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5 juillet 2024 5 05 /07 /juillet /2024 07:36
De l’ombre de l’Inconscient à la clarté de l’Inaccompli

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

Telle la phalène tournant autour

du verre de la lampe,

nous les Hommes de moindre destinée,

nous voudrions voir la flamme,

nullement cette poussière noire

qui rôde alentour tel un voleur

 en quête de quelque méfait.

  

Tel le Randonneur accomplissant

son périple sur les hauteurs de la montagne,

nous les Hommes de simple aventure,

nous souhaiterions voir la ligne de clarté courant à l’adret,

nullement la faille de ténèbres glaçant le versant de l’ubac.

 

Tel le Semeur de riz plongeant ses jambes

dans le miroir des rizières,

nous les Hommes de modeste mesure,

n’espérons que la venue à nous

de la face riante du Ciel,

nullement la face de limon

qui repose sous la pellicule d’eau.

  

Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel

 sont les seules apparences dont nous souhaiterions, toujours,

qu’elles pussent nous visiter dans la plus pure des positivités.

  

Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon

sont la face cachée des choses dont, jamais,

nous ne réclamerions qu’elle pût

nous atteindre en notre for intérieur,

seulement exister à titre de lointaine hypothèse.

  

 

   Bien évidemment, ce qui s’énonce originairement sous forme métaphorique ne saurait tarder à trouver son équivalent dans le cadre du réel. Flamme, ligne de clarté, face riante du ciel, ne sont que quelques déclinaisons de la venue à nous de cette existence qui est la nôtre, laquelle, parfois, placée sous le boisseau des diverses servitudes ne nous visite qu’à l’aune de Poussière noire, faille de ténèbres, face de limon. Mais nous ne filerons guère plus avant la métaphore, nous repliant aussitôt sur cette dette de vivre coextensive à notre humaine condition et, par voie de conséquence, à tout ce qui obscurcit notre regard, limite notre horizon, aliène nos desseins les plus chers.

  

   Comme bien souvent, c’est la peinture métaphysique de Barbara Kroll qui se donnera en tant que support du concept qui sera développé ci-après. Mais décrivons et posons, sur le vif de cette description, quelques significations qui voudraient bien se dévoiler à nous tout le long de notre cheminement sémantique. « Révélée/Irrévélée », telle sera l’étrange nomination de notre Modèle métaphysique, parcourons-en l’image ambivalente :

 

bivalence du Clair et de l’Obscur,

bivalence de la Netteté et de l’Ambiguïté,

bivalence de la Présence et de l’absence à Soi.

  

« Révélée/Irrévélée » ne se donne qu’à l’aune

de son propre retrait :

 

elle voudrait parler mais demeure muette,

elle voudrait voir mais demeure dans la cécité,

elle voudrait toucher mais demeure dans le geste biffé.

 

   Le fond de l’image est noir, sans doute comme le fond de l’exister, ce mystère qui, toujours recule, à mesure que nous cherchons à résoudre son énigme. Son visage est de cendre (un constant égarement) et d’airain (volonté inflexible d’imprimer sa marque au réel). Visage à la Janus :

 

une moitié tournée en direction

du Monde, de sa lumière,

 l’autre moitié s’enlisant dans la fange brune,

ténébreuse des choses illisibles

et des ontologies avortées avant même que d’être nées.

 

L’ensemble du corps visible est sur un modèle identique :

 

tout ne fait événement qu’à bientôt

 être ôté à notre naturelle curiosité.

  

   Nous disions plus haut « choses inaccomplies » et c’est bien dans la rigueur de ce lexique qu’il faut tâcher de prélever quelques indices signifiants. En vertu d’une simple logique, la qualité des choses s’extrayant du néant, ne serait-ce de rutiler, de rayonner, de germer, de croître, de coloniser l’espace existentiel jusqu’en ses moindres recoins ? Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit pour les choses, de s’affirmer, d’effacer les ombres, de désoperculer tout ce qui est terne, opaque, diffus, afin que, de cet effort, ne puisse résulter que cet éternel bourgeonnement qui est le naturel opposé de l’anéantissement, de la disparition, de l’effacement. Donc ici, « inaccompli » vient interrompre le souci de la chose, son juste mérite de paraître. Insupportable douleur existentielle qui toujours visite l’homme, le reconduit aux affres d’un questionnement sans réponse. Possédant ces quelques prérequis conceptuels, il nous est maintenant demandé d’éclaircir notre vision, de lui donner des points d’appui. Ce qui devient utile au plus haut point, interrogés que nous sommes par cette étrange figure de l’image, installer une ligne de césure hautement visible

 

entre ce qui, dans la touffeur de l’ombre,

pourrait apparaître comme le reflet de l’inconscient

et ce qui ressortirait à cette notion « d’inaccompli »

à laquelle il faut donner un contenu précis.

  

   Si, en l’Homme, deux territoires distincts peuvent cohabiter, il nous est demandé d’en déterminer les qualités respectives afin que, dotés d’idées claires, notre avancée ne se fasse nullement à l’aveugle. Il nous faut donc jongler d’une réalité à l’autre, toujours mettre en regard « inconscient » et « inaccompli », une clarté se levant de leur mise en rapport, de leur jeu dialectique.

 

    L’inconscient, d’abord : ce que nous avons vécu, expérimenté, cette chair de l’événement qui envahissait la totalité de notre horizon, lui donnait sens, lui donnait mesure, cette haute dimension du préhensible/visible/audible dont, bientôt, au gré du temps qui déroule son éternel ruban, il ne demeure que quelques éclats dispersés au hasard de la mémoire, une sorte d’archéologie trouée ne nous livrant que des tessons, jamais la céramique ancienne dont nous aurions souhaité qu’elle restât notre bien le plus sûr, faible clignotement de luciole dans la nuit de notre passé.

   Tout ceci qui a été vécu, tout ce qui s’y accole, émotions, rapides ravissements, extases soudaines, tout ceci donc a pris la consistance d’un rêve d’étoupe dont, toujours, nous ressortons vaincus, orphelins lors de nos essais de reconstituer ces événements identiques à la faible lueur d’un maroquin dans le clair-obscur d’une bibliothèque. Toute tentative d’en faire venir à nous le tissu serré, la trame ancienne, se solde par une perte sans fin et la psychanalyse, fût-elle de haute volée, n’en saisit rien pour la simple et têtue raison que nul ne peut faire du moderne avec de l’ancien. Ce qui, de l’existence a disparu, c’est le néant lui-même qui l’a repris dans ses voiles d’ombre. Ce que la cure analytique porte à la conscience, un faible halo de ce qui fut, une vérité tronquée, une réelle frustration du constat que l’avoir-été jamais ne peut coïncider avec l’être-du-présent, cette entité à « l’oublieuse mémoire ».

   Notre vécu a la consistance de l’encre sympathique, à la différence que ce qui, de nos actions, est devenu invisible, nul procédé n’en peut restituer le corps, nous en offrir la matière effacée à jamais. Seuls ilots, ici et là, disséminés parmi cette touffeur archipélagique, autrement dit une si faible présence qu’elle ne pourrait être discriminée par quelque regard que ce soit, y compris le plus expert, y compris le plus affûté. Passé perdu pour toujours, mais ceci est pur truisme si bien qu’y insister davantage serait irraisonnable.

   Alors, par contraste, comment définir ce sibyllin « inaccompli » qui semble n’être que pure abstraction, tissage de fils théoriques ? La différence essentielle c’est que, si l’inconscient a possédé jadis un caractère d’évidence réelle, l’inaccompli, lui, n’a jamais connu quelque dimension ontologique que ce soit. Il est une manière de brume ou bien de songe flottant bien au-dessus de la réalité humaine, peut-être simple poudre aux yeux, peut-être simple hallucination auditive, peut-être simple aberration gestuelle. Et c’est bien en ceci, en son architecture indéfinie, impalpable, sans contours réels que consiste son intérêt le plus affirmé. Si l’inconscient se donne tel l’a posteriori, l’inaccompli se donne tel l’a priori, cette réserve immense de virtualités, cette puissance effective de tout acte possible, cette liberté d’imprimer à ce qui pourrait venir ou advenir, l’infinité de prédicats dont il est l’inépuisable ressource. Bien évidemment, parler sur ce qui est dépourvu de parole, montrer ce qui n’a nulle figure, évoquer cette forme qui n’a nul mouvement est toujours au risque de poursuivre une chimère, gageure insoluble, comme si nous voulions, au gré « d’un seul trait de pinceau », faire paraître la fluidité de l’air, la résille invisible du ciel, faire paraître l’émotion du Lettré, ce presque effacement de la présence au regard de l’immensité du paysage, de la démesure de la Nature.

   C’est alors qu’il faut se résoudre à en appeler à la forme imageante de la métaphore, elle qui est médiation entre le réel et l’irréel. Et si ce merveilleux mot « irréel » surgit sur l’écran de notre conscience, il ne s’agit nullement de hasard, il s’agit simplement d’une équivalence au terme de laquelle écrire la proposition suivante :

 

Inaccompli = Irréel

 

   Au second terme « d’Irréel », nous aurions pu substituer sans dommage le vocable « d’Idéel, » ou bien « d’Idéal », de « Conceptuel », tellement les significations sont analogues, porteuses de belles affinités. Donc la métaphore sous la forme de la Pierre, de la simple évidence minérale. Commençons par la dimension de l’Inconscient, ce à quoi il peut prétendre par rapport au statut de la roche, du bloc de granit ou bien de la nocturne obsidienne. En premier lieu, pour de simples nécessités existentielles, fussent-elles passées, archivées dans la mémoire, la pierre n’a jamais pu être que cette pierre-ci, par exemple, ce galet de Pyrite à la forme ovale, percé de minces trous, à la surface légèrement rugueuse. Enfermée étroitement en son être, jamais liberté ne lui aurait été octroyée d’être Stéatite douce et onctueuse ou bien Tourmaline œil de chat à la texture si lisse où la courbure du ciel se reflète selon une belle lumière de cendre. Dans les casiers de l’Inconscient, dans ses archives les plus précises, la Pyrite n’est que Pyrite, rien que Pyrite, seulement Pyrite. C’est dire la pauvreté de son être en monde : une seule esquisse à profil unique.  

   Maintenant, au gré d’une pirouette conceptuelle en forme de chiasme, il nous faut inverser la valeur négative de l’Inconscient afin de reconnaitre en l’Inaccompli sa valeur entièrement positive. Si, dans « Inconscient », le préfixe « in » est péjoratif, par simple opposition, dans « Inaccompli », il est mélioratif, doué des plus belles vertus qui soient. Å la fatalité de l’Inconscient déterminé de longue date, il oppose la plus effective des libertés car, par essence, ce qui est Inaccompli demeure en soi porteur de probabilités, de potentialités s’abreuvant à la source même de sa nature quai inépuisable. Ainsi la pierre ne saurait-elle se limiter à être cette pierre-ci ou cette pierre-là, mais la totalité des pierres que le réel recèle comme ses richesses les plus fermes, ses trésors à toujours découvrir et recouvrir. Une Pierre-Idéelle ou bien une Pierre-Idéale, en tous cas

 

la libre oscillation,

 la libre mouvementation,

la libre effectuation

 

   de qui elle est en son fond, cette inépuisable Corne d’Abondance ne parvenant jamais au terme de son existence puisque, simple fluidité, jamais elle ne saurait connaître quelque limitation que ce soit.

   Sur le plan métaphorique ici repris et par simple opposition à la pierre monosémique de l’Inconscient, nous voulons porter à la désocclusion, porter au rayonnement infini, ce Royaume des Pierres inépuisables dormant en l’Inaccompli dont l’équivalent sémantique affleurant dans « l’inassouvi », « l’insatiable », « l’insatisfait » ne fait en réalité signe qu’en direction de purs contraires, à savoir d’un assouvissement, d’une satiété, d’une satisfaction, fécondité à nulle autre pareille  de ceci même qui est réservé, se dissimule dans les plis, vit dans la faille d’irrévélation laquelle est son tremplin ontologique le plus immédiat.

   

   Donc la pierre isolée, fermée sur sa propre nature, ce galet de Pyrite de l’Inconscient contre lequel s’élève la multitude déployante de l’Inaccompli sous les formes diverses et chatoyantes, par exemple, de la belle marbrure de l’Agate, la transparence du Cristal de roche, le cœur rougeoyant de la Lithophyse, le noir phosphorescent de la Magnétite, les nuances flammées de la Pierre de Soleil. Et il faudrait encore citer, dans une manière de litanie lexicale sans fin, la Turquoise du Pérou, les éclats métalliques de Météorite, la profondeur marine d’Émeraude. Ce foisonnement métaphorique, hormis qu’il est pur plaisir d’écriture, souhaite appuyer l’index sur

 

cette fertilité,

cette prolificité,

cette inventivité

 qui surgissent à même la fortune,

 l’abondance de l’Inaccompli.

  

   Oui, car l’Inaccompli a cette qualité rare de posséder en soi cette complexité labyrinthique au gré de laquelle il apparaît tel l’infini se projetant dans le fini, lui donnant corps et matière à prospérer sans que nulle chose n’en vienne contredire la fantastique, la fabuleuse manifestation. C’est bien dans l’intervalle se situant entre ce Moi d’un Inconscient fixé à demeure et ce Soi Inaccompli infiniment que se trouve la texture même de leur profonde différence, de leur opposition essentielle. Ce qui saute au visage dès que l’on se penche sur leurs facultés respectives, c’est l’incroyable performativité conceptuelle de l’Inaccompli par rapport à l’étroitesse racinaire de l’Inconscient. Ce que l’un, l’Inaccompli, porte au mérite d’une donation largement éployée, d’une oblativité sans fin, l’Autre, l’Inconscient, le retient avaricieusement en soi, au sein même d’un étrange autisme. Et maintenant se pose la question essentielle de savoir en quoi cet Inaccompli se doit de demeurer Inaccompli autant que faire se peut, en serait-il autrement qu’il ne progresserait en direction du futur qu’au risque de se perdre, de nous perdre puisque c’est bien de nous dont il est question.

   Si l’Inaccompli se donne en tant que libre, il ne le peut qu’à persévérer en son être, à savoir à ne jamais parvenir au bout de soi, pas plus que nous, les Existants, ne pourrions parvenir au bout de qui nous sommes qu’à négativer, néantiser la totalité de notre présence. Puisque, étrangement, douloureusement, « parvenir au bout de soi » ne se peut qu’à se porter sur le rivage de sa propre mort. Si, pour effigie, nous n’avions que le territoire d’un Inconscient nécessairement fini, il en serait de même pour nous, le glas de la finitude ayant sonné au seuil même de notre venue au Monde.

   Se dialectisant avec force contre cette clôture irrémissible, l’Inaccompli nous offre la figure hautement cathartique du possible, du toujours devant nous dans sa perspective de clarté, de l’horizon dégagé de nos attentes.

  

Avançant au gré de nos diverses stances d’Inaccomplissement,

 

cet Ami que nous n’avons pas eu ;

cette Amante qui s’est détournée de nous ;

 cette connaissance qui nous a échappé  ;

cette forme d’Art qui nous a été dérobée ;

ce Philosophème dont nous n’avons pu percer l’opercule têtu ;

ce paysage dont nous n’avons vu qu’une seule esquisse ;

cette Nature dont, nécessairement,

nous n’avons saisi qu’un fragment ;

 cette Méditation qui s’est dissoute avant son terme ;

 cette peau que nous aurions souhaitée hâlée,

elle n’était image que de la blancheur ;

 ce Poème qui nous mettait au défi

d’en saisir l’inaccessible hiéroglyphe ;

cet Amour qui, rougeoyant tout au bout de nos doigts,

y imprimait la brûlure du vide ;

cette Montagne Sainte-Victoire existentielle

dont, jour après jour, avec une manière de rage,

nous voulions élever les parois

jusqu’au ciel d’une compréhension,

 

il n’en demeurait jamais que ces taches,

ces lunules de blanc,

ces intervalles qui définissaient notre être

 selon le morse des pointillés,

 

oui, cet Inaccompli qui toujours nous tend

sa superbe résille étoilée,

 lui seul, l’Inaccompli est mesure de qui nous sommes,

ces éternels Candidats au comblement du désir,

le Manque est notre substance la plus ordinaire,

celle qui, nous hélant depuis le Futur,

ensemence notre Présent des germes

d’une toujours possible Joie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 juillet 2024 1 01 /07 /juillet /2024 08:35
Au seuil d’une réverbération

Roadtrip Iberico…

Avril-mai 2024…

Parque de Merendas de Campinho…

Alentejo …

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Certes, d’emblée nous sommes au paysage, comme la feuille est à l’arbre, dans une manière de disponibilité, d’immédiateté à ce qui fait face. Mais le sommes-nous suffisamment ? Ne nous laissons-nous éblouir par la vitre brillante des illusions comme si ce fragment de Nature dormait en paix sous le globe de verre de son chromo ? Les choses sont au loin qui vacillent au sein même de leur essence sans jamais pouvoir nous atteindre au lieu même de nos attentes, au foyer de notre désir, au centre de l’athanor brûlant de notre passion. Si un premier regard paraît nous livrer l’entièreté de ce qui fait phénomène, ce ciel, cette eau, cette terre, cette mince colline, ces arbres, tous ces prédicats du réel ne diffèrent-ils de nous en leur énigme essentielle ? Placés, là, sur la lisière des parutions ; placés là, sur la rive d’un rêve ; placés là, sur ce fil d’irréalité qui se tend à l’infini, ne doutons-nous  de nos successives visions et, plus foncièrement, ne doutons-nous de nous, placés que nous sommes dans ce colloque singulier qui va de Soi à Soi, tutoie le tangible, le manifesté, l’établi, sans bien y faire halte, sans accorder à ces étranges présences un suffisant coefficient de vérité qui nous en ferait le don certain, indubitable, l’offrande ne pouvant jamais être remise en question ?

   Nous ne sommes ceux qui parvenons au plein de notre être qu’avec peine et parcimonie, alors, comment pouvons-nous prétendre connaître ce qui nous est extérieur, ce qui nous est inconnu, ce avec quoi, jamais, nous ne serons ajustés, harmonisés, échangeant avec cette bizarre altérité, seulement quelques mots, jamais un discours qui nous mettrait en rapport avec, elle, cette altérité ? Le tragique de l’exister est toujours cette distance, cette déchirure dont l’Autre est le lieu, ce hiatus que l’Autre profère, cet interstice dont l’Autre est le vecteur le plus sûr, parfois même, le plus cinglant qui se puisse imaginer. Ceci que nous voudrions saisir se retire avant même que nous ne l’ayons exactement déterminé : nous pensions être les Maîtres de ce fleuve, de cette rivière, de ce lac, il ne demeure jamais, dans la résille triste de nos doigts, que cette poudre d’eau, ce clair ruissellement de gouttes, cette inaccessible brume, ces nervures étiques qui nous disent la pauvreté du Monde et, conséquemment, la nôtre.

   Avons-nous d’autre moyen de nous porter auprès des choses qu’à les décrire, à en délimiter les contours, à faire usage de notre langage, c’est-à-dire, substituer au réel, ses équivalents symboliques ? Sans doute, saisir les choses, consiste-t-il, simplement, à les nommer. Alors, nommons-les. Là, au bord du paysage, là au bord de l’image (il y a, pour nous, simple homologie), nous pensons et parlons d’un seul et même mouvement. Bien au-dessus de nos têtes, bien au-dessus des voiles tendus de nos soucis, le ciel court infiniment, si bien que sa course est d’illisible densité, comme si, de toute éternité, et pour le reste de l’éternité, il n’avait cure des Hommes, des animaux, des roches et de la terre, infinie liberté déployant sans cesse le principe de son essence. Ciel de noire venue que traverse le songe blanc des nuages. Ciel, nuages, sont libres d’eux, leur élan n’est nullement limité, chacun va son train sans se soucier de l’autre. Bandes alternées de sillages de talc, de pliures noires, dialectique éphémère, à peine effleurement, maquillage léger à la Pierrot et à la Combine pour des noces toujours recommencées, pour des amours semées des roses blanches de l’éther, cette sorte d’inaudible symphonie se posant sur la grâce de nos âmes sans en altérer en quoi que ce soit la douceur de tulle.

   C’est pure ivresse que de contempler la vastitude de l’air et c’est pour cette unique raison que son atmosphère, jamais ne peut être en notre possession. Se rend-on « maîtres et possesseurs » du vol stationnaire du colibri, du cerf-volant dont la queue faseye longuement, du pollen qui s’échappe de la fleur ? Non, on est tenus à distance et c’est cet intervalle qui rend ces choses précieuses. Serions-nous de la même étoffe, nous n’en sentirions ni la moirure, ni le chatoiement, ni le mouvement soustrait à la curiosité naturelle des yeux. Toutes choses doivent s’espacier de qui nous sommes afin que, libres de nous, nous puissions en percevoir la touche subtile, la vibration au loin, la délicate présence. Mais le ciel n’est nullement seul à nous désespérer, à laisser entre nos mains l’empreinte cruelle du vide. La mince colline qui sert d’horizon est aussi en fuite de nous. Å peine commençons-nous à évoquer sa pente douce, son herbe tachée de gris, que déjà, ce sont les arbres qui nous questionnent, leurs boules qui sont pur mystère. Et les arbres, leur noire frondaison ne nous égare-t-elle, ne nous conduit-elle, tout droit, à ces toits de tuiles brunes, à ces façades de craie des demeures, à ces foyers où, sans doute, des braises sont assoupies sous la touffeur des cendres couleur d’étain ?  Oh, oui, combien il est désespérant et en même temps heureux que les choses ne se donnent jamais qu’à l’aune de leur vacillement, à la lumière de leur foncière incertitude. En serait-il autrement que, sans délai, nous nous plaindrions de leur proximité et, conséquemment de leur discours à peine audible, il ne ferait que doubler le nôtre et troubler le lieu même de notre langage intérieur, cette inépuisable richesse qui trace les incontournables traits de notre singularité.

   Et cette eau, cette nappe d’eau qui nous fascine tel un mystérieux miroir posé au large de nous, cette eau n’en sentons-nous l’étrange ruissellement à l’intérieur de notre peau, fontaine immémoriale dont nous ne serions, aujourd’hui, que le lointain écho, la mince comptine venant à nous avec le doux réconfort de la nostalgie ? Oh, oui, immense arche de l’ambiguïté, cette eau en laquelle nous souhaiterions disparaître voici que, soudain, elle s’ouvre en cataractes d’abysses, en trombes d’orage auxquelles notre fragilité foncière ne pourrait résister et nous deviendrions, sur-le-champ, de simples fétus de paille à la longue et oublieuse dérive. Cette eau s’invite face à nous telle une lisière qui toujours reculerait à mesure de notre progression. Étrange clignotement de ce qui attise notre désir et, toujours, s’en absente. Alors, comment sortir de notre condition d’orphelins ? Comment faire que la merveilleuse fécondité de l’Idée vienne à nous sous les atours du Sensible, du toujours-là, de l’à-portée-de-la-main, du disponible à la demande du cœur, de l’oblativité en sa qualité de non-retrait ?

   Certes nous questionnons et, sans doute, est-ce ce questionnement qui constitue l’approche la plus exacte de ce qui nous met au défi de nous en saisir avec toute la subtilité requise ? En cette vaste lentille d’eau, en ses reflets arborés, en son blanc rayonnement, en ses teintes parfois d’ardoise, ne serait-ce la réverbération de nos propres doutes, la variabilité de nos états d’âme, le vertige de nos « coups de foudre » qui viendraient, ici, bourgeonner à la manière des énigmes que, toujours, nous rencontrons sur cette marge d’incertitude se levant de la rencontre

 

du rêve et du réel,

de l’imaginaire et du réel,

du symbolique et du réel ?

 

   Ici, le réel vient d’être nommé trois fois, alors que ce qui, avec lui fait dialectique, rêve, imaginaire, symbolique, ne paraît, chacun à son tour, que dans une manière d’étique présence. Le réel est têtu, obtus, opaque et c’est pour cette raison que nous cherchons à en percer l’inflexible cuirasse, espérant en ceci obtenir une transparence au gré de laquelle aussi bien le réel nous parlerait un langage compréhensible, aussi bien notre propre réalité se verrait doter des sèmes participant à notre intime compréhension, à l’interprétation de qui nous sommes.

   Le titre énonce « au seuil d’une réverbération » et cette formule ne demeurera mystérieuse que le temps pendant lequel on se sera déterminés extérieurs à cette « réverbération ». Quel paradigme pouvons-nous convoquer face à cet inépuisable et hermétique réel qui nous met en demeure de nous en approprier sans que les outils pour le faire nous soient donnés ? Ce qui est à placer face à sa native obscurité, à sa nécessaire ambivalence, une simple stratégie herméneutique dont le cercle habituel, parcourant l’ensemble de ce qui vient à nous, réel, symbolique, imaginaire, rendra la totalité de ces présences sinon totalement transparentes (jamais la Vérité ne surgit pleine et entière des choses), du moins douées d’un sens qui nous les rendra disponibles, une clarté se substituant à une ombre.

   Comprendre ce qui vient à nous, ce ciel, cette terre, cette eau, n’est rien de moins que nous les rendre familières, en situation de voisinage, donc d’affinités, entrer à l’intérieur de qui elles sont, jusqu’à la définitive pliure, là où s’étoile le plus précieux de leur essence, tout contre la lame de notre intuition, cet innommable qui surgit auprès des choses dès l’instant de leur parution,

 

ligne sans contour,

trait sans épaisseur,

figure sans visage,

surgissement du soi des choses

en leur fondamentale texture,

en leur nervure la plus apparente,

en leur consistance la plus aigüe.

 

   Certes, tout cercle herméneutique, cette réverbération illimitée, cet écho à l’infini, cette réflexion de soi à soi de ce qui, habituellement celé demeure muet ; cette résonance des complémentaires et des contraires, des différences ; cette radiance s’élevant des rencontres, des mises en commun, des synthèses du divers, toutes ces coalescences agrègeront le divers sous la tournure vive et irrémissible

 

d’une unité atteinte en son plus haut point,

pour les choses,

pour nous et c’est bien nous

 

   qui serons centre et périphérie de ce dissemblable, de cet ondoyant, de cet hétérogène qui, toujours, nous scindent selon des territoires ombreux/lumineux, tracent en nous, au plus profond, l’aporie d’une schize constitutive.

  

   Là, face à l’admirable Nature, là, nous les Hommes qui ne sommes que ses défricheurs et déchiffreurs, tout se donnera sous la mesure exacte d’une inaltérable unité des choses et ceci grâce à un éternel jeu de renvois, d’échos symphoniques, de fabuleuses réverbérations :

 

du Paysage au Paysage,

de L’homme au Paysage,

de L’Homme à l’Homme.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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22 juin 2024 6 22 /06 /juin /2024 07:47
Sur le seuil d’une Naissance

Montags-Selfie 2

 

Barbara Kroll

 

***

 

   De façon à entrer adéquatement dans cette image, il nous faut faire l’hypothèse que le Noir du fond, que le Noir de la vêture constituent l’évident symbole d’une saturation des signes du Monde, comme si trop de paroles, trop d’écritures avaient brouillé le message initial, originaire, de la venue à l’être des choses : aussi bien la Nature que les Hommes, aussi bien les Lieux que les Temps, lesquels semblent se fondre dans une manière d’étrange étoupe, dans une sorte de nocturne dont plus rien n’émerge, dont nous ne pouvons plus tirer que la vague rumeur d’une confusion, d’un vide abyssal venant frapper la lame stupéfaite de notre conscience. Si, jamais, jadis, une capacité de visionnaire ne nous fût jamais attribuée au titre des transparences qui venaient à nous, voici que, soudain, plongé dans un chaudron de bitume,

 

plus aucun signe ne fait signe,

plus aucune forme ne s’informe.

  

   A halluciner cette image, nous sommes immédiatement reconduits en un site d’avant-naissance, à une ténébreuse niche, nos oreilles enduites de cire, nos yeux obturés d’œillères, nos mains devenues gourdes à force de ne saisir que de l’intouchable, partant, de l’innommable. Å proprement parler nous sommes en nous en-dehors de nous, dans cette étrange zone interlope où notre sentiment d’exister se confond avec son contraire, ce battement du Néant en lequel nous disparaissons avant même d’en avoir éprouvé la vertigineuse nullité, la constante et destructrice aporie. Cette vision est-elle pessimiste, cet éprouvé est-il tragique, ce ressenti correspond-il, en quelque manière, au tissage serré d’un Absurde qui serait le point ultime d’une condition affligée uniquement occupée de détresse ?

   Il nous faut bien reconnaître que cette représentation, loin de s’auréoler de pure félicité, incline bien davantage à considérer le cheminement humain sous la forme d’un essentiel chagrin qui ne saurait connaître que le point terminal d’une finitude à nous promise depuis une éternité. Ceci est-il source de quelque désespérance ? Nullement, car nous sommes légitimement informés, depuis le lieu de notre naissance, depuis le premier cri que nous avons jeté au visage du Monde, de la sinistre entreprise dont nous sommes le centre même : contribuer, à l’aune de chaque geste esquissé, à l’aune de chaque parole proférée, à notre propre déconstruction, chaque acte accompli étant le dernier, jamais renouvelable, épilogue définitif sur l’écueil duquel nos plus beaux espoirs ternissent, nos plus belles illusions fondent comme neige au soleil. Sans doute même y a-t-il secrète jouissance de se savoir Mortels, chaque minute grapillée à la sombre Camarde signant, en quelque sorte, une sorte de victoire, certes relative, et c’est bien ce relatif qui se donne pour la chose la plus précieuse qui soit. Rien n’est davantage considéré, adulé, que ce qui échappe.

   Donc cette parure Ombreuse étant consubstantielle à notre présence, loin de pouvoir s’en dispenser, convient-il de marcher à son côté, certes sans pouvoir en faire l’économie, en l’ignorant parfois, cependant cette ignorance, cette feinte ne dissolvent nullement la persistance de sa silhouette à tisser notre revers même, c’est un peu comme si, égouttant nos mains pour en chasser l’humidité, nous pensions annuler, pour toujours, la volonté de la pluie à paraître ici ou là. Ici, après ces quelques considérations adventices, sommes-nous contraints d’avancer dans notre tâche « herméneutique », déceler en l’image les mystères qui s’y abritent, les significations qui y sont en repos dont il nous faire moisson ou bien, à défaut, grappiller quelques épis.

    « La Blanche », ainsi baptiserons-nous le Modèle de l’image, émerge de ce fond de suie et d’obsidienne afin de trouver prétexte à sa propre parution sur la lisière des choses observables.

 

Il y a effort à ceci,

 il y a contrainte,

il y a douleur.

 

   Toute naissance est nécessairement aux forceps. S’extraire de ceci, qui se donne ici pour le Néant, cette touffeur crépusculaire, obscure, suppose la mise en avant d’une réelle souffrance. Et ceci se comprend d’autant mieux si nous faisons l’hypothèse que toute avant-naissance, drapée dans ce qui peut apparaitre comme un linceul noir, ce noir, bien plutôt qu’affecté de pure négativité, se donne dans la pure joie d’une retenue au bord de l’exister. C’est la stance heureuse avant toute détermination, les prédicats, toujours entachés certes de bonheur et, le plus souvent de malheur, sont tenus à distance dans cette sorte d’a priori qui est figure de Liberté, d’entière et renouvelable Liberté. C’est comme le sentiment qui précède tout amour, rien n’est plus Libre de soi que cette posture théorique, toute méditative, où le Sujet réel, plutôt que d’être étroitement incarné, surgit comme la pure promesse d’une infinie contemplation sise en ses propres atours. Le premier baiser est déjà le signal d’une possible tromperie, d’un hypothétique désaveu, d’une préférence égocentrée du Soi par rapport à l’Altérité. Tout Autre, par définition, est menace de Soi, aussi est-il ce bien privatif, cette donation oxymorique dont, toujours, nous redoutons, qu’il ne soit empiètement sur Soi, possibilité d’annulation au motif de son étrange rayonnement.

   Ce qui est en tous points remarquable en cette esquisse peinte, c’est que l’Artiste, dans cette première phase de son travail, nous donne à voir la mesure métaphysique de l’œuvre qui est l’écho de notre propre dimension spéculative, transcendante, inabordable au motif de la Raison, seulement intuitionnable, seulement perceptible sur la lisière de notre consentement à être. Car, en toute objectivité, par rapport à l’Être, cette buée, cette fuite de soi d’une possible parole, nous ne pouvons qu’y prétendre, y acquiescer, y correspondre le temps fugace d’une sensation, puis plus rien ne paraît que l’interrogation à elle-même son propre objet. Ce qui, dans cette toile en devenir, est aussi étrange que fascinant, c’est cette juxtaposition de deux réalités dont on penserait que, d’ordinaire, elles ne puissent que s’annuler réciproquement, alors qu’ici la coalescence est possible, manière d’enjamber le mur obstiné des contradictions. La « présence » (mais peut-on parler de « présence » lorsque tout reconduit au sentiment de l’absence ?), de « La Blanche » est

 

pur absentement à Soi,

reniement de qui elle pourrait être,

biffure majuscule de la prétention

 à exister plus loin que le bourgeonnement

d’une idée à l’orée des choses.

  

   Voyez-vous, ce qui est remarquable, c’est la mise en abyme, sur un même plan, à égalité de valeur, de ce Noir insondable dont nous disions, il y a peu, qu’il figurait le Néant, de ce Blanc également énigmatique, inabordable, inconcevable, de ce Blanc censé représenter l’Être, ceci rejoignant les sublimes intuitions des Grands Philosophes, mais aussi de quelques Religieux, de quelques Spiritualistes, posant la dérangeante et illogique équivalence :

 

ÊTRE = NÉANT

 

Or, ici, d’évidence, face à cette peinture,

l’équivalent devient hautement visible :

 

être revient à n'être pas,

faire présence revient à se distraire de Soi,

s’affirmer comme réel à surgir dans l’irréel,

prétendre à la concrétude d’une forme se réduit

à l’appel d’une opérante Métaphysique.

 

Au revers de ce que nous voyons,

toujours de l’invisible.

 Au revers de ce que nous touchons,

toujours de l’impalpable.

Au revers de ce que nous entendons,

 toujours de l’inaudible.

 

   Certes, les Êtres que nous croyons être tremblent sur leurs fondations d’argile, tous les murs de Jéricho dont nous entourions notre fragile constitution s’écroulent sans bruit dans la vastitude silencieuse du désert. Y aurait-il image plus puissante pour mettre en exergue le désarroi des Existants que nous ne sommes, peut-être que par défaut, mesure d’un Hasard dont les dés jetés ne montrent jamais leur face qu’à se recomposer continuellement.

   Et puisque nous parlons de « face », comment ne pas rebondir sur « cette face » précisément, sur ce visage du Modèle en son étrange absentement ?  Ce qui vient à nous dans le plus étrange qui soit, ce visage privé de ses habituels attributs, n’est-il le sourd et inamovible écho d’un non-être qui, toujours surgirait, à l’ombre de l’être, ubac de l’être gommant son adret, profération de signes usés avant que d’être prononcés ? Il nous faut parcourir le paysage de neige de ce visage de la même façon que nous aborderions l’inextricable jungle seulement armés de ce coupe-coupe destiné à abattre les lianes nous obturant toute possibilité de dévoiler quelque vérité. A moins que, surgissant à même cette inconsistance blanche, la Vérité ne se dise qu’en mode se retirement, de repliement.

   Yeux, nez bouche, oreilles, orifices au gré desquels toute présence se donne en tant que possible, toutes ces sublimes anfractuosités humaines s’abîment dans un long silence, synonyme d’une perte à Soi irrémédiable. Et les mains, cet autre sens du toucher dont le privilège est de rencontrer le Monde « en chair et en os », qu’agrippent-elles, que crochètent-elles sinon ce visage de plâtre qui nous fait irrésistiblement penser à ceux des mannequins d’osier de De Chirico ? « La Blanche », à égalité de destin de ces étranges figures, signe en cela même son immarcescible abolition. Nul recours au fait d’exister. Les choses sont têtues qui demeurent en retrait, celées, identiques à ces étonnantes berniques soudées au rocher, qui finissent plus par être rochers, que bernique : mouvement d’auto-annulation comme unique paradigme du vivant. Tel l’enfant désireux qui jouit de son jouet puis, soudain, le casse au motif de son incapacité à le combler, lui l’Enfant-Roi qui souhaite ne dépendre de personne, lui l’enfant de la toute puissance qui veut dresser face au Monde hostile la volonté bandée de son arc.

   « Sur le seuil d’une naissance », proposait le titre. Ce seuil est-il humainement franchissable ? Ne demeurons-nous, notre existence entière,

 

sur le bord de…,

en lisière de…,

en marge de…

 

    ce que nous aurions voulu qui brasille au loin tel le feu d’une inatteignable comète ?  Cette œuvre est saisissante, nous voulons dire, d’abord saisie en soi, ensuite ouvrant notre propre saisissement. Y aurait-il vision plus tragique que celle d’Existants privés de leur propre visage ?

  

En ces temps de disette intellectuelle,

en ces temps d’idées frelatées,

en ces temps de conduites formatées,

en ces temps de frilosité conceptuelle,

que reste-t-il à l’Homme qui ne serait

que de basculer tête la première

dans la première fosse facticielle venue :

 

   drogue, sexe, violence et autres horizons hermétiquement déterminés, une manière d’épilogue pour le genre humain ? Que reste-t-il lorsque

 

la Littérature,

l’Art,

la Philosophie,

 

   toutes transcendances assurées de leur être, il ne demeure dans ce Monde forclos que de la matière pure que l’esprit semble avoir désertée pour un temps infini ? Vivre, ce simple fait se suffisant à lui-même, ne s’est-il confondu avec cette « « rage de vivre », cette fureur d’être dont la vitesse, le consumérisme à tout va, l’oubli des valeurs dressent l’inquiétant portrait ? Nous voulons voir, dans cette œuvre de Barbara Kroll,

 

cette annonce de temps funestes,

cette prédiction infiniment triste,

cette dépression mélancolique,

cette inquiétude foncière,

cette noirceur qui menace

 de tout obombrer,

de tout reconduire sur les fonts

funestes et illisible du Néant.

  

   Cette Métaphysique, dès lors qu’elle prend visage, nous saute au visage, nous cloue au pilori, nous met nus devant le Monde, nous biffe de la race des êtres-possibles sur Terre.  Sans délai, il faut redonner vie à ce visage,

 

lui faire le don des Yeux

qui contemplent l’Art,

le don du Nez qui hume les

belles fragrances du Jour,

le don de la Bouche qui modèle

les beautés illimitées de la Parole,

le don des Oreilles ouvertes à l’inépuisable

symphonie du céleste, du terrestre ;

le don du Toucher grâce auquel nous confierons

l’exploration de nos doigts à ce qui mérite de l’être,

 

    à savoir cette irremplaçable Essence de l’Homme qui ne saurait se fourvoyer, jamais, dans l’abîme sans fond du non-sens. « Sur le seuil d’une naissance » :

 

toujours nous avons à devenir

ce que nous sommes en notre fondement,

des possibilités d’existence procédant

à leur propre dépassement.

Dépassement :

oui !

Seulement

Ceci !

 

  

 

 

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19 juin 2024 3 19 /06 /juin /2024 08:02
Vision rilkéenne de l’Image

 Roadtrip Iberico…

avril-mai 2024…

Viaducto de Contreras…

Reserva de la Biosfera del Valle del Cabriel

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut avoir rencontré

beaucoup d’autres images,

il faut avoir connu

 l’ivresse polyphonique

de l’arc-en-ciel, son corps

propre saturé de couleurs,

ses mains trempées dans

la rutilance du rouge,

ses yeux envahis

par la fusion de l’orange,

son front cerné de la

bannière du jaune,

ses jambes enlacées

 aux ramures du vert,

ses pieds soudés

à la mutité du bleu,

son âme badigeonnée

de la dimension

sans fond de l’indigo,

ses humeurs envahies

du paradoxe du violet.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut, patiemment,

bribe à bribe,

décolorer l’irisation de la

grande arche des teintes,

se fondre jusqu’en sa

plus intime pliure,

seulement une

vague persistance

sur le dôme des yeux.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut avoir éprouvé,

au plus profond de Soi,

la mesure juste d’une aube

en voie de paraître,

avoir senti la bascule

crépusculaire du jour,

avoir saisi au

plein de la nuit

sa douce et onctueuse

 phosphorescence.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut descendre en Soi,

dans cette faille inaperçue,

se frotter au limon primaire,

s’ouvrir à cette lumière

de mangrove,

 à cette clarté lagunaire

 d’étain,

là tout resplendit de soi

sans qu’il soit

nécessaire de connaître

un en-dehors,

un plus éloigné.

Pour faire se lever

une seule image,

il faut progresser le long de

sa propre liane ombilicale,

en éprouver l’innocence originaire,

être au plus près de sa naissance,

de ses premiers mots,

de ses premiers gestes,

ces buées à peine appuyées

 sur la faveur du Monde.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut confier son chemin

 au germe abyssal,

en ce mystérieux endroit

où gît le principe du

processus alchimique,

cette effervescence interne,

 cette lente et douce agitation

des phosphènes en attente

de devenir grains de lumière,

 de devenir les gestes premiers

du dépli photographique.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

 il faut sentir en Soi,

au plus intime,

cette sourde impatience,

cette étonnante incandescence

en attente d’être.

Pour faire se lever

une seule image,

 il faut, soi-même, sans délai,

à même son être propre,

deviner cette longue effusion,

ce signe secret de

débordement de Soi,

palper l’inimitable étendue

de ces trois notes

fondamentales,

 

NOIR,

 

BLANC,

 

GRIS,

 

lexique minimal mais

essentiel de l’image.

 

Pour faire se lever

une seule image,

 il faut savoir jongler

avec ces trois formes,

briques élémentaires

 d’un réel iconique

qui ne saurait

en avoir d’autres.  

Ici, le bavardage s’est

 mué en murmure.

Ici la déflagration colorée

s’est métamorphosée

en la loi unique

du Simple,

du Dépouillé

au terme desquels brille

 l’ébauche de

 quelque Vérité.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

il faut circonscrire

 le Monde à cette

manière de lentille crépusculaire,

à ce destin hespérique qui n’est

nullement fin des choses mais,

bien au contraire,

faveur à l’éveil des signes,

à leur crépitement sur l’arc

tendu de la conscience.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut saisir ce ciel

cotonneux, duveteux,

il nous dit le précieux

de l’instant,

 l’événement à nul autre

pareil de sa présence.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut savoir regarder la

course arrêtée des nuages,

 y lire son destin immédiat,

plus rien n’existe

que cette feuillée

de lueur aurorale,

cette lente venue à soi

des significations

multiples de l’exister.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut savoir décrypter,

dans l’arc assourdi

du végétal,

cette médiation

du clair et du sombre,

de l’air et de l’eau,

la rencontre sur ce liseré,

de la Poésie céleste,

de la prose mondaine.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut se rendre disponible à

cette architectonique exacte.  

Des droites, des courbes

dessinent

le paysage d’une

souple évidence,

et c’est notre esprit même

 qui se structure

au contact de cette belle

et irremplaçable géométrie.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

il faut se laisser glisser

le long de ces reflets,

simple imaginaire des choses

en leur venue en présence,

sans doute aussi, reflets

de qui nous sommes,

ces Esquisses énigmatiques,

ces Cariatides de chair,

 le ciel se pose sur nos têtes,

 la terre, l’eau accueillent

 l’hésitation de nos pas

 à reconnaître

le juste sentier

de notre avenir.

 

Pour faire se lever

 une seule image,

il faut se confier

au miroir de l’eau

 - n’est-il la métaphore du miroir

de notre conscience ? -,

y laisser courir les

milliers de figures

qui viennent à nous,

les milliers d’empreintes

qu’archivent nos yeux,

les milliers de traits

et de pointillés

que nous gravons,

sans cesse,

 dans la poussière

de l’exister.

 

Pour faire se lever

une seule image,

il faut faire de l’image

un Répondant

des récurrentes questions

que nous nous posons,

que nous tendons aux Autres,

que nous destinons à l’Ouvert

en sa plus grande effectivité.

 

Pour faire se lever

une seule image,

Il faut soi-même, en être

Le centre et la Périphérie.

 

Pour faire se lever

une seule image.

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17 juin 2024 1 17 /06 /juin /2024 08:57
Insularité et Plénitude

 

Roadtrip Iberico…

avril-mai 2024…

La Ràpita…

Delta de l’Ebre

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   « Insularité et Plénitude », c’est ceci, d’emblée, qu’il faut affirmer comme si toute la Liberté, la Vérité du Monde pouvaient s’enclore en ces trois mots. Avançant dans l’exister, c’est ainsi que nous progressons, par bonds successifs, par de simples et radicales assertions, par des déterminations dont nous posons, nous-même, le fondement, envisageons le projet, portons au plus haut la possibilité d’une effectuation. Le soleil est-il noir, les nuages obscurs, les forêts prises de nuit, la marche des Existants hasardeuse et alors, qu’avons-nous de plus précieux que de solliciter notre imaginaire, d’agiter à tous vents la bannière infinie d’heureux postulats qui nous habitent tout comme le subtil hippocampe habite la mer avec ses naïfs et amusants soubresauts. ? Lancer, en avant de Soi, quelque lumière qui dissipe les ténèbres, voici ce que nous avons de mieux à faire afin de ne nullement désespérer, afin que, nous levant de qui nous sommes dans la quotidienneté, quelque chose se montre pareil au faisceau du phare sur la côte trouée de rochers. Donc, nous disons « Insularité et Plénitude » et, tout à la fois, juste devant nous, se donnent les horizons que notre intellect a appelés à être, ici, dans l’immédiateté des choses présentes.

   Insularité et Plénitude 1 : Steppes de Mongolie - Une étendue d’eau au centre des herbes jaunes-vert, deux collines encadrent le paysage qu’une autre colline limite en son fond d’horizon. Un ciel d’immense étendue qui n’aliène nullement ce qu’il englobe, bien plutôt qui libère et porte à sa dimension la plus ouverte tout ce qui, en bas, attend l’invite au long voyage céleste. Le plateau d’herbe est immense, ponctué, ici et là, du cercle blanc des yourtes. Rien ne bouge, tout est attentif à soi, recueilli en son germe, en attente de sa propre éclosion. Grande est la solitude qui ne hèle nulle autre présence. Soi venu à soi, simplement dans son souci d’être, d’être au plus près des choses et d’y demeurer le plus longtemps avec cette touche originaire, unique, essentiellement unique.

   Insularité et Plénitude 2 - Le Gobi - L’ombre est couchée sur les dunes, on dirait une mère attentive voulant protéger ses enfants. Une lentille d’eau bleu-marine luit dans la forêt de sable. Boules des arbres assemblées en meute, dans le territoire le plus exigu qui se puisse imaginer. Un habitat groupé autour d’une hutte bienveillante, se laisse toucher par les derniers rayons de soleil. Tout autour une cuvette aux bords inclinés où repose la vie des Nomades. Ce petit pays du Gobi est à lui seul le lieu même de sa provenance. Il ne demande rien au dehors, ni le souffle du karaburan, ce « blizzard noir » qui envahit tout, ni la longue caravane des dromadaires. Il est à lui seul l’alfa et l’oméga qui posent le début de son histoire, placent le signe de sa fin. Il vit de soi, pour soi et son chant est une manière de fugue qui naît du recueil du sable, de la longue patience de l’eau, de la faible clarté de l’aube sous le ciel aux hautes et invisibles pliures.

   Insularité et Plénitude 3 -Terre de feu - Au loin, de hauts pics qui barrent l’horizon. Dans les interstices, le bleu glacé du ciel. De lourds névés, comme nés dans l’instant, bercent une comptine à l’allure d’éternité. Un anneau de roches grises semé de grosses pierres entoure un mince lac aux eaux profondes. Reflet bleu acier du névé sur l’eau du lac. C’est la seule empreinte qui provient du dehors. Le lac est à lui-même sa propre teneur, son motif essentiel. Il ne se laisse déranger ni par la course du ciel, ni par la pluie de graviers qui parsème ses rives. Sa signification intime, son essence, il ne la tire que de lui-même dans cette sorte de touffeur du sentiment dont il semble être le cœur même.

   Insularité et Plénitude 4 - Cette image en Noir & Blanc de La Ràpita…Delta de l’Ebre qui en est comme l’habile synthèse.

   Enfin, nous en venons à cette image qui, à notre sens, avait besoin d’une propédeutique, de l’énonciation d’un contexte afin d’être située au plus près de ce Soi des choses dont, maintenant, nous voulons faire l’objet de notre méditation. Si nous avons lu adéquatement ce qui se dessine tout le long des trois stances d’Insularité et Plénitude, il ne nous aura nullement échappé que leur motif central, le lieu même de leur respiration, ce n’est rien de moins que ce genre de fidélité des choses à persévérer dans leur être. En une certaine manière, trouver au-dedans de soi, sans quelque effraction que ce soit au-dehors, sa propre venue au Monde, le sens même de sa présence sous la forme singulière de ce lac, de ces collines, de cette OASIS dont, chacun, paysages aussi bien qu’Hommes, tout le monde cherche en soi la figure essentielle de sa propre floraison. Si nous donnons au beau mot d’OASIS, sa forme typographique accentuée, ceci n’est nullement fantaisie, jeu purement gratuit, mais essai de porter ce simple terme au mérite du concept. Ce qu’OASIS veut signifier depuis le monde primitif de sa nuit, depuis l’agitation de ses palmes sous la touche du vent harmattan, cette mesure essentielle de Soi, cette mince vérité hors partage, cette pliure ombilicale de Soi d’où, précisément, le Soi puise ses ressources foncières, comme si un subtil rayonnement naissait de sa solaire solitude.

   Ce que nous voulons exprimer, au travers de cette métaphore astrale, cette puissance même du Soi-Oasis qui donne sa consistance à tout ce qui vient à son encontre. Car ce Soi-Oasis (transposons ceci en sa figure humaine, singulièrement et hautement humaine), ce Soi-Humain donc, c’est de lui, de son propre lieu que tout se diffuse, que tout prend sens, aussi bien la haute vérité zénithale, que la chute pensante crépusculaire, que l’esquisse naissante de l’aube, sa juste profération sur les fontanelles ouvertes des Existants. Toujours faut-il partir d’un centre, d’un centre humain, d’un centre naturel, d’un centre paysager, en faire cette puissance unique de révélation, butiner tout ce qui vient, depuis l’extérieur,  à son contact puis, munis de ce sublime nectar, retourner en Soi, au sein même de cette OASIS que, nécessairement nous sommes car toute notion d’Insularité vient confirmer, tout à la fois, notre solitude, mais aussi, notre pouvoir immense de collecter dans la crypte de sa conscience les lumières du savoir, de les laisser bourgeonner et s’épanouir à la mesure sans limite de leur souverain principe d’effectuation. Ôtez la puissance rayonnante de l’Oasis, ôtez l’omnipotence pensante de l’Homme et il ne demeurera guère que la courbe immense d’un désert, les croissants de lune des barkhanes étendues sous la lumière aveugle de la Lune, il ne demeurera qu’un vide abyssal faisant écho à un vide abyssal.

   Face à la vastitude de l’inconnu, de l’insaisissable, face à l’immensité du ciel criblé d’étoiles, face à l’écran des voix polyphoniques du Monde, c’est de ceci dont nous devons nous mettre en quête :

 

d’un havre,

d’un refuge,

d’un port,

 d’un asile,

d’un abri,

d’un îlot.

 

   C’est la vertu dialectique qui est le seul opérateur explicatif : c’est parce que nous sommes un point minuscule égaré dans l’Univers que, sans cesse, nous hélons et prions le dissemblable, l’Autre, le plus loin que nous, le plus efficient que nous, toutes ces énigmes, de venir emplir notre propre Insularité, afin que, comblée, elle puisse se métamorphoser en Plénitude, à savoir en Soi plus que Soi sous les horizons dévastés de la Terre. C’est alors que tout prend sens, que cette image vient à nous avec la plus grande des faveurs. Désormais nous la viserons d’un œil panoptique qui prendra en considération tous ses sèmes épars, les assemblera en une heureuse synthèse, ce mouvement ample qui, aussi bien, prend en considération la chaîne de montagnes que le mouvement souple des dunes, aussi bien qui nous sommes en nous hors de nous, cette mesure qui, du divers hétérogène fera une réalité vraisemblable à portée de notre regard.

   Tout en haut, bien au-dessus de la touffeur de l’Oasis, le ciel est noir d’un bout à l’autre de son chemin, immensément étendu, à la manière d’un hiéroglyphe gardant jalousement son secret. Quelques nuages cotonneux en rythment l’espace, simple ponctuation posée sur cette profonde énigme des choses toujours en fuite d’elles-mêmes. Ce sont comme de minces consciences interrogeant une autre, de plus lointaine origine. L’horizon, cette mesure du projet humain, se réduit au sombre pointillé d’un mince ponton, comme si, à la limite du ciel et de l’eau, un murmure questionnant se levait, circonscrit à son propre balbutiement. De quelle parole est-il la manifestation : de la Nature, de l’Être, de l’Homme en son devenir Homme, c’est-à-dire se comprendre dans le Monde et en tirer quelque boussole orientant sa marche le long du chemin escarpé de son Destin ?

   L’eau, cette sorte de fondement d’où tout semble sortir, est étale, blanche infiniment, à peine tachée de gris, silence à peine effleuré de la présence de deux bâtons, ils semblent être la mémoire du sol dont ils proviennent. Merveilleuse et étrange présence de l’eau. Mesure fascinante s’il en est. Eau lustrale et, symboliquement, nous rétrocédons au lieu même de notre naissance en ces eaux amniotiques qui sont nos eaux baptismales, nos eaux primordiales, nous en avons oublié leur essentialité mais elles, ne nous ont jamais laissé aller au hasard des chemins, elles battent encore en nous, elles sont notre flux interne, certes inconscient, mais combien fondateur de qui nous sommes en notre singularité. Et puis, cette barque semi-immergée, ce genre d’Arche de Noé échouée dans l’eau grise de la lagune, n’est-elle l’équivalent sémantique

 

du flottement infini des steppes de Mongolie,

 de la palpitation secrète de la vie nomade dans le Gobi,

de la persistance à être de ce lac libre de la Terre de Feu,

toutes choses symboliques qui,

bien qu’éloignées,

ne font que nous reconduire

au plein de notre être,

dans cette Insularité constitutive,

dans cette belle Oasis qui

ne replie son germe sur soi

qu’à mieux préparer la moisson future :

une éclaircie pour le Genre Humain.

  

 

 

 

 

 

 

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13 juin 2024 4 13 /06 /juin /2024 08:19
Soi-même à l’écart de l’Autre

« Seule dans la chambre »

Barbara Kroll

Source : ZATISTA

 

***

 

   « Seule dans la chambre », l’étiez-vous, au moins, identique au titre qui vous déterminait ? L’image de vous qui venait à nous était si étrange, si irréelle, vous ne pouviez figurer au Monde qu’à l’aune de l’imaginaire de l’Artiste. Peut-être du nôtre en seconde main. Savez-vous, parfois, des êtres ne sont concevables qu’à figurer sur le blanc d’une toile, à surgir du bain révélateur photographique, à impressionner l’émulsion réactive d’un film. Jamais, au grand jamais l’on ne pourrait les projeter dans la sphère de la quotidienneté, prenant le métro, épluchant des légumes, écrivant une lettre. Imagineriez-vous l’un de ces étonnants Modèles, tel qu’apparaissant dans les pages glacées d’un magazine de mode, venir frapper à votre porte sous quelque prétexte que ce soit ? Non, ces Modèles ne sont que des manières d’Archétypes, d’Idées faisant leurs milles voltes dans la résille tourmentée de notre désir. Et puis, au juste, souhaiterait-on leur affecter un coefficient de réel au terme duquel ils nous seraient donnés « en chair et en os », rejoignant ainsi la Grande Pantomime Humaine déjà encombrée de bien trop de présences ? Non, nous ne souhaiterions jamais cette sorte de réification s’emparant d’un songe, le faisant chuter dans l’abîme des contingences.

   Nous avons un besoin essentiel de ces personnages de fiction, ils constituent le tampon d’étoupe que nous intercalons entre ceci même qui vient à nous dans le concret, et nos décisions les plus abstraites, sans doute les plus infondées qui soient. Aux gens du commun que nous fréquentons assidûment, à tous ceux et celles possédant un nom, une adresse, une profession, nous préférons les brumes approximatives de nos plus étranges projections fictionnelles. Ainsi, rabattant le réel sur ce qu’il n’est pas, une pure songerie, nous accroissons, nous dilatons à l’infini notre marge de liberté. Cependant, force nous est de reconnaître cette liberté inventée, faute de quoi nous nous aliènerons à la mesure ténébreuse de nos propres fantasmes. Certes une manière de liberté paradoxale qui ne vivrait que de ses contradictions.

   Il nous faut reprendre le titre : « Soi-même à l’écart de l’Autre » et y trouver bien plus qu’une façon gracieuse de décorer l’image. Car, ici, il ne s’agit nullement de donner lieu à une pure fantaisie. Le dessin et son étrange désignation contiennent bien plus de sèmes dissimulés que de significations apparentes. Le simple fait d’énoncer la proposition : « Seule dans la chambre » est lourd de conséquences. « Seule », attribuons-lui ce sobriquet provisoirement, n’est seule, précisément, qu’à faire fond sur la dimension de l’altérité. On n’est jamais seul ou seule, dans un genre d’évidence à soi-même. On n’est nullement seul par rapport à soi. Bien évidemment la solitude se définit toujours en relation avec le groupe, la multitude, la foule. Et si, parfois, peut-être même souvent, nous éprouvons au milieu d’une assemblés de nos Congénères le soudain désir de nous retrouver seul, ceci ne peut advenir qu’en guise de réaction à la situation dont nous éprouvons le poids existentiel de façon douloureuse, peut-être inquiétante. Nul ne pourra éprouver la profondeur de la solitude qui n’en aura soutenu l’épreuve au milieu de la fête, du repas entre amis, de la vision collective d’un film, de la participation à un spectacle. Rien ne servirait d’en appeler au principe de la Dialectique, cette mise en contraste des valeurs opposées du réel, elle, la Dialectique va de soi, tout comme l’alternance du jour et de la nuit vont aussi de soi.  

   Et méditer sur le phénomène de l’altérité (cette nécessité existentielle) ne peut jamais trouver son site qu’à créer les conditions d’une polémique avec l’Autre, celui qui nous requiert comme son nécessaire vis-à-vis. Si toute solitude s’éprouve du sein même de la solitude, ceci n’est que la cause seconde d’une cause première : cette effective et incontournable présence du Voisin, de l’Étranger, autrement dit du « Différent » avec lequel, d’une façon toute naturelle, j’entretiens un « différend », car nos deux existences sont nécessairement en tension, nos deux pôles n’existant que l’un par l’autre. Le regard de l’autre m’accomplit, que mon propre regard accomplit en retour. En quelque sorte le joug d’une « servitude volontaire » réciproquement consentie. Toute la dimension de la beauté de la condition humaine, mais aussi de son drame latent, en un seul et unique point ramenés. Existant sous le sceau de la conscience de l’Autre, je ne pourrai jamais parvenir à l’entièreté de mon être que de façon détournée, ma vie ricochant sur d’autres vies, ma vie résultant d’autres vies, ma vie engendrant d’autres vies. Du Soi à l’Autre, tout l’espace dialogique agissant telle une conque réfléchissante, du Soi à l’Autre l’espace entre deux signes, l’espace entre deux Signifiants, le Signifié (le sens de l’existence) ne jaillissant qu’à la rencontre des deux termes opposés et complémentaires, ô combien !

   Et cette mystérieuse et inquiétante rencontre ne peut avoir lieu qu’à avoir préalablement en Soi, perçu la dimension ouvrante, proliférante de l’altérité. On pourrait exprimer ce genre d’incompréhension native, d’aporie même, qu’à préciser le point suivant : on ne parvient à Soi-même, sa propre essence, qu’à connaître l’essence du Soi, cette dimension universelle qui n’est nullement le reflet d’une créature, en nous foncièrement égoïque, mais ce qui, en chacun de nous, hèle l’Autre comme notre part complémentaire, notre chaînon manquant, notre fragment promis de toute éternité.

 

Rencontre = Joie

Nulle rencontre = Néant

 

   Cependant, ce qui est décisif et qui est loin d’être évident d’emblée, la nécessité d’un emplissement de Soi avant même de percevoir, de faire venir à nous cet alter ego (cet autre moi) qui, en un premier temps, n’est que l’écho de qui je suis. Ce n’est que la révélation de qui je suis qui créera les conditions mêmes de l’apparition de qui ils sont, mes Commensaux, ceux en compagnie de qui, tressant mot à mot l’histoire de nos destins communs, je parviendrai au terme de moi-même en l’exacte vision polyphonique que constitue tout entrelacement d’existences éparses à première vue, confluentes, éminemment confluentes à l’aune d’un regard plus exercé aux discriminations de toutes sortes, cette pluralité du sens à laquelle il convient de conférer une unité sémantique.

   Alors, sans doute n’avons-nous plus guère en vue « Seule » dont la représentation nous a entraîné dans ce tourbillon pensant. Et, pourtant, elle n’a nullement disparu de nos préoccupations et, toujours, elle continue à forer en nous l’abîme sans fin de la question.  Maintenant, ce que nous avons à faire, et uniquement ceci, la prendre en vue dans toute la profondeur de sa singularité. Singularité comme opposition à la Multiplicité, à la Diversité, à la Prolifération. Si « Seule » est singulière, elle l’est certainement par rapport à ce qui n’est nullement Soi, mais elle l’est de façon encore bien plus déterminée en n’étant que Soi, en Soi, pour Soi. Car il faut bien faire pâlir cette lumière extérieure de l’Altérité si l’on veut percevoir l’étincelle Unique, ô combien Unique ce Celle, ici, qui, en dernière analyse, n’est que pur abandon à Soi-même. Cet abandon, cette confiance à Soi, cette focalisation sur le Soi sont le gage d’une connaissance de cette dimension singulière enfin rapportée à elle-même, recentrée, exclusive de toute autre, au moins le temps d’une analyse ontologique. « Seule », en sa chambre retirée est seulement conscience visant son propre Soi dans la pure immanence. Un genre d’Absolu, de Monade qui serait, tout à la fois son centre et sa périphérie.

   Soi pour Soi en tant que Soi et rien d’autre en dehors de cette tautologie. En effet, l’essentiel d’une pensée est condensation en un point, cristallisation en un site hermétiquement clos de la « chose » à considérer. Ainsi ne peut-on méditer sur le paysage qu’en ramenant à Soi ledit paysage et il en va ainsi, de métaphore en métaphore, de tout ce qui se donne pour existant dans la sphère du réel ou bien du symbolique, ou bien de l’imaginaire. Se sentir exister dans la forme la plus essentielle est ceci : partir du vaste univers, du hors de portée, de l’indiscernable et, par orbes successifs, restreindre progressivement l’espace tout autour de Soi à la dimension microscopique de la diatomée (une de mes affinités lexicales), se retourner sur Soi, désoperculer les ombres, trouer l’opacité, devenir, autant que faire se peut, pure transparence à Soi, ceci portant, bien évidemment, le nom de Vérité. C’est de Soi et uniquement de lui que quelque chose comme une saisie de l’authentique peut avoir lieu au motif que rien d’extérieur, d’étranger, ne vient troubler l’exactitude de la méditation.

Or que trouvons-nous dans ce Soi plus que Soi qui est le lieu de notre intériorité le plus manifeste ? Y trouvons-nous un éparpillement, une diaspora, une multitude agissante qui nous égarerait de qui nous sommes ? Nullement puisque notre activité de réduction phénoménologique serrant de près le réel, le condensant en un point focal, a remis entre nos mains une manière de gemme insolite, particulière, unique, infiniment unique dans le sens où elle est sans partage, où elle brille de Soi, de son propre éclat accompli. Et cette manière de pierre philosophale, attribuons-lui, en tant qu’équivalent, le prédicat « d’affinités », lequel se donnera à la manière d’un fondement essentiel de notre être. Car, oui, nous croyons que nous sommes totalement déterminés par le beau ruissellement, en nous, du réseau serré des affinités. Et bien plus que d’aller plus avant dans l’exposé de ces mystérieuses affinités dont nous prétendons qu’elles se situent au centre de notre propre jeu existentiel, regardons du côté des synonymes qui s’essaient à en tracer le contour sémantique : « rapport, accord, harmonie, ressemblance,      similitude, sympathie, analogie, alliance, correspondance, liaison, association, conformité, connexion, lien… »

    La liste, nullement exhaustive, pourrait se poursuivre à l’infini. Le sentiment général qui naît à la lecture de ces synonymes, une heureuse impression d’harmonie, de coïncidence, de site dans lequel tout semblerait arriver à Soi avec une pointe de plénitude, une unité rabattue sur elle-même, l’Unique enfin trouvant à s’exprimer, à se laisser nommer. Une cohésion or, si l’Être en sa plus générale valeur, pouvait s’enquérir d’une seule et unique qualité, gageons que cette dimension de cohésion d’homogénéité, d’agrégation des éléments du divers, de condensation de la pluralité permettraient d’en saisir immédiatement l’étendue, la puissance en même temps que la fermeté qui présideraient au maintien de son essence dans le temps et l’espace. Ainsi, nommant les affinités, nous attachons, de facto, à leur éminente présence, les caractères pleins et entiers d’une vertu. Bien loin que de nous orienter en direction de quelque vice entaché d’ombres, « accord », « harmonie », « sympathie » conquièrent, pour nous d’emblée, le territoire lumineux de ce qui vient à nous dans la pure évidence d’être. Il nous faut faire l’hypothèse absolument éthique, non substituable, de la dimension morale, exemplaire, dont les affinités sont naturellement pourvues. N’auraient-elles ce visage qu’elles chuteraient sitôt dans l’immanence, la contingence les plus étroites.

   Être en affinité avec quelque chose consiste à découvrir sa juste et douce épiphanie. Toute manifestation d’affinité est l’amitié même. Et l’amitié ne peut cohérer qu’avec l’idée de rapprochement et, ultimement, le phénomène d’une fusion. L’essence d’une chose, qu’elle soit réelle ou bien idéelle est le résultat d’une suite de réductions eidétiques, de distillats, de concentrations, aussi bien d’expériences multiples, aussi bien la reconduite d’un espace-temps à son plus petit commun dénominateur. Toujours l’essence exige que l’on parte de l’éloigné, du distal, de l’à peine visible-préhensible pour aboutir au plus proche, au proximal, à l’être en sa plus effective présence. Or, que font les affinités, si ce n’est de réduire les distances entre ceux qui en éprouvent la douceur de soie (qui, de façon paronymique est douceur de Soi), de porter à l’extrémité de la feuille la nature pleine de l’arbre, de ses racines, de son écorce, de son limbe, du cœur de ce qu’il est, de la vastitude de ses ramures qui ombrent la Terre, tutoient l’immensité sidérante du Ciel ?

   Tout converge, au moins dans l’ordre du symbole, en cette saillie foliaire qui n’est seule qu’à reconnaître l’altérité de ses propres attaches. De même pour nous les Humains, nous n’éprouvons jamais notre altérité qu’au contact avec l’Autre, le Tout Autre, mais à la condition expresse que l’Altérité ramenée au centre de Soi fasse phénomène et nous dise, tout à la fois, le précieux de l’Autre, le précieux de Soi, certes dans la plus grande humilité qui soit. Nous ne sommes nullement la source de l’altérité, pas plus que nous ne sommes la source de Soi. Un vaste Destin nous surplombe dont nous sommes les Commensaux bien ordinaires, les Obligés mais aussi, paradoxalement installés au cœur d’une réelle et immense Liberté.

   Certes proférer la Liberté sous le sceau du Destin sonne à la manière d’une provocation, d’une pétition de principe, mais est-ce ceci dont il est question, une aliénation de l’homme placée sous les fourches caudines de la volonté inflexible des Moires ? Est-ce ceci ou bien une lueur d’espoir pourrait-elle se lever à la seule évocation des affinités ? Ou bien faut-il faire le postulat d’une liberté à nous confiée à l’aune de nos intimes affinités ?  C’est, à notre sens, cette dernière hypothèse qui pose le mieux le principe même de notre liberté. Et comment peut-elle le faire ? Dans la perspective d’un horizon ontologique largement ouvert au titre même de nos affinités. Toute aliénation provient, la plupart du temps, d’un envahissement de notre Soi par les ombres d’une altérité croissante qui ne feraient que reconduire notre espace existentiel à la dimension d’une peau de chagrin. L’une des images les plus effectives de cette perte de Soi dans les rets d’une non-liberté se donne sous le visage extrêmement contraignant de la camisole de force. La camisole, à savoir l’altérité, impose ses contraintes externes avec tellement de force que notre site intérieur menace à chaque instant de s’effondrer, de disparaitre sous les flots de cette marée invasive.

   Alors, quelle digue élever contre cet envahissement ? Vous l’aurez deviné, la seule qui puisse nous sauver du désastre, celle qui est tissée de la navette de nos affinités. Nos affinités, simples émergences au grand jour de nos liaisons intimes, de la conformité de qui nous sommes avec notre propre essence, constituent la voir royale d’une immense libération de nos affects. Par leur nature de pur rayonnement à partir de Soi, nos affinités ont une inestimable fonction cathartique, purgation de notre âme jusqu’en sa simple évidence.  Je ne suis moi qu’à être mes propres affinités, car elle et elles seules tracent le contour exact de mon être. Singularité est Liberté au motif que c’est à nous, et simplement à nous, de dresser les rives mêmes de notre Destin. Si nous cheminons entre ces rives sans espoir d’en jamais connaître les formes heureuses, c’est que nous avons oublié de porter attention à notre cheminement originaire, lequel ne saurait trouver sa voie qu’à sonder au plus profond de notre être, en une sorte d’absolu, les valeurs, les motifs, les figues qui nous font être Soi plus que Soi, et ceci puise au plus secret de nos ressources intimes.

   Et ceci à tel point que le visage que je dresse face aux Autres, face au Monde est le reflet de ces affinités qui m’habitent, me définissent, déterminent avec exactitude mon avancée singulière parmi la meute des profusions, des approximations, des errances de toutes sortes.

 

Mes affinités posent les balises de mon orient personnel.

Mes affinités appellent ces amers dont j’ai besoin afin de naviguer

muni d’une boussole sur les flots agités de l’exister.

Mes affinités font se lever en pleine lumière

le réseau serré de mes qualités.

 

   Å simplement évoquer un homme dépourvu d’affinités et soudain se dresse devant nous l’étrange figure de cet « Homme sans qualités » dont Musil a fait le titre de son livre et la matière d’une manière de nihilisme en acte.

   Évoquant « Ulrich, un homme de trente-deux ans, mathématicien et intellectuel, qui revient à Vienne après un séjour à l’étranger », voici la réflexion que mène à son sujet l’article de Wikipédia le concernant :

   « Il a échoué à trouver un sens à sa vie et à la réalité. Non par manque d’intelligence, au contraire, mais sa faculté d’analyse le mène à une sorte de passivité, de relativisme moral et à l’indifférence. Dépendant entièrement de ses réactions au monde extérieur, il est devenu un « homme sans qualités ».

   Cet étrange « homme sans qualités » est l’homme qui n’a pas de lieu stable où être accueilli, l’homme totalement envahi d’altérité, mesure si étroite du Soi qu’il n’arrive même pas à parvenir à qui il est. Altérité, certes indispensable mais qui, jamais, ne doit constituer un miroir aveuglant sous lequel se perd sa propre identité.

   Or, dans le fait de devenir un « hommes sans qualités », nous retiendrons essentiellement deux points d’une extrême importance : la perte du sens de la vie et, comme en regard, la dépendance du monde extérieur qui prive Ulrich d’un Soi dont la passion et la culture de ses propres affinités, l’eussent exonéré de connaître une si facticielle et étroite existence. Les affinités, lorsqu’elles menées à bien avec intelligence et discernement, bien que focalisées dans une essence de nature réduite, entraînent une vaste dilatation de la structure saptio-temporelle du Monde qui ne correspond, en réalité, qu’à l’expansion, au large déploiement d’un Soi sûr de ses assises, heureux d’un fondement intérieur qui coule à la manière d’une eau de source pure et cristalline. Car les affinités ne peuvent surgir de Soi qu’en Vérité, comme nous avons essayé de le montrer jusqu’ici.  Et si, en un clin d’œil, nous revenons au Modèle du dessin, bien plutôt que d’y deviner quelque cruelle affliction l’affectant en son sein, nous serons davantage sensible à l’exercice de méditation logée au creux d’une profonde intériorité, seul lieu possible de vie, d’affermissement, de développement des affinités.

   Les affinités ne sont nullement un a priori qui subsisterait à l’écart de Soi, elles ne trouvent nullement le terreau où prospérer ailleurs qu’en soi-même, par exemple dans la préséance d’une généalogie, trouvant là les conditions de leur possible effectuation. Bien au contraire, elles ne peuvent s’inscrire, au titre de leur généreuse liberté, qu’entre deux bornes : celle de lumière de notre naissance, celle d’ombre de notre mort. Uniquement circonscrites à qui nous sommes en notre fond, traçant les limites en lesquelles notre être trouve à se dire, elles ne sauraient procéder ni à un en-deçà qui nous préexisterait, ni à un au-delà qui nous succèderait. Elles ne se réfèrent ni à un hypothétique arrière-monde, ni à une figure christique ou bien divine, elles trouvent la totalité de leurs actes en leurs propres limites et c’est là ce qui fait leur exceptionnelle fécondité.

   Ainsi singularisées, elles nous arrachent à notre condition, laquelle, placée sous le boisseau d’un lourd destin, menacerait de devenir objectale. Elle en est l’opposé, à savoir la libre venue d’une subjectivité nullement limitée à sa pure immanence, l’ouverture de la conscience à l’aventure transcendantale que constitue pour elle la source unique, inépuisable de ses propres motifs toujours en déploiement d’eux-mêmes. Elle est la mise en fonctionnement réel de cet idéalisme subjectif, lequel paraissait sans attaches précises avec la situation qu’il décrivait de manière toute théorique. Ancrées en nous au plus profond de notre être, elles sont des réalités bien affirmées (affinités pour la Nature, l’Art, la Philosophie, mais aussi bien pour le Jardinage, les Collections d’Objets, les battements d’aile de l’Entomologie), elles sont aussi des tremplins pour le rêve, l’imaginaire, la méditation, la contemplation. Fixant un sens à l’exister elles nous exonèrent d’en dépendre trop étroitement, de le modeler à notre convenance, de correspondre aux idées qui sont les nôtres, productrices d’une joie immédiate.

  

« Dites-moi qu’elles sont vos affinités,

je vous dirai qui vous êtes. »

 

   Peut-être ici tiendrions-nous la formule plaisante qui, tel un test de Rorschach, à partir de nos choix intimes nous révélerait au grand jour, tel que nous sommes. En cet énigmatique « TEL » se ramasserait la condensation-expansion de notre être, celle dont nous voudrions nous emparer, comme l’entomologiste cueille dans son filet ce Machaon, ce Paon de Jour, cette Belle-Dame aux ailes largement éployées.

 

De la larve à l’imago

en passant par la chrysalide,

nos affinités manifestent

la large radiance du SENS.

Une « Odyssée » toujours

à notre portée pourvu

que nous y prêtions attention !

 

 

 

 

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9 juin 2024 7 09 /06 /juin /2024 09:05
Vers où ces sillons ?

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

Å peine sorti des rives d’étoupe de la nuit,

 j’errais sur le fil invisible du jour.

 Le jour, oui, le jour, cette promesse,

qu’avait-il à me dire qui, déjà, n’aurait

 été atteint en un lieu, en un temps ?

Mes jambes étaient encore

entourées de limbes d’ombre,

mes mains de lierre peinaient

 à saisir quoi que ce soit.

Mes yeux sondaient

 les coursives de clarté,

mes pupilles aiguisaient

tout ce qu’elles touchaient,

mais seulement du grésil,

seulement des copeaux dont

je ne pouvais rien faire,

sinon assister à leur éternelle chute.

Étais-je au moins venu à moi sur

la lisière béante du Monde ?

Avais-je au moins la pureté d’un cristal,

un son ricoche sur ses bords et

il ne demeure que du Néant ?

Tout autour de mon corps

de laine et d’inconsistance,

je tressais quelque parole de bienvenue.

 Le Soi voulait connaître le Soi,

sans délai, sans distance,

Soi immergé en Soi comme l’explication

la plus satisfaisante de sa propre présence

parmi le peuple des Arbres, des Nuages

mais aussi des Autres,

ces Insaisissables,

ces Éphémères,

ces Fugitifs,

ils n’existent qu’à me confondre,

qu’à me reconduire à cette solide Solitude

qui est mon bien le plus palpable,

la conscience la plus ténue de Moi

que je puisse convoquer à mon chevet

d’infinie Finitude.

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

     Non, Lecteur, non, Lectrice, n’allez nullement imaginer une peine immense qui se lèverait à la rencontre de cette nocturne évidence. Nulle affliction au motif que Vous, pas plus que Moi n’existons réellement, je veux dire dans notre chair que consacrerait quelque motif inaperçu. Pures illusions, poudres de temps s’écoulant silencieusement dans la gorge étroite du sablier, grain à grain, sang à sang, souffle à souffle. Rien ne nous attache à un socle, rien ne se manifeste tel un amer auquel s’amarrer, nul sémaphore n’agite ses bras en lesquels nous pourrions trouver refuge, apaisement, faire halte et nous retourner sur notre propre présence, en palper l’épaisseur d’argile, en estimer la douce chair disponible.

   Et, surtout, n’allez invoquer nulle mélancolie, bien plutôt une joie intiment éprouvée à se sentir si fragile, tellement promis à l’extinction d’une étincelle, au vacillement de la flamme, la vitre de la lampe-tempête est absente qui m’aurait protégé de Moi, mais de qui, puisque ce Moi est toujours en fuite de lui-même, à peine le murmure d’une brise et, soudain, la brise s’écroule sous sa propre vacuité.  Toute une existence à ramer à contre-courant pour cet épilogue en forme de coulisse, le rideau est vide, les personnages absents, les fauteuils de moleskine ne serrent, entre leurs bras incarnat, qu’une creuse interrogation, elle s’effrite à même sa cruelle aporie. Les trois coups du brigadier n’ont mis en scène que cet absurde qui, loin d’être douloureux, est notre nervure même, chaque pas est retour à la case départ, cette case en forme de Puits, de Labyrinthe, de Prison, de Tête de Mort. Et l’Oie salvatrice où est-elle, elle dont nous pensions qu’elle serait notre plus puissant viatique pour échapper aux griffes de l’inanité, de l’insignifiance, de l’abîme vertigineux qui se dit aussi sous l’aimable lexique de la VIE, ces trois lettres qui, en leur exiguïté, renferment toute la stupeur du Monde ?   

   

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

   Donc, à mon corps j’aurais voulu faire le don d’un contour, lui offrir la grâce infinie d’une figure, le pourvoir d’un mince liseré en lequel l’enclore. Peut-on vivre sans corps dans la pure radiance de l’esprit ? Peut-on tisser, tout autour de Soi, des théories de signes, les assembler en un paysage serein au sein duquel être autre chose que cette fuite à jamais dans l’illusoire fente de l’horizon ? Å peine levé de ma couche nocturne - ce matelas du rien, ce sombre tissu d’angoisse -, je me suis senti hésitant, pareil à ces étoiles d’eau mourant dans l’étain des lagunes anonymes, on les croit effectives, elles ne sont sans doute que des spectres ! On croit les voir mais ce sont elles qui nous voient en notre étrange transparence, vivant à demi sur la marge des choses, prêts à en rejoindre la rugueuse texture. En réalité - étrange mot, étonnante sensation que cette cotonneuse réalité -,

 

je me suis levé tout au

 bord de moi-même sans en pouvoir

jamais dessiner l’architecture.

Ceci s’énonce sous le gentil oxymore :

« être Soi-hors-de-Soi », ce qui veut dire

une Absence biffant une Présence.

Sur la douce virginité d’une feuille de Vélin,

on trace avec précaution quelque chose

comme sa propre esquisse.

Å peine s’est-on retourné pour aiguiser son crayon

(métaphore de la lucidité ?)

que le trait s’est effacé, identique à ces encres sympathiques

 qui n’ont de cesse d’annuler leur propre mouvement

dès que posé sur ce réel qui s’estompe, se dissimule,

on croirait à un antique et facétieux jeu

de cache-cache dans une cour d’école.

 Oui mais la cour est vide,

le préau désert,

les bancs esseulés,

dans le bac en zinc,

une goute monotone

en suit une autre,

manière de clepsydre

faisant le compte

d’un temps ineffable, creux,

 il n’en demeure que l’écorce, la pulpe

s’est dissoute en quelque endroit mystérieux.

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

    Alors, afin de calmer son propre questionnement, afin d’introduire une halte dans son erratique parcours, dans la fugue ininterrompue de son existence, on choisit de confier son destin à l’événement d’une image dont on pense qu’elle nous sauvera du désastre. Sans doute le pourra-t-elle, l’espace d’un regard. Le ciel est haut, douce courbure bien au-dessus du souci des Hommes. En son invisible contrée, des légions d’anges aux ailes translucides, des kyrielles de séraphins aux corps d’écume, des sylphes à l’anatomie de satin, des elfes semblables à des songes, des génies à la course rapide, des follets zébrant le ciel de leur aimable sillage. Blancheur immémoriale du ciel en laquelle se fond notre propre blancheur, notre virginité originelle, elle nous hèle à la fête du Grand Retour. Blancheur du silence, notre silencieuse parole y dépose un fin nuage de cendre.

   Arbres. Peuple immortel des Arbres, ils ont l’éternité en eux, pour eux, les millénaires les traversent et ils sont toujours Arbres parmi les Arbres. Les Arbres se rassemblent en une meute indistincte au sommet d’une éminence qui monte vers la vastitude du ciel. Arbres, ils sont les médiateurs, les passeurs qui mettent en correspondance la lourdeur de la glaise, la légèreté de l’air. A leurs pieds une large zone d’ombre, parfois les Existants s’y abritent dans le dessein de se protéger des foudres célestes.

   

Et la terre, l’infinité de la terre

qui court d’un continent à l’autre

portant le grain qui porte la moisson

qui donne la farine et

le pain aux Hommes.

Immense beauté de la terre,

immense et généreuse puissance germinative,

matrice fertile aux pouvoirs illimités,

donatrice de joie, prodigalité sans limite.  

Tes Hôtes sont-ils assez reconnaissants

de ce don de Soi sans pareil,

de cette libéralité qui dote les destins fragiles

de cette persistance de Soi au-delà du

simple horizon où meurt le chemin,

où s’effacent les peines des Vivants,

où se tresse la bannière de ce qui veut

paraître, briller, allumer le feu de l’espoir ?

  

   Sont-ils au moins, les Hommes, dans l’exacte vision de qui tu es, terre aux mille prodiges, terre couleur de feuille morte, le versoir de la charrue imprime en toi les mérites dont tu es parée depuis l’aube des temps, Hommes que tu nourris sans compter, sans espoir de quelque contre-don que ce soit. Ne pas te voir, ne pas te considérer en ton essentielle présence, serait la pire offense que pourraient te faire tous ceux, toutes celles qui puisent en toi leurs propres ressources sans le souci de remercier, de reconnaître ton inestimable grandeur. Terre notre Mère dont les sillons nous abreuvent d’une ambroisie dont même les dieux de l’Olympe pourraient être jaloux, eux qui ne fréquentent les Hommes qu’à en tirer quelque avantage, à projeter sur eux une lumière, éternelle pour eux, fugace, précaire pour nous, roseaux qu’un simple vent courbe et condamne à ne jamais se redresser. Terre, terre aux mille sillons emplis de mille vertus !

 

Vers où ces sillons

Vers quelle Terre improbable

Vers quel ciel en fuite de soi

Vers quel destin encore inaccompli

Vers ce Rien qui chante à l’horizon

L’étrange complainte

Des Hommes aux mains vides

Vers où ces sillons ?

 

 

  

 

 

 

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2 juin 2024 7 02 /06 /juin /2024 08:21
La trace de l’image en nous

Back to black

En Lauragais 4…

La Rocade…Bram…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

      Voyez-vous, parfois l’on croise une image, on la trouve belle, on commence à nouer, avec elle, quelques liens d’affinité, puis on l’abandonne, on ne sait pourquoi, dans l’un des multiples et mystérieux tiroirs de la mémoire. A-t-elle disparu pour autant ? Nullement, elle fait ses allées et venues en sourdine, elle est identique à l’eau d’une source qui poursuit son souterrain trajet à l’ombre des vicissitudes et des inquiétudes humaines. Elle a replié ses rayons, elle a rentré ses dards esthétiques dans sa bogue et n’attend, impatiemment, que d’être redécouverte. C’est ceci qu’il est advenu de cette belle photographie d’Hervé Baïs, ce Magicien du Noir & Blanc, elle était sortie du champ de ma conscience, préparant, en secret, les conditions de sa résurgence. Toujours l’image trace en nous les conditions mêmes de sa venue à l’être. Certes, dans le carrousel visuel, toutes les images n’ont pas un identique statut, certaines s’abîment dans une manière de clair-obscur, alors que les plus remarquables marquent leur effectivité d’une aura particulière. Celle qui figure à l’initiale de ce texte ne pouvait s’absenter définitivement de mon regard, elle demandait le commentaire. Elle méritait de venir au plein de la lumière.

   Un texte se préparait, manière de doublure de l’image, mais qui voulait s’attacher à porter au dicible ce qui est indicible, à porter à la parole ce qui se tient toujours en retrait, dans un cotonneux silence. Alors, maintenant, il faut progresser pas à pas, interroger les sèmes latents qui l’habitent, émettre quelque hypothèse, en appeler à son propre vécu, à ses émotions, à ses souvenirs, peut-être à ses rêves les plus cryptés. Le ciel est pur moutonnement de gris qu’une bande noire traverse au plus haut. Il n’y aura nul soleil aujourd’hui, nulle carté et tout se montrera à nous sous les traits d’une lente et longue mélancolie. Rien ne bourgeonnera qui ferait signe vers le printemps. Les nuages demeureront nuages, nous n’y pourrons lire quelque présage que ce soit, ils sont soudés, repliés sur leur propre énigme.

   Nulle tristesse en ceci, ce qui se dissimule est infinie provende pour l’imaginaire, pure recherche d’un sens à édifier. Le ciel serait-il clair, lumineux, transparent, que nous apporterait-il qui ne s’y trouve déjà ? Nous le traverserions dans l’indifférence au motif que rien, en lui, ne faisant saillie, son discours serait absent, son paraître lisse, son intérêt effacé par l’indifférencié, le monotone, cette ligne infinie qui semble ne conduire nulle part. Cependant les teintes s’éclaircissent à mesure que l’on se rapproche de la ligne d’horizon, une bande blanche s’anime qui dit, peut-être, l’humaine présence mais le paysage est libre de ses habitants comme si, une étrange tornade ayant touché la Terre, plus personne n’y figurait qu’à titre d’axiome, de pure conjecture. Et pourtant, l’humain ne se rappelle-t-il à nous avec d’autant plus de vigueur qu’il est absent de la scène ? Le centre de la photographie est occupé par cette haute maison à deux étages. Elle est, avec ses volets clos, l’interrogation qui vient à nous et nous tient en suspens. En suspens de qui elle est. En suspens de qui nous sommes. Quelques arbres clairsemés, on doit être à la fin de l’automne, ponctuent le tableau, ils sont comme le rideau de fond au théâtre, ils ôtent à notre vue la grande machinerie, les cintres, les coulisses, les trappes, les herses, tout ce qui constitue l’envers du réel, lui donne son élan, structure son étrange matière. Toujours faut-il aller voir derrière les choses pour en comprendre la face de lumière, celle qui contient les illusions, alimente les faux-semblants.

   La large partie basse de l’image porte en elle, identique à un haut emblème, cette zone de bitume noir, étrangement phosphorescent par endroits. Å y regarder de plus près, ce site goudronné, bien plus qu’un simple détail est le fondement qui anime le reste de la scène. Genre de proscenium sur lequel se fixe la vue des Spectateurs que nous sommes, c’est même une sorte de fascination qui nous rencontre, focalise notre intérêt, nous cloue littéralement au thème de l’image, germe d’une possible et haute sémantique. Si notre œil pouvait être pris d’égarement dans son errance parmi les frondaisons des nuages, parmi la haie échevelée des arbres, parmi la confusion dans laquelle semble se complaire la maison presque absorbée par le tutoiement des ramures, ici, bien au contraire, nous sommes dirigés, nous sommes balisés par ces lignes blanches, continues et discontinues, par ce refuge strié, conduits par cette ligne de fuite qui n’est fuite qu’en apparence puisque nous sommes littéralement encagés, cernés de toutes parts comme si notre immédiat destin ne pouvait se lire qu’à l’aune de cette géométrie infiniment visible.  Captatrice, comme si notre liberté en dépendait. Il en est ainsi des points géodésiques du réel, des amers, des sémaphores, des signaux, ils s’emparent de nous à nos corps défendants et nous assignent à résidence sans que nous ne puissions en défaire les liens, en desserrer les garrots. Ils nous piègent d’une manière si perverse qu’ils ne sont que principes d’aliénation, alors que nous les pensions gestes d’oblativité.

   Et puisque ces lignes nous captivent, nous subjuguent, nous hypnotisent, c’est, qu’en elles, des nervures signifiantes se lèvent qui correspondent aux nôtres, dont nous devons nous mettre en quête, faute de quoi la giration de la question intérieure finirait par avoir raison de nous. Mais que peuvent donc signifier ces simples traits, leur courbe soudaine, leur effacement, au loin, dans la brume mystérieuse des non-dits ? Cependant que nous fixons cette figure, si simple d’apparence, naissent en nous les conditions d’une rêverie. Cette figure, l’on ne sait pourquoi, nous la voulons féminine, plongée dans un passé aux réminiscences usées, poncées, il n’en demeure, ici et là, que quelques écailles de clarté bien difficiles à interpréter.

   ELLE dont nous suivons à distance la trace, nous la nommons LA BLANCHE.

   Blanche telle cette bande de ciel que, peut-être, nous aurions vue en sa compagnie au bord de la Mer du Nord, une échancrure dans le sable des dunes, des touffes d’oyat se balançant dans le vent, le rivage plongé dans le gris, le peuple de la houle bleue, le ciel de pure inconsistance, si loin, tellement égaré en lui-même.

   Blanche, semblable à ces volets clos, ils nous disent, sans doute, quelque chambre d’amour ancienne dont l’accès, aujourd’hui, nous est barré, seuls quelques faisceaux de lueur porteurs d’événements qui furent viennent s’échouer sur le banc du souvenir, juste un pollen qui se lève des choses et se fond dans son singulier poudroiement.

      Blanche telle cette ligne continue, cette longue inflexion du destin, une courbe s’annonce sous la poussée de quelque changement, une différence s’installe dans l’exister, peut-être même le motif d’un chiasme s’installe-t-il au seuil d’un radical revirement, parfois les choses surgissent-elles dans l’horizon du regard avec une sorte d’entêtement qui nous surprend, nous arrache à notre continent de certitude, des fissures s’ouvrent que nous ne pourrons colmater.

      Blanche, comme cette ligne brisée, métaphore des joies et des tristesses successives de l’être à la recherche de sa possible complétude. Un trait s’affirme-t-il : tout devient évident, tout ruisselle de soi et des milliers de gouttes de rosée scintillent à la pointe de l’exister. Un trait s’efface-t-il et le chemin de la vie devient escarpé, plongé en une bien étrange nébulosité. Des hachures se lèvent-elles du sol, semblables à ce refuge, et, soudain, la trame de ce qui est s’auréole de milliers de significations dont, jamais, nous n’aurions pu imaginer qu’elles feraient leur chant polychrome dans le corridor étonné de notre tête.

   Cette image, belle et captivante, dit-elle au moins ceci, ELLE, BLANCHE en sa venue à nous ? Le dire n’est-il dépassé par ses propres mots ? L’imaginaire ne s’empare-t-il de tous ces ingrédients qu’à se satisfaire lui-même, qu’à dresser une scène uniquement destinée à son propre contentement ? Å la vérité, rien n’est dans l’image, tout est dans l’image et cette contradiction, loin de nous désespérer, traduit la dimension de notre propre liberté. Les choses seraient-elles définitivement fixées, le ciel en son gris, la maison en ses murs, les arbres en leur levée, le bitume en son noir et alors ne se donnerait que la possibilité d’une immédiate aliénation de notre esprit. En l’image, c’est du souffle qu’il faut introduire, en l’image creuser des intervalles, en l’image ouvrir des brèches. Et toutes ces décisions sont infiniment singulières pour la simple raison que ce que je vois et pense, jamais ne peut coïncider avec ce que vous voyez et pensez. Seulement ceci garantit que vous soyez vous jusqu’à l’excès de vous-même, que je sois moi jusque dans l’attestation plénière de qui je suis.

   Au crépuscule de cette image, avant que la nuit indifférenciée ne la reprenne en soi,

 

nommons encore une fois LA BLANCHE,

nommez qui vous voulez,

le nuage et ses cohortes de pensées

qui ne sont que les vôtres,

nommons la bande blanche en tant

que lisière visible des jours,

nommons la haie d’arbres tels les mille

événements qui vous rencontrent,

nommons le plateau de bitume hachuré de blanc,

tous ces signes qui ne nous affectent

qu’à prendre la parole de telle ou de telle manière.

De vous à moi,

à chacun selon sa manière.

 

 

 

 

 

 

 

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30 mai 2024 4 30 /05 /mai /2024 08:58
Juste un passage

Source : Image du Net

 

***

 

   [En guise d’introduction au thème du passage

 

   Le texte qui vous est proposé ci-après, comme suite à une méditation du Poète Rainer Maria Rilke, essaie, au travers des motifs de l’Art, de la Littérature, de la Philosophie, de tracer une voie possible dans la complexité du passage qui, bien évidemment, n’est que le reflet des phases successives de ses différentes positions et actualisations. Traiter d’un tel sujet est redoutablement complexe pour la simple raison que l’essence de ce passage s’abreuve à plusieurs sources simultanément : à la source existentielle dont il constitue la nervure essentielle ; à la source temporelle qui tresse, chaque heure qui passe, l’immuable tissu ; à la source spatiale en laquelle tous les corps figurent à l’intérieur même de leur propre tracé.  Cette intrication du sens, cette constante interpénétration réciproque des figures qu’il revêt nous le présente sous l’aspect du clignotement itératif, de la mouvance ininterrompue, d’une myriade de fragments qui ne sont guère loin de nous faire penser aux glissements colorés, l’un en l’autre, des fragments du kaléidoscope.

   Le motif du passage donc, se donne parfois dans la pure évidence, parfois, ce ne sont que quelques rapides résurgences qui en trahissent l’inapparent trajet. Que le Lecteur, la Lectrice, informés de cette diaprerie du réel s’arment de patience et gardent, en quelque chemin méditatif, en quelque voie contemplative, en quelque canal onirique, cette mesure du passage, laquelle peut, analogiquement se dire sous les formes croisées du « chemin », de la « voie », du « canal ». Aussi bien en eux-mêmes qui ne sont que les harmoniques de cette belle et à la fois terrible mouvementation.]

 

**

 « …tout me traverse à une vitesse folle, l’essentiel et le plus accessoire, et aucun noyau, aucun point fixe ne peut se former en moi : je ne suis que le lieu d’une série de rencontres intérieures, un passage… »

 

Rainer Maria Rilke

« Lettres à Lou »

Oberneuland près Brême

Le 10 août 1903 [lundi]

 

*

 

   Oui, un passage et quel passage ! Il ne se passe nulle journée qui ne me pose la question de son début, de sa fin, tellement je voudrais que les choses soient bornées, cernées d’un fin liseré, encloses en leur être, ainsi pourrais-je les observer depuis un point fixe et arrêter un instant ce cycle ravageur dont personne ne pourrait percevoir la forme parfaite parce qu’achevée. C’est bien là la question essentielle, que sommes-nous dans ce continuum, si ce n’est ce chiffre noyé parmi les eaux tumultueuses des autres chiffres ? Å peine la consistance d’une goutte transparente, attristée de sa fragilité même, ne sachant nullement se différencier du peuple contigu des autres présences.  Se connaître ne consiste-t-il à s’affirmer, à se détacher de ce qui fait encontre et trouver sa singularité, la faire émerger de ce fond d’ennui qui est toujours celui de la confusion, de l’emmêlement, de la gémellité et nous nous percevons telle une bernique soudée à son rocher, prisonnière de ses mouvements. Je sais, la métaphore est naïve, indigente, elle est à la hauteur de l’affliction dont elle est le miroir !

   Avancer dans la vie de son propre pas, sans se soucier des pas des Autres, eux qui vous rivent à des existences conditionnées, eux qui vous métamorphosent en chien de Pavlov, ils appuient sur un bouton et vous répondez à leurs étranges stimuli par un simple et comique jet de salive. Malgré vous, ils vous figent dans cette posture d’automate qui ne peut que vous réduire au silence du végétal, à l’immobile du minéral. Å leur contact, à leur désir que vous leur rendiez  des comptes, vous vous êtes rangé au motif d’une universelle loi : il faut nager dans le flux communautaire et ne nullement chercher à emprunter les bras dérivés, lesquels eussent pu vous conduire à la spatialité d’une lagune, cette  immense liberté symbolique. Non, je ne peux être libre seulement à partir de moi-même, toujours je fais fond sur ce qui me provoque et m’intime de demeurer son serviteur, son valet. Étrange dialectique du « Maître et de l’Esclave » qui fonde le lit de l’Histoire Humaine. Je ne suis que par toi qui me domines et me demandes de rendre des comptes. Quel plus étonnant cheminement pourrait s’envisager que celui-ci, un fil à la patte traçant la marche chaotique du « Peuple des Errants », ainsi me plais-je à nommer mes Commensaux, à commencer par qui je suis, serti telle une gemme dans le chaton de la bague existentielle ?

   Si, dans la pure effectivité, « tout me traverse », ce « tout » est d’abord et avant tout cette humanité dont je fais partie, dont je suis sans doute le maillon faible, le ciron ne trouvant sa place que dans ma finitude promise, tout comme l’est l’Amante à son Amant. Un genre de prédestination, une bien curieuse alchimie involutive, la rétrocession de la pierre philosophale en cette matière vile du plomb dont le seul prédicat est la pesanteur, une propension innée à une chute définitive. Oui, car, tel le malheureux Icare, ayant soudé nos rémiges avec une infructueuse cire, notre élévation vers quelque altitude se solde toujours par ce vol qui, de céleste, devient terrestre, terriblement terrestre, un retour à la matrice primordiale, si vous voulez.

   De manière à ralentir cette « vitesse folle », je me suis expatrié, j’ai choisi une extrémité de la terre d’Irlande, un peu d’herbe jaunie, un chemin de gravier, une haie de pierres grises, une digue de rochers et le vaste plateau marin constamment agité de houle. Rapidement, mais j’en avais le pressentiment, mon exil, loin de poser un baume sur mes problèmes, n’a fait que les mieux révéler : c’est de moi-même dont j’ai nommé l’exil, en ai rassemblé les conditions essentielles. Certes le Peuple des Errants est loin, mais « loin » ne veut pas dire « absent » et je crois même que j’en ressens la foule anonyme dissimulée ici, sous le vol blanc du goéland, là sous le surgissement du cairn contre le ciel de dalle grise, encore sous les meutes du Noroît qui courent tout le long du faîte de ma chaumière.

   Je m’aperçois que, bien plutôt que de me délester de présences que je pensais avoir réduites à des ombres adventices, j’ai emporté avec moi le fardeau de ces consciences toujours bien disposées, mais souvent accusatrices, que dans chaque goutte de pluie se révèle un regard, que dans chaque effusion de brume se dissimule un songe de Quidams rencontrés au hasard des routes. J’en ai déduit que jamais l’on est seul, que l’on prend avec soi, dans le revers de ses basques, tel sourire, telle remarque acide, tel compliment bardé de bonnes intentions, parfois agissant tel un violent oxymore, alors notre existence vibre comme la corde sous le coup de fouet de l’archet.

   Que « tout me traverse », ceci n’aurait qu’une importance relative s’il ne s’agissait que de « l’accessoire » (cette rencontre de pur hasard, cet objet oublié au fond d’un tiroir, ce voyage effacé de la mémoire), mais le plus pénible à penser, cette biffure, cette perte de « l’essentiel », ces motifs de pierre vive, ces entrelacs de fiers chapiteaux, ces cannelures de colonnes doriques, tous des signes de l’architectonique d’une vie qui s’érige au plus haut, qui chante sa fugue belle et continue, qui psalmodie selon l’ordre du poème le plus achevé qui se puisse imaginer. Mais, ici, et en dépit de la légitime impatience de quelque hypothétique Lecteur ou Lectrice, force m’est imposée de tracer quelques thèmes de ces essentialités qui sont mes racines les plus fondatrices, mes nervures les plus apparentes, ces saillies sans lesquelles je ne serais qu’une longue et monotone tabula rasa étendue passivement sous la puissance des vents.

   Depuis longtemps, déjà, ces forces vives qui sont mes houles intimes se déclinent sous l’espèce de trois noms magiques : Art, Littérature, Philosophie. On prendra soin de remarquer la Majuscule à l’initiale, elle indique ce qui, essentiel pour moi, dresse ma silhouette à l’encontre des ciels lourds et opaques, des diverses chausse-trappes, des terres trop grasses en lesquelles mes pieds ne pourraient jamais rencontrer que l’extrême limite de leur pouvoir : demeurer sur place avec l’impossibilité même, de faire demi-tour. Donc, en permanence, il faut s’arracher au réel, trouver un espace où s’épanouir, vivre comme en sustentation au-dessus des soucis constants qui affectent notre condition, oublier la nasse touffue des contingences, tisser, en plein ciel, le fil arachnéen d’un Idéal destiné à nous sauver des Autres, à nous sauver de nous-même, ce qui, sans doute, est la gageure la plus insurmontable qui soit. Mais confions nos pas, un instant, à cette déréalisation dont l’Art a le secret. Demandons à « Transfiguration » de Bill Viola, de poser, pour nous, visuellement, le mystérieux phénomène du passage.

Juste un passage

Trois étapes d'une vidéo de la série transfiguration, 2007

 

Bill Viola

Source : Image du Web

 

*

 

   Certes, nous n’attendons nullement que, pour nous, il saisisse la figure de l’être en son essence entièrement déterminée, seulement qu’il nous place au seuil de la question et, maintenu dans cette tension, nous puissions, au moins temporairement, figer le flux du passage, le décomposer en phases successives qui seront autant de minces catharsis, de purgations de l’âme en lesquelles nous prélèverons un substantiel repos. L’image de Viola est tout aussi fascinante que dérangeante pour le cheminement de notre psyché. Elle joue subtilement sur la nature bisexuée de l’androgyne, manière de miroir de Janus, à double face, d’un côté le principe masculin, de l’autre le féminin, la carnèle (thème récurrent dans mon écriture) jouant le rôle de médiateur, de zone intermédiaire entre ces deux états de la nature. Originairement, nous, les Humains, sommes marqués au fer rouge par ce motif du passage, de l’entre-deux, de l’écartèlement, position inconfortable de ce liseré de la carnèle qui, tantôt regarde d’un côté, tantôt de l’autre, dans une manière d’inquiétante oscillation. Identiques en tous points, au fléau de la balance s’inclinant successivement du côté du plateau le plus chargé, ce plateau n’étant jamais le même, soumis aux hasards des échanges et des valeurs existentielles.

    Aussi, commenter cette troublante image, constitue-t-il un exercice périlleux, une manière de jonglerie hésitante, une progression de fildefériste au-dessus du vide, la perche cherchant, constamment son point d’équilibre qui, toujours varie selon la position relative du corps dans l’espace. Le personnage situé au point de départ de l’image offre, bien que dans le flou, un statut clairement déterminé. Il s’agit d’une Femme située dans une pose esthétique, poitrine nettement visible, centre de l’ombilic dans la lumière, une jambe émergeant de l’ombre. Nul besoin d’apercevoir son sexe pour dire sa forme et son évidente douceur, un retrait en Soi. Alors, bien évidemment, c’est la seconde image dans l’ordre du temps qui va nous poser problème. Ici, l’indécis, le nébuleux, se sont accentuées et la forme générale du Modèle semble se draper dans une chevelure d’eau, comme pour mieux nous égarer. La poitrine se devine, mais seulement en sa moitié. Et, notation perturbante au plus haut degré, ce sexe féminin dont nous supputions la naturelle pudeur, voici qu’il se dresse sous la forme d’une hampe vigoureuse qui ne nous laisse nul doute quant à sa virilité toute masculine. En cet indéfinissable endroit, se joue le point focal de la métamorphose : la larve est dépassée, l’imago n’est pas encore atteint, seule la nymphe se donne comme le réel le plus vraisemblable à disposition. Alors il convient de s’interroger sur ce sibyllin état de la nymphe dont l’étymologie nous dit : « divinité des fleuves, des bois ou des montagnes, représentée sous les traits d'une jeune fille, dans la mythologie ». De ceci nous retiendrons l’idée de Nature sous-jacente aux termes de « fleuves, bois, montagnes », ce qui fait immédiatement signe en direction de la Phusis des Anciens Grecs, cette puissance indéterminée, partout agissante, principe des principes de la présence des êtres, mais nous y reviendrons.

   Quant au personnage de droite, l’imago, la phase terminale de l’être, le moins que l’on puisse dire c’est que le caractère masculin est devenu un genre de « Volonté de puissance », une force à l’état sauvage, peut-être un être de nature sylvestre, racinaire, hirsute, accomplissant en cette séquence terminale le cycle de l’Éternel Retour, invagination dans les profondeurs immémoriales des choses, obscurité fondamentale, Ombre d’où, plus tard, la Lumière naîtra. Nous sommes donc, nous les Hommes et Femmes à la jonction de ces caractères contradictoires, de simples émanations de cette violente réalité oxymorique, laquelle rebat toujours les cartes du jeu humain, à tel point que nous sommes habités de foudre, de tonnerre, mais aussi d’eaux calmes, mais aussi de brusques résurgences, amis aussi de longs temps de léthargie. C’est le mouvement interne de la Phusis en nous, ses soubresauts et convulsions, ses stases et ses rebonds, ses hésitations et ses brusques décisions qui nous façonnent de l’intérieur, nous chamboulent, nous êtres de passion mais aussi de détachement, d’ataraxie, êtres de foncière incomplétude, parfois de vide sidéral.

   Cette figure hautement dialectique, cette confrontation permanente des opposés, des contradictions en nous, se résume aisément sous la formule bien connue du Manque et du Désir, ce sont nos insuffisances et nos excès, nos abandons et nos résolutions, nos espoirs et nos craintes qui s’inscrivent, tantôt à notre crédit, tantôt à notre débit. L’origine, en nous, a gravé cette Loi impitoyable dont nos Géniteurs ont été saisis à l’instant foudroyé de leur décision de notre mise au monde. Mais eux, les Géniteurs, mais nous les Créés, ne sommes nullement les Ordonnateurs conscients d’un tel phénomène, les conséquences seulement, alors que les causes se perdent dans la mangrove touffue du Monde en sa venue au paraître. Telle la Rose de Silesius, qui est « sans pourquoi », ce confondant surgissement de l’être depuis son bouton jusqu’à son déploiement floral, analogiquement, de sombres et énigmatiques violences pullulent en nous, d’illimités potentiels s’agitent en tous sens, des torrents cascadent et nous tourneboulent jusqu’au vertige.

   D’une manière totalement engagée, nous nous inscrivons sous la bannière de ces forces irréductibles à la seule compréhension humaine. De l’ordre du rouage parmi les autres rouages, simples mécaniques horlogères, le temps qui passe fait en nous son sabbat continuel sans que nous ne puissions en rien en modifier le cours. Cette temporalité qui s’impose à nous est ce qui, à la fois, creuse le lit de la tragédie, à la fois initie cette beauté sans égal de notre destinée. C’est au motif de ces formes contrariées, de cette esthétique hautement affirmée, paraissant nous ôter toute liberté, que nous pouvons faire se lever, à l’encontre, une éthique semant sur notre chemin les étoiles décidées de notre propre destin. Souvent, il m’arrive de méditer sur le passage des oies sauvages dans la vaste étendue du ciel. Sont-elles au moins libres de leur trajet, ont-elles une conscience, fût-elle infinitésimale, de ce flux sur lequel elles volent, dont, jamais elles ne pourront se détacher qu’au prix de leur disparition définitive ? Quelques plumes égarées dans le fleuve du ciel témoigneront de ce qui fut, cette course en soi, au-devant de soi, ce saut dans l’inconnu, ce vol comme seul motif d’une vie.  

   Voici, je crois qu’en cet instant de ma méditation, il est temps de convoquer la Littérature et d’y découvrir ce beau motif du passage qui, s’il nous inquiète, requiert l’entièreté de notre personne au motif qu’il est constitutif de qui nous sommes. Ce motif rayonne, éclate, disperse ses mille spores inquiétantes dans cette magnifique œuvre de jeunesse de JMG Le Clézio, « Terra Amata », œuvre lucide s’il en est, analyse existentielle en profondeur, peut-être rarement abordée dans les pages de la littérature, sauf chez Beckett, Cioran, Miguel de Unamuno. Mais lisons la quatrième de couverture de cet ouvrage :

   « Il était une fois un petit bonhomme, il avait quatre ans. Il s'appelait Chancelade. On pourrait parler de quatre étapes sur le chemin de sa vie : quatre ans, douze ans et demi, l'événement de la mort de son père, vingt-deux ans et la vie commune avec Mina, sorte de long dialogue sur l'immortalité de l'âme ou non, et enfin le passage en une nuit de vingt-deux ans à quatre-vingts ans. En effet, Chancelade autrefois avait été fort frappé par un mot de sa grand-mère, un mot qu'il avait jugé être le comble de la tristesse ; elle lui avait dit et elle avait quatre-vingts ans : "La vie est si courte". D'où la volonté de Chancelade de vivre intensément, de ne pas perdre une seconde, et d'être sans cesse au niveau de cette rumeur de la vie et de ce qui pourrait l'être. C'est donc une fête continuelle, un émerveillement, une vraie joie, mais précaire, menacée... »

   Alors ici, d’une manière paradoxale (mais, constitutivement, nous sommes Tous, Toutes, êtres du paradoxe), Chancelade prenant conscience de cette aporie du passage, n’aura de cesse de les multiplier ces passages, espérant en ceci dilater le temps, se rendre immortel en quelque sorte. Dans un chapitre intitulé « Puis j’ai vieilli », le héros Le Clézien trace une route, la sienne propre, qui n’est qu’errance inquiète sur les chemins escarpés du Monde :

   « C’était la route inconnue qui avançait à travers le temps, comme ceci, doucement, doucement. Les femmes, les hommes, les chiens et chats, les pigeons, les blattes avaient marqué leur chemin sur la terre, sans y penser. Ils avaient laissé des traces pour qu’on les suive, un jour, au hasard, jusqu’à leurs tanières. Ils avaient signé leur vie au passage, abandonnant un peu d’eux-mêmes à chaque seconde qui s’écoulait. Leur sueur avait taché le sol, et leurs écailles, les miettes de leurs peaux, leurs poils, leurs déchets disaient qu’ils vivaient encore, qu’ils n’avaient pas cessé de vivre. »

   Ce texte est sublime d’intelligence ce que confirme, à l’envi, la qualité singulière de l’écriture. « Doucement, doucement », le passage est insidieux, le temps fait ses stases sournoises au centre des corps, fait ses rétentions malignes au plein de l’esprit, une lente invagination qui vous boulotte de l’intérieur, « sans y penser », à votre insu et l’affliction est d’autant plus radicale qu’elle vous inonde à bas bruit, qu’elle s’empare de vous telle la liane qui entoure le tronc. Et nul n’échappe à cette course vers la mort et « les femmes, les hommes » deviennent les égaux des « pigeons et des blattes », simples existences recluses en « leurs tanières ». « abandonnant un peu d’eux-mêmes à chaque seconde », la formule est saisissante, marquée au sceau d’une réalité verticale, hommes, femmes, simples rebuts de l’existence se déclinant sous la forme hautement péjorative des « peaux, poils » et autres « déchets », autrement dit le passage se retourne en chiasme sur lui-même et procède à sa propre auto-mutilation, à son intime destruction.

    Alors, « le petit garçon Chancelade » devenu subitement vieux, rencontre une jeune femme au cours de l’une de ses errances de vieillesse : 

   « Le petit garçon Chancelade vit que la jeune femme le regardait avec ses yeux brillants. Il essaya de sourire, mais à cause de sa bouche édentée, il n’arriva à produire qu’une vilaine grimace.

   « Écoutez-moi, dit-il, et sa voix se mit à chevroter ; « écoutez-moi – Je vais vous dire, pendant qu’il en est encore temps…Vivez chaque seconde, ne perdez rien de tout ça. Jamais vous n’aurez rien d’autre, jamais vous - « Il hésita un peu : « Jamais vous ne recommencerez ça…Faites tout…Ne perdez pas une minute, pas une seconde, dépêchez-vous, réveillez-vous…Demain-Demain, c’est vous qui serez là, assise sur ce banc…C’est terrible, je-vous… »

   Ce qui est étonnant, dans cette figure métamorphique décrite par l’Écrivain, c’est l’irruption instantanée d’une temporalité ramassée, condensée, cristallisée, qui nous renvoie à la situation brusque et définitive du Héros des tragédies antiques découvrant la soudaine irrémissibilité de leur singulier destin, passage d’un temps humain à un temps inhumain, tranchant effet de loupe, surgissement du macroscopique dans le microscopique existentiel, en un mot, passage des passages au terme duquel « le petit garçon Chancelade », devenu « le vieux monsieur Chancelade », ne peut, sublime effet paronymique, que constater le « chancèlement » définitif d’une vie a bout de souffle, à bout de course. Le « premier Le Clézio » est coutumier de ces raccourcis, de ces hautes métaphores métaboliques, de ces convergences et fusions spatio-temporelles qui atteignent en son cœur le plus vif l’essence même de l’Homme. Et ceci, beaucoup semblent l’oublier, est tout à fait admirable. L’invention sans précédent des premiers ouvrages trouve peu d’exemples, si ce n’est aucun, dans la littérature du XX° siècle.

   Pour apporter une touche supplémentaire à cette idée de passage dans les lettres, qu’il me soit permis de citer encore, une autre quatrième de couverture, celle qui essaie de nous éclairer sur les arcanes de ce livre mystérieux, ésotérique, de Serge Meitinger, parfois proche d’une spiritualité, « Le livre des passages » :

   « L’homme, ce passant, cet être de voyage, ne peut s’interdire le rêve d’une installation dans le passage : un point fixe dans la suite des points d’appui, un fil rouge tressé comme une corde de rappel. Dans ce but il scrute les moments où cela semble se retourner : la présence en absence, le vide en plein, la force en faiblesse, le passif en actif, l’affirmation en négation, le mouvement en repos et vice-versa. Mais il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique, ni d’ataraxie. Nul terme ne transcende la voie pas même la vertu, malgré les encore belles apparences de certains dogmes ; nul n’arrêtera le moment, le mouvement, ces jumeaux étymologiques, sous le prétexte indu qu’ils seraient soudain devenus très beaux, pas même ce livre qui prétend pourtant s’appeler Le livre des passages. »

   Que doit-on déduire de ceci si ce n’est que le passage n’est jamais qu’un retournement en chiasme, par exemple la Présence en Absence, qui n’est que bouleversement existentiel, dont le parangon se trouve totalement situé dans la perte d’Eurydice par Orphée. L’histoire d’Orphée tient tout entière sous la mesure des passages : passage du royaume des Vivants au royaume des Morts ; passage du Voilement d’Eurydice à son Dévoilement par le regard, qui signe la perte de l’Aimée ; passage de la vie parmi les Hommes à la vie Solitaire au milieu des forêts. Le passage est donc le sens en acte, tout comme l’intervalle entre les mots est sens du langage ; tout comme l’intervalle entre jour et nuit est sens du temporel. Tant que le passage va de soi, qu’il n’y a nul hiatus entre les phénomènes, tout paraît normal, affecté d’une touche d’évident bonheur, si l’on peut dire, rien ne fait différence.

   C’est lorsque se creuse la dimension du Plein au Vide, lorsque la Force se métamorphose en Faiblesse, que le sens se distend, s’annule, lui qui ne peut exister que selon la tension entre deux termes, selon la relation entre deux bornes. Car le lien qui unit les opposés, tant qu’il reste perceptible, actif, la pérennité des choses est assurée, leur flux réciproque assuré. Mais que le moindre incident intervienne dans le tissu serré de la signification et, alors, tout va à vau-l’eau. Comme le précise l’extrait situé plus haut « il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique », chaque pôle existant pour soi constitue le point de rupture à partir duquel plus rien ne tient, tout s’écroule. Orphée n’est lui-même en son essence plénière qu’à se refléter dans le miroir que lui tend le regard d’Eurydice. Plus de miroir, plus d’Eurydice, plus d’Orphée !

   Passage et philosophie – Peut-être, ici, convient-il de retourner à cette terre d’Irlande citée plus haut, qui sert de cadre topologique à cet exposé. De poser ce paysage en guise de commentaire à la célèbre assertion d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Certes, tout est changement, nous d’abord en qui le temps imprime sa fraîcheur, puis le sérieux de la maturité, puis les rides de la vieillesse. Triade « changement, transformation, métamorphose, » telle que brillamment conceptualisé par Catherine Malabou dans son essai : « Le change Heidegger ». Mais demeurons sur les terres d’Irlande.

   Le jour est à peine levé et la mer à l’horizon est un simple fil noir, une sève immobile en attente d’être. Le ciel n’est pas encore venu, il attend quelque part dans l’espace qu’une forme lui soit donnée. Les grains blancs des nuages sont si serrés qu’ils paraissent tel un frimas que le jour talque si légèrement. Le chemin de gravier, la haie de pierres grises, les touffes d’herbe rare, tout ceci semble en sursis de soi comme si, du plus loin de l’exister, un ordre devait se lever afin de mettre les choses en mouvement. Le toit de chaume se perd dans sa brume d’étain, la chaux des murs est repliée sur son propre mystère. Les volets sont clos, la porte amarrée au seuil. Ici, tout se retient dans une manière de léthargie que l’on penserait intemporelle, à l’abri des atteintes du temps, des morsures de l’âge.

   La triade « changement, transformation, métamorphose » a bien de la peine à naître à elle-même, elle est comme enkystée, simple ombilic, étrange omphalos en lequel le sens n’est qu’une graine inconsciente d’elle-même, une manière de mesure simplement, originairement chaotique, que le premier rayon de soleil accomplira selon l’ordre d’un premier cosmos. Cosmos : mise en ordre du Monde. Cosmos, autre nom du Sens. Cosmos : toujours présent à titre virtuel dans les plis complexes, irrévélés du Chaos. Primitivement, le Sens n’est que ceci : passage, échange, médiation d’une réalité à l’autre, d’une dimension d’irrévélé à celle du révélé. Statut ontologique hautement placé sous le registre de la transmutation, de la modification, de la conversion et, pour finir, à l’extrême pointe de ce qui vient à nous, de l’altération, de la corruption.

   Ce paysage-ci n’est nullement définitif, il vit à l’unisson des plantes, des oiseaux, des hommes. Ce paysage est un fruit, une grenade refermée sur l’éclat de ses graines pourpres. L’ascension du soleil dans le ciel, la course rapide des nuages, la houle sur la mer : grains qui s’ouvrent au jour, qui varieront selon la pente de la lumière, selon les regards divergents qui s’y appliqueront, selon le ton fondamental de la conscience qui les visera. Tout, dans la journée sera ouverture, dilatation, tout fera effraction, que le crépuscule ramènera à de plus justes proportions, que la nuit ensevelira dans ses plis d’ombre. Et le lendemain, tout recommencera, le dépliement du jour, la levée des hommes au bord du Monde, tout se donnera selon passion ou bien tristesse, selon avancée ou bien recul, selon exultation ou bien retrait. Ainsi, la métaphore explicative pourrait-elle livrer, à l’infini, le luxe de ses variations, la richesse interne de ses possibilités, la polychromie de son paraître.   

   En toile de fond de notre méditation partagée, la phrase d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »  Afin d’être dans le cœur vibrant (métamorphique) de la sentence, je crois qu’il faut jouer sur les deux axes du paradigmatique et du syntagmatique et tâcher d’y décrypter ce sens latent qui s’y dissimule. Prêtons-nous, d’abord, au jeu des permutations selon l’ordre paradigmatique :

 

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »

Qui, aussi bien, pourra devenir :

« On ne regarde jamais deux fois le même paysage. »

« On n’aime jamais deux fois la même femme. »

« On ne peint jamais deux fois la même toile. »

 

   Une rapide analyse nous permet de déduire que les remplacements lexicaux de l’axe paradigmatique n’affectent nullement la signification globale de l’axe syntagmatique. Quel que soit le cas de figure, le paysage, la femme, la toile, le motif du changement est identique, le thème du passage aussi radicalement exprimé. On constatera que le noyau fixe de l’énoncé, son invariant ne tient qu’en deux adverbes (« ces parties du discours neutres et invariables ») : JamaisMême. Le caractère de cet énoncé se dit sous la forme négative. Transformons-le en sa forme positive : ToujoursDifférent. La proposition d’Héraclite devenant alors :

 

« On se baigne Toujours, dans un fleuve Différent. »

 

   La force de la forme positive est de mettre immédiatement le doigt sur le point focal de la signification qui consiste en cette coalescence du Toujours inéluctable et du Différent non substituable. Tel qu’évoqué précédemment dans le cadre de la tragédie antique, c’est bien là la dimension paradoxale, contradictoire, absurde, donc privée de sens du destin humain.

 

« On n’écrit jamais deux fois les mêmes mots. »

 

D’où le bel et définitif énoncé rilkéen :

 

« …tout me traverse à une vitesse folle,

l’essentiel et le plus accessoire,

et aucun noyau, aucun point fixe

ne peut se former en moi :

je ne suis que le lieu d’une série

de rencontres intérieures, un passage… »

 

 

 

 

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24 mai 2024 5 24 /05 /mai /2024 07:31
Soi hors de Soi

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   Partout, sur l’ensemble de la Terre, prolifèrent les lignes. Lignes réelles des fleuves et des routes, lignes des rivages, lignes des crêtes des montagnes, lignes souples des dunes, lignes parallèles des rizières en terrasses, lignes des nuages qui traversent le ciel. Lignes virtuelles, aussi, lignes de l’Équateur et des Tropiques, lignes des Méridiens. Qu’elles soient réelles ou virtuelles, ces lignes existent au simple motif qu’elles coïncident avec elles-mêmes, qu’elles révèlent au plein jour la figure nonpareille de leur essence. Ces lignes, nous les percevons, nous les comprenons, elles parlent à notre Raison le langage de ce qui est, de ce qui s’affirme telle une évidence. Ces lignes structurent notre horizon, elles déterminent leur aire géographique en même temps qu’elles tracent les contours de la nôtre. Il y a, d’elles, à nous, comme un phénomène d’écho, un jeu subtil de correspondances. Nous ne pouvons les oublier qu’à nous condamner à exister dans le flou, le vague, ce qui se trouble et devient vite opaque. Entre elles et nous, il y a une secrète convergence, un colloque singulier. Elles profèrent dans le silence une parole que nous espérons.

   Chaque ligne de notre corps attend confirmation ontologique d’un Méridien, d’un Tropique, de l’Équateur, d’une Dune, d’une Rivière, ce sont, en quelque manière, les lettres primaires d’un alphabet, les notes essentielles que nous assemblons afin de lire l’histoire, d’entendre le chant inouï du vaste Monde. Nous sommes, nous-mêmes, ce réseau de lignes, lequel attend confirmation de toute altérité à commencer par celle, unique, des Autres qui nous sont précieux au titre d’un façonnage existentiel sans lequel nous ne serions qu’une simple girouette chahutée par Mistral, Tramontane, Noroit, Harmattan. Car le vent, lui, n’a nulle ligne, il n’en fait qu’à sa tête. Le chemin d’air qu’il vient de tracer, il l’efface aussitôt et ce ne sont que remous, tourbillons, vertiges qui s’opposent au nécessaire repos des choses. Or, sans repos, nous sommes identiques à cet esquif pris au sein de la tempête, il n’a guère de chance d’échapper au sombre destin que lui dicte la furie des vagues.

   Et, pour filer la métaphore marine, portons-nous sans délai auprès du Sujet abandonné sur le Vélin, il n’est qu’un reflux, qu’un ressac de flots inaperçus mais ô combien doués d’une redoutable efficacité. La ligne, que nous n’avons nullement abandonnée, surgit ici à la façon d’une illisible résille, d’un empilement de chiffres confus, nébuleux, qui semblent n’avoir pour seul destin que de se télescoper, de s’emmêler, de nous perdre au centre d’un bien curieux maelstrom. Certes, nous aussi participons de cette tempête originelle (l’acte d’amour qui nous donna lieu, le battement des eaux primitives, le basculement soudain dans le Monde avec la déchirure de son cri primal), aussi bien que nous participons à toutes ces tempêtes secondaires qui n’en sont que les lointaines déclinaisons. Toujours, la ligne qui eût pu se donner telle une ligne droite sans contrariété, s’affirme en tant que flexueuse comme dans les dessins des tourbillons, turbulences et remous d’eau tels que représentés par Léonard de Vinci, génie tourmenté, lui aussi.

   Le tourment est constitutif de la complexité humaine, seulement nous avons à le canaliser, à lui donner forme exacte, à le dresser sous la figure rassurante du trait simple, du fil tendu sur le métier du Tisserand, du fin liseré en lequel toute chose trouve sa voie et son achèvement. Jamais nous ne pouvons supporter l’idée de ce désordre primordial qui nous affecte en propre jusqu’à nous faire perdre nos repères intimes. Il y a toujours urgence à organiser le chaos, à le doter d’une architecture stable, à en faire un temple avec colonne et chapiteau, seule manière, pour nous, de ne nullement succomber à notre égarement, à notre tohu-bohu archaïque, à notre effervescence manifeste.

  

Affligée est clouée sur sa couche sans

qu’il lui soit réellement possible

de s’en détacher, de s’en différencier.

Elle est ligne parmi la convulsion des autres lignes.

Elle est ligne du Songe, ce bouleversement

de l’espace et du temps qui ne connaît

que ses propres excès, ses propres débordements.

Elle est ligne d’une narration personnelle écrite

sous l’espèce indéchiffrable d’un obscur palimpseste.

Elle est ligne d’une conversation mémorielle

où rien ne se distingue de rien,

où les « petites madeleines » ne sont que

de vagues brisures, le thé un breuvage indéfinissable.

Elle est ligne d’une genèse individuelle

qui se confond avec les destins

des autres lignes en une brume

ténébreuse, trouble, insaisissable.

  

   Elle est Soi hors de Soi comme l’indique l’intitulé de ce texte. Elle est pure décoïncidence de qui elle est, ou bien située en-deçà de sa propre forme (apparition différée, peut-être pour l’éternité) ou bien placée au-delà de son propre signe (futur inapprochable puisque dépourvu de contours). En réalité, une ligne sans essence stable, une substance ne possédant encore nullement la totalité de ses prédicats, métaphoriquement, une voile faseyant sous le vent du grand large, sans espoir aucun, de ne jamais pouvoir rejoindre le rivage.

   Bien évidemment, une activité descriptive (celle qui va suivre), va donner figure vraisemblable à ce qui n’en a pas, poser les jalons d’une narration, inclure Affligée dans un cycle d’événements, lui conférer existence, nous la rendre vraisemblable, donc présente. Mais ceci n’a lieu que pour la cause de donner chair et consistance à un dessin qui profère tout le contraire, un vertical dépouillement de la personne humaine, figure aporétique qui ne saurait guère se lever quelques coudées au-dessus de sa cruelle détresse, de son tourment rivé à sa propre chair.

   Éclat rouge de la chevelure, il sonne l’affliction, il incendie l’être en proie à son emmêlement intérieur, il signe en lettres de sang le débit d’une existence qui ne pourra opérer nulle sommation, seulement biffer, retrancher, soustraire. Ce rouge est pareil à une tignasse de Clown, il n’attire le regard du Spectateur qu’à le diriger vers ce qui, ayant forme humaine, s’en absente aussitôt. Une ligne est née, antan, qui ne possédait nul trajet déterminé, uniquement cette broussaille, cette confusion originaire, ce presque retour à la niche archaïque avec ses bruits étranges de flottement,

 

une image du Monde perdue pour un Soi-Rébus, un Soi-Charade,

 lettres, chiffres, dessins ne produisant nulle phrase ;

nul mot ne se donnant en tant que le Tout, l’Entier ;

 une infinie parcellisation du corps,

une fragmentation de l’esprit,

une dilution de l’âme aux

« vents mauvais » des funestes présages.

    

   Et ce visage, mais est-il seulement visage ? Il ressemble à un masque africain servant aux rituels, il est anguleux, il est ligne brisée irréconciliable avec un Soi torturé.

   Et la vêture, cette transparence qui ferait signe en direction d’une fête de la chair, d’une supplique érotique, il ne révèle rien, il voile tout, arrimant le désir à son envers, à une définitive apathie, à une essentielle inappétence.

   Et le fuseau des jambes, cette rutilance du geste d’amour, les voici repliées sur elles-mêmes à la façon d’une définitive diète. Un combat a-t-il eu lieu laissant Affligée vaincue ? Ou bien une lutte avec l’Ange, avec l’Ange exterminateur ? Ou bien encore, le pugilat était-il terminé avant même d’avoir eu lieu ?

   Notre égarement questionnant est à la hauteur du désarroi graphique. Rien ne signifie dans la clarté. Tout conflue en un centre sans assise stable. Alors, qu’en serait-il d’une possible narration ?

   Dire les escarpins noirs abandonnés après quelque agape.

   Dire le verre vide sur le guéridon et l’excès de boisson qui terrasse la corps, plonge l’âme dans une léthargie sans fin.

   Ici, nous voyons bien que nos projections, en dehors du fait qu’elles sont les nôtres, sont aussi gratuites qu’inopérantes. Nous ne faisons qu’emplir le vide de la scène de nos fantasmes, que girer autour de nous à défaut de conférer à ce réseau inextricable de lignes une signification dont nous eussions espéré que, nous apaisant, elle nous confirmât en notre être et traçât ainsi cette ligne claire dont nous rêvons, celle qui s’exonère de connaître les ombres, les failles, les ravines.

Sommes-nous, au moins, un liseré

en lequel l’Ami, mais aussi bien l’Étranger,

nous apercevant, pourraient dire de nous

que nous sommes une figure achevée ?

 

Ceci serait-il au moins possible ?

Oui, possible !

Soi en Soi ?

 

 

 

 

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