Ah, l’autonomie est une belle chose ! Ah, les liens étroits sont une merveille ! Et, cependant, il n’est de plus grande félicité que de connaître la première, l’autonomie ; puis les seconds, les liens étroits, les mêlant à loisir, puis les séparant, tout le bonheur étant dans ce simple mouvement de l’une à l’autre condition, une sorte de balancement qui se pourrait comparer à l’oscillation tout en grâce d’une escarpolette dont le très précieux Fragonard peignit la toile avec tant d’équilibre et d’audace mêlés. Et si je nomme Fragonard, ceci n’est pur hasard, le motif en est dû à l’analogie de la carnation qui vous rassemble, Vous-l’Inconnue, Elle-la-Galante qui ne cherche qu’à troubler les âmes de ses Prétendants. Mais pousser plus loin le parallèle ne serait qu’œuvre de coquetterie et il convient que je me recentre sur vous, sur nos réciproques relations et surtout sur ces merveilleuses couleurs dont, jamais, l’on ne se lasserait d’évoquer les noms dans leur pulpe native, dans le délicat bourgeonnement de leur chair intime.

 

Pour les Rouges :

Amarante, Ponceau, Andrinople.

Pour les Noirs :

Brou de Noix, Noir d’Aniline, Ébène.

 

   Ne trouvez-vous ces nominations émouvantes, pleines de poésie, tissées de la soie de l’imaginaire ? Nous disons « Amarante » qui rime avec « Amante » et déjà nous sommes loin, dans la confrontation complexe du désir et de ce qui l’alimente, un amour de Soi en l’Autre, une amour de l’Autre en Soi. Nous disons « Andrinople » qui rime avec « Constantinople » et déjà nous sommes loin sur les rivages de l’antique Byzance, et déjà le Bosphore nous ouvre les portes du mystérieux et magnétique Orient. Les couleurs, les somptueuses couleurs portent-elles en soi les ferments qui les multiplie, les rend si capiteuses, si attirantes ? Ou bien est-ce nous qui versons en elle, comme dans un secret athanor, les trésors qui sont en nous, que nous voulons faire fleurir ?

   Mais il faut revenir à la pléiade polychrome de Stendhal, donner à ses personnages quelque consistance, chercher en eux leur dévotion à la couleur ou bien leur affranchissement, le sillage d’une possible liberté. Il y a tant de symboles disponibles dans un Azur, un Émeraude, un Gris de Payne !  Mais, sans doute, ce qui sera le plus remarquable, le jeu constant d’attrait/répulsion dont sont atteints les Sujets, tantôt sublimés par l’éclat du Rouge, tantôt pliés sous les fourches caudines d’un irrémissible Noir.

   NOIRE fureur d’un Julien Sorel vis-à-vis d’un Père qu’il déteste.

   ROUGE effusion de Julien en direction de la belle et sensible Madame de Rênal.

   Puis, entre les deux Amants, un NOIR Aile de Corbeau qui les divise et les atteint au plein de qui ils sont, des êtres que leurs instincts poussent à la faute.

   ROUGE Solaire d’un Julien ébloui par le monde brillant de l’aristocratie.

   ROUGE feu qui se lève entre Mathilde, la fille du Marquis, et Julien qui devient son Amant.

   NOIR Animal, instinctuel, au moment où la lettre de Madame de Rênal vient accuser Julien de n’être qu’un intriguant.

   NOIR de Jais, le geste de Julien, il tire en pleine église sur cette Femme qui lui a voué un amour véritable.

   NOIR d’Encre, à l’instant où Julien connaît le désespoir de l’emprisonnement, son cachot fermé à la vie, fermé à l’amour.

   ROUGE/NOIR le sentiment de Julien dont le souhait d’être guillotiné culmine dans son exécution.

   NOIR de Suie, la mort de Madame de Rênal qui ne survit que trois jours à la disparition de son ancien Amant.  

   

   Épilogue – L’approfondissement du lieu intime de Soi, la recherche de l‘étincelle de la Vérité, voici les deux directions dans lesquelles se déploie la quête d’un Julien Sorel qui se reflète, en écho, dans celle de Stendhal lui-même. Tant il est vrai que l’intention de l’écriture, elle-même incluse dans le projet de toute œuvre d’art, est bien cette fiévreuse investigation où il y va de Soi et rien que de Soi. En contester la nature ne constituerait que le sentier tortueux de quelque sophisme. C’est le sourd travail de la factualité en nous qui creuse son éternel et tragique sillon. Jeu alterné, syncopé, une fois brillant, une fois terne de la Grande Roue des Couleurs.

 

Tantôt claire, à la manière d’une Aigue-Marine ;

tantôt ombreuse telle une terre de Sienne ;

tantôt éclatante comme le Rubis ;

tantôt teinte de Malachite ou de Sapin

et alors on se débat dans la nuit

de sa propre conscience sans que

quelque issue paraisse

pouvoir se manifester.

 

   Nous les Hommes, vous les Femmes ne faisons qu’arborer un habit d’Arlequin avec ses pièces multicolores. En réalité une Vérité de caméléon qui ne fait que cultiver le paradoxe.

 

Oui, nous sommes des Êtres paradoxaux.

Définitivement !

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28 avril 2023 5 28 /04 /avril /2023 10:13
La chaise en ton absence.

Septembre 2014© Nadège Costa

Tous droits réservés

***

   "Elle te dira certainement En murmures du soir L’affolement de ses yeux Soudain d’être sans miroir Puis te confiera bien fragile Que si son homme est au loin Demain en aube naissante Elle sait qu’il lui reviendra Et la nuit se pose si belle En ses épaules nues encore Et le temps s’émeut du soir Qui l’emporte songeuse au loin" "La femme assise".

Thierry Crépin-Leblond

*

   La chaise est là, au contre-jour du voile, la chaise est là en ton absence. C'est à peine le jour et pourtant déjà la nuit. Il fait si froid soudain et les ombres tressaillent et les ombres se blottissent. Qui donc a prononcé les lèvres du jour ? Qui donc a posté le doute à l'angle de ton front ? Les pierres dérivent dans le silence. Les rues sont éteintes. Les réverbères pleurent. Auras-tu au moins une larme à poser sur le seuil de la porte ? Car, je le sais, tu vas revenir, comme les nuages glissent dans le ciel, comme l'eau coule de la source.

   La chaise est là, au contre-jour du voile, en attente de toi. De tes jambes longues, de ton assise de reine. De ta cambrure d'acier. Oui, d'acier car tu dures plus que le temps lui-même. Tes cheveux sont des vrilles qui disent la beauté. Tes hanches le reposoir où accueillir ma tête. Ton bassin le recueil de la volupté. Ton ombilic une perle. Mais qui donc pourrait, mieux que moi, dire ton poème ? Qui mieux, dire l'azur de ton souffle ? Qui, dire les lianes de tes mains ? Et la musique qui coule de ton sexe, et le rythme souple de tes reins ? Qui ? La chaise est seule qui dit ton absence. De toi, d'abord. De moi, du monde. Car ton assise est ici, au plein de la lumière, dans les plis de l'aube. Cela tu le sais, mais tu t'obstines. Ta volonté est une boule de mercure. Qui, incessamment roule ses billes. Qui rutilent sur ton front de princesse. Tu le sais, mais tu t'obstines. A faire l'enfant. A déplier le rouleau des caprices. A faire attendre la nuit.

   La chaise est là, au contre-jour du voile. La vois-tu depuis ta retraite ? Depuis le calice ouvert de ta chair. Car, je le sais, tu es épanouie, vacante, disponible à la caresse du vent. Le zéphyr a bien de la chance. De te visiter en cet antre des plaisirs. Des douleurs aussi. Tu enfantes toujours l'isthme de tes douleurs. Tu fécondes la souffrance. Tu en plantes le pieu chauffé à blanc. En ton centre. Oui, en ton centre rubescent. C'est le volcan qui t'habite, cette rouge passion, le cerne de tes yeux, la pliure de ton sexe. La chaise est là, absente de toi, attendant ta braise. Au moins, as-tu vu son désarroi ? Son inclination à la mélancolie. Elle est désertée de toi. Son assise orpheline. Ses barreaux et ses pieds. Sans toi. Qu'ont-ils à dire sinon à proférer dans le silence ? A endurer leur peine de bois.

   Mais le voile a bougé. Mais le jour arrive. Sur la pointe des pieds. Mais tu le précèdes et le feu de ta cigarette brille dans le gris. Je savais l'heure de ton retour. C'est toujours ainsi, tes longues escapades. Puis la lassitude. Puis la chute. Toujours en chute de toi. Oui, je te vois. Ta tête est encore dans l'ombre. Ton buste incliné comme pour une prière. Tes bras bien droits. Tes poignets en col de cygne. Tes doigts ruisselant vers le sol. A peine une cendre sur l'assise et tes jambes qui coulent vers l'aval de la pièce. C'est si émouvant de te deviner dans l'approche du jour. De te savoir si proche, alors que tu demeures sur un mont éloigné. Y a-t-il du brouillard, là-haut ? Y a-t-il le vol d'écume des oiseaux ? Le chant d'amour des libellules ? C'est si troublant. Non, ne bouge pas. Reste là dans la demi-présence. Dans le cerne de l'exister. C'est ainsi que tu es la plus belle. Insaisissable. Hors de portée. Mon simple contact te brûlerait. Tu serais pluie, puis brume, puis … plus rien ! Demeure là, collée contre ton ombre. Tu n'as pas d'autre lieu où naître à toi.

   La chaise est là, au contre-jour du voile et je t'attend … La chaise est là, au contre-jour du voile.

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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 07:37
En quel lieu étiez-vous ?

   [Entrée en matière – Le Lecteur, la Lectrice ne s’y tromperont pas, le fil rouge qui court tout au long de ce poème, comme dans la plupart d’entre eux, sinon tous, y compris mes Nouvelles en prose, ce fil rouge donc n’est autre que celui de la FUSION. Fusion de Soi en l’Autre, dans les Choses, dans le Monde. Cette tripartition du réel est ce qui vient au-devant de nous dans la plus pure évidence. Seulement, cet aspect trinitaire du réel, à commencer par ce Nous, qui est pure énigme, n'est rien moins qu’une illusion à laquelle, au mieux, nous donnons quelque nom, que nous dotons de quelque forme possible afin que notre silencieuse solitude puisse s’animer de quelque écho, nous incarner en quelque sorte, nous rendre visible à nous-même.

   Il s’agit toujours d’une question de regard. Notre vision est floue par nature car, du divers, du multiple, nous ne saisissons jamais qu’un fragment, une bribe, une nuée vite dispersés dans l’anonymat du ciel et d’un espace qui sont, par essence, infinis. La question, question vitale s’il en est : comment faire face à notre solitude constitutive, lui donner des aliments, la tromper en réalité, lui faire accroire que ces illusions qui poudroient devant nos yeux, ces évanescences qui se dissolvent dans les mailles de l’air, ont de solides bases, des fondements immarcescibles qui nous assurent de notre être comme du leur. C’est bien de ceci dont il s’agit dans la vie banale, ordinaire, inconsistante, déterminer des nervures, lesquelles irriguant le limbe, nous donnent le sentiment d’exister avec une puissance dont seule la Mort pourrait nous ôter le bénéfice. Notre contingence ainsi que celle des événements qui nous rencontrent sont de telle amplitude que nous nous escrimons, jour après jour, à en atténuer les effets, à en biffer la sourde présence. Et il est heureux qu’il en soit ainsi, notre cheminement sur Terre est à ce prix.

   Ce à quoi j’attribue le prédicat de « fusion » peut trouver à s’exprimer de manière analogue dans ce que Romain Rolland a nommé « sentiment océanique », cette ouverture de Soi au Monde, cette immersion dans le Grand Tout, cette osmose avec la Nature, cette intime sensation d’être vague qui bat au rythme du vaste Océan. Or cet état de « grâce » est exceptionnel et ne résulte que d’une attitude méditative-contemplative qui est le fonds commun des Poètes et des Artistes versés, par nature, à appréhender les choses dans leur totalité, leur globalité, faisant des contraires, à commencer par l’opposition Sujet/Objet, une Unité bien plutôt qu’une division. Ici les catégories perdent leurs droits afin qu’une synthèse du réel se manifestant, l’Homme soit auprès de ce qui l’environne comme une pièce interne du puzzle, non comme une partie qui lui serait externe, un genre de satellite girant autour de sa planète. Évoquer ceci incline également à penser le Monde et à l’éprouver selon un mode panthéistique, où tout est lié à tout, sans rupture, sans césure, une alliance où le lien même devient invisible à qui il est. La fusion est encore convoquée d’une manière essentielle dans les rapports de réciprocité des Amants, dans l’attachement du futur Homme au roc biologique de sa Mère, dont la vie intra-utérine est la manifestation avant-courrière des futurs bonheurs, des intimes joies.

   Dans le poème qui suit, Celui-qui-dit-Je devient, au terme d’un processus quasi alchimique, Celle-qui-disait-Tu, le Couple se donnant selon un Nous-fusionnel qui est, tout à la fois, l’accomplissement du poème en son sens le plus profond, l’Amour entre deux Êtres lui étant corrélatif. Écrivant ceci, je ne peux qu’espérer qu’une telle convergence allie, en une même unité, Vous-Lecteurs, Vous-Lectrices. Et l’Écriveur que je suis. Le langage, le sublime Langage est l’opérateur, le convertisseur universel, le médiateur sans égal où ce « Je est un autre » rimbaldien trouve sa plus belle expression, paradigme précieux s’il en est d’une connaissance de Soi-en-l’Autre, de l’Autre-en-Soi. Vous n’aurez nullement été dupes de la charge sémantique dont les-tirets-entre-les-mots sont l’illustration graphique. Ils sont l’élément visuel de la « fusion ». Merci d’avoir lu si vous m’avez accompagné jusqu’ici.]

 

*

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Je vous apercevais,

mais comme dans un brouillard,

vous savez ces brumes d’automne

dont les écharpes n’en finissent de flotter,

on n’en discerne jamais qu’une pluie fine

qui talque l’âme d’une manière d’Infini.

Il est des êtres dont l’intime

 substance vous échappe

et c’est sans doute pour ce motif

qu’ils vous interrogent sans cesse,

vos jours en sont poudrés

d’un juste effroi,

vos nuits se perdent dans

leur continent d’encre,

vos songes deviennent si arachnéens,

ils semblent vous fuir pour un sibyllin

ailleurs sans contours bien précis.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Cependant, vous abandonner

 à ce motif si vague revenait à

procéder à ma propre disparition.

Comme si j’étais un simple halo

 émanant de votre subtile forme,

une fumée dont le feu

se serait dissimulé sous

quelque mystérieuse cendre.

Plus je m’ingéniais à vous inscrire

en quelque géométrie,

plus vous vous absentiez de moi,

il n’en demeurait que ces cercles

qui fripent l’eau et s’évanouissent

au sein de leur surprenant vortex.

Mon langage, lui aussi,

échouait à vous décrire

et les prédicats

que je convoquais,

 « grande »,

« mince »,

« voluptueuse »,

clignotaient un instant

derrière mon front pour

n’y jamais reparaître.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

En réalité vous aviez

la consistance

 d’un feu-follet,

l’irisation verte

d’une aurore boréale,

le bleu translucide

d’un iceberg.

Il fallait que je m’arrange avec

 l’imprécision de ma vision,

avec l’inconstance de mon toucher

et il m’apparaissait, le plus souvent,

que vous n’étiez que la dentelle

d’une imagination trop

fertile et capricieuse.

En quelque manière,

vous étiez le deuil

qui justifiait ma présence sur Terre

et j’aurais pu vous rendre vivante,

étrange paradoxe,

à orner de chrysanthèmes la tombe

dont vous sembliez occuper

l’émouvant et fragile tumulus.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Le précaire était votre mode d’expression,

ma mélancolie la teinte par laquelle

je lui apportais une réponse.

L’illusion eût pu se poursuivre une éternité,

il m’était toutefois alloué la possibilité

de vous approcher au gré d’une image,

 fût-elle le témoin d’une cruelle absence.

 

Votre corps est blanc,

d’une pureté d’albâtre,

il évoque aussi bien un

champ de neige immaculé,

la douce palme d’une virginité,

la page libre sur laquelle, bientôt, l’Écrivain

posera les premiers mots de son poème.

Vous êtes la figure même d’une forme

abandonnée à son propre futur,

la cambrure de votre chair

en démentirait-elle la souple disposition.

Seules les braises de vos aréoles

attisent la blancheur d’un possible désir.

Certes il est bien délimité mais

son prix n'en a que plus de valeur.

Rouge pulvérulence dont le blanc

est atteint en sa nacre épandue.

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Votre corps, ce luxueux céladon

est tendu à la manière d’un arc,

 il est atteint d’une vibration de cristal.

Chose étonnante parmi toutes,

teinté d’une sourde opacité,

il est le lieu d’une étrange transparence,

une invite à être auprès-de-vous-en-vous

dans l’instant qui brasille et convoque

à la fête de la rencontre.

Et votre visage,

ce masque vénitien

si troublant,

on voudrait l’ôter,

 mais au risque de Soi,

mais au risque de vous perdre.

La bouche-cerise est un fruit

 à portée de mes lèvres assoiffées.

 Le nez-étrave s’anime

d’imperceptibles fragrances.

Les yeux-insectes sont des soies noires

en lesquelles me noyer pour l’éternité.

Et vos cheveux, ce rutilant

ruisseau de cuivre,

cette chute de feu sur le

reposoir de votre couche.

Comment ne pas y succomber,

comment ne nullement s’y immerger

jusqu’à brûler la lame

de ma conscience ?

 

En quel lieu étiez-vous

Qui n’était nullement le mien ?

 

Et ce décor qui vient à vous,

qui focalise en ses traits

le précieux et le rare.

Une frise murale faite d’un

croisement de lignes bleues

vient dire l’exactitude

de votre présence,

 l’immanence qui vous fait être là,

dans une lumière de gemme

évidence parmi

les tumultes du Monde.

Et cette natte pareille

 à la fleur de lotus,

ne dit-elle votre grâce en

même temps que votre pureté ?

Ce don de vous dans ce

qui n’est que retrait

est la faveur qui me relie à vous,

me fait votre Obligé,

me noue à votre invisible destin.

Ma nuit s’annonce bientôt

et la basse lumière du crépuscule

 m’incline à vous rejoindre

dans ce songe que

 vous semblez mimer

avec le plus parfait naturel.

Alors, à la seule force de mon

 imaginaire fouetté par

mon ardent désir,

je-serai-Celle-que-vous-êtes,

je ne me confondrai en moi

qu’à vous halluciner.

Demeurez ainsi,

dans cette pose

mi-hiératique,

mi-voluptueuse,

c’est l’étonnant paradoxe

qui convient le mieux

  à votre venue à l’Être.

 Soyez simple

et aliénante geôle,

je serai votre Prisonnier !

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25 avril 2023 2 25 /04 /avril /2023 07:51
CHAOS

« Effet papillon »

Source : Futura Sciences

 

***

 

   Parfois l’on se lève, dans l’approximation de Soi. On est décentré, on penche vers quelque abîme, la Musique des Sphères on l’entend, mais loin, derrière un voile de coton. On quitte sa natte de sommeil avec des songes encore accrochés à ses basques. On titube sur le bord de sa couche comme si l’on était pris d’ivresse. On se rend compte que le phénomène de l’équilibre est une prouesse, que gagner la position debout tient du prodige, qu’avancer un pas derrière l’autre est une sorte de miracle. Qu’exister est une rude épreuve dont on ne sait si le mode appliqué pourra longtemps se poursuivre. On sait, tout au fond de Soi, que le jour qui vient ne sera pas le jour mais une ribambelle de haillons que reliera un mince fil, il pourrait bien se rompre à tout instant. On sait que l’heure ne sera pas l’heure, mais une suite ininterrompue de hoquets, d’hiatus, une bordée de pointillés dénués de toute logique. Tout ceci on le sait dans la confusion comme si une fumée, un mince brouillard gris en faisaient trembler l’image incertaine. On sait sans savoir vraiment, dans l’égarement, l’à-peu-près, l’indéfini. On ne sait même pas si l’on est vraiment.

   On quitte le sombre réduit de sa chambre. On progresse de guingois, à la manière des crabes parmi le lacis des racines de palétuviers. Que craint-on ainsi ? Qu’un meurtrier ne se dissimule dans la pénombre, prêt à commettre un acte irrémissible ? Qu’une hyène puisse, à tout instant, vous sauter dessus et vous prendre à la gorge ? Non, ce que l’on redoute par-dessus tout, c’est de faire face à qui l’on est ou à qui l’on n’est pas, de faire l’inventaire de ses propres fissures, de sonder la profondeur de ses failles, d’expertiser jusqu’à la folie le vide incommensurable qui vous habite, d’en éprouver le vertige jusqu’au seuil d’une possible disparition. On avance avec maladresse, comme glissant sur des coques de noix. Parfois l’on s’agrippe au chambranle de la porte. Parfois même, en un acte de profond découragement, l’on regagne le bord de sa couche qui ne nous offre que le désert de ses draps vides, de simples vagues blanches que le gris boulotte consciencieusement.

   On gagne l’étroite coursive de sa salle d’eau. Par la vitre dépolie filtre un jour sale, une sorte de torchon qui bat « au vent mauvais ». Ses ablutions on les accomplit, nullement dans le souci de Soi, non dans la pure routine, dans le conditionnement élémentaire. L’eau n’est guère amicale, pas plus que la lame du rasoir qui trace dans l’épaisseur de la mousse son entaille de chasse-neige. Les crins de la barbe sont durs qui résistent. L’eau qui coule du bec de cygne percute l’émail de la vasque avec un bruit têtu, obstiné, c’est la mesure d’un jour sans limite qui est compté là,

 

c’est l’addition des ennuis,

des renoncements,

des retours en arrière,

des saltos

 

   qui vous laissent à demeure, font un cruel sur-place comme si les mailles du temps s’étaient relâchées, que votre propre histoire ne menace de s’effondrer. Au toucher, vous estimez la qualité du chantier. Par-ci, par-là quelques picots rebelles, quelques touffes révoltées. Mais le maquis suffira pour aujourd’hui, il est à la mesure de ce qui va venir, de ce qui vient, de cet inconnu qui palpite tel un gouffre avec la herse de ses stalagmites, avec les dents de ses stalactites qui chutent dans un fond sans consistance.

   On est maintenant assis à sa table de solitude. Mais ceci, énoncer la solitude est un truisme puisque, n’étant nullement assuré d’exister Soi-même, comment pourrait-on postuler l’existence de l’Autre ? Tout est si vide dans le monde, si flou, si fuyant. Tout flotte et rien ne s’attache à rien. L’eau, dans la casserole, fait son minuscule grésillement. La seule compagnie. Personne dans la rue. La rue est vide, solitaire. La clarté frappe au carreau mais sur le mode de la retenue, une manière de badigeon Ardoise que l’œil a bien du mal à traverser. Le Printemps bourgeonne avec des insistances de frimas. La belle saison s’annonce avec de larges entailles hivernales. On allume la radio. Les nouvelles du Grand Ailleurs : guerres, génocides, fugues, viols, disparitions en tous genres, conflits, diasporas de peuples exténués. Comme si le vaste tissu du Monde se déchirait, on ne voit plus que sa trame étique, le désordre de son façonnage. Dans le corridor de la gorge, le thé noir fait son trajet brûlant, réchauffe la braise du cœur qui palpite à peine, accordée qu’elle est à l’Anthracite d’un temps figé qui ne connaît plus ni son alpha ni on oméga. Des flocons de brioche avancent lentement, manière de clepsydre qui égrène les secondes d’une façon métronome, comptable, uniquement arithmétique. La trentième seconde fait suite à la vingt-neuvième qui fait suite à la vingt-huitième et ainsi, à l’infini. C’est si désolant les chiffres, tellement désincarné, juste la frappe d’une numération perdue dans le vaste rythme universel.

   Bureau, maintenant ; ou plutôt pièce de Lecture et d’Ecriture. Pièce des Mots. Murs garnis de livres. Ils veillent, garnisons de signes noirs dans la faible lueur des maroquins. Habituellement, Génies tutélaires, Hautes Présences. Les mots irradient au travers des couvertures, leur fragrance de papier vole ici et là, identique à un encens qui répandrait ses volutes sous les voûtes de quelque sanctuaire. Au travers des vitres martelées, toujours ce halo gris cerné de pluie, toujours cette obstination de la nuit à vouloir celer le jour, à le conduire à son crépuscule. La pluie est verticale. Son clapotis parvient, atténué. Une gouttière dégorge quelque part son trop-plein. Un fin brouillard monte du sol, semblable à ces fumées de feux de camp qu’on éteint, qui couvent doucement dans le tapis d’ombre. Juste le lent, l’immobile cliquetis du temps, le tempo mortel qui vient de l’illisible territoire de la finitude. Silence lourd, de plomb, d’étain, de zinc, enfin de teintes sourdes qui ne s’élèvent guère de leur pure matérialité.

 

Gel gel partout.

Glu, glu partout.

Suif, suif partout.

 

Å l’abri des maroquins et des toiles les signes s’impatientent.

 

   Les signes veulent être lus. Sinon les livres sont leurs cénotaphes. Les signes s’impatientent. On s’impatiente de ne pouvoir les saisir d’un trait, de les manduquer, comme on le ferait, à pleines dents, de la chair nacrée d’une mangue. Chaque bouchée est une merveille. Au hasard, dans la perte grise de la lumière, un manuel est extrait de sa catacombe. La couverture luit faiblement comme ces pierres sombres d’Irlande que le ciel lisse de sa palme douce. Le papier, sous la pulpe des doigts, tient son langage de papier, à peine un chuchotement, un bruissement pareil à l’envol d’un courlis au-dessus du miroir de la lagune. Au début, forêt de mots simplement, rien n’émerge de rien. Puis l’œil accommode, puis la pupille boit avidement ce qui vient à elle, telle une faveur. Ce qui se montre dans la touffeur moite du temps :

 

« Rêve du ciel »

 

   « Oh voici : le souffle balsamique de cet infini printemps devait fermer les plaies brûlantes de la vie, et l’homme, saignant encore des blessures reçues sur la terre qu’il venait de quitter, devait se cicatriser parmi les fleurs, en vue du ciel à venir, où la Vertu et la Connaissance suprêmes exigent une âme guérie. Car ah ! les souffrances de l’âme, ici-bas, sont tellement trop grandes ! – Lorsque, sur ce champ neigeux, une âme en étreignait une autre, leur amour les fondait en une même goutte de rosée scintillante ; en tremblant elle descendait alors dans une fleur qui la soufflait en l’air, partagée de nouveau, comme un encens sacré. »

 

   Dans sa couverture vert bouteille, le livre de Jean Paul, « Choix de rêves », a été refermé sitôt qu’ouvert. Il gît sur le glacis de la table, tel un objet inutile. Il pleut toujours. De grosses gouttes qui font des cercles dans les flaques boueuses. Le silence règne en maître, il pèse tel un couvercle et enserre les mots dans une gangue semblable à la mutité de lourds sédiments. Les mots sont pris au piège, ils tournent en rond dans leur geôle tels des Prisonniers qui attendent l’heure de leur marche circulaire entre les murs gris de leur forteresse. Ils n’ont plus de vis-à-vis, ils meurent de n’être nullement regardés, compris, ils gisent tels d’énigmatiques hiéroglyphes dont nul Herméneute ne parviendrait à saisir le sens. Au milieu d’eux, au milieu de leur soudaine « in-signifiance, » je ne suis guère qu’un Égaré aux mains lisses, tout glisse en elles, rien ne demeure. Tout autour de moi les mots volètent tels des insectes que la lumière aurait portés à une sorte d’ivresse. Les mots, les divins mots qui, hier encore, festonnaient le massif ténébreux de ma tête, y allumaient des feux de joie, les voici soudain devenus des Étrangers dont je ne comprends nullement la raison de leur singulier comportement. Ils sont un tel mystère ! Ils sentent le soufre. Ils me mettent au défi de m’en emparer, d’en faire mon bien. Mais ma peau résiste, mais ma chair se révulse.

   Au-dehors l’air est sale, compact tel des mèches d’amadou, tout s’y abîme et y devient méconnaissable. Je retourne à l’intérieur du livre de Jean Paul, j’essaie de m’y creuser un terrier que je tapisse de mots. Mais dans la maladresse, comme si leur matière venait à moi pour la première fois. Au hasard je tisse de boue « le souffle balsamique », j’enduis mon corps de « plaies brûlantes », je m’inflige de vives « blessures », puis j’enjoins à ma mélancolie de « se cicatriser parmi les fleurs » et je prends acte de ce nouvel état qui m’affecte, de cette désertion du langage qui, bientôt sans doute, ne manquera d’ébrécher ma conscience, d’y creuser d’irréparables ornières. Au-delà des vitres semble gésir un monde en proie aux tourments identiques aux miens. Ce n’est que brume et confusion. Ce n’est que chemins de boue qui se perdent à même leur propre confusion. Parfois, une voiture, au loin, fait son bruit de sourds élytres. Mais est-ce bien une présence, ne l’ai-je créée de toutes pièces afin de me rassurer ? Puis un silence humide, un mur en vérité que personne ne pourrait franchir. Du fond de mon terrier que rien ne semble pouvoir atteindre, sauf un éternel ennui, je crois que mes Coreligionnaires ont déserté la ville, que je suis seul, ici, livré au pandémonium des mots, car maintenant les mots se rebellent, les mots sont véritablement hostiles, ils sont des manières d’oursins aux piquants venimeux qui perforent ma peau. Ils sont des calots d’acier qui percutent le cercle de mon front. Ils sont des flèches au curare qui empoisonnent ma chair. Ils sont des pièges qui, sur la loque que je suis devenu, referment leurs puissantes mâchoires de métal. Cela fait un bruit d’éponge au centre d’un bizarre cliquetis.

   Épilogue - Parfois, lorsque le ciel est bas, que la vue est courte, parfois lorsque le sens de l’exister se précipite dans le trou d’une énigmatique bonde, on ne sait plus qui on est, d’où l’on vient, vers où l’on va. On n’a plus de passé et la mémoire se refuse à la moindre réminiscence. On n’a plus, en guise d’avenir, qu’une carte de géographie sans équateur ni méridien, sans continent, sans océan. On est dans un présent noué sur lui-même, un genre d’ouroboros aux écailles ternes, une manière de ruban de Moebius dont on ne parvient nullement à savoir en quel point l’on se situe, en quel chiasme il nous précipite, où tout se retourne soudain, mais se retourne sur quoi ?

 

Sur le vide,

sur l’irreprésentable,

sur l’indescriptible,

sur l’innommable.

 

   Ce sont, à chaque fois, des atteintes qui pour n’être nullement mortelles au sens propre, le sont au sens figuré. Alors le pire s’accomplit, on est livré à Soi, à Soi seul, ce qui est la plus vive aporie qui se puisse concevoir. Car l’Homme a pour mission secrète, mais nécessaire de tous temps, d’être ce miroir où se reflètent les Autres, les Choses, le Monde. Faute de ceci il s’étiole et présente un visage inquiétant, tel celui de la mythique et vénéneuse Mandragore qui, pour être cueillie, nécessite toute la puissance d’un rituel magique, le plus souvent hors du pouvoir des Mortels que nous sommes. Bien des choses sont en notre pouvoir : édifier des habitats, écrire des poèmes, tailler une pierre, cultiver un lopin de terre, réciter des vers, aimer une Compagne, naviguer sur un fleuve, bien des prouesses à hauteur d’Homme même si, la plupart du temps, toutes ces tâches ne sont accomplies que partiellement, dans une sorte de distraction. Cependant la forêt de nos diverses puissances présente une inquiétante brèche, une vive clairière y creuse sa vacuité infinie, nous ne sommes nullement maîtres de qui nous sommes. C’est ceci que, parfois, les jours de pluie, lorsque le maussade et l’ennui tissent la trame du jour, nous pensons avoir perdu, à savoir le bien parmi les plus précieux, cet usage de la Langue qui se donne comme l’unique geste affecté de transcendance qu’il nous soit donné d’accomplir, ici, sur cette Terre semée de bien des afflictions.

   Pour les âmes courageuses et généreuses qui m’auront accompagné tout au long de cette sombre complainte, qu’ils soient récompensés à la lecture de ce fragment tiré encore une fois de la prose poétique inimitable de Jean Paul, ce phare du Romantisme Allemand :

 

   « Quitte la terre, et monte dans l’éther vide : plane alors, et vois la terre devenir une montagne flottante, et jouer autour du soleil avec six autres poussières de soleil ; - des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent devant toi, et montent et descendent devant la lumière solaire – puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique, parcourue d’éclairs, lointaine, faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde, et dans la nuit est suspendue la voûte étincelante. – Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil et parvenir, au-delà, à la grande nuit. Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-delà l’abîme et par-delà tout ce qui est visible ; et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils, dont les gouttes sombres sont des terres, t’environnent, montent et descendent, et de nouvelles séries de soleil sont face à face, à l’orient et à l’occident, et la roue de feu d’une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps. »

 

   Cette belle prose que je qualifierai volontiers, de « cosmologique » au sens plein du terme (étymologiquement « théorie du monde », mais aussi, mais surtout, « théorie de la Langue » lorsque saisie d’un souffle céleste, elle quitte le rivage de la Terre et se donne comme Pure Poésie, Poésie Essentielle), cette prose magnifique je vous l’offre, non seulement pour qui elle est, mais tout autant pour sa valeur que je dirai « performative », elle efface, au moins provisoirement, les abîmes dans lesquels se fourvoie, à longueur de journée l’Humaine Condition, elle élève l’âme à sa juste hauteur qui est celle d’une Essence dont, toujours nous devrions nous pénétrer bien plutôt que de nous précipiter dans les conciliabules mondains qui occultent le plus souvent ce qui fait notre fondement, cette Conscience qui, aussi, est Lucidité.

 

   Aujourd’hui la pluie a cessé de dresser son rideau à l’horizon des yeux. De gros nuages traversent le ciel d’Ouest en Est. Quelques trouées de soleil. C’est elles qu’ici et maintenant je veux voir sous l’infinie Poésie de Jean Paul : une lumière se lève et déchire le drap nocturne !

 

 

 

 

 

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23 avril 2023 7 23 /04 /avril /2023 12:11
Vous m’attendiez en noir.

Janvier 2014© Nadège Costa

Tous droits réservés

***

  Etait-ce pour cela, votre rencontre un jour, que j’avais décidé de fixer ma vie nomade Quai aux fleurs, en plein Paris, face à l’Île Saint-Louis, cette manière de terre perdue dans les mouvances de la ville ? De ma fenêtre, lorsque les éclipses de mon écriture m’en laissaient le loisir, ma vue planait parfois longuement parmi l’écume verte des arbres au travers de laquelle le bout de l’Île se laissait apercevoir, proue fendant les eaux grises de la Seine. Il n’était pas rare, qu’empruntant le Pont Saint-Louis, une longue déambulation me conduisît, au hasard, dans les diverses coursives de ce bateau échoué. De ce « bateau ivre », pensais-je, tellement mes errances évoquaient celles de Rimbaud. Une recherche de soi que ne comblait guère une marche sans but, une avancée dans la brume grise, laquelle mettait en fuite les orients qui eussent pu se montrer comme les possibles justifications d’une existence entièrement consacrée à l’exploration de la littérature, à la connaissance intime de son continent onirique. Au détour des rues, dans la clameur solaire ou bien la brume hivernale, des silhouettes surgissaient qui avaient élu domicile sur cette éclisse de pierre, le visage tragique de Baudelaire, le regard d’un Francis Carco tout empreint de ce romantisme plaintif dont il se réclamait, que les « rues obscures, des bars, des ports » attiraient vers un possible ailleurs. N’était-on le locataire de ce bout de ville qu’à songer à un exil, à être en partance pour ce qui, hors de soi, rêve ou bien poème, constituait l’essence du voyage, non cette Terre Promise par les pages glacées des magazines ?

  Un soir d’octobre sonnant l’épilogue d’un roman entrepris depuis longtemps, flânant le long des façades de pierres claires du Quai d’Orléans, derrière la vitre du restaurant « Les Belles Manières », clin d’œil à l’auteur de Jésus-la-Caille, j’aperçus votre silhouette, tout de noir vêtue, à laquelle il ne manquait plus qu’une résille sombre dissimulant le haut du visage pour que vous apparaissiez comme le mystère même. J’étais allé m’installer sur le banc situé tout au bout des pavés du Quai Bourbon lorsque votre discrète présence s’est annoncée dans le froissement de votre vêture. Alors, comme pris d’une brusque illumination, peut-être d’un espoir ou d’une audace irraisonnée, je vous invitai à vous asseoir ici, tout près, sur les lattes de bois vert afin qu’une rencontre pût avoir lieu. Nous avons bavardé jusqu’à une heure avancée de la nuit. De l’autre côté du ruban d’eau, les façades du Quai aux Fleurs s’éteignaient progressivement, seules quelques fenêtres ponctuant la nuit d’une lumière irréelle. Je désignai l’emplacement de mon appartement qu’un éclairage oublié mentionnait à la façon d’un sémaphore qu’une aube estomperait bientôt. Je ne sais pourquoi ma fenêtre paraissait vous attirer, simple curiosité ou bien désir d’en savoir plus sur la vie de cet inconnu que j’étais, qui vous avait abordée avec une sorte d’impudeur qui semblait vous piquer au vif.

  Nous avons longé la coursive de pierre. Sur l’eau noire flottaient, telles de rapides comètes, les lueurs des lampadaires. Personne à cette heure perdue sinon un chat fuyant au ras des trottoirs de ciment. Nous avons monté les trois étages sans parler, juste nos souffles réunis par une même angoisse. Qu’allions-nous faire de cette étrange rencontre qui ne ressemblât nullement à un naufrage ? Je vous ai invitée à vous asseoir sur la bergère de cuir mais vous avez préféré le divan sous prétexte d’un peu de repos. Nous avons bu un café en fumant. De l’autre côté, sur l’Île, le banc solitaire qui avait scellé un pacte commun. Vous m’avez demandé de lire quelques passages de mon dernier roman. J’acceptai bien volontiers.

  Vous étiez ma première lectrice ou, plutôt, auditrice. Je me suis assis sur la bergère face au lit et j’ai lu quelques fragments, au hasard. Vous avez d’abord ôté votre veste puis vous êtes installée dans une pose demi-allongée qui vous donnait cet air de nonchalance que l’on adopte après une longue veillée alors qu’apparaît la première fatigue. Il commençait à faire frais et, tout en continuant ma lecture, j’ai allumé le chauffage. Etait-ce la soudaine chaleur, la quiétude de l’atmosphère, bientôt je vous aperçus - je n’osai regarder trop longuement -, le haut dénudé que recouvrait seulement une dentelle noire autour de votre gorge aussi blanche que l’écume. Votre paire de lunettes, vous faisiez mine de jouer avec, pareille à une collégienne primesautière et un brin provocante. Je dois avouer que j’avais un peu de mal à me concentrer sur ma lecture. Je crois qu’à cet instant j’ai songé à « La Lectrice » de Raymond Jean, ce livre qui m’avait plu tellement le rôle de Marie-Constance paraissait ambigu. Ingénue libertine, passionnée de Maupassant, Duras ou bien Sade, décrypteuse de littérature en même temps qu’elle mettait à jour les fantasmes des ses auditeurs, les siens propres aussi, évidemment. Votre jupe ne tarda guère à rejoindre le tapis de laine blanche sur lequel il fit son nuage sombre. Tout ceci, je l’entrevoyais plutôt que je n’en avais une claire conscience. Il est si difficile de faire face à une Inconnue surtout lorsqu’elle s’ingénie à semer dans votre esprit un vent de folie.

  Tour à tour mon regard déchiffrait chaque ligne avec assiduité, tour à tour il effeuillait votre présence avec l’espoir que celle-ci n’eût point de fin. Bientôt vous seriez dans le plus simple appareil. Bientôt je serai au cœur d’une énigme à résoudre. Dans le jour qui poudrait les fenêtres, ce blanc discret comme une fugue, vous étiez cette belle note noire qui semblait toujours vouloir demeurer, cet harmonique qui vibrait jusque dans les feuillages du Quai d’Orléans. Vous aviez de longs bas noirs qu’un jonc affirmé longeait sur toute la longueur de la cuisse, donnant à votre chair de nacre le somptueux des choses à demi-révélées. Votre jambe gauche prenait appui sur le sol dans une attitude de sublime désinvolture alors que la droite, remontée comme pour une ultime défense, dissimulait votre lingerie intime que je supputais être des plus minces, un genre de brume légère où s’abandonnait le luxe du temps, la douceur d’un recueillement. Je ne doutais pas un instant que, dans un très proche avenir, vous seriez nue entre mes bras, frissonnant au rythme des phrases. Alors que je ne m’y attendais guère, le livre, MON livre dont je lisais des passages avec autant de peine que de ravissement contenu fut votre objet en même temps que je devins le vôtre, auditeur que ma propre prose atteignait à peine, que je ne reconnaissais qu’au rythme syncopé que vous lui imprimiez, à la passion que vous lui instilliez. Du temps je n’avais plus la notion. L’espace s’était singulièrement étréci à la coquille de noix de ma garçonnière. De la littérature même, ma nourriture quotidienne, mon nutriment existentiel, je ne percevais plus qu’une manière de gelée mêlant aussi bien le classique d’un Maupassant, la modernité de Duras, l’audace crue de Sade. Tout tournoyait et dans le jour qui se levait avec son cortège de pluie bleue et la chute de ses feuilles d’or j’étais comme un somnambule qu’une liqueur trop forte aurait abusé ou bien qu’une soudaine volupté aurait porté bien au-delà de lui.

  Alors, lentement, comme en un subtil cérémonial, vous vous êtes levée, avez remis vos vêtements l’un après l’autre, genre de chorégraphie dans le deuil d’une aube nouvelle. Hypnotisé, ne sachant plus où commençaient, où s’arrêtaient mes propres limites, je vous ai aidée à enfiler votre veste. Une odeur troublante diffusait son encens autour de vous, celle que l’on trouve dans les pages d’un livre ou bien d’un ancien parchemin, mêlée à une troublante fragrance faite de sensualité et d’épices rares. Vous saisissant de mon livre et faisant mine de l’emporter, posant une question à peine audible tellement la réponse en était assurée d’avance :

« Je peux… ? »

« Bien sûr, vous pouvez … mais je ne connais même pas votre prénom … »

« Marie-Constance » avez-vous dit dans un souffle qui, en même temps, sonnait comme une évidence.

Je vous accompagnai sur le palier du troisième étage que vous étiez déjà en bas de l’immeuble, Quai aux fleurs. Parmi la fuite des feuilles votre silhouette dessinait la consistance d’une ombre parmi le caprice des heures. Vous reverrai-je un jour, Marie-Constance ?

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